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SIDOINE APOLLINAIRE AVANT PROPOS
Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer Étude sur Sidoine Apollinaire et sur la société gallo-romaine au cinquième siècle. Notice sur Sidoine Apollinaire
Avant-propos Notre époque n'est point une époque littéraire, malgré les immenses travaux de la presse, malgré les romans plus ou moins récréatifs dont la métropole inonde la province, malgré les efforts convulsifs de la librairie. Les meilleurs esprits consument leur ardeur, épuisent leur sève de jeunesse aux luttes quotidiennes de la politique, et des hommes d'un beau talent éparpillent, émiettent, pour ainsi dire, dans les journaux ce que le ciel leur a départi de vie et d'intelligence. Il résulte de cela des pages admirables sans doute, des chapitres que l’on doit applaudir ; mais il se fait peu d'études profondes et sérieuses, il naît trop peu de livres consciencieusement écrits et longtemps médités. Ce n'est pas toutefois qu'il ne se manifeste une noble tendance vers les études historiques, littéraires, philosophiques, et qu'on ne s'efforce d'abaisser la science aux pieds du catholicisme ; nous pouvons être fiers de bien des noms consacrés par l'admiration et la reconnaissance publique. Les Chateaubriand, les Guizot, les Thierry, les Michelet, etc., n'ont pas dérobé aux annales du passé leurs secrets mystérieux, sans des veilles longues et recueillies ; si la génération qui grandit s'incline au moins avec respect devant les augustes figures des Dom Bouquet, des Montfaucon, et de toutes ces vénérables têtes, synonymes du savoir; si elle se résout à ouvrir sans effroi les poudreux in-folio, c'est à des hommes comme ceux que nous venons de citer, qu'elle en est redevable. Patience ! le bien ne s'opère pas d'un seul jour, et il nous semble que nous devons espérer en notre avenir ; la sourde rumeur qui agite le sol nous prédit quelque glorieux enfantement, et cette ardeur qui travaille la province ne saurait s'éteindre sans avoir porté son fruit. Nous serions heureux, pour notre part, si des labeurs entrepris dans le silence et l'isolement pouvaient un jour devenir profitables à des mains plus habiles que les nôtres. Ce ne sont pas des livres comme ceux-ci, nous le savons bien, que la faveur publique se réserve d'accueillir à leur entrée dans le monde ; mais nous avons, tout près de la foule indifférente et dédaigneuse, une sainte cohorte de littérateurs graves et studieux, qui nous encourageront, peut-être ; car il y a quelque mérite, ce nous semble, à parquer ses jeunes années au milieu d'une bibliothèque et dans les obscurités d'un auteur indéchiffrable, pour aider, suivant ses faibles efforts, au mouvement de la science. Et certes, nul ne dira que les œuvres de Sidonius ne soient d'une immense utilité, quand on veut faire un pas à travers cette époque de transformation, où les peuples, accourus en foule des régions du nord, sillonnaient le sol des Gaules, et se disputaient les misérables lambeaux du vieux cadavre romain. L'abbé Dubos, dans son Histoire critique de établissement de la monarchie française ; M. de Chateaubriand, dans ses Études historiques; M. Guizot, dans son Cours d'histoire, n'ont-ils pas, aussi bien que d'autres écrivains, emprunté de savantes pages, des peintures vives et animées, des tableaux pittoresques aux Lettrés et aux Poésies de Sidonius? Voilà ce qu'il est aisé de reconnaître ; mais il faut dire en même temps que ce grand historien d'une grande et curieuse époque est bien loin d'être connu, plus loin encore d'être abordable à beaucoup de personnes instruites d'ailleurs, et poussées par le plus vif amour de la science. Pour comprendre Sidonius, il faut avoir vécu dans son intimité, s'être habitué à la tournure de son esprit et à celle de son langage. Encore même, la tâche ne finira-t-elle pas là ; car il sera nécessaire ensuite d'expliquer cet auteur par toutes les ressources que vous fourniront ses contemporains : qu'adviendra-t-il, quand vous voudrez lui faire parler votre idiome ? Les ouvrages de Sidoine Apollinaire, a dit un professeur plein de goût, sont un mélange d'esprit et de chaleur, d'élégance et de subtilités. Son style offre donc, à côté d'une recherche souvent ingénieuse, des tours et des expressions qui déjà trahissent la barbarie ; son vers manque même quelquefois à la mesure classique et obligée. Curieux pour la connaissance, des mœurs, des usages, des costumes, des origines de ces nations germaniques qui avaient envahi le sol romain, les ouvrages de Sidoine Apollinaire ont cet intérêt qui s'attache à l'étrangeté d'une vie nouvelle et sauvage jetée au milieu de la civilisation, qu'elle dédaigne et contrefait. Ses Lettres sont une image fidèle et piquante de son siècle, et peut-être du nôtre. « On serait tenté de croire, à ne consulter que l'histoire, que les invasions des barbares ont tout détruit dans les Gaules, qu'il y règne une ignorance profonde. Il n'en est rien pourtant ; la civilisation romaine a été atteinte, mais non anéantie. Resserrée et refoulée dans le Midi, elle y maintient les lois, les municipalités, les mœurs, les arts, les souvenirs de l'Italie. La vie politique et littéraire y est la même. Les élections municipales y vont leur train ; seulement elles changent de caractère ; elles deviennent ecclésiastiques, de civiles qu'elles étaient. Il ne s'agit plus de nommer le décurion, mais l'évêque; et déjà commencent, ou plutôt se perpétuent, dans cette vie nouvelle, les anciennes corruptions, les brigues populaires. A côté de ce mouvement politique, et comme un contraste et un repos, nous trouvons la vie des champs, le soin et le goût des grandes cultures, maintenant encore nombreuses dans le Midi. Comme Pline le jeune, Sidoine s'entretient de littérature et de récoltes, et mêle aux préoccupations, aux intérêts littéraires, la peinture de ses champs, de ses vergers. Tout à la fois bel esprit et agriculteur, la campagne lui est un double sujet de luxe descriptif. Mais avant tout, les lettres sont sa passion et son intérêt. Singulière vanité d'un siècle ! Cette époque de Sidoine, qui nous semble à nous si voisine de la barbarie, si pauvre et si stérile, aux yeux de Sidoine elle est riche et brillante. Les grands écrivains ne lui manquent pas. Dans ses contemporains, Sidoine retrouve toutes les gloires de l'antiquité grecque et latine. Toutefois, on peut se tromper à ce faux éclat ; car toute décadence est insensible, et souvent, en se corrompant, une littérature paraît se rajeunir ou s'étendre : se rajeunir, par des artifices de style qui brisent la langue et la préparent à la barbarie, mais piquent et réveillent un goût émoussé ; s'étendre, en confondant tous les genres, en mêlant toutes les connaissances, et en empruntant à des études opposées des mots bizarres et des images incohérentes. Ainsi fait Sidoine. La corruption, chez lui, n'est pas l'absence, mais l'abus de l'imagination ; les mots sont encore latins en eux-mêmes, mais souvent barbares, et toujours forcés dans leur sens; il les tourmente, les détourne de leurs acceptions pour les rendre ingénieux, arrivant à la barbarie du style, comme les peuples à la barbarie de la civilisation, par un excès de politesse. « Du reste, la lecture de ses ouvrages, un peu pénible, n'est pas sans agrément. Il y a un vif intérêt dans ce combat douteux de la civilisation et de la barbarie bienfaisante. Ce combat, Sidoine le reproduit fidèlement. Ses lettres nous montrent tour à tour la cour de Théodoric, les magnificences encore éclatantes de l'Italie, la puissance naissante du clergé. Les Francs, les Goths s'y meuvent à côté des Gaulois ; idiomes, mœurs, costumes se mêlent et s'effacent; déjà vainqueurs et vaincus se familiarisent et s'adoucissent, les uns aux arts, les autres à la conquête. Cependant, la nationalité gauloise, bien qu'opprimée, aime à se reconnaître, à se proclamer dans quelques grands courages, dans quelques hommes qui furent longtemps les héros populaires de la race vaincue. Les Lettres de Sidoine Apollinaire offrent, du reste, les dernières traces de cette nation gauloise qui bientôt disparaîtra entièrement, et dont Grégoire de Tours va raconter les désastres et la mort politique. Et cependant, dans Sidoine, elle paraît encore pleine de vie, cette nation si occupée d'art, de littérature, d'élections, de plaisirs et d'affaires; mais la barbarie triomphe, et pour renaître, la Gaule doit périr. « Les Poèmes de Sidoine Apollinaire sont, comme ses Lettres, précieux pour la connaissance des événements et des hommes. Les races nouvelles, que la conquête avait amenées sur le sol gaulois, y revivent avec leurs costumes bizarres, leurs mœurs rudes, leur vague physionomie. La dureté de ces peuples nouveaux semble même passer dans le style de l'écrivain. Forcé de créer, de composer des mots pour exprimer des images nouvelles, et des usages et des objets jusque-là inconnus, Sidoine Apollinaire offre, dans ses vers, quelque chose de pittoresque et d'aventureux ; son expression est toujours en relief, et son idée en image ; caractère de la poésie barbare, qui distingue dans les hommes la forme et non le fond, et qui attache au physique cette variété de nuances que les siècles polis et cultivés demandent aux faces diverses et profondes de la nature morale.[1] » On voit par-là qu'il est bien difficile de traduire Sidonius, de mettre en saillie, comme dans l'original, cette diction pittoresque, animée, brillante pour l'ordinaire, barbare quelquefois, et cherchant de prédilection tout ce qui ressemble à l'esprit, les pointes et les jeux de mots. Nous nous sommes armés, devant une pareille tâche, de tout ce qu'il peut y avoir en nous de courageuse patience. Il se trouve néanmoins quelques endroits dans les Lettres et dans les Poésies, que nous n'avons pas très-bien compris ; nous en faisons l'aveu sans honte aucune ; il en est même deux que nous n'avons pas rendus, et les voici : — Necdum enim quidquam de haereditate socruali, vel in usum tertiae sub pretio medietatis obtinui. Epist. VIII, 9. — Nous laissons aux jurisconsultes le soin de nous dire ce que signifient ces mots : In usum tertiae, sub pretio medietatis.— ... Jam ponte ligant. ... — Carm. V, v. 496.Cet autre passage, isolé au milieu du texte, altéré peut-être, est vraiment inexplicable. M. Guizot, dans son Cours d'histoire moderne, a traduit en entier ou en partie quelques lettres de notre auteur ; nous n'avons pas dû revenir sur ce travail : une version de Sidonius, faite avec une pareille supériorité, serait une version d'un rare mérite. M. l'abbé Guillon, dans sa Bibliothèque des Pères de l’Eglise, n'accorde que trois pages à Sidonius, qu'il traite avec assez d'indifférence et de mépris ! Trois pages ! il n'y a pas même là ce qu'il faudrait d'espace pour donner une bien faible idée d'un grand évêque du Ve siècle. Andres, dans son beau livre Dell'origine, progresso e stato d’ogni letteratura, consacre un savant chapitre aux auteurs épistolaires ; l'espace nous manque, nous l'eussions reproduit sans cela. Doué, pour l'ordinaire, d'un goût ferme et sûr, Andres néanmoins s'est fourvoyé en parlant de notre auteur : « Sidonius, dit-il, a écrit des lettres dans le goût des saints Pères, mais plus dévotes et plus pieuses, que polies et éloquentes.[2] » Pour se rapprocher un peu de la vérité, il faudrait retourner ce jugement.Andres donne encore une large place, dans son livre, aux écrivains qui ont composé des éloges ; il oublie Sidonius; mais on peut croire, à la manière dont il traite les rhéteurs latins, qu'il n'avait pas une haute opinion de lui comme panégyriste. Chez nous, Thomas n'a parlé du même auteur que pour le juger trop cavalièrement. « Sidonius, dit-il, fut ami de trois empereurs ; il fit leurs panégyriques, et les fit en vers plats, durs et barbares. [3] » Ce n'est pas précisément sous le rapport du style qu'il faut censurer ces panégyriques ronflants et ennuyeux, comme le son d'une grosse cloche ; notre compatriote se montre encore ici le premier poète du Ve siècle : mais ce qui donne prise à la critique, dans ses vers, c'est une servile adulation, une monotonie fatigante ; ce qui rebute et déconcerte le lecteur, c'est la présence continuelle d'une mythologie froide et morte sous la plume d'un pontife chrétien. La croix ne dominait-elle point assez le Capitole, pour que le prêtre de l'Evangile s'inspirât des grandes et sublimes vérités qui avaient transformé le monde, et qui pouvaient alors même lui être une ancre de salut ?On écrit ordinairement Sidonius Apollinaris, mais c'est à tort. Avant la chute de la république romaine, le nom patronymique venait le dernier dans la langue latine ; ainsi l'on disait P. Cornélius Scipio, L. Cornélius Scipio, — M. Tullius Cicero, Q. Tullius Cicero, et c'était le prénom qui servait à distinguer les divers membres d'une même famille. Aux âges postérieurs, une de ces petites révolutions qui bouleversent jusqu'aux moindres choses dans l'histoire de l'homme, finit par intervertir l'ordre premier. Ainsi, pour ce qui nous occupe maintenant, Apollinaris est le nom de l'aïeul, et Sidonius le nom même de notre auteur. C’est une source de difficultés pour l'historien que les singulières métamorphoses que l’on fait subir aux noms propres, dans le passage d'une langue à l'autre. Comment reconnaître, par exemple, dans notre S. Léger, le Leodegarius du moyen âge ? Nous avons donc, autant que cela a été possible sans friser la bizarrerie, reproduit les noms propres d'hommes et de cités tels qu'ils se trouvent dans Sidonius. Nous avons suivi le texte du P. Sirmond, sauf quelques variantes et une ponctuation plus systématiquement rigoureuse. — Nous devons nous expliquer encore sur quelques autres particularités, assez minces d'ailleurs, mais qui étonneraient peut-être, si le lecteur n'était pas averti. Quoiqu'il soit dans les habitudes de la langue latine de tutoyer les plus hauts personnages eux-mêmes, il vint toutefois une époque où le servilisme amena un autre ton à côté d'autres mœurs. Ce fut quand on prostitua la parole, ce son sublime de Dieu, pour faire l'apothéose de quelques monstres, pour encenser des idoles qui eussent mérité les gémonies ; ce fut quand l'on jura par l’éternité des empereurs, et qu'on les décora du nom d’augustes. Le langage des cours s'introduisit plus tard dans l'idiome vulgaire, et l'on s'abstint de tutoyer toutes les fois qu'il fallut s'adresser à quelque citoyen d'une condition élevée. Sidonius présente, sous ce rapport, quelque chose d'assez bizarre que nous n'avons pas voulu bannir de notre version, afin de reproduire jusqu'aux traits les plus singuliers de cette étonnante physionomie ; dans la même lettre, il emploie souvent le pluriel et le singulier, et cela à l'égard de la même personne. Si la chose est disparate en français, il faut s'en prendre à l'auteur et non point aux traducteurs. Ce n'est pas seulement sous le rapport historique et littéraire que nous aimons à envisager Sidonius ; il doit captiver notre attention, à nous chrétiens, comme pontife pieux et bienfaisant. Au milieu des effroyables calamités qui désolèrent l'Europe au Ve siècle, ce fut un noble et sublime spectacle que celui des évêques du Christ, désertant les dignités humaines pour se réfugier au pied de la croix, et pour être l'égide, la consolation et l'appui des malheureux. Sidonius se trouva parmi ces pères du peuple. Disons-le, malgré quelques airs de grand seigneur qui respirent encore dans les écrits du prêtre chrétien, malgré un certain ton de mondaine légèreté, notre Lyonnais eut toujours un cœur compatissant et dévoué ; plusieurs de ses lettres attestent, en caractères profondément empreints, la vérité de nos paroles. Sidonius vole au-devant de tout ce qu'il y a de beau et de bon, et, partout où il la rencontre, loue la vertu avec une rare expansion d'âme. C'est une des grandes gloires du catholicisme, que les hommes qu'il place au rang de ses saints et de ses patrons, soient encore ceux qui honorèrent le plus l'humanité pendant leur vie mortelle. La Notice qui est à la suite de cette préface avait été publiée, voilà quelques années déjà, par M. Péricaud, bibliothécaire de la ville de Lyon ; elle se trouva reproduite ici avec des changements, des additions ou des suppressions que nécessitait l'ensemble de ces volumes. Nous devons adresser nos remerciements à M. Péricaud, et à M. Breghot du Lut, conseiller à la Cour royale de Lyon, pour les conseils bienveillants qu'ils nous ont donnés pendant l'impression de notre travail.[1] Charpentier, Essai sur l'Histoire littéraire du moyen âge. [2] Sidonio Apollinare scrisse lettere sul gusto de' santi Padri, piu divote e spirituali che terse ed eloquenti. Tom. III, p. 181, édit. de Parme, 1787, in 4°. [3] Essai sur les éloges, tom. I, p. 319.
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