LIVRE CINQUIÈME.
Cyrus fil appeler le Mède Araspe, son intime ami dès l'enfance; c'était
celui à qui il avait donné sa robe médique, quand il quitta la cour d'Astyage
pour retourner en Perse; il le mandait pour lui confier la femme et la
tente. Cette femme était l'épouse d'Abradate, roi de la Susiane. Dans le
temps où l'on s'empara du camp des Assyriens, Abradate n'y était point : le
roi d'Assyrie, lui connaissant des liaisons d'hospitalité avec le roi de la
Bactriane, l'avait député versée prince, pour solliciter son alliance. Cyrus
chargea donc Araspe de garder la princesse, jusqu'à ce qu'il la redemandât.
« Seigneur, lui dit Araspe sur cet ordre, as-tu vu la femme que tu confies à
ma garde? — Non, » répondit Cyrus. « El moi je l'ai vue, lorsque nous la
choisissions pour loi. En entrant dans sa tente, nous ne la distinguâmes pas
d'abord : elle était assise à terre, entourée de ses femmes, et velue comme
elles. Mais ensuite, lorsque voulant savoir laquelle était la maîtresse,
nous les eûmes regardées toutes avec attention, quoiqu'elle fût assise,
couverte d'un voile et les yeux baissés, nous remarquâmes une grande
différence entre elle et les autres. Sous la priâmes de se lever. Ses femmes
se levèrent en même temps. Elle les surpassait toutes par sa stature el
l'élégance de sa taille, et par les grâces qui brillaient en elle,
quoiqu'elle fût simplement vêtue. Sa robe était baignée de ses larmes, qui
coulaient jusqu'à ses pieds. Alors le plus âgé d'entre nous lui adressant
la parole : « Rassurez-vous, princesse, la renommée nous apprend que votre
époux est doué de grandes qualités ; sachez néanmoins que celui à qui nous vous destinons ne lui cède
ni en beauté, ni en esprit, ni en puissance. Oui, si quelqu'un est digne d'admiration, c'est, selon nous, Cyrus, à qui vous appartiendrez désormais. »
« À ces mots, elle déchira le voile qui lui couvrait la tête, poussant, elle
et ses femmes, des cris lamentables. Ce désordre nous ayant laissé voir la
plus grande partie de son visage, son cou, ses mains, nous avons jugé qu'il
ne fut jamais en Asie une mortelle aussi parfaitement belle ; mais, Cyrus,
il faut que tu la voies. — J'en suis beaucoup moins tenté, si elle est telle
que tu la dépeins. — Pourquoi? — Parce que si je me laissais, au seul récit
de sa beauté, persuader de la voir, ayant peu de loisir, je craindrais
qu'elle-même ne me persuadât plus aisément encore de la revoir, el que je ne
négligeasse les affaires dont je dois m'occuper pour me tenir sans cesse
auprès d'elle.
« Penses-tu, seigneur, reprit Araspe en riant, que la beauté puisse
contraindre un homme à agir contre son devoir? Si la beauté avait ce
pouvoir, ne l'exercerait-elle pas également sur tous? Voyez le feu, il brûle
tous ceux qui l'approchent, parce qu'il est de sa nature de brûler. Quant
aux belles personnes, les uns en deviennent amoureux, les autres les
voient d'un œil indifférent; d'ailleurs, autant d'hommes, autant de goûts
différents. L'amour dépend de la volonté; on aime qui l'on veut aimer. Le
frère n'est point amoureux de sa sœur, ni le père de sa fille ; et toutes
deux ont d'autres amants. De plus, la crainte des lois peut réprimer l'amour.
Mais si on publiait une loi qui défendit d'avoir faim quand on a besoin de
manger, d'avoir soif quand on est altéré, d'avoir froid l'hiver, el chaud
l'été, nulle puissance ne la ferait observer, parce que l'homme est
naturellement subjugué par ces différentes sensations. L'amour, au
contraire, est soumis à la volonté; chacun attache librement son affection
aux objets qui lui
plaisent, de même qu'on aime de préférence tel vêtement, telle chaussure.
« Si l'amour est volontaire, répliqua Cyrus, comment n'est-on pas maître de
cesser d'aimer quand on le veut? J'ai vu des gens pleurer de la douleur que
l'amour leur causait, et néanmoins servir en esclaves l'objet de leur
passion, eux qui, avant d'aimer, regardaient la servitude comme un
très-grand mal ; je les ai vus donner beaucoup de choses dont il ne leur
était pas avantageux de se priver, el désirer d'être délivrés de leur amour
comme d'une maladie, sans pouvoir se guérir, liés par une puissance plus
forte que des chaînes de fer. Aussi les amans se montrent-ils gratuitement
esclaves de la personne qu'ils aiment ; et, malgré les tourments qu'ils
éprouvent, loin d'entreprendre de se soustraire à son empire, ils craignent
sans cesse qu'elle ne leur échappe.
« Ce que tu dis est vrai, telle est leur condition, repartit le jeune Araspe;
mais de tels amans sont des lâches : aussi se croient-ils assez malheureux
pour désirer de mourir, quoique avec mille moyens de sortir de la vie ils ne
la quittent pas. Ce sont des hommes de ce caractère qui cèdent au désir de
voler et de s'emparer du bien d'autrui : néanmoins quand ils ont ou volé ou
dérobé, tu lésais, lu es le premier à leur en faire un crime ; lu les punis
sans miséricorde, parce qu'ils n'étaient point contraints à voler. J'en dis
autant de la beauté ; elle ne contraint pas à aimer, à commettre des actions
injustes. Sans doute il est des hommes vils que leurs passions maîtrisent,
et qui en accusent l'amour ; mais les hommes honnêtes et vertueux ont beau
désirer de l'or, de bons chevaux, de belles femmes ; ils savent s'en passer
plutôt que de se les procurer par une injustice. Ainsi, quoique j'aie vu la
captive susienne,
et qu'elle m'ait paru très-belle, je n'en suis pas moins ici à cheval près
de loi; je n'en remplis pas moins tous mes autres devoirs.
« Cela est vrai ; peut-être l'as-tu quittée trop tôt, et avant le temps
qu'il faut à l'amour pour prendre un homme dans ses filets. Pour moi,
quoiqu'on ne se brûle pas à l'instant pour loucher le feu, que le bois ne
s'enflamme pas tout-à-coup, je ne m'expose néanmoins ni à toucher le feu,
ni à regarder une belle personne. Je ne te conseillerais pas, Araspe, de
donner plus de liberté à tes regards : car le feu ne brûle que par le
contact, tandis que la beauté enflamme de loin ceux qui la regardent.
— Rassure toi, Cyrus; quand je ne cesserais de contempler la belle captive,
jamais je ne serai subjugué au point de rien faire qu'on puisse me
reprocher. — Soit : garde-la donc comme je te l'ai recommandé; prends-en
soin. Dans la suite il nous sera peut-être utile de l'avoir en notre
puissance. »
Après cette conversation, ils se séparèrent. Le jeune Mède voyait dans la
Susienne la plus belle des femmes ; il découvrait en elle d'excellentes
qualités. Il remarquait que s'il avait du plaisir à lui rendre des soins
elle ne les recevait pas avec indifférence; qu'elle-même lui en rendait à
son tour ; que quand il entrait dans sa tente, des esclaves, par l'ordre de
leur maîtresse, prévenaient ses besoins; que s'il était malade, rien ne lui
manquait. Ces circonstances réunies produisirent ce qui devait naturellement
arriver : Araspe fut pris par l'amour.
Cependant Cyrus, qui souhaitait que les Mèdes et les autres alliés
restassent volontairement dans son parti, convoqua les principaux d'entre
eux, et leur parla en ces termes : « Mèdes, et vous alliés ici présents, je
sais que ce ne fut ni l'amour de l'argent, ni l'envie de servir Cyaxare qui
vous rassembla sous mes drapeaux; c'est par attachement et par estime pour
moi que vous avez voulu partager avec nous les fatigues et les dangers d'une
marche de nuit. Je ne pourrais, sans injustice, me dispenser de la
reconnaissance que je vous dois ; malheureusement je ne suis pas encore en
état de vous la témoigner comme vous le méritez. Je ne rougis pas de
l'avouer : mais je rougirais d'ajouter que si vous demeurez avec moi je
saurai bien m'acquitter. Je craindrais de paraître ne vous faire celte
promesse que pour vous déterminera rester plus volontiers. Je me bornerai à
vous dire que, dans le cas où vous me quitteriez pour obéir à Cyaxare, je me
comporterai, si j'obtiens quelque succès, de manière à ce que vous ayez à
vous louer de ma gratitude; car Cyrus ne s'en retournera pas. Je suis lié
aux Hyrcaniens par la foi du serment; j'y serai fidèle, et ne m'exposerai
jamais au reproche de les avoir trahis. D'ailleurs, je ferai en sorte que
Gobryas, qui nous livre ses forteresses, ses domaines, ses troupes, ne se
repente point d'avoir recherché notre amitié. Un motif plus puissant encore
me retient ici : je me couvrirais de honte, et je craindrais d'offenser les
dieux si, par une crainte imprudente, j'abandonnais les biens signalés
qu'ils nous donnent. Je suis déterminé à rester. Faites ce qu'il
vous plaira
: dites-moi seulement quel parts vous prenez. »
Ainsi parla Cyrus. Le Mède, qui autrefois s'était dit son parent, lui
répondit le premier : « Seigneur roi, accepte ce litre, parce qu'il me
semble que la nature ne t'a, pas moins fait pour cire roi que le. chef des
abeilles, qui naît dans une ruche, pour les gouverner. Les abeilles lui
obéissent constamment
et volontiers : s'il demeure dans la ruche, aucune ne s'éloigne; s'il en
sort, toutes l'accompagnent : tant elles sont attachées à ses lois! Les
hommes que lu vois, seigneur, sont retenus auprès de toi par le même
attrait. Quand tu allas de Médie en Perse, quel Mède, jeune ou vieux,
chercha des prétextes pour ne pas l'accompagner, jusqu'au moment où
Astyage
nous rappela ? Lorsque ensuite lu es revenu de la Perse à notre secours,
nous avons vu presque tous tes amis empressés à le suivre. Quand tu as
entrepris cette dernière expédition, tous les Mèdes, de leur propre
mouvement, se sont joints à loi. Tels sont aujourd'hui nos sentiments, qu'en
quelque lieu que nous soyons avec toi, môme en pays ennemi, nous nous
croyons en sûreté, et que sans toi nous craindrions même de retourner dans
notre pairie. Que les autres déclarent leurs intentions; pour moi, seigneur,
et ceux que je commande, nous resterons près de loi : ta présence nous fera
tout supporter ; tes bienfaits animeront notre courage. »
Tigrane alors prenant la parole : « Ne sois pas surpris, Cyrus, si je garde
le silence ; je ne suis point ici pour délibérer, mais pour exécuter tes
ordres. — Mèdes, dit ensuite le prince d'Hyrcanie, si vous partiez, je vous
croirais poussés par un génie malfaisant, ennemi de voire bonheur. Quel
homme, s'il n'est dépourvu de sens, tournerait le dos à des ennemis en
fuite? Qui refuserait, ou leurs armes quand ils les livrent, ou leurs
fortunes et leurs personnes lorsqu'ils les abandonnent, surtout ayant un
général comme le nôtre, qui, j'en prends les dieux à témoin, trouve plus de
plaisir à nous faire du bien qu'à grossir son trésor? » A ces mots, tous les
Mèdes s'écrièrent : « C'est toi, Cyrus, qui nous as fait sortir de
notre patrie; c'est avec toi que nous y rentrerons quand tu le jugeras à
propos. » Cyrus attendri fit à l'instant cette prière: « Grand Jupiter,
accorde-moi, je t'en conjure, de surpasser par mes bienfaits leur généreux
attachement ! » Ensuite il leur dit qu'ils pouvaient demeurer tranquilles,
quand ils auraient posé les sentinelles; et il enjoignit aux Perses de
donner les meilleures tentes aux cavaliers, les autres aux fantassins; de
plus, d'obliger les valets à préparer chaque jour le nécessaire aux
soldats, à le porter aux différentes compagnies, et à mener aux cavaliers
les chevaux tout pansés, en sorte que les Perses n'eussent à s'occuper que
de la guerre.
2. Ces détails remplirent la journée. Le lendemain matin, l'armée se mit en
marche pour joindre Gobryas. Cyrus était achevai avec les cavaliers perses
au nombre d'environ deux mille, suivis d'autant de gens à pied, qui
portaient leurs boucliers et leurs épées. Le reste des troupes suivait en
bon ordre. Cyrus chargea les cavaliers d'avertir les fantassins,
nouvellement attachés à leur service, que l'on punirait quiconque d'entre
eux serait surpris hors des rangs, soit au-delà de l'arrière-garde, soit en
avant sur le front de l'armée ou sur les côtés.
Le jour suivant, vers le soir, on arrive au château de Gobryas. On trouve
une place très-forte, et les remparts garnis de toutes les machines propres
à repousser les attaques de l'ennemi : derrière ces ouvrages extérieurs
étaient rassemblés quantité de bœufs et d'autre bétail. Gobryas fit prier
Cyrus de visiter à cheval les dehors du château, pour examiner s'il y avait
quelque endroit faible, el de lui envoyer des hommes de confiance qui
pussent, à leur retour, lui rendre compte dé l'état de l'intérieur. Cyrus voulant s'assurer si la place était véritablement imprenable,
et si Gobryas ne le trompait pas, en fit le tour. Il remarqua qu'elle était
si bien fortifiée de toutes parts que l'accès en devenait impossible. Ceux
qui avaient été envoyés à Gobryas rapportèrent que les munitions y étaient
en une telle abondance, qu'à leur avis elles suffiraient pour nourrir un
siècle entier ceux qui l'habitaient. Ce rapport causait quelque inquiétude à
Cyrus, lorsque Gobryas vint à lui, accompagné de tous ceux qui étaient dans
le château, les uns chargés de vin, de farines, d'orge et de blé, les
autres amenant des bœufs, des chèvres, des brebis, des cochons. En un mot,
ils apportaient de quoi donner à l'armée un souper splendide. Les gens
chargés de faire cuire les viandes se mirent à les couper, el préparèrent le
repas.
Gobryas, ayant fait sortir tout le monde du château, invita Cyrus à y entrer
avec les précautions qu'il jugerait nécessaires. Le prince, précédé d'un
corps de troupes et d'émissaires chargés de visiter les lieux, s'approche de
la place. Bientôt les portes sont ouvertes ; il entre, il invite tous ses
amis et les principaux chefs à le suivre.
Lorsqu'ils furent rassemblés, Gobryas apporta des coupes d'or, des
aiguières, des vases, des bijoux, avec quantité de dariques et d'effets
précieux ; puis il amena sa fille, qui joignait à la beauté du visage une
taille majestueuse. Elle parut en habits de deuil, à cause de la mort de son
frère. « Seigneur, dit Gobryas, je le fais don de toutes ces richesses, et
je mets ma fille entre tes mains : tu en disposeras à ton gré. Mais nous te
supplions, moi, de venger mon fils; elle de venger son frère. — Dernièrement
je te promis d'employer tout mon pouvoir à te venger si tu ne me trompais
pas; comme je vois que tu m'as dit vrai, reçois ma parole; je fais la même
promesse à ta fille, et je la tiendrai avec la protection des dieux.
J'accepte les présents, mais pour les rendre à ta fille et à celui qui sera
son époux. Je n'emporterai d'ici qu'un seul de les dons ; avec celui-là je
partirai plus content que si tu m'avais donné les immenses richesses
renfermées dans Babylone, même dans l'univers. »
Gobryas, étonné de ce discours, et soupçonnant qu'il voulait parler de sa
fille, lui demanda quel était ce don si précieux. « Je ne doute pas, Gobryas,
répond il le prince, qu'il n'y ait beaucoup de gens au monde qui ne
voudraient ni commettre une injustice, ni se parjurer, ni mentir de propos
délibéré ; cependant, parce que personne ne leur a confié ni un dépôt
considérable d'argent, ni le gouvernement d'un étal, ni la défense d'une
place, ni la garde de ses enfants, ils meurent sans avoir montré de quoi ils
étaient capables. Mais toi, en remettant entre mes mains des biens de toute
espèce, des châteaux fortifiés, tes troupes, une fille, digne objet de tous
les vœux, tu me fournis le moyen d'apprendre à l'univers que Cyrus n'est
point parjure envers ses hôtes; que l'amour des richesses ne le rend point
injuste ; qu'il ne manque point à la foi jurée. C'est là, Gobryas, sois-en
sûr, ce don qui excitera toujours ma reconnaissance, tant que je serai
juste et jaloux démériter les éloges qui m'ont été jusqu'ici donnés à ce
titre. Puissé-je te combler à mon tour de biens et d'honneurs! Quant à la
fille, ne crains point de ne pas rencontrer un mari digne d'elle : j'ai
plusieurs braves amis. Celui d'entre eux qu'elle aura pour époux sera-l-il
plus ou moins riche qu'elle, je l'ignore; mais sache qu'il en est parmi eux
pour qui les
grands biens dont tu la doteras ne seraient pas un motif de rechercher ton
alliance avec plus d'empressement. Ceux-là même envient aujourd'hui mon sort
et demandent à tous les dieux de pouvoir montrer un jour qu'ils sont aussi
fidèles que moi envers leurs amis; qu'ils ne cèdent jamais à l'ennemi tant
qu'ils ont un souffle de vie, à moins qu'ils n'aient le ciel contre eux, et
qu'ils font plus de cas de la vertu et de la bonne renommée que de ton
opulence jointe à celle des Syriens et des Assyriens. Ce sont des hommes de
ce caractère que tu vois ici. — Au nom des dieux, seigneur, reprit Gobryas en
souriant, indique-les-moi, afin que je t'en demande un pour mon gendre. — Tu
n'auras pas besoin de moi pour les connaître. Viens avec nous : bientôt tu
seras toi-même en état de les faire connaître aux autres. »
Cela dit, Cyrus prit la main de Gobryas, se leva et partit avec toute sa
suite. On le pressa vivement de souper dans le château ; il voulut retourner
au camp, et emmena Gobryas souper avec lui. Lorsque le prince fut couché sur
un monceau de feuillages. « Dis-moi, Gobryas, crois-tu avoir plus de lits
que chacun de nous ? — Certes, vous possédez plus de tapis et plus de lits
que moi ; votre maison est aussi beaucoup plus vaste que la mienne, vous
dont l'habitation est la terre entière et la voûte des cieux. Ainsi vous
avez autant de lits qu'il y a de places sur la surface de la terre : vous
avez pour lapis, non la dépouille des brebis, mais les broussailles qui
croissent sur les montagnes et dans les champs. »
Gobryas, qui mangeait pour la première fois avec les Perses, el voyait les
mets grossiers qu'on leur servait, jugea que ses gens étaient beaucoup mieux
traités, surtout quand il eut remarqué
la tempérance des conviés. En effet, quelque espèce de mets ou de boisson
qu'on présente à un Perse formé aux écoles publiques, il n'y jette point un
œil avide, il n'y porte pas une main empressée; son esprit calme n'est pas
moins capable de réflexion que s'il n'était pas à table. Ainsi qu'un bon
cavalier conserve à cheval toute sa tête, et peut, en faisant route,
examiner, écouter, parlera propos, de même, disent les Perses, on doit en
mangeant rester maître de son âme et de son appétit. Il n'appartient, selon
eux, qu'à des chiens, qu'à des bêtes voraces d'éprouver quelque émotion à la
vue du boire et du manger.
Gobryas remarqua aussi qu'ils se faisaient mutuellement de ces questions
auxquelles on aime à répondre; qu'ils s'agaçaient par des plaisanteries dont
on s'applaudit ordinairement d'être l'objet; qu'ils allaient quelquefois
jusqu'à la raillerie, mais de manière qu'il n'y entrât ni parole offensante,
ni geste incivil, ni aucun signe d'aigreur. Ce qui lui sembla surtout digne
d'éloge fut de voir que les chefs ne prétendaient pas à une portion de
vivres plus considérable que le simple soldat qui partageait avec eux les
mêmes dangers; qu'ils ne croyaient faire un bon repas que lorsqu'ils
échauffaient le courage de leurs compagnons d'armes. Aussi Gobryas, se
levant pour s'en retourner, dit à Cyrus : « Je ne suis plus surpris, Cyrus,
qu'avec tout notre or, nos vases précieux, nos vêtements, nous valions moins
que vous. Mous mettons, nous, tous nos soins à les amasser ; vous ne
travaillez, vous et vos Perses, qu'à vous rendre meilleurs. — A demain,
Gobryas, reprit Cyrus ; viens nous joindre dès le matin avec tes cavaliers
tout armés- J'examinerai l'état de tes forces; puis tu dirigeras notre marche
à travers
ton pays, en nous indiquant ce qui appartient à nos amis, ce qui est à nos
ennemis. » Ils allèrent ensuite l'un et l'autre vaquer à leurs préparatifs.
Dès que le jour parut, Gobryas vint avec sa cavalerie, et servit de guide à
l'armée. Cyrus, en général habile, ne s'occupait pas tellement du soin de
régler la marche qu'il ne songeât aux moyens d'accroître ses forces en
diminuant celles de l'ennemi. Dans cette vue, il appela Gobryas et le
prince hyrcanien, qu'il jugeait les plus propres à l'instruire de ce qu'il
voulait savoir. « Mes amis, leur dit-il, je pense qu'en délibérant avec de
si fidèles alliés sur les opérations de cette guerre, je ne puis me tromper
; je vois que vous avez d'ailleurs encore plus d'intérêt que moi à faire que
le roi d'Assyrie n'ait pas l'avantage. Déçu dans mes espérances, je me
tournerais d'un autre côté; mais vous, si ce prince était vainqueur, vous
verriez toutes vos possessions passer en des mains étrangères. Ce n'est
point par haine contre moi qu'il est devenu mon ennemi; il croit seulement
qu'il lui importe que nous ne devenions pas trop puissants. C'est là le
motif de la guerre qu'il nous fait; vous, au contraire, il vous hait parce
qu'il croit que vous l'avez offensé. »
Ils répondirent l'un et l'autre à
Cyrus qu'il fallait qu'il suivît son plan
conformément à ces idées, dont ils sentaient la justesse; que d'ailleurs ils
étaient fort inquiets sur le succès de leur entreprise commune. « Dites-moi,
continua Cyrus, si vous êtes les seuls que l'Assyrien regarde comme ses
ennemis, ou si vous connaissez quelque autre nation mal disposée à son
égard. — Je puis assurer, dit le prince hyrcanien, que les Cadusiens,
peuple nombreux et vaillant, le délestent. Il en est de même des Saces nos
voisins, qu'il a vexés en mille manières; car il a tenté de les asservir
comme nous. — Vous pensez donc qu'ils s'uniraient volontiers à nous pour
l'attaquer? — Oui, répondirent-ils, et même avec ardeur, s'ils pouvaient
nous joindre.—Qui les en empêche?—Les Assyriens eux-mêmes, dont lu traverses
actuellement le pays. -— Mais, Gobryas, reprit Cyrus, ne l'ai-je pas entendu
parler de l'arrogance extrême du jeune prince qui règne aujourd'hui? — Je
ne l'ai que trop éprouvée. — Serais-tu le seul qui aurait eu à s'en
plaindre, ou d'autres que toi en ont-ils essuyé de semblables traitement
— Certes, le nombre en est grand : mais sans te raconter toutes les
violences qu'il exerce contre des gens trop faibles pour lui résister, je ne
te parlerai que du fils d'un homme beaucoup pins puissant que moi, qui, son
ami ainsi que mon fils, vivait avec lui dès l'enfance. Un jour qu'ils
mangeaient ensemble, le prince le saisit et le fit eunuque, pour cela seul,
dit-on alors, que la maitresse du prince avait loué la beauté du jeune
homme, et vanté le bonheur de celle qui l'aurait pour époux. Il allègue
aujourd'hui, pour excuse de cette violence, que le jeune homme avait tenté
de séduire sa maîtresse. Quoi qu'il en soit, l'infortuné jeune homme est
eunuque, et il gouverne à présent les états que son père lui a laissés en
mourant.
— Penses-tu qu'il fût bien aise de nous voir chez lui s'il croyait que nous
vinssions pour le servir? — Je n'en doute pas; mais il est difficile que
nous le joignions. — Pourquoi ? — Parce qu'il faut, pour cela, pénétrer
au-delà de Babylone. — En quoi celte entreprise est-elle si difficile?— En
ce que je sais qu'il sortira de celle ville beaucoup plus de troupes que
tu
n'en as : sois même persuadé que si à présent il te vient moins d'Assyriens
l'apporter leurs armes et t''amener leurs chevaux, c'est
uniquement parce que ton armée a paru peu
considérable à ceux qui l'ont vue, et que le bruit s'en est répandu dans le
pays. En conséquence, j'estime que nous devons, dans notre marche, être
toujours sur nos gardes. »
Quand Gobryas eut cessé de parler : « Tu as bien raison, lui répondit Cyrus,
d'insister sur la nécessité de rendre notre marche la plus sûre possible.
Pour moi, en y réfléchissant, je n'imagine pas de meilleur moyen que d'aller
droit à Babylone, puisque c'est là que les Assyriens ont rassemblé leurs
principales forces. Tu prétends, loi, qu'ils sont nombreux, et moi j'ajoute
qu'ils seront redoutables, s'ils joignent le courage à l'avantage du nombre.
S'ils ne nous voient pas et qu'ils soupçonnent que la peur nous empêche de
nous montrer, sois sûr que dés lors, délivrés de toute crainte, ils
deviendront d'autant plus hardis qu'ils auront été plus longtemps sans nous
voir. Si, au contraire, de ce moment nous marchons à eux, nous les
trouverons, les uns pleurant la mort de leurs camarades tombés sous nos
coups, les autres embarrassés des bandages de leurs blessures, tous encore
pleins du souvenir de notre bravoure, de leur fuite et de leur infortune.
Une autre considération encore, Gobryas, c'est qu'une troupe intrépide est
capable d'efforts auxquels rien ne résiste ; mais si la frayeur s'en empare,
plus elle est nombreuse, plus l'épouvante y cause de trouble et de désordre.
Les mauvaises nouvelles qui se répandent, les incidents fâcheux qui
surviennent, la pâleur, le découragement peint sur les visages, tout accroît
la terreur. Dans une telle crise, il n'est aisé ni de calmer avec de belles
paroles, ni de persuader de retourner au combat, ni de ranimer le courage
par une honorable
retraite : plus les exhortations sont vives, plus le danger paraît
pressant.
« Examinons ton objection dans toute sa force. Si désormais la multitude
doit décider de la victoire, tu crains avec raison; nous sommes en péril.
Mais si le succès des batailles dépend encore, comme nous l'avons éprouvé,
de la valeur des troupes, marche avec assurance ; avec la protection des
dieux, lu trouveras parmi nous plus de soldats de bonne volonté que parmi
nos ennemis.
« Afin que tu aies un nouveau motif de confiance, considère qu'ils sont
aujourd'hui beaucoup moins qu'ils n'étaient quand nous les défîmes,
beaucoup moins encore qu'ils n'étaient quand ils s'enfuirent de leur camp ;
au lieu que nous, nous sommes plus grands en qualité de vainqueurs, plus
forts puisque la fortune nous favorise, plus nombreux par la jonction de tes
troupes aux nôtres : car ne fais pas à tes gens l'injure de les compter pour
peu depuis qu'ils sont avec nous. Gobryas, dans une armée victorieuse,
tout, jusqu'aux valets, suit avec ardeur. Songe d'ailleurs que les ennemis
peuvent, dès à présent, nous décou-vrir, et que jamais nous ne leur paraitrons plus redoutables qu'en les allant chercher. Voilà mon avis : conduis-nous donc droit à Babylone. »
3. Après quatre jours de marche, l'armée arriva aux extrémités des états de Gobryas. Aussitôt qu'elle fut entrée dans le pays ennemi, Cyrus fit faire
halte, et demeura en bataille à la tête de l'infanterie et d'une troupe de
cavalerie qu'il jugea suffisante pour ses desseins. Il envoya le reste
battre la campagne, avec ordre de se défaire de tout ce qu'on rencontrerait
d'ennemis armés, et de lui amener les autres avec le bétail qu'on
prendrait. Il commanda à
ses cavaliers perses d'accompagner les coureurs. Plusieurs revinrent
renversés de leurs chevaux ; plusieurs rapportèrent un butin considérable.
Pendant qu'on exposait ce butin, Cyrus convoqua les chefs tant des Mèdes que
des Hyrcaniens, et les homotimes. « Mes amis, leur dit-il, Gobryas nous a
donné bien généreusement l'hospitalité. Si après avoir choisi dans le butin
ce qu'on doit, suivant l'usage, offrir aux dieux, et en avoir retenu une
portion pour l'armée, nous lui abandonnions le surplus, nous ferions une
chose louable, et l'on verrait que nous lâchons de surpasser nos
bienfaiteurs en générosité. » Cette proposition fui reçue avec acclamation
et généralement applaudie. « Ne différons pas, dit quelqu'un ; Gobryas nous
a pris pour des misérables, parce que nous ne sommes point venus chargés de
(latiques, cl que nous ne buvons point dans des coupes d'or : ce procédé lui
apprendra qu'on peut avoir l'âme noble sans être riche. — Allez donc,
reprit Cyrus, remettez aux mages les offrandes destinées pour les dieux;
réservez les provisions nécessaires à l'armée; appelez ensuite Gobryas, et
donnez-lui le reste du butin. » Ce qui fut exécuté ponctuellement.
Cyrus ensuite avança vers Babylone avec son armée rangée dans l'ordre où
elle était le jour du combat. Voyant que les Assyriens ne venaient point à
sa rencontre, il chargea le même Gobryas daller leur dire de sa part, que
si leur roi voulait sortir pour en venir aux mains, Cyrus était prêt; mais
que s'il ne défendait pas ses étals, il eût à se soumettre.
Gobryas, s'élant avancé jusqu'où il le pouvait sans danger, s'acquitta dé sa
commission. Le roi lui envoya cette réponse : « Voici, Gobryas, ce que dit
ton maître. Je me repens, non pas d'avoir tué ton fils, mais de ne l'avoir
pas mit mourir comme lui. Si vous voulez une bataille, revenez dans trente
jours; présentement nous sommes occupés: nous faisons nos préparatifs. —
Puisse ce repentir, s'écria Gobryas, ne finir qu'avec la vie! car je vois
que depuis qu'il est entré dans ton âme je fais ton tourment. » Il revint
rendre compte de la réponse de l'Assyrien ; sur quoi Cyrus fil retirer ses
troupes, et parlant à Gobryas : « Tu disais, je crois, que le prince mutilé
par le roi d'Assyrie se joindrait à nous? —Je n'en saurais douter, d'après
plusieurs entretiens où nous nous parlions avec franchise. — Puisque tu
penses ainsi, va le trouver; efforcez-vous d'abord, toi et les tiens, de
découvrir ce qu'il pense; lorsque ensuite tu t'entretiendras avec lui, si
tu juges qu'il désire véritablement être de nos amis, il faudra prendre
toutes les mesures pour qu'il ne transpire rien de noire intelligence. A la
guerre, on ne sert jamais mieux ses amis qu'en passant pour leur ennemi ;
el jamais on ne nuit plus sûrement à ses ennemis qu'en paraissant leur ami.
— Oui, je suis certain, repart il Gobryas, que Gadatas payerait fort cher le
plaisir de faire beaucoup de mal au roi d'Assyrie : il s'agit de voir
comment il peul lui nuire.
« Penses- tu, demanda Cyrus, que le gouverneur de ce château situé sur la
frontière du côté des Hyrcaniens et des Saces, et que lu dis avoir été bâti
tant pour les contenir que pour servir de boulevard au pays en cas de
guerre, voulût y recevoir Gadatas s'il s'en approchait avec des troupes? —
Oui, pourvu qu'il s'y présentai tandis qu'il n'est pas suspect. — Eh bien,
il ne le sera pas, si je vais assiéger ses places fortes, comme pour m'en
rendre maître, et qu'il m'oppose, lui, une vigoureuse résistance. Je
m'emparerai de
quelqu'une de ses possessions ; de son coté, il fera sur nous quelques
prisonniers, nommément ceux qui doivent aller par mon ordre vers les
peuples que vous m'avez dit être ennemis du roi d'Assyrie. Les prisonniers
interrogés répondront qu'ils allaient chez ces peuples pour faire apporter
des échelles au château : Gadatas, feignant d'apprendre cette nouvelle, ira
promptement trouver le gouverneur, sous prétexte de lui donner avis de notre
entreprise. — Si l'on suit cette conduite, dit Gobryas, je suis convaincu
que le gouverneur recevra Gadatas dans la place, qu'il le priera même d'y
demeurer avec lui jusqu'à ce que tu en sois éloigné. — Crois-tu que Gadatas,
quand il sera entré dans le château, puisse le remettre entre nos mains? —
La reddition en est certaine si, tandis qu'il fera toutes ses dispositions
au dedans, tu attaques vigoureusement les dehors. — Pars donc, instruis-le
bien, et reviens sans différer. Tu ne saurais ni lui rien dire, ni lui rien
montrer qui dépose mi?jx en faveur de notre bonne foi que le traitement que
tu as reçu de nous. » Gobryas se mit en chemin : Gadatas, ravi de le voir,
convint de tout avec lui; et l'accord fut conclu.
Informé par Gobryas que l'entière exécution du projet paraissait être
assurée, Cyrus attaque dès le lendemain, et, malgré la résistance apparente
de Gadatas, emporte une forteresse dont lui-même avait conseillé le siège.
Quant aux envoyés que Cyrus avait dépêchés vers différents peuples, Gadatas
en laisse échapper quelques-uns, afin qu'ils ramènent des troupes et
apportent des échelles : mais il en arrête plusieurs, qu'il interroge en
présence de témoins. Il apprend d'eux l'objet de leur mission ; il fait ses
préparatifs pour son départ, et dès la nuit même il se met en route,
sous prétexte d'aller avertir le gouverneur. On ajoute foi à ses paroles;
il entre dans le château comme auxiliaire. De concert avec le gouverneur, il
dispose tout pour la défense; mais à l'approche de Cyrus, il se rend
maître
de la place, aidé des prisonniers perses qu'il avait emmenés.
Après avoir établi l'ordre nécessaire pour la sûreté de sa conquête, il vint
trouver Cyrus; el, l'adorant selon l'usage : « Seigneur, lui dit-il,
livre-loi à la joie. —Oui, je m'y livre tout entier, repartit Cyrus, puisque
les dieux, d'accord avec toi, ne m'y invitent pas seulement, mais qu'ils
m'en font un devoir. Je m'estime heureux de laisser nos alliés tranquilles
possesseurs de ce château. Pour toi, Gadatas, si le roi d'Assyrie l'a privé,
comme on le dit, de la faculté d'avoir des enfants, il ne t'a pas
ôté celle
de te faire des amis. Crois que ton action t'en assure à jamais ; et lu
trouveras en nous, autant que nous le pourrons, les mêmes secours que si tu
avais des fils et des petits-fils. »
Comme il parlait encore, le prince hyrcanien, informé de ce qui s'était
passé, accourut, et, lui prenant la main droite : « Ο trésor de tes amis!
s'écria-t-il, ô Cyrus, combien tu me rends redevable envers les dieux qui
m'ont ménagé ton alliance ! — Va, repartit Cyrus, prendre possession de
celte place qui m'attire de ta part ces témoignages d'affection ;
gouverne-la de manière que celte conquête soit précieuse à la nation, à nos
alliés, surtout à Gadatas, à qui nous la devons et qui nous l'abandonne. —
Ne serait-il pas à propos, reprit l'Hyrcanien, à l'arrivée des Cadusiens,
des Saces el de mes compatriotes, d'indiquer une assemblée à laquelle
Gadatas serait invité, afin que tous les intéressés à la conservation de
cette forteresse avisent ensemble aux moyens d'en
tirer le meilleur parti? » Cyrus approuva celte idée. On s'assembla; il fut
décidé que la forteresse serait gardée eu commun par les peuples à qui il
importait de la conserver ainsi pour leur servir à la fois de place d'armes
et de rempart contre les Assyriens. Cet événement fit que les Cadusiens,
les Saces et les Hyrcaniens s'engagèrent dans celte guerre avec plus
d'ardeur et en plus grand nombre. Les premiers fournirent environ vingt
mille peltastes et quatre mille cavaliers ; les Saces, dix mille archers à
pied et deux mille à cheval. Les Hyrcaniens donnèrent autant d'infanterie
qu'ils purent, et complétèrent leurs corps de cavalerie à deux mille hommes.
Jusque-là ils avaient été obligés d'en laisser la plus grande partie dans
leur pays pour le défendre contre les Cadusiens et les Saces, ennemis des
Assyriens. Pendant le séjour que Cyrus fil devant la forteresse pour assurer
sa conquête, un grand nombre d'Assyriens, dont les habitations étaient peu
éloignées, s'empressèrent, ou d'amener leurs chevaux, ou d'apporter leurs
armes, dans la crainte des peuples voisins.
Sur ces entrefaites, Gadatas vint trouver Cyrus, et lui dit qu'il recevait
la nouvelle que le roi d'Assyrie, indigné de la prise du château, se
préparait à faire irruption sur ses terres. « Si tu me permets de m'en
aller, ajouta-t-il, je tâcherai de défendre mes places fortes; le reste
m'intéresse moins. — En partant tout-à-l'heure, reprit Cyrus-, quand
arriveras-tu chez toi? — Dans trois jours je puis y souper. — Et crois-tu
que l'Assyrien soit sitôt prêt à t'attaquer? — Je n'en doute pas; il se
hâtera d'autant plus qu'il te voit encore éloigné de mes états. — Combien
donc me faudrait-il de temps pour m'y rendre?— Seigneur, comme ton armée
est nombreuse, tu ne peux arriver en moins de six ou sept jours de marche. —
Pars sans différer, reprit Cyrus; je ferai la plus grande diligence qu'il
me sera possible. »
Dès que Gadatas fut parti, Cyrus assembla les chefs des alliés, qui, pour la
plupart, se montraient pleins d'ardeur, et leur tint ce discours : «
Généreux alliés, Gadatas a exécuté une entreprise dont nous avons tous
senti l'importance, et cela, sans que nous eussions encore rien fait pour
lui. On apprend aujourd'hui que le roi d'As-syrie envahit ses terres pour
venger le dommage qu'il croit en avoir reçu; peut-être encore, dans la
pensée que s'il ne punit ceux qui l'abandonnent pour se joindre à nous,
tandis que nous ne faisons point de quartier à ceux qui lui restent fidèles,
bientôt personne ne voudra demeurer son allié. J'estime que nous nous ferons
honneur en secourant de toutes nos forces Gadatas, qui a si bien mérité de
nous; qu'il est de la justice que nous le servions à notre tour; et qu'en
nous conduisant ainsi à son égard, nous travaillerons pour nos propres
intérêts. Quand on nous verra jaloux de payer avec usure le bien ou le mal
qu'on nous fait, on cherchera notre amitié, on craindra de nous avoir pour
ennemis. Mais si nous paraissons abandonner Gadalas, grands dieux ! par
quels discours persuaderons-nous à d'autres d'embrasser notre parti?
Oserons-nous vanter nos procédés? Qui de nous pourra lever les yeux sur
Gadatas, après que tant d'hommes réunis se seront laissé vaincre en
générosité par un seul homme, un homme tel que le malheureux Gadatas? »
Ainsi parla Cyrus. Tous opinèrent pour la prompte exécution de ce projet.
« Puisque vous êtes de mon avis, reprit-il, laissons pour escorter les
bêtes
de charge et les chariots celles de nos troupes qui sont les plus propres à
ce soin : Gobryas les commandera et marchera à leur tête; outre qu'il
connaît les chemins, il a tous les talents qu'exige cette mission. Nous
autres, nous partirons avec nos soldats et nos chevaux les plus vigoureux,
en ne nous chargeant de munitions que pour trois jours. Plus noire équipage
sera modeste et simple, plus nous aurons de plaisir, les jours suivants, à
dîner, souper et dormir. Voici quel sera l'ordre de notre marche. Toi,
Chrysante, tu conduiras l'avant-garde composée des soldats armés de
cuirasses. Le chemin étant large et uni, tu placeras de front les taxiarques,
dont chacun aura sa Compagnie rangée sur une seule file; nous avancerons avec
d'autant plus de vitesse et de sûreté que nos rangs seront plus serrés. Je
veux que les soldats cuirassés marchent les premiers, par la raison que les
troupes légèrement armées, se trouvant précédées par le corps le plus
pesant, doivent suivre sans peine, et que si, pendant la nuit, on mettait à
la tête le corps le plus dispos, comme une avant-garde s'est bientôt
éloignée, l'armée se diviserait. Arta-base commandera les peltastes et les
archers des Perses; il sera suivi du Mède Andramias, qui conduira
l'infanterie mède, d'Embas à la tête de l'infanterie arménienne, d'Artuchas
et de ses Hyrcaniens, de Thambradas et de l'infanterie des Saces, de Damatas
avec celle des Cadusiens. Tous ces chefs feront leur disposition de manière
que les capitaines se trouvent au front de leur colonne. Les peltastes
occuperont la droite, les archers la gauche : cet ordre donnera plus de
facilité pour agir. Viendront ensuite les conducteurs de bagages ; leurs
chefs auront soin que tout soit rassemblé avant de prendre
du repos; que dès la pointe du jour ils soient rendus avec les bagages au
lieu qui leur sera indiqué, et qu'ils marchent en ordre. A la suite des
bagages, le Perse Madatas conduira la cavalerie perse. Les hécatontarques,
rangés de front, seront suivis chacun de leur compagnie sur une file, comme
pour l'infanterie. Le Mède Rambacas suivra les Perses avec sa cavalerie.
Toi, Tigrane, tu marcheras après lui, à la tête de la tienne ; puis tes
autres hipparques, chacun avec les troupes qu'ils ont amenées. Saces, vous
les suivrez. Les Cadusiens, qui sont arrivés les derniers, fermeront la
marche. Et tôî, Alceuna, qui les commandes, tu veilleras sur l'arrière-garde
; et qu'il ne reste personne derrière tes cavaliers. Que les chefs et tous
les bons soldats marchent en silence : la nuit, on a plus besoin des
oreilles que des yeux pour être instruit de ce qui se passe, et pour agir.
Le désordre embarrasse plus, et on y remédie plus difficilement la nuit que
le jour. Il faut donc observer le silence et garder son rang. Lorsqu'on
décampera de nuit, on multipliera tes gardes, qu'on relèvera souvent dans la
crainte qu'une trop longue veille n'incommode quelqu'un pour la marché du
lendemain. Le son de la trompette donnera le signal du départ : alors, munis de ce qui vous est nécessaire, tenez-vous prêts à marcher vers
Babylone. Que les premiers encouragent ceux qu'ils précèdent à suivre de
près. »
Ces instructions finies, les chefs
retournèrent à leurs tentes. Dans le
chemin, ils parlèrent avec admiration de ta mémoire de leur général qui,
ayant tant d'ordres à donner, appelait chacun par son nom. Cyrus s'y était
exercé; il trouvait étrange que des artisans sussent les noms des outils de
leur métier; que le médecin connût par leur nom
les instruments de son art et les remèdes qu'il emploie, et qu'un général eût
assez peu d'intelligence pour ignorer les noms de ses officiers, qui sont
les instruments dont il se sert pour attaquer ou pour défendre, pour animer
la confiance ou jeter la terreur.
Voulait-il donner à quelqu'un une marque de considération, il lui
paraissait honnête de l'appeler par son nom. Il était persuadé que des
guerriers qui se croient connus du général cherchent plus ardemment les
occasions de se faire remarquer par quelque action d'éclat, et se rendent
plus attentifs à ne rien faire qui les déshonore. Ce serait, disait-il, une
sottise à un général, lorsqu'il a des ordres à donner, d'imiter certains
maîtres qui, chez eux, disent vaguement : qu'on aille chercher de l'eau ;
qu'on fende du bois,. A de pareils commandements, ajoutait-il, les
serviteurs se regardent l'un l'autre, sans qu'aucun mette la main à l'œuvre
: quoiqu'ils soient tous en faute, nul d'entre eux ne s'accuse, nul ne
craint la punition, parce que la faute est commune à tous. C'est pour cela
que Cyrus nommait toujours ceux à qui il donnait un ordre. Telle était sur
ce point sa manière de voir.
Les soldats, qui pour lors avaient fini leur repas, établirent des gardes,
ramassèrent le bagage, et allèrent se reposer. Vers le milieu de la nuit,
la trompette donne le signal. Dans le moment Cyrus, après avoir dit à Chrysante
de se tenir durant la route à la tête de l'armée, sortit accompagné de ses
aides-de-camp. Chrysante parut bientôt emmenant les soldats cuirassés :
Cyrus lui donna des guides, et lui enjoignit de marcher lentement jusqu'à ce
qu'il lui expédiât un nouvel ordre ; car toutes les troupes n'étaient pas
encore en mouvement. Pour lui, restant au même lien, il faisait ranger les
soldats à mesure qu'ils arrivaient, et envoyait presser ceux qui étaient
les moins diligents.
Quand elles furent toutes en marche, il dépêcha des cavaliers pour en
donner avis à Chrysante, el lui dire qu'il doublât le pas : il partit
ensuite à cheval pour gagner la tête de l'armée. II examinait sans rien dire
les différentes compagnies; s'il voyait des soldats marcher en silence et
bien alignés, il s'approchait d'eux, demandait leur nom, el dès qu'il le
savait, il leur donnait des éloges. S'il remarquait de la confusion dans
quelque endroit, il tâchait d'en démêler la cause et d'y remédier. J'oubliais
une de ses précautions dans cette marche de nuit. Il fit précéder toute
l'armée d'un peloton de gens hardis et dispos, qui pussent voir Chrysante et
en être vus : ils devaient l'avertir de tout ce qu'ils entendraient ou
découvriraient. Cette troupe était commandée par un officier chargé de les
équiper, et de transmettre à Chrysante les avis importants, sans le
fatiguer de rapports inutiles. C'est ainsi qu'ils marchèrent cette nuit-là.
Lorsque le jour parut, Cyrus laissa, pour soutenir l'infanterie cadusienne,
qui venait la dernière, la cavalerie de la même nation, et fit prendre les
devants aux autres corps de cavalerie; parce que, ayant l'ennemi en tête, il
voulait être en état, ou de combattre avec toutes ses forces s'il trouvait
de la résistance, ou de poursuivre les fuyards si on en apercevait
quelques-uns. Dans cène vue, il avait toujours sous la main des escadrons
tout prêts à donner la chasse aux ennemis, si la circonstance l'exigeait,
et d'autres qui restaient auprès de lui ; car il ne souffrait pas que la
cavalerie entière se détachât. Telle fut la disposition de sa marche, durant
laquelle il n'eut point de poste fixe : il allait sans cesse d'un endroit à
l'autre, visitant les différera corps et pourvoyant à leurs besoins.
4. Cependant un des principaux officiers de la cavalerie de Gadatas,
considérant que son maître avait secoué le joug du roi d'Assyrie, s'imagina
que si Gadatas éprouvait un revers, il pourrait en obtenir la dépouille.
Dans cette pensée, il dépêche au roi l'un de ses plus fidèles serviteurs,
chargé de lui dire, s'il le trouvait sur les terres de Gadatas avec son
armée, qu'il serait facile de faire tomber dans une embuscade le rebelle et
toutes ses troupes.
L'envoyé devait encore déclarer au roi quelles étaient ces forces, le
prévenir que Cyrus ne les accompagnait pas, lui apprendre par quel chemin ce
prince arriverait. Pour s'attirer plus de confiance, il écrivait à
d'autres serviteurs qu'ils livrassent au monarque assyrien un château qu'il
possédait dans les étais de Gadatas, avec tous les effets qui y étaient
renfermés. Il mandait de plus au roi que s'il réussissait il le joindrait
quand il aurait tué Gadatas; s'il manquait sou coup, il passerait du moins
à son service le reste de sa vie. L'envoyé se rendit en diligence auprès du
roi, et lui déclara ce qui l'amenait. Aussitôt le roi s'empare de la
forteresse et fait poster dans les villages voisins, qui se touchaient
presque les uns les autres, un gros corps de cavalerie et des chars. Gadatas,
arrivé près de ce lieu, envoya quelques soldats à la découverte. Dès que le
roi les vit approcher, il fit sortir deux ou trois chars et un petit nombre
de cavaliers, qui avaient ordre de prendre la fuite comme des gens qui ne
sont point en force et qui ont peur. Les soldais de Gadatas, les voyant
fuir, se mettent à les poursuivre, et font signe à leur chef d'avancer.
Gadatas, trompé par Te stratagème, poursuit à toute bride. Les Assyriens le
croyant à leur discrétion sortent d'em-buscade. A celle apparition, Gadalas
fuit; on le charge avec furie : le traître qui en voulait à ses jours
l'atteint, le frappe et le blesse à l'épaule d'un coup qui ne fut pas
mortel. Après ce bel exploit, il part pour joindre les Assyriens. Il en est
reconnu, pousse vigoureusement son cheval, et avec eux, seconde le roi dans
la poursuite des fuyards. Plusieurs, qui avaient des chevaux persans, furent
faits prisonniers par des ennemis mieux montés. La cavalerie de Gadatas,
déjà épuisée des fatigues de la roule, était près de succomber, lorsqu'on
vit Cyrus arrivant avec son armée.
Il faut croire que ce fut avec cette joie que ressentent des navigateurs qui
découvrent le port, après la tempête. Cyrus fut d'abord surpris de ce qu'il
voyait : mais quand il fut instruit et qu'il eut reconnu que les Assyriens
venaient à lui, il fit avancer contre eux son année en bataille. Les
Assyriens, de leur côté, ayant vu le danger, prirent la fuite, et furent
poursuivis par le corps de troupes commandé pour ces sortes d'occasions.
Cyrus continua d'avancer avec le reste de l'armée, afin d'appuyer son
détachement. On prit, dans celte déroute, plusieurs chars, dont les cochers
avaient été renversés en voulant tourner pour s'enfuir, ou par d'autres
accidents : quelques-uns furent coupés dans le chemin, et saisis par les
cavaliers, qui tuèrent un grand nombre d'ennemis, entre autres, le
traître
qui avait blessé Gadatas. Quant à l'infanterie assyrienne qui assiégeait son
château, une partie se sauva en fuyant dans la forteresse qu'on avait
livrée au roi d'Assyrie; l'autre avait prévenu l'arrivée des Perses, et
s'était réfugiée dans une grande ville dépendante de ce prince, où lui-même
chercha un asile avec sa cavalerie el ses
chars.
Après cet exploit, Cyrus se retire sur les terres de Gadatas, donne ses
ordres à ceux qui étaient chargés de la garde du butin, va le visiter, et
s'informe de l'étal de sa blessure. Mais Gadatas, le bras en écharpe, courut
au-devant de lui. « J'allais, lui dit Cyrus ravi de le voir, apprendre de
lui-même comment tu le portes. — Et moi, j'accours, repartit Gadatas, pour
contempler de nouveau le visage d'un homme qui a l'âme si généreuse, d'un
prince qui n'ayant nul besoin de moi, qui ne m'ayant rien promis, qui
n'ayant reçu personnellement de moi aucun service, pour cela seul que j'ai
été de quelque utilité à ses amis, me secourt si puissamment que sans lui je
périssais, et que par lui je suis sauvé. Non, j'en atteste les dieux, si
j'étais resté tel que m'avait formé la nature, et que j'eusse été père, je
doute qu'un fils m'eût rendu les mêmes soins. Je connais des fils, entre
autres, le prince qui règne aujourd'hui en Assyrie, qui a fait plus de mal à
son père qu'il ne pourra jamais t'en causer.
« Mon cher Gadatas, reprit Cyrus, tu exaltes ma personne, el tu ne parles
pas de ce qu'il y a ici de plus merveilleux. — Et quoi, seigneur? » dit
Gadatas. « C'est, répondit Cyrus, le zèle de tant de Perses, de Mèdes,
d'Hyrcaniens, de tout ce que tu vois d'Arméniens, de Suces, de Cadusiens,
qui sont accourus à ton secours. — Que Jupiter, que les dieux, s'écria
Gadatas, comblent de biens ces nations, mais surtout le prince qui les a
rendues ce qu'elles sont! Seigneur, continua-t-il, daigne recevoir ces
présens, que mes facultés me permettent de t'offrir : ils serviront à traiter
honorablement des hôtes qui méritent
tes éloges. » Ses gens apportèrent des provisions en assez grande abondance
pour qu'il y eût de quoi sacrifier, si on le désirait, et de quoi donner aux
troupes un repas digne de leur valeur et de leurs succès.
Le chef des Cadusiens posté à l'arrière-garde n'avait point eu part à la
poursuite des ennemis. Jaloux de se distinguer aussi par quelque fait
éclatant, sans se concerter avec Cyrus, sans lui communiquer son dessein, il
alla faire une incursion du côté de Babylone. Tandis que ses cavaliers
étaient dispersés dans la campagne, le roi d'Assyrie sort tout-à-coup de la
ville où il s'était réfugié, et paraît à la tête de ses troupes, rangées
dans le meilleur ordre. S'apercevant que les Cadusiens étaient seuls, il
fond sur eux, tue leur chef et plusieurs soldats, s'empare d'un grand nombre
de chevaux, reprend le butin qu'ils emportaient ; et, après les avoir
poursuivis tant qu'il crut pouvoir le faire sans danger, il retourne sur ses
pas. Les premiers d'entre les Cadusiens, échappés à cette défaite,
rentrèrent le soir dans le camp.
Lorsque Cyrus eut appris cette mauvaise nouvelle, il courut au-devant des
vaincus, accueillit les blessés, à mesure qu'ils arrivaient, et les envoya
vert Gadatas pour les faire panser. Il établit les autres dans une tente; et
afin que rien ne leur manquât, il en prit soin lui-même, secondé de quelques
homotimes. Dans ces occasions, les âmes sensibles s'empressent de concourir
au soulagement des malheureux. Cyrus paraissait pénétré de douleur. A
l'heure du souper, toutes les troupes s'étant mises à manger, il continua,
suivi de quelques valets, de veiller avec les médecins sur les blessés, dont
il ne voulait pas qu'aucun fût négligé : il les visitait en personne, ou
bien il envoyait à ceux qu'il ne pouvait aller voir, des gens pour les
soigner. C'est ainsi que les Cadusiens passèrent la nuit.
Le lendemain à la pointe du jour, Cyrus
convoqua, par un héraut, les chefs des alliés et tous les Cadusiens sans
exception, et leur tint ce discours : « Généreux alliés, imputons à la
condition humaine le malheur qui vient d'arriver ; il n'est pas étonnant que
des hommes fassent des fautes; mais du moins lirons une instruction de cet
événement : apprenons que des troupes inférieures en nombre à celles de
leurs ennemis ne doivent jamais se séparer du gros de l'armée. Je ne dis
pas, cependant, qu'il ne faille en aucune circonstance s'exposer à faire
une marche qui serait nécessaire, même avec un corps moins nombreux que
n'était celui des Cadusiens, lorsqu'ils sont entrés sur les terres du roi
d'Assyrie ; mais il faut que ce soit de concert avec le général, qui a des
forces suffisantes pour protéger l'entreprise : s'il arrive qu'elle échoue
malgré celte précaution, il est possible aussi que le général, par quelque
stratagème, ôte aux ennemis l'envie d'attaquer son détachement, et qu'il
parvienne ô le mettre à l'abri de toute insulte, en leur suscitant ailleurs
des affaires plus pressantes. Lorsqu'on s'éloigne ainsi de l'armée, on n'en
est point séparé, on tient toujours au corps. Au contraire, l'officier qui
part suivi de sa troupe, sans dire où il la mène, ne diffère point de celui
qui se met seul en campagne.
« Au reste, poursuivit Cyrus, avec l'aide des
dieux, nous ne tarderons pas à nous venger. Aussitôt que vous aurez dîné, je
vous mènerai sur le champ de bataille; nous donnerons la sépulture aux
morts. Si le ciel nous seconde, nous montrerons aux Assyriens, dans le lieu
même où ils se flattent d'avoir eu quelque supériorité, des troupes plus
braves que les leurs; et nous les réduirons à ne plus regarder avec plaisir
les champs où ils ont défait nos alliés. S'ils ne viennent point à notre
rencontre, nous brûlerons leurs villages, nous ravagerons la campagne, afin
qu'ils ne voient plus d'objets qui les réjouissent, et qu'ils n'aient plus
que le spectacle de leurs propres calamités. Que les chefs, ajouta-t-il,
aillent prendre leur repas. Vous, Cadusiens, dès que vous serez retournés à
votre quartier, choisissez vous-mêmes, selon votre usage, un chef pour
veiller à vos besoins, sous la protection des dieux et sous la mienne :
quand vous aurez dîné, vous m'enverrez celui que vous aurez choisi. » Ils
procédèrent sans délai à l'élection.
Cyrus ayant fait sortir les troupes du camp,
et assigné, au chef que les Cadusiens venaient d'élire, le poste qu'il
devait occuper : « Aie soin, lui dit-il, de faire marcher près de moi les
soldats, afin que nous travaillions ensemble à les ranimer. » L'armée partit
: lorsqu'elle fut arrivée au lieu où les Cadusiens avaient été battus, on
enterra les morts, on pilla la campagne, et les troupes rentrèrent, chargées
de butin, sur les terres de Gadatas.
Il vint alors en pensée à Cyrus que les
peuples voisins de Babylone qui avaient embrassé son parti seraient
maltraités après son départ. Il chargea donc tous les prisonniers qu'il mit
en liberté et qu'il fit accompagner par un héraut, d'annoncer de sa part au
coi d'Assyrie, que si ce prince s'engageait à ne point troubler les travaux
des laboureurs dont les maîtres l'avaient abandonné pour entrer dans
l'alliance des Perses, lui, Cyrus, traiterait de même et ne vexerait en
aucune manière les laboureurs assyriens. « Si vous les empêchez de cultiver
leurs champs, devait ajouter le héraut, vous ne ferez tort qu'à un petit
nombre d'hommes, car les terres de mes nouveaux alliés sont peu étendues ;
au lieu que je laisserais aux vôtres la culture de vastes campagnes. La
récolte des fruits, si la guerre continue, sera le partage du plus fort :
elle vous appartiendra, si nous faisons la paix. Dans le cas où quelques-uns
violeraient le traité, en prenant les armes, les miens contre vous, les
vôtres contre moi, nous nous unirons pour les punir. » Le héraut partit avec
celte instruction.
Les Assyriens, informés des propositions de
Cyrus, firent tout pour engager leur roi à les accepter, comme un moyen de
diminuer les maux de la guerre. Le roi, soit à la persuasion de ses sujets,
soit de son propre mouvement, consentit au traité: il fut donc convenu qu'il
y aurait paix pour les cultivateurs, guerre entre gens armés. Malgré cet
accord en faveur des laboureurs, Cyrus, en offrant à ses alliés sûreté dans
leurs pâturages, leur permit, afin qu'ils continuassent plus volontiers la
campagne, de dévaster les terres des peuples non compris dans le traité. En
effet, en s'abstenant du pillage on n'en est pas plus à l'abri du danger ;
tandis que la fatigue paraît plus légère en vivant aux dépens de l'ennemi.
Pendant que Cyrus se préparait à partir,
Gadatas vint lui offrir de nouveaux présents, dont la profusion et la
variété prouvaient son opulence; entre autres, quantité de chevaux qu'il
avait ôtés à ses cavaliers, n'osant plus se fier à eux depuis l'embuscade. «
Seigneur, dit-il en abordant Cyrus, dispose dès à présent de toutes ces
choses comme il te plaira : ce qui me reste n'est pas moins à toi. Il n'est
point né et jamais il ne naîtra de moi d'enfants à qui je puisse laisser mon
héritage; il faut qu'avec moi périssent et ma race et mon nom. Cependant,
Cyrus, j'en atteste les dieux, qui voient et entendent tout, je n'ai jamais
mérité, par aucune action injuste, ni par aucune- parole répréhensible, le
traitement que j'ai subi. » En prononçant ces mots, il pleurait sur son
sort; les larmes ne lui permirent pas d'en dire davantage.
Cyrus, louché de l'action de Gadatas, plaignit
son infortune, et lui répondit : « J'accepte tes chevaux, et je croîs te
bien servir en les donnant à des gens mieux intentionnés pour toi que ceux
qui les montaient. Je vais, ainsi que je le désirais depuis longtemps,
portera dix mille hommes le corps de cavalerie perse. Remporte tes autres
biens, et garde-les jusqu'à ce que tu me voies assez riche pour ne te pas
céder en générosité : je serais honteux si tu m'avais plus donné que tu
n'aurais reçu de moi. — Seigneur, reprit Gadatas, je sens ta délicatesse;
mais c'est un dépôt que je te confie : juge toi-même si je suis en état de
le conserver. Tant que nous vivions en bonne intelligence avec le roi
d'Assyrie, on ne connaissait point de séjour plus agréable que le domaine de
mon père : le voisinage de l'immense Babylone nous procurait tous les
avantages d'une grande ville, et nous pouvions en éviter les incommodités,
en nous retirant chez nous. Aujourd'hui que nous sommes ennemis, il est
certain qu'aussitôt que tu seras éloigné, nous resterons en butte aux pièges
des Assyriens, moi et tous ceux qui m'appartiennent. Ainsi je m'attends à
mener désormais une vie misérable, ayant pour ennemis des voisins que je
verrai plus puissants que nous. Tu me demanderas peut-être pourquoi je n'ai
pas fait ces réflexions avant de changer de parti. Outragé, indigné,
pouvais-je considérer quel était le parti le plus sûr? Je ne nourrissais
qu'un sentiment au fond de mon cœur ; je me demandais impatiemment quand
enfin je me vengerais d'un barbare, abhorré des dieux et des hommes, qui
porte une haine irréconciliable, non à ceux qui l'offensent, mais à celui
qu'il soupçonne valoir mieux que lui. Aussi, pervers comme il est, jamais il
n'aura pour alliés que des hommes encore plus pervers que lui. Si parmi ces
alliés il en découvre un dont le mérite lui fasse ombrage, crois, Cyrus, que
tu n'auras point à combattre cet homme de mérite; laisse agir le roi, il
tentera tout pour le perdre. Cependant, avec ses vils satellites il lui sera
facile de me nuire. »
Cyrus, jugeant que l'inquiétude de Gadatas
était fondée, lui répliqua : « Que ne mets-tu dans tes places des garnisons
assez fortes, pour y trouver sûreté quand il te plaira d'y aller? Que ne
nous suis-tu ? Si les dieux continuent de nous protéger, ce sera plutôt à
l'Assyrien de te redouter qu'à toi de le craindre. Viens avec moi, emmène
les personnes que tu aimes à voir, et dont la société te plaît. Je ne doute
pas que lu ne nous serves encore très-utilement ; je te promets, de mon
côté, tous les secours qui dépendront de moi. » Gadatas, commençant à
respirer : « Seigneur, dit-il, aurai-je le temps d'achever mes préparatifs
avant que tu quittes ces lieux? Je voudrais emmener ma mère. — Le temps ne
te manquera pas, répondit Cyrus; je ne partirai point que tu ne m'aies
averti que lu es prêt. »
Gadatas sortit sur-le-champ : il établit, de
concert avec Cyrus, des garnisons dans les châteaux qu'il avait réparés, et
rassembla tout ce qui pouvait être nécessaire pour tenir un grand état. Il
choisit ensuite, pour partir avec lui, plusieurs de ses sujets ; les uns,
parce qu'ils lui étaient agréables; les autres, parce qu'ils lui étaient
suspects. Il exigea des derniers qu'ils emmenassent, ou leurs femmes ou
leurs sœurs : ce seraient autant de liens qui les retiendraient.
Gadatas avec sa suite accompagnait Cyrus, lui
indiquant les chemins et les lieux abondants en eau, en fourrages, en
vivres, afin que l'armée ne campât que dans des cantons fertiles.
Lorsqu'on fui arrivé à la vue de Babylone,
Cyrus, s'apercevant que la roule suivie aboutissait aux murs de la ville,
appela Gobryas et Gadatas, el leur demanda s'il n'y avait pas un autre
chemin qui les approchât moins des murailles. « Seigneur, répondit Gobryas,
il y en a plusieurs autres; mais j'ai pensé que tu désirerais passer le plus
près possible de la ville, afin de montrer à l'ennemi le nombre et le bon
état de tes troupes. Je me souviens que, dans le temps où elles étaient
beaucoup moins nombreuses, tu vins si près des fortifications, que les
Assyriens pouvaient aisément reconnaître la médiocrité de tes forces;
aujourd'hui, quelques préparatifs qu'ait faits le roi pour te recevoir (car
il l'annonça pour lors qu'il allait y travailler), je présume que, dès qu'il
aura vu de près ton armée, il se croira mal préparé. — Gobryas, répliqua
Cyrus, tu me parais surpris que dans le temps où je suis venu ici, avec des
troupes moins considérables, je les aie conduites jusque sous les murs, et
que, dans ce moment où leur nombre est augmenté, je ne veuille plus les en
approcher : cesse de t'étonner. Il est différent, Gobryas, de mener une
armée à l'ennemi, ou de vouloir seulement passer à sa vue. Dans le premier
cas, on. avance suivant l'ordonnance la plus avantageuse pour le combat :
dans le second, un général prudent songe moins à la célérité qu'à la sûreté
de la marche. Lorsqu'une armée est en route, les chariots et antres bagages
qui occupent nécessairement un grand espace doivent être couverts par des
gens armés, et ne paraître jamais sans défense aux yeux de l'ennemi ; mais
une telle disposition force les troupes de s'étendre et de s'affaiblir. Que
des ennemis, sortant d'une place forte, serrés et en bon ordre, viennent les
assaillir tandis quel les défilent, n'auront-ils pas beaucoup d'avantage, de
quelque côté qu'ils forment leur attaque ? Une armée qui marche en colonne
ne peut sans beaucoup de temps porter du secours à l'endroit attaqué; au
lieu que l'ennemi qui fait une sortie peut en un instant secourir les siens,
et rentrer dans ses retranchements. Si donc nous nous contentons d'approcher
des Assyriens à la distance que nous occupons, et que nous restions aussi
étendus que nous le sommes, ils verront à la vérité nos forces; mais
l'escorte armée qui couvrira nos bagages offrira un aspect imposant. S'ils
sortaient pour nous entamer par quelque endroit, comme nous les apercevrions
de loin, nous ne courrions pas risque d'être surpris. Mais puisqu'il
faudrait que pour nous attaquer ils s'éloignassent de leurs murailles,
comptez, mes amis, qu'ils n'entreprendront rien, à moins qu'ils ne
s'imaginent que toutes leurs forces réunies peuvent êtres supérieures aux
nôtres : ils auraient trop à craindre pour leur retraite. » Tous ceux qui
étaient pressens furent de l'avis de Cyrus; et Gobryas conduisit l'armée
suivant l'ordre qui lui avait été donné. Pendant quelle passait à la vue de
Babylone, le prince se tint constamment à l'arrière-garde, pour la fortifier
par sa présence.
Après plusieurs jours de marche, on arriva sur
les frontières des Syriens el des Mules, dans le même lieu où l'armée était
entrée en campagne. Les Syriens y avaient trois châteaux, dont l'un, mal
fortifié, fut emporté d'assaut. La terreur qu'inspirait Cyrus el les
insinuations de Gadatas détermineront les garnisons à livrer les deux
autres.
5. Celle expédition terminée, Cyrus dépêcha un
des siens vers Cyaxare, avec Une lettre, pour le prier de se rendre à
l'armée, afin qu'ils pussent délibérer ensemble sur l'usage qu'on devait
faire des châteaux dont on venait de s'emparer, et pour que Cyaxare, après
avoir examiné l'état des troupes, donnât son avis, tant sur ce qui les
concernait que sur les entreprises qu'on pouvait former. «Tu ajouteras,
dit-il à l'envoyé, que, s'il veut, j'irai le joindre et camper auprès de
lui. » Le messager partit pour remplir sa mission. Les Mèdes avaient choisi
pour Cyaxare la tente du roi d'Assyrie : Cyrus ordonna qu'on dressai cette
tente, qu'un la meublât le plus magnifiquement possible, et que l'on y
plaçât dans la partie destinée aux femmes les deux captives avec les
musiciennes qu'on avait réservées pour le roi. Cet ordre fut exécuté.
Cyaxare, après avoir entendu l'envoyé, jugea
qu'il était plus expédient pour lui que l'armée demeurât sur la frontière;
car les Perses que Cyrus avait demandés étaient déjà entrés en Médie, au
nombre de quarante mille, tant archers que peltastes; et le roi, sachant
qu'ils faisaient beaucoup de dégât sur ses terres, avait bien plus d'envie
d'en être délivré que d'y recevoir des troupes encore plus nombreuses. Ainsi
le chef qui amenait ce renfort. ayant mandé à Cyaxare, conformément à
l'ordre de Cyrus, s'il avait besoin de secours, et Cyaxare avant répondu que
non, partit le jour même avec ses Perses, pour aller joindre son général
qu'on lui dit n'être pas éloigné.
Le lendemain Cyaxare se mit en chemin avec ce
qui lui restait de cavaliers mèdes. Quand Cyrus eut lieu de croire que ce
prince approchait, il se hâta d'aller à sa rencontre, à la tête de la
cavalerie perse, qui formait un corps assez nombreux, et de celle des Mèdes,
des Arméniens, des Hyrcaniens, auxquels il joignit ceux d'entre les autres
alliés qui étaient les mieux montés et les mieux armés ; il montrait ainsi à
son oncle l'état de ses forces. Cyaxare, voyant Cyrus accompagné d'un si
grand nombre de gens d'élite, tandis que lui n'avait pour cortège qu'une
petite troupe peu imposante, se sentit humilié, et conçut un Violent
chagrin. Cyrus descendit de cheval, et s'avança pour l'embrasser, selon
l'usage. Cyaxare descendit aussi, mais détourna son visage, et, au lieu de
recevoir le baiser de son neveu, il fondit en larmes, devant toute l'armée.
Alors Cyrus fit retirer un peu à l'écart ceux
qui l'accompagnaient ; et prenant Cyaxare par la main, il le mena sous des
palmiers qui étaient près du chemin, fit étendre des tapis de Médie, invita
le roi à s'asseoir, et, s'étant mis à ses côtés : « Au nom des dieux, mon
cher oncle, dites-moi pourquoi vous êtes indisposé contre moi ; que
voyez-vous ici qui puisse vous chagriner? — C'est, répondit Cyaxare, parce
que moi qui n'ai, de mémoire d'homme, que des rois pour aïeux, qui suis fils
de roi, roi moi-même, je me vois arrivant ici dans l'équipage le plus
humiliant ; tandis qu'entouré de mes sujets el d'un grand nombre d'autres
troupes, vous paraissez avec tout l'éclat de la grandeur et de l'autorité.
Certes, il serait dur de recevoir de ses ennemis un pareil affront :
combien, grand Jupiter, est-il plus cruel de l'essuyer de la part de ceux de
qui on ne devait pas l'attendre! Oui, j'aimerais mieux mourir dix fois que
d'être vu dans cet abaissement, exposé à l'abandon, à la risée île mes
sujets; car je sais que non seulement votre pouvoir, mais celui même de mes
esclaves, est au-dessus du mien ; et qu'ils viennent à ma rencontre plus en
étal de m'offenser que je ne le suis de les punir. »
En proférant ces mots, ses larmes coulèrent
avec plus d'abondance ; Cyrus ne put retenir les siennes. Puis, s'étant un
peu remis : « Vous vous trompez, Cyaxare, lui dit-il, et vous jugez mal si
vous pensez que ma présence autorise les Mèdes à vous manquer impunément. Je
ne suis étonné ni de votre colère, ni de vos craintes. Je n'examinerai point
si vous avez raison, ou non, d'être irrité contre eux; peut-être souffririez
- vous impatiemment ce que je dirais pour leur justification. Mais je ne
vous le dissimulerai pas, je regardé comme une grande faute, dans un homme
revêtu de l'autorité, de menacer à la fois tous ceux qui lui sont soumis.
S'il en épouvante beaucoup, il se fait nécessairement beaucoup d'ennemis;
s'il les menace tous, nécessairement il les invite tous à se tenir
étroitement unis. Pourquoi ne vous ai-je pas renvoyé vos troupes, avant de
revenir vers vous? c'est que j'appréhendais que votre courroux ne vous
exposât à quelque chose de fâcheux, qui nous aurait tous affligés. Grâce aux
dieux, vous serez ici à l'abri de ce danger. Quant à l'idée qui vous est
venue que je vous ai manqué, il est bien douloureux pour moi, pendant que je
travaille de toutes mes forces pour le plus grand avantage de mes amis,
qu'on me soupçonne d'avoir des desseins contraires à leurs intérêts. Mais
cessons de nous accuser légèrement; voyons plutôt, s'il est possible, en
quoi consiste l'offense dont vous vous plaignez. Je vais vous faire une
proposition raisonnable entre gens qui s'aiment. Si je suis convaincu de
vous avoir nui en quelque chose, je m'avouerai coupable; s'il est prouvé que
je ne vous ai pas nui, que je n'en ai pas même eu la pensée, ne
confesserez-vous pas que vous n'avez nul sujet de vous plaindre de moi? — Je
serai, dit le roi, forcé de l'avouer. — Et s'il est clair, reprit Cyrus, que
je vous ai bien servi, que j'ai cherché à vous être utile autant que je le
pouvais, ne conviendrez-vous pas que je suis plus digne d'éloge que de
blâme? — Cela est juste. — Eh bien, poursuivit Cyrus, considérons chacune de
mes actions : c'est le vrai moyen de discerner ce que j'ai fait de bien et
ce que j'ai fait de mal. Remontons, si cette époque vous suffît, au temps où
le commandement me fut déféré.
« Lorsque vous fûtes informé que les ennemis
s'étaient rassemblés en grand nombre et marchaient contre votre personne et
vos états, vous envoyâtes aussitôt demander du secours aux Perses; et vous
me fîtes prier, en particulier, s'ils vous accordaient des troupes, d'en
solliciter le commandement, et de venir moi-même à leur tête. Ne me suis-je
pas rendu à vos instances? ne vous ai-je pas amené les meilleurs soldats, et
dans le plus grand nombre qu'il m'a été possible? — Il est vrai. — Dites-moi
donc d'abord si vous regardez ce procédé comme une offense ou comme un
service? — Assurément comme un grand service. — Continuons. Quand les
ennemis sont arrivés, et qu'il a fallu en venir aux mains avec eux,
m'avez-vous vu me refusera la fatigue et m'épargner dans les dangers? — Non,
certes ; non. — Quand, par l'assistance des dieux, nous eûmes vaincu, que
les ennemis eurent lait retraite, que je vous pressai de joindre nos forces
pour les poursuivre el achever leur défaite, el pour recueillir en commun
les fruits de la victoire, pouvez-vous m'accuser d'avoir alors trop consulté
mes intérêts particuliers? » A cela, Cyaxare ne répondît rien.
« Puisque vous aimez mieux, reprit Cyrus, vous
taire sur cet article que de me répondre, dites si vous croyez que je vous
aie offensé lorsque, vous voyant persuadé qu'il n'y avait pas de sûreté à
poursuivre, je vous priai, sans vous empêcher de partager avec moi un
honorable péril, de m'envoyer un certain nombre de cavaliers. De grâce,
montrez-moi en quoi j'ai eu tort de vous faire cette demande, moi qui avais
déjà combattu pour vous en qualité d'allié? » Comme Cyaxare gardait encore
le silence : « Puisque vous refusez, continua Cyrus, de vous expliquer sur
ce point, dites-moi du moins si je vous offensai quand, sur votre réponse
que vous ne vouliez pas troubler la joie à laquelle les Mèdes se livraient
et les forcer à une marche périlleuse, je me bornai, au lieu de vous en
témoigner le moindre ressentiment, à vous demander la chose du monde qui
vous coûtait le moins, celle qu'il vous était le plus facile d'ordonner aux
Mèdes ; car je vous priai de m'accorder les hommes qui voudraient me suivre.
Le consentement que vous me donnâtes m'aurait été inutile si je ne fusse
venu à bout de les persuader : j'allai les trouver; plusieurs se rendirent à
mon invitation, je partis avec eux sous votre bon plaisir. Si cette conduite
vous parait criminelle, on se rendrait apparemment coupable en recevant un
don de votre main. Nous nous mîmes en marche. Depuis notre départ,
qu'avons-nous fait qui ne soit connu de tout le monde? Ne nous sommes nous
pas emparés du camp des Assyriens? n'avons-nous pas fait main-basse sur la
plus grande partie des ennemis qui étaient venus vous attaquer, et contraint
le reste à nous livrer, les uns leurs armes, les autres leurs chevaux ? De
plus, les richesses de ceux qu'on voyait auparavant piller votre pays sont
aujourd'hui entre les mains de vos amis, qui les apportent pour vous et pour
eux, si vous le permettez. Enfin, et c'est là le service le plus important
et le plus signalé, vous voyez votre domaine agrandi, celui de vos ennemis
resserré; plusieurs de leurs châteaux en votre pouvoir ; les vôtres, que les
Syriens vous avaient enlevés, rentrés sous votre obéissance. En vérité, je
serais honteux dédire que je désire savoir si ces différentes actions sont
bonnes ou mauvaises; je suis prêt néanmoins à vous écouter : expliquez-vous,
je vous prie. »
Cyrus ayant cessé de parler, Cyaxare lui
répondit : « Mon, Cyrus, on ne saurait dire qu'il y ait rien de
répréhensible dans ce que vous avez fait; mais sachiez que plus j'en retire
d'avantages, plus je me sens chargé d'un poids qui m'accable. J'aimerais
beaucoup mieux avoir reculé les limites de vos états avec mes troupes que de
vous devoir par elles l'agrandissement des miens. Ce que vous avez fait,
Cyrus, en tournant à votre gloire, me couvre de honte. Il me serait bien
plus agréable de vous faire des présents que de recevoir ceux que vous
m'offrez ; car c'est en me dépouillant que vous m'enrichissez. Je serais
moins affligé si les Mèdes avaient à se plaindre de vous que je ne le suis
de les voir comblés de vos bienfaits. Vous trouverez que ma façon de penser
n'est pas raisonnable; mais changeons de rôle : supposez un moment que c'est
de vous, non de moi, qu'il est question. Que diriez-vous, si vous éleviez
des chiens pour la garde de votre maison, et qu'un étranger, en les
caressant, parvint à être plus connu d'eux que vous-même, vous
réjouiriez-vous du soin qu'il aurait pris? Cette comparaison vous
paraît-elle trop peu sensible; supposons que quelqu'un prit un tel ascendant
sur l'esprit de ceux qui sont à votre service, domestiques ou soldats,
qu'ils aimassent mieux lui appartenir qu'à vous, lui sauriez-vous beaucoup
de gré de la conduite qu'il aurait tenue pour se les attacher? Tirons une
autre comparaison de la chose du monde la plus chère aux hommes et dont ils
sont le plus jaloux. Qu'un homme, par ses assiduités, réussisse à se faire
aimer de voire femme plus que vous, ce succès vous réjouira-t-il ? Je suis
sûr que bien loin de vous réjouir vous seriez mortellement blessé. Mais, et
ceci a plus de rapport avec la position où je me trouve, si quelqu'un avait
tellement gagné l'affection des Perses que vous avez amenés, qu'ils vous
abandonnassent pour le suivre, compteriez-vous cet homme au rang de vos amis
? Vous le regarderiez, je crois, comme un ennemi qui vous eût fait plus de
mal que s'il eût lue une partie de vos soldats.
« Allons plus loin. Si un de vos amis à qui
vous auriez dit, par honnêteté, prenez de mes biens ce qu'il vous plaira,
s'avisait de prendre, à la faveur de celte offre, tout ce qu'il pourrait
emporter, et s'enrichissait ainsi à vos dépens, vous laissant à peine le
nécessaire, n'auriez-vous point de reproches à lui faire! Si vos torts avec
moi ne sont pas précisément les mêmes, ils diffèrent peu. Vous convenez
qu'aussitôt que je vous eus permis d'emmener ceux de mes sujets qui
voudraient vous suivre, vous partîtes avec toutes mes troupes, et que vous
me laissâtes seul. Vous m'apportez aujourd'hui le butin que vous avez fait,
aidé de leur secours, el vous m'annoncez qu'avec le même secours vous avez
étendu ma domination ; ainsi, n'ayant eu personnellement aucune part à vos
exploits, je me présente ici comme une femme, pour recevoir les dons que des
étrangers et mes propres sujets viennent m'offrir ; enfin, on vous juge
digne de commander ; moi, l'on m'en croit incapable. Sont-ce là, Cyrus, des
services signalés? Si mes véritables intérêts vous étaient chers, vous
auriez surtout évité avec le plus grand soin de porter la moindre atteinte à
mon honneur et à mon autorité. Que m'importe, en effet, que mes frontières
soient reculées, si je suie déshonoré? Car si j'ai maintenu Jusqu'ici les
Mèdes dans mon obéissance, je le dois, non à une supériorité réelle de
talents, mais à l'opinion où ils étaient, que nous autres souverains nous
leur sommes en tout supérieurs.
« Au nom des dieux, mon cher oncle, reprit
Cyrus en l'interrompant, si jamais j'ai fait quelque chose qui vous fût
agréable, accordez-moi la grâce que je vous demande ; cessez de m'accuser
présentement. Quand vous m'aurez éprouvé, si vous reconnaissez que mes
actions ont eu pour objet vos intérêts, aimez-moi comme je vous aime, et
avouez que je vous ai bien servi : si vous trouvez le contraire,
plaignez-vous de moi. — Soit, dit Cyaxare, vous avez raison ; j'y consens. —
Me permettez-vous, reprit Cyrus, de vous embrasser?—Oui, si vous le voulez.
— Vous ne détournerez donc point votre visage, comme vous venez de
faire?—Non. » Cyrus l'embrassa.
À celte vue, les Mèdes, les Perses, les
alliés, qui tous étaient inquiets de l'issue de cet entretien, firent
éclater leur joie. Les deux princes montèrent à cheval : les Mèdes, au signe
que Cyrus but fit, se mirent en marche à la suite de Cyaxare; les Perses
suivirent Cyrus, et furent suivis eux-mêmes du reste des alliés.
Lorsqu'on fut arrivé au camp, on conduisit
Cyaxare dans la tente qu'on lui avait dressée ; et tout ce dont il pouvait
avoir besoin fut préparé par les gens qui en avaient reçu l'ordre. Les
Mèdes, profitant du loisir de ce prince, avant le souper, vinrent loi
apporter des présents, quelques-uns de leur propre mouvement, le plus grand
nombre à l'instigation de Cyrus : l'un lui offrit un bel échanson, l'autre
un bon cuisinier, celui-ci un boulanger, celui-là un musicien, un autre des
vases, un autre une robe précieuse ; chacun donnait une partie du butin qui
lui était échu. Cyaxare reconnut alors que Cyrus ne lui avait fait aucun
tort dans l'esprit des Mèdes, et qu'us ne lui étaient pas moins affectionna
qu'auparavant.
L'heure du repas étant venue, Cyaxare, qui
revoyait Cyrus après une longue absence, l'invita à souper avec loi. «
Dispensez-m'en, seigneur ; tous les auxiliaires que vous voyez ici n'étant
venus que sur notre invitation, je ferais une grande faute si, au lieu de
prendre soin d'eux, je m'occupais de mon plaisir. Quand les soldais se
croient négligés, l'ardeur des bons se ralentit, les mauvais deviennent
insolents. Mais vous qui avez fait une longue traite, il est temps que vous
mangiez. Accueillez avec bonté, et retenez pour souper avec vous les Mèdes
qui vous sont attachés, afin qu'ils cessent de vous craindre. Je vais
m'occuper des choses dont je viens de vous parler : demain matin les
principaux officiers se rendront à la pont de votre tente, afin que nous
délibérions avec vous sur le parti qu'il convient de prendre pour la suite.
Vous proposerez vous-mêmes l'objet de la délibération; savoir, lequel est le
plus à propos, ou de continuer la guerre, ou de licencier les troupes. »
Pendant que Cyaxare soupait, Cyrus assembla
ceux de ses amis qu'il jugea les meilleurs pour le conseil et pour l'action.
« Mes amis, leur dit-il, les dieux ont exaucé nos premiers vœux : nous
sommes maîtres de tout le pays que nous avons parcouru ; nous voyons nos
adversaires s'affaiblir, nos troupes plus nombreuses et plus redoutables.
Dans cette position, si les alliés qui nous accompagnent veulent demeurer
avec nous, nous pouvons prétendre à de plus grands exploits, en employant à
propos soit la force, soit la persuasion. Vous n'êtes donc pas moins
intéressés que moi à faire en sorte que la plus grande partie de ces alliés
ne nous quitte point. Comme celui qui dans une bataille fait le plus de
prisonniers est estimé le plus vaillant, de même celui qui dans un conseil
sait amener le plus grand nombre de personnes à son avis, passe, à bon
droit, pour le plus habile dans l'art de parler et de persuader. Cependant,
ne vous appliquez pas à offrir de l'éloquence dans les discours que vous
tiendrez à chacun d'eux en particulier; mais parlez de manière que leurs
actions prouvent que vous les avez persuadés. Occupez-vous de cette tâche
importante. Pour moi, je vais, autant que je le puis, pourvoir à ce que les
soldats aient le nécessaire, avant qu'on leur propose de délibérer sur le
projet de continuer la guerre ? »