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SIDOINE APOLLINAIRE

 

INTRODUCTION

I

Étude sur Sidoine Apollinaire et sur la société gallo-romaine au cinquième siècle.

Sidoine Apollinaire est un exemple mémorable de la puissance du talent et de l'influence des lettres. Si nous en croyons son témoignage, les hommes éminents sont loin d'avoir fait défaut à la Gaule, dans le cours du cinquième siècle. Ses écrits nous ont légué les noms de jurisconsultes, de prélats, de rhéteurs, d'administrateurs, qui jouirent de son temps d'une grande et légitime renommée. Rien n'a subsisté de leurs labeurs ni de leurs veilles. Un simple recueil de lettres, quelques fragments de poésie, ont suffi pour assurer à Sidoine l'immortalité.

Nous nous réservons d'apprécier plus tard le littérateur, de mesurer la valeur de son oeuvre, d'en faire connaître l'importance et la variété. Occupons-nous d'abord de l'homme, de la place qu'il a tenue dans son temps, du milieu dans lequel il a vécu.

Il y a eu deux hommes dans Sidoine Apollinaire : le patricien gallo-romain et l'évêque. Sa vie, qui fut abrégée par le malheur, se partage en deux phases bien distinctes. La première, toute mondaine, est absorbée par la légitime ambition que pouvait concevoir un homme de son rang et de sa naissance, gendre d'un empereur, et dont le père et l'aïeul avaient occupé la grande charge de préfet du prétoire des Gaules (1). La seconde nous présente un évêque, dans toute l'acception de ce mot, un pasteur vigilant de son troupeau, entièrement dévoué aux soins de ses intérêts moraux et matériels, entrant dans tous les détails, préoccupé de la multitude de soins et d'affaires qui s'imposaient nécessairement à un évêque des Gaules, à la fin du cinquième siècle, dans le désarroi général de la société. Mais, à côté de l'évêque, nous trouverons aussi le patriote romain, profondément attaché, par le cœur et par les entrailles, à tout ce que comprenait de gloire, de traditions et de souvenirs ce grand nom de Rome. Les derniers efforts de patriotisme romain, c'est Sidoine qui les a faits, preuve remarquable de cette unité profonde dont Rome avait empreint les nations soumises à son empire ; les dernières paroles éloquentes, inspirées de ce patriotisme, c'est l'évêque de Clermont qui les a prononcées ; et il est bien remarquable que la terre gauloise qui lutta avec tant d'énergie contre les légions de César ait été aussi la dernière à résister, au nom de Rome, à l'invasion et à la conquête barbares.

On pourrait comparer la situation de ce jeune Gallo-Romain (2), témoin de l'invasion des Huns, des Vandales et des Suèves, de l'établissement des Wisigoths dans le midi de la Gaule, à celle d'un grand seigneur de la cour ; au moment où éclate la révolution française. Je ne trouve pas de meilleur moyen de m'expliquer l'attitude de Sidoine Apollinaire, et le caractère de sa correspondance, durant la première partie de sa vie. Sidoine n'est pas moins étonné de l'invasion des barbares que ne le fut la noblesse française des progrès de la Révolution. Il est plus facile à la postérité d'expliquer à loisir les phénomènes de l'histoire qu'il n'est aisé à des contemporains de démêler la vérité dans le tumulte des événements, et de se dépouiller, pour apprécier froidement les choses, de leurs intérêts, de leurs habitudes, de leurs préjugés et de leurs passions.

Rome, malgré l'insulte d'Alaric, est apparue aux premiers regards de Sidoine avec un tel rayonnement de puissance et de majesté (3) que, pendant longtemps, il semblera ne pas s'apercevoir du mal secret qui ronge l'Empire : l'abaissement des caractères et l'énervement des âmes, produits communs du despotisme et de la longue jouissance du pouvoir, de la richesse et de tous les avantages sociaux. Jusqu'au dernier moment, il se refusera à croire que ces magnifiques cités, ces villas opulentes, ces écoles de beau langage, toute cette belle organisation réglée par de si sages lois, en un mot que cette puissance romaine, encore célébrée en beaux vers par Claudien (4), soit destinée à périr, sous les coups de barbares couverts de peaux. À sa haine, et surtout à son mépris des barbares, on le prendrait pour un descendant des Scipion et des Fabius.

Les illusions de nos émigrés ont duré si longtemps qu'elles n'ont pas encore totalement disparu. Sidoine n'ouvrira tout à fait les yeux à la réalité que lorsque le traité de 475 l'aura fait, de Romain, Wisigoth. Durant les années de sa jeunesse, l'apparence des choses n'a pas trop changé. L'orage gronde cependant depuis longtemps. Les premiers bruits datent de l'empereur Gallus, et le danger s'est singulièrement rapproché depuis. Dès l'âge de raison, Sidoine a pu apprendre que le diocèse de Bretagne est perdu, que le diocèse d'Espagne est presque tout entier la proie des Alains et des Suèves, que la Gaule elle-même est fortement entamée. Il n'importe : pour le jeune Gallo-Romain, le protocole subsiste. Rien n'est changé dans l'Empire, parce qu'il y a toujours un monde officiel. Le siège de la préfecture a dû reculer de Trèves à Autun, d'Autun à Arles ; mais il existe encore dans la Notice des dignités un préfet du prétoire des Gaules. Pour Sidoine, le mot emporte la chose. Il est vrai qu'à dix-neuf ans, debout à côté de la chaise d'ivoire de son père, il avait pu assister encore aux fêtes données à Arles, en 449, pour l'inauguration du consulat d'Astère et de Protogène. Longtemps Sidoine aimera à se faire illusion. Son orgueil patricien se bercera de ces grands mots : res romanae, majorum facta, romana respublica, la veille même de la conquête d'Euric (5). L'aïeul de Sidoine Apollinaire avait, nous apprend son petit-fils, « lavé ses erreurs dans les eaux du baptême (6). » Sidoine est donc chrétien, et sincèrement ; mais c'est un chrétien du grand monde. Son christianisme n'a rien d'étroit ni d'austère ; et même, devenu évêque, Sidoine devra à sa grande naissance, à sa haute éducation tout imprégnée d'antiquité, un esprit de tolérance élevée, très digne d'attirer l'attention. Jusqu'en 471, date de son épiscopat, Sidoine, fils et petit-fils d'un préfet du prétoire des Gaules, sera ce que sa condition l'appelait nécessairement à être, un lettré et un mondain. Brillant élève de l'école de Vienne, cité alors savante et magnifique, siège du vicariat des Gaules, où Martial tirait gloire d'avoir des admirateurs, il partagera au plus haut degré la passion de son temps pour les travaux de l'esprit. Il se montrera l'émule des Léon et dés Lampride, des Petrus, des Consence, des Secundinus. Mais le culte de la prose et surtout des vers ne l'empêchera pas de songer beaucoup à se pousser dans le monde, à suivre la carrière des dignités, à égaler par le nombre et la qualité les titres de ses aïeux. La trabée consulaire, les faisceaux et les licteurs du patrice et du consul ont le plus grand prix à ses yeux. Et ce qu'il ambitionne pour lui-même, il le conseille chaudement à ses amis. Il considère comme une obligation pour la jeune noblesse gallo-romaine, qui trop souvent s'oubliait dans la somptueuse oisiveté de ses villas, de servir ce qu'il nomme encore la république, en suivant la carrière des honneurs publics (7). Rien de plus naturel que cette ambition. Aux avantages de la naissance, se joignait chez Sidoine Apollinaire un talent moins solide que brillant, mais éminemment propre à créer la réputation, en frappant vivement les esprits. Dès sa première jeunesse, il est connu par sa prodigieuse facilité à écrire en vers (8). C'est un improvisateur (9) ; c'est presque un autre Ovide. Il n'est bruit que du succès de ses lectures, à l'Athénée de Lyon (10). Cette réputation d'esprit, réputation méritée, suivra Sidoine Apollinaire pendant tout le reste de sa vie.

D'un autre côté, il épousait à vingt ans Papianilla, la fille d'Avitus, en 452, l'année même qui vit la mort de Valentinien III, de Pétrone Maxime, l'appel sacrilège fait aux Vandales par l'impératrice Eudoxie, la prise et le sac de Rome par Genséric.

Au spectacle d'une impératrice qui, par vengeance, appelait les Barbares au cœur même de l'Italie, d'un pouvoir hébété qui, loin de travailler à la protection de ses sujets, était le premier à les trahir, le sentiment de la nationalité, les vieilles rancunes contre Rome se réveillèrent dans la Gaule. La terre de Vercingétorix semble avoir voulu prendre une revanche contre l'avilissement de l'Empire. Tout avait fui devant les hordes vandales. Les sénateurs romains, les consuls, les grands officiers du palais s'étaient dispersés. Le trône était vacant. Résolus à saisir l'occasion, les députés de la noblesse gauloise se réunirent à Ugernum, forteresse sur le Rhône, qui devint plus tard le château de Beaucaire, pour y élire un empereur. Le choix de l'assemblée se porta sur Avitus, maître de la milice sous Valentinien III, naguère préfet du prétoire des Gaules, qu'il avait administrées avec autant de sagesse que d'intégrité. Issu d'une des plus grandes familles de l'Arvernie, Avitus était également illustre par sa valeur, par ses exploits et par sa naissance. Le choix de l'assemblée de la Gaule fut appuyé par Théodoric II. Des liens d'amitié, formés par son père (11) unissaient à Avitus le roi wisigoth, dont la propre domination ne pouvait que gagner à l'appui qu'il donnait au choix des Gaulois.
Sidoine suivit son beau-père à Rome, en compagnie de plusieurs Gallo-Romains de grande naissance, qui s'attachaient, comme lui, à la fortune d'Avitus, entre autres de Messien et de Consentius de Narbonne. Messien fut élevé au patriciat, Consentius nommé préfet du palais (12).

Après une excursion en Pannonie, où il conclut un traité avec les Ostrogoths qui s'engagèrent à couvrir la frontière septentrionale de l'Empire, Avitus, reconnu par Marcien, empereur d'Orient, revint à Rome, et revêtit la trabée consulaire, le 1er janvier de l'an 456. Sidoine, devant le Sénat assemblé, prononça son panégyrique où, entre autres passages précieux pour l'histoire, il signale la part prise par Théodoric II à l'élévation d'Avitus, et trouve quelques traits énergiques et neufs pour peindre la misère des provinces, sous ces empereurs éphémères, et en particulier les souffrances de la Gaule, qui n'avaient d'égales que sa résignation et sa fidélité (13) : « Les maux de toute sorte que nous avons endurés sous un prince enfant, les calamités que nous a infligées la fortune cruelle, il serait trop long, illustre chef, de les rappeler ici. Tu les as ressenties plus que nous, et, pleurant sur les blessures de la patrie, tu étais la proie de chagrins amers. Au milieu de tels désastres, au milieu de ces funérailles du monde, vivre c'était mourir. Mais, alors que sur la foi de nos aïeux nous entourions de nos respects un pouvoir avili, que nous regardions comme un devoir sacré de suivre de chute en chute une chose décrépite, nous ne faisions que soutenir l'ombre d'un empire, satisfaits de supporter même les vices d'une race vieillie, et soumis, moins par raison que par habitude, à la pourpre de nos Césars (14). »

Ces panégyriques des empereurs n'étaient pas, je crois, une chose aussi frivole qu'on pourrait en juger par leur caractère extérieur, par l'hyperbole des louanges qui, depuis Trajan, en était devenue la forme obligée ; forme servile, encore aggravée par trois siècles de despotisme, d'énervement et de décadence. C'étaient quelquefois, comme ici, des pièces officielles destinées à agir sur l'opinion, rédigées sur des mémoires, en un mot des proclamations telles qu'on pouvait en adresser à des peuples doués d'imagination, passionnément épris, par nature et par éducation, de poésie et d'éloquence. Ces panégyriques recevaient la plus grande publicité, et devenaient alors un grand et véritable service politique. De là la fortune de la plupart de leurs auteurs. Le panégyrique d'Avitus valut à Sidoine Apollinaire les honneurs d'une statue de bronze dans le forum de Trajan, honneurs déjà rendus à Claudien (15), qu'Horace ni Virgile n'obtinrent jamais de la reconnaissance d'Auguste.

Mais la chute d'Avitus fut aussi prompte que son élévation avait été rapide. L'aristocratie romaine, qui ne savait plus ni commander ni obéir, ne supportait qu'avec dépit un empereur imposé par une province. Les vices d'Avitus favorisèrent le développement de l'opinion. Le Suève Ricimer tenait le Sénat et l'armée entre ses mains. Il excita dans Ravenne une sédition furieuse, dans laquelle une partie de la ville fut brûlée et le patrice Ramite massacré. Théodoric, occupé alors dans la Galice, n'eut pas le temps de secourir Avitus. Celui-ci, que les affaires de la Gaule avaient rappelé à Arles, passa les Alpes à la tête de quelques troupes, et rencontra Ricimer près de Plaisance. Il fut défait et pris. Le vainqueur consentit à lui laisser la vie et le fit sacrer évêque de cette ville. Mais, peu de jours après, ayant appris que le Sénat voulait le faire mourir, Avitus chercha un refuge en Auvergne, sa patrie. Il périt en route, on ne sait de quelle mort. Une tradition veut que son corps ait été transporté au bourg de Briva (Brioude) et enseveli au pied de l'autel consacré à Saint-Julien.

Sidoine partagea la mauvaise fortune de son beau-père, et retourna tristement à Lyon. On peut supposer que c'est sous l'influence du désenchantement que lui causa cette première expérience de l'instabilité de la fortune qu'il écrivit à un de ses amis, qui persistait à lui vanter la destinée de l'empereur Maxime, cette lettre, l'une des plus belles et des mieux écrites de son recueil, où il développe, en style digne de Sénèque, la thèse du néant des grandeurs humaines (16).

La mort d'Avitus fut suivie d'un interrègne de plusieurs mois, durant lesquels s'aggravèrent les maux qu'engendrait dans les provinces cette succession d'empereurs d'un jour sur le trône d'Occident. C'était par désespoir de ces maux que la Gaule s'était soulevée, en 455, contre Rome, et avait pris l'initiative de l'élévation d'Avitus. Le retour des mêmes insupportables misères, joint au ressentiment du sort cruel fait par les Romains à l'un de ses plus illustres enfants, forma de nouveau dans cette province un parti qui semble avoir visé à l'indépendance, qui dans tous les cas se déclara ouvertement contre l'empereur que Ricimer venait de ceindre de la couronne, avec l'espérance peu déguisée de régner sous son nom. Lyon fut le foyer de cette conjuration, qui avait pour chef Marcellinus (17), général renommé par les succès qu'il avait obtenus sous le commandement d'Aétius, et qui, par parenthèse, était encore païen. Sidoine, et un certain nombre de jeunes patriciens gaulois, parmi lesquels il nomme Catullinus, entrèrent fort avant dans cette conjuration que favorisaient les Wisigoths et les Burgondes.

L'homme qui devait expier si cruellement l'honneur d'avoir trompé les calculs de Ricimer était Julius Valérius Majorianus. Au moment de la révolte de Marcellinus, il préparait une descente en Afrique contre Genséric. Mais comprenant de quelle importance était pour l'empire d'Occident la conservation d'une province comme la Gaule, il rassemble son armée, passe les Alpes au cœur de l'hiver, bat les Wisigoths et arrive devant Lyon, dont il s'empare, en l'abandonnant aux horreurs d'une prise d'assaut. Ce n'était qu'un premier châtiment. Outre une forte garnison qu'il imposa à la cité vaincue pour la tenir en obéissance, Majorien exigea encore une contribution de guerre considérable, que durent payer les principaux habitants, au nombre desquels était Sidoine.

Si l'on ne savait, par le code Théodosien et par l'histoire des bas siècles, l'importance attribuée aux lettres par le gouvernement romain, le grand cas qu'il faisait des lettrés, la considération et les privilèges dont il entourait les professeurs, on aurait ici une belle occasion de le constater. Sidoine Apollinaire était un vaincu politique ; et, comme tel, sa personne et ses biens étaient à la discrétion du vainqueur. En cette circonstance redoutable, sa seule réputation littéraire le sauva. Que dis-je ? le sauva : elle le remit complètement en faveur, non pas, il est vrai, sans porter une grave atteinte à son caractère.

Majorien avait pour secrétaire un rhéteur nommé Petru, d'une grande réputation par ses poésies et son éloquence. La communauté des goûts, la culture du même art avaient lié Sidoine avec Petrus. Que se passa-t-il entre eux dans cette circonstance ? Je l'ignore. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'on vit le conspirateur gallo-romain, le panégyriste ampoulé d'Avitus, mettre pour le même objet sa muse au service de Majorien, créature de Ricimer, meurtrier de son beau-père. La politique dut jouer un certain rôle dans cette circonstance. Petrus comprenait, sans doute, le service qu'il rendait à son maître, en ralliant à sa cause un homme de la naissance et de la réputation de Sidoine ; et Majorien ne pouvait qu'être flatté d'entendre son éloge prononcé au sein d'une des métropoles de la Gaule par un des plus illustres Gallo-Romains. Entre l'empereur et le poète, ce trait de souplesse mit le sceau à l'amitié. La réconciliation fut complète. Majorien se montra plus clément envers Lyon. Il consentit à recevoir des otages en échange de la garnison, fit grâce aux Lyonnais de la lourde contribution de guerre, et accorda à Sidoine Apollinaire la remise de l'impôt des tria capita dont il l'avait frappé. Deux ans plus tard, nous retrouvons le poète à Arles, à la table de l'empereur, qui avait réuni autour de lui quelques-uns des plus illustres personnages de la Gaule, et dans une circonstance qui a fourni à cet esprit d'ailleurs charmant l'occasion d'un incomparable tableau.

Cette capitulation de conscience n'en doit pas moins être, pour les admirateurs de Sidoine Apollinaire, le sujet d'un pénible étonnement. J'y vois un effet saisissant des habitudes rampantes auxquelles le despotisme impérial avait de longue main plié les âmes. Plaire à l'empereur, à cela se réduisait toute la morale (18) ; cette morale de courtisan, dont dix siècles plus tard, en des temps analogues, Balthazar Castiglione rédigeait le code (19) adopté dans toutes les cours de l'Europe.

Je ne dis pas que cette morale n'ait pas été rejetée par plus d'une âme fière, même au cinquième siècle ; mais il est trop évident que Sidoine n'a pas été une de ces âmes-là. Dans les éloges qu'il adresse à Majorien, il ne garde aucune mesure. Il se met littéralement à ses pieds. Il se déclare son poète, son serviteur (20). Il va jusqu'à se féliciter d'avoir été, par la défaite de son parti, l'occasion d'un triomphe pour Majorien (21). On ne saurait employer plus d'adresse, plus de subtilité à s'avilir. C'était le ton obligé de ces adulations serviles. Ausone ne tarit pas sur le bonheur qu'il a eu d'être nommé consul, non au champ de Mars, non par le peuple, non dans les comices, mais par Gratien. En voyant Gratien présent partout par sa puissance, il commence, dit-il, à concevoir l'hyperbole des poètes qui ont dit que tout est plein de la divinité. Il aura même du génie, puisque l'empereur l'a commandé (22) Sidoine aggrava l'effet de sa palinodie, en acceptant pour récompense le titre de comte du palais (23). Dévoué désormais à la politique de Majorien, on le voit répandre son éloge en tous lieux, déclarer que les marques d'intérêt que ce prince donnait à la Gaule étaient propres à rassurer tous les esprits, et devaient engager à abandonner tout projet de résistance.

Le règne de Majorien ne devait pas avoir une durée beaucoup plus longue que celui d'Avitus. Mais, dans le court espace de trois ans et demi, Majorien eut le temps de déployer des qualités qui montraient qu'il était digne d'occuper la grande place qu'il tenait de la volonté de Ricimer. Ce n'était pas le compte de l'ambitieux patrice. Il souleva contre l'empereur l'armée qui avait repris le chemin de l'Italie, et, le 7 août de l'an 461, Majorien périt à Tortone, assassiné par ses propres soldats. Il s'écoula un intervalle de quelques années rempli par un fantôme d'empereur (24), sous l'usurpation assez peu déguisée de Ricimer. Euric, que le meurtre de son frère Théodoric avait fait roi des Wisigoths (466), mit à profit cette anarchie pour commencer la série d'entreprises qui devaient donner pour limites à son royaume d'une part le Rhône et la Loire, de l'autre les Pyrénées et l'Océan. Les Bourguignons, de leur côté, s'étaient rendus maîtres du bassin de la Saône, peut-être de Lyon et de Vienne, pendant que le comte Egidius avait constitué la Gaule en État à peu près indépendant. Déchu pour la seconde fois de ses espérances, Sidoine reprit le chemin de l'Auvergne et se retira à Lyon, puis à Avitacum. Il alla demander aux belles campagnes de ce pays l'oubli des agitations politiques, où, coup sur coup, son ambition et ses espérances avaient fait tristement naufrage.

La déplorable situation de l'Occident finit par attirer sérieusement l'attention de l'empereur Léon. Il résolut de mettre fin à l'anarchie qui le dévorait, et jeta les yeux autour de lui pour trouver un homme capable de remplacer Majorien sur ce trône redoutable où se succédaient si rapidement les empereurs. Ainsi, la reine du monde, épuisée autant qu'avilie par ses discordes, avait perdu jusqu'au droit d'être consultée sur le choix de ses maîtres. L'arbitrage de l'univers était passé à Constantinople à peine un siècle après sa fondation. Sidoine Apollinaire a exprimé poétiquement cette grande révolution politique, lorsqu'il représente Rome, dans sa détresse, allant implorer sa jeune sœur de l'Orient, figurée sous les traits de l'Aurore, et lui demandant humblement de la protéger contre elle-même :

« D'un air majestueux la déesse rassemble ses cheveux épars et couvre sa tête, chargée de tours, d'un casque ceint de lauriers ; elle passe un baudrier garni de bulles d'or qui soutient l'épée suspendue à sa gauche ; son bras est armé d'un bouclier sur l'orbe duquel figurent Mars et ses fils, Ilia, la louve, le Tibre et l'Amour ; la dent d'une agrafe rassemble ses vêtements sur son sein ; l'éclair jaillit de sa lance redoutable. Ainsi armée, la déesse traverse les airs et gagne les tièdes contrées où naît le jour. Aussitôt que l'Aurore voit Rome s'approcher à travers l'espace liquide, elle s'élance de son trône, et, prenant un ton flatteur : « Reine du monde, » lui dit-elle, « pourquoi viens-tu visiter mon empire ? Qu'ordonnes-tu ? » Rome garde un moment le silence, puis elle adresse à l'Aurore ce discours où la sévérité est tempérée par la douceur :« Cesse de t'émouvoir et bannis toute crainte. Je ne viens pas te demander que l'Araxe, soumis à ma puissance, coule sous le pont jeté sur ses eaux, ni que, selon l'usage d'autrefois, le soldat romain s'abreuve, dans son casque, aux eaux du Gange... Je t'ai cédé toutes ces régions : eh ! ne mérité je pas ainsi que tu protèges ma vieillesse ? Veux-tu assoupir nos anciennes querelles : accorde-moi Anthémius. Que Léon règne sur ces vastes contrées, et qu'il règne longtemps ; mais que je reçoive des lois de celui que j'ai demandé, et que les mânes de Marcien se réjouissent de voir sa fille Euphémie décorée de la pourpre dont lui-même fut revêtu. Ajoute encore aux liens publics un lien particulier : qu'Anthémius devienne l'heureux beau-père de Ricimer (25). »

Le choix de Léon se porta en effet sur Anthémius. Illustre par sa naissance, par son mariage, par ses richesses, ce personnage l'était encore par ses dignités et par les succès qu'il avait obtenus dans ses campagnes contre les Huns et contre les Goths. Il était, par sa mère, petit-fils de cet Anthémius qui avait si sagement gouverné l'empire d'Orient dans les premières années de Théodose le Jeune. Son père Procope qui, sur la fin du règne du même Théodose, s'était signalé dans la guerre contre les Perses, était de race impériale. Il descendait de ce cousin de Julien qui, en 366, avait disputé le trône d'Orient à Valens. Tel était le personnage illustre « entre les bras duquel vint se jeter la République épuisée, pareille à un vaisseau désemparé qui n'a plus de pilote, afin de naviguer plus sûrement sous un maître habile, sans avoir à redouter désormais ni les tempêtes, ni les pirates (26). »

Mais, quoique détesté, Ricimer était trop puissant en Italie pour qu'il fût possible de disposer sans lui de l'empire d'Occident. La main d'Ascella, fille d'Anthémius, accordée à Ricimer, fut le gage de l'union entre le nouvel empereur et le tout puissant patrice. Parti de Constantinople avec une suite brillante, Anthémius débarqua au port de Classe, près de Ravenne. Ricimer vint l'y saluer. En approchant de Rome, il trouva le sénat et le peuple rassemblés à trois milles de la ville, dans la plaine de Bontrote, où il fut proclamé Auguste, le 12 avril de l'année 467. Désormais, l'empire d'Occident avait pour chef un prince expérimenté, un soldat capable non seulement de donner des ordres pour la guerre, mais de la diriger en personne.

Le premier soin d'Anthémius fut de défendre, contre l'ambition des Wisigoths, les provinces romaines de la Gaule situées au nord des Cévennes. Le Quercy, le Périgord, le Rouergue et le Gévaudan, l'Auvergne surtout, en faisaient partie : riche et magnifique proie, toujours convoitée par les rois barbares, et qui, pour le moment, placée entre les Bourguignons et les Wisigoths, était également menacée par les deux peuples. Deux mesures importantes furent prises dans ce but. Par la première, un corps de Bretons auxiliaires, sous la conduite de Riothame, fut chargé de couvrir au nord la frontière de la Loire, en occupant le Berry ; par la seconde, la première Lyonnaise fut cédée aux Bourguignons. La mesure était habile. En mettant les Bourguignons en présence des Wisigoths, cette disposition établissait entre les deux peuples barbares une rivalité dont l'Empire devait profiter. Les Bourguignons s'engageaient, en effet, à défendre l'Auvergne, où ils étaient reçus en qualité d'hôtes. C'est alors que Sidoine les vit de plus près. Il a exprimé ses répugnances de Gallo-Romain, ses délicatesses froissées de grand seigneur, en des vers neufs comme la situation, pittoresques et vivants comme le sentiment qui les inspirait.

« Qui ? moi chanter l'hymen en vers fescennins quand je vis au milieu des hordes chevelues, assourdi par les sons de la langue germaine, obligé d'avoir l'air de louer quelquefois ce que chante, bien repu, le Burgonde aux cheveux graissés d'un beurre rance ? Veux-tu savoir ce qui brise ma lyre ? Effrayée par les rauques accents des Barbares, Thalie dédaigne les vers de six pieds depuis qu'elle voit des patrons qui en ont sept. Heureux tes yeux, heureuses tes oreilles, heureux même ton nez ! car il ne sent pas dix fois le matin l'odeur empestée de l'ail ou de l'oignon. Tu n'as point à recevoir avant le jour, comme si tu étais le vieux père de leur père, ou le mari de leur nourrice, ces géants auxquels suffirait à peine la cuisine d'Alcinoüs. Mais ma muse se tait et s'arrête, après ce petit nombre d'hendécasyllabes, de peur que, dans ces vers badins, quelqu'un n'aille trouver encore une satire (27). »

Un rôle nouveau et inespéré était réservé à Sidoine Apollinaire en ces circonstances difficiles. L'abbé Dubos a essayé d'établir que, sous la tutelle du gouvernement romain, il existait une assemblée de délégués des sept provinces méridionales de la Gaule. Cette assemblée, qui se réunissait à Arles, était appelée à délibérer sur les affaires du pays, et probablement à le diriger en temps de trouble et d'anarchie (28). Nous avons vu cette assemblée à l'oeuvre à propos de l'élévation d'Avitus à l'empire. On a supposé qu'à l'avènement d'Anthémius, Sidoine Apollinaire, appelé à faire partie de cette assemblée, aurait été délégué par elle auprès de l'empereur pour lui exprimer les doléances de la Gaule et demander un remède à ses plaies (29). Il est certain qu'en 467 un rescrit impérial appela Sidoine à Rome pour affaires de service, car ce rescrit lui donnait droit aux postes impériales, droit qui, par les dépenses qu'il entraînait, n'appartenait qu'aux personnes voyageant pour le service de l'État (30). Il n'existe pas de preuves certaines de cette délégation des sept provinces. On peut cependant la regarder comme probable, d'après un passage assez décisif d'une lettre de Sidoine (31). Il est probable également que le gouvernement impérial, voulant s'instruire de la situation intérieure de la Gaule, connaître en détail les intentions plus ou moins hostiles des Wisigoths et des Burgondes, appelait à Rome pour cela l'un des hommes les mieux capables de répondre à son but par sa situation, par son passé et ses lumières. Sidoine, qui paraît avoir été extrêmement flatté de ce choix, obéit aussitôt.

Si le mot ne devait sembler ambitieux, je dirais volontiers avec Montesquieu : « C'est ici qu'il faut se donner le spectacle des choses humaines. » Nous tenons de Sidoine lui-même le récit circonstancié de son voyage, et ce récit est assurément une des pages les plus curieuses que nous ait léguées l'antiquité (32). On y voit en effet, tracée en caractères éclatants, la preuve de cette vérité : que malgré les révolutions dans le temps et dans l'espace l'homme change bien peu, et qu'à travers les migrations et le mélange des peuples, la chute des empires, les transformations de la société, l'humanité demeure éternellement la même, avec ses intérêts et ses passions.

Arrivé en effet à Rome, la première pensée de Sidoine sera de tâcher de reconstituer sa fortune politique (33). Il ne s'occupe ni du pape Hilaire, qui venait de succéder à saint Léon, ni de l'Église romaine, ni du clergé. Tous ses soins s'appliquent aux moyens de parvenir jusqu'à l'empereur. On dirait une célébrité de province venant chercher fortune à Paris après une de nos nombreuses révolutions. Le hasard veut que l'arrivée de Sidoine coïncide avec les noces de Ricimer et de la princesse impériale ; mauvais moment pour un solliciteur. Sidoine se plaint avec humeur de ce contre-temps, et son dépit lui ouvrant les yeux, il remarque que l'on dissipe, à propos de fêtes, les ressources de deux empires. Que faire cependant pour ne pas perdre, dans l'intérêt de son ambition, le temps qui s'écoule en réjouissances ? Sidoine, homme avisé, étudie attentivement le terrain de l'intrigue. De tous les hommes en crédit dont il peut disposer, quel est le plus capable de le servir ? Parmi les personnages riches et distingués que comptait le sénat, on remarquait spécialement deux consulaires des plus illustres : Gennadius Avienus et Cécina Basilius. Ils occupaient tous deux le premier rang ; mais égaux par le crédit et la considération, ils différaient par les goûts et le caractère. Aviénus avait pour lui la fortune, Basilius le mérite. Aussi, comme il arrive presque toujours en pareille circonstance, le premier employait son influence à l'avancement de sa famille ; et, malgré l'accueil bienveillant qu'il faisait à tous les solliciteurs, l'empressement qu'il mettait à promettre surpassait de beaucoup les résultats. L'autre, au contraire, plus généreux envers les étrangers qu'envers les siens, savait choisir ses clients et les poussait avec activité. Aviénus accordait plus aisément son amitié, Basilius un bienfait. Il n'était pas difficile, ce me semble, de se prononcer ; mais Sidoine ne voulait sacrifier ni l'un ni l'autre : « Toutes choses longtemps balancées, » dit-il naïvement, « je pris le parti moyen : je résolus, tout en conservant des égards pour le vieux consulaire dont je visitais assez souvent la maison, de m'attacher de préférence à ceux qui fréquentaient Basilius (34). »

Arrivèrent les calendes de janvier : l'empereur allait inaugurer un second consulat. « Allons, mon cher Sollius, » me dit alors mon patron, « quoique tu sois accablé sous le poids de l'affaire dont tu es chargé, je veux que tu ranimes ton ancienne muse en l'honneur du nouveau consul, et que tu versifies, bien qu'à la hâte, quelque compliment de félicitation. Je t'introduirai, et, en te procurant les moyens de réciter ton poème, je te ménagerai la bienveillance du prince. Si tu en crois mon expérience, cette bagatelle te vaudra de sérieux avantages (35). »

Tout cela n'est-il pas aussi charmant qu'instructif ? et ne se croirait-on pas dans un entre-sol de Versailles ! Sidoine ne perd pas un instant. Sa finesse lyonnaise lui révélant la portée du conseil du sage Basilius, il monte les cordes de sa lyre, que nous avons le droit de trouver tant soit peu banale, et il célèbre, en quatre cent cinquante vers, à grand renfort de figures de rhétorique et de divinités mythologiques, les louanges, les exploits et les mérites d'Anthémius. Ricimer, qui était présent, eut sa part d'éloges emphatiques, exagérés comme tout le reste (36). Le poète courtisan eut le triste courage de le comparer aux Métellus, aux Marcellus. Son nom sert de barrière à l'empire. La récompense ne se fit pas attendre. À peine l'empereur a-t-il savouré le parfum de cet encens, qui pourrait être plus délicat, qu'il nomme Sidoine Apollinaire préfet de Rome, et, quelque temps après, patrice, à l'expiration de sa charge, qui finit avec l'année 468. C'était la seconde dignité de l'Empire, celle qui venait après le consulat.

Ce qu'il y a de plus triste, c'est que Sidoine avait conscience de sa bassesse et n'en rougissait point, tant la bassesse était passée dans les moeurs. « Si j'ai composé un méchant discours, » écrivait-il d'un ton dégagé à Héronius, en lui envoyant son panégyrique, « au moins la récompense est-elle belle (37). » Il professait la morale du monde, et croyait que la fin justifie les moyens.

D'un autre côté, ce serait se tromper, je crois, et rabaisser outre mesure les hommes sérieux qui composaient le gouvernement romain, que d'admettre que de si hautes dignités fussent la récompense disproportionnée d'un panégyrique. Comme au temps de Majorien, la politique se cachait ici sous la littérature. Faire du gendre de l'empereur Avitus un préfet de Rome, un patrice, c'était une grande satisfaction donnée à la Gaule, c'était la flatter et se l'attacher. Telle avait été de tous temps la politique des empereurs à l'égard de cette importante province. Nous verrons, quelques années plus tard, l'empereur Népos, dès son avènement, s'empresser également de satisfaire le sentiment national des Gaulois, en conférant cette même dignité de patrice au magnanime Ecdicius, fils d'Avitus et beau-frère de Sidoine. Ces choix, ces flatteries, ces prévenances, établissent clairement l'importance de ces grandes familles gallo-romaines, et combien l'empire avait à compter avec elles.

Il peut paraître singulier que Sidoine Apollinaire ait attaché à la conservation de sa charge moins de prix qu'il n'avait mis d'ardeur à la rechercher. Sa responsabilité semble l'avoir effrayé. Comme préfet de Rome, il était chargé de l'approvisionnement de l'immense ville, et depuis que les Vandales avaient enlevé au peuple romain le premier de ses greniers, Carthage, et que leurs flottes purent bloquer le second, Alexandrie, la gêne des subsistances se faisait quelquefois sentir. « Je tremble, » écrivait-il à un de ses amis, « que les voûtes du Colisée ne retentissent des clameurs hostiles du peuple romain (38). »

Présent sur les lieux, admis aux conseils de l'Empire, témoin de la sourde opposition que faisait à son beau-père le perfide Ricimer, prévoyait-il la chute prochaine d'un pouvoir qui n'avait jamais cessé d'être chancelant ? Voulait-il dérober sa personne aux conséquences de la ruine d'Anthémius qu'il entrevoyait comme prochaine ? Ce qu'il y a de certain, c'est qu'on le vit, à l'expiration de sa charge, s'empresser de quitter Rome pour retourner dans sa retraite de Lyon.

Le séjour à Rome de Sidoine Apollinaire fut signalé par un événement considérable. Nous voulons parler du procès d'Arvandus, qui fut le dernier acte d'autorité exercé par le sénat romain dans les affaires de la Gaule.

Lassés d'obéir à un pouvoir devenu incapable de les protéger dans leurs personnes et dans leurs biens contre les assauts perpétuels de la barbarie (superventus), exaspérés par le ressentiment de leurs maux, un nombre considérable de Gallo-Romains en étaient venus à accepter l'idée de se séparer de Rome et de se constituer en État indépendant, sous le sceptre des rois wisigoths (39). Ne valait-il pas mieux, disaient-ils, accepter la loi d'un pouvoir jeune, vigoureux, capable de se faire respecter, que de conserver une fidélité de sentiment à l'Empire, machine usée, vermoulue, d'où la vie se retirait de toutes parts ? Ce plan ne manquait pas de quelque sagacité, puisqu'on le vit se réaliser sous les Francs. Ce qui le fit échouer sous les Wisigoths, en empêchant de s'y rallier la totalité de la Gaule demeurée romaine, c'est probablement la répugnance des Gaulois catholiques pour les Wisigoths qui étaient ariens, et surtout le caractère personnel de leur roi Euric, arien passionné, non moins ambitieux que fanatique. Le clergé qui se rallia à Clovis, baptisé par saint Remi, devait nécessairement repousser Euric.

Le procès d'Arvandus révéla ce fait incroyable, d'un des plus grands officiers de l'empire, d'un préfet du prétoire des Gaules entrant dans une conspiration destinée à détacher les Gaules de l'empire romain. C'était un crime de haute trahison au premier chef. Des courriers interceptés établissaient la culpabilité d'Arvandus de la façon la plus accablante. Mandé à Rome devant le tribunal des sénateurs, l'ancien préfet du prétoire essaya d'abord de payer d'audace ; mais il changea bientôt de ton devant l'attitude de ses accusateurs et de ses juges. Il fut condamné à subir la peine capitale. Sidoine assistait au procès. Il a peint cette scène avec sa vivacité de couleurs accoutumée, quand sa plume est soutenue par le sujet et qu'il ne vise pas à l'esprit. Il ne déguise nullement, dans sa correspondance, l'intérêt que lui inspire le personnage (40). Le plus triste effet des révolutions politiques multipliées, caractère particulier des époques de décadence, est, hélas ! d'ouvrir comme une école d'immoralité. On ne voit plus rien clairement ni simplement. Les limites qui séparent le crime et la vertu, la culpabilité et l'innocence, s'obscurcissent et s'effacent de plus en plus. C'est au plus haut degré l'ère des circonstances atténuantes. La peine d'Arvandus fut commuée par Anthémius en un exil perpétuel qui probablement ne fut pas de longue durée. L'intervention personnelle de Sidoine ne fut pas non plus étrangère à cette mesure de clémence ; mais l'ombre du vieux Caton dut tressaillir.

Les années de retraite qui précédèrent l'épiscopat de Sidoine Apollinaire ne révèlent aucun fait important qui mérite d'être signalé. Sidoine vit à Lyon ou dans ses terres de la vie de grand seigneur opulent. Les soins de l'agriculture, l'éducation de ses enfants, les exercices littéraires, les voyages, partagent son existence. Il garde la réputation acquise du plus bel esprit de son temps. Sa muse facile est à la disposition de ses amis. Il écrit sans se faire prier des épithalames à l'occasion de leurs noces, où figurent Vénus et les Amours, Minerve et les Grâces, dont le culte littéraire se conciliait tant bien que mal, dans l'esprit de l'auteur, avec ses croyances chrétiennes. Un intrigant indiscret lui demande une épigramme de douze vers qu'il se propose de faire graver sur les reliefs d'un bassin d'argent destiné à la femme d'Euric, la reine Ragnahilde. Sidoine écrit les douze vers, non sans faire observer spirituellement à son ami que « dans un pareil Athénée le métal de son bassin a plus de chances d'être loué que les vers (41). »

Le bassin était en forme de conque marine ; et, faisant allusion à cette figure et aux souvenirs que l'antiquité y attachait, Sidoine disait :« La conque sur laquelle le monstrueux Triton promène Vénus ne soutiendra pas la comparaison avec celle-ci. Incline, - c'est notre prière, - incline un peu ta majesté souveraine, et, patronne puissante, reçois un humble don. Ne dédaigne pas d'accueillir avec bonté ton client Evodius ; en le faisant grand, toi-même aussi deviendras plus grande. Puisses-tu, toi dont le père, le beau-père et l'époux sont des rois, voir aussi ton fils régner avec son père et après son père. Heureuses les eaux qui, renfermées dans le resplendissant métal, toucheront la face plus resplendissante de la reine ; car, lorsqu'elle daignera y baigner son visage, c'est le reflet de son visage qui blanchira l'argent de la coupe. »

Voilà les flatteries que le gendre d'un empereur, un descendant des préfets du prétoire trouvait à l'adresse d'une reine barbare. Tout le siècle est là dedans : c'est le sublime de l'art de s'humilier.
Sidoine visitait souvent à Vienne Claudien Mamert, le plus grand philosophe du cinquième siècle, selon M. Guizot, et Fauste de Riez, l'adversaire de Mamert sur la question de la nature de l'âme. L'ouvrage de Mamert sera dédié à Sidoine (42). Il se rend de Vienne à Nîmes, où Tonance Ferréol et son parent Apollinaire se disputent la joie de le recevoir dans leurs villas de Voroangus et de Prusianum, situées l'une et l'autre sur les bords du Gardon, au milieu de riantes campagnes, aujourd'hui encore plantées, comme au temps de Sidoine, de vignes et d'oliviers. La distance d'une promenade à pied séparait à peine ces belles demeures. De Nîmes il se rendra à Toulouse pour y voir le ministre chancelier d'Euric, le descendant de Fronton, l'auteur de ces ordonnances par lesquelles le roi wisigoth « portait la terreur au-delà des mers, concluait des alliances avec les Barbares, ou réprimait dans ses États la turbulence de ses sujets (43) : esprit élevé, qui est un exemple mémorable de l'empire que l'éloquence et le savoir exerçaient sur les rois « couverts de peaux, mais qui, supérieur à sa fortune, vécut à la cour de Toulouse sans ambition ni désir de richesses, étonnant Ariens et Barbares par sa piété et par sa science.

De Toulouse il poussera jusqu'à Bordeaux, où l'attendent l'éloquent et savant Lampride, Anthédius, le poète philosophe, Trégèce de Bazas, Lupus, dont Agen et Périgueux se disputaient les leçons (44), le saint évêque Gallicinus, et enfin Léontius, dont il a célébré la splendide villa de Burgus. De Bordeaux une lettre le rappelle au souvenir de Nammatius, l'amiral d'Euric, qui, posté à Oléron, défend l'embouchure de la Charente et de la Gironde contre les invasions des Saxons.

C'est du sein de cette vie, qui eût été fort douce si elle n'avait été troublée par l'insupportable contact des Burgondes, par les incursions ruineuses des Wisigoths, que Sidoine fut tout à coup arraché pour être porté, assurément malgré lui (45), sur le siège de l'évêché de Clermont par le suffrage du peuple. Clermont, en effet, était devenu pour lui une seconde patrie, depuis son alliance avec la famille Avita. La terre d'Avitacum, qu'il tenait de sa femme, était située dans les environs de cette ville sans qu'on ait pu en déterminer précisément l'endroit.

Il n'est pas douteux que Sidoine n'ait lutté longtemps contre le périlleux honneur qu'on lui imposait, et dont sa clairvoyance mesurait aisément les pénibles devoirs. Il était surtout effrayé de sa responsabilité morale, et, repassant dans sa mémoire les souvenirs de sa vie mondaine : « Malheureux que je suis ! » écrivait-il à Lupus de Troyes, « la continuité de mes crimes m'a réduit à une telle nécessité que je me vois contraint de prier maintenant pour les péchés du peuple, moi pour qui les supplications d'un peuple innocent obtiennent à peine miséricorde... ! Moi, le plus indigne des mortels, je me vois dans la nécessité de prêcher ce que je refuse de faire. »

Le combat qu'il eut à soutenir contre lui-même fut si violent qu'il en tomba malade. Il sortit de la crise épuré et raffermi. Le politique avec ses compromis, l'homme du monde avec ses faiblesses, ses capitulations de conscience, auront désormais disparu pour faire place à l'évêque. Ce mot n'a pas besoin de commentaires : il dit tout.

Le rôle d'évêque au cinquième siècle, tel qu'on le voit soutenu par les Patiens de Lyon, les Aignan d'Orléans, les Mamert de Vienne ; c'est l'Évangile militant, le christianisme en action. Rien, dès lors, de plus nouveau. Ce rôle absorbe et résume, dans ses diverses formes, la presque totalité des fonctions du gouvernement impérial. Il n'y a plus d'armées pour arrêter les Barbares ; l'évêque substituera à la force matérielle l'influence morale. Saint Léon fera reculer Alaric ; saint Aignan arrêtera Attila. Il n'y a plus de finances pour venir au secours des populations ruinées et affamées : l'évêque y suppléera par son patrimoine (46). Dans le désordre affreux qui accompagnait les coups de main des Barbares, tout se désorganisait. Comtes et vicaires surpris prenaient la fuite avec les gens riches (47) ; les agents subalternes suivaient la retraite de leurs chefs. L'évêque, substitué, depuis Constantin, à certaines attributions des défenseurs des cités, devenu avec le temps un véritable magistrat civil (48), une sorte de tribun du peuple, l'évêque suffisait à tout. Lui ne fuyait pas. Soutenu par la force morale, qu'il puisait dans la doctrine chrétienne, il restait désarmé mais imposant, au milieu de son troupeau, et affrontait sans peur, la croix à la main, les bandes des Alains ou des Goths.

L'Église, d'ailleurs, encore à son origine, constituait (qu'on me passe le mot qui sert à me faire comprendre) une sorte de franc-maçonnerie (49). Le paganisme était encore puissant. Entre les païens et les ariens, il est douteux que les chrétiens catholiques formassent la majorité. La qualité de membre de l'Église devenait dès lors un titre à la protection de l'Église, comme aux premiers temps apostoliques. S'agissait-il d'une affaire importante nécessitant un voyage lointain, de Clermont à Narbonne, d'Autun à Arles, de Troyes à Marseille, la correspondance des évêques, assurait au Gallo-Romain catholique la sécurité et l'appui que la puissance civile n'aurait pu ou voulu lui procurer.

Ce rôle d'évêque, dont je viens de tracer l'esquisse, Sidoine, après en avoir mesuré l'étendue et l'importance, l'accepta tout entier. On le voit dès lors entretenir une correspondance assidue avec presque tous les évêques de la Gaule (50) : Lupus de Troyes, Auspicius de Toul, saint Remi de Reims, Principius de Soissons, Euphronius d'Autun, Patiens de Lyon, Mamert de Vienne, Aprunculus de Langres, Perpétuus de Tours, Censorius d'Auxerre, Fontéius de Vaizon, Basilius d'Aix, Gracus de Marseille, Eutrope d'Orange, Ruricius de Limoges, et Faustus de Riez. La plupart de ces prélats étant des hommes considérables par leur naissance, leurs talents et leurs vertus, lui étaient déjà particulièrement connus. Il s'adresse à eux dans son angoisse ; il sollicite avec ardeur leurs conseils et leurs prières. La joie avec laquelle fut accueillie dans l'épiscopat des Gaules la nouvelle de l'exaltation de Sidoine Apollinaire, les félicitations qu'il reçut des prélats les plus éminents, sont un des faits qui nous indiquent le mieux ce qu'il était aux yeux de son siècle et la place qu'il occupa dans son temps. Mais rien ne dut sans doute le toucher plus profondément que la lettre qu'il reçut de l'illustre auxiliaire de saint Germain d'Auxerre, de l'apôtre des Bretons, Loup de Troyes, l'ancien abbé de Lérins, regardé alors comme le père des évêques, moins à cause de sa vieillesse qu'à raison de ses vertus.« Je rends grâces à Dieu, Notre seigneur Jésus-Christ, » lui écrivait-il, « de ce que l'Esprit saint pour soutenir et consoler l'Église, son épouse bien-aimée, au milieu de ces tribulations qui la font chanceler de toutes parts, vous a appelé, Père très chéri, à l'épiscopat, afin que vous soyez un flambeau en Israël, et que vous parcouriez avec zèle, sous les auspices du Christ, les charges laborieuses et les plus humbles ministères de la milice céleste, de même que vous avez rempli, à votre plus grande gloire, les dignités les plus éclatantes de la milice terrestre. Car il ne faudrait pas que, la main une fois à la charrue, vous jetassiez vos regards en arrière, à l'exemple des laboureurs indolents. Vous avez, par les plus glorieuses affinités, approché de très près du faîte de l'Empire ; les dignités de la trabée, les brillantes préfectures et les plus grands honneurs du siècle que nous puissions imaginer, dans le trouble incessant de nos désirs, vous les avez occupés au milieu de la gloire et de bruyants applaudissements. L'ordre est changé, et c'est dans la maison du Seigneur que vous êtes parvenu au faîte d'une grandeur dans laquelle il faut moins paraître avec l'éclat excessif d'un faste tout mondain, qu'avec le profond abaissement de l'esprit et l'humble anéantissement du cœur... Faites donc en sorte de tourner votre habileté vers les choses de Dieu, vous qui avez eu tant de capacité pour les choses de la terre. Qu'à vos paroles, vos peuples recueillent des épines sur la tête du Sauveur crucifié, eux qui, à votre voix, cueillaient des roses au sein des pompes mondaines, et que la bouche de l'évêque révèle les secrets de la discipline céleste à ceux qui recevaient de la bouche d'un personnage éminent les règles de la discipline civile. Pour moi, qui vous ai tant aimé lorsque vous suiviez les voies arides du siècle, quelle n'est pas l'étendue de l'amour que je vous porte, maintenant que vous suivez les sentiers fertiles du ciel ! Je touche à ma fin ; l'heure approche où je serai dissous ; mais je ne croirai point mourir, puisqu'en mourant je vivrai en vous et que je vous laisserai dans l'Église. Je me dépouille avec joie de mon corps, puisque je vous vois revêtu de l'Église, et l'Église revêtue de vous. Ô ami, depuis longtemps si cher, et que je puis enfin appeler mon frère ! Ah ! si Dieu voulait que je pusse vous serrer dans mes bras ! Mais je fais d'esprit ce que je ne peux faire de corps, et, en présence du Christ, j'honore et embrasse comme un préfet, non de la République, mais de l'Église, celui qui est mon fils par l'âge, mon frère par la dignité et mon père par les mérites. »

Je ne suivrai pas le nouvel évêque de Clermont dans sa vie de charité et de dévouement. Il semble se proposer de cicatriser toutes les plaies de l'invasion, de, consoler toutes les infortunes. Tantôt il intercède pour un débiteur auprès de son créancier, ou réconcilie un fils avec son père, une femme avec son époux ; tantôt il intervient auprès de l'évêque Pragmatius, en faveur de la sainte veuve Eutropia, en butte aux chicanes d'un prêtre processif, nommé Agrippin, beau-père du fils qu'elle venait de perdre. Ici, il se constitue médiateur auprès de l'archevêque d'Arles, Léontius, pour un homme qu'une affaire de testament appelle dans sa ville. Là, il recommande à l'évêque de Marseille, Graecus, un pauvre lecteur qui fait en même temps le commerce. Puis, il offre sa protection à Apollinaris, accusé, auprès du tétrarque burgonde Chilpéric, d'avoir conspiré pour livrer Vaison à un nouveau prince ; il intercède auprès de son ami Lupus en faveur d'une femme enlevée par des brigands originaires du pays de Clermont, par des Warges, comme il les appelle (51) et qui après avoir été conduite d'Auvergne en Champagne, avait été vendue sur un marché public ; ou bien il sollicite l'exemption du tribut pour un clerc qui, fuyant avec sa famille devant l'invasion des Goths, s'est réfugié sur les terres de l'Eglise d'Auxerre, où il a semé un peu de grain pour subsister. Ainsi revivent à nos yeux les misères, les inexprimables désordres de ce temps. 

L'instinct des peuples les guidait donc sûrement, quand il les portait à choisir leurs pasteurs (Poim¡new laÇn) dans le siècle, parmi les hommes les plus éminents. Ceux-ci leur apportaient l'ascendant moral qu'ils tenaient de leur naissance, de leur fortune, de leur éloquence ; la connaissance des hommes et des affaires qu'ils devaient souvent aux grands emplois qu'ils avaient remplis. Par-là, ils dénouaient quelquefois paisiblement des difficultés qui auraient pu dégénérer en malheurs publics. Voilà pourquoi on voit les évêques des cités si souvent employés, au cinquième siècle, dans les questions qui s'élèvent entre les empereurs et les rois barbares. Epiphane, évêque de Pavie, reçut deux missions de ce genre de l'empereur Népos.

Dans le domaine purement religieux, la correspondance de Sidoine nous révèle deux exemples curieux de cette haute influence morale des évêques. Le premier est relatif à la manière dont Patiens de Lyon et Euphrone d'Autun procédèrent à l'élection de l'évêque de Châlons ; l'autre concerne l'élection de l'évêque de Bourges, après la conquête du Berry par les Wisigoths, élection qui fut tout entière l'œuvre de Sidoine Apollinaire.
Dans la première de ces élections, Sidoine nous représente le peuple de Châlons partagé en trois factions ayant chacune à sa tête un compétiteur à l'épiscopat. En dehors de ce triumvirat d'ambitieux, il y avait un vénérable archidiacre, du nom de Jean, que son honnêteté, sa charité et sa douceur recommandaient à tous les suffrages ; mais il mettait autant de soin à se faire oublier que d'autres en mettaient à se produire. Au milieu de ces factions si passionnées, personne ne songeait à publier les mérites de ce prêtre modeste ; mais personne aussi n'osait accuser un homme si digne de louanges (52). Les évêques de la province se réunirent pour choisir un chef à l'Église de Châlons. Patiens, qui en était le métropolitain, y vint avec Euphrone d'Autun et leurs autres collègues de la première Lyonnaise.
Quand Patiens et Euphrone s'aperçurent de l'agitation du peuple et des intrigues des compétiteurs, ils résolurent aussitôt de se mettre au-dessus de toute haine et de toute faveur, et de soutenir avec la plus grande fermeté le parti le plus sage. Ils tinrent conseil avec leurs comprovinciaux avant d'ouvrir aucun avis en public ; puis, bravant les murmures d'une tourbe furieuse, ils imposèrent tout à coup les mains au pieux archidiacre, qui, loin de désirer les honneurs de l'épiscopat, se doutait à peine de ce qui se passait autour de lui (53). Personne n'osa ni ne voulut réclamer, et la consécration de Jean se fit au grand étonnement des factieux, à la confusion des méchants, et aux applaudissements des gens de bien (54).

L'élection de l'évêque de Bourges montre quelle était l'autorité de la personne de Sidoine Apollinaire, dans toute la première Aquitaine, un an seulement après son épiscopat.

Eulodius, évêque de Bourges, venait de mourir, et le peuple de cette ville encore romaine de cœur, entouré d'ennemis politiques et religieux, comprenait l'importance de ne pas laisser vacant le siège épiscopal. Il résolut de s'adresser à Sidoine Apollinaire, et de s'en rapporter à son choix. Sidoine n'accepta qu'en tremblant la mission dont le chargeait la confiance de tout un peuple. Bourges était la métropole de la première Aquitaine. À défaut de ses comprovinciaux, dispersés par la guerre, il requit le concours et l'appui d'Agraecius, métropolitain de la Sénonaise. Agraecius se rendit à Bourges pour présider à l'élection. Dans cette ville s'agitaient les mêmes cabales qu'à Châlons. Le peuple était divisé en plusieurs partis. Il y avait une telle foule de compétiteurs que deux bancs n'auraient pu contenir les nombreux candidats d'un seul siège (55). Plusieurs ne rougissaient pas d'offrir de l'argent pour obtenir cette dignité. On n'aurait pas même craint de mettre aux enchères le siège épiscopal, s'il se fût trouvé des vendeurs aussi déterminés que l'étaient les acquéreurs (56). Sidoine harangua le peuple assemblé dans la cathédrale, et lui proposa pour évêque Simplicius, un simple citoyen qui n'était pas même clerc, et qui n'était connu que par sa science et par sa charité. Le peuple de Bourges ratifia par ses acclamations le choix de Sidoine.

Nous avons encore le discours que l'évêque de Clermont prononça dans cette circonstance. Lui-même l'adressa à Perpétuus, évêque de Tours, qui avait voulu connaître les détails de l'élection de Simplicius. Ce discours presque improvisé (l'orateur n'employa que deux veilles de la nuit, c'est-à-dire six heures, à le dicter) (57) est remarquable à plusieurs égards.

Sous le rapport de la composition et de l'éloquence, c'est une oeuvre d'une grande habileté et d'une grande force. La logique en est pressante, la langue assez pure. Pas un moyen n'est omis, et ces moyens sont développés avec un art profond. À considérer ce discours comme l'œuvre d'un disciple de l'ancienne rhétorique, il faut convenir, abstraction faite de l'esprit de l'auteur, que l'art enseigné par les rhéteurs était singulièrement propre à seconder la nature, et, même au cinquième siècle, n'était pas aussi vain qu'on serait tenté de le croire.

À le considérer simplement et en lui-même, ce discours fait voir à quel point était complète la transformation de la première Aquitaine, et combien profondément la langue latine avait pénétré dans les couches du peuple gaulois ; car, évidemment, l'assemblée de Bourges n'était pas uniquement composée de lettrés. Bourges, bien que ville aquitaine, n'était certainement pas celle des villes de la Gaule où le latin avait été cultivé avec le plus de succès. Cependant cette assemblée entendit le discours, très étudié et souvent maniéré, de Sidoine Apollinaire, puisqu'elle en adopta les conclusions.

L'histoire de l'élection de Bourges est assez connue ; ce qui l'est moins, c'est le dévouement de l'évêque de Clermont à la foi catholique ; c'est son ardeur à remplir les fonctions de son épiscopat. On le voit, bravant les persécutions, parcourir tantôt son diocèse, tantôt les diocèses voisins, assister aux fêtes patronales, aux translations de reliques, aux dédicaces d'églises. En 472, au plus fort de la persécution exercée contre les catholiques par Euric, un noble Gallo-Romain du pays des Rutènes, nommé Elaphius, venait de construire à ses frais une église « dans un temps où d'autres osaient à peine réparer les anciennes. » Il écrivit à Sidoine pour lui demander d'en venir faire la dédicace, l'évêque de Clermont étant en ces temps malheureux le plus voisin du pays des Rutènes. C'était au cœur de l'hiver ; les neiges et les glaces couvraient les monts du Cantal et les sommets de la Margeride. L'évêque de Clermont se rendit à l'appel du pieux fondateur, sans plus de souci des rigueurs de la saison que des colères d'Euric. « Prépare de grandes provisions de bouche et de vastes lits de table, » écrivait-il à Elaphius avec une bonne humeur charmante ; « par plusieurs chemins une foule nombreuse se dirige vers toi... L'automne, il est vrai, touche à sa fin, et les jours s'abrègent. Les feuilles, en tombant dans les bois, bruissent aux oreilles inquiètes du voyageur ; le château où vous m'invitez est d'un accès difficile, entouré qu'il est de rochers semblables aux Alpes, qu'il faut gravir au milieu des frimas glacés. Malgré ces obstacles, Dieu étant notre guidé, nous viendrons à travers les flancs escarpés de vos montagnes, et nous ne craindrons ni les rocs placés à nos pieds, ni les neiges amoncelées sur nos têtes. Pourvu qu'il nous soit donné de vous voir, nous ne compterons pour rien de tourner les pentes des monts et de gravir les sentiers en spirale pratiqués dans leurs flancs (58). »

Cette persécution d'Euric eut un caractère des plus sérieux. Les violences du roi des Wisigoths durent laisser clans l'âme de Sidoine Apollinaire une impression bien forte, si l'on en juge d'après l'énergie de ses paroles et la vivacité des traits qu'il emploie pour en faire le tableau. La Novempopulanie et les deux Aquitaines furent surtout le théâtre de cette persécution. Les évêques Crocus et Simplice furent violemment arrachés à leurs sièges et jetés loin de leurs diocèses. Ceux de Bordeaux, de Périgueux, de Rodez, Limoges, Gabale, Eauze, Bazas, Comminges et Auch, furent massacrés avec beaucoup d'autres (59). Ce qui augmentait le mal, c'est qu'il n'était pas permis de combler le vide causé par la mort des pontifes, et de les remplacer par de nouveaux évêques qui pussent conférer le ministère des ordres inférieurs. Aussi la désolation et le deuil régnaient-ils partout dans les diocèses et les paroisses. Le faîte des temples menaçait de s'écrouler. La fureur des Wisigoths s'était déchaînée jusque sur les portes qu'ils avaient enlevées, en sorte que les ronces et les épines croissaient sur le seuil des basiliques et en fermaient l'entrée. Les troupeaux eux-mêmes venaient se coucher au milieu des vestibules entr'ouverts ou pénétraient dans l'intérieur du sanctuaire pour y brouter l'herbe qui tapissait les flancs des autels sacrés (60).

Cette vigueur déterminée, ce zèle que rien n'arrête, nous prépare au rôle que joua Sidoine Apollinaire pendant la lutte que soutint l'Auvergne, et en particulier la ville de Clermont, contre les efforts des Wisigoths. C'était en 474, l'année qui précéda la cession faite à Euric par l'empereur Népos. En cette lutte mémorable, le caractère de l'homme, de l'évêque, atteignit des proportions de grandeur et d'élévation bien peu communes dans les époques de décadence, remarquables d'ordinaire par la rareté des grandes actions, au milieu des révolutions fréquentes, par le défaut de génie dans la culture assidue de l'esprit. Le patriotisme des anciens jours semble renaître tout entier dans l'âme de Sidoine Apollinaire. On pourrait justement l'appeler le dernier des Gallo-Romains.

Admirablement secondé par son beau-frère, le noble et vaillant Ecdicius, Sidoine fut véritablement l'âme de la défense de Clermont, surtout pendant le dernier siège. Tous les assauts des Wisigoths furent vigoureusement repoussés. On vit les Clermontois, fidèles à la ténacité de leur race, supporter les dernières extrémités, se nourrir de l'herbe qui croissait sur leurs remparts, et du haut de ces remparts noircis par l'incendie, braver les attaques répétées de leurs ennemis (61). La fête des Rogations venait d'être instituée à Vienne par l'évêque Mamert. Sidoine trouve dans cette institution un nouveau moyen de ranimer le courage de son peuple. Ecdicius multiplie les sorties heureuses. Un jour, à la tête de dix-huit cavaliers seulement, il traverse les lignes ennemies et rentre en vainqueur dans la ville (62). Tant de courage et d'obstination finirent par lasser encore une fois les Wisigoths, qui levèrent le siège.

La retraite des Wisigoths avait été marquée par la ruine des municipes et la dévastation des campagnes. C'était la méthode qu'ils employaient pour obliger enfin les Arvernes à se rendre. Les moissons avaient été brûlées et foulées aux pieds. Aux maux de la guerre menaçait de se joindre la famine. Témoin des souffrances de son peuple, Sidoine vend son argenterie pour le soulager (63) ; mais, ne pouvant tout par lui-même, il fait appel aux catholiques de la Gaule. Cet appel fut entendu de l'évêque de Lyon, Patiens, dont la charité active s'étendait jusqu'aux extrémités de la province, et allait visiter ceux qui ne pouvaient venir le trouver (64). « Soyez béni, » lui écrivait-il dans une lettre dont Grégoire de Tours admirait l'élégance, « soyez béni au nom ; du peuple arverne, vous qui nous avez secourus, bien que vous ne fussiez engagé à cela ni par la communauté de la province, ni par la proximité de la ville, ni par la commodité d'un fleuve, ni par l'offre d'argent. Ils me chargent donc de vous présenter la vive expression de leur gratitude, ceux qui n'ont dû la vie qu'à vos abondantes largesses (65). »

Cependant, nul bruit de secours ne venait du côté de l'Italie. Le peuple de Clermont, se sentant abandonné, tomba dans le découragement. Un grand nombre de citoyens quittèrent la ville pour chercher un asile dans les pays voisins ; d'autres se réfugièrent dans la montagne pour se dérober aux vengeances de l'ennemi. Le découragement amena la discorde. Dans le désespoir d'être secourus, un parti se forma qui proposait de se rendre aux Wisigoths.
Il fallut toute l'intrépidité de Sidoine pour remédier à ces calamités d'un nouveau genre. Voyant que sa parole ne suffisait pas à ramener la concorde au milieu de son peuple, il pensa qu'il serait utilement secondé dans ses efforts par le prêtre Constantius, de Lyon, dont l'éloquence opérait sur les multitudes de prodigieux effets. Il manda aussitôt à cet autre Séverin des Gaules dans quelle extrémité il se trouvait, et le conjura de venir à son aide. L'hiver sévissait dans toute sa rigueur. Les glaces et les neiges étaient accumulées dans les montagnes du Forez. La Loire, la Besbre et la Dore, débordées, coupaient sur plusieurs points la voie romaine. Constantius, n'écoutant que son zèle, arrive, malgré tous les obstacles, à Clermont, où il entre « en marchant au milieu des édifices consumés par les flammes (66). » La mission de ce saint homme fut heureuse. La renommée de sa vertu, la vue de ses larmes qu'il ne pouvait contenir, tout lui gagna les coeurs. L'union fut rétablie ; la plupart des citoyens qui s'étaient éloignés rentrèrent dans la ville, et tous se remirent avec ardeur à réparer les remparts, à refaire les palissades, et à creuser de nouveaux fossés.

Au moment même où l'Auvergne et sa capitale témoignaient si énergiquement de leur éloignement pour l'arianisme et de leur attachement à l'Empire, un envoyé de l'empereur, le questeur Licinianus, personnage plus considérable encore pour l'élévation, la gravité, l'intégrité de son caractère que pour son rang dans l'État (67), arrivait de Ravenne, et se concertait avec les évêques d'Aix, de Riez, d'Arles et de Marseille pour conclure un traité avec Euric. Afin de conserver le pays situé entre la Durance, le Rhône et les Alpes, c'est-à-dire la deuxième Narbonnaise et les Alpes maritimes, Népos consentait à céder l'Auvergne aux Wisigoths. L'extrême difficulté de garder cette province maintenant enclavée dans les conquêtes d'Euric, au midi et à l'est, entra pour beaucoup dans cette résolution. L'abandon dans lequel l'Empire avait laissé les citoyens de Clermont pendant la dernière campagne n'attestait que trop désormais son impuissance à les secourir. Mais comme tous les expédients de la faiblesse, cette mesure obligée ne devait pas même obtenir les avantages qu'elle avait pour but d'assurer.

Que l'on juge des sentiments de l'évêque de Clermont, à la première nouvelle de ce traité. Ce fut un mélange de stupeur et d'effroi, de désespoir et d'indignation, dont témoigne éloquemment la lettre qu'il écrivit aussitôt à Graecus, l'évêque de Marseille, et qui est sans contredit la plus belle de son recueil. Ici, plus de jeux de mots, d'antithèses recherchées, de phrases entortillées. Pour exprimer l'amertume et l'indignation qui débordent dans son âme, Sidoine Apollinaire retrouve un moment la langue classique :« Sidoine au seigneur pape Graecus, salut ; Voici encore Amantius, le porteur accoutumé de mes badinages. Il va, si la traversée est bonne, regagner son port de Marseille, emportant chez lui, comme à l'ordinaire, quelque part du butin fait ici. Je saisirais volontiers cette occasion de causer gaiement avec vous, s'il était possible à un seul et même esprit de se livrer à la gaieté, et de porter le poids de la tristesse. Or, c'est où nous en sommes dans ce coin disgracié de pays qui, s'il faut en croire le bruit public, va devenir plus malheureux par la paix qu'il ne l'a été par la guerre. Notre servitude est devenue le prix de la sécurité d'autrui : la servitude, ô douleur ! pour les Arvernes qui, si nous nous rapportons aux temps anciens, osaient jadis se dire les frères du Latium, et faire remonter leur origine au sang des Troyens. Si nous rappelons les événements plus récents, ce sont eux qui, par leurs propres forces, ont arrêté les progrès des armes des ennemis communs ; eux qui, enfermés dans leurs murailles, n'ont point tremblé devant les Goths, mais qu'on a vus plus d'une fois, à leur tour, porter la terreur chez les assiégeants retranchés dans leur camp. Ces mêmes Arvernes, quand il a fallu tenir tête aux Barbares de leur voisinage, ont été à la fois généraux et soldats. Si le sort des combats s'est montré favorable, tout le fruit des succès a été pour vous ; pour eux, tout le poids des revers. Eux seuls, dans leur amour pour la République, n'ont pas craint de livrer aux lois ce Séronat qui faisait marché des provinces avec les Barbares, et que la République hésitait encore à punir, quoiqu'il fût convaincu de ses crimes. Est-ce là ce que nous ont valu la faim, la flamme, le fer, la peste, les glaives engraissés du sang des ennemis, nos combattants amaigris par le jeûne ? C'est donc pour en venir à cette glorieuse paix que nous avons mangé les herbes arrachées aux fentes de nos murailles, fréquemment empoisonnés par des plantes vénéneuses que notre ignorance ne savait pas discerner, et cueillies d'une main rendue par la faim aussi livide qu'elles. Et, si je suis bien informé, c'est après tant et de tels actes de dévouement qu'on nous sacrifie ! Ah ! ne souffrez pas, nous vous en conjurons, un traité si funeste et si honteux ! C'est par vos mains que passent les négociations ; vous êtes les premiers à qui sont communiquées, en l'absence de l'empereur, les décisions prises, et soumises les décisions à prendre. Eh bien ! nous vous le demandons, que vos oreilles excusent cet âpre langage de la vérité et l'odieux de ces reproches que nous arrache la douleur. Vous consultez peu l'intérêt commun ; et quand vous vous réunissez, c'est moins pour remédier aux maux publics que pour traiter de vos intérêts privés ; et comme vous agissez ainsi bien souvent et depuis longtemps, déjà vous n'êtes plus les premiers parmi ceux de votre province, mais bien plutôt vous en êtes devenus les derniers. Jusques à quand croyez-vous cependant que puisse durer votre prestige ? Ceux-là ne seront pas longtemps qualifiés de supérieurs auxquels les inférieurs mêmes commencent à manquer. Empêchez donc, rompez à tout prix un traité si honteux. Faut-il encore être assiégés, encore combattre, encore mourir de faim ? nous sommes prêts. Mais si nous sommes livrés, nous que la force n'a pu vaincre, sachez que vous aurez trouvé bien certainement le conseil le plus barbare que la lâcheté puisse donner. Mais pourquoi nous livrer sans retenue à notre extrême douleur ? Ah ! plutôt pardonnez à des affligés, excusez le langage du désespoir. Une autre contrée ainsi vendue pourrait espérer l'esclavage : l'Auvergne n'attend que le supplice. Que si vous ne pouvez porter remède à l'excès de nos maux, faites du moins, par vos prières assidues, que l'on conserve le sang de ceux dont la liberté va périr. Préparez des terres pour les exilés, des rançons pour les captifs, des provisions pour ceux qui auront voyage à faire. Enfin, si nos murailles doivent être ouvertes à l'ennemi, que les vôtres du moins ne soient pas fermées à de nouveaux hôtes (68). »

Spectacle aussi noble que touchant ! Quand la cause de la patrie semble définitivement perdue, Sidoine lutte encore pour sauver les libertés de son Église. Son cri de désespoir n'est pas accompagné de défaillance. Le citoyen a succombé, mais l'évêque reste debout. Il écrivait à Basilius, évêque d'Aix, l'un des négociateurs du traité : « Il faut bien que je l'avoue, je crains surtout que ce roi des Goths, tout redoutable qu'il est par sa force, ne soit encore plus redoutable pour la loi du Christ que pour les murailles romaines. Sa bouche et son cœur, à ce qu'on dit, sont tellement remplis de fiel contre tout ce qui porte le nom de catholique, qu'on peut douter s'il est le prince de son peuple plutôt que le chef de sa secte... Vous êtes au milieu des saints pontifes Léonce, Fauste, Graecus, où vous placent votre ville, votre rang, votre affection. C'est vous qui transmettez les désastres des alliances ; c'est par vous que passent les traités, les conventions conclues entre les deux empires. Rétablissez l'union et la concorde ; mais faites surtout qu'il nous soit libre d'ordonner des évêques, et que du moins nous conservions par la foi, si nous ne retenons par les traités, ceux des peuples de la Gaule que le sort aura enfermés dans les limites de la domination des Goths (69). »

Ce fut là le dernier effort de la lutte entreprise par Sidoine Apollinaire contre le roi des Wisigoths, et en quelque sorte son testament politique. Il avait tout à redouter de la vengeance d'Euric. Cette vengeance ne se fit pas attendre.

On ne distingue rien de ce que fait entendre le mot barbare, dans les mesures qu'adoptent en général ces rois vandales, wisigoths ou bourguignons. On est surpris, au contraire, de voir que ces mesures attestent en général une suite des mieux combinées dans les desseins, et une teneur remarquable dans la politique.

Les chefs de l'opposition au roi de Toulouse n'étaient que trop bien connus. Ils furent proscrits, leurs biens confisqués (70). Ecdicius, qui aurait probablement expié par la mort ses prouesses, se sauva chez les Bourguignons. Sidoine, resté à son poste d'évêque, fut arrêté et conduit à la forteresse de Livia, à sept lieues de Carcassonne, sur le chemin de Narbonne : odieuse prison où le jour il était surveillé de très près par ses geôliers, et où la nuit son repos était troublé par le voisinage et les querelles de deux vieilles wisigothes dont l'ivrognerie et ses conséquences lui causaient un inexprimable dégoût (71). Le monarque arien voulait punir en lui autant le Gallo-Romain que l'évêque. Sidoine y passa près de deux années. Il en sortit, probablement à la prière du chancelier Léon, et se rendit à Bordeaux pour solliciter en personne sa grâce d'Euric, qui y tenait sa cour, peut-être aussi pour y traiter des affaires de son diocèse. Le roi des Wisigoths se plut à humilier son constant ennemi, en lui faisant attendre une audience pendant plus de deux mois (72). II fallut que, pressé par les sollicitations de ses amis, l'évêque de Clermont se résignât à chanter les louanges d'Euric, à célébrer sa puissance dans une sorte de panégyrique indirect, où le roi des Wisigoths est qualifié de seigneur et de maître, et où il met pour ainsi dire l'univers à ses pieds (73).

Pour prix de ces louanges, qui durent terriblement lui coûter, Sidoine Apollinaire fut rendu à la liberté et à son peuple.
Mais le coup était trop rude ; l'âme de Sidoine en fut brisée. Vivant par la tolérance des Goths, il comprit que tout rôle actif lui était désormais interdit. Léon le pressait d'écrire l'histoire ; Arbogaste, comte romain de la frontière de Trèves, qui devint depuis évêque de Chartres (74), lui demandait ses commentaires sur l'Écriture sainte ; Prosper d'Orléans le pressait de raconter le siège de sa ville épiscopale, l'invasion et la défaite d'Attila. à toutes ces sollicitations qui exprimaient bien la haute opinion qu'avaient ses contemporains de la supériorité de son esprit, Sidoine répond en alléguant son insuffisance ou sa santé, sa vieillesse qui commençait à peine, le danger qu'il y aurait à dire la vérité, l'impossibilité de censurer des personnages influents, sans encourir des inimitiés puissantes (75). Par déférence pour saint Prosper, il avait cependant commencé à écrire une histoire d'Attila, mais il crut devoir la supprimer. « La religion, » écrivait-il, « doit être mon unique étude ; humble et modeste par état, je ne dois plus aspirer à la gloire ; les choses présentes doivent moins me toucher que je ne dois espérer dans les choses à venir (76). » Le malheur, on le voit, avait porté ses fruits.

Nous avons essayé de bien marquer dans ce qui précède quel fut le rôle de Sidoine Apollinaire en sa qualité d'évêque ; l'enchaînement du récit ne nous a pas permis de mettre en lumière, dans ce portrait, un des traits les plus remarquables du caractère de l'évêque de Clermont, c'est-à-dire sa philosophie et sa tolérance.

Aux prises chaque jour avec des réalités terribles, sans cesse menacés dans leur existence et dans leur foi, les évêques des Gaules, au cinquième siècle, puisèrent dans ces redoutables conjonctures un esprit pratique, une science des affaires qui, en les mêlant beaucoup à la vie, semble les avoir préservés de l'esprit de secte et de disputes. Le génie romain dont ils étaient les héritiers contribua peut-être aussi à les éloigner des subtilités particulières aux Grecs.

Pour quelques-uns de ces évêques qui, comme Fauste de Riez, Lupus de Troyes, avaient illustré la vie du cloître, cet esprit de paix, cette mansuétude sereine qui les caractérise, prenaient leur source dans le mépris du siècle. Pour un grand nombre d'autres, leur gravité calme, leur réserve discrète, étaient un fruit des lumières de la grande civilisation dont ils étaient les derniers représentants. Je parle surtout de ceux qui, comme Sidoine Apollinaire, avaient occupé les plus hautes dignités de l'État. Que l'on s'arrête un moment à considérer ce qu'était la charge de préfet du prétoire des Gaules, c'est-à-dire d'un homme qui dirigeait seul, sauf recours à l'empereur, toutes les affaires administratives et judiciaires d'un territoire destiné à former un jour trois puissants royaumes. Or, la plupart des grandes familles gauloises comptaient dans leur sein quelques-uns de ces grands magistrats, des patrices, des consuls, des maîtres de la milice. Il devait se former dans le milieu de cette aristocratie, bien supérieure encore à l'aristocratie anglaise, un fonds d'expérience héréditaire, une tradition de vues et de lumières qui lui permettaient de juger des hommes et des choses avec un tout autre esprit qu'un moine d'Orient. Ces hommes, dans les écoles, avaient d'ailleurs soulevé et remué toutes les grandes questions philosophiques et morales qu'ils poursuivaient dans le calme de leurs studieuses retraites (77). Après avoir manié les affaires du genre humain, ils devaient, devenus évêques, considérer les intérêts de l'Église d'un point de vue très haut, peu accessible à l'esprit de système et de disputes.

L'évêque de Clermont fut donc un zélé catholique et un grand chrétien ; mais ce chrétien, qu'on ne l'oublie pas, était aussi un studieux élève de l'antiquité. Il gardera dans l'épiscopat comme un souvenir de la liberté d'esprit du philosophe. Même dans une question aussi importante que celle de la nature de l'âme, il ne se prononce pas entre Fauste de Riez et Claudien Mamert. On dirait la réserve sceptique d'un disciple de la nouvelle Académie, le doute de Cicéron dans les Tusculanes (78). Ainsi l'esprit chrétien le plus vrai ne lui ferme pas les yeux sur les beaux côtés de la morale païenne. Il lit assidûment les anciens. Le jugement qu'il porte sur Apollonius de Tyane est d'autant plus significatif que ce philosophe était loin d'être en vénération auprès des chrétiens du cinquième siècle. Il va jusqu'à dire à Léon, en lui envoyant la vie du célèbre pythagoricien, traduite d'un abrégé des huit livres de Philostrate, par Tuscius Victorianus, que, sauf la foi catholique, Apollonius était, en beaucoup de points, semblable à son ami (79). Il voyait les défauts du clergé, résultat de l'infirmité humaine, et, témoin de la vérité, ne songeait nullement à la dissimuler. Nous en avons vu une preuve frappante dans les lettres où il rend compte des élections de Châlons et de Bourges. Ailleurs, après avoir raconté la vie édifiante d'un grand propriétaire gallo-romain, Vectius, il ajoute ce trait remarquable : « Il serait très utile que tous les hommes de notre profession fussent encouragés à imiter de tels exemples, au lieu de faire parfois de leur habit le seul moyen d'imposer à notre siècle. Si chaque individu se faisait remarquer par le même nombre de qualités, j'admirerais plus un homme qui serait prêtre par les mœurs qu'un prêtre même (80). » C'est par suite de cette même indépendance d'esprit que malgré les suffrages flatteurs des Pères, il ne craint pas de rappeler, en les censurant, les crimes de Constantin.

La tolérance, toujours si rare, commençait à le devenir alors. Il est donc permis de noter comme un fait remarquable l'attitude de cet évêque du cinquième siècle à l'égard des Juifs. Sidoine n'est pas seulement tolérant pour eux, il est en relations avec eux. Un Juif, nommé Gozolas, lui sert de courrier dans sa correspondance avec Magnus Felix, de Narbonne, dont il était le client (81). Il va jusqu'à mettre son crédit au service d'un autre. S'il condamne les doctrines, il se montre bienveillant envers les personnes. « Cette lettre, » écrit-il à Éleuthère de Tournai, « vous recommande un Juif, non que j'aime une erreur qui est la mort de ceux qui l'ont embrassée, mais parce que nous ne devons jamais condamner quelqu'un d'entre les Juifs tant qu'il vit encore, car on peut espérer d'être absous tant qu'on a les moyens de se convertir (82). » Parole touchante, digne de Fénelon, vraiment inspirée de la doctrine du divin Maître. Sidoine, lecteur assidu des Lettres de Symmaque, l'avait peut-être, quant à la forme, imitée de ce dernier. Symmaque, l'un des derniers défenseurs du paganisme, avait aussi des amis parmi les chrétiens. En recommandant avec instance un chrétien de Césarée qui réclamait contre une charge arbitraire imposée par le fisc à ses concitoyens, il a soin d'ajouter : « Je suis gagné à sa cause et non à sa secte. »

C'est une chose mémorable, en ce déclin de la civilisation antique, que l'accord de ces nobles esprits, séparés par la religion, sur le terrain de la justice et de l'humanité ; et c'est un beau spectacle, au milieu des excès de la force brutale déchaînée de toutes parts, de voir le païen et le chrétien défendre avec la même conviction cette grande cause de la liberté de l'âme, que Thémistius avait déjà plaidée avec tant d'éloquence devant l'empereur Jovien : « Tiens la balance égale, sans la faire pencher d'aucun côté, et permets que s'élèvent au ciel les prières de tous tes sujets pour le bonheur de ton empire... Tu n'ignores pas que la puissance du prince sur ses sujets ne saurait s'exercer en toutes choses ; qu'il en est qui échappent à la contrainte, qui sont plus fortes que tous les commandements, que toutes les menaces, je veux dire la vertu en général, et principalement la piété envers Dieu, la religion. Pour que de tels biens ne soient pas entièrement fictifs, ils doivent, tu le sais, être accompagnés de la libre inclination de l'âme, de la possession de soi-même, de l'adhésion de la volonté. En effet, tu ne saurais, ô empereur ! par un édit, rendre bienveillant envers toi-même celui qui n'y serait pas porté en son âme ; à plus forte raison ne peux-tu donner la religion et la piété à des hommes qui n'obéiraient qu'à la peur de tes décrets, à la contrainte d'un jour, à des mesures vaines que certains temps apportent, et qui disparaissent en d'autres temps (83). »

D'après ce qui précède, on aperçoit qu'une certaine liberté d'esprit régnait encore dans les Gaules, au cinquième siècle. Sur une foule de points, la diversité des opinions est admise, le débat encore ouvert. En matière de croyances, de grands docteurs sont d'avis qu'il n'y a lieu d'employer que les armes spirituelles. L'idée que la vérité a droit de gouverner par la force germe peut-être dans certains esprits, elle ne domine pas encore dans les faits. Nous avons vu le découragement profond qui s'était emparé de Sidoine Apollinaire, à sa rentrée dans son diocèse, quand il eut perdu sa qualité de Romain pour devenir le sujet d'un roi wisigoth. Ce dégoût fut si grand, que l'évêque de Clermont paraissait devenu insensible même à cette gloire littéraire qui avait été la passion de toute sa vie. Cependant, quelques-uns de ses plus chers amis, Constantius, le prêtre de Lyon ; Firminus, noble citoyen de la ville d'Arles ; Pétronius, le fameux jurisconsulte, le pressaient de publier le recueil de ses lettres, dont quelques-unes étaient déjà entrées dans le domaine public (84), précédées, depuis 468, par le recueil de ses poésies. Il céda aux sollicitations d'hommes pour lesquels il avait autant d'affection que d'estime, et, après avoir fouillé de nouveau dans ses portefeuilles, il publia, de 477 à 483, d'abord les sept premiers livres de ses lettres, dédiés à Constantius, qui fut chargé de les revoir, et dont Pétronius surveilla la publication ; puis un huitième livre, et enfin le neuvième et dernier, dédié à Firminus ; en sorte qu'il est peu de monuments de l'antiquité qui présentent un caractère d'authenticité plus remarquable.

On s'est toujours accordé à regarder ce double recueil comme extrêmement précieux, non seulement au point de vue historique proprement dit, mais sous le rapport des renseignements de toute espèce qu'il nous offre sur les mœurs et la société du temps.

Observateur curieux et clairvoyant, placé par la destinée à la limite de deux civilisations, doué d'une sensibilité d'artiste, dont il reçoit le don de la forme et de la couleur, Sidoine Apollinaire est le peintre inconscient, mais expressif, d'un monde qui finit et d'un monde qui commence. Ne cherchez pas l'importance de son oeuvre dans les faits proprement historiques que son livre contient ; la valeur en réside surtout dans les lettres où Sidoine se raconte lui-même, dans les passages qui, traitant sans le chercher des mille détails de la vie privée, permettent de reconstruire en imagination la société gallo-romaine au cinquième siècle. Sous ce rapport, il y a encore pour l'historien coloriste, malgré quelques essais heureux, un grand parti à tirer de notre auteur. Sidoine est surtout le peintre de cette société, car il ne connaît pas les Francs et à peine les Burgondes, qu'il haïssait en les méprisant et en les craignant. Grégoire de Tours, lui, sera l'historien de la barbarie. Élevé à Clermont, il se souviendra quelquefois du style de Sidoine dans ses récits. Mais, comme dans Grégoire de Tours, les traits les plus curieux du recueil qui nous occupe seront ceux que l'auteur raconte avec le plus d'insouciance ; ses meilleurs coups de pinceau, ceux qu'il donne sans le vouloir et sans le savoir.
Le recueil de Sidoine rentre dans la classe de jour en jour plus appréciée des mémoires originaux, des correspondances authentiques. On sait le parti qu'ont tiré des hommes de talent des Lettres de Pline et de Cicéron. Le recueil de Sidoine Apollinaire est, par rapport au cinquième siècle, ce que la correspondance de l'ami d'Atticus est à la fin de la république romaine. Cet âge en reçoit une lumière analogue à celle que jettent sur le siècle de Louis XIV les Lettres de Mme de Sévigné. Il est peu de tableaux d'histoire, par exemple, aussi complets, mieux encadrés, que la description de ce souper présidé par Majorien, où l'on voit figurer Sidoine à côté de quelques-uns des plus illustres personnages de la Gaule. L'ensemble est d'un effet saisissant. La figure de Majorien se dessine avec je ne sais quel air de majesté calme et souriante du plus grand effet (85), parfaitement conforme d'ailleurs à ce que raconte l'histoire du caractère magnanime de cet empereur. La conversation est vive et enjouée ; les vers, les bons mots se succèdent comme dans un souper de seigneurs et de gens de lettres sous Louis XV. Un impromptu de Sidoine est accueilli avec des cris d'admiration par ces graves personnages, encore épris au plus haut degré de littérature et d'art. Sous cet enjouement extérieur se cache une grave question politique : la pacification de la Gaule révoltée. Au fond du tableau est Arles la magnifique, Rome en petit de la Gaule, comme l'appelle Ausone, avec son théâtre, son immense amphithéâtre, son forum orné de portiques et de statues (86), parmi lesquelles se trouvaient sans doute cette statue de Vénus, dont on admire encore le torse, et celle d'Auguste, si remarquable par l'air de majesté qui respire dans les traits.

Si l'on complète les détails fournis par cette lettre avec la scène au tombeau de Syagrius, et quelques traits épars dans la lettre 13e du livre IX, on verra à quel point les exercices de l'esprit avaient encore le don de plaire à cette société gallo-romaine du cinquième siècle.

Il y a un mot charmant de Sidoine qui exprime vivement le besoin de jouissances littéraires qui caractérisait la haute société de son temps. « J'appelle, » dit-il, « solitude absolue une foule, pour si grande qu'elle soit, d'hommes étrangers à l'étude des lettres (87). »

Faut-il ne voir dans ces divertissements littéraires qu'un moyen imaginé par les Gallo-Romains pour s'étourdir sur leur décadence, sur le voisinage et les progrès des barbares ? Il est plus vrai de dire, je crois, que le voisinage des barbares, leur intrusion souvent dangereuse, toujours incommode, ne changeait rien aux habitudes élégantes des Gallo-Romains, et que, malgré les progrès inquiétants des Wisigoths et des Burgondes, la société gardait l'impulsion donnée de longue main.

L'habitude, le besoin de ces jeux littéraires, dont témoigne si souvent et si vivement la correspondance de Sidoine, met bien en évidence ce goût naturel de l'éloquence indiqué par Caton l'Ancien comme un des traits principaux de l'esprit gaulois.

Les Gaulois opulents partageaient le goût de l'aristocratie romaine pour la vie des champs. Une grande partie de leur luxe consistait dans la magnificence de leurs villas. Ils aimaient à se reposer du soin de leurs affaires au sein de leurs vastes domaines. Ainsi, Pline le Jeune nous décrit ses loisirs studieux durant un séjour à sa villa de Sorrente. Cicéron se retirait, le jour des grandes féries latines, à sa maison de Tusculum. Circonstance caractéristique de l'époque, certaines de ces villas commençaient à s'entourer de murailles et de tours qui servaient à la fois à l'ornement et à la défense (88). Quelques autres, situées dans des lieux écartés et sauvages, remontaient vraisemblablement à des temps plus anciens, à ces temps où les chefs turbulents des peuplades celtiques guerroyaient l'un contre l'autre sur tous les points du territoire.

Nous retrouvons beaucoup de détails sur la vie de château gallo-romaine dans les récits de Sidoine Apollinaire datés du Voroangus de Tonantius Ferréol, du Prusianum de son parent Apollinaire, du Burgus de Pontius Léon, de l'Octaviana de Consentius, située à la fois près de l'Aude, près de Narbonne et près de la mer : magnifique demeure bâtie au pied d'une colline, au milieu de vignes et d'oliviers, et que faisaient briller au loin son temple de marbre blanc, ses thermes et ses portiques superbes (89). Lucullus n'aurait pas choisi mieux.

Ces villas étaient de véritables palais avec appartements d'été et d'hiver, renfermant quelquefois un théâtre, un musée, des thermes ornés de bibliothèques, qui attestent combien étaient encore grands les besoins de l'esprit, et quelles pertes nous avons faites. Sidoine décrit les sujets de quelques-uns de ces tableaux, dont l'exécution était d'une grande beauté. Tous appartenaient au musée de Pontius Léon. Le premier représentait Mithridate offrant ses coursiers en sacrifice à Neptune : « de la rouge blessure faite par la hache s'élance une rosée de sang ; l'affreuse plaie semble réelle ; tout est vivant dans la peinture qui représente le meurtre de ces nobles animaux (90). » Le second avait pour sujet divers épisodes du siège de Cyzique par Lucullus. On voyait un soldat romain assez déterminé pour traverser la mer à la nage, apporter, tout ruisselant, une dépêche qu'il a su préserver des eaux (91). D'autres tableaux représentaient des scènes tirées de l'histoire des Juifs. Ailleurs on voyait Hercule au berceau entouré des serpents envoyés par Junon : il semble affligé de voir mourir les monstres que lui-même a tués ; Alceste faisant le sacrifice de sa vie pour sauver son époux ; Lyncée dérobé par Hypermnestre aux poignards des Danaïdes ; et, dans un genre moins sérieux, Laïs taillant avec des ciseaux la barbe parfumée de Diogène (92).

Le paganisme comptait encore des adhérents, non seulement parmi le peuple, mais dans les rangs de la plus haute société (93). Marcellinus, ce général d'Aétius, qui disputa le diadème à Majorien dans les Gaules, était païen (94). Narbonne avait des temples consacrés à Bacchus, à Palès, à Cérès et à Minerve (95). Ausone célèbre la magnificence de ce dernier, construit en marbre de Paros. Les femmes ne semblent pas avoir eu la permission de tout lire. Elles avaient leur bibliothèque à part, composée, pour les chrétiennes, de livres de piété. Le peu de mention qui est fait des femmes indique qu'elles vivaient à l'écart de la société des hommes, dans un appartement séparé, tout entières à leurs devoirs d'épouses et de mères. Telle fut Philimatia, femme d'Ériphius, morte à la fleur de l'âge, et dont Sidoine a composé l'épitaphe ; telle la mère de Fauste de Riez, qui vivait près de son fils ; telle l'épouse de Pontius Léon ; telle surtout la tante d'Aper, cette Frontina, « plus sainte que les saintes vierges, que sa mère craignait, que son père vénérait, jeune fille douée d'une haute vertu, d'une extrême sévérité, d'une foi immense, et qui craignait Dieu à tel point que les hommes la craignaient elle-même » (IV, 13). La plupart des produits de consommation ordinaire, la toile, par exemple, certaines étoffes de luxe, se fabriquaient dans les palais gallo-romains, souvent par les femmes de la famille, les matrones et leurs filles (Cf. Epist., II, 1 ; Carm., XXII, 194, XI, 154). Sidoine représente Aranéola, la fiancée de Rusticius, brodant, à l'aide de fils d'or et de soie, l'étoffe destinée à former la trabée (96) de son père. Claudien consacre deux ou trois épigrammes à des sangles brodées par Séréna pour le cheval d'Honorius. Quelques-unes cependant, comme aux plus beaux temps de Rome, prenaient part aux travaux littéraires de leurs maris (97). La journée se passait pour les hommes à jouer aux dés, à la paume, et à diverses espèces de chasse, parmi lesquelles la chasse à l'oiseau, si chère au moyen âge (98). Après la méridienne venait la promenade à cheval ; suivie de bains d'étuve et de bains d'eau froide, qui préparaient au souper, toujours abondant, mais composé de mets choisis. L'esprit y avait toujours une grande part. On improvisait des vers, on proposait des énigmes (99), dont le Gryphus d'Ausone est un exemple ; on contait des anecdotes, on récitait des poésies quelquefois accompagnées de chant (100). À l'exemple de la Grèce, les Gallo-Romains appelaient le concours des arts à la plupart des circonstances de la vie. À la ville, les filles de Corinthe ou de Lesbos, les joueuses de flûte et de tympanon, étaient admises aux festins (101). Le plus grand luxe y régnait. Sidoine, dans le récit du banquet que lui offrit à Arles un de ses amis, en compagnie de Lampride, de Domnulus et de Sévérianus, représente les serviteurs courbés sous le poids des plats d'argent. Il est parlé de coupes taillées dans une seule pierre précieuse (102). Les murs étaient revêtus des marbres les plus rares. L'huile et la cire étaient remplacées dans l'éclairage par l'opobalsamum, sorte de liqueur parfumée qui garnissait les lustres nombreux suspendus au plafond (103). Un lit de feuilles de roses couvrait la table en guise de nappe. Jamais on ne vit société mieux organisée pour le plaisir. Mais rien ne parait avoir égalé la somptuosité élégante de l'Octaviana. Là, les lits des convives, dont l'odeur de la civette parfumait les vêtements, étaient entremêlés aux statues des neuf Muses, que Sidoine égale aux chefs-d'œuvre de Mentor, de Praxitèle et de Phidias (104) ; les guirlandes s'enroulaient autour des vases d'albâtre. Sur la pourpre des tapis une main industrieuse avait représenté les sommets de Ctésiphon et du Niphate, les bêtes farouches courant sur la toile immobile, et la fuite du Parthe sur son agile coursier. 

La vie se passait de la sorte, agréable, douce, variée, mais molle, égoïste, stérile, étrangère à toute occupation sérieuse, à tout intérêt puissant et général. C'était une existence analogue à celle des anciens créoles, exposée comme celle-ci à tous les dangers des voluptés prématurées (105).

Ainsi, moins de cinq siècles après la conquête, la Gaule avait adopté tout le luxe, toutes les délicatesses de la vie romaine. Le mot de Pline ne s'appliquait plus à la seule Narbonnaise : il pouvait s'étendre au pays tout entier (106).

Mais si le recueil de Sidoine Apollinaire est précieux sous le rapport de l'histoire des mœurs et de la société gallo-romaines, il ne l'est pas moins au triple point de vue de l'histoire politique, religieuse et littéraire.

Personne n'a mieux raconté que lui, par exemple, les détails de l'élévation d'Avitus à l'empire, ni déterminé d'une façon plus précise la part prise par Théodoric II à cette élévation. « Prends seulement le titre d'Auguste," fait-il dire au roi wisigoth : « pourquoi détournes-tu les yeux ? Il est beau de dédaigner l'empire du monde. Nous ne te contraignons pas, mais nous t'exhortons à l'accepter. Je suis l'ami de Rome si tu deviens son chef ; je combattrai pour elle si tu deviens empereur. Tu n'enlèves le trône à personne ; aucun Auguste ne possède l'enceinte de Rome. Le palais vacant t'appartient (107). »

Les détails donnés sur la cour tenue par Euric à Bordeaux sont encore plus importants. « Ici, nous voyons le Saxon aux yeux bleus. Naguère roi des flots, il tremble aujourd'hui sur le continent... C'est là, vieux Sicambre, qu'après ta défaite tu rejettes en arrière sur ta tête dépouillée tes cheveux qui renaissent. Ici, on voit errer l'Hérule aux joues verdâtres, lui qui habite les golfes reculés de l'Océan, et dont le visage a presque la couleur de l'algue des mers. Ici, le Burgonde, haut de sept pieds, fléchit souvent le genou et demande la paix. L'Ostrogoth, fier d'avoir le patronage d'Éuric, traite avec rigueur les Huns, ses voisins, et trouve dans sa soumission matière à son orgueil. Ici, toi-même, ô Romain ! tu viens supplier pour ta vie ; et quand la grande-ourse, vomissant les phalanges de Scythie, menace d'agiter ses provinces, il accourt, ô Euric ! solliciter ton bras, et sous les auspices de Mars, qui règne sur ces bords, il demande à la puissante Garonne de protéger le Tibre affaibli. Il n'est pas jusqu'au Parthe Arsace qui ne réclame, sous la foi d'un tribut, de régner en paix dans son palais de Suse. Sachant qu'il se fait de grands préparatifs de guerre sur le Bosphore, il ose à peine espérer que la Perse, consternée au seul bruit des armes, puisse être défendue sur les rives de l'Euphrate ; et lui, qui s'enorgueillit de sa parenté avec Phébus, il descend aux prières d'un humble mortel (108). »

Ce tableau n'a rien d'exagéré, si l'on songe à l'étendue des possessions du roi wisigoth. Maître de la Gaule, depuis la Loire jusqu'aux Pyrénées, de la presque totalité de la péninsule Ibérique, il était permis à Euric de rêver la reconstitution de l'Empire romain, comme on lui en a prêté l'idée. Le témoignage de notre auteur est confirmé, et en quelque sorte expliqué, par une lettre que le grand Théodoric, roi des Ostrogoths, écrivit aux rois des Hérules, des Varnes et des Thuringiens, lorsqu'il voulut engager ces trois princes à prendre la défense d'Alaric II, fils d'Euric, contre les Francs. « Souvenez-vous, » leur disait-il, « de l'amitié que vous témoigna toujours Euric, son père ; combien de fois il vous assista par des présents considérables ; combien de fois il suspendit les coups qu'étaient prêtes à vous porter les nations les plus voisines de vos États. Témoignez au fils votre reconnaissance des services que vous a rendus le père, et que vous avouez vous avoir été si utiles (109). »

Les peintres d'histoire tireraient grand profit, pour l'exactitude des détails et la vérité des costumes, de la description que fait Sidoine Apollinaire de l'habillement et des armes d'un prince franc, nommé Sigismer, venu à Lyon pour épouser une fille du roi burgonde Chilpéric : « Sigismer était un homme de haute taille et d'apparence vigoureuse, à la face sanguine, aux cheveux d'un rouge ardent qui tombaient en boucles d'or sur ses épaules. Il avait pour vêtement une tunique serrée de soie blanche, brodée d'or, recouverte d'un manteau de pourpre, et le harnais de son cheval étincelait d'or et de pierreries. À son entrée dans la ville, il sauta à bas de sa monture, et gagna à pied, par honneur pour son beau-père, le prétoire où celui-ci l'attendait. Les nobles francs défilèrent ainsi dans les rues de Lyon en tenue de guerre complète : justaucorps bariolé effleurant à peine le jarret, sayon vert garni de franges rouges jeté sur le dos en guise de manteau et jambards de cuir non tanné fixés au-dessous du genou, laissant le mollet découvert. Leurs bras robustes restaient nus jusqu'au coude. De la main droite, ils portaient une lance munie de crocs, et une de ces haches de jet, à double tranchant, arme nationale des Francs ; l'autre main soutenait un bouclier d'or à rebords d'argent qui protégeait leur flanc gauche ; un long sabre pendait aux courroies de leur ceinturon. L'air retentissait au loin du cliquetis des armes (110). »

De tous les écrivains qui se sont occupés du monde barbare, Sidoine est le seul qui mentionne le nom de ce Sigismer, comme il est aussi le seul qui nous ait transmis le nom de la reine Ragnahilde. Ajoutons la mention de la guerre soutenue par Léon Ier contre les Huns (111), la victoire d'Aétius et de Majorien sur Clodion (112), dont l'existence, quelquefois révoquée en doute, se trouve ainsi historiquement constatée, et les attaques d'Euric contre l'Auvergne (113). Ce sont là des faits dont notre auteur seul nous a laissé le récit. Il y a même dans ses lettres certains détails du plus haut intérêt sur le caractère, le gouvernement et les dissensions des rois burgondes, fils de Gundioch (114). De là l'autorité de Sidoine comme historien, autorité que les écrivains postérieurs, Grégoire de Tours en particulier, ont souvent invoquée.

Si, détournant nos regards des faits et gestes des rois, nous les portons sur les classes inférieures de la société, nous rencontrons encore de précieux documents dans Sidoine Apollinaire. Veut-on savoir comment la noblesse traitait le petit peuple ? on n'a qu'à lire la lettre où il envoie à Secundus, son neveu, l'épitaphe composée pour la sépulture de son aïeul. Un jour qu'il se rendait, à cheval, de Lyon à la capitale des Arvernes, il aperçut, du haut d'une colline, des fossoyeurs occupés à fouiller un cimetière où se trouvait la sépulture du préfet Apollinaire. Saisi d'indignation, il lance son cheval au galop, surprend les malheureux paysans en flagrant délit, et les fait torturer sur le lieu même, autant que l'exigeait, dit-il, la sollicitude pour les vivants et le repos pour les morts (115). Encore craignait-il que son droit ne fût trop faiblement vengé. Ce qui n'est pas moins remarquable, c'est que l'évêque, au tribunal duquel ressortissait le cas, approuva sa colère, et déclara, selon la formule ancienne, que les coupables méritaient leur châtiment. Voilà jusqu'où allaient, au cinquième siècle, la fougue des seigneurs gallo-romains et le respect ou plutôt la religion des sépultures.
Cet exemple peut servir à montrer les rapports des nobles et des paysans. Il en est d'autres où l'on découvre les rapports des paysans entre eux (116). C'étaient ces paysans surtout, esclaves, clients ou colons, qui avaient à souffrir des malheurs des temps. Le seigneur gallo-romain, dans son château déjà fortifié, entouré d'un nombreux cortège de clients et de fidèles, pouvait aisément goûter le repos. Il n'en était pas ainsi du pauvre. À l'irruption soudaine des hordes barbares se joignait quelquefois l'horreur de révoltes d'esclaves. On ne voyait aussi que trop fréquemment des troupes de brigands ou de Bagaudes fondre sur une province et en enlever les habitants. Nous en avons vu un exemple raconté par Sidoine.

Après tout, on peut dire que nobles et bourgeois, colons et paysans, tous souffraient cruellement. Si l'on excepte les très grands seigneurs, la misère était générale. Sustulimus umbram imperii, s'écriait l'orateur gaulois de l'assemblée d'Ugernum. Ce cri du député gaulois est l'expression du mal énorme qui sévissait dans cette vieille société agonisante. Le malheur engendrant le désespoir, on passait aux Goths pour vivre libre, pour se dérober au poids accablant des impôts ; et, pareille à l'oiseau qui se repaît de cadavres, le vice romain par excellence, l'usure, achevait de dévorer la société en débris (117).

C'est encore à Sidoine Apollinaire que nous sommes redevables des documents les plus nombreux sur l'état de l'Église des Gaules et sur la société ecclésiastique au cinquième siècle. Sa correspondance fait revivre à nos yeux l'image des principaux évêques de son temps, et témoigne d'une immense activité intellectuelle dans le clergé gallo-romain. Si le découragement et la langueur régnaient dans la société civile, tout était vie et jeunesse dans la société religieuse. L'une, en effet, était sérieuse et libre ; l'autre, servile et frivole. Qui s'étonnerait de la différence ?
Cette connaissance profonde de l'époque fait des écrits de Sidoine une des principales sources de l'histoire religieuse. Il y a dans cette histoire, comme dans l'histoire politique ou littéraire, des événements que nous serions condamnés à ignorer, sans le témoignage de l'évêque de Clermont. C'est à ses lettres que nous devons tout ce que nous savons sur l'épiscopat de Patiens, aussi bien que sur la carrière ecclésiastique du prêtre Constantius et du philosophe Claudien. Sidoine nous apprend que, dès le cinquième siècle, les villes de Bazas et de Convenues avaient des pasteurs. L'évêque d'Orléans, Prosper, et le pontife Gallicinus n'existent guère que là.

Le recueil de Sidoine abonde également en renseignements littéraires précieux. Il y a tel poète, tel prosateur dont le nom serait ignoré sans lui ; tel livre, tel fragment dont la trace serait peut-être à jamais perdue sans ses lettres. Ce n'est que par Sidoine que nous connaissons les Déclamations ou les harangues de saint Remi (118), l'ouvrage que Fauste de Riez envoyait en Bretagne (119) et les écrits de Petrus. N'oublions pas de mentionner ceux de ses propres ouvrages que le temps n'a pas épargnés. Ce sont d'abord plusieurs livres d'épigrammes dont il fait mention dans une de ses lettres. Vient ensuite une satire qu'il adresse à Eriphius sur une personne qui ne pouvait supporter les bons jours. Nous avons également à regretter la perte de son poème en l'honneur de saint Aignan et des hymnes consacrés à célébrer la gloire d'un certain nombre de confesseurs et de martyrs.

Parmi les ouvrages en prose qui ont disparu, il faut signaler celui que Sidoine désigne sous le titre de Contestatiunculas (120), et qui contenait, à ce qu'il paraît, les préfaces de la messe, son Essai sur la guerre d'Attila, sa traduction de la vie d'Apollonius de Tyane par Philostrate, et ses Commentaires sur les Ecritures.
Nous ne relèverons pas d'ailleurs ici tous les noms que son amitié complaisante a légués à la postérité, et dont plusieurs témoignent un peu trop de ses habitudes de panégyriste. Rien de ce que nous avons de Fauste de Riez, par exemple, ne justifie l'éloge enthousiaste que fait Sidoine de son éloquence. Mais nous ne saurions passer sous silence les hommes dont le talent est attesté par des circonstances exceptionnelles, ou par la part qu'ils prirent aux grandes affaires de leur temps.

Au premier rang doit être placé Léon de Narbonne. Descendant de l'orateur Fronton, il avait hérité de son éloquence et de sa renommée. Savant, autant qu'on l'était alors, il possédait à fond la jurisprudence et la philosophie. Sidoine va jusqu'à dire qu'en sa présence Appius Claudius n'aurait pas osé commenter la loi des Douze Tables (121). Il fut ministre d'Euric, choix qui atteste le rare discernement du roi wisigoth, et c'était lui qui rédigeait, comme nous l'avons dit, ces ordonnances qui allaient effrayer, selon Sidoine, « les peuples qui habitent au-delà des mers, » c'est-à-dire les Vandales.
À côté de ce grave personnage, presque oublié aujourd'hui, se place un autre Narbonnais, l'heureux possesseur de la célèbre Octaviana, Consentius, également habile à composer des vers grecs ou latins, dignes de Pindare et d'Horace, que l'on se plaisait à chanter dans la province jusqu'à Béziers (122). Il fut chargé d'importantes missions en Orient par l'empereur Valentinien III, et fit admirer son éloquence dans les deux langues aux rives du Bosphore (123). Plus tard, on le voit remplir auprès de l'empereur Avitus les fonctions de préfet du palais. Puis viennent l'illustre Pragmatius, rhéteur de l'école de Vienne, qui dut à son éloquence et à sa beauté d'être choisi pour gendre par le noble patricien Priscus Valerianus, depuis préfet du prétoire des Gaules (124), et cité lui-même comme écrivain ; le questeur africain Domnulus ; Severianus, autre rhéteur ; le professeur Lampridius, que nous avons vus convoqués à Arles, en 458, par l'empereur Majorien. C'étaient des hommes d'infiniment d'esprit, tous amis de Sidoine, poètes improvisateurs comme lui. Nous avons parlé d'un banquet suivi d'une joute littéraire qu'ils soutinrent en cette circonstance, à propos de la récente publication du recueil de Petrus, secrétaire de Majorien. Il serait curieux de comparer la pièce de Sidoine, que nous avons encore, avec celle que composa chacun de ses trois rivaux. Petrus lui-même était un des plus beaux esprits de ce temps. On l'écoutait avec admiration ; on le lisait avec enthousiasme. Était-ce avant ou après le moment de sa grande faveur auprès de Majorien ? Il est en tout cas, avec Léon, un exemple de la fortune qu'un rhéteur de talent était susceptible de faire au cinquième siècle.

À ces noms si vantés, il faut joindre celui du Viennois Sapaudus, le plus accompli des professeurs gallo-romains, l'unique héritier du savoir et du goût des anciens ; Lupus, dont Agen et Périgueux se disputaient les leçons, et qui rappelait par son érudition et son éloquence, à l'une Drépanius, à l'autre Anthedius. C'est encore à notre auteur qu'il faut s'adresser pour avoir quelques détails sur le célèbre jurisconsulte d'Arles, Pétronius, et sur Tonantius Ferréol, l'illustre préfet des Gaules, au temps de leur splendeur, lesquels avec Thaumastus, autre personnage également remarquable par sa rare connaissance des affaires, composèrent la députation chargée, au nom de la province, d'accuser devant le Sénat de Rome le préfet Arvandus.

Mais le recueil de Sidoine n'est pas seulement précieux pour l'histoire de son temps ; il fournit un grand nombre d'utiles renseignements pour les temps plus anciens. Ses écrits en prose et en vers sont une mine féconde en découvertes pour l'archéologue et pour l'érudit. On connaissait les peintures du Poecile. Je lis dans Sidoine que le Prytanée et les gymnases de l'Aréopage étaient ornés des portraits des philosophes les plus célèbres. On y voyait Zeuxippe, Aratus, Zénon, Épicure, Diogène, Socrate, Aristote, Xénocrate, Héraclite, Démocrite, Chrysippe, Euclide, Cléanthe, tous représentés sous leurs traits particuliers et avec des attitudes caractéristiques (125).

L'évêque de Clermont nous a conservé une maxime de Symmaque qui ne se retrouve pas dans ce que nous possédons de cet auteur (126). Il vante la traduction du Phédon par Apulée, qu'il égale à celle qu'a faite Cicéron du discours de Démosthène Sur la couronne (127). Par le jugement qu'il porte du pro Cluentio, nous voyons que, de son temps, cette harangue était considérée comme le chef-d'œuvre de Cicéron, sans en excepter même la Milonienne (128). L'industrie des libraires était florissante : ils étaient à l'affût des productions de Sidoine. La lettre dixième du livre II démontre l'existence des verrières. La lettre douzième du livre VII fait voir que l'on était sur la voie des miniatures des manuscrits ; enfin, il paraît certain que les Gallo-Romains connaissaient l'usage des calorifères (129). Ajoutons, d'après le témoignage d'Ausone uni à celui de Sidoine, que la sténographie, déjà usitée au temps de Cicéron, continuait à être pratiquée au cinquième siècle.

Ailleurs, Sidoine nous révèle les noms de trois mathématiciens célèbres : Vertacus, Saturninus et Thrasybule ; le dernier seul est indiqué par Lampride comme ayant vécu sous Alexandre Sévère. Il exalte le talent de deux mimes grecs, Caramallus et Phoebaton, d'où nous apprenons l'existence encore florissante, au cinquième siècle, de l'art illustré par les Pylade et les Bathylle. Il donne à ce propos la curieuse énumération de toutes les pièces représentées de son temps par les pantomimes (130).

Plus loin, en faisant l'éloge du panégyrique de Jules César, publié par son jeune ami Burgundio, il mentionne les écrits de Tite-Live « sur l'invincible dictateur » qui faisaient partie du grand corps d'histoire de l'auteur des Décades, et qui n'existent plus aujourd'hui (131). Dans le même endroit, il parle d'une histoire de Juventius Martialis, consacrée aux campagnes de César, et d'Éphémérides de Balbus, son lieutenant, également perdues. Pareille remarque s'applique aux ouvrages de Polæmon et du frère de Sénèque, Junius Gallion (132). Une lettre à Simplicius et Apollinaris augmente nos regrets, en nous apprenant que, de son temps, on lisait encore dans les écoles les Epitrepontes de Ménandre, dont il ne reste plus que quatorze vers (133). Un passage du panégyrique d'Anthémius nous retrace le cours d'études adopté dans ces écoles, lequel roulait en grande partie sur la philosophie et l'éloquence dans les deux langues grecque et latine (134). Le talent du comédien, du danseur, du sauteur, du mime, du cocher de cirque, entrait dans cette éducation (135). Enfin, c'est uniquement sur le témoignage de Sidoine que repose la tradition qui attribue le salut d'Horace à l'intervention immédiate de Mécène, après la bataille de Philippes (136), et l'empoisonnement de Crispus à son père Constantin. (137) Avec Martial, il refuse à Sénèque le philosophe la paternité des tragédies qui portent son nom (138) ; mais il ne paraît pas avoir douté que la Corinne d'Ovide ne fût Julie, fille de l'empereur Auguste (139).

Comment faut-il juger comme écrivain un auteur si curieux à consulter comme témoin ? Quelle est la nature et le caractère de sa langue ? Quelle place mérite-t-il d'occuper dans l'histoire de la littérature latine ?

Je définirais volontiers l'écrivain en disant que ce fut un admirable naturel gâté par la mauvaise rhétorique du temps, par la perversité du goût, fille de la satiété, par l'exemple et le succès des auteurs qui l'avaient précédé. Ce fatal et irrémédiable faux goût avait corrompu avant lui bien d'autres talents que le sien. Sidoine est de la même famille que Sénèque, Lucain, Stace, Claudien, Ausone. Il participe, comme tous ces beaux esprits, de cet abaissement de la raison qui, dès les commencements de l'Empire, avait, par des causes bien connues, envahi jusqu'aux sources de la pensée.
Il naquit avec une mémoire étonnante, une facilité singulière, qui rappellent Stace et Ovide (140). À la table de Majorien, il réfute, comme nous le verrons, les calomnies de Pæonius, en improvisant, sur la demande de l'empereur, une réponse en vers. Lui-même nous apprend, non sans quelque satisfaction, qu'il ne mit à la composer que le temps de se détourner comme pour demander de l'eau. L'épitaphe de son aïeul ne lui demanda qu'une nuit, et, ce qui est plus étonnant, deux veilles de la nuit, c'est-à-dire six heures, lui suffirent pour dicter le remarquable discours qu'il prononça à Bourges, lors de l'élection de Simplicius. Un de ses correspondants l'a peint d'un mot en disant « qu'il sentait les Muses. » Mais il eut aussi les défauts de ses qualités. Lui-même reconnaît qu'il avait plus de facilité que de force (141), et qu'il manquait de la patience nécessaire pour donner à ses écrits le poli d'une oeuvre achevée (142).

Mal dirigés, mal conseillés, se développant dans le milieu corrompu d'une époque de puérilités et d'affectation, ces dons naturels devaient amener d'énormes défauts. Mais, de même que nous avons vu la distinction originelle de l'homme, un moment éclipsée dans le politique, reparaître brillante dans l'évêque, ainsi la force naturelle du talent de Sidoine perce à travers les défauts de l'éducation, et se révèle çà et là avec éclat dans les lettres et les poésies.

Sous le rapport du style, il y a donc deux parts à faire dans l'œuvre de Sidoine Apollinaire. La première se compose de toute la partie officielle de ses poésies : panégyriques et dédicaces, épithalames et compliments. De toute cette partie de l'œuvre de Sidoine, on peut dire qu'elle équivaut à peu près à rien. C'est de la poésie convenue comme une formule de salutation, sans sincérité, sans sujet, faite uniquement de mots, à l'aide des procédés indiqués par la rhétorique dont les principaux sont la périphrase, l'apostrophe, l'énumération des parties, l'amplification sans fin ni trêve. Il adresse son recueil de vers à un homme très grave, à un personnage consulaire, et voulant lui donner une idée de ce recueil, il consacre trois cent cinquante vers à dire ce qu'il n'est pas. « Nous ne chanterons ici ni les antipodes, ni la mer Rouge, ni les Indiens, fils de Memnon, brûlés par les feux de l'aurore ; je ne dirai ni Artaxate, ni Suse, ni Bactres, ni Carrhes, ni Babylone aux murs de brique. Je ne veux point parler de Ninus, premier roi des Assyriens, non plus que d'Arbace, premier roi de la monarchie des Mèdes. Je ne dirai pas, etc., etc. (143). » On est confondu de tant de puérilité, et nous avons là certainement le plus étrange et le plus ennuyeux exemple de prétérition que l'on connaisse.

N'ayant rien à dire, et étant obligé de parler, Sidoine s'accroche en désespéré à la description et à l'érudition : érudition géographique, mythologique, même astronomique. Géographie et mythologie lui fournissent des développements tout prêts, des épithètes de détail, tirées de la généalogie des dieux, de leurs amours, de leurs métamorphoses.

D'ailleurs, souvent pressé de composer par les circonstances, il ne peut être trop difficile sur l'emploi des moyens. Il s'autorisait surtout de l'exemple de Stace pour justifier ses défauts. « Si l'on m'accusait d'avoir été prolixe, on ferait évidemment connaître qu'on n'a lu ni les Bains d'Étruscus, ni l'Hercule de Sorrente, ni la Chevelure d'Éarinus, ni le Tibur de Vopiscus, ni aucune des Sylves de notre Papinius. Dans toutes ses descriptions, cet élégant poète ne se restreint pas aux bornes resserrées des distiques et des quatrains ; il suit au contraire la méthode établie dans l'Art poétique de Flaccus. Son sujet une fois commencé, il l'étend avec grâce, et l'orne de lambeaux de pourpre (144). » Sidoine ressasse donc pour la centième fois, à la suite de Claudien et d'Ausone, les mêmes contes, les mêmes récits. Il emprunte à l'arsenal moisi du vieux paganisme ses machines vermoulues. Il appelle à son secours, et reproduit souvent dans les mêmes termes, toutes ces fables. dont les redites éternelles exaspéraient Juvénal, et qui avaient ennuyé Virgile à la distance de cinq siècles : combat des dieux contre les géants, travaux d'Hercule, festin d'Atrée, les forges de Vulcain, l'œuf de Léda, l'histoire d'Hylas, celle des sept sages, les sept merveilles du monde, Orphée, le phénix, etc.
C'est par l'emploi de tels moyens qu'incapable, comme tous ses contemporains, d'une grande conception soutenue, Sidoine Apollinaire a pourtant fourni plusieurs fois une carrière de quatre à cinq cents vers dans le genre héroïque.
Comme dans toute cette partie de son oeuvre, sa pensée est vide, et qu'il le sent, Sidoine essaie de réveiller l'attention de son lecteur en travaillant sur les mots. Il fait étalage d'archaïsme. Il force ou détourne le sens des expressions, il multiplie les antithèses et les calembours, même dans les occasions les plus graves, en s'adressant à un empereur ou à un évêque (145). Il sue à introduire quelque nouveauté dans ces cadres usés, et dans son affectation fastidieuse, il ne réussit qu'à se montrer tantôt mignard, tantôt bizarre.

Comment renouveler, par exemple, la matière du char de Vénus, après l'emploi devenu trop banal des pierres et des métaux précieux ? Dans l'épithalame de Ruricius et d'Iberia, le poète imagine de composer ce char de glace, « de cette glace qui, aux premiers froids, sur les bords du Tanaïs, dans les régions hyperboréennes, prend la nature de la perle en perdant celle de l'eau (146). » Le char de Vénus est naturellement traîné par des cygnes. Les rênes avec lesquelles la déesse conduit ces oiseaux sont des rameaux de myrte ornés de bandelettes, et ces cygnes portent à leur cou des colliers de corail. Cependant Vénus s'était endormie, « le front mollement incliné sur son bras recourbé. » Un de ces Amours qui forment son cortège ordinaire voulant la réveiller pour qu'elle vienne présider à l'hymen de Ruricius et d'Iberia, « il passe et repasse le bout de son aile sur les yeux de la déesse assoupie (147). » L'image est digne de Dorat et devait exciter de grands applaudissements au cinquième siècle.

On éprouve un sentiment douloureux à voir un talent si distingué condamné à évoluer péniblement dans cette carrière tracée par la routine ou plutôt par la nécessité. « Lorsqu'on a affaire aux hommes des vieux âges, aux esprits blasés ou lassés de tout, » dit éloquemment M. Guizot, « au lieu de les émouvoir, il faut à toute force les étonner. Tel est le principe des décadences : c'est ce ferme propos d'étonner par la profonde science du fond et la recherche excessive de la forme. »

E del poeta il fin la maraviglia, disait Marini au commencement du dix-septième siècle. En effet, cette littérature subalterne a prospéré plus d'une fois sous le despotisme et dans le déclin de la société.

On aperçoit clairement, à la lecture de ces puérilités, combien grande était l'indigence, la misère d'esprit de cette vieille société romaine, où tout avait été dit et redit, où tous les sujets étaient épuisés, et qui n'avait plus ni un sentiment ni une idée nouvelle au service de l'écrivain. Sans doute, une grande révolution religieuse était en train de s'opérer ; mais les sentiments nouveaux créés par cette révolution n'existaient pas encore ou n'existaient qu'à l'état latent. Disons toutefois, à la justification de notre auteur, que la plupart de ces poésies furent l'œuvre de sa jeunesse, et qu'il avait trop d'esprit pour s'abuser sur la valeur de certaines de ses productions : témoin ce trait de bonne humeur dans sa lettre à Héronius, en lui envoyant le panégyrique d'Anthémius, dont nous avons parlé ci-dessus.

Je glisse donc sur cette partie absolument morte de l'œuvre de Sidoine Apollinaire, où la langue participe de la mauvaise qualité des sujets. Mais l'auteur rencontre-t-il quelque matière nouvelle, il s'anime, et comme il éprouve une émotion vraie, la sincérité de ce sentiment passe alors dans sa langue et renouvelle la poésie. Voilà pourquoi tant d'historiens ont été frappés par cette peinture, si souvent citée, de la répugnance qu'inspirait au noble, à l'élégant gallo-romain, la vue et le contact journalier de ces barbares, dont il a dit si justement « qu'on les méprisait, qu'on s'en moquait et qu'on les craignait. »

Le poète trouve de même des couleurs assez fortes pour raconter ce curieux et brillant trait de courage d'Avitus, lequel révèle déjà chez les nobles gallo-romains l'existence d'un sentiment nouveau, la délicatesse dans l'héroïsme, qui deviendra au moyen âge l'un des traits distinctifs de la chevalerie.

On peut encore citer, dans le genre historique, cette peinture vivante des Francs, dont M. de Chateaubriand a tiré un si admirable parti dans son beau livre des Martyrs : « Du sommet de la tête, ils ramènent sur le front leur blonde chevelure ; la nuque reste à découvert ; leur visage rasé ne garde pour le peigne que quelques touffes de poils ; le blanc se mêle au vert dans leurs prunelles ; des vêtements étroits tiennent serrés les membres vigoureux de ces guerriers à la haute stature ; de courtes tuniques laissent paraître leurs jarrets. Un large baudrier presse leur taille élancée. Lancer au travers des airs la rapide francisque, mesurer de l'œil l'endroit qu'ils sont sûrs de frapper, imprimer à leurs boucliers un mouvement circulaire, c'est un jeu pour eux, comme de devancer leurs piques par l'agilité de leurs sauts et d'atteindre l'ennemi avant elles. Dès leurs tendres années, ils sont passionnés pour les combats. Si le nombre de leurs ennemis ou le désavantage de la position les fait succomber, la mort seule peut les abattre, jamais la crainte. Ils restent invincibles, et leur courage semble leur survivre au-delà même de la vie (148). »

Le patriotisme romain, exalté par les revers de l'empire, avait peuplé l'Olympe d'une divinité nouvelle. Rome était devenue, pour les tenants du paganisme, la ville déesse, le vivant symbole du génie de la patrie. Claudien, Rutilius, avaient déjà trouvé des vers éloquents, sous l'empire, pour rendre ce sentiment.

« Ecoute-moi, » s'écriait ce dernier, « reine toujours belle du monde qui t'appartient toujours, Rome, admise parmi les divinités de l'Olympe. Écoute, mère des hommes et mère des dieux : quand nous prions dans tes temples, nous ne sommes pas loin du ciel. Le soleil ne tourne que pour toi, et levé sur tes domaines, dans les mers de tes domaines, il plonge son char... De tant de nations diverses tu as fait une seule patrie ; de ce qui était un monde tu as fait une cité.» Celui qui compterait tes trophées pourrait dénombrer les étoiles. Tes temples étincelants éblouissent les yeux... Relève les lauriers de ton front, et que le feuillage sacré reverdisse autour de ta tête blanchie ! C'est la tradition de tes fils d'espérer dans le péril, comme les astres qui ne se couchent que pour remonter. Étends, étends tes lois ; elles vivront sur des siècles devenus romains malgré eux ; et, seule des choses terrestres, ne redoute point le fuseau des Parques (149). »

Sidoine Apollinaire, demeuré païen par l'imagination, a été aussi plusieurs fois l'heureux interprète de ce culte nouveau (150). Mais il a été plus heureux encore dans la peinture véritablement inspirée qu'il fait de la jeune sœur de Rome, la reine de l'Orient, la Rome d'un autre univers, Constantinople. Baignée par les mers de l'Europe et de l'Asie, elle participe à la température de l'une et de l'autre région. Elle étend au loin la spacieuse enceinte de ses murailles, trop étroites cependant pour ses nombreux citoyens. Ainsi disposée, regardant partout des ports, défendue par le rempart de la mer, elle recueille toutes les richesses du monde (151). On ne peut encore qu'admirer la souplesse et la précision de la langue du poète dans cette description du mascaret, à l'embouchure de la Dordogne, phénomène dont Sidoine avait été constamment témoin durant sa visite au Burgus de Léontius :

Est locus, irrigua qua rupe, Garumna rotate,
Et tu qui simili festinus in æquora lapsu
Exis, curvata, Durani muscose, saburra,
Jam pigrescentes sensim confunditis amnes.
Currit in adversum hic pontus multoque recursu
Flumina quas volvunt, et spernit et expedit undas.
At quum summotus lunaribus incrementis
Ipse Garumna suos in dorsa recolligit aestus,
Præcipiti cursu raptim redit, atque videtur
In fontem jam non refluus, sed defluus ire.

Voici une autre description de la marée qui montre avec quelle dextérité notre auteur maniait la langue latine :

Protendit iter, qua pulsus ab aestu
Oceanus refluum spargit per culta Garumnam,
In flumen currente mari; transcendit amarus
Blanda fluenta latex, fluviique impacta per alveum
Salsa peregrinum sibi navigat unda profundum
(152).

Ses peintures de la Limagne d'Auvergne, des campagnes du Bordelais et de l'Aquitaine, n'ont pas cessé d'être vraies encore de nos jours. L'empire romain est tombé : la nature est demeurée la même, ici avec la grâce, ailleurs avec la majesté de ses phénomènes.

Dans le genre familier, on ne peut qu'admirer l'esprit déployé par Sidoine dans sa requête en vers adressée à l'empereur Majorien, pour en obtenir la remise de l'impôt des tria capita dont il fut frappé après la prise de Lyon, en 457. Ici encore il part d'une des données de la Fable ; mais il y a tant d'art et de subtile finesse dans l'application qu'il en fait à sa situation et à sa personne, que le critique est désarmé, et songe involontairement à la requête analogue de Marot à François Ier. Il n'y a pas moins d'esprit dans une pièce que dans l'autre :

Amphitryoniaden perhibet veneranda vetustas
Dum relevat terras promeruisse polos ;
Nulla tamen fuso prior est Geryone pugna,
Uni tergeminum cui tulit ipse caput.
... At tu Tyrinthius alter
Sed princeps magni maxima cura Dei,
Geryones nos esse puta, monstrumque tributum ;
Hic capita, ut vivam, tu mihi tolle tria
(153).

La prose de Sidoine Apollinaire offre plus d'un rapport de ressemblance avec le style de Balzac et de Voiture. C'est souvent le même genre de badinage affecté, la même suite de ce faux goût qui marque l'aurore et la décadence des littératures (154). Dans cette haute société gallo-romaine, que nous avons vue si cultivée, si avide des plaisirs de l'esprit, c'était une bonne fortune que l'arrivée d'une lettre de Sidoine (155), d'un homme regardé comme un maître en fait de style. On lui en demandait, on se les montrait, on les copiait, comme plus tard les vers de Fortunat. Sidoine le savait. Obligé de répondre à l'attente de ses correspondants, il faisait de l'esprit à tout prix, et s'il atteignait quelquefois le but, il le manquait aussi bien souvent, à force de vouloir l'atteindre.

Il y a donc lieu de faire, dans la prose de Sidoine Apollinaire, la même distinction que dans ses poésies. Rien n'est moins spirituel ni éloquent que les lettres où il vise à l'esprit et à l'éloquence. Il n'est jamais plus froid que lorsqu'il écrit en style soigné, paulo politius. Que n'imagine pas alors l'écrivain à la recherche de l'effet ! Archaïsmes, tours alambiqués, périphrases bizarres : potor Araricus veut dire Sidoine Apollinaire ; varicosus Arpinas désignera Cicéron ; hostis draconigena signifiera Alexandre. Il se met l'esprit à la torture et y met son lecteur, pour arriver en fin de compte à cette obscurité qui déplaisait tant à Louis Vivès et à Pétrarque (156). Il fallait écrire ainsi, sous peine de n'être pas lu, tant le goût dans cette société dégénérée était devenu recherché, curieux de petites choses, épris du brillant faux ou vrai, et beaucoup moins préoccupé de la pensée elle-même que des accessoires, des accidents, des ornements de l'expression. L'administration impériale, qui n'était dans les provinces que la condensation du pouvoir immense des empereurs, - et d'abord ce pouvoir lui-même, - arrêtaient à Rome et partout l'essor des âmes. Aucune ne pouvait se développer dans toute son énergie, par peur de déplaire à cette redoutable autorité. Les plus distingués s'illustraient dans le droit, comme assesseurs des préfets du prétoire. Quant aux lettrés, ils ne pouvaient montrer que beaucoup d'esprit sur des riens ou dans de basses flatteries. Disons toutefois que cette obscurité du style de Sidoine est quelquefois volontaire. Les temps étaient difficiles, les routes peu sûres. Sidoine ne pouvait s'expliquer clairement, alors que, surtout dans la dernière partie de sa vie, il craignait l'arrestation de ses messagers (157).

Peut-être que les défauts de Sidoine ne passaient pas inaperçus dans la société d'alors. L'évêque de Clermont se plaint souvent de ses détracteurs. Plus d'une fois, il fait appel à ses amis pour le défendre contre ce qu'il appelle l'envie et ses morsures : lividorum dentes, car il avait au plus haut degré l'amour-propre d'auteur, la susceptibilité irritable de l'académicien. Jusques dans une épitaphe (158), dans un quatrain improvisé (159), il apporte le souci de sa réputation littéraire. Faudrait-il entendre par ses détracteurs les rares gens de goût qui ne se plaisaient ni aux tours de force de style de Sidoine, ni aux énigmes et aux puérilités de ses vers ? Il est probable que la complaisance entrait pour quelque chose dans les éloges de ses amis. Il est vrai qu'il s'attirait ces complaisances par les louanges outrées dont il les accable lui-même. L'hyperbole en est quelquefois si excessive qu'elle touche à l'extravagance. Il écrit à Mamert Claudien pour le remercier de l'envoi de son livre De statu anima qu'il personnifie : « Quand il déploie sa science contre celui qu'il combat, il se montre, en fait de mœurs et d'études, égal aux auteurs de l'une et l'autre langue. Il pense comme Pythagore, il divise comme Socrate, il explique comme Platon, il enveloppe comme Aristote, il flatte comme Eschine, il se passionne comme Démosthène, il est fleuri comme Hortensius, il s'enflamme comme Céthégus, il presse comme Curion, il temporise comme Fabius, il feint comme Crassus, il dissimule comme César, il conseille comme Caton, il dissuade comme Appius, il persuade comme Tullius ; et pour en venir à une comparaison avec les saints Pères, il instruit comme Jérôme, il détruit comme Lactance, il établit comme Augustin, etc. (160). »

Que faut-il penser de l'homme auquel s'adressaient de tels éloges et de l'homme qui les décernait ? Si l'un et l'autre en étaient dupes, cela en dirait plus que bien des commentaires sur l'état de la société gallo-romaine au cinquième siècle.

Mamert semble avoir jugé son temps d'une manière plus sérieuse, comme le prouve sa lettre à Sapaudus, où il l'engage à ne pas s'occuper de la littérature contemporaine, laquelle, dit-il, ne se compose que de niaiseries. Sidoine lui-même comprenait fort bien les progrès de la décadence chez les autres (161), et il fit de louables mais vains efforts pour l'arrêter (162).

À prendre au pied de la lettre les éloges que fait Sidoine de ses contemporains, le cinquième siècle aurait égalé les plus beaux âges de Rome en poètes et en orateurs (163). Dans cet encens prodigué, il convient de ne voir sans doute qu'un effet des mœurs de cour qui avaient ôté aux mots leur sens véritable, de l'abaissement imprimé aux caractères par le despotisme impérial, de l'esprit d'adulation qui, depuis quatre siècles, avait dicté tant de fades panégyriques. C'est par là que l'évêque de Clermont s'est attiré le jugement sévère de Montesquieu, lequel engage l'historien à se défier de son témoignage, et classe son recueil parmi « les ouvrages d'ostentation (164). »

Mais quand Sidoine n'écrit pas en l'air, quand il a quelque chose à dire et qu'il est soutenu par son sujet, ses lettres deviennent charmantes. Ce sont alors de petits tableaux aussi remarquables par la pureté du dessin que par le relief et la vivacité des couleurs. La langue elle-même participe de la sincérité d'esprit de l'écrivain. Elle devient naturelle et coulante ; elle se clarifie et s'épure. Parmi ces petits chefs-d'œuvre, nous citerons le récit du souper de Majorien, du procès d'Arvandus, l'entrevue avec Basilius ; la scène au tombeau de Syagrius ; la description du retour dans Clermont d'Ecdicius, vainqueur des Goths, et surtout la comique histoire de l'Arverne Amantius. Voici le premier de ces récits :« Le lendemain l'empereur voulut que nous prissions place au festin qu'il donnait à l'occasion des jeux du cirque. Le consul ordinaire Sévérinus qui, malgré les fréquents changements de princes, et toutes les agitations survenues dans la République, s'est toujours maintenu dans la même faveur, était couché le premier, à l'extrémité du côté gauche. À côté de lui était Magnus, autrefois préfet, plus récemment consul, et qui toujours s'est montré au niveau des honneurs qu'il a occupés. Après lui, Camille, fils de son frère, qui, ayant lui-même obtenu aussi deux dignités, avait fait également honneur au proconsulat de son père et au consulat de son oncle. Auprès de lui était Paeonius, et après celui-ci Athénius, homme accoutumé à toutes les difficultés des procès et aux variations des temps. À la suite était Gratianensis, homme pur de toute tache, qui, surpassé en honneur par Sévérinus, le surpassait en faveur. Moi, enfin, j'étais couché le dernier, au point où le côté gauche se prolongeait vers le côté droit occupé par l'homme décoré de la pourpre. Le repas étant à peu près fini, l'empereur adressa la parole au consul, et cela succinctement ; ensuite il interpella le consulaire et échangea avec lui plusieurs propos, parce qu'ils se mirent à parler de littérature. Ce fut ensuite le tour de l'illustre Camille, et l'empereur alla jusqu'à lui dire : « En vérité, frère Camille, tu as un oncle à cause duquel je me félicite d'avoir donné un consulat à ta famille. » Camille alors, qui désirait pour lui quelque chose de semblable, trouvant l'occasion favorable, répondit : « Non pas un consulat, seigneur Auguste, mais le premier consulat. » Cette réponse fut accueillie par un grand murmure d'assentiment, que ne put contenir tout le respect dû à l'empereur. De là celui-ci, ayant adressé je ne sais plus quelle parole à Athénius, omit de parler à Paeonius, qui se trouvait placé au-dessus de lui, et je ne sais si ce fut l'effet du hasard ou d'une intention. Paeonius cependant fut blessé de cet affront, et, ce qui est encore plus honteux, le personnage interpellé ayant gardé le silence, il répondit à sa place. L'empereur sourit ; car, tout en maintenant sa dignité, il montrait volontiers de la gaieté, quand il se trouvait en petit comité ; et ce sourire fut pour Athénius une vengeance non moins signalée que l'avait été l'outrage. Le rusé vieillard ne se déconcerta point, et comme dans le fond de son cœur il était toujours dévoré de dépit de voir Pæonius placé avant lui : « Je ne m'étonne pas, seigneur empereur, » dit-il,« que Pæonius s'efforce de me ravir ma place à table, puisqu'il ne rougit pas d'usurper la parole sur toi. » - « Voici, » dit alors l'illustre Gratianensis, « une querelle qui ouvre un beau champ aux faiseurs de satires. » En ce moment, l'empereur tournant la tête vers moi : « J'apprends, comte Sidoine, » me dit-il, « que tu écris une satire. » - « Et moi aussi je l'apprends, seigneur empereur, » répondis-je. « Du moins, » ajouta-t-il, mais en riant, « épargne-nous. » - « C'est moi que j'épargne, » répondis-je, « lorsque je m'abstiens de choses illicites. » Sur cela, l'empereur : « Que ferons-nous donc, » me dit-il, « à ceux qui te tracassent ? » - « Quel que soit celui qui m'accuse, » répliquai-je,« qu'il le fasse ouvertement. Si je suis convaincu, que je reçoive le châtiment qui me sera dû. Si au contraire je repousse avec succès l'accusation portée contre moi, je demande que, par un effet de ta clémence, je puisse, sans venger mon offense en justice, écrire ce que je voudrai contre mon accusateur. » À ces mots, jetant un regard sur Pæonius, l'empereur lui demanda par un signe s'il agréait la proposition. Mais comme Pæonius, tout confus, gardait le silence, l'empereur ayant pitié de son embarras : « Je consens à ta demande, » me dit-il, « à condition que sur le moment même tu me l'adresses en vers. » - « Soit, » repris je aussitôt ; et me penchant un peu en arrière, comme pour demander de l'eau pour me laver les mains, et ne m'arrêtant qu'autant de temps qu'il en fallut à la diligence des serviteurs pour faire le tour de l'estrade, je me recouchai sur le lit. « Tu m'as promis, » me dit alors l'empereur, « de me demander sur-le-champ et en vers la permission d'écrire une satire. » Moi alors :

Scribere me satiram qui culpat, maxime Princeps,
Hanc rogo decernas aut probet, aut timeat.

« Que celui qui m'accuse d'écrire une satire prouve que je l'ai écrite, ou redoute celle que j'écrirai ; c'est ce que je te prie d'ordonner, ô très grand prince ! » Il s'éleva alors une grande rumeur, semblable, si j'ose le dire, sans me trop vanter, à celle qu'excita Camille ; et certes, ce fut beaucoup moins le mérite de cette poésie que celui de l'avoir faite si vite qui me valut ce succès. Le prince me dit alors : « Je prends à témoin Dieu et la république que désormais je ne t'empêcherai jamais d'écrire tout ce que tu voudras ; car, d'une part, l'accusation lancée contre toi ne peut être prouvée en aucune façon, et, de plus, il serait par trop injuste que, dans une querelle privée, et à cause d'une haine certaine, une déclaration de l'empereur mît en péril ; pour un crime incertain, une noble et confiante innocence. » À ces paroles, comme je rendais grâce à l'empereur d'un air respectueux et en baissant la tête, on vit pâlir le visage de mon adversaire, sur les traits duquel la colère avait naguère fait place à la tristesse, et peu s'en fallut qu'il ne fût glacé d'effroi, comme si on lui avait prescrit de tendre la tête à un glaive déjà levé sur lui. Un moment après, nous nous levâmes. Nous nous étions déjà un peu éloignés de la vue de l'empereur, et nous revêtions nos manteaux, lorsque le consul vint se jeter dans mes bras ; les anciens préfets me prirent par les mains, et Pæonius lui-même s'humilia bassement à plusieurs reprises, de manière à exciter la pitié de tous les assistants, et à me faire craindre que ses supplications ne m'inspirassent pour lui une haine que n'avaient point éveillée ses accusations. Enfin, pressé par les prières des grands qui m'entouraient, je lui dis qu'il eût à savoir que je ne répondrais point par mes vers à ses intrigues, si toutefois il s'abstenait désormais de calomnier ma conduite, attendu qu'il devait me suffire que son accusation eût donné, à ma réputation de l'éclat, à lui une tache d'infamie. En définitive, mon seigneur très illustre, je le traitai moins encore comme un calomniateur que comme un mauvais bavard. Et puisque j'ai retiré de ce démêlé cette satisfaction de voir tant d'hommes puissants et revêtus de hautes dignités abaisser sur mon sein, pour la faute de cet homme, et leur puissance et leurs droits, et leur rang, je déclare que cette affaire, d'abord désagréable, m'a été bien utile, puis-qu'elle a fini par tourner à ma gloire. Adieu (165). »

Toute traduction ne donne qu'une idée imparfaite de l'entrain de ce morceau, qu'il faut lire dans l'original.

Il est à regretter que l'évêque de Clermont n'ait pas été ainsi plus souvent lui-même. Était-ce défiance de ses forces ou effet de son éducation littéraire qui lui avait enseigné à négliger la pensée pour viser surtout aux effets de mots ? Il est certain que, hors les cas que j'ai expliqués, Sidoine oublie trop sa propre personnalité pour se tenir à genoux devant certains modèles. Il connaissait à fond l'antiquité ; il avait dans sa mémoire tous les écrivains latins. Cette abondance de lecture, cet excès d'érudition l'accablent. Il traîne partout ses souvenirs, surtout lorsque, n'ayant rien à dire, il travaille presque uniquement sur les mots. Son style est alors un composé de pièces de rapport, une véritable marqueterie. C'était l'âge des centons, amené par l'épuisement de l'imagination, par la contemplation assidue des modèles, passée à l'état de culte. Sidoine est un produit de cet âge. Grâce à son implacable mémoire, il coud et recoud çà et là dans ses vers des fragments d'Ausone, de Claudien, de Martial, de Stace, de Juvénal, d'Ovide, de Virgile, d'Horace, de Catulle, de Properce, de Plaute, de Térence. Mais Stace était surtout son modèle de prédilection (166). C'est principalement de Stace et aussi de Lucain qu'il avait appris l'art des riens sonores, de la versification sans idée, de l'esprit sans raison.
Sidoine ne se contente pas d'emprunter des expressions à ces divers poètes ; il en tire aussi des figures, des mouvements de pensée, des cadres pour ses poèmes. L'épithalame de Rurice et d'Aranéola est calqué sur la pièce de Claudien, en l'honneur du mariage d'Honorius avec Marie. Il emprunte à Ausone le préambule du panégyrique de Majorien, à Claudien la prosopopée de Rome allant trouver l'Aurore, dans le panégyrique d'Anthémius (167), et la prosopopée de l'Afrique dans le panégyrique de Majorien (168) ; au même Claudien l'idée de la pièce de vers gravée sur le bassin d'argent offert à la reine Ragnahilde (169) ; à Martial le récit de l'héroïsme de Scévola. Il copie jusqu'aux défauts de ses douteux modèles. Il fait couler des fleuves de lait et de miel à la naissance d'Anthémius, à l'exemple de Claudien qui, plus hardi encore, fait danser les étoiles et les chevaux du soleil, lors du mariage de Stilicon et de Séréna (170). Il justifie, comme nous l'avons vu, par des exemples de Stace et par les préceptes mal interprétés d'Horace, les abus du développement, qu'il a souvent poussés jusqu'au ridicule.

C'est Pline qu'il prend ostensiblement pour modèle en prose (171), se déclarant incapable de marcher sur les traces de Cicéron (172). C'est pour avoir un recueil composé de neuf livres, comme les Lettres familières de Pline, qu'il ajouta, comme nous l'avons vu, aux sept premiers livres qui parurent d'abord un huitième livre, et ensuite un neuvième. Les emprunts qu'il fait à Pline sont infinis (173). L'imitation lui parait d'ailleurs toute naturelle ; il l'avoue avec candeur. Il est le premier à dévoiler ce penchant dans la dédicace à Constantius. La plus considérable de ces imitations est la description de sa villa d'Avitacum, imitée de la lettre sixième du cinquième livre de Pline. Symmaque est aussi fort souvent mis à contribution.

On sent combien des procédés de style si péniblement industrieux étaient capables de nuire à la clarté, combien les efforts pour encadrer dans la phrase ces fragments d'emprunt devaient rendre cette phrase pénible et tortueuse. C'est, en effet, ce qui a lieu. Le tour de la phrase de Sidoine nous frappe, à la première lecture, par son caractère étrange et insolite. Les mots n'y sont plus à leur place ordinaire ; il y a même une sorte d'affectation à cet égard. Cette phrase est dure et heurtée dans l'ensemble. Elle n'a rien du nombre et de l'harmonie dont Cicéron a donné la théorie dans le De Oratore et dans l'Orator, et qu'il a si bien appliquée lui-même. En un mot, la langue latine n'a plus son vrai timbre dans la prose de Sidoine Apollinaire. Le moule classique est brisé. À quoi faut-il attribuer ce changement ? Très probablement à l'influence du latin vulgaire parlé autour de Sidoine (174), et nécessairement très modifié par le celtique (175) ; peut-être au celtique lui-même, qui devait être encore la langue de la plus grande partie de la population, puisque la noblesse n'avait renoncé que depuis fort peu de temps à l'usage de cette langue (176). Au témoignage de saint Eloi, le druidisme existait encore en Auvergne au cinquième siècle. À peu de distance de Clermont, sur les bords de l'Allier, se trouvait un collége de druides, qui devint le monastère de Cournon. « Pour apprendre le latin, les Gaulois devaient oublier leurs anciennes langues, et un oubli de ce genre, même avec la ferme volonté d'y réussir, est toujours pour la masse d'un peuple la chose du monde la plus lente et la plus difficile. Les termes, les idiomes nationaux devaient à chaque instant percer dans le latin d'un Celte, d'un Gaulois, d'un Aquitain, qui ne l'avaient point appris systématiquement, mais par l'usage et pour le strict besoin (177). »

Je serais donc porté à attribuer à la présence de ce latin vulgaire (pagana simplicitas), après l'imitation érigée en principe et l'affectation devenue indispensable, ce qu'il y a d'étrange dans la langue de Sidoine Apollinaire (178) ; car ce ne sont pas précisément les néologismes qui expliquent cette étrangeté. Sans doute, les néologismes existent dans la langue de Sidoine, mais en nombre assez restreint ; car telle expression, que l'on prend d'abord pour un néologisme, se rencontre déjà dans Sénèque ou dans Plaute. Un phénomène plus remarquable que présente cette langue, c'est la tendance à quitter le caractère synthétique du latin pour l'analytique, à passer de la synthèse à la décomposition, conformément à la loi de tous les idiomes secondaires sortis des idiomes primitifs. Ainsi, par exemple, les conjonctions quia, quod, tendent à remplacer la proposition complémentaire infinitive, le terme abstrait à se substituer au terme concret. La préposition se met à la place des cas ; la forme simple du comparatif se décompose en deux termes par l'emploi de l'adverbe plus au lieu de magis. On remarque aussi un emploi particulier, fréquemment répété et déjà tout français du génitif en sorte que rien n'est curieux comme de voir se dessiner les premiers linéaments de notre langue dans la prose latine d'un écrivain du cinquième siècle.

L'évêque de Clermont ne devait survivre que de quelques années à Euric, mort à Arles en 484. Pour le gendre d'un empereur, pour le descendant des préfets du prétoire réduit à vivre sous la domination d'un Wisigoth, l'humiliation était trop forte. Que ne devait pas d'ailleurs redouter l'évêque catholique pour son Église, dans le voisinage et sous la domination des ariens ! Défenseur de la foi et des intérêts temporels de son peuple contre l'avidité barbare, sa vie était une suite continuelle d'angoisses et de combats. Elle en fut visiblement abrégée. Au ton de découragement et de profonde tristesse qui règne dans ses dernières lettres, on sent que l'évêque de Clermont a été frappé d'un coup dont il ne se relèvera pas. Ses craintes d'ailleurs n'étaient que trop fondées. Partout l'hérésie arienne entrait avec les Wisigoths dans les nouvelles conquêtes de leur roi. Lui-même avait pu constater sa présence à Bourges, lorsqu'il s'y rendit en 473, cinq ou six ans après la victoire d'Euric, pour décider du choix d'un évêque. Ses dernières lettres témoignent de la grandeur de ses angoisses comme Romain et comme catholique. Cette hérésie ne tarda pas non plus à s'introduire chez les Arvernes, et d'obscures intrigues de deux membres du clergé de Clermont vinrent attrister les derniers jours de Sidoine Apollinaire. C'étaient deux prêtres nommés Honorius et Hermanchius, que, d'après le récit de Grégoire de Tours, qui prononce le nom d'Arius, on peut regarder comme l'instrument probable de la politique des Wisigoths et de l'hérésie arienne. Non contents d'avoir enlevé à leur évêque le gouvernement de son Église, ces deux intrigants le dépouillèrent encore de ses biens et lui infligèrent les dernières humiliations. Il résista néanmoins victorieusement à l'orage, et mourut évêque de Clermont, le 21 août 489. Il put emporter la consolation d'avoir été le dernier défenseur de l'Arvernie, et ses derniers moments furent adoucis par les témoignages de filiale affection que lui prodigua ce peuple qu'il avait si longtemps et si généreusement défendu. Grégoire de Tours en a raconté les détails touchants (179). Sidoine put entendre, avant sa mort, prononcer le nom de Clovis et ouïr les premiers bruits des querelles des Francs et des Burgondes. Mais il ne vécut pas assez pour contempler l'œuvre capitale de saint Rémi, le baptême des Francs, ni pour voir s'écrouler, en 507, à la bataille de Vouillé, où périt son fils, à côté d'Alaric II, cet édifice de la puissance des Wisigoths, dont il avait retardé l'achèvement de toutes ses forces.

Il fut enseveli dans la chapelle de Saint-Saturnin (180), à côté de saint Éparque, son prédécesseur, et, peu de temps après sa mort, une main inconnue lui consacrait cette épitaphe, citée par Savaron, d'après un manuscrit de l'abbaye de Cluny :

Sanctis contiguus, sacroque patri,
Vivit sic meritis Apollinaris,
Inlustris titulis, potens honore,
Rector militiae, forique judex,
Mundi inter tumidas quietus undas,
Causarum moderans subinde motus,
Leges barbarico dedit furori,
Discordantibus inter arma regnis,
Pacem consilio reduxit amplo,
Haec inter tamen et philosophando
Scripsit perpetuis habenda saeclis,
Et post talia dona gratiarum,
Summi pontificis sedens cathedra
Mundanos soboli refundit actus.
Quisque hic dum lacrymis Deum rogabis,
Dextrum funde preces super sepulchrum :
Nulli incognitus, et legendus orbi,
Illic Sidonius tibi invocatur.
XII kal. Septemb. Zenone imp.

La chapelle de Saint-Saturnin était située au midi de la ville de Clermont, sur le territoire des Plats, non loin des rochers dits de Saint-Amandin. Saint Saturnin et saint Amandin (ce dernier est donné par les martyrologes comme Arverne et comme confesseur) y étaient honorés d'un culte particulier. Les restes de Sidoine Apollinaire reposaient encore dans cette chapelle au dixième siècle, comme l'atteste un chroniqueur anonyme de cette époque, cité par Savaron dans ses Origines de Clermont, p. 357. Plus tard, la chapelle ayant été ruinée, son corps fut transporté dans la basilique de Saint-Genès, située au centre de la ville. On faisait la mémoire de cette translation le 11 juillet (181). Les ossements de Sidoine étaient renfermés dans une châsse que l'on voyait à droite de l'autel principal. Les bourgs d'Aydat, d'Orcival, de Vertaizon, se vantaient aussi de posséder quelques-unes de ses reliques.

L'église de Saint-Genès fut détruite, comme tant d'autres, en 1794 ; et dans cette dévastation sacrilège, les cendres de Sidoine Apollinaire ne furent pas épargnées. On ne sait si la châsse qui renfermait ses dépouilles fut brûlée sur la place dite de Jaude, avec tous les autres objets du culte, ou si elle fut confondue avec les ruines de l'église par le marteau des démolisseurs. Longtemps l'église d'Auvergne a célébré la fête de son évêque, le 23 août, sous le rite double-mineur : aujourd'hui elle la célèbre le 11 juillet, sous le rite double (182). La réputation dont Sidoine Apollinaire avait joui de son vivant accompagna sa mémoire longtemps après sa mort. Sa renommée a survécu, malgré les ténèbres épaisses, les ruines accumulées des âges qui suivirent. Au sixième siècle, Rurice, évêque de Limoges, pour les noces duquel il avait composé un épithalame, et qui s'intitulait son fils en Jésus-Christ (183), Avit de Vienne (184), Grégoire de Tours (185), pensent et parlent comme les Eriphe, les Nicet, les Pétrone, les Gélase, c'est-à-dire n'ont que des éloges pour sa personne et pour ses écrits. Rurice, toutefois, qui ne manquait ni d'esprit ni d'érudition pour en juger, commence à remarquer l'obscurité qui trop souvent les dépare. Grégoire de Tours le cite souvent et l'imite quelquefois, notamment dans le récit des aventures du comte Leudaste. Il en est de même de Cassiodore. Ses défauts mêmes parurent des qualités, et l'affectation de son style contribua peut-être à augmenter sa popularité dans la barbarie des bas siècles. Ennodius (186) et Fortunat (187) l'avaient sous les yeux et le considéraient comme un classique. Jornandès l'avait lu, comme le prouve la comparaison de son portrait d'Attila, avec un passage du panégyrique d'Anthémius (188). Flodoard regarde comme une gloire pour saint Remi d'avoir mérité une lettre de l'évêque de Clermont, ce savant et éloquent prélat (189).

Sidoine devient une autorité pour les siècles qui suivent. Les hommes les plus éminents du moyen âge témoignent du grand cas qu'ils en font par des citations, par des imitations ou par leurs éloges. Nous nommerons, parmi les principaux, Sigebert de Gembloux, Hélinand, Jean de Salisbury, Étienne de Tournai, Alain de Lille, Abélard, Pierre Damien (190). Les citations que fait de ses écrits Pierre le Vénérable, qui était originaire d'Auvergne, et appartenait peut-être à l'illustre maison de Montboissier, sont en très grand nombre (191). Pierre de Poitiers, secrétaire du célèbre abbé de Cluny, avait aussi pour Sidoine Apollinaire une admiration particulière, et l'imite souvent dans ses vers (192). Le chanoine Radevik, continuateur de l'histoire de Frédéric Barberousse par l'évêque Otto de Freysingen, outre d'autres imitations, copie presque entièrement (lib. II, cap. ult.) la lettre deuxième du livre premier. Martin, évêque de Dume, en Portugal, au onzième siècle (?), goûtait si fort l'épigramme adressée à Ommatius (Carm. XIII), qu'il la fit inscrire dans sa salle à manger, presque sans modification, en ces termes :

D. MARTINI DUMIENSIS EPISCOPI
IN REFECTORIO.
Non hic auratis ornantur prandia fulcris,
Assyrius murex nec tibi sigma dedit.
Nec per multiplices abaco splendente cavernas,
Ponentur nitidæ codicis arte dapes, etc.

Cf. Sirm. not., p. 152.

L'évêché de Dume fut uni, dans la suite, à l'archevêché de Braga (Minho).La Renaissance ayant amené la réformation du goût par la propagation des grands modèles, Sidoine devait perdre de son autorité et de son prix auprès des Cicéroniens du seizième siècle. Dès le quatorzième, Pétrarque, comme nous l'avons vu, avait censuré son obscurité, ses jeux de mots, et lui avait reproché aigrement, mais à tort (193), de rabaisser Cicéron au-dessous de Pline, dans le genre épistolaire. Politien, au contraire, s'empare, pour se justifier, de ce prétendu jugement de Sidoine : Si Plinium cuiquam redolebo, tuebor ita me, quod Sidonius Apollinaris, non omnino pessimus auctor, palmam Plinio tribuit in epistolis (194). Il le traite d'ailleurs assez dédaigneusement, en quoi il sera suivi par Ménage. Il en est de même de Louis Vivès : Omne et verborum et locutionis genus, non recipit carmen modo, verum etiam tegit, adeo ut, et verba antiquaria, et novata, et phrasis dura atque horrida minus multo notabilia sint in oratione numeris adstricta quam soluta. Quod est animadvertere in Sidonio Apollinare, cujus prosa absurdissima est, versum non penitus rejicias (195). Le jugement de Jules Scaliger est moins sévère : Sidonius accuratus, aliquando etiam anxius, plenus electorum verborum et sententiarum, quas acutas brevi concludit gyro (196). Il en est de même de l'opinion de Baillet, et celle de Du Pin est entièrement favorable. Il est probable que l'appréciation de ces derniers compilateurs était due aux éditions de Savaron et de Sirmond, à la deuxième surtout, bien supérieure pour le texte à toutes celles qui avaient précédé, et dont le succès prouve l'importance qu'avait gardée Sidoine Apollinaire jusqu'au milieu et au-delà du dix-septième siècle. Le dix-neuvième, en passant condamnation sur les vices du style de l'évêque de Clermont, a surtout considéré son recueil au point de vue de sa valeur comme source historique. Les travaux de Tillemont, de Du Bos, de Lebeau, de Gibbon surtout, en avaient déjà suffisamment indiqué l'importance. On sait le parti qu'en ont tiré Châteaubriand, Guizot, Ampère, Ozanam, Amédée Thierry. M. Guizot, en regardant comme très précieux pour l'histoire de la Gaule au cinquième siècle les écrits de Sidoine Apollinaire, fait observer qu'on n'en a pas encore tiré tout le parti qu'ils pourraient fournir. Nous regarderions comme un grand honneur pour nous d'avoir répondu en quelque chose au voeu de M. Guizot.

(1) Praefectus jacet hic Apollinaris,
Post praetoria recta Galliarum,
Maerentis patriae sinu receptus.
Apoll. Sid., Epist. III, 12.
« Patres nostri sub uno contubernio, vixdum a pueritia in totam adolescentiam evecti, principi Honorio tribuni notariique militavere... In principatu Valentiniani imperatoris, unus Galliarum praefuit parti, alter soliditati. » V, 20; VIII, 6.
(2) La date probable de sa naissance est le 5 novembre de l'an 431. Voir le premier excursus dans la thèse de M. Germain : Essai historique et littéraire sur Sidoine Apollinaire. Montpellier, 1840.
(3) En 467 il l'appelle encore : « Domicilium legum, gymnasium litterarum, curiam dignitatum, verticem mundi, patriam libertatis, unicam totius mundi civitatem. » Epist. I, 3.
(4) Haec est in gremium victos quæ sola recepit,
Humanumque genus communi nomine fovit.

De consul. Stilich
., III, 138.
Non alium certe decuit rectoribus orbis
Esse larem, nulloque magis de colle potestas
Aestimat, et summi sentit fastigia juris.

De consul. Honor.
, VI, 39.
(5) « Illi, amore reipublicae, Seronatum barbaris provincias propinantem non timuere legibus tradere. » VII, 13. Cf. V, 18; IV, 22; VIII, 2, et III, 11.
(6) III, 1.
(7) I, 3 ; VIII, t3. La jeune noblesse gauloise était appelée à Rome pour y remplir les offices du palais, et faire ainsi l'apprentissage des grandes affaires. Cf. V, 20, et Carm. XIIII, 216. C'est ce que Sidoine appelle militia palatina, militare. Savaron (Sid. Apoll. vita) et d'autres commentateurs se sont trompés en entendant ces mots du service militaire.
(8) « Mihi quoque semper a parvo cura Musarum » V, 2. « Ut nec nostra fastidias, qui tibi, ut scribis, Musas olemus. » V, 5.
(9) Cf. I, 11, IX, 13.
(10) L'usage des lectures publiques, si vanté de Pline, s'était maintenu : « Officii magis nostri est auditoribus scamna componere, et praparare aures fragoribus intonaturis. » IX, 11.
(11) Panegyr. Avito dict., v. 494.
(12Carm. XXIII, 429.
(13) Gallla continuas quamquam sit lassa tributis
Hoc censu placuisse cupit, nec pondera sentit
Quæ prodesse probat.

Paneg. Major.
, v. 445.
(14) Has nobis inter clades et funera mundi
Mors vixisse fuit, etc.

Paneg. Avit.,
536.
(15) Avec cette inscription qui reconnaît en lui l'intelligence de Virgile et la muse d'Homère :
᾿Ειν ἑνὶ Βιργίλοιο νόον καὶ μοῦσαν ῾Ομήρου
Κλαυδιανὸν ῾Ρώμη καὶ βασιλῇς ἔθεσαν.

Orelli inscr. lat. coll
. n° 1182.
(16ad Serranum, II, 10.

(17) I, 11.
(18) Sum tota in principe, tota
Principis, et fio lacerum de Cæsare regnum
Quæ quondam regina fui.

Carm
. IV, 102.
(19) Il libro del cortegiano, Venise, 1528. 
(20) Has supplex famulus preces dicavit,
Responsum opperiens pium ac salubre,
Ut reddas patriam simulque vitam,
Lugdunum exonerans suis ruinis.
Hoc te Sidonius tuus precatur.

Carm
. VIII, 21
(21) Populatibus, igni
Etsi concidimus, veniens tamen omnia tecum
Restituis : fuimus vestri quia causa triumphi,
Ipsa ruina placet.

Carm
. VI, 582.
(22) Non habeo ingenium Cæsar sed jussit, habebo.
Cur me posse negem, posse quod ille putat?

Theodos. Aug. Ausonius.

(23Epist. I, 11.
(24) Sévère III.
(25Paneg. Anth., v. 390.
(26Ibid., v. 13.
(27Carm. XII.
(28) Voir la constitution d'Honorius publiée par Sirmond, p. 147 des notes de son édition.
(29) Amédée Thierry, Récits de l'histoire romaine au cinquième siècle, p. 18. Chaix, Saint Sidoine Apollinaire et son siècle, t. 1er, p. 259 et suiv.
(30) « Egresso mihi Rhodanusiae nostrae moenibus publicus cursus usui fuit, utpote sacris apicibus accito. » Epist. I, 4.
(31) « Ilicet, dum per hunc amplissimum virum aliquid de legationis Arverna petitionibus elaboramus, ecce et calendae januariae, etc. » Ibid., I, 9. Et plus bas « Quamquam suscepti officii onere pressaris. »
(32) Epist. I, 4, 9.
(33) La lettre à Eutropius, 1, 3, exprime vivement cette disposition de son esprit.
(34) Epist. I, 9.
(35) I, 9.
(36) Qu'on en juge par ces vers :
Te nascente ferunt exorto flumina melle
Dulcatis cunctata vadis, oleique liquores
Isse per attonitas, bacca pendente, tapetas, etc.

Paneg. Anth
., 105-112.
(37) Epist. I, 9.
(38) I, 10. C'était le grand souci des préfets de la ville. Symmaque nous raconte aussi ses inquiétudes à cet égard. Epist. III, 55.
(39) Sidoine a peint ce parti avec une énergie dictée par l'indignation dans la lettre II du livre V.
(40) I, VII.
(41) IV, 3.
(42) Claud. Sidonio suo papae S. Epist. IV, 9.
(43) VIII, 6.
(44) VIII, 14.
(45) M. Ampère, Hist. littér. de la France, t. II, p. 247, veut que Sidoine ait accepté la charge d'évêque avec l'idée de trouver, dans ce nouveau genre d'honneurs, une diversion à ceux qu'il avait déjà obtenus. C'est aussi l'opinion de M. Guizot, également suivi par Ozanam. Il suffit de parcourir les lettres où Sidoine fait allusion à sa nouvelle dignité, pour être convaincu du contraire : « Interea, si vos voletis, bene est. Ego autem infelicis conscientiae mole depressus, vi febrium nuper extremum salutis accessi, utpote cui indignissimo tantae professionis pondus impactum est. » V, 7 ; cf. III, 7; IV, I0; VI, 1, 5.
(46) Patienti papae, VI, 12.
(47) « Quum tu inter ista discessu primorum populariumque statu urbis exinanito, ad nova celer veterum Ninivitarum exempla decurristi. » De papæ Mamerco, VII, 12. Voir ce que Tillemont raconte, d'après Zosime, sur la fuite du préfet du prétoire Limenius, et de Cariobaudes, maître de la cavalerie. Hist. des empereurs, p. 1189.
(48) « Tentavimus inter utrumque componere, nos maxime quibus in eos novum jus professio, vetustumque faciebant amicitiae. » VI, 6. Le livre VI, tout entier, témoigne de l'influence considérable des évêques, dans les matières de l'ordre civil. Sidoine part toujours, dans ses recommandations, de la supposition que l'évêque peut arranger l'affaire par son influence : pondere.
(49) Fraternitas : « La réunion, l'ensemble des frères. » La chose nouvelle a créé un mot nouveau : « Per quem si me stylo solitae dignationis impartias, mihi fraternitatique istic sitae pagina tua veluti coelo delapsa reputabitur. » VI, 11.
(50) Les quatre derniers livres des épîtres sont presque tout entiers remplis par cette correspondance.
(51) « Unam feminam... quam forte Wargorum (hoc enim nomine indigenas latrunculos nuncupant) superventus abstraxerat, isto deductam ante aliquot annos isticque distractam, quam non falso indicio comperissent, etc.» M. Germain (Essai historique et littér., p. 162) appelle l'attention sur ce texte infiniment curieux, en ce qu'il prouve que le Warge n'existait pas seulement chez les Barbares, Cf. Leg. Ripuar., LXXXV, et Salic., LVII.
(52) « Dissonas inter partium voces, quae differebant laudare non ambientem, sed nec audebant culpare laudabilem. » IV, 4.
(53) « ... Arreptum, nihilque tam minus quam quae agebantur optantem suspicantemque, sanctum Joannem... collegam sibi consecravere. » Ibid.
(54) « Stupentibus factiosis, erubesceutibus malis, exclamantibus bonis, reclamantibus nullis. » Ibid.
(55) « Etenim tanta erat turba competitorum, ut cathedrae unius numerossissimos candidatos nec duo recipere scamna potuissent. » VII, 5.
(56) « Ut sacrosanctam sedem dignitatemque affectare pretio oblato non reformident ; et rem jamdudum in nundinam mitti auctionemque potuisse, si quam paratus invenitur emptor, venditor tam desperatus inveniretur. » Ibid.
(57) « Paginam duobus vigiliis noctis aestivae (Christo teste) dictatam. » Ibid.
(58) IV, 16.
(59) VII, 4.
(60) « Videas in ecclesiis aut putres culminum lapsus, aut, valvarum cardinibus avulsis, basilicarum aditus hispidorum veprium fruticibus obstructos, etc. » VII, 4.
(61) VII, 12
(62) III, 13. Il faut lire en entier cette belle lettre, d'où M. Fauriel (hist. de la Gaule mérid., t. Ier, p. 329 et suiv.) a tiré son récit. Cet acte d'héroïsme, rapproché d'un trait d'audace non moins extraordinaire, également rapporté par Sidoine (Panég. d'Avitus, v. 303 et suiv.), a inspiré ailleurs à M. Fauriel cette réflexion remarquable : « Il y a dans ce que l'histoire rapporte de certains chefs arvernes, et en général des Gallo-Romains du Midi vers les derniers temps de l'Empire, certains traits qui ont déjà une remarquable analogie avec les moeurs et le caractère chevaleresque » (Hist. de la littér. prov., I, p. 58). Voy. le jugement de M. Mommsen sur Vercingétorix, qu'il appelle un preux, et t. VII, p. 30, de la traduction française de son Histoire romaine.
(63) Greg. Turon. Hist. Franc., lib. lI, c. 22, 24.
(64) « Qui usque in extimos terminos Galliarum caritatis indage porrecta, prius soles indigentum respicere causas, quam inspicere personas. » D. Papae Patienti, VI, 12.
(65Ibid.
(66) « Quas tu lacrymas, ut parens omnium, super des incendio prorutas et domicilia semiusta fudisti. » Constantio suo, Ill, 12.
(67) Sidoine en fait un portrait remarquable, III, 10 : « Non ex illorum, ut ferunt, numero, qui secreta dirigentiumprincipum venditantes, ambiunt a barbaris bene agi cum legato potius, quam cum legatione. »
(68) VII, 13.
(69) VII, 7.
(70) VIII, 6.
(71) « Fragor illico quem movebant vicinantes impluvio cubiculi mei due quaepiam Gethides anus, quibus nihil unquam litigiosius, bibacius, vomacius erit. » VIII, 8.
(72) Nos istic positos, semelque visos,
Bis jam menstrua luna conspicatur
Nec multum domino vacat vel ipsi,
Dum responsa petit subactus orbis.
VIII, 8.
(73) VIII, 8.
(74) Tillemont, Hist. des empereurs, t. XVI, p. 250. - Gallia christiana, t. II, p. 481. 
(75Leoni suo, IV, 24.
(76) VIII, 11; IV, 23.
(77) Voir le curieux récit du séjour de Sidoine chez Tonance Ferréol, à sa campagne de Voroangus « Hinc Augustinus, hinc Varro, hinc Horatius, hinc Prudentius lectitabantur. Quos inter Adamantius Origenes, Turranio Rufino interpretatus sedulo fidei nostrae lectoribus inspiciebatur ; pariter et prout singulis cordi diversa censentur sermocinabamur... Videre te crederes aut grammaticales pluteos, aut Athenai cuneos, aut armaria exstructa bibliopolarum. » II, 7.
(78) Dans sa lettre à Philagrius (VIII, 4), il se déclare très nettement en faveur du spiritualisme.
(79) « Lege virum (fidei catholicae pace praefata) in plurimis similem tui, id est a divitibus ambitum, nec divitias ambientem. » VIII, 6.
(80) IV, 18. Cf. IV, 22.
(81) III, 8, et IV, 8.
(82) VI, 8.
(83Themist. orat. ad Jovianum, p. 67-69.
(84) Voy. une note de Sirmond sur la lettre 25 du livre IV.
(85) Sidoine, a dit Gibbon, n'avait pas l'intention de louer un empereur qui n'existait plus ; mais une observation accidentelle : subrisit Augustus, ut erat, auctoritate servata, joci plenus, prouve plus en faveur de Majorien que les six cents vers de son panégyrique.
(86) « Venio Arelatem... in forum ex more descendo. Alii plus quam deceret ad germa provolvi, alii ne salutarent, fugere post statuas, occuli post columnas. » Epist. I, 11.
87
)  Ego turbam quamlibet litterariae artis expertem, maximam solitudinem appello. VII, 14.
(88) Quem generis princeps Paulinus Pontius olim ... ambiet altis
Moenibus, et celsae transmittent aera turres :
Quarum culminibus sedeant commune micantes Pompa vel auxilium.
Carm
. XXII, 593.
(89) Cf. Epist. III, 6, et Carm. XIII,
(90Carm. IIII, 160.
(91) Ibid.
(92Carm. XI, 183 et passim.
(93Epist. II, 7.
(94) « Marcellinus, Occidentis patricius, idemque paganus. » Cassiod. in Leone Aug. Anthemio, Aug. II Cos.
(95) Unus qui venerere jure divos
Lenaeum, Cererem, Palem, Minervam.
Carm
. XXIII, 44.
(
96) C'était une toge, moins ample que la toge ordinaire, en étoffe de pourpre. Elle était brodée de palmes d'or et de l'image de l'empereur, et désignée quelquefois par le mot palmata : « Palmatam, inquis, tibi misi in qua divus Constantius, parens noster, intextus est » (Auson. Gratiar. act.). La dalmatique portée par Charlemagne le jour de son couronnement, et conservée à Rome dans le trésor de Saint-Pierre, peut en donner une idée. On y voit répétée l'image du Christ, accompagnée de deux apôtres dans l'attitude de l'adoration. La trabée était le costume officiel des consuls.
(
97Epist. II, 14.
(98)
 « Hic primum tibi... accipiter, canis, equus, arcus ludo fuere. » III, 13; IV, 18.
(99
IX, 13.
(
100) Ibid.
(
101) Bimari remittat ab urbe
Citharistrias Corinthus,
Digiti quibus canentes, etc.
IX, 13 ; cf. 1, 2, sub f.
(
102« Quum spumarent falerno gemmae capaces. » Epist. II, 10. « Gemmae, i. e. pocula ex gemma. Gemmae enim in pocula formabantur. » Apul., lib. II. « Pueri calamistrati, pulchre indusiati, gemmas formatas in pocula vini vetusti frequenter offerre. » Sav., p. 172.
(
103Oleumque nescientes,
Adipesque glutinosos,
Utero tumente fundant
Opobalsamum lucernæ.

Epist
. IX, 13.
(
104Carm. XXIII, 471.
(
105Cedere et ingenuis oblatis sponte caverem,
Contentus... illecebris famulantibus uti.
Paulin. Eucharist., v. 165.
(
106« Narbonensis provincia... agrorum cultu, virorum morumque dignatione, amplitudine opum, nulli provinciarum postferenda, breviterque Italia verius quam provincia. » Hist., lib. III, c. 4.
(
107Paneg. Avito dict., 509 et suiv.
(
108Epist. VIII, 13. Rapprochez ce passage de la lettre 22, IV.
(
109Cassiod. Varior., lib. III, epist. III, p. 58.
(
110Epist. IV, 7.
(
111) Paneg. Anthem., v. 236.
(
112Paneg. Major., v. 212.
(
113Elles commencèrent dès l'an 470, comme on peut le conclure des lettres V, 9; IV, 9 et 11.
(
114Voy. V, 10, 11, et surtout l'ép. 19 du même livre.
(
115) III, 1. Cette lettre établit que l'usage de brûler les morts n'existait plus depuis longtemps en Gaule. Cf. II, 6.
(
116Cf. Germain, Essai historique, etc., p. 160-1.
(
117) « Natione foeneratorum non solum inciviliter Romanas vires administrante, verum etiam fundamentaliter eruente. » Epist. III, 11.
(
118IX, 6.
(
119Ibid., 8.
(
120Ce nom venait, au dire de Mabillon, de ce que les fidèles exhortés par le prêtre à élever leurs coeurs vers Dieu attestaient, avant la consécration des mystères, qu'ils les tenaient dirigés vers le Seigneur. Chaix, t. II, p. 224.
(
121) Carm. XXIII, 446.
(
122Epist. VIII, 9.
(
123Carm. XXIII, 232.
(
124) Epist. V, 3. 
(
125Epist. X, 8.
(
126« Ut vera laus ornat, ita falsa castigat. » IX, 8.
(
127) Epist. II, 7. L'appréciation du Phédon par Sidoine lui-même mérite d'être citée : Socraticusque animus post fatum in Phædone vivus. Carm. IX, 178.
(
128) VIII, 12.
(
129) Carm. XXII, v. 188 et suiv. Voir la note de Sirmond, p. 155, qui confirme le fait par la citation de deux passages de Sénèque et de Pline le jeune.
(
130Carm. XXIII, 267 et suiv.
(
131IX, 11.
(
132V, 3.
(
133IV, 20.
(
134Paneg. Anth,, 156.
(
135Vit. Carin. XXIII, De Consentio, 267 et suiv.
(
136Praef. Paneg. Major.
(
137) « Quia scilicet prædictus Augustus iisdem fere temporibus, extinxerat conjugem Faustam calore balnei, filium Crispum frigore veneni. » Epist. V, 8.
(
138) Carm. 1, Excusat. ad v. c. Felicem, v. 228.
(
139 Ibid. XXIII, 160.
(
140) Greg. Turon. Histor., lib. II, c. 22.
(
141Epist. III, 10.
(
142Ibid. IX., 12.
(
143Excus. ad magnum Felicem, v. 15 et suiv.
(
144Carm. XXII, sub f.
(
145) Meritisque laborum
Post palmam palmata venit.

Paneg. Maj
., v. 4.
Dumque venit Christus, populos qui suscitat omnes, Perpetuo durent culmina Perpetui.

Epist
. IV, 5.
(
146) Carm. X, 92.
(
147) Ibid., 58. Cf. ibid., 36.

(148) Mors obruit illos,
Non timor.
Paneg. Maj., v. 237-252.
« Nous sourirons quand il faudra mourir, »
fait dire aux Francs M. de Châteaubriand. L'illustre écrivain exprime ainsi plus poétiquement que Sidoine ce sentiment farouche d'héroïsme barbare ; mais il avait trouvé cette expression dans le chant célèbre de Ragnar Lodbrog.

(149) Rutil. Numat. Itiner., lib. I, v. 66, 133.

(150) Paneg. Major., v. 12 et suiv.

(151) Paneg. Anth., v. 29.

(152) Carm. VII, 394.

(153) Carm. VIII.

(154) J'en citerai un exemple : « Venit in nostras a te profecta pagina manus, quae trahit multam similitudinem de sale Hispano in jugis croso Tarraconensibus : nam recensenti lucida et salsa est, nec tamen propter hoc ipsum mellea minus. » Voiture, ayant reçu une lettre d'une dame qui le raillait de sa petitesse, s'en félicite en ces termes : « Dans une si grande gloire que celle que je recevais, il était à propos de me faire souvenir de ma petitesse... Lors même qu'elle me reproche que je suis petit, elle m'élève par-dessus tous les autres; et avec une feuille de papier, elle me rend le plus grand homme de France. »

(155) Quelques-unes de ces lettres, comme par exemple le récit de l'affaire de Paeonius faisaient office de journaux pour les correspondants à qui elles étaient adressées, comme celles de Coelius à Cicéron, ou comme les lettres de Pline.

(156) « Sidonii temeritatem admirari vix sufficio, nisi forte temerarius ipse sim, qui temerarium ilium dicam, dum sales ejus, seu tarditatis meae, seu illius styli obice, seu fortassis (nam unumquodque possibile est) scripturae vitio non satis intelligo. » Petrarc. epist. famil. Praef. Cf. Ludov. Vivis., De ratione dicendi. Oper., I, p. 148.

(157) D. Papae Fausto, epist. IX, 10.

(158) Epist. II, 6.

(159) Ibid. V, 17.

(160) Epist. IV, 10. Voy. aussi IX, 8.

(161) « Per aetatem mundi jam senescentis, lassatis veluti seminibus emedullatae, parum aliquid hoc tempore in quibuscumque virtutes artium mirandum ac memorabile ostentant. » VIII, 2.

(162) « Amo in te quod litteras amas, et usque equaque excolere contendo tantae diligentiae generositatem. » II, 14.

(163Joanni suo, epist. VIII, 7; V, 3.

(164) Esprit des lois, t. IV, 11, édit. Lefèvre.

(165) Epist. I, 11.

(166) non quod Papinius tuus meusque
Inter Labdacios sonat furores.
Carm
. 1, 222.

(167In Eutrop., lib. 11.

(168) De laud. Stilic., II, 270.

(169) Namque latex doctae qui laverit ora Serena
Ultra Pegasæas numen habebit aquas.
Claud. Epigr., V.

(170) De laud. Stilic., lib. I, v. 84.

(171) « Ego Plinio ut discipulus assurgo. » Epist. IV, 24.

(172) Ibid., I, 1.

(173) En voici un exemple entre vingt : « Colis, ut qui solertissime; aedificas, ut qui dispositissime ; venaris, ut qui efficacissime ; pascis, ut qui exactissime; jocaris, ut qui facetissime, etc. » Sid. epist. V, 1. Pline avait dit : « Amat, ut qui verissime ; dolet, ut qui impatientissime ; laudat, ut qui benignissime; ludit, ut qui facetissime. » IX, 22.

(174) Lui-même dit en parlant du style de ses lettres : « Stylo, cui non urbanus lepos inest, sed pagana simplicitas. » VIII, 16.
(175) « Ut, nisi vel paucissimi quique meram latiaris lingue proprietatem de trivialium barbarismorum rubigine vindicaveritis, cum brevi abolitam defleamus interitamque. » II, 10.
(176) « Mitto istic ob gratiam pueritiæ tuae undique defluxisse studia litterarum, tuque personae quondam debitum, quod celtici sermonis squammam  depositura nobilitas, nunc nunc camoenalibus modis, imbuebatur. » III, 13. - D. Ireneus, in praef, lib I, Adv haereses : "Non autem exquires a nobis qui apud Celtas commoramur, et in barbarum sermonem plerumque avocamur, orationis artem, quam non didicimus, etc. » - Sulp. Sev. Dialog. I, cap. ult.: « Tu vero, inquit Postumianus, vel celtice, aut si mavis, gallice loquere, dummodo jam Martinum loquaris. - Pacatus in Paneg. Theodosii : Non esse fastidio rudem hune et incultum transalpini sermonis horrorein. »

(177) Fauriel, Hist. de la littér. prov., t. I, p. 191

(178) « Quae autem Sidonii scripta exstent, nec ego recensebo, nec vos ad legenda satis impellam ; in utroque enim dicendi genere, Gallicum nescio quid et barbarum redolere videtur. » Greg. Giraldi Ferrariensis, de poet. hist. dial. V.

(179) Oper., t. II, p. 114.

(180) « Ecclesia S. Saturnini ubi S. Amandinus et S. Sidonius quiescunt. » De ecclesiis Claromontii, lib. 1.

(181)L'abbé Chaix, S. Sid. Apoll., etc. T. II, p. 389.

(182) Ibid., p. 392.

(183Ruric., epist., lib. II, 25, Apollinari.

(184) Epist. 38.

(185) « Quibus et a quibus, ut Sollius noster ait, nec dabat pretia contemnens, nec accipiebat instrumenta desperans. » Greg. Tur., Histor., t. I, 70 ; cf. 15, 21, etc.

(186) In Natali S. Epiphanii; cf. Grég. et Collombet, III, p. 333, et Savar., Carm., p. 159.

(187) Lib. III, poem.: De ecclesia a Chilperico constructa; ibid., ad Felicem, episc. Biturig.; cf. Sid. epist. IV, 5, Lucontio suo.

(188) V. 245. Cf. Jorn., De rebus Get., c. 24, 35.

(189) Hist. Remens. lib. I.

(190) Vid., Savar. elogia.

(191) Voy. Epist. V, 16; VI, 15, et rapprochez Sid. epist. VII, 4; VI, 12.

(192) Arva tuis scriptis vernant Arverna, Sidoni,
Et veteris linguæ tu reparator eras.
Paneg. ad Petrum Vener
.
Cf. Epitaph. Adef. episc., et Sid. epist. VII, 13.
(193) Voir la lettre à Constantius, I, 1.

(194) Ang. Polit., epist. I, 1.

(195) Ludov. Vivis, De rat. dicendi. Oper., T. I, p. 148.

(196) Poet., lib. VI, Hypercr.

 

 

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