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ANECDOTES PAR LE SÉNATEUR PROCOPE DE CÉSARÉE

 ΠΡΟΚΟΠΙΟΥ  ΑΝΕΚΔΟΤΑ. 

(HISTOIRE SECRÈTE DE JUSTINIEN)

LIVRE IX DES HISTOIRES.

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texte grec

 

PROLOGUE.

1. Tout ce que la nation des Romains a eu le bonheur d'accomplir dans ses guerres jusqu'à ce jour, je l'ai raconté en détail dans cet ouvrage; et, autant que je l'ai pu, toutes les circonstances de temps et de lieu de ces événements ont été rapportées avec soin. Mais les récits qui vont suivre ne seront pas disposés dans le même ordre, parce que tous ceux que j'ai recueillis sont sans liaison entre eux, et appartiennent à des parties diverses de cet empire. Il y a d'ailleurs un motif pour lequel je suis forcé d'adopter cette méthode : c'est qu'il n'était pas possible de les publier du vivant des auteurs des faits. Je ne pouvais ni échapper à l'espionnage qui se faisait sur une grande échelle autour de moi; ni, si j'étais découvert. échapper à la mort la plus affreuse. Il n'était pas possible de compter, même sur la discrétion des parents les plus proches.

2. Aussi m'a-t-il fallu, dans mes écrits précédents, taire les causes de beaucoup d'événements. Je serai donc contraint, dans le présent ouvrage, soit à l'égard des faits que jusqu'à ce jour j'ai passés sous silence, soit à l'égard de ceux que j'ai précédemment racontés, de remonter à leurs causes. Mais, en abordant cette nouvelle tâche, combien il m'est pénible et dur de revenir sur la vie de Justinien et de Théodora? Combien je tremble et m'inquiète d'avoir à m'expliquer sur leurs actions; surtout quand je suis pénétré de cette conviction, que ce que je vais en écrire aujourd'hui ne paraîtra à la postérité ni digne de foi, ni même vraisemblable, par suite du longtemps qui s'est écoulé depuis, et qui les a si fort vieillis! Je crains donc d'encourir le reproche d'avoir publié des contes, et d'être rangé dans la classe des faiseurs de tragédies.

3. Cependant j'aurai le courage de ne pas déserter cette oeuvre importante, convaincu que les témoignages ne manqueront pas pour en soutenir la vérité. Certes les hommes d'à présent sont les témoins les plus irrécusables des événements contemporains, et ils sont assez dignes de foi pour demeurer garants de la vérité des faits, devant l'âge qui nous suivra. Pourtant, quand je me livrais à ce travail, une autre objection se présenta souvent à mon esprit, et me tint longtemps en suspens.

4. Je doutais qu'il fût avantageux de livrer ces récits à la postérité; car souvent les plus mauvaises actions, quand elles arrivent à la connaissance des tyrans, trouvent en eux des imitateurs, et alors il vaudrait mieux que les âges à venir les ignorassent. Il n'est que trop vrai que les hommes puissants, par le vice inhérent à leur éducation, imitent pour la plupart facilement ce que leurs ancêtres ont fait de plus mal. Il est vrai encore qu'ils inclinent plus aisément, et comme inévitablement, à prendre ces mauvais exemples pour règle de leurs actions.

5. Mais je me suis convaincu, par l'histoire même de ces faits, que ceux qui dans la suite voudront exercer cette tyrannie, seront eux-mêmes éclairés sur les résultats de cette conduite, et qu'ils pourront y trouver des exemples des malheurs qui sont arrivés aux auteurs de ces actions. Ils sauront que leurs actes personnels et leur perversité n'échapperont pas à la publicité, et ils seront d'autant plus retenus à ne pas enfreindre les lois de l'humanité.

6. Qui, en effet, dans la postérité, aurait connu la vie infime de Sémiramis ou de Sardanapale, et la folie de Néron, si les écrivains contemporains n'en avaient conservé le souvenir? À ceux qui seraient exposés à devenir victimes de pareils excès, le jugement porté contre ces tyrans ne sera pas sans profit. Car les malheureux ont coutume de se consoler, par la connaissance qu'ils ont des souffrances qu'ils n'ont pas seuls supportées.

7. C'est pourquoi je m'occuperai d'abord de ce que Bélisaire a fait de mal, et je raconterai ensuite les méfaits de Justinien, et de Théodora.

CHAPITRE PREMIER.

1. Bélisaire eut pour épouse, comme je l'ai dit dans mes écrits antérieurs, Antonina, fille et petite-fille de conducteurs de chars, qui avaient exercé leur art (dans le cirque) à Byzance et à Thessalonique : celle-ci eut pour mère une des prostituées du théâtre. Elle commença sa propre vie par des moeurs semblables, et se livra à la débauche avec emportement; elle pratiqua (en outre) les philtres usités dans sa famille, et ayant acquis ceux qui étaient nécessaires à ses projets, elle devint la fiancée, puis l'épouse de Bélisaire, quoiqu'elle eût déjà donné le jour à plusieurs enfants.

2. Aussitôt après son mariage, elle se créa des relations adultérines, sans attendre davantage : mais elle eut soin de cacher cette conduite, en s'enveloppant d'artifices qui lui étaient familiers, non qu'elle fût effrayée de la crainte de son époux (jamais elle n'éprouva de honte de quelque mauvaise action que ce fût), mais elle redoutait le châtiment que pourrait lui faire infliger l'impératrice. Théodora était très aigrie alors contre elle, et lui était ouvertement hostile. Lorsque plus tard elle eut conquis sa familiarité, par les services qu'elle lui rendit dans les circonstances les plus impérieuses, d'abord en sacrifiant Silvère (pontife de Rome), ainsi que je l'expliquerai plus tard, et ensuite en perdant le Cappadocien Joannès (Jean, préfet du prétoire), ainsi que je l'ai déjà raconté, elle fut moins craintive; et sans cacher désormais sa conduite, elle se livra sans scrupule à toutes sortes de déportements.

3. (01) Il y avait dans la maison de Bélisaire un jeune Thrace, nommé Théodose, appartenant, par ses pères, à la croyance de ceux qu'on appelait les Eunomiens. À la veille de s'embarquer pour la Libye (l'Afrique), Bélisaire l'avait tenu sur les fonts sacrés (du baptême), l'avait reçu dans ses bras, et l'avait, ainsi que sa femme, adopté comme son fils et son commensal, selon les rites adoptés par les chrétiens. Antonina avait donc accepté Théodose comme un fils consacré par les saintes paroles. Elle le traitait en conséquence avec tendresse, et en s'occupant de lui avec un soin tout particulier, elle s'était emparée d'une autorité absolue sur sa personne. Ensuite elle en devint éprise pendant la traversée; et, sa passion dépassant toutes les bornes, elle s'y abandonna, en bravant sans crainte et sans honte tous les sentiments divins et humains. Elle livra sa personne au jeune homme d'abord en secret; à la fin, ce fut en présence de ses serviteurs et de ses femmes : tout entière déjà à sa passion, elle affichait ouvertement son amour, sans qu'aucun obstacle l'empêchât de s'y livrer.

4. Bélisaire s'aperçut de ce commerce à Carthage ; mais il feignit d'être détrompé par sa femme. Il les avait surpris: ensemble, dans une chambre inférieure, et s'en était montré très ému; mais la femme, sans s'effrayer ni rougir du flagrant délit : « Je suis venue, lui dit-elle, avec ce jeune homme, afin de cacher les plus précieux objets du butin, et d'empêcher qu'ils n'arrivent à la connaissance de l'empereur. » Voilà ce qu'elle dit pour sa justification; son époux, simulant la conviction de son innocence, se retira, quoiqu'il vît Théodose rattacher dans son manteau entr'ouvert ses caleçons à la hauteur de ses reins (02). Subjugué en effet par l'amour qu'il avait pour sa femme, Bélisaire voulait, le moins possible, s'en rapporter au témoignage de ses propres yeux.

5. Mais la lubricité d'Antonina alla sans cesse en croissant, et atteignit un excès inexprimable. Les uns, quoiqu'ils en fussent spectateurs, demeuraient dans le silence; d'autres, et particulièrement une esclave du nom de Macédonia, révéla ces adultères à Bélisaire, à Syracuse, quand il se fut emparé de la Sicile. Après avoir exigé de son maître les serments les plus solennels qu'il ne la dénoncerait jamais à sa maîtresse, elle lui raconta tout ce qui s'était passé, et lui produisit pour témoins deux jeunes esclaves attachés au service de la chambre à coucher.

6. À cette nouvelle, Bélisaire chargea les hommes de sa suite de le défaire de Théodose. Mais, averti de ce qui se passait, celui-ci se réfugia à Éphèse. La plupart de ses familiers, connaissant la mobilité de son caractère, avaient plus de souci de plaire à sa femme, que de paraître dévoués au mari; c'est ainsi qu'ils révélèrent à Théodose les ordres qu'on leur intimait à son sujet. Constantin, voyant Bélisaire affligé de ce qui était arrivé, compatit à sa douleur, et cependant lui dit :« Pour moi, je me serais défait de la femme plutôt que du jeune homme. » Antonina l'apprit, et en conçut contre lui un ressentiment secret, dont elle se réserva de lui faire sentir tout le poids. Elle savait dissimuler sa haine, et s'envelopper en elle-même comme un scorpion.

7. Peu de temps après, soit par des philtres, soit par ses caresses, elle persuada à son mari que l'accusation portée contre elle était fausse. Il fit en conséquence, et sans aucun délai, rappeler auprès de lui Théodose, et se laissa subjuguer au point de remettre à la discrétion de sa femme Macédonia et les deux jeunes esclaves. D'abord elle leur fit, dit-on, couper la langue à tous, et les ayant coupés par morceaux, elle les enferma dans de petits sacs, et les jeta, sans aucune hésitation, dans la mer, par l'entremise d'un de ses serviteurs, nommé Eugène, qui consomma ces meurtres, comme il avait commis l'attentat sur la personne de Silvère.

8. Bientôt après Bélisaire, sur les conseils de sa femme, fit périr Constantin. Ce que j'ai raconté antérieurement au sujet de Praesidius et des poignards arriva vers cette époque. Bélisaire voulait sauver Constantin, en le renvoyant de sa maison ; mais Antonina n'abandonna pas sa proie, qu'elle ne l'eût châtié des paroles que je viens de rapporter. Ce meurtre suscita contre Bélisaire une grande animosité, de la part de l'empereur et de tous les principaux Romains.

9. Ces événements se répandirent au dehors. Théodose déclara qu'il ne pouvait se rendre en Italie, où résidaient alors Bélisaire et Antonina, si Photius n'était renvoyé. Car celui-ci était par caractère très-prompt à devenir hostile envers celui qui obtenait plus de crédit que lui, auprès de qui que ce fût. En cela Photius voyait assez juste, relativement à Théodose. Car il ne pouvait, quoique fils d'Antonina, balancer en aucune façon son influence; Théodose jouissait déjà d'un grand crédit et de richesses considérables. On dit, en effet, qu'il avait enlevé, du trésor des deux villes de Carthage et de Ravenne, jusqu'à cent centenaires (dix mille livres d'or, répondant à onze millions environ de francs), et qu'il avait ainsi abusé du pouvoir exclusif qui lui avait été confié, de traiter ces cités à discrétion.

10. Quand Antonina connut la résolution de Théodose, elle ne cessa de dresser des embûches à son fils, et de l'envelopper de poursuites meurtrières, jusqu'à ce qu'elle l'eût forcé de reconnaître qu'il ne pouvait résister à cette persécution, et qu'il ne lui restait plus, pour s'y soustraire, qu'à quitter la place; en conséquence, il partit pour Byzance (03) (Constantinople). Aussitôt elle fit venir Théodose en Italie, et jouit jusqu'à satiété de la société de son amant, et de la tolérance de son mari. Elle revint elle-même plus tard à Byzance avec l'un et avec l'autre. Là, Théodose s'effraya de cette intimité, et son esprit fut agité de perplexités. Il était convaincu qu'il ne pourrait d'aucune manière cacher la connaissance de ce commerce au public, tant il voyait cette femme incapable de dissimuler sa passion, et de se contenter de la satisfaire en secret; elle s'affichait elle-même comme sa maîtresse déclarée, et ne rougissait nullement d'être signalée comme telle.

11. C'est pourquoi il se rendit en toute hâte à Éphèse, et, après avoir coupé sa chevelure, selon l'usage, il se fit inscrire parmi ceux qu'on appelle Moines. Antonina, à cette nouvelle, devint absolument folle, déchira ses vêtements, et refusa toute nourriture. Dans sa douleur, elle parcourait ses appartements en versant des larmes, et en s'écriant au milieu des lamentations qui s'échappaient de sa poitrine que, sauf le mari qui lui restait, elle ne pouvait avoir fait une perte plus considérable : nul homme n'avait été aussi bon pour elle, aussi fidèle, aussi aimable, aussi prompt à l'exécution. Elle fit tant, qu'elle entraîna son mari à expr­mer les mêmes regrets. Le malheureux en vint jusqu'à faire des voeux pour le rappel du bien-aimé Théodose. Il se rendit en personne un peu plus tard au palais et par les prières qu'il adressa à l'empereur et à l'impératrice, il obtint un ordre qui enjoignait à Théodose de revenir comme étant déjà, et comme devant être encore davantage dans l'avenir, indispensable à sa maison.

12. Théodose déclina cette mission, alléguant qu'il avait résolument l'intention de se dévouer à la vie monastique. Mais ce langage n'était nullement sincère; car il avait dessein, aussitôt le départ de Bélisaire, de se rendre secrètement à Byzance auprès d'Antonina, ce qu'il exécuta en effet.

CHAPITRE II.

1. Cependant Bélisaire reçut la mission de marcher contre Chosroës, avec Photius. Antonina resta, quoique auparavant elle eût été sa compagne dans ses expéditions; alors elle ne voulait pas que son mari demeurât isolé, et elle comptait par ses séductions l'empêcher de s'apercevoir à quel point il manquait de liberté : elle avait donc soin de l'accompagner en quelque partie du monde que ce fut. Mais, afin de jouir de nouveau de la société intime de Théodose, Antonina changea de méthode, et conçut le dessein de se défaire de Photius. Elle poussa quelques-uns des officiers de la suite de Bélisaire à le harceler incessamment, et à le provoquer en toute circonstance. Elle-même faisait presque chaque jour des dénonciations par écrit contre son fils, et soulevait tout le monde contre lui. Poussé à bout, Photius fut obligé d'accuser sa mère en produisant à Bélisaire un témoin venu de Byzance, auquel il commanda de révéler tout ce qu'il avait vu du commerce secret qu'Antonina entretenait avec Théodose.

2. Après l'avoir entendu, Bélisaire entra dans une furieuse colère, et se jeta aux pieds de Photius, en le priant de le venger des outrages auxquels il devait si peu s'attendre de la part des coupables.« Cher fils, lui dit-il, tu n'as jamais connu ton père, puisque la vie qui lui avait été mesurée lui a été retirée, quand tu étais encore dans les bras de ta nourrice; et tu n'as pas joui davantage de sa fortune, car il n'était pas bien partagé de ce côté. Élevée par moi, qui n'étais que ton beau-père, ta jeunesse est arrivée à ce degré de maturité qui te donne le pouvoir de venir à mon secours, dans l'état d'oppression où je suis tombé. Tu es parvenu à la dignité consulaire, et je t'ai comblé de tant de richesses que j'ai mérité à ton égard les titres réunis de père, de mère et du parent le plus proche, et qu'en effet, mon généreux ami, j'en ai rempli tous les devoirs. Car c'est moins par le sang que par les oeuvres, que les hommes ont coutume d'apprécier leur attachement les uns envers les autres. Le moment est donc venu pour toi de ne pas rester indifférent à la ruine de ma maison, et à la spoliation dont je suis menacé pour les richesses que j'ai acquises; le moment est venu de considérer à quel degré de honte, ta mère est parvenue aux yeux du monde. Sois bien convaincu que les désordres des femmes ne retombent pas sur leurs maris seulement, mais entachent surtout leurs enfants, dont l'honneur est d'autant plus entamé que la nature les fait davantage ressembler à leurs mères. Sache bien aussi que j'aime ma femme à ce point que je ne lui ferai aucun mal , s'il m'est donné de punir le corrupteur de ma maison. Mais, tant que Théodose vivra, il me sera impossible de pardonner à cette femme son inconduite. »

3. À ces paroles Photius répondit qu'il aiderait son beau-père en tous ses desseins, mais qu'il craignait qu'il ne lui en arrivât malheur, et qu'il ne pouvait se fier à la fermeté de son caractère à l'égard de sa femme. Il était effrayé, entre beaucoup d'autres, par le sort de Macédonia. C'est pourquoi il exigea les serments les plus sacrés reconnus chez les chrétiens, par lesquels Bélisaire s'engagea envers lui, et ils se lièrent l'un à l'autre, par la foi de ces serments, qu'ils ne se sépareraient jamais, même en présence de périls menaçants pour leur vie.

4. Il fut reconnu par tous deux que, dans la circonstance, il serait inopportun de tenter une attaque à force ouverte, tant qu'Antonina n'aurait pas quitté Byzance pour venir les joindre, et que Théodose ne serait pas retourné à Éphèse. Ces faits accomplis, Photius se rendrait dans cette ville, et il viendrait alors sans peine à bout de la personne et des richesses de Théodose. En ce moment, Bélisaire et Photius entrèrent avec toute l'armée sur le territoire de la Perse. Quant à Byzance, ce fut à cette époque que s'accomplit la destinée de Joannés (Jean) de Cappadoce, que j'ai racontée déjà dans mes ouvrages. Je dus taire alors cette seule circonstance, que ce ne fut pas, comme par l'effet d'un hasard qu'Antonina trompa Joannès et sa fille; mais ce fut par nombre de serments, y compris ceux que les chrétiens regardent comme les plus terribles, qu'elle leur persuada qu'elle ne nourrissait contre eux aucun mauvais dessein.

5. Le forfait accompli, comptant d'ailleurs désormais, bien plus qu'auparavant, sur l'amitié de l'impératrice, elle envoya Théodose à Éphèse, et ne soupçonnant aucun projet d'hostilité contre elle-même, Antonina se rendit en Orient. À peine Bélisaire venait de prendre le fort des Sisauraniens (ou Sisaura), qu'on lui annonça l'arrivée de son épouse, à laquelle il donna l'ordre de s'arrêter. Puis, sans en dire le motif à personne, il fit donner à l'armée le signal de la retraite. Il y eut, il est vrai aussi, comme je l'ai expliqué ailleurs, d'autres motifs qui portèrent l'armée à faire ce mouvement; mais ce fut celui que je viens d'indiquer qui fut le principal. Quand j'ai commencé mes écrits, il n'eût pas été sans danger, dans les circonstances du temps, d'eu révéler toutes les causes.

6. Ce fut pour tous les Romains un grand sujet de reproche contre Bélisaire, d'avoir ainsi sacrifié les plus chers intérêts de la patrie aux misérables calculs des affaires de sa maison. C'est, en effet, à cause de sa passion, pour sa femme qu'il résolut tout d'abord de ne plus s'éloigner des frontières romaines, puisque, dès qu'il apprit son retour de Byzance, il retourna en arrière, afin d'être le maître et de se venger.

7. C'est pourquoi il donna l'ordre à Aréthas et à sa nation de passer le Tigre; mais ceux-ci retournèrent chez eux, sans avoir rien fait de remarquable. Quant à Bélisaire, il eut soin de ne pas s'éloigner, de sa personne, de plus d'une heure de chemin des frontières. Le fort des Sisauraniens n'est qu'à une journée de Nisibe, quand on y va par cette ville; mais, de l'autre côté, la distance est de moitié. Si cependant il avait résolu, tout d'abord, de passer le Tigre avec toute son armée, il aurait, je pense, enlevé les richesses de toutes les parties de l'Assyrie; il se serait avancé sans trouver d'adversaires jusqu'à la ville de Ctésiphon; il aurait délivré les Antiochiens, avec tous les autres Romains qui s'y trouvaient prisonniers, et les aurait ramenés dans leur patrie.

8. Il fut la principale cause de la facilité extrême que trouva Chosroës à ramener son armée de la Colchide en Perse; je vais raconter comment l'événement arriva. Quand Chosroës, fils de Cabadès, envahit la Colchide, avec les incidents que j'ai racontés ailleurs, et prit Pétra, les Mèdes n'en subirent pas moins dans leur armée de grandes pertes, soit par les combats, soit par les marches; car, ainsi que je l'ai dit, la Lazique (pays des Lazes) est mal percée de routes et couverte de rochers; une maladie contagieuse, venant à sévir sur ces troupes, en fit périr la plus grande partie, et le manque de vivres (venant s'y joindre) causa la perte de beaucoup d'hommes. Cependant quelques Perses détachés vinrent annoncer que Bélisaire, vainqueur de Nabédès, près de la ville de Nisibe, marchait en avant, après avoir pris d'assaut le fort des Sisauraniens, et avait fait prisonnier Bleschamès avec huit cents cavaliers persans armés de lances; (on ajoutait) qu'un autre corps de Romains, avec Aréthas, chef des Saracéniens, avait été détaché pour passer le Tigre et dévaster les pays à l'orient du fleuve, qui étaient jusque-là demeurés intacts.

9. Il se trouvait aussi que le corps de Huns envoyé par Chosroës dans l'Arménie romaine, pour empêcher, par cette diversion, les Romains d'entraver son expédition chez les Lazes, avait été vaincu dans un combat qu'avait livré à ces barbares Valérien, à la tête des Romains. Ce corps avait péri en grande partie. Les Perses l'avaient appris par d'autres émissaires; et, déjà fort affaiblis par l'insuccès de leur expédition en Lazique, ils craignaient qu'une armée survenue dans cette situation désastreuse ne les fit périr sans gloire, en les attaquant du haut des rochers et dans les défilés. Songeant aussi à leurs femmes, à leurs enfants et à leur patrie, les plus estimés de l'armée des Mèdes accusaient vivement Chrosroës d'avoir violé la foi des serments; d'avoir, sans respect pour le droit des gens, envahi, malgré les traités et sans aucun motif, le territoire des Romains, et enfin d'avoir offensé un État respectable par son antiquité et par toutes ses institutions, sans qu'il y eût chance de le vaincre. Ils étaient à la veille de provoquer un mouvement dans l'armée. Chosroës effrayé trouva ce remède à la crise où il était. Il leur exhiba une dépêche que l'impératrice venait d'écrire à Zaberganès, et qui était conçue en ces termes :« Je suis convaincue, ô Zaberganès, depuis la mission que vous avez remplie auprès de nous, de l'attachement que vous avez pour nos intérêts. Vous répondrez pleinement à cette opinion, si vous persuadez au roi Chosroês de prendre, envers notre empire, des dispositions pacifiques. Je vous promets, à cette condition, les plus grandes récompenses de la part de mon époux, qui jamais ne résout aucune affaire sans mon avis. » Après cette lecture, Chosroës demanda ironiquement aux orateurs des Perses si c'était un état véritablement constitué, que celui dans lequel une femme exerçait un tel empire : il parvint ainsi à apaiser le mouvement. Cependant il fit retraite au milieu d'une grande anxiété, craignant que les troupes de Bélisaire ne vinssent lui faire obstacle. Mais aucun ennemi ne se présenta, et il rentra ainsi facilement dans ses États.

CHAPITRE III.

1. Bélisaire, rentré sur le territoire des Romains, se rendit à la rencontre d'Antonina, qui venait de Byzance. Il la fit garder à vue en lui retirant les honneurs dus à son rang, et après avoir souvent tenté de s'en défaire, il s'attendrit, vaincu, je pense, par l'excès de son amour. D'autres disent que ce furent les philtres employés par cette femme, qui eurent la puissance d'opérer subitement cette conversion.

2. Photius s'était mis en toute hâte en route pour Éphèse. Il emmenait l'un des eunuques, Calligone, confident d'Antonina, qui, couvert de chaînes et soumis par Photius à des traitements rigoureux, lui révéla pendant le voyage tous les secrets de sa maîtresse. Cependant Théodose, apprenant l'arrivée de Photius, s'était réfugié dans le temple de l'apôtre Jean, qui est vénéré dans cette ville comme le lieu le plus sacré. Mais l'archiprêtre (l'évêque) Andréas, gagné par argent, livra le personnage. Théodora, très inquiète du sort d'Antonina dont elle avait appris l'entière disgrâce, manda Bélisaire, ainsi qu'elle, à Byzance. À cette nouvelle, Photius envoya Théodose en Cilicie, où les soldats armés de lances, et ceux porteurs de boucliers, (qu'il commandait) tenaient leurs quartiers d'hiver. Il avait recommandé aux gardiens de conduire leur prisonnier dans le plus grand secret, et de le tenir étroitement séquestré à leur arrivée en Cilicie, de manière que personne ne soupçonnât le lieu de sa résidence. Il se rendit de sa personne, avec Calligone et les trésors considérables de Théodose (dont il s'était emparé), à Byzance.

3. Alors l'impératrice donna la preuve à tous qu'elle savait récompenser les services meurtriers qu'on lui avait rendus par des présents supérieurs et plus criminels. Antonina, en effet, ne lui avait livré naguère par sa trahison qu'une seule victime, le Cappadocien (Joannès). L'impératrice fut la cause de la perte d'une foule de personnes innocentes, en les sacrifiant à la vengeance d'Antonina .Les familiers de Bélisaire et de Photius furent soumis, les uns à des châtiments corporels, quoiqu'on ne leur reprochât que leur liaison avec ces deux personnages, et l'on n'a pas su ce qu'ils sont devenus depuis; les autres furent frappés d'exil, sans qu'il existât contre eux aucun autre grief.

4. Il en est un cependant qui, pour avoir accompagné Photius, éprouva un sort particulier. C’était un personnage nommé Théodose, qui était parvenu à la dignité de sénateur. Théodora s'empara de sa fortune et le fit enfermer dans un souterrain, privé de toute lumière, où elle le tint enchaîné à une sorte de râtelier, par une corde passée à son cou, tellement courte qu'elle restait tendue et n'avait rien de flexible. L'infortuné, retenu ainsi perpétuellement debout, prenait sa nourriture, succombait au sommeil, et satisfaisait à tous les autres besoins de la nature dans cette position violente; il était réduit à braire, en quelque sorte, comme les ânes. Cet homme ne passa pas moins de quatre mois en ce cruel état, et on ne l'en retira que quand, atteint d'une maladie noire, il fut constaté qu'il avait absolument perdu la raison; mais il et mourut.

5. Quant à Bélisaire, l'impératrice le força, malgré sa répugnance, à se réconcilier avec Antonina. Photius fut, sur ses ordres, livré au traitement des esclaves. Elle le fit battre de verges sur le dos et sur les épaules, pour le forcer à révéler le lieu où il avait séquestré Théodose et le confident (d'Antonina). Mais, quoique déchiré par ces tortures, Photius résolut de garder inviolablement ce qu'il avait juré; et tout délicat par tempérament qu'il était auparavant malgré les soins qu'il était obligé comme maladif de donner à sa santé, quoiqu'il n'eût jamais souffert la misère ni les mauvais traitements, il persista dans le refus de révéler aucun des secrets de Bélisaire.

6. Mais plus tard tout ce qui avait été caché fut mis en lumière. Ayant découvert la retraite de Calligone, Théodora le rendit à sa maîtresse. En même temps, elle fit ramener Théodose à Byzance, et le cacha dans son palais; puis elle manda le lendemain Antonina. « Très chère patrice, lui dit-elle, hier il m'est tombé dans les mains un bijou si beau, que personne n'en a vu de semblable. Si tu veux le voir, je ne refuserai pas de te le montrer. » Celle-ci, qui ne soupçonnait rien de ce qui avait été préparé, supplia l'impératrice de lui montrer cette merveille. Théodora fit sortir le bijou de la chambre d'un de ses eunuques, et apparaître Théodose. Antonina, suffoquée par la joie, resta d'abord muette de plaisir, et se répandit ensuite en actions de grâces, donnant à l'impératrice les noms de sauveur, de bienfaitrice et de maîtresse. Théodora garda néanmoins ce Théodose dans son palais; et, outre la bonne chère qu'elle lui fit le combla de toutes sortes de faveurs. Elle se flatta même de le porter avant peu au rang de généralissime des Romains. Mais un décret de la Providence avait d'avance prononcé sur son sort, et il disparut du nombre des vivants, emporté par la dysenterie.

7. Théodora avait à sa disposition des cachots entièrement secrets, ténébreux et sans voisinage, qu'on ne pouvait découvrir ni de jour ni de nuit. Elle y faisait garder Photius, qu'elle y détenait depuis longtemps. Il était parvenu cependant à s'en échapper non pas une fois seulement, mais une seconde. La première, il s'était réfugié dans l'église de la Mère de Dieu (Théotocos), renommée chez les Byzantins, et réputée inviolable : le suppliant s'était placé près de la sainte table. Elle le fit néanmoins enlever par force de cet asile et réintégrer dans sa prison. La deuxième fois, Photius se retira dans le temple de Sophie (la Sagesse), que les chrétiens révèrent par-dessus tout. Mais la femme fut encore assez puissante pour l'en faire arracher. Il n'y avait pas de lieu sacré pour elle, et ce n'était pas une affaire, à ses yeux, que de les violer tous. Le peuple et les prêtres chrétiens, frappés de stupeur par tant d'audace, lui cédaient sur tous les points. Photius vécut dans cette captivité l'espace de trois années. À la fin, le prophète Zacharie lui apparut, dit-on, en songe et lui ordonna de sortir, s'engageant par serment à le seconder dans son entreprise. Persuadé par celle vision, il se leva, parvint à sortir de cette prison, se cacha et se rendit (déguisé) à Hiérosolyme (Jérusalem), à travers une foule d'espions qui l'entouraient et qui ne reconnurent pas le jeune homme, quoiqu'il fut au milieu d'eux. Là il fit couper sa chevelure, se revêtit de l'habit des moines, et parvint ainsi à échapper au châtiment que Théodora voulait lui infliger.

8. Bélisaire avait éludé ses serments, et n'avait fait aucun effort pour le venger de ses souffrances, malgré les engagements sacrés dont j'ai parlé. Ses entreprises à la guerre demeurèrent dès lors sans succès, sans doute d'après la volonté de Dieu. Il avait été envoyé en effet contre les Mèdes, et contre Chosroës (leur roi), aussitôt qu'on avait appris leur troisième invasion sur le territoire des Romains. Mais le résultat fut défavorable à Bélisaire, quoiqu'il parut avoir obtenu d'abord un avantage assez marqué, et qu'il eut repoussé les ennemis de la frontière. Car Chosroës, ayant passé le fleuve Euphrate, s'empara de la ville populeuse de Callinique, sans qu'elle fût secourue, et y fit des milliers d'esclaves parmi les Romains. Bélisaire demeura dans l'inaction, au lieu de se hâter à la poursuite des ennemis, et encourut l'un ou l'autre de ces reproches, du d'avoir trahi, ou d'avoir commis une lâcheté.

CHAPITRE IV.

1. Vers la même époque, Bélisaire éprouva une autre disgrâce. Une maladie contagieuse, dont j'ai parlé dans mes écrits antérieurs, moissonnait les habitants de Byzance. Justinien en fut atteint d'une manière si grave, qu'on disait qu'il en montait. La renommée porta cette nouvelle jusqu'au camp des Romains (en Orient). À cette occasion, quelques-uns des chefs annonçaient que si les Romains, à Byzance, faisaient choix d'un empereur, eux ne permettraient jamais son intronisation. Bientôt après le prince releva de sa maladie, et les chefs de l'armée s'accusèrent les uns les autres de ce propos. Le général Pierre (Pétros) et Joannès, qu'on surnommait Fagan (grand mangeur), affirmaient que ces paroles avaient été prononcées par Bélisaire et par Budzès, dans les termes que je viens de rapporter.

2. L'impératrice Théodora, s'étant fait remettre les rapports, crut que ces hommes lui eu faisaient l'application, et en eut le coeur gonflé (de colère). Elle les fit tous appeler à Byzance, pour organiser une enquête sur la teneur de ces paroles, et fit venir à l'improviste Budzès dans son gynécée, comme pour conférer avec lui sur des affaires très urgentes. Il y avait dans le palais un édifice très sûr, en forme de labyrinthe, et semblable en quelque sorte au Tartare, dans lequel elle tenait renfermés ceux qui l'avaient le plus offensée. Elle fit donc jeter dans ce cachot Budzès. Quoiqu'il fût d'origine consulaire, on se tut sur sa disparition pendant cette époque. Dans les ténèbres où il se trouvait, il était dans l'impuissance de savoir s'il était jour ou nuit, et ne pouvait prendre aucune information; car l'homme qui chaque jour lui jetait ses vivres était comme la bête fauve dépourvue de langage qui communique avec une autre bête muette. Tout le monde le crut mort; mais personne n'osait en parler ni y faire allusion. Deux ans et quatre mois se passèrent avant que sa vengeance satisfaite lui permit de le délivrer. Il reparut dans le monde comme ressuscité; mais il avait la vue éteinte, et son corps était ruiné par les infirmités. Telle est l'histoire de Budzès.

3. Bélisaire, quoiqu'il ne pût être convaincu d'aucun chef d'accusation, fut dépouillé par l'empereur, sur les instances de Théodora, du commandement de l'armée d'Orient au profit de Martinos. Quant aux troupes d'élite de Bélisaire, les soldats armés de lances (les Doryphores), et ceux armés de boucliers (les Hypaspistes), tout ce qu'il y avait de plus exercé à la guerre, furent abandonnés aux chefs et à quelques eunuques du palais. Ceux-ci tirèrent au sort même les armes de ces militaires et se les partagèrent ainsi, selon qu'en décida le hasard. Justinien interdit aussi à Bélisaire d'une manière absolue le commerce de ses amis et de tous ceux, en grand nombre, qui précédemment avaient servi sous ses ordres : et c'était un douloureux spectacle, auquel on ne pouvait croire même quand on en était témoin, de voir Bélisaire, homme privé dans Byzance, se promener presque seul, toujours sombre et morose, craignant de mourir à chaque instant d'une manière imprévue.

4. L'impératrice, apprenant qu'il avait recueilli des trésors en Orient, les fit enlever par un des eunuques auquel elle en donna commission, et apporter au palais. Ainsi que je l'ai dit, Antonina était séparée d'avec son mari, mais très aimée de l'impératrice avec laquelle elle était dans la plus grande intimité, depuis qu'elle lui avait livré Jean de Cappadoce. Pour faire plaisir à Antonina, Théodora disposa toutes choses de manière que cette femme parut la maîtresse d'obtenir la grâce de son mari et de le tirer de l'état misérable où il se trouvait; et par là, non seulement le malheureux général changerait totalement de conduite à son égard, mais il deviendrait son esclave absolu, comme lui étant redevable de son salut; ce qui se réalisa de la manière suivante.

5. Un jour Bélisaire était venu de bonne heure selon sa coutume au palais, en compagnie de quelques hommes en mauvaise tenue; il n'avait été reçu gracieusement ni par l'empereur ni par l'impératrice; il y avait même subi des outrages éclatants de la part d'hommes pervers et de bas étage. Il se retira chez lui vers le soir en observant, se retournant fréquemment et recherchant, de tous côtés du chemin qu'il suivait, s'il n'apercevrait pas des assassins apostés. Dans cette perplexité il monta dans son appartement, et s'assit seul sur son lit, préoccupé de pensées peu viriles : et comme s'il avait oublié ce qu'il avait été, baigné de sueur, plein de vertiges, agité d'un tremblement extrême, déchiré par des craintes serviles, il n'avait plus souci que du soin de conserver sa vie, ce qui était entièrement indigne d'un homme de coeur. Antonina, qui ne savait rien de ce qui s'était passé, et qui était bien loin de s'attendre à ce qui allait arriver, faisait, dans les mêmes appartements, des promenades non interrompues, à cause d'une indisposition qu'elle simulait. Les époux étaient encore très froids l'un envers l'autre. Cependant un employé du palais, Quadratus, se présenta dans la maison après le coucher du soleil, franchit le vestibule, et parut subitement sur le seuil de l'appartement des hommes, se disant porteur d'un message de l'impératrice. Bélisaire, entendant son approche, rentra ses mains et ses pieds dans le lit, couché comme prêt à y recevoir la mort, tant il était abandonné de tout sentiment courageux.

6. Quadratus, en entrant auprès de lui, ne put que lui montrer la lettre dont il était porteur. Elle était ainsi conçue :« Tu sais, Excellentissime, ce que tu as machiné contre moi. Mais j'ai de grandes obligations à ta femme, et à cause d'elle j'ai résolu de te pardonner toutes tes offenses. C'est à elle que tu dois la vie. Compte qu'à l'avenir c'est sur elle que reposent ta vie et la conservation de ta fortune. Tel tu seras pour elle, telle sera ma conduite à ton égard. » Quand il eut pris connaissance de ces paroles, Bélisaire fut grandement relevé de son abattement, par le plaisir qu'elles lui causèrent. Voulant de suite donner des preuves de sa conversion, il se leva et alla se jeter aux pieds de sa femme. Il entoura ses deux jambes de chaque bras, et ne cessa de baiser alternativement ses pieds, protestant qu'il lui devait la vie et son salut; et que désormais il serait son fidèle esclave, et non son mari.

7. L'impératrice fit deux parts des richesses de Bélisaire : elle donna trente centenaires d'or (3,000 livres) à son époux, et lui rendit le reste. Tel fut le partage des dépouilles que le général avait eu la fortune d'obtenir peu auparavant de Gélimer et de Vittigès ses prisonniers. Il y avait longtemps que l'opulence de Bélisaire causait une violente jalousie à Justinien et à Théodora, qui la regardaient comme excessive et rivalisant celle du trésor impérial. Ils disaient que les richesses publiques de Gélimer et de Vittigès avaient été en grande partie détournées secrètement; et il leur paraissait qu'une faible part, sans proportion avec les droits de l'empire, leur avait été remise. Mais les succès de ce guerrier leur firent craindre qu'en cas de poursuites à ce sujet, il ne surgît contre eux du dehors des accusations auxquelles on ne pourrait répondre par aucune preuve, pour convaincre Bélisaire de péculat. Ils avaient donc préféré le silence. Mais en cette occasion l'impératrice, se voyant maîtresse d'un homme entièrement démoralisé et frappé de terreur, vit qu'elle pouvait en une seule fois devenir maîtresse de sa fortune.

8. Elle arrêta une alliance immédiate, au moyen de fiançailles, entre Joannina, fille unique de Bélisaire, et Anastase, son petit-fils. Bélisaire demanda d'être réintégré dans le commandement de l'armée d'Orient, afin de combattre de nouveau à la tête des Romains Chosroës et les Mèdes. Mais Antonina ne le voulut pas : elle objecta qu'elle avait été outragée par son mari dans ces contrées, et qu'elle ne pouvait plus les voir.

9. C'est pourquoi Bélisaire, nommé connétable (commandant des écuries impériales), fut envoyé pour la seconde fois en Italie, avec la condition, stipulée, dit-on, par Justinien, qu'il ne demanderait jamais aucuns subsides pour cette guerre, et qu'il pourvoirait par ses propres richesses, à tous les approvisionnements nécessaires. Tout le monde pensait que Bélisaire avait poursuivi cette conclusion avec sa femme, et cet arrangement sur la campagne avec l'empereur, afin de s'éloigner du genre de vie qu'il avait passée à Byzance. Dès qu'il aurait franchi l'enceinte de la cité (pensait-on), il saisirait ses armes, et se distinguerait par son courage et par des exploits dignes d'un homme de coeur, afin d'en imposer à sa femme et à ceux dont il avait subi la violence. Mais il oublia tous les torts passés; il ne se souvint ni des serments par lesquels il s'était obligé solennellement envers Photius, ni des autres; réduit à l'isolement, il suivait l'impulsion de cette femme, dont il était encore idolâtre, quoiqu'elle eût déjà atteint soixante ans.

10. Quand il fut arrivé en Italie, les événements chaque jour tournèrent contre ses espérances, comme si Dieu lui était devenu hostile. Dans la première guerre, ses desseins contre Theudat (Théodat) et Vittigès, quoiqu'ils n'eussent pas été préparés peut-être avec toute la prudence qu'y doit mettre un général avaient cependant amené généralement des résultats heureux. Dans celle-ci, il avait mieux mûri ses plans, si l'on s'en rapporte à l'opinion qui s'est établie, et il avait mis à profit l'expérience qu'il avait acquise dans ces affaires; mais leur insuccès a fait penser dans la suite que la plupart avaient été mal conçus. C'est ainsi au reste que les affaires humaines sont dominées, non par la volonté de l'homme, mais par l'autorité qui vient de Dieu. Ce qu'on a coutume d'appeler la fortune, on ne sait pas quelle en est la cause, quoiqu'on en voie les résultats; et c'est mal à propos qu'on en attribue l'événement au hasard. Au surplus, que chacun en pense ce qu'il voudra.

CHAPITRE V.

1. Bélisaire revint honteusement de sa deuxième expédition en Italie. Pendant cinq ans qu'elle se prolongea, il ne put débarquer, ainsi que je l'ai expliqué dans mes écrits précédents, que sur les points où il était appuyé de quelque forteresse. Pendant tout ce temps, il en longeait avec sa flotte les rivages maritimes. Totilas était furieux de ne pouvoir le rencontrer en rase campagne; mais il ne put faire naître l'occasion d'un engagement avec un général dominé par la crainte, et qui avait inspiré le même sentiment à l'armée romaine tout entière. Aussi Bélisaire ne répara-t-il aucune des pertes qu'il avait faites ; bien plus, il perdit Rome elle-même et, pour ainsi dire, toutes les autres places (de l'Italie).Comme il ne recevait aucuns subsides de l'empereur, il se montra par-dessus tout, et pendant toute la durée de sa mission, très parcimonieux de ses richesses, et avide au plus haut point d'un gain sordide. Il mit à contribution presque tous les Italiens, les habitants de Ravenne et de la Sicile. Si quelque pays rentrait sous sa domination, il le dépouillait, sans aucune mesure, comme pour le punir de la violence que sa population avait eue à supporter par le passé (sous le joug étranger). C'est ainsi qu'après avoir abandonné Hérodien, il lui demanda ses trésors, en l'accablant de ses menaces. Celui-ci, fatigué de cette persécution, se détacha de l'armée romaine, et se donna avec tous ses adhérents et la ville de Spolette à Totilas et aux Goths.

2. Je vais aussi rapporter comment il fut cause de la rupture qui, au grand préjudice des affaires des Romains, éclata entre lui et Joannès, neveu de Vitalien. L'impératrice était arrivée envers Germanos (neveu de Justinien) à ce degré de désaffection, que sa haine avait éclaté et se manifestait à tous. Personne n'osait l'épouser, malgré sa parenté si proche avec l'empereur. Ses fils même ne purent être mariés tant qu'elle vécut. Sa fille Justina, quoique nubile de dix-huit ans, n'avait pas encore obtenu l'honneur de l'hyménée. C'est pourquoi, quand Joannès, envoyé par Bélisaire à Byzance, arriva dans cette ville, Germanos se vit dans la nécessité de lui faire une ouverture pour une alliance (avec sa fille), quoique la position du gendre recherché fût bien inférieure à la sienne. Lorsqu'ils furent d'accord tous deux sur cette union, ils s'engagèrent réciproquement, par les serments les plus solennels, à réaliser le mariage en dépit de tous les obstacles. Chacun d'eux y était encouragé chaudement : l'un, parce qu'il y trouvait un rang supérieur à celui qu'il pouvait espérer; l'autre, parce qu'il n'avait pas le choix des prétendants.

3. L'impératrice, ne pouvant souscrire à l'accomplissement de ce projet, chercha tous les moyens possibles pour les brouiller et pour empêcher le succès de leur concert. Mais, après avoir essayé vainement d'y parvenir, elle résolut, puisqu'il n'y avait pas d'autre moyen, de faire périr Joannès. Elle lui fit donner ordre de retourner sans délai en Italie. Mais il eut soin de ne point se présenter devant Bélisaire, tant il redoutait les embûches d'Antonina, jusqu'au retour de celle-ci à Byzance. Ce n'est pas sans vraisemblance qu'il soupçonnait que l'impératrice avait envoyé à Antonina l'ordre de le faire périr. En considérant le caractère de cette femme et la faiblesse avec laquelle Bélisaire lui cédait en tout, la terreur était grande, et elle avait pénétré tout entière dans l'âme de Joannès.

4. Il arriva (de cette mésintelligence) que les affaires des Romains, qui ne marchaient déjà que d'une manière boiteuse, tombèrent tout à fait en décadence. Telle fut l'issue de la guerre de Bélisaire contre les Goths. Quand il la vit dans cet état, il implora de l'empereur son rappel immédiat. Aussitôt qu'il eut appris que sa prière avait été accueillie, il précipita son départ, affectant par ses paroles de faire des voeux pour l'armée romaine et pour les Italiens, quoiqu'il les abandonnât au fer de l'ennemi. (Par sa retraite) il condamna Pérouse, alors pressée par un siège très étroit, à succomber, pendant qu'il était encore en voyage, et à subir toutes les terreurs d'une ville prise d'assaut, ainsi que je l'ai déjà raconté.

5. Mais quand il fut arrivé chez lui, il eut à éprouver lui-même un nouveau revers; l'impératrice Théodora, empressée de terminer les fiançailles de son petit-fils avec l'enfant de Bélisaire, fatiguait les parents de la jeune fille par sa correspondance réitérée. Ceux-ci traînaient l'affaire en longueur, et ajournaient le mariage afin d'y assister. Comme l'impératrice les mandait à Byzance, ils s'excusaient en disant qu'il leur était impossible de quitter en ce moment l'Italie. Celle-ci, désirant assurer à son petit-fils la fortune de Bélisaire, et sachant que la jeune fille serait très opulente parce qu'elle était son unique héritière, cessa d'avoir confiance dans le dévouement d'Antonina; elle craignit qu'après la catastrophe qui mettrait fin à sa vie (elle avait alors le germe de la maladie qui l'emporta), celle-ci ne gardât pas la fidélité qu'elle devait à sa maison, quoiqu'elle lui en eût donné des preuves dans des circonstances graves, et qu'elle ne rompit ses engagements. Elle eut donc recours à l'impie procédé que voici.

6. Elle fit cohabiter cette vierge avec son jeune fiancé, au mépris des lois morales et humaines. On dit même qu'elle la força secrètement, malgré sa résistance, à s'unir à lui, afin que la défloration de l'hymen fût complète, et que l'empereur ne pût revenir contre un mariage consommé. L'union ainsi formée, Anastase et la jeune fille furent épris d'un vif amour l'un pour l'autre, et ils ne vécurent pas moins de huit mois ensemble, dans ce commerce intime. Aussitôt après la mort de l'impératrice, Antonina revint à Byzance; elle dissimula facilement la connaissance qu'elle avait de l'outrage que celle-ci avait commis envers elle. Puis, sans égard à cette considération que, si elle l'unissait à une autre, sa fille ne serait plus qu'une prostituée, d'après les faits passés; elle congédia honteusement le petit-fils de Théodora, son gendre, et sépara violemment sa fille de l'homme qu'elle aimait.

7. Cette action révolta tout le monde par son immoralité, et néanmoins la mère obtint sans effort de Bélisaire, à son retour, la ratification d'une telle conduite. Ainsi se révéla le véritable caractère de cet homme. Quoiqu'il eût manqué de foi envers Photius et quelques-uns de ses familiers, et quoiqu'il n'eût jamais tenu compte de ses engagements faits sous la sanction du serment envers aucune personne, on l'excusait non seulement à cause de la domination excessive que sa femme exerçait sur lui, mais d'après l'état de suspicion dans lequel il se trouvait auprès de l'impératrice. Mais quand Théodora eut disparu, comme je l'ai dit (du nombre des vivants), quand Photius et tous les autres cessèrent d'être en question, il devint évident que sa volonté était subjuguée par cette femme, et qu'il avait pour maître un Calligone, un agent de prostitution. Alors tous le méconnurent, en firent le sujet de leurs sarcasmes, publiant partout qu'il avait perdu le sens moral, et l'accablèrent de leurs outrages. Telles sont les fautes de Bélisaire, qu'il ne m'est pas permis de taire.

8. J'ai suffisamment, et en temps opportun, fait connaître les fautes de Sergius, fils de Bacchus, en Libye (Afrique). J'ai dit comment il fut la principale cause des revers éprouvés par les Romains, comment il viola les serments qu'il avait prêtés aux Lévathes, sur les Évangiles, et comment sans motif il fit périr soixante-dix députés.J'ajoute ici que ces envoyés s'étaient rendus auprès de Sergius sans mauvais dessein; que Sergius n'avait aucune preuve de la vérité de ses soupçons; qu'il les avait invités à un banquet, en leur promettant sûreté, et qu'il les fit périr, sans avoir aucune excuse pour justifier ce parjure et cette barbarie.

9. Solomon, l'armée romaine et tous les Libyens furent les victimes de cette conduite. Il fut cause, en effet, qu'après la mort de Solomon, ainsi que je l'ai dit, aucun chef ni aucun soldat ne voulut s'exposer aux dangers de la guerre; Joannès, fils de Sisinniole, fut surtout opposé à toute prise d'armes, à cause de la haine qu'il lui portait, jusqu'à l'arrivée d'Aréobindus en Libye. Ce Sergius était efféminé et impropre à la guerre; aussi jeune de tète que de corps, jaloux et pétulant à l'excès envers tous, plein d'orgueil enfin dans ses manières, et se donnant une importance excessive. Mais depuis qu'il était devenu le fiancé de la nièce d'Antonina, femme de Bélisaire, l'impératrice ne voulut pas permettre qu'on articulât aucun grief contre lui, ni qu'on lui retirât son commandement de la Libye. Lorsque Solomon, frère de Sergius, se rendit coupable du meurtre de Pégase, l'impératrice elle-même et l'empereur le renvoyèrent impuni. Voici comment la chose arriva.

10. Pégase avait racheté Solomon de la captivité des Lévathes, et les barbares s'étaient retirés chez eux. Solomon et lui se rendirent en compagnie de quelques soldats à Carthage. Pendant la route, Pégase pensa qu'il était convenable de l'avertir de la mauvaise action qu'il avait commise, et lui dit de se souvenir que c'était Dieu qui l'avait naguère retiré de la captivité. Celui-ci s'en indigna comme s'il était traité en simple prisonnier, tua immédiatement Pégase, et s'acquitta ainsi de la reconnaissance qu'il devait à son libérateur. Quand Solomon fut de retour à Byzance, l'empereur le fit déclarer innocent du meurtre, comme s'il avait tué un homme traître envers l'empire romain, et lui fit expédier des lettres d'abolition à ce sujet. Solomon, ainsi libéré de tout châtiment, s'empressa de retourner en Orient pour revoir sa patrie et sa famille. Mais la vengeance divine le punit eu chemin, et le fit disparaître du nombre des vivants. Tels furent les faits relatifs à Saumon et à Pégase.

CHAPITRE VI.

1 . J'arrive au récit de la vie privée de Justinien. et de Théodora, et de la manière dont ils gouvernèrent les affaires des Romains. À l'époque où Léon régnait en autocrate à Byzance, trois jeunes cultivateurs, Illyriens d'origine, Zimarque, Ditybiste et Justin de Bédériane, qui étaient aux prises avec la plus profonde misère, par suite de la pauvreté de leur maison, abandonnèrent leur patrie pour le service militaire. Ils se rendirent à pied à Byzance, portant sur leurs épaules chacun un sac, dans lequel ils n'avaient pu mettre en partant que des pains surcuits. Ils arrivèrent (à leur destination), et après les avoir passés en revue, dans les rangs des militaires, l'empereur les incorpora dans la garde du palais; car tous les trois étaient de très beaux hommes.

2. Postérieurement, sous le règne d'Anastase, la guerre éclata contre la nation des Isauriens, qui avaient pris les armes contre ce prince. Il envoya contre eux une année remarquable par sa beauté, et en confia le commandement à Joannès surnommé kyrtos (le Bossu). Ce général avait fait arrêter Justin comme coupable d'infraction à la discipline, et devait le lendemain le rayer de la liste des vivants; mais il en fut empêché par un songe. Il raconta qu'il lui était apparu un homme d'une grandeur extraordinaire, et d'ailleurs supérieur à l'humanité, qui lui ordonna de remettre en liberté le soldat qu'il avait ce jour-là fait mettre en prison. Lorsqu'il fut réveillé, il méprisa cette vision; mais la nuit suivante elle lui apparut de nouveau, et il lui sembla qu'elle lui tenait le même discours. Cependant il ne voulait pas encore exécuter ce qu'elle lui prescrivait. Elle lui apparut une troisième fois, et lui fit les plus grandes menaces, dans le cas où il n'exécuterait pas ce qui lui avait été annoncé, ajoutant que dans un temps ultérieur il aurait besoin de cet homme et de ses parents, quand il serait dans la détresse. C'est ainsi que Justin échappa au sort qui l'avait menacé.

3. Avec le temps, ce Justin s'éleva à une grande puissance. L'empereur Anastase lui donna le commandement de la garde du palais, et quand ce prince fut effacé du livre de vie, l'influence de cette place procura l'empire à Justin. Il était alors arrivé à un âge voisin de la tombe. Il était tellement illettré, qu'on pouvait dire qu'il ne savait ni lire ni écrire, ce qui ne s'était jamais vu chez les Romains (dans un si haut rang). Il était d'usage que l'empereur apostillât les écrits qui lui étaient présentés, afin de faire connaître ses ordres. Mais Justin était incapable de rien écrire de semblable, ni de s'assurer de leur exécution.

4. Celui qui remplissait auprès de sa personne les fonctions de questeur (koaÛstvr), Proclus, décidait de toutes choses à sa fantaisie. Mais, afin que ceux qui eu avaient la charge eussent la preuve que la main de l'empereur avait passé sur chaque affaire, on imagina le procédé que voici. On grava sur une planche, amincie à cet effet, la forme de quatre lettres appartenant à la langue latine; et trempant dans la pourpre le stylet dont les rois ont coutume de se servir pour écrire, on le mettait ainsi préparé dans les mains de ce prince; puis plaçant la tablette dont j'ai parlé sur le papier, on conduisait la main de l'empereur, on amenait le stylet sur le type des quatre lettres, c'est-à-dire sur toutes les formes sculptées dans la tablette, et on retirait ainsi l'écrit muni de la signature de Justin. Voilà par quel procédé s'expédiaient sous son règne les affaires de l'empire.

5. Il épousa Luppicine, esclave de race barbare qu'il acheta, et qu'il eut d'abord pour maîtresse. Elle lui fut associée quand, sur la fin de sa vie, Justin parvint à l'empire. Ce prince ne fut ni bon ni mauvais pour ses sujets. Il était d'une grande bonhomie, sans aucune facilité d'élocution, et excessivement rustique.

6. Le fils de sa soeur, Justinien, quelque jeune qu'il fût, devint maître du pouvoir, et fut pour les Romains la cause de calamités telles et si nombreuses, que jamais on n'entendit le récit de pareilles. Il se précipita sans scrupule dans la voie de l'homicide, à l'égard d'hommes qui n'avaient commis aucun délit, et dans celle des spoliations à l'égard des richesses d'autrui. Ce n'était rien à ses yeux que de faire périr des milliers d'hommes, quelque innocents qu'ils fussent. Il n'eut aucun respect pour les institutions, et changea incessamment toutes les lois; et pour tout dire en un mot, nul n'était plus audacieux que lui à corrompre les meilleures choses. La maladie contagieuse dont j'ai parlé dans mes précédents écrits, quoiqu'elle ait sévi sur toute la terre, a pourtant épargné autant d'hommes qu'elle en a fait périr, soit que les uns n'en aient pas été atteints, soit que les autres soient revenus à la santé, après en avoir été attaqués. Mais il n'a été donné à aucun des Romains d'échapper à l'arbitraire de cet homme. Ce fut comme un autre fléau tombé du ciel, qui n'épargna personne. Il fit périr les uns sans motif aucun, et réduisit les autres à une misère telle, qu'ils étaient dans un état pire que la mort, et qu'ils faisaient des voeux pour sortir, même par la mort la plus cruelle, du désespoir où ils étaient jetés. D'autres, d'ailleurs, perdirent à la fois leurs biens et la vie.

7. Il ne suffit pas à Justinien de détruire l'empire des Romains; il voulut être investi de la domination de la Libye (Afrique) et de l'Italie, afin de faire peser sur ces populations la même persécution que sur ceux de ses sujets qui lui étaient plus anciennement soumis. À peine il était investi depuis dix jours du pouvoir suprême, qu'il fit périr avec quelques autres Amantius, chef des eunuques du palais; et cependant il ne reprochait à cet homme d'autre tort, que d'avoir prononcé quelques paroles indiscrètes contre Joannès, archiprêtre (archevêque) de la ville. Ce seul fait le rendit la terreur de tous.

8. Aussitôt il manda auprès de sa personne Vitalien, l'usurpateur, quoiqu'il lui eut auparavant par sa parole garanti sa sûreté, et qu'il eut communié avec lui, selon les mystères des chrétiens. Bientôt après, il le fit périr dans son palais avec ses familiers, sans aucun motif réel, et sur le seul soupçon d'offense, ne se croyant plus lié ainsi même par les serments les plus redoutables.

CHAPITRE VII.

1. J'ai rapporté dans mes écrits antérieurs comment le peuple était divisé anciennement en deux partis. Justinien en choisit un, celui des Vénètes (les bleus) qu'il avait cultivé auparavant, et par lequel il eut le pouvoir de tout troubler et d'exciter des mouvements tumultueux. Il en résulta que la constitution romaine fléchit. Cependant tous les Vénètes ne consentirent pas à épouser sa passion, mais seulement ceux qui étaient amis des changements. Encore, quand le mal fut à son comble, parurent-ils les plus sages des hommes; car ils profitèrent très peu de l'occasion qui leur était offerte de commettre des crimes. De leur côté, les Prasiniens (les verts), amis de la sédition, ne restèrent pas inertes; mais ils donnèrent incessamment lieu, par toutes sortes d'excès, aux plus justes reproches, quoiqu'ils fussent châtiés isolément et sans relâche. Ces châtiments ne faisaient que les exciter, et ils devenaient de jour en jour plus téméraires; car les hommes opprimés ont coutume de tomber dans l'aveuglement.

2. Justinien, en encourageant et excitant manifestement les Vénètes, ébranla l'empire romain tout entier dans ses fondements, comme un tremblement de terre, ou un cataclysme imprévu, ou comme si chaque cité avait été prise par l'ennemi. Toutes choses, en effet, furent bouleversées, et sur tous les points. Il ne laissa rien debout. Les lois et l'ordre public de la cité, renversés, firent place à des institutions entièrement opposées. D'abord les séditieux firent quelques changements à leur chevelure : ils affectèrent de la couper de manière à ce qu'elle n'eût plus rien de commun avec celle des autres Romains; ils ne s'occupèrent plus de se faire la moustache et de raser leur menton; mais ils laissèrent tout croître, comme il est d'usage immémorial chez les Perses. Quant aux cheveux de la tête, ils coupaient tous ceux de devant jusqu'aux tempes; et à l'égard de ceux de derrière, ils permettaient de les laisser croître le plus long possible, et sans aucune règle, comme le font les Massagètes. Ils appelèrent cette coiffure hunnique (la mode des Huns).

3. Quant aux vêtements, ils résolurent tous de prendre des manteaux à larges bordures, plus riches qu'il n'était permis à chacun d'après son état de s'en revêtir, mais dont ils faisaient les frais avec les gains illicites qu'ils se procuraient. La partie de la tunique qui s'étend jusqu'aux mains était resserrée surtout au poignet; mais la partie intérieure, jusqu'à l'une et à l'autre épaule, était d'une amplitude inouïe. Toutes les fois qu'ils étendaient la main, au milieu des clameurs qu'ils poussaient dans les théâtres ou dans les hippodromes, ou qu'excités par quelque incident, d'ailleurs habituel, ils élevaient le bras sans y faire attention, ils faisaient croire aux ignorants que leur corps était si beau et si vigoureux, qu'ils étaient obligés de le cacher sous de tels vêtements. Ils ne s'apercevaient pas que l'amplitude de cet habillement ne faisait, au contraire, que ressortir la maigreur et la faiblesse de leur corps. Les épaulettes, les caleçons et la plupart des chaussures étaient taillés à la manière des Huns, et en recevaient le nom.

4. D'abord ils ne portaient presque tous des armes apparentes que la nuit. Le jour, ils cachaient des poignards à double tranchant sous leurs vêtements, le long de la cuisse. Réunis par groupes, lorsque les ténèbres de la nuit se répandaient, ils attaquaient les gens les plus paisibles, soit en pleine place publique, soit dans les rues étroites, et ils enlevaient à ceux qui étaient tombés dans leurs mains leurs manteaux, ceintures, agrafes d'or, et les autres objets dont ceux-ci étaient porteurs. D'autres, après avoir été pillés, étaient massacrés, afin qu'ils ne pussent révéler à personne les noms de leurs assaillants. Tout le monde, et ceux des Vénètes qui n'étaient pas des séditieux, supportaient ces crimes avec indignation. Mais comme on vint à ne pas les épargner eux-mêmes, la plupart se revêtirent de ceintures et d'agrafes de bronze, et de manteaux bien au dessous de leur condition ordinaire, afin que leurs ornements ne fussent pas la cause de leur perte. Ils n'attendaient pas le coucher du soleil pour rentrer dans leurs maisons et s'y cacher. Le mal ne faisait que s'étendre; l'autorité préposée a la protection du peuple s'abstenait de punir les coupables, et l'audace de ces hommes ne put que s'en accroître. Le crime, en effet, quand il s'exerce en liberté, grandit naturellement jusqu'à l'infini, puisqu'on ne peut, même par les supplices, le faire entièrement disparaître; tant la plupart sont entraînés par leur instinct à se livrer au mal. Telle fut la conduite des Vénètes à cette époque.

5. Quant à leurs adversaires, les uns s'associèrent aux bandes déjà organisées, en vue de se venger d'un parti qui lui avait fait éprouver de grandes injustices; les autres préférèrent la fuite, et allèrent se tacher dans d'autres pays. Beaucoup d'entre eux furent arrêtés et mis à mort, soit par leurs ennemis, soit par ordre du gouvernement. Nombre de jeunes gens qui jamais n'avaient songé à de pareilles distractions, se laissèrent entraîner dans cette association (des Vénètes), attirés soit par la puissance dont elle disposait, soit par le désir de faire le mal. Il n'y a pas de corruption connue dans l'humanité qui, dans ce temps, ne se soit développée et ne soit demeurée sans répression.

6. D'abord on se défit de ses antagonistes personnels; puis, allant plus avant, les hommes de parti firent périr ceux qui ne les avaient en rien offensés. Beaucoup se débarrassèrent de leurs ennemis, en soldant des assassins, auxquels ils les désignaient sous le nom de Prasiniens (verts), quoiqu'ils fussent tout à fait inconnus sous cette qualité. Ces meurtres s'exécutaient, non plus dans l'obscurité ou en secret, mais à toutes les heures du jour, dans chaque partie de la cité, en présence même, si le hasard le voulait ainsi, des citoyens les plus élevés en dignité. On n'avait plus besoin de cacher ces crimes, lorsque n'existait plus la crainte du châtiment. C'était même une sorte de titre à l'estime publique, un moyen de faire preuve de force et de courage, que de tuer d'un seul coup l'homme désarmé qu'on rencontrait.

7. Personne ne conservait plus l'espoir de passer sa vie en sûreté, et tous avaient la mort en perspective, puisqu'il n'y avait aucun lieu, aucune circonstance, qui pussent leur servir de garantie. Car on ne respectait pas les temples les plus vénérés, et on perpétrait ces meurtres sans motif au milieu des cérémonies du culte. On ne pouvait asseoir aucune confiance en ses amis ni en ses parents. Beaucoup, en effet, périrent sous les coups qui furent préparés par leurs proches. Aucune recherche n'était faite à l'égard de ces forfaits. Les catastrophes arrivaient à l'improviste sur la tête de tons, et on ne trouvait de secours nulle part. Il n'y avait de garantie ni dans la loi ni dans les contrats qu'on croyait avoir le mieux cimentés. La force avait pris la place de toute autre institution. La constitution, dominée surtout par la tyrannie, n'avait plus de valeur ; elle changeait en chaque occurrence, et était incessamment remplacée par une autre. Les opinions des premiers fonctionnaires de l'État ressemblaient à celles des hommes frappés d'aliénation; elles étaient enchaînées à la volonté d'un seul homme. Les juges appelés à vider des procès contradictoires portaient leurs sentences, non plus d'après les règles du droit et de la loi, mais selon que les parties étaient bien ou mal avec l'association des séditieux. Car, si le magistrat voulait en rien s'écarter de leur volonté, il était lui-mime puni de mort. Beaucoup de créanciers furent obligés, par les violences qu'ils eurent à subir, de rendre sans payement à leurs débiteurs les titres dont ils étaient porteurs. Un grand nombre aussi donnèrent, malgré eux, la liberté à leurs esclaves.

8. On dit que des femmes furent contraintes à se livrer à leurs propres domestiques; des fils de famille et qui n'appartenaient pas aux moins distinguées, affiliés à la jeunesse dépravée dont nous avons parlé, forcèrent leurs parents, non seulement à leur donner ce qu'ils étaient résolus à leur refuser, mais à leur délivrer d'avance leur part d'héritage. Beaucoup d'imberbes furent obligés, malgré leur résistance, au su de leurs pères, de subir le viol de la part des séditieux. Des attentats semblables furent consommés sur des femmes mariées, dans leurs propres maisons.

9. Une femme qui n'était pas vêtue d'habillements de luxe, naviguait avec son mari devant le faubourg (de Byzance) appartenant au continent opposé; elle fut rencontrée, dit-on, dans la traversée, par des hommes de ce parti. Ils s'emparèrent de sa personne, en menaçant son époux, et la firent monter sur leur propre barque. Quand elle entra dans l'embarcation avec ces jeunes gens, elle exhorta secrètement son mari; elle lui dit de prendre courage, et de ne pas craindre qu'elle laissât commettre sur sa personne aucun outrage : « Il n'arrivera rien de préjudiciable à ton honneur, ajouta-t-elle, et ce corps ne sera pas souillé. » Au moment où son mari frémissait d'émotion, en la suivant des yeux, elle se précipita dans la mer, et disparut aussitôt du nombre des vivants. Tels furent les attentats commis avec audace à Byzance par les bandes de séditieux. 

10. Ils affligèrent pourtant ceux qui en furent les victimes, moins que le mépris de Justinien pour ses devoirs. C'est, en effet, une sorte de consolation, pour la douleur qu'éprouvent ceux qui sont exposés aux plus cruels traitements de la part des malfaiteurs, que l'espoir certain de l'arrivée incessante de la vengeance des lois et de la sollicitude de l'autorité publique. Cette perspective de l'avenir est douce au coeur de l'homme, et lui donne la force de supporter le mal présent.
Mais quand la violence vient du pouvoir qui doit protéger la société, les malheureux qui succombent éprouvent un désespoir d'autant plus grand, qu'ils n'espèrent plus être vengés.

CHAPITRE VIII.

1. Ces excès ne se commettaient pas seulement à Byzance, mais dans chaque ville. Car il en fut de ces calamités comme de toutes les autres : quand elles commençaient à sévir dans cette cité, elles envahissaient tout l'empire romain. L'empereur ne s'en préoccupait nullement, parce que cet homme était sans pudeur, quoiqu'il fût sans cesse dans les hippodromes, où les coupables commettaient leurs méfaits sous ses yeux. Il était sot par-dessus tout, et parfaitement semblable à un lourdaud d'âne, qui obéit à celui qui tient sa bride, et qui secoue fréquemment ses oreilles. Justinien eut ces vices, et d'ailleurs il ébranla tout.

2. À peine fut-il investi du pouvoir, sous l'empire de son oncle, que le trésor public devint, avec toutes les richesses dont il se composait, le sujet de ses profusions capricieuses, comme s'il en était déjà devenu le maître. Les Huns s'avançaient de jour en jour au sein de l'empire. Il augmenta les subsides qu'on leur payait, de manière qu'ils multiplièrent leurs incursions sur le territoire des Romains. En effet, ces barbares, ayant une fois goûté de notre opulence, ne pouvaient plus se détourner du chemin qui les conduisait à sa source.
Il jugea aussi à propos d'en employer une partie considérable dans des constructions maritimes, comme s'il pouvait forcer les flots à caresser à l'avenir les rivages qu'ils battent incessamment. Il lutta contre les courants du Pont (l'Euxin ), par des jetées de pierres qu'il poussait en avant de la côte; il semblait vouloir dompter la puissance de la mer par l'abondance de ses trésors.

3. Il confisqua les fortunes privées des Romains, de tous les côtés de l'empire, soit en supposant coutre les propriétaires quelque incrimination dont ils étaient innocents, soit en altérant la volonté des autres, par la fabrication de fausses donations. Beaucoup d'entre eux, arrêtés sous l'accusation de meurtre ou d'autres crimes semblables, ne parvenaient que par la cession de tous leurs biens à éviter le jugement dont ils étaient menacés. D'autres, feignant des prétentions d'ailleurs sans fondement sur des propriétés contiguës, quelles qu'elles fussent, et s'apercevant qu'ils ne pourraient obtenir de condamnation contre leurs adversaires, parce que la loi leur était contraire, faisaient présent au prince des objets en litige, et obtenaient ainsi la faveur de cet homme, sans qu'il leur en coûtât rien; en même temps qu'ils se vengeaient, par cet illégal procédé, de leurs parties adverses, qu'ils accablaient par cette invention.

4. Il n'est pas hors de propos, je pense, de faire ici le portrait du personnage. Justinien n'était ni trop grand ni trop court de taille: il était de la moyenne; sans être grêle, il n'était pas trop gras. Il avait de la rondeur, et n'était pas laid; son visage était coloré même quand il avait jeûné pendant deux jours. Enfin, et pour tout dire en un mot, il ressemblait parfaitement à Domitien, fils de Vespasien. C'est cet empereur que les Romains poursuivirent à cause de ses méfaits, au point que leur haine ne fut pas assouvie, même quand son corps eut été mis en pièces. Il intervint un décret du sénat, pour ordonner la radiation de son nom des registres publics, et la destruction de ses statues, quelque part qu'elles fussent placées. Aussi le nom de Domitien a-t-il disparu de toutes les inscriptions de Rome, où il n'est pas confondu avec celui des autres princes, et n'aperçoit-on nulle part dans cet empire son buste, ailleurs que dans la statue de bronze dont je vais parler.

5. Domitien avait pour épouse une femme libre de naissance, et douée d'ailleurs de beauté; jamais elle n'avait fait de mal à personne, et n'avait approuvé aucune des machinations de son mari. Comme elle était aimée de tous, le sénat, l'ayant mandée dans son sein, l'invita à déclarer ce qu'elle désirait obtenir. Elle ne demanda rien autre chose que la remise du corps de Domitien, afin de donner la sépulture à ses restes, et de lui élever une seule statue en bronze au lieu qu'elle choisirait. Le sénat lui accorda sa requête. L'impératrice, pour ne pas laisser à la postérité un monument de la barbarie de ceux qui avaient dépecé ses restes, eut recours au procédé suivant. Elle en rassembla les parties, les réunit avec soin, et parvint à rendre au corps sa forme tout entière. Elle appela les statuaires, et après le leur avoir montré, elle leur prescrivit de reproduire ce triste monument sous la forme d'une statue de bronze ; c'est ainsi que les artistes exécutèrent le portrait de Domitien. L'impératrice, l'ayant reçu de leurs mains, plaça la statue à droite sur la rue qui conduit de l'Agora au Capitole, où on la voit encore aujourd'hui, comme une image de Domitien et de sa fin tragique.
On croirait aussi y reconnaître manifestement le corps, l'aspect et tous les traits du visage de Justinien.

6. Tel était donc son portrait. Je ne pourrai décrire son caractère avec autant d'exactitude : c'était un homme malfaisant, en même temps qu'il était facile à tromper, ce qu'on appelle un sot et un méchant. Il n'avait de franchise avec aucun de ceux avec lesquels il se trouvait en rapport; mais par instinct ses paroles et ses actions étaient toujours mauvaises, et rien n'était plus facile que de le tromper quand on le voulait. C'était un naturel sans principes, corrompu par la méchanceté et par la bêtise. On peut dire eu quelque sorte de lui, ce qu'un ancien philosophe de la secte péripatéticienne a proclamé il y a longtemps, que les défauts les plus opposés se rencontrent parfois chez les hommes, aussi bien que dans le mélange des couleurs. J'en rapporterai, au reste, ce que j'ai pu en découvrir.

7. Ce prince était donc dissimulé, ami de la fraude, fallacieux, concentré dans sa colère, et à double visage. Comme homme il était cruel, mais très habile à cacher sa pensée; il versait facilement des larmes, non de joie et de douleur, mais artificieuses, et il en avait en réserve selon l'occasion. Toujours trompeur, ce n'est pas au gré du hasard, mais de dessein prémédité, qu'il prodiguait les engagements les plus solennels, soit en paroles, soit par écrit, même envers ses sujets, sur les affaires qui lui survenaient. Il s'en dégageait d'ailleurs aussitôt qu'il s'agissait de les remplir, et il le faisait comme le plus vil des esclaves, qui craignent le châtiment dont on les menace, s'ils ne répondent pas de la manière commandée.
Ami sans foi, ennemi sans loyauté, avide de meurtres et de richesses, amateur des nouveautés et des changements, inclinant surtout du mauvais côté, n'étant ramené par aucun conseil aux bonnes résolutions, ardent à inventer et à exécuter les mauvaises, il passait pour le détracteur amer des belles actions.

8. Qui pourrait exprimer complètement les inclinations de Justinien? Il y a des hommes qui paraissent, sous certains rapports, meilleurs que leur réputation. Mais la nature paraît avoir réuni, dans l'âme de cet homme, tous les vices qui sont dispersés chez les autres.
Il était facile à l'excès dans l'admission des accusations, et prompt dans le châtiment. Jamais, avant de juger, il ne se livra à la vérification des faits. Il portait sa sentence, aussitôt après avoir entendu l'accusateur. II écrivait ses ordres sans hésitation, et sans cause aucune il ordonnait le ravage d'un pays, l'incendie d'une ville, la mise en esclavage de nations entières, en sorte que, si l'on veut récapituler ce qui est advenu de calamités de ce genre chez les Romains, depuis les temps les plus reculés, il me semble que cet homme serait à lui seul plus chargé de meurtres qu'aucun autre (prince) des époques antérieures.

9. Il était très prompt à prendre possession des richesses d'autrui, et il ne s'embarrassait aucunement des obstacles que la justice opposait à cette invasion. Cependant il était tout prêt à disposer sans motif et avec prodigalité de celles qu'il possédait. Il les abandonnait sans raison aux barbares. En un mot, il ne posséda rien par lui-même, et ne permit pas que personne fût en jouissance des richesses, en sorte qu'il ne paraissait pas dirigé par l'avarice, mais animé d'une violente jalousie contre ceux qui les possédaient.
Il ruina donc ainsi les Romains dans leur opulence passée, et fut cause de l'appauvrissement de tous.
Tel était le caractère de Justinien, autant du moins que j'ai pu le dépeindre.

CHAPITRE IX.

1. Justinien épousa une femme qui, comme je le prouverai, devint à son tour le fléau de l'empire romain. Auparavant je décrirai ses moeurs, son éducation, et la manière dont elle fut unie à cet homme.
Il y avait à Byzance un certain Acace, chargé de l'entretien des bêtes sauvages de l'amphithéâtre des Prasinieus (les verts), ce qu'on appelle arctotrophe (nourrisseur d'ours). Il mourut de maladie sous le règne de l'empereur Anastase, laissant trois filles : Comito, Théodora et Anastasia, dont l'aînée n'avait pas encore sept ans. Sa veuve devint la concubine d'un autre homme, qui s'occupa avec elle des affaires domestiques et succéda d'ailleurs à Acace dans les travaux de la profession qu'il exerçait. Mais le directeur des jeux des Prasiniens, nommé Astérius, séduit par une proposition d'argent, leur ôta cet emploi et mit à leur place, sans obstacle, celui qui avait financé; car la place était à la disposition absolue des directeurs.

2. Quand la pauvre femme vit l'amphithéâtre rempli par le public, elle lui adressa sa prière assistée de ses filles, la tête couverte de bandelettes comme des victimes, les mains tendues vers les spectateurs. Cependant les Prasiniens ne voulurent nullement accueillir la supplique. Mais les Vénètes (les bleus) qui venaient de perdre leur gardien, et auxquels cette perte faisait faute, les prirent à leur service, avec le même emploi.
Quand ses filles furent nubiles, leur mère, pour montrer leur beauté, les fit monter sur la scène, non toutes à la fois, mais à mesure que leur âge les rendait propres à cet office. Déjà Comito s'était distinguée parmi ses compagnes.

3. Théodora, qui venait après elle, fut vêtue d'une tunique courte, garnie de manches, semblable à celles que portent les jeunes esclaves. Elle suivait sa soeur comme pour la servir, et portait sans cesse sur ses épaules le siège sur lequel celle-ci avait coutume de s'asseoir dans les représentations. Quoique jusque-là Théodora ne fût pas assez formée pour avoir aucun commerce avec un homme et pour être regardée comme une femme, elle accordait certaines privautés masculines à des hommes corrompus, et même aux esclaves qui accompagnaient leurs maîtres aux théâtres, et qui y trouvaient l'occasion de se livrer à cette infamie. Elle passa quelque temps dans ce mauvais lieu, en abusant ainsi de son corps pour des plaisirs contre nature.

4. Aussitôt qu'elle arriva à la puberté, et que ses formes furent développées, elle se mit en scène, en qualité d'actrice pédanée, comme disaient les anciens, et fut reçue sociétaire. Elle n'était ni chanteuse ni danseuse, et ne se mêlait guère des exercices de l'amphithéâtre; mais elle consacrait ses charmes à tous ceux qui avaient l'habitude de le fréquenter, et travaillait de tout son corps. Elle prenait d'ailleurs part à toutes les scènes mimiques qui étaient représentées sur le théâtre; elle les préparait, et concourait aux bouffonneries qui faisaient rire; car elle était éminemment spirituelle et plaisante, et aussitôt qu'elle était en scène, elle fixait les regards de tous.
Personne ne la vit jamais reculer par pudeur, ni perdre contenance devant aucun homme; elle assistait sans scrupule aux réunions les plus équivoques.

5. Elle excellait surtout, quand on la fustigeait avec une baguette ou qu'on la frappait sur les joues, à faire des gentillesses et à provoquer les plus grands éclats de rire; elle se découvrait devant et derrière d'une manière si indécente, qu'elle montrait aux spectateurs ce qui doit toujours être taché et rester invisible.
Elle stimulait ses amants par ses facéties voluptueuses, et habile à inventer sans cesse de nouvelles jouissances, elle parvenait à s'attacher invinciblement les plus libertins. Elle ne se bornait pas eu effet aux moyens vulgaires; mais elle essayait, même par ses bouffonneries, à exciter les sens; elle s'attaquait à tous ceux qu'elle rencontrait, et même aux impubères.

6. Nulle ne fut jamais plus avide qu'elle de toute espèce de jouissances. Souvent, en effet, elle assistait à ces banquets où chacun paye sa part, avec dix jeunes gens et plus, vigoureux et habitués à la débauche; après qu'elle avait couché la nuit entière avec tous, et qu'ils s'étaient retirés satisfaits, elle allait trouver leurs domestiques, au nombre de trente ou environ, et se livrait à chacun d'eux, sans éprouver aucun dégoût d'une telle prostitution. Il lui arriva d'être appelée dans la maison de quelqu'un des grands. Après boire, les convives l'examinaient à l'envi; elle monta, dit-on, sur le bord du lit, et; sans aucun scrupule, elle ne rougit pas de leur montrer toute sa lubricité. Après avoir travaillé des trois ouvertures créées par la Nature, elle lui reprocha de n'en avoir pas placé une autre au sein, afin qu'on pût y trouver une nouvelle source de plaisir.

7. Elle devint fréquemment enceinte, mais aussitôt elle employait presque tous les procédés, et parvenait aussitôt à se délivrer. Souvent en plein théâtre, quand tout un peuple était présent, elle se dépouillait de ses vêtements et s'avançait nue au milieu de la scène, n'ayant qu'une ceinture autour de ses reins, non qu'elle rougît de montrer le reste au public, mais parce que les règlements ne permettaient pas d'aller au delà. Quand elle était dans cette attitude, elle se couchait sur le sol et se renversait en arrière; des garçons de théâtre, auxquels la commission en était donnée, jetaient des grains d'orge par-dessus sa ceinture; et des oies, dressées à ce sujet, venaient les prendre un à un dans cet endroit pour les mettre dans leur bec; celle-ci ne se relevait pas, en rougissant de sa position; elle s'y complaisait au contraire, et semblait s'en applaudir comme d'un amusement ordinaire.
Non seulement, en effet, elle était sans pudeur, mais elle voulait la faire disparaître chez les autres. Souvent elle se mettait nue au milieu des mimes, se penchait en avant, et rejetant en arrière les hanches, elle prétendait enseigner à ceux qui la connaissaient intimement, comme à ceux qui n'avaient pas encore eu ses faveurs, le jeu de la palestre qui lui était familier.

8. Elle abusa de son corps d'une manière si déréglée, que les traces de ses excès se montrèrent d'une manière inusitée chez les femmes, et qu'elle en porta la marque même sur sa figure.
Ses amants étaient signalés par cela seul qu'on savait qu'ils avaient obtenu d'elle des jouissances contre nature; et sa réputation devint telle, que, lorsqu'elle se montrait sur une place publique, les gens respectables s'empressaient de changer de chemin, de peur que leurs vêtements ne reçussent quelque souillure du contact de cette femme. C'était, pour qui la voyait au commencement du jour, un signe de mauvais augure.
À l'égard de ses compagnes de théâtre elle se livrait incessamment entre elles aux invectives les plus grossières, à la manière du scorpion; car elle était d'une grande jalousie.

9. Elle suivit ensuite, sous les conditions les plus honteuses, Hécébole, personnage de Tyr qui avait obtenu le gouvernement de la Pentapole. Mais elle offensa cet homme, et fut chassée presque aussitôt de sa maison. Elle tomba alors dans la détresse, et pour gagner ce qui était nécessaire à la vie, elle fit de la prostitution de son corps son occupation habituelle.
Elle se rendit d'abord à Alexandrie, puis elle revint à Byzance, après avoir parcouru tout l'Orient, et fait, en chaque ville, un métier qu'aucun homme qui veut conserver la protection de la divinité ne peut nommer, de sorte, que, par l'intervention du démon, il n'y eut pas de lieu qui n'eût reçu quelque souillure du libertinage de Théodora.
C'est ainsi que cette femme naquit et fut élevée, et que parmi les courtisanes elle obtint, aux yeux de tous les hommes, la primauté.

10. Lorsqu'elle fut de retour à Byzance, Justinien en devint épris, et son amour fut si violent, qu'il l'éleva à la dignité de patrice, quoiqu'elle n'eût d'abord auprès de lui que la condition d'une maîtresse. Théodora acquit ainsi un crédit extraordinaire et les moyens de se procurer des richesses.
Elle était pour cet homme le charme le plus doux. et comme il arrive à ceux qui aiment sans mesure, il se plaisait à accorder à cette maîtresse toutes les faveurs et tous tes biens dont il pouvait disposer. L'accroissement de cette opulence était l'aliment de sa passion.
Secondé par elle, il opprima de plus en plus non seulement la population de Byzance, mais l'empire des Romains tout entier. Ils furent tous deux, dès l'origine, du parti des Vénètes, et donnèrent aux séditieux qu'il renfermait dans ses rangs toute licence pour attaquer les institutions. Mais le mal fut arrêté dans son excès par le fait que voici :

11. Justinien était tombé malade; sa maladie se prolongea et devint assez dangereuse pour que le bruit de sa mort se répandit. Les séditieux cependant se livraient aux attentats dont j'ai parlé, et massacrèrent en plein jour, dans le temple de Sophie (la Sagesse), Hypatius, citoyen qui n'était pas sans illustration. Le nom de l'auteur de ce forfait arriva jusqu'aux oreilles de l'empereur. Chacun de ceux qui étaient attachés à sa personne, voyant l'impuissance de Justinien pour les affaires, prit en grande considération le danger qu'il y avait de laisser de tels crimes impunis, et l'on recueillit la liste de tous ceux qui avaient été commis depuis l'origine. Il fut alors ordonné, au nom de l'empereur, au préfet de la ville de sévir coutre les coupables.
Théodote était le nom de ce personnage, surnomme Coloquinte (citrouille).
Celui-ci, après une enquête générale, eut le courage de faire arrêter un grand nombre de malfaiteurs, et de les condamner selon la loi. Beaucoup se cachèrent et purent ainsi se sauver; il fallait, en effet, pour le bien des Romains qu'ils périssent dans l'intervalle.

12. Lorsque Justinien fut, contre tout espoir, rendu à la santé, il essaya aussitôt de faire périr Théodote, sous prétexte qu'il était magicien et qu'il pratiquait des philtres. Mais comme il ne trouva aucune preuve pour le faire condamner, il obligea, par les plus mauvais traitements, quelques-uns de ses familiers à se porter ses accusateurs, sur les faits les moins fondés. Pendant que tous les autres s'éloignaient de Théodote, et gémissaient d'ailleurs en silence de la persécution qui s'attachait à ses pas, Proclus, investi des fonctions de questeur, fut le seul qui soutint ouvertement son innocence, et déclara qu'il n'avait nullement mérité la mort. La sentence de l'empereur se borna donc à exiler Théodore à Jérusalem (Hiérosolyme).
Celui-ci, informé que des assassins avaient été dépêchés dans cette ville contre lui, se réfugia dans le temple, où il resta caché, et demeura le reste de sa vie. Telle fut la destinée de Théodote.

13. Mais les séditieux commencèrent, depuis cette époque, à se montrer les plus sages des hommes. Ils n'osaient plus commettre les mêmes excès, quoique sous un pouvoir non redouté ils pussent maintenir une conduite contraire aux lois. En voici la preuve.
Quelques-uns d'entre eux furent assez audacieux plus tard pour déployer la même scélératesse qu'auparavant, et cependant ils ne subirent aucun châtiment. Ceux qui avaient un pouvoir permanent pour le leur infliger, fournissaient aux malfaiteurs les moyens de se cacher, et par cette complicité les encourageaient à fouler les lois sous leurs pieds.

CHAPITRE X.

1. Tant que l'impératrice (Lupicine-Euphémie) vécut, Justinien ne put d'aucune manière parvenir à faire de Théodora une épouse légitime. Quoiqu'elle ne lui fit opposition sur aucun autre point, elle demeura invincible sur cet article. Elle était exempte de tout vice, quoique agreste et barbare de naissance, ainsi que je l'ai rapporté; mais elle ne put s'élever jusqu'à la vertu, et elle demeura, par sa trop grande inexpérience, étrangère aux affaires. Elle fut installée au palais, non sous le nom qui lui était propre et qui prêtait au sarcasme (Lupicine), mais sous celui d'Euphémie. Mais quelque temps après, l'impératrice vint à mourir.

2. (Justin), presque en enfance et parvenu au dernier degré de la vieillesse, devint la risée de ses sujets. Tous le méprisaient profondément, et quoiqu'il ne s'occupât nullement de leurs actions, ils pensaient à l'avenir; ils entouraient Justinien de leurs hommages. mais non sans crainte : car il les effrayait tous par son esprit brouillon, et par son amour pour le désordre.

3. Alors il essaya de cimenter son union avec Théodora. Il était défendu, par les lois les plus anciennes. à un citoyen parvenu à la dignité, de sénateur, d'épouser une courtisane; il força l'empereur à violer ces lois et à les remplacer par une nouvelle, de sorte que non seulement il put donner à Théodora le titre d'épouse, mais qu'il fournit à tous les autres la licence d'en faire autant.
Aussitôt il affecta les allures des tyrans, en s'attribuant les honneurs impériaux, comme s'il y était forcé par la nécessité de s'occuper des affaires (délaissées par Justin). On le proclama empereur des Romains, comme associé à son oncle, si toutefois on peut appeler consécration légitime le suffrage qui fut arraché par des menaces répétées.

4. Justinien et Théodora prirent alors possession de l'empire trois jours avant la fête (de Pâques), dans laquelle il n'est permis ni de faire aucune visite, ni même de porter des souhaits. Peu de jours après, Justin mourut de maladie, après avoir régné neuf ans; et Justinien resta seul avec Théodora, revêtu du titre impérial.

5. (Ch. X ancien.) Ainsi Théodora, malgré ce que nous avons dit de sa naissance, de son éducation et de sa conduite, parvint aux honneurs suprêmes sans aucun obstacle. Son époux n'eut pas même la conscience de l'outrage dont il s'était, par ce mariage, rendu coupable envers la conscience publique; lui qui, en cherchant une épouse dans tout l'empire romain, aurait pu si facilement en trouver une de la première naissance, de l'éducation la plus distinguée, d'une pudeur sans tache, d'une sagesse exemplaire, d'une beauté supérieure, et sentant son parfum de vierge par la fermeté du sein. Justinien ne rougit pas d'unir à sa personne une femme que le commun des hommes regarde comme réprouvée; et sans se préoccuper aucunement de ce que nous avons rapporté, il admit dans sa couche cette femme entachée de si grandes souillures, qui s'était rendue coupable de plusieurs infanticides par les avortements qu'elle s'était procurés. Rien ne saurait être, à mon avis, plus propre que ces faits à établir la corruption des moeurs de cet homme.
Tous les vices de son âme se révèlent dans le fait seul d'une union si indigne. Elle est l'interprète, la preuve et l'histoire de ses moeurs.
Quand en effet, ne ressentant aucune honte des faits de ce genre, on brave l'opinion du monde, il n'y a plus de loi qu'on ne puisse fouler aux pieds; et avec un front qui ne sait plus rougir, on se précipite sans peine dans les actions les plus coupables.

6. Cependant personne dans le haut sénat, à la vue de cet opprobre qui rejaillissait sur la constitution de l'État, n'en témoigna son déplaisir et n'en exprima la désapprobation. Au contraire, tous allèrent se prosterner devant elle, comme devant une divinité.
Nul membre du sacerdoce ne se montra, de sou côté, animé d'une vertueuse indignation à ce sujet. Loin de là, les prêtres s'empressèrent de la saluer du titre de Maîtresse (Despoina).
Le peuple, qui l'avait vue auparavant sur le théâtre, devint aussitôt son esclave, et, sans respect pour lui-même, il invoquait sa protection avec des mains suppliantes.
Il n'y eut personne, dans l'armée elle-même, qui se trouvât irrité d'avoir à exposer sa vie dans les camps pour le service de Théodora. Nul, en effet, ne lui manifesta d'opposition.

7. Tous, je le pense, cédant aux circonstances, se prêtèrent à la consommation de cet acte de souillure, comme si la fortune avait voulu montrer sa puissance, en disposant de toutes les choses humaines de manière que les événements pussent arriver en dépit de toute vraisemblance, et qu'aucune raison ne parût y présider.
La fortune élève donc certaines individualités, tout à coup et par une impulsion irrationnelle, à une grande hauteur, malgré les obstacles nombreux qui paraissent s'y opposer; aucun effort ne peut utilement leur barrer le chemin. Elle (la fortune) agit incessamment, par toutes sortes de moyens, pour arriver au but qui lui est marqué, et toutes choses viennent à point, et concourent à en assurer le succès.
Que d'autres tiennent pour certain, et disent, je le veux bien, que c'est un effet de la Providence.

8. Théodora était d'ailleurs belle de figure et pleine de grâce, mais trop petite; elle était assez fraîche, de manière cependant à tourner à la pâleur; son oeil était toujours vif et perçant.
Le temps manquerait à qui voudrait raconter les aventures qui lui arrivèrent pendant le temps qu'elle passa au théâtre, et je crois que celles que j'ai racontées ci-dessus, quoiqu'en petit nombre, suffisent pour faire apprécier les moeurs de cette femme.

9. Maintenant il nous reste à rapporter brièvement les actions de sa vie publique avec sou époux, car ils n'ont rien fait l'un sans l'autre pendant leur vie commune.
En effet, s'ils parurent longtemps en opposition continue de sentiments et de résolutions, il fut évident par la suite qu'ils avaient feint cette dissidence, afin que leurs sujets ne se réunissent pas contre eux pour abattre une volonté collective, mais restassent en suspens à chaque événement.

10. Cette divergence frappa d'abord les chrétiens et sembla régner sur tous les sujets mis en discussion, ainsi que je le ferai voir bientôt.
Ensuite elle divisa les séditieux.
Théodora feignit de concourir de toutes ses forces aux vues des Vénètes, et, manifestant les sentiments les plus hostiles envers les exaltés de leurs adversai­res, elle leur donnait pleine licence de les attaquer sans motif, et de se livrer envers eux aux plus grandes violences. Justinien paraissait s'en indigner et s'en ficher secrètement, comme s'il était dans l'impuissance de donner des ordres contraires à la volonté de l'impératrice. Souvent même il manifestait des sentiments opposés à celle-ci. L'empereur, en effet, disait qu'il fallait punir les Vénètes de leurs excès, et celle-ci, se fâchant eu paroles, feignait d'avoir été, malgré sa résistance, vaincue par son époux.
Cependant les séditieux d'entre les Vénètes parurent, comme je l'ai dit, se montrer les plus sages. Car ils ne voulurent jamais faire à ceux qu'on leur abandonnait autant de violence qu'il leur était permis.

11. Dans les procès, les souverains intervenaient, chacun de leur côté, pour soutenir de leur protection les parties en cause, et ils faisaient par leurs paroles pencher la balance de la justice. De cette manière, ils dépouillaient les plaideurs de la plus grande partie de leur fortune.

12. L'autocrate recevait dans son intimité plusieurs fonctionnaires, auxquelles il accordait pleine licence de sévir contre leurs administrés, et de commettre toutes sortes de prévarications contre la chose publique. Mais lorsqu'ils paraissaient avoir ainsi amassé quelques richesses, ils tombaient aussitôt en disgrâce comme ayant offensé l'impératrice. D'abord il feignait de vouloir examiner leur conduite avec pleine bienveillance; mais bientôt, accordant sa faveur à d'autres, il jetait subitement le trouble dans l'âme des patients. Alors, de son côté, Théodora intervenait pour susciter contre eux les accusations les plus fâcheuses, et l'empereur, comme s'il ignorait ces manoeuvres, finissait par s'emparer de toutes leurs propriétés par une spoliation audacieuse.
C'est par ces combinaisons artificieuses, que, d'accord entre eux, quoique en apparence très divisés, ils tenaient incessamment leurs sujets en perplexité, et qu'ils parvinrent à la tyrannie la plus oppressive.

CHAPITRE XI.

1. Quand Justinien parvint à l'empire, toutes les affaires commencèrent aussitôt à décliner. Ce qui était prohibé par la loi fut introduit dans les institutions, et ce qui était consacré par les moeurs fut entièrement renversé. Il semblait qu'ayant changé de vêtement pour revêtir le manteau impérial, tout le reste devait prendre comme lui un nouveau costume.
Il abolit les magistratures existantes, et leur en substitua d'autres sous des noms inconnus.
Il fit des lois et des ordonnances militaires un abus tel, qu'il sembla n'avoir été dirigé, dans les changements qu'il ordonna, ni par l'équité, ni par l'utilité publique, mais par un amour désordonné pour les innovations, et pour que tout portât son nom.
Quant aux institutions qu'il ne pouvait changer subitement, il savait toujours les marquer de son empreinte.

2. Jamais il ne se montra rassasié de la spoliation des fortunes ni du meurtre des citoyens. Quand il avait pillé les maisons opulentes, il allait à la recherche des personnes aisées (pour s'emparer de leur fortune), et la prodiguer à quelques-uns des (peuples) barbares, ou pour l'employer à des constructions insensées. Après avoir fait, sans aucun grief de leur part, des victimes par milliers, il dressait aussitôt des embûches à un plus grand nombre encore.

3. Au moment où les Romains jouissaient d'une paix universelle, l'amour du sang l'entraîna à susciter les barbares les uns contre les autres; puis, ayant appelé sans motif les chefs des Huns, il leur livra, sans opportunité aucune, les plus grands trésors, sous prétexte qu'il importait de s'assurer leur alliance, faute qu'il avait déjà commise, comme je l'ai dit, dès le temps de l'empereur Justin.
Les Huns, après avoir profité de ces richesses, envoyèrent des dépêches aux autres chefs pour les inviter à faire, à la tète de leurs divisions, des incursions sur le territoire de l'empire, afin d'être en mesure de faire acheter leur paix à Justinien, qui jusque-là ne voulait à aucun prix les comprendre dans son subside. Eux-mêmes envahirent avec succès l'empire des Romains, et ne furent pas moins payés que s'ils n'avaient pas traité avec lui. Les autres, à leur suite se mirent à piller les malheureux habitants des provinces, et outre le butin qu'ils conservèrent, ils reçoivent des largesses de l'empereur pour prix de leur retraite. Pour en finir en un mot, tous ces Huns, sans perdre aucune occasion, se livraient à des évolutions qui leur profitaient de mille manières.
Les chefs de ces barbares ont sous leurs ordres nombre de tribus, et la guerre était entretenue tantôt sous un prétexte, tantôt sous un autre. Elle avait sa source dans des concessions irréfléchies, n'avait aucune limite, et recommençait sans cesse comme si elle était renfermée dans un cercle.
Aussi, à cette époque, il n'y eut ni pays, ni montagne, ni caverne, ni aucun endroit du territoire romain qui fût à l'abri des rapines. Bien des contrées furent occupées plus de cinq fois.

4. Ces calamités, et surtout celles que les Saraceniens (Sarrasins), les Slavènes (Esclavons), les Antes et les autres nations barbares ont causées. je les ai racontées dans mes précédents écrits. Mais, comme je l'ai annoncé en commençant celui-ci, il était nécessaire d'en révéler ici la cause.
Justinien, après avoir accordé aussi à Chrosoès une grande quantité de centenaires (livres d'or monnayé) pour en obtenir la paix, agit ensuite par caprice et sans raison (envers ce prince), et fut ainsi la cause principale de la rupture des traités, quoiqu'il eût mis ses soins et fait tous ses efforts pour y comprendre Alamundar et les Huns avec les Perses ainsi que je crois l'avoir expliqué clairement dans mes récits historiques. 

5. Dans le temps où il suscitait ainsi tant de ré voltes et de guerres désastreuses contre le Romains, et qu'il soufflait cet incendie, il voulut aussi, par des manoeuvres répétées, couvrir la terre de sang humain et s'emparer de plus de richesses. Il imagina de multiplier les exécutions avec toutes leurs conséquences sur ses sujets, à l'aide du procédé suivant.
Il y a dans toute l'étendue de l'empire romain, parmi les chrétiens, beaucoup de croyances réprouvées auxquelles on donne la qualification d'hérésies, telles que celles des Montanistes, des Sabbatianins et tant d'autres, par lesquelles l'esprit humain a coutume de se laisser égarer.
Justinien ordonna l'abandon de tous ces cultes, malgré leur ancienneté, et il punit ceux qui résisteraient à ses édits de l'incapacité de transmission de leurs patrimoines à leurs enfants ou à leurs parents, droit qui leur appartenait auparavant. Les temples de ceux qu'on appelle hérétiques, et surtout de ceux pour qui la croyance d'Arius était un culte, possédaient des richesses au delà des récits qu'on en faisait. Car ni le haut sénat tout entier, ni aucune autre grande institution de l'empire, ne pouvait être comparé à ces églises pour son opulence.
Elles possédaient des bijoux en or et en argent, enchâssés de pierreries d'un prix incroyable et sans nombre, des maisons et des bourgs, des terres étendues, et de tous côtés, enfin, toute espèce de richesses connue chez les hommes.

6. Les empereurs précédents les avaient toujours respectées. Beaucoup de citoyens, et des plus recommandables, en y consacrant leur industrie, en tiraient leurs moyens de subsistance.
L'empereur Justinien s'empara d'abord du patrimoine de ces temples, en les réunissant au trésor public, et s'appropria subitement toutes ces richesses. Une multitude de personnes y perdirent, pour le reste de leurs jours, leurs moyens d'existence.
Un grand nombre d'émissaires se répandirent de tous côtés, et forcèrent ceux qu'ils rencontrèrent à changer la foi de leurs pères. Mais les habitants des campagnes, trouvant ce changement impie, résolurent tous de s'opposer aux prédicateurs de la conversion. Beaucoup d'entre eux furent mis à mort par les séditieux (persécuteurs). Bien d'autres se suicidèrent, dans la croyance stupide oit ils étaient qu'ils mouraient pour leur religion. La plupart, abandonnant leur patrie, se. réfugièrent ailleurs.
Les Montanistes qui habitent la Phrygie, s'enfermèrent dans leurs églises, y mirent le feu et furent brûlés avec elles, ce qui était insensé.
Cette mesure fut la cause que l'empire des Romains tout entier fut rempli d'émigrations et de meurtres.

7. Justinien porta à peu près une loi semblable contre les Samaritains, et elle produisit une commotion en Palestine. Dans la ville de Césarée, ma patrie, et dans les autres cités, les habitants, regardant comme une faute de s'opposer à un châtiment quelconque, à cause d'un ordre (impérial) aussi peu sensé, échangèrent contre le nom de chrétiens celui qui leur appartenait alors, et ils purent, à l'aide de ce subterfuge, échapper aux sévérités de l'édit.
Tous ceux d'entre eux qui se piquaient de logique et de bonne foi, crurent qu'ils devaient être fidèles à la profession du nouveau culte. Mais la plupart, indignés de la violence qui était faite au nom de la loi à leurs consciences, pour l'abandon de la foi de leurs pères, inclinèrent de préférence au Manichéisme, et se réunirent aussitôt aux partisans du Polythéisme.

8. Les cultivateurs se réunirent en masse, et, résolus de résister à l'empereur les armes à la main, ils choisirent pour leur roi un pillard, nommé Julien, fils de Sabare. Ils soutinrent quelque temps la lutte contre les troupes; ensuite ils furent battus dans un engagement sérieux, et furent tués avec leur chef. On dit que cent mille hommes périrent dans ces circonstances critiques. Le pays le plus fertile de toute la terre demeura depuis celte époque désert et privé des bras qui le cultivaient. Cet événement fit un très grand mal aux chrétiens propriétaires en ces contrées.
Car ils furent obligés, quoiqu'ils n'en eussent recueilli aucuns produits, de porter d'année en année l'impôt établi, quelque dur qu'il fût, au fisc impérial, et on ne leur accorda aucun répit ni remise à raison de leurs pertes.

9. Il dirigea ensuite la persécution contre ce qu'on appelait l'Hellénisme. Il sévit tant contre les personnes que contre les propriétés, dont il s'empara. Ceux d'entre eux qui déclarèrent s'être convertis à la foi des chrétiens pour se plier aux circonstances, furent bientôt après, pour la plupart, surpris se livrant aux libations, sacrifices et autres cérémonies du culte prohibé.
Nous dirons plus tard les vexations dont les Chrétiens eux-mêmes eurent à se plaindre.

10. Justinien publia encore une loi contre la pédérastie, et il la fit appliquer, non seulement aux délits postérieurs à sa promulgation, mais encore à ceux qui avaient été travaillés antérieurement par cette maladie. Cette rétroactivité eut lieu sans aucune mesure. Le procès était introduit sans qu'il y eût d'accusateur; et, sur le témoignage d'un seul citoyen, d'un enfant, ou même d'un esclave, forcé, quand il était appelé, de déposer contre son maître, la conviction était réputée légalement acquise. On condamnait les coupables à l'exposition, qu'ils subissaient, après avoir souffert l'excision des parties génitales. Dans les commencements, on ne poursuivait pas tous les inculpés, mais ceux qui paraissaient appartenir au parti des Prasiniens, ou qui jouissaient de grandes richesses, ou qui avaient encouru la disgrâce par quelque offense.

11 . Les souverains étaient aussi fort mal disposés contre les astrologues. C'est pourquoi le tribunal préposé à la répression des voleurs, fut chargé de les poursuivre sur le seul chef de magie; on les faisait fustiger sur les épaules et promener sur des chameaux à travers tous les quartiers de la ville.
C'étaient des vieillards, d'ailleurs honnêtes gens, auxquels on ne faisait d'autre reproche que celui d'être savants dans l'explication des astres, et d'exercer leur savoir dans ce pays (Byzance.)

12. Il y eut donc, dans les populations, une multitude considérable qui se réfugia, non seulement chez les barbares, mais dans des pays éloignés du territoire habité par les Romains; et l'on vit les villes et les campagnes se recruter principalement d'habitants étrangers. C'est en effet pour se dérober aux hostilités auxquelles ils s'attendaient dans leur pays natal, comme s'il était pris par l'ennemi, que chacun abandonnait ainsi sa patrie.

CHAPITRE XII.

1. La fortune de ceux qui, à Byzance et dans chaque ville, avaient une réputation d'opulence, indépendamment des membres du haut sénat, fut spoliée par Justinien et Théodora par les moyens que j'ai indiqués.
Je vais maintenant expliquer comment ils parvinrent aussi à s'emparer des richesses des sénateurs.
Il y avait à Byzance un petit-fils de cet Anthémius, qui auparavant avait régné en Occident. II s'appelait Zénon. Les (souverains) imaginèrent de l'envoyer en Égypte en qualité de gouverneur (archonte). Celui-ci, se disposant à lever l'ancre, chargea son navire des richesses les plus précieuses; car il possédait une quantité innombrable d'argent et des bijoux d'or ornés de perles, d'émeraudes et d'autres pierres de prix. Mais Justinien et Théodora corrompirent quelques uns de ceux qui passaient pour ses affidés les plus dévoués, et leur persuadèrent d'enlever, d'abord en toute hâte ces valeurs et ensuite de mettre le feu au vaisseau, en annonçant à Zénon que l'incendie avait éclaté spontanément et avait brûlé ces richesses.
Quelque temps après, il arriva que Zénon mourut subitement. Les souverains devinrent les maîtres de sa fortune, comme héritiers testamentaires, en vertu d'un acte qu'ils produisirent, mais que le bruit public signala comme entaché de falsification.

2. Ils se firent aussi, et par un procédé semblable, héritiers de Tatien, de Démosthène et de l'opulente Hilara, qui étaient au premier rang de la société, par la renommée dont ils jouissaient, et qui occupaient les dignités principales clans le sénat des Romains.
Ils s'emparèrent du patrimoine de quelques autres, non en vertu de testaments en forme, mais de simples lettres supposées. C'est ainsi qu'ils succédèrent à Denys (Dionysos), habitant du Liban, et à Jean, fils de Basilius, qui était le plus distingué d'entre les habitants d'Edesse.
Celui-ci fut, malgré lui, livré comme otage par Bélisaire aux Perses, ainsi que je l'ai dit dans mes écrits antérieurs. Chosroës retenait Jean, sous prétexte que les Romains avaient éludé l'exécution de toutes les conditions sous lesquelles cet otage avait été stipulé. Il déclarait donc qu'il ne le rendrait qu'aux conditions ordinaires des captifs. L'aïeule de ce personnage vivait encore : elle consentit à traiter sur ce point, et se mit en mesure de fournir, pour son rachat, pas moins de 2,000 livres d'argent (141 mille francs environ). Lorsque les espèces furent consignées à Dara, l'empereur, qui en fut informé, n'en permit pas la livraison, sous prétexte qu'on ne pouvait exporter ainsi chez les Barbares les richesses des Romains.
Bientôt après, Jean tomba malade et disparut du nombre, des vivants. Le commandant de la ville produisit une lettre par laquelle, disait-il, son ami Jean, un peu avant sa mort, avait écrit qu'il voulait que sa fortune passât à l'empereur.

3. Il ne me serait pas possible d'énumérer les noms de tous les autres citoyens dont (Justinien et Théodora) se constituèrent eux-mêmes héritiers. Jusqu'à l'époque qui vit éclater l'émeute appelée du nom de Nikè (victoire), ils ne procédaient que par individu à la spoliation des fortunes des riches; mais, au temps dont je parle, confisquant pour ainsi dire en masse les biens des membres du haut sénat, ils mirent la main sur toutes les valeurs mobilières, et sur les plus belles de leurs terres qui étaient à leur convenance. Ils mettaient à part celles qui étaient grevées des impôts les plus élevés et des charges les plus onéreuses. Ils les rendaient à leurs anciens possesseurs, par affectation de générosité. Ceux-ci, pressés par les percepteurs des impôts, écrasés par les charges permanentes qui les grevaient, vivaient dans la détresse, dans l'attente de la mort qui venait bientôt les délivrer de leurs chagrins.

4. D'après les faits que j'ai rapportés, beaucoup de mes amis et moi, nous ne les avons jamais considérés comme des êtres humains, mais comme certains démons couverts de sang, que les poètes appellent Vampires, qui, en se concertant, et dans le but d'arriver à la puissance nécessaire, pour ruiner facilement et rapidement les populations entières ainsi que leurs travaux, ont revêtu un corps humain. C'est ainsi que, devenus hommes-démons, ils mirent l'univers habité en combustion.
La preuve peut en être fournie, entre autres faits, par la puissance même de leurs actes.

5. On juge en effet, par l'importance des résultats (qui séparent les oeuvres humaines des oeuvres surnaturelles), quand les affaires humaines tombent au pouvoir des démons.
Malheureusement, de toute éternité, il survient un grand nombre d'hommes, qui, soit par hasard, soit par leur perversité naturelle, deviennent des fléaux pour des villes, pour des pays entiers ou toute autre localité. Mais il n'en est pas un, à l'exception des personnages surnaturels, qui aient eu la puissance de détruire une génération entière, et de frapper l'univers d'une calamité (permanente). La fortune se réunit à ces êtres, pour contribuer, par une influence particulière, au malheur du genre humain. Car, à la même époque, les tremblements de terre, les maladies pestilentielles et les inondations des fleuves produisirent de très grands désastres, ainsi que je l'ai raconté. Ainsi, les calamités ne furent pas l'oeuvre seule des mains humaines; elles dérivèrent aussi d'une autre puissance.

6. On dit que sa mère révéla à quelques-uns de ses intimes que Justinien n'était pas le fils de Sabbatius, son mari, ni d'aucun autre homme. Lorsqu'elle devint enceinte, il lui arriva d'être en rapport avec un être surnaturel, qu'elle ne vit pas de ses yeux, mais dont elle ressentit le contact, ainsi qu'il arrive, quand un mari s'unit à sa femme, et qui disparaissait comme dans un songe.

7. Quelques-uns des serviteurs de Justinien, qui fort avant dans la nuit séjournaient dans l'intérieur du palais, et chez lesquels il y avait sanité d'esprit, crurent avoir aperçu à sa place une apparition surnaturelle en forme de démon.
L'on disait, en effet, que, se levant tout à coup du trône royal, Justinien se mettait en promenade autour de son appartement; car il n'était pas dans ses habitudes de rester jamais longtemps assis ; puis sa tête disparaissait immédiatement, et son corps n'en faisait pas moins de longues allées et venues.
L'officier qui en était témoin demeurait stupéfait, et plein de terreur comme s'il rêvait devant une vision aussi incroyable. Mais bientôt la tête de Justinien revenait se placer sur son corps, et se réunir aux parties qu'elle paraissait avoir si étrangement abandonnées.
Un autre disait s'être trouvé assis auprès du prince, quand tout à coup son visage devint semblable à une chair informe. On n'y distinguait plus ni les sourcils ni les yeux à la place qu'ils occupaient auparavant, ni rien enfin de ce qui rend un être reconnaissable. Mais quelque temps après, la figure reprenait son aspect ordinaire.
Ce que j'écris ici, je ne l'ai pas vu, mais je l'ai entendu de la bouche de ceux qui avaient pu alors en être témoins oculaires.

8. On dit aussi qu'un moine, très dévot à Dieu, envoyé par ceux qui avec lui habitaient une terre déserte, se rendit à Byzance pour solliciter eu faveur des populations voisines, qui avaient éprouvé de grandes violences, et souffert des traitements intolérables. Dès qu'il fut arrivé, il obtint une audience de l'empereur. Mais, au moment où il se présentait dans son cabinet, il perdit l'usage de ses deux jambes, puis revint immédiatement sur ses pas. L'eunuque, son introducteur, et les personnes admises à l'audience, l'encouragèrent par toutes sortes de paroles à retourner en avant.
Celui-ci ne leur répondit rien; mais, semblable à un homme frappé de paraplégie, il revint à son hôtel. Les gens de sa suite s'informèrent des motifs qui l'avaient forcé d'agir ainsi. on prétend qu'il leur répondit qu'en entrant dans l'appartement du palais, il s'était cru en face du prince des démons, siégeant sur le trône, et qu'il n'avait pas cru pouvoir demeurer en ce lieu ni lui adresser aucune parole.
Comment ne pas considérer comme un démon funeste l'homme qui, quoique sobre à l'excès en repas, en boissons et dans le sommeil, et qui, ne faisant que goûter aux aliments qu'on lui servait, se promenait néanmoins à des heures indues de la nuit dans le palais, et se livrait avec fureur aux plaisirs vénériens ?

9. Quelques-uns de ceux qui furent les amants de Théodora, quand elle monta sur le trône, rapportent à leur tour avoir aperçu un démon qui les chassait de sa demeure, afin de passer la nuit avec elle.
Une certaine Macédonia, qui fut attachée au théâtre des Vénètes, à Antioche, avait acquis un grand crédit auprès de Justinien, en lui écrivant, à l'époque où Justin tenait encore le sceptre de l'empire, la manière dont il pouvait se défaire des personnages éminents employés dans les affaires d'Orient, et confisquer leurs biens au profit du trésor public.

10. On dit que, s'étant présentée pour saluer Théodora à son passage, quand elle revenait de l'Égypte et de la Libye (Afrique), elle la vit profondément irritée et au désespoir de l'outrage qui lui avait été fait par Hécébole, et de la perte de sa fortune pendant ce voyage.
Macédonia fit toutes sortes d'exhortations à cette créature, en lui disant d'avoir confiance en la fortune qui, changeante de sa nature, lui procurerait de nouveau de grandes richesses.
On ajoute que Théodora lui répondit alors qu'elle-même avait eu cette nuit-là un songe qui lui avait conseillé de n'entretenir aucun souci de sa fortune, et qu'à son arrivée à Byzance, elle entrerait dans la couche du prince des démons ; que, par l'habileté de ses moyens, elle deviendrait son épouse, et que par lui elle serait maîtresse de toutes les richesses qu'elle pourrait désirer.
Telle était l'opinion générale sur ce point.

CHAPITRE XIII.

1. Tel était aussi, comme je l'ai fait voir, le caractère particulier de Justinien. Il était d'ailleurs de facile accès et gracieux pour ceux qui l'abordaient. Il ne lui arriva jamais de refuser audience à personne, ni de maltraiter ceux qui n'avaient pas une contenance ou un langage convenables, envers la dignité dont il était revêtu.
Mais aussi il ne rougit jamais des meurtres qu'il avait ordonnés. Il ne manifesta jamais de colère ni d'emportement contre ceux qui l'avaient offensé. Sa figure demeurait calme; mais, sans froncer le sourcil, et de sa voix la plus douce, il ordonnait le massacre de milliers d'hommes innocents et le rasement des villes, ainsi que la confiscation, au profit du trésor, de toutes les richesses dont il avait (d'avance) fait dresser le tableau, de sorte qu'on l'aurait pris, à ses manières, pour un mouton sous la forme humaine.
Mais si quelqu'un venait parler eu faveur des victimes, et essayait, par des prières affectueuses, de combattre les incriminations sous lesquelles elles avaient succombé, aussitôt il devenait aigre; sa figure s'altérait jusqu'à paraître violemment grimacée par soif du sang de ses sujets.

2. Il s'accordait avec les prêtres pour vexer sans mesure leur voisinage, et se réjouissait même des déprédations qu'ils commettaient sur les propriétés contiguës. Il croyait servir ainsi la Divinité.
Quand il jugeait de pareilles causes, il pensait que c'était un acte religieux d'enlever quelque chose à l'antagoniste du prêtre, et de le renvoyer déçu de ses espérances en sa justice. Il trouvait bon que le sacerdoce fût le maître de ceux qui lui faisaient opposition.
Comme il avait lui-même usurpé, contre tout droit, des biens appartenant à des hommes vivants ou décédés, il les donnait en offrant; aussitôt à quelque église. afin d'en paraître le bienfaiteur, et d'empêcher les victimes de ses violences d'y rentrer en possession dans la suite. Ce fut même la cause d'un grand nombre de meurtres qu'il ordonna.
Jaloux de réunir en une seule foi dans le Christ tous ses sujets, il fit périr, sans autre motif, les dissidents; et il agissait ainsi pour se faire un renom de piété. Il ne regardait pas comme un meurtre la mort infligée aux hommes, qui ne partageaient pas sa croyance.

3. Avide, comme il l'était, de la destruction incessante de l'humanité, il se concertait à ce sujet avec l'impératrice, et ne rejetait aucune occasion de satisfaire cette disposition.
Ces deux êtres avaient pour ainsi dire des passions identiques, et, quoique leurs moyens fussent différents, ils étaient également pervers. Ils rivalisaient d'émulation pour se défaire de leurs sujets, et ils y parvenaient par les procédés les plus opposés.
Justinien avait un caractère plus léger que la poussière; il était le jouet de ceux de ses familiers qui voulaient le faire agir à leur fantaisie, à moins pourtant que ce fût pour un acte d'humanité ou de désintéressement. Il fallait de plus que la flatterie fût l'accompagnement inséparable de leurs discours. Ces flatteurs, en effet, lui persuadaient sans peine qu'il serait en-levé au ciel et deviendrait un être aérien.
Tribonien, un jour qu'il siégeait auprès de sa personne, affirmait qu'il était sincèrement agité de la crainte qu'un jour son maître disparût, emporté dans le ciel, à cause de sa piété. Ces éloges, ou, si l'on veut, ces jeux d'esprit, (le courtisan) les répétait comme s'ils étaient dictés par une intime conviction.

4. Si Justinien louait par hasard la vertu de quelqu'un dont il se disait l'admirateur, bientôt après il l'accusait de perversité. Après avoir dit du mal de l'un de ses sujets, il devenait tout à coup son panégyriste, sans qu'on connût aucun motif à ces variations. Car il passait ainsi à des sentiments contraires, sans qu'il en dit ou voulût qu'on en devinât la cause.
Quant aux motifs (réels) de son amitié ou de sa haine, je les ai déjà indiqués, d'après les preuves que cet homme en a données par ses actions. C'était un ennemi certain, et qui ne revenait jamais (de son inimitié), comme il ne fut jamais constant dans ses amitiés. Il fit périr la plupart de ceux dont il avait oublié les services, et il ne devint jamais l'ami de ceux qu'il avait une fois pris en haine. Ceux des personnages les plus distingués qu'il savait dévoués à sa personne, il les abandonnait à (l'animadversion de) sa compagne, ou de tel autre dignitaire qu'il lui plaisait, quoiqu'il connût d'avance qu'ils périraient bientôt, et que son ancienne faveur pour eux en serait la seule cause. Car il était sans foi en toutes choses. Il n'était fidèle qu'à son inhumanité et à son avarice.
Quant à ces passions, on ne put jamais les vaincre.

5. Théodora, quand elle ne pouvait le persuader sur un point, lui faisait espérer qu'il tirerait de grandes richesses de l'acte qu'elle lui conseillait, et l'entraînait ainsi à l'exécuter malgré lui, ainsi qu'elle l'entendait.
Car, pour un vil gain, il ne rougissait jamais de faire des lois nouvelles, et de les abolir ensuite.
Il ne rendait pas ses jugements conformément aux lois que lui-même avait promulguées, mais selon que la décision devait lui être profitable, et lui procurer plus d'argent.
Il ne se faisait aucun scrupule d'enlever même une partie du patrimoine du plus obscur de ses sujets, lorsqu'il ne se présentait pas d'occasion de s'emparer de la totalité, sous un certain prétexte, soit en portant une accusation imprévue, soit en fabriquant un testament.

6. Sous le règne de ce prince, les Romains ne purent compter ni sur le maintien de leur religion, ni sur la foi jurée, ni sur la stabilité de la loi, ni sur la force de la coutume, ni sur aucuns contrats. Quand il envoyait quelques-uns de ses familiers, avec une mission spéciale, s'il arrivait à ces commissaires de mettre à mort quantité des personnes avec lesquelles ils avaient à traiter, ou de leur enlever de grandes richesses, l'autocrate les regardait comme des hommes habiles, capables d'exécuter fidèlement tout ce qui leur était confié. S'ils revenaient auprès de sa personne, après avoir usé de ménagements envers les particuliers, il devenait à leur égard malveillant et même hostile. Il leur reprochait eu quelque sorte leur attachement aux moeurs de nos ancêtres, et ne les employait plus à son service.
De la sorte, beaucoup de ceux qui l'entouraient affectaient de n'avoir aucuns principes, quoique en réalité ils ne fussent pas les approbateurs de cet arbitraire.
Quand Justinien s'était engagé plusieurs fois, par serment ou par écrit, et quand il paraissait avoir donné les plus grandes sûretés, il mettait aussitôt et sciemment ses engagements en oubli, comme s'il devait lui en revenir quelque honneur. Cette conduite fut suivie par ce prince, non-seulement envers ses sujets, mais encore envers plusieurs de ses ennemis, comme je l'ai dit plus haut.

7. Il était toujours éveillé, et pour ainsi dire affranchi du besoin de nourriture. Il ne fut jamais gorgé de viandes, ni de boisson. À peine avait-il touché du bout des doigts et goûté les aliments servis à sa table, qu'il se retirait. Il paraissait ainsi doué d'une nature supérieure aux vils appétits. Souvent il demeurait un jour et deux nuits sans se restaurer, surtout lorsque arrivait la semaine dite de la Pâque, où ce genre de vie est recommandé.
Il arrivait fréquemment, ainsi que nous l'avons rapporté, qu'il se privait pendant deux jours de toute nourriture solide, et qu'il se contentait d'un peu de boisson et de quelques légumes.
Il ne prenait, selon l'occurrence, qu'une heure de sommeil, et passait le reste du temps à des promenades continues.

8. S'il avait voulu employer le temps qui lui restait à des travaux utiles, il aurait pu amener les affaires publiques à un haut degré de prospérité. Mais, par la nature de son caractère, il l'employa pour le malheur des Romains, et il usa de ses forces pour détruire leurs institutions, et les ruiner de fond en comble.
Car il était, comme je l'ai dit, très prompt dans ses résolutions, et non moins rapide dans l'exécution de ses desseins pervers; de sorte que les qualités de son tempérament ne tournèrent qu'à la ruine de ses sujets.

CHAPITRE XIV.

1. On expédiait les affaires sans aucune opportunité, et on n'avait nul souci des précédents. Je me bornerai, pour le prouver, à en citer un petit nombre, afin que mon récit ne tombe pas dans la diffusion.
Justinien, dès le principe, n'en traita aucune dans les formes convenables à sa dignité impériale, et n'exigea pas qu'on les observât (dans celles dont il ne s'occupait pas lui-même). On y parla un langage barbare. On imita les costumes et les manières étrangères. Les dépêches ne furent plus remises, selon l'usage, au Questeur, qui avait la charge de leur expédition; mais, quoiqu'il ne fût pas lui-même initié au style particulier (de la chancellerie), l'empereur jugea à propos d'en écrire de sa main la plus grande partie, ou d'en abandonner l'initiative à la tourbe de ceux qui se trouvaient présents, de sorte que les particuliers blessés par ces ordres (improvisés) ne savaient plus à qui porter leurs réclamations.

2. La prérogative de ceux qu'on appelait (secrétaires) qui consistait dans la connaissance des affaires secrètes de l'empereur, institution qui remontait à des temps anciens, fut si peu respectée, que Justinien les expédia toutes, pour ainsi dire; et les magistrats de la capitale auxquels certaines attributions appartenaient, ne savaient plus ce qui leur en restait. Car il ne permettait à personne, dans l'empire romain, d'émettre la prétention d'avoir des son chef le droit de donner des décisions.
Animé d'une présomptueuse confiance en son propre jugement, il évoquait les procès; et sur l'exposé de l'un; ou de l'autre des parties, il rendait aussitôt des arrêts sur les points controversés, sans consulter ni la loi ni l'équité, toujours dominé par l'amour d'un gain sordide, qu'il essayait en vain de dissimuler. Son avidité dépassait tellement toute pudeur, qu'il ne rougissait pas de la réputation qu'on lui faisait d'être un empereur accessible aux présents.

3. Il arriva souvent que des affaires portées à la fois devant le haut sénat et devant l'autocrate reçurent une décision contraire. Le sénat n'était plus qu'une ombre; il n'était maître ni de ses suffrages ni même du maintien du décorum. Il semblait formé seulement pour la représentation, et pour satisfaire à l'ancienne loi du pays, puisqu'il ne lui restait plus aucun avis à donner sur les affaires.
Quand l'empereur ou sa compagne avaient déclaré qu'ils avaient conféré entre eux des raisons qui leur paraissaient décisives, les sénateurs ne pouvaient alors qu'y donner leur adhésion. Si celui dont la cause avait triomphé avait quelque inquiétude sur la légalité de son succès, il allait porter de l'or à cet empereur, qui aussitôt promulguait une loi contraire à celle auparavant en vigueur. S'il s'en présentait un autre qui regrettât la loi abrogée, l'autocrate n'hésitait pas à changer de système et à la rétablir.

4. Il n'y avait donc rien de stable dans le pouvoir. La balance de la justice penchait tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, selon que la quantité d'or pesait plus ou moins sur elle. Dans la place publique se trouvaient des officines, fondées par des personnages employés au palais, où l'on trafiquait, non seulement des décisions judiciaires, mars aussi des décisions législatives.

5. Les officiers appelés référendaires n'avaient plus à porter les requêtes des suppliants à l'empereur ni à exposer, selon la coutume, devant le conseil, ce qu'il était juste de répondre à chacune d'elles. Ils recueillaient de toutes parts des témoignages sans valeur, et trompaient Justinien, disposé par son naturel à la déception, par des rapports fallacieux et étrangers aux véritables questions à résoudre.
Aussitôt ils revenaient auprès des parties, et, sans leur faire part des conventions secrètes qui avaient eu lieu, ils en exigeaient autant d'argent qu'ils voulaient s'en attribuer.

6. Les soldats même, qui montaient la garde dans le palais, et qui assistaient ceux auxquels la basilique du prétoire était ouverte, intervenaient dans les procès, et se faisaient payer cette intervention.
Chacun quittait sa profession ordinaire. On suivait les routes qu'on trouvait tracées pour arriver à la fortune, quelque peu frayées ou quelque inaccessibles qu'elles eussent été auparavant.
Toutes les affaires allaient à contre-sens. Les noms mêmes avaient perdu leur signification propre. En un mot, la société ressemblait au royaume des enfants en récréation. Mais je m'arrête ici afin de ne pas dépasser la mesure que je me suis prescrite.

7. Je dirai seulement quel est celui qui le premier persuada à cet empereur de trafiquer de la justice. Il s'appelait Léon, Cilicien de nation, et il était passionnément avide de s'enrichir.
Ce Léon était le plus impudent de tons les flatteurs et le plus propre à surprendre la confiance des personnes dépourvues de lumières. Il s'adressa d'abord à la sottise du tyran pour lui faire goûter le plaisir de ruiner les citoyens, et c'est lui qui le premier enseigna à Justinien l'art de vendre la justice au poids de l'or.
Lorsque cet homme eut découvert le procédé par lequel on pouvait voler ainsi, il ne s'arrêta plus dans cette voie. Il y marcha à grands pas, pour étendre le cercle de ses opérations.

8. Quiconque avait en vue d'intenter un procès à quelque honnête homme, se rendait aussitôt auprès de Léon. Celui-ci, après être convenu de la part qui reviendrait au méchant prince et à lui-même, des choses en litige, le renvoyait immédiatement du palais comme si la victoire était déjà remportée.
Léon se procura ainsi facilement de grandes richesses, devint possesseur de vastes demeures, et fut ainsi la cause principale de la ruine de la société romaine.

9. II n'y avait plus de sûreté ni dans les contrats, ni dans la loi, ni dans les serments, ni dans les écrits, ni dans les peines stipulées, ni dans aucune des garanties connues, si l'on n'avait donné de l'argent à Léon et à l'empereur.
Le succès ne dépendait pas même de la promesse de Léon. Justinien pensa qu'il pourrait aussi mettre à contribution les parties adverses, afin de dépouiller à la fois chacun de ceux qui s'étaient fiés à lui.
Il ne rougit pas de s'isoler de son confident, et de décider le contraire de ce qu'il promettait. À ses yeux, il n'y avait rien de honteux de s'assurer, par cette habile tactique, un double lucre.
Tel était donc ce Justinien.

CHAPITRE XV.

1. Quant à Théodora, son esprit était dominé par l'habitude de la cruauté la plus invétérée. Elle ne se laissait jamais fléchir, ni entraver dans aucune exécution. Au contraire, elle employait toute sa puissance à réaliser ses résolutions, et empêchait ainsi que personne osât intercéder en faveur de celui qui était tombé dans ses filets.
Ni le laps de temps, ni l'excès du châtiment, ni l'adresse de la supplication, ni la crainte du ciel, qui pèse d'ordinaire sur chaque créature, ne diminuaient l'intensité de sa haine. En un mot, personne ne la vit une seule fois ressentir quelque pitié, soit pour ses ennemis vivants, soit même envers ceux qui étaient effacés du livre de vie. Le fils qui avait succédé à la victime devenait l'ennemi de l'impératrice, comme si elle avait rendu les enfants responsables jusqu'à la troisième génération des fautes de leur père. Car le coeur de cette femme n'était disposé qu'à la destruction de l'humanité, et n'était pas susceptible d'être fléchi.

2. Elle donnait à sa personne tous les soins exigés par la nature, et même au delà, mais jamais autant que les désirs de ses sens l'y portaient.
Elle se rendait, en effet, de très bonne heure au cabinet de bain ; mais après y être demeurée trop longtemps et avoir prolongé ses ablutions, elle allait déjeuner. Ce repas terminé, elle prenait son repos. Elle ne négligeait pas toutefois l'heure du dîner, et s'y faisait servir les mets les plus délicats et les vins les plus choisis. Son sommeil était toujours très long. Pendant le jour, elle s'y livrait jusqu'aux premières heures de la nuit; la nuit, jusqu'à l'élévation du soleil.
Mais, quoiqu'elle fût tombée dans cet excès de nonchalance, elle employait le reste de la journée à intervenir dans toutes les affaires de l'empire.

3. S'il arrivait que l'empereur confiât une mission quelconque contre son avis, l'infortuné qui l'avait obtenue se trouvait amené, dans ses affaires, à cette position, que bientôt il perdait cette fonction avec un grand dommage pour sa fortune, et encourait la perte de sa vie et la mort la plus déshonorante.

4. Justinien avait beaucoup d'aptitude pour l'expédition des affaires de tout genre, sinon par les lumières de son esprit ;du moins parce qu'il n'éprouvait presque aucun besoin de sommeil, ainsi que nous l'avons dit, et parce qu'il était accessible à tous. Cet accès était ouvert même aux individus les plus obscurs et à des inconnus, et l'entrevue ne se bornait pas à une simple admission en présence de ce tyran, mais elle s'étendait à des conférences et à des entretiens tout à fait confidentiels.

5. L'impératrice, au contraire, n'était visible. même pour les hauts fonctionnaires, qu'après une longue attente et une sollicitation pénible.
On les recevait toujours en masse, et on les retenait pendant toute l'audience, comme un troupeau d'esclaves, dans une pièce étroite et sans air. Le danger qu'éprouvait chacun d'eux de se perdre leur était insupportable.
Ils se tenaient debout, dans ce corridor, en se dressant incessamment l'un au-dessus de l'autre, sur la pointe des pieds, afin de montrer leur figure au dehors et d'être aperçus par les eunuques du cabinet chargés de l'introduction.
Quelques-uns seulement étaient admis, et souvent après plusieurs jours d'attente. Ils entraient la crainte dans le cœur, et étaient congédies le plus tôt possible, après s'être prosternés et avoir baisé du bout des lèvres chacun de ses pieds.
Il était expressément interdit de lui adresser la parole, et de rien lui demander, si elle ne l'ordonnait.

6. Telle était la servitude qui pesait sur la société politique, et c'était Théodora qui en avait enseigné la pratique.
C'est ainsi que les affaires des Romains tombaient en décadence, sous un tyran qui n'avait qu'une douceur apparente, et sous un caractère aussi despotique et aussi dur que celui de Théodora.
La clémence n'avait rien de persévérant, tandis que la rigueur était inébranlable.
Il y avait cette différence entre les sentiments et la conduite de l'un et de l'autre; mais l'avidité pour s'enrichir leur était commune, ainsi que la soif du sang et l'aversion pour la vérité. Car tous deux se plaisaient dans les supercheries les plus subtiles.

7. Si quelqu'un de ceux qui avaient encouru la disgrâce de Théodora était inculpé d'une faute, quelque légère et si peu digne de poursuite qu'elle fût, on suscitait aussitôt à cet homme des accusations sans fondement, et l'affaire prenait une consistance très dangereuse. Les chefs d'incrimination étaient accumulés; le tribunal était saisi de la solution, qui ne pouvait être que la spoliation de l'accusé.
Elle faisait convoquer les juges compétents devant elle, et débattre le procès extraordinairement entre eux, afin de connaître ceux qu'il convenait de choisir, pour que la sentence répondît à sa cruauté. C'est ainsi que l'accusé encourait aussitôt la confiscation de son patrimoine au profit du trésor public, sans préjudice des châtiments corporels les plus graves, même quand il appartenait à une très ancienne et très illustre famille.
Elle ne se faisait aucun scrupule de le punir aussi de l'exil ou de la mort.

8. Si quelqu'un de ses affidés, au contraire, était mis en jugement et menacé de la perte de sa vie pour cause de meurtre prémédité, ou de crime non moins atroce, elle forçait les accusateurs, soit par ses menaces, soit par ses sarcasmes, d'abandonner la poursuite et de se taire sur les charges.
Les affaires les plus sérieuses étaient changées, selon son caprice, en incidents futiles; elle les traitait d'une manière plaisante, comme s'il s'agissait d'une affaire du cirque ou d'une représentation de la scène.

9. Il y avait un des patrices, âgé déjà, qui avait rempli longtemps de hautes fonctions, dont le nom m'est connu, mais que je m'abstiendrai soigneusement de révéler, afin que la postérité ne connaisse pas celui auquel l'outrage fut adressé.
Il se trouvait fort gêné, par suite du refus que faisait l'un des officiers de Théodora de restituer de grandes sommes qu'il lui avait prêtées. Ne pouvant l'exécuter (judiciairement), il s'adressa à l'impératrice pour lui exposer ses griefs, contradictoirement (avec ce débiteur), et pour la prier de lui venir en aide, selon qu'il serait juste. Celle-ci, informée d'avance de sa démarche, avait ordonné à ses eunuques d'entourer le patrice quand il se rendrait auprès d'elle, et de faire attention aux paroles qu'elle prononcerait, afin de lui répondre d'après une formule quelle leur avait dictée.
Lorsque le personnage eut été introduit dans le gynécée, il se prosterna devant elle selon la coutume, et dit dans un langage plein d'émotion et de larmes :

10. « Il est bien dur, ô ma souveraine, pour un patrice d'être sans ressource d'argent. Cette situation, qui chez les autres n'excite que la sympathie et la pitié, devient, pour la dignité dont il est revêtu, outrageuse. Un particulier qui fait un tel aveu à ses créanciers se croit arrivé au dernier degré de l'in fortune, et il est aussitôt exclu de la société. Mais un patrice, sans ressource pour payer à ses créanciers ce qu'il leur doit, ne rougirait-il pas de leur faire un tel aveu? et s'il le faisait, pourrait-il faire croire qu'un tel désastre a atteint un dignitaire de notre rang? S'il faisait passer cette conviction dans leur esprit, c'en serait fait à jamais de son honneur, et rien ne serait plus déplorable. Eh bien, souveraine, j'ai des créanciers qui m'ont confié leurs épargnes. Il y en a d'autres auxquels j'ai prêté mon patrimoine. Je ne puis, par respect pour ma dignité, me débarrasser par la violence de ceux qui me poursuivent à outrance; et ceux qui sont mes débiteurs, parce qu'ils ne sont pas patrices comme je le suis, n'ont pas honte de recourir, pour m'évincer, à des subterfuges cruels. Je m'adresse donc à ma souveraine, je la supplie et j'implore son appui , pour que, dans sa justice, elle daigne me délivrer des malheurs qui m'accablent. » Telles furent ses paroles. Cette femme répondit l'une manière mielleuse : « O patrice, c'est bien cruel ! » Et les eunuques, ajoutant à ces mots, s'écrièrent en choeur : « Vous avez une grosse hernie. »
Le personnage renouvela sa prière, et ajouta quelques paroles dans le même but. Cette femme répondit par la même exclamation, et le choeur lui fit écho jusqu'à ce que le malheureux patrice se fût retiré, en se prosternant selon la coutume, et fût retourné du palais à son hôtel.

11. Théodora résidait, pendant la plus grande partie de l'été, dans les faubourgs maritimes de Byzance, et principalement dans ce qu'on appelle l'Héraeon. Elle y était. accompagnée d'une multitude considérable de domestiques.
Ceux-ci avaient beaucoup à en souffrir; car ils y manquaient des choses nécessaires à la vie et ils étaient exposés aux dangers de la mer, de la tempête quand elle arrivait, ou de la baleine qui apparaissait quelquefois dans ce parage. Mais ils ne comptaient pour rien les maux qu'ils en ressentaient, pourvu qu'elle seule y trouvât son plaisir.

CHAPITRE XVI.

1. Je vais raconter de quelle manière Théodora traitait ceux qui l'avaient offensée, et je ne citerai qu'un petit nombre de faits, afin de ne pas fatiguer le lecteur par des récits sans fin.
Lorsque Amalasonthe, renonçant aux affaires des Goths, résolut de rentrer dans la vie privée, et eut arrêté le dessein de se retirer à Byzance, ainsi que je l’ai dit dans mes écrits précédents, Théodora considéra combien cette femme était de haute naissance. puisqu'elle était de sang royal, combien elle était séduisante à la vue, et combien elle mettait d'activité dans l'exécution de ses desseins.
Elle réfléchit sur ses grandes qualités et sur son éminent courage, ainsi que sur la légèreté de son époux (Justinien). Elle en devint donc excessivement jalouse, et résolut de lui dresser des embûches, jusqu'à ce qu'elle eût fait périr cette rivale.

2. Elle persuada aussitôt son mari d'envoyer au-devant de la princesse en Italie un seul ambassadeur, nommé Pierre (Pétros). L'empereur lui donna les instructions que j'ai rapportées dans la partie de mes ouvrages où il est parlé de cette mission, selon qu'elles avaient été publiées. Mais elles n'étaient pas les véritables, et je ne pus les relever alors, à cause de la crainte qu'inspirait l'impératrice.
Celle-ci, ayant corrompu l'envoyé par la promesse d'une grande récompense, ne lui donna pas d'autres instructions que celle de faire disparaître le plus tôt possible cette femme du nombre des vivants. L'homme parfit avec l'assurance qu'il obtiendrait de grands biens s'il exécutait cette mission, et il se rendit aussitôt en Italie. On hésite rarement à commettre le meurtre le plus injuste, quand on a l'espoir d'obtenir le pouvoir ou de grandes richesses.
Celui-ci détermina, je ne sais à quelles conditions, un certain Theudatès à faire périr Amalasonthe. Ce crime accompli, Pierre fut élevé à la dignité de maître des offices, et parvint au plus grand crédit, malgré l'inimitié universelle dont il était l'objet.
Telle fut la fin malheureuse de cette princesse.

3. Justinien avait pour secrétaire un nommé Priscus, très corrompu et Paphlagonien, prêt à servir avec empressement les caprices de son maître, dévoué à toutes ses volontés et regardé comme son favori; il devint bientôt propriétaire paisible des grandes richesses dont il avait pris possession par des moyens illicites. Il encourut la disgrâce de Théodora, à cause de l'orgueil qu'il eu conçut, et de l'audace qu'il eut de mettre son crédit en échec. L'impératrice ne réussit pas d'abord à le perdre; mais bientôt après elle embarqua l'homme sur un vaisseau, dont elle régla elle-même la destination, et le fit ordonner prêtre malgré lui, après l'avoir soumis à la tonsure.
Justinien feignit d'ignorer ce qui était arrivé, ne daigna pas s'informer en quel lieu Priscus avait été relégué, en oublia jusqu'au souvenir, et garda sur sou compte le même silence que s'il fût tombé en une léthargie mortelle; mais il s'empara de tous ses biens, à l'exception d'une petite part qui fut réservée au disgracié.

4. Ayant conçu quelque soupçon sur la fidélité d'un de ses serviteurs, nommé Aréobinde, jeune homme bien fait, Barbare de naissance, qu'elle avait choisi pour son économe, elle voulut le punir elle-même, à raison de ce grief; et quoiqu'elle en fût, dit-on, éperdument éprise, elle le fit, en sa présence, frapper de verges de la manière la plus cruelle sans aucune cause réelle. Nous ne savons rien de ce que le malheureux est devenu après cette exécution, et personne ne l'a plus aperçu.
Quand il plaisait à Théodora de cacher ses actes, c'était un secret absolu pour tout le monde. Il n'était permis, à aucun de ceux qui en avaient connaissance, d'en rien révéler aux parents les plus proches de la victime, ni à la personne, quelque curieuse qu'elle fût, qui voulait obtenir à ce sujet des informations.

5. Jamais aucun tyran connu n'inspira une telle crainte, et nul ne sut, comme elle, deviner les secrets de ses adversaires. Elle avait une multitude d'espions qui l'informaient de ce qui se passait sur la place publique et dans les maisons particulières. Lorsqu'elle voulait que le châtiment infligé à sa victime ne fût divulgué nulle part, elle la faisait mander chez elle, si celle-ci appartenait à la classe des grands. Seule, elle la livrait à un seul de ses agents, et lui donnait commission de la transporter aux extrémités de l'empire.
Cet agent attendait une heure avancée de la nuit, lui couvrait la tête d'un voile, la faisait monter chargée de fers sur un navire, l'accompagnait avec un autre affidé qu'il avait reçu de cette femme, et livrait enfin son prisonnier, le plus secrètement possible, à un homme accoutumé à ce genre de service. Ordre était donné à celui-ci de garder la victime avec le plus grand soin, et de ne lui permettre de parler à personne, jusqu'à ce que l'impératrice eût pris le malheureux en pitié, ou qu'il eût succombé, après une longue séquestration. sous le poids de ses maux et dans le désespoir.

6. Basianus, du parti des Prasiniens, jeune homme d'une famille illustre, l'avait blessée par un sarcasme. Il sentit qu'il avait à se mettre à couvert de sa vengeance, et se réfugia dans le temple de l'Archange. Aussitôt Théodora le dénonça au magistrat préposé pour le maintien de l'ordre parmi le peuple (préfet de police), en l'accusant. non des propos outrageants dont il s'agissait, mais de pédérastie. Le magistrat fit enlever le prévenu de l'enceinte sacrée et déchirer de verges d'une manière si cruelle, que le peuple entier s'émut de voir un homme libre, et qui n'était pas né pour un supplice si dégradant, exposé à de tels sévices? La douleur publique causée par cet attentat fit aussitôt explosion. On poussait en gémissant des cris jusqu'au ciel, pour demander la grâce du jeune homme.
Théodora n'intervint que pour le châtier davantage, par l'ablation des parties génitales, et le fit périr par ce moyen, sans que le patient eût été convaincu d'aucun crime. En même temps elle confisqua son patrimoine au profit du fisc.
Ainsi cette créature, lorsqu'elle était irritée, ne respectait ni la sainteté des temples, ni les lois protectrices des citoyens, ni l'opposition de la cité, ni aucun obstacle, quel qu'il fût. Rien ne pouvait soustraire à sa vengeance celui qu'elle avait condamné.

7. Un conseiller municipal, aimé de tous et de l'empereur lui-même, nommé Diogène, lui déplut en qualité de Prasinien; et dans sa colère elle l'accusa témérairement et faussement de pédérastie. Ayant corrompu deux de ses domestiques, elle les suscita contre leur maître en qualité d'accusateurs et de témoins. Mais le procès ne fut pas secret, ni caché, comme c'était la coutume; le débat eut lieu au contraire en public, à cause de la considération que à la qualité de Diogène, et il eut pour juges des magistrats nombreux et distingués. Ceux-ci. scrupuleux dans l'accomplissement de leurs devoirs, n'ajoutaient pas foi aux dépositions de ces serviteurs, qui d'ailleurs n'avaient pas l'âge légal.

8. L'impératrice fit enfermer dans ses prisons particulières l'un des intimes de Diogène, nommé Théodore, et chercha à le gagner, tantôt par des caresses, tantôt par de mauvais traitements. Comme aucun de ces moyens ne lui réussissait, elle ordonna de lui serrer la tête, autour du front et des oreilles, par un nerf de boeuf, de manière à étreindre et presser le système nerveux. Elle espérait que ce supplice ferait sortir les yeux du patient de leurs orbites, et qu'il perdrait ainsi la vue. Mais il ne fit aucune déposition contraire à la vérité; et les juges, faute de preuves, renvoyèrent l'accusé de la poursuite, ce qui fut l'objet d'une fête publique dans la cité.
Voilà ce qui arriva dans cette circonstance.

CHAPITRE XVII.

1. J'ai dit, au commencement de cet ouvrage, ce que Théodora a machiné contre Bélisaire, Photius et Budzès. Deux Vénètes séditieux, Ciliciens de nation. avaient excité un grand tumulte contre la personne de Callinicus, commandant de la Cilicie seconde, avaient levé contre lui des bras criminels, et massacré son écuyer debout auprès de lui, pendant qu'il faisait ses efforts pour protéger son maître. Le meurtre avait eu lieu en présence de ce gouverneur et de la population entière. Callinicus condamna ces séditieux à mort par une sentence juridique, tant pour leurs autres crimes que pour cet attentat, et les fit exécuter.
Théodora, voulant montrer au parti des Vénètes le dévouement qu'elle lui portait, ordonna que le gouverneur, encore en fonctions, serait empalé sur le tombeau même des meurtriers.
L'empereur feignit de déplorer la perte de ce fonctionnaire; il s'indignait et s'écriait qu'il tirerait vengeance des auteurs de cet attentat; mais il n'en fit rien, et n'eut qu'un souci, celui de s'emparer des richesses de la victime, ce qu'il exécuta en toute hâte.

2. Théodora eut aussi l'impudeur de s'interposer pour le châtiment des malheureuses qui se livraient à la prostitution. Elle fit donc ramasser plus de cinq cents de ces prostituées, qui, ne recevant qu'un triobole pour salaire, trouvaient à peine à vivre sur les places publiques, et on les transporta sur le continent opposé à Byzance. On les enferma dans un monastère dit du Repentir, pour les forcer à changer de vie. Quelques-unes de ces femmes se précipitèrent pendant la nuit du haut des murailles, et échappèrent ainsi au changement qu'on voulait leur faire subir.

3. Il y avait à Byzance deux jeunes soeurs issues, non seulement du côté paternel, de trois générations consulaires, mais aussi de parents investis de haute ancienneté de la dignité sénatoriale. Elles se marièrent de bonne heure, et perdirent leurs époux. Théodora, sous prétexte que leur conduite n'était pas pure, leur choisit pour maris deux hommes débauchés et de condition commune. Craignant d'être contraintes à les épouser, elles se réfugièrent dans l'enceinte de Sainte-Sophie (la Sagesse), et parvenues auprès des fonts sacrés, elles entourèrent de leurs bras les colonnes de l'édifice. Mais l'impératrice leur fit souffrir dans cet asile de si grandes privations et des traitements tels, qu'elles préférèrent le mariage aux maux qui leur étaient réservés, si elles persistaient dans leur refus.
Ainsi il n'y avait pour elle ni droit d'asile, ni lieu inviolable. Quoiqu'il se présentât pour ces nobles dames des partis de condition élevée, elles s'unirent contre leur gré à des hommes sans ressources et méprisés, dépourvus de toute illustration. Leur mère, veuve comme elles, n'osant ni s'expliquer, ni surtout s'élever hautement contre cet excès de violence, dut encore être présente à leur mariage.
Plus tard Théodora, repentante de cette mauvaise action, essaya de réparer le mal qui leur avait été fait publiquement, en nommant l'un et l'autre mari à un gouvernement. Mais ce ne fut pas une consolation pour ces jeunes femmes ; car ces hommes firent il leurs administrés, ainsi que je le dirai plus tard, souffrir des maux excessifs et intolérables, qui s'étendirent presque sur tous. Car Théodora dans ces choix n'avait nul souci de la dignité du pouvoir ni de l'intérêt de la société, pourvu que sa volonté accomplit.

4. Lorsqu'elle était encore au théâtre, elle devint enceinte d'un de ses amants. Mais elle s'aperçut trop tard de ce fâcheux événement : elle tenta tous les moyens dont elle avait usé auparavant en pareille circonstance pour obtenir un avortement; mais elle ne put d'aucune manière détruire le germe qu'elle portait dans son sein, parce qu'il y avait déjà pris la forme d'un être humain.
N'ayant donc pas réussi dans ce dessein, elle cessa ses tentatives et fut forcée de le mettre au jour. Le père de cet enfant, voyant cette femme s'éloigner de lui et se plaindre de ce que, devenue mère, elle ne pouvait plus comme avant trafiquer de son corps, l'enleva, soupçonnant avec raison qu'elle ferait périr cette petite créature. Il lui donna le nom de Joannès (Jean), parce qu'il était mâle, et l'emmena en Arabie, qui était le lieu de sa destination. À la veille de sa mort, ce père informa Jonnnès, déjà parvenu à l'adolescence, de tout ce qui regardait sa mère.
Celui-ci, après avoir rendu à la cendre de son père les honneurs dus par la coutume, se rendit quelque temps après à Byzance, et annonça sa qualité à ceux qui étaient chargés de régler les audiences de l'impératrice. Ceux-ci, ne soupçonnant pas qu'elle pût prendre contre lui aucune mesure inhumaine, lui annoncèrent l'arrivée de Joannès comme son fils.
Théodora, dans la crainte que ce secret ne fût divulgué à son époux, ordonna qu'on lui amenât le jeune homme. Quand elle eut conféré avec lui, elle le livra à celui de ses affidés qui recevait d'elle les missions meurtrières. De quelle manière le jeune infortuné disparut du nombre des vivants, c'est ce que je ne sais pas; mais personne ne l'a revu jusqu'à ce jour, même depuis la mort de l'impératrice.

5. Ces exemples corrompirent les moeurs des femmes, qui presque toutes l'imitèrent. Elles furent infidèles à leurs maris sans aucun scrupule, sûres que l'adultère ne leur ferait courir aucun danger, ni éprouver aucun dommage. En effet, toutes celles qui furent poursuivies pour ce délit demeuraient impunies, grâce à la protection de l'impératrice, à laquelle elles avaient aussitôt recours. Bien plus, elles usaient de représailles, et accusaient leurs maris de calomnies pour ces poursuites, qu'elles disaient dénuées de motifs légitimes. Ils étaient, pour défaut de preuves, condamnés à restituer la dot au double, et, la plupart du temps, à être fustigés et à subir un emprisonnement.
Ils voyaient alors les déportements se renouveler; leurs femmes se montraient en grande parure et sans crainte avec leurs amants, et leur faisaient publique ment des caresses.
Beaucoup de ces complices de l'adultère en étaient récompensés et parvenaient aux honneurs. C'est pourquoi la plupart des maris souffrirent ces outrages odieux de la part de leurs épouses, et préférèrent de beaucoup le silence, à la punition dégradante qui leur était infligée. Ils leur fournirent même les occasions favorables, pour n'être pas témoins du scandale.

6. L'impératrice voulut tout régler à sa guise dans l'État. Elle disposait des commandements et des dignités de l'Église. Elle ne s'en préoccupait, et ne prenait de renseignements rigoureux, que pour empêcher que ces hautes positions ne fussent données à des hommes qui en fussent réellement dignes, et qui fussent capables de se refuser à l'exécution de se, ordres criminels.

7. Elle s'attribua sur tous les mariages une sorte de surintendance d'ordre, divin, et qui consistait à interdire aux hommes l'initiative de leur union. On assignait une épouse à chacun d'eux, non d'après son choix, comme c'est la coutume même chez les barbares, mais d'après le caprice de Théodora.
Les jeunes filles eurent aussi à en souffrir, et furent obligées d'épouser des individus dont elles ne voulaient pas. Souvent elle poussa ses entreprises, même jusqu'à faire sortir la fiancée de la chambre nuptiale, et à empêcher, contre toute raison, la consommation de l'hymen. Seulement elle disait, avec emportement, qu'elle désapprouvait la rupture dont elle était néanmoins lu cause réelle.
Les victimes de cette manoeuvre furent entre autres Léonce, quoiqu'il fût revêtu des fonctions de référendaire, et Saturninus, fils d'Hermogène (maître des offices), qu'elle sépara de leurs fiancées.

8. Saturninus avait en effet agréé sa cousine germaine, vierge, de condition libre et de bonnes moeurs, que Cyrille son père lui avait accordée pour épouse, immédiatement après la mort d'Hermogène.
Théodora fit emprisonner le jeune époux au moment où il allait entrer dans le lit nuptial, et le força de passer à une autre couche, en lui imposant, malgré sa résistance et ses larmes, une épouse telle quelle, fille de Chrysomallo. Cette Chrysomallo avait autrefois rempli le rôle de danseuse, et même s'était livrée à la prostitution. Elle vivait alors au service du palais, avec une autre femme de même valeur, nommée Indaro. Au lieu de se livrer au culte du phallus et aux exercices du théâtre, ces deux femmes s'occupaient désormais des affaires publiques avec Théodora.
Saturninus reçut donc la jeune Chrysomallo dans sa couche, mais la trouva dépourvue de sa virginité, et révéla à quelqu'un de ses amis qu'il avait épousé une femme qui n'était pas intacte.
Cette révélation arriva aux oreilles de Théodora qui ordonna à ses serviteurs de s'emparer de la personne de Saturninus, pour le punir de sa trop grande fierté et de son indiscrétion outrecuidante. Elle le fit dépouiller de ses vêtements à la vue de tous, comme en usent les instituteurs à l'égard des petits garçons, et fustiger sévèrement sur les épaules, en lui disant elle-même de retenir désormais sa langue.

9. J'ai rapporté, dans mes écrits précédents, de quelle manière elle incrimina Joannès (Jean) de Cappadoce, non qu'elle fût irritée contre cet homme, à cause de ses méfaits envers la chose publique : car nous avons la preuve qu'elle ne se préoccupa nullement dans la suite des plus grands excès commis envers les populations; mais uniquement parce qu'il avait osé se poser en antagoniste de cette femme, et l'accuser auprès de l'empereur, au point d'en venir à des hostilités presque ouvertes. Je dois en révéler ici, ainsi que je m'y suis engagé, les causes dans toute leur vérité.
Lorsqu'elle le fit arrêter en Égypte, en lui infligeant toutes les souffrances que j'ai racontées, elle ne le tint pas pour quitte envers elle, et pour obtenir un châtiment plus sévère, elle ne cessa de rechercher de faux témoins coutre lui.
Quatre ans après, elle parvint à trouver parmi les Prasiniens deux séditieux de Cyzique, qui passaient pour coupables de l'émeute qui s'éleva dans cette ville contre l'évêque. Elle essaya par des caresses et par des menaces, et elle parvint par les espérances qu'elle lui donna à susciter un procès capital à Jean, par la déposition de l'un d'eux. Quant à l'autre, elle ne put réussir à le faire sortir du chemin de la vérité, quoiqu'elle l'eût fait torturer, de manière à lui faire courir un danger réel de la vie.
Elle ne put donc, malgré ses artifices, réussir à faire condamner Joannès sur cette accusation ; mais elle fit couper la main droite aux deux jeunes gens, à l'un parce qu'il ne voulut pas se rendre faux témoin, à l'autre afin que sa propre tentative (de subornation) n'acquit pas un trop grand degré d'évidence.
Ainsi elle ne voulait pas, pour les affaires qui se traitaient publiquement, qu'il transpirât rien au dehors de ses manoeuvres.

CHAPITRE XVIII.

1. Que Justinien n'ait pas été un homme, mais un démon sous forme humaine, comme je l'ai dit, on en trouve la preuve surabondamment dans l'excès des maux qu'il fit peser sur l'espèce humaine. Car ses actions rendent manifestes ses énormités et la puissance du malfaiteur. Dieu seul pourrait, ce me semble, calculer le nombre de ceux qu'il a fait périr, et l'homme parviendrait plus tôt à compter les sables du désert que la quantité des victimes immolées par cet empereur. Si je considère l'empire en général, j'affirme qu'il le rendit désert, en lui faisant perdre cent millions d'habitants. En effet, il dévasta tellement la Libye (Afrique), d'ailleurs si étendue en longueur, que le voyageur, dans le cours d'une longue route, rencontrait à peine un homme et en tenait bonne note. Cependant cette contrée fournit aux Bandiles (Vandales) 80.000 hommes soldés et armés; et l'on petit à proportion calculer le nombre des femmes, des enfants et des esclaves (qu'elle nourrissait).
J'ai moi-même résidé dans la plus grande partie de son territoire, et je demande (à ceux qui l'ont vu comme moi) qui pouvait énumérer la multitude des indignes résidant auparavant dans les villes, cultivant les campagnes, et exploitant les côtes maritimes.
Il y avait encore un beaucoup plus grand nombre de Maurusiens (Maures) qui périrent avec tous leurs enfants et toutes leurs femmes. Cette terre a dévoré aussi bon nombre de soldats romains et de ceux qui de Byzance sont venus à la suite des armées. Aussi je pense que ce serait rester au-dessous de la vérité que d'estimer à moins de cinq millions d'âmes ce qui a péri en Libye.

2. La cause de ce désastre fut la politique de Justinien, qui ne sut pas, après la victoire obtenue dès l'abord sur les Bandiles, s'assurer la domination du pays, eu montrant une protection bienveillante envers ses sujets par la sécurité accordée à leurs intérêts, et respecter tout ce qu'il y avait de bon. Au contraire, il rappela aussitôt Bélisaire sans aucune précaution, comme si ce général avait conspiré pour en usurper la souveraineté, et il l'exploita ensuite à sa discrétion pour pomper la substance de la Libye.
Il y envoya, en effet, des commissaires nombreux, chargés d'y frapper les plus lourds impôts, sans que les habitants en connussent même le principe. Il s'empara des meilleures propriétés ; il interdit aux Arianes(Ariens) l'exercice de leur culte. Il négligea d'y tenir ses forces au complet, en même temps qu'il se montrait très exigeant envers le soldat, en sorte que les révoltes se succédèrent et finirent par entraîner de grandes pertes. Il ne sut jamais garder aucune mesure, et il était né pour tout brouiller ou pour tout corrompre.

3. L'Italie n'était pas moins de trois fois plus peuplée que la Libye. Mais elle devint plus déserte encore d'habitants, sur toutes les parties de son territoire. On a ainsi la preuve que la dépopulation fut incalculable. J'ai déjà indiqué, dans mes récits, la cause des désastres de l'Italie. Toutes les fautes commises en Libye s'y renouvelèrent au grand jour. L'envoi des commissaires appelés Logothètes (contrôleurs) mit tout en combustion, et par ce procédé Justinien perdit aussitôt le fruit de sa conquête.

4. L'empire des Goths s'étendait, avant la guerre d'Italie, depuis le territoire des Gaulois jusqu'aux limites de la Dacie, où s'élève la ville de Sirmion. Les Germains possédaient la plus grande partie de la Gaule (Cisalpine) et du territoire des Vénétiens, lorsque l'armée des Romains arriva en Italie. Les Gépædes (Gépides) occupaient Sirmion et les plaines de cette région, qui, du reste et en réalité, étaient les plus désertes que l'on pût dire. La guerre, avec l'épidémie et la famine qui en sont les suites ordinaires, les avait réduites à cet état de dépopulation.
L'Illyrie et la Thrace entière, c'est-à-dire les pays situés entre le golfe Ionien et les faubourgs de Byzance, en y comprenant la Grèce Hellade et la Chersonèse, étaient envahies à peu près chaque année par les incursions des Huns, des Slabènes (Slaves) et des Antes, depuis que Justinien était parvenu à l'empire des Romains, et leurs habitants subissaient des maux intolérables. Je crois que chaque invasion emportait, tant en morts qu'en individus réduits à l'esclavage, plus de deux cent mille sujets de l'empire ; le désert des Scythes envahissait successivement chacune de ces contrées.

5. Voilà les désastres produits par la guerre en Libye (Afrique) et en Europe. Quant aux Romains de l'Orient, les Saracènes (Sarrasins) faisaient leurs incursions depuis l'Égypte jusqu'aux frontières de la Perse, pendant toute la saison ordinaire, et d'une manière continue, et ne laissaient pas respirer ces provinces, de manière que toutes se dépeuplaient rapidement; il serait impossible, je pense, à qui voudrait l'essayer, d'évaluer le nombre d'hommes qui y périrent.
Les Perses et Chosroës envahirent trois fois l'autre partie du territoire des Romains, détruisirent les villes, massacrèrent en partie les défenseurs des cités emportées d'assaut; et dans chaque pays où ils pénétrèrent, ils emmenèrent le reste en se retirant, de sorte que la dépopulation ne fut pas moins grande dans les contrées qu'ils occupèrent.
À partir du jour où ils entrèrent en Colchide, les pertes furent partagées entre eux, les Lazes et les Romains, et se sont accrues jusqu'à ce jour.

6. Ni les Perses, ni les Saracènes, ni les Huns, ni les Sclabènes, ni les autres barbares n'avaient assez d'avantage pour évacuer le territoire des Romains, sans faire eux-mêmes des pertes. Car, dans leurs retraites, et surtout dans les sièges; ainsi que dans les combats nombreux qu'il leur fallait livrer, ils éprouvèrent des défaites non moins désastreuses. Ainsi la population des barbares, comme celle des Romains, eurent à peu près également à souffrir de la folie homicide de Justinien. Sans doute, Chrosoës. n'était pas moins méchant de caractère que l'empereur; mais, ainsi que je l'ai expliqué, à mesure que l'occasion s'en est présentée dans mes écrits, c'est Justinien qui a pris l'initiative de toutes les ruptures et des guerres avec ce prince; car il ne prenait aucun souci de conformer sa conduite aux circonstances qui survenaient, et il agissait à contre-sens. Pendant la paix, et en traitant avec ses ennemis, il s'attachait, avec un esprit astucieux, à se ménager des prétextes de guerre. Pendant la guerre, il se décourageait sans raison. Son avarice l'empochait de préparer les approvisionnements nécessaires au succès. Au lieu de s'occuper de ce soin, il livrait son esprit à la contemplation, à rechercher la nature de la Divinité; mais il ne voulait pas renoncer à la guerre, parce qu'il aimait le sang versé et la tyrannie. Cependant il n'était pas capable de s'occuper des affaires militaires, et sa parcimonie l'empêchait d'accorder ce qui manquait.

7. Le règne de ce prince inonda donc la terre entière de sang humain, soit de celui des Romains, soit de celui des barbares, et pour ainsi dire de tous. La guerre sévit en quelque sorte sur toutes les parties de l'empire, pendant cette époque. Mais les émeutes qui surgirent à Byzance et dans chaque cité firent verser, je pense, non moins de sang, si l'on en fait bien le calcul.
Comme on n'avait égard ni à l'équité ni à la proportion des peines dans la répression des délits, et comme chacun des partis n'était jaloux que de plaire à l'empereur, jamais de part ni d'autre ils ne restaient en repos.
Ils tombaient alternativement, les uns dans la fureur du désespoir parce qu'ils avaient échoué, les autres dans une exaltation présomptueuse, parce qu'ils avaient conquis sa faveur : tantôt ils marchaient les uns contre les autres en masse; tantôt ils engageaient des combats isolés, et même d'homme à homme. Ils se dressaient réciproquement des embûches quand l'occasion s'en présentait. Pendant trente-cieux ans on ne laissa passer aucune circonstance favorable, sans se faire le plus de mal possible; et, le plus souvent, le préfet du peuple condamnait les séditieux au supplice. Toutefois le châtiment des délits retomba principalement sur les Prasiniens.

8. La persécution dirigée, coutre les Samaritains et les autres hérétiques remplit aussi de meurtres l'empire des Romains. Qu'il me suffise, afin d'abréger, de rappeler ce que j'en ai dit dans un des chapitres précédents.
Ces calamités, dont l'humanité tout entière eut à gémir, eurent pour cause le caprice de cet empereur, et prouvent qu'un démon était incorporé à sa personne.

9. Je vais raconter les maux qui sont tombés sur l'espèce humaine par l'effet d'une puissance cachée et d'une force démoniaque. Pendant qu'il gouvernait les affaires des Romains, il est arrivé des désastres divers, en grand nombre, que les uns ont attribués à l'influence de ce mauvais génie et à ses artifices, les autres à la colère de Dieu, qui, en haine de cet homme, retira la protection qu'il avait conservée à l'empire romain, ce qui se manifesta de la manière suivante.
Le fleuve Skirtus, qui entoure Édesse, fut, pour les habitants de cette cité, la cause de mille calamités, ainsi que je l'ai écrit dans mes ouvrages précédents.
Le Nil, ayant accompli son inondation accoutumée, ne rentra pas dans son lit aux époques ordinaires, et rendit complètement désertes quantité de terres habitées, comme je l'ai dit également.
Le Cydnus, qui enveloppe Tarse presque entièrement, en ferma l'accès par ses inondations, pendant nombre de jours, et ne retira pas ses eaux avant d'y avoir produit des ravages considérables.

10. Des tremblements de terre renversèrent Antioche, première ville de l'Orient; Séleucie, qui est habitée par les populations voisines, et Anazarhe, la plus illustre cité de la Cilicie. Qui pourrait calculer le nombre des personnes qui y trouvèrent la mort?
Ajoutez à ces villes lbora et Amasée, la première cité du Pont, Polybote de Phrygie, celle que les Pisidiens appellent Philomède, Lychnidus des Épirotes et Corinthe, cités qui d'ancienneté étaient très peuplées.
Toutes ces villes furent à cette époque renversées par un tremblement de terre, et leurs habitants périrent simultanément presque tous. Survint la peste, dont j'ai fait mention plus haut, qui enleva au moins la moitié des populations d'alentour.
Telle fut la destruction qui affligea le genre humain du jour où Justinien prit en main les rênes du gouvernement, et qui se prolongea pendant la durée ultérieure de son autorité.

CHAPITRE XIX.

1 . Maintenant j'arrive à expliquer de quelle manière il s'empara des richesses de tous. Mais il faut auparavant que je raconte une apparition qu'un homme distingué vit en songe an commencement du règne de Justinien. Il lui sembla qu'il se trouvait un jour à Byzance, debout sur le rivage de la mer qui fait face à Chalcédoine. ll contemplait le prince, qui se trouvait au milieu du canal régnant en cette partie. Il le vit d'abord boire entièrement les eaux de ce détroit, de telle manière que la place qu'il occupait devint terre ferme, par la disparition du canal. Ensuite d'autres eaux affluèrent de toutes parts, comme de souterrains contigus, mais surchargées de matières vaseuses et d'ordures, Justinien les engloutit encore, et le détroit se trouva de nouveau à sec, par l'effet du prodige dont le personnage fut témoin dans cette vision.

2. Ce Justinien, lorsque son oncle Justin lui transmit l'empire, reçut un État riche en trésors de toute espèce. Anastase, le plus prévoyant aussi bien que le plus économe d'entre tous les empereurs, craignant, ce qui est arrivé, que son successeur, par des besoins d'argent, ne pillât peut-être ses sujets, rassembla de grandes quantités d'or. Il en remplit tous ses trésors, avant d'épuiser le cours de sa vie.
Ces trésors, Justinien les dissipa tous en très peu de temps, soit par des constructions maritimes ordonnées sans raison, soit par sa générosité envers les Barbares, quoiqu'on eût dû penser que, même à des successeurs trop prodigues, ces réserves royales suffiraient pendant un siècle. Car les préposés des trésors, des caisses et des autres dépôts des richesses impériales affirmaient que, sous son règne de plus de vingt-sept ans, Anastase avait illicitement réuni dans le palais 3,200 centenaires d'or (320.000 livres correspondant à 102,400 kil., ou 332 millions 250 mille fr. environ), et que non seulement il n'en était rien resté, mais que du vivant même de Justin, prédécesseur de cet homme, il les avait déjà dépensées, ainsi que je l'ai dit dans mes écrits précédents.

3. Quant aux richesses qu'il parvint, à l'aide de moyens illicites et pendant de longues années, à s'approprier et à dissiper, nous n'avons aucun moyeu d'en exprimer (le montant) par nos paroles, ni d'en évaluer la somme à l'aide de raisonnements ni de calculs. Il engloutissait en effet la fortune de ses sujets, comme un fleuve intarissable qui chaque jour accumule ses eaux ; et toutes ces richesses allaient aussitôt se répandre chez les barbares.

4. Après avoir dissipé ainsi la fortune publique, il dirigea sa convoitise sur (les fortunes privées de) ses sujets. Il enlevait d'emblée la plupart des patrimoines, avec une rapacité accompagnée d'une violence sans mesure. Il suscitait aux riches de Byzance, et à ceux qui passaient pour tels eu chaque cité, des accusations dépourvues d'aucun fondement.

5. On incriminait les uns comme adhérents au polythéisme ou comme hérétiques, parce que leur foi au christianisme n'était pas orthodoxe; les autres comme se livrant à la pédérastie; d'autres comme ayant abusé des saintes femmes, ou ayant eu un commerce charnel prohibé par les lois; d'autres de tentatives de sédition, ou d'affiliation au parti prasinien, ou d'outrages à la personne du souverain.
En un mot, on inventait toute espèce d'accusation contre eux. (Justinien) se portait héritier personnel des morts, de même que, selon l'occasion, il se disait donataire des vivants, et c'est en ce point surtout qu'il montrait la supériorité de sa tactique. J'ai déjà rapporté ci-dessus comment il profita de la sédition dirigée contre lui sous le nom (le Nikè (victoire); comment il devint immédiatement l'héritier de tous les membres du sénat, et comme, bien avant cette émeute, il s'était emparé de la fortune des particuliers.

6. Il comblait les Barbares des plus riches présents, sans attendre même l'occasion favorable; ceux de l'Orient comme ceux de l'Occident, ceux du Nord et ceux du Midi, jusqu'aux populations britanniques, les peuples de la terre habitée tout entière; ceux dont nous n'avions auparavant aucune connaissance, et dont nous apprîmes alors pour la première fois les noms; tous, enfin, y eurent leur part.
Quand ces nations connurent les habitudes de cet homme, elles se dirigèrent vers lui comme un torrent et se présentèrent à Byzance. Justinien, sans chercher à gagner du temps, se plaisait à négocier avec elles. Comme s'il avait trouvé une bonne occasion de se débarrasser de la richesse des Romains, soit envers les Barbares, soit en constructions maritimes, il allait en avant, et expédiait chaque affaire incessamment et sans relâche, avec des allocations considérables, à proportion de chaque demande.

7. De cette manière tous les Barbares devinrent les maîtres de la fortune des Romains, quelque part qu'elle fût, soit par les riches tributs qu'ils recevaient de la main de l'empereur, soit par les déprédations qu'ils exerçaient dans l'empire, soit par le rachat des captifs, soit par le trafic qu'ils faisaient des trêves qu'ils accordaient.
Et c'est ainsi que s'accomplit, aux yeux de l'observateur, le songe dont j'ai parlé.

CHAPITRE XX.

1. Justinien trouva encore d'autres moyens d'organiser son brigandage pour spolier, non pas en masse, mais individu par individu, les fortunes particulières. C'est ce que je vais expliquer aussi brièvement que je pourrai.
Il établit sur le peuple un préfet dont l'emploi principal fut de mettre aux enchères, moyennant une redevance annuelle, la ferme des marchés, avec la faculté pour les adjudicataires de s'approprier les denrées à un prix discrétionnaire. Il arriva de ce procédé que les habitants des lieux de production, dans l’achat des choses nécessaires à la vie, furent obligés de les payer trois fois leur valeur, sans pouvoir réclamer auprès de quelque autorité que ce fût contre le grand dommage qui en résultait. Car l'empereur en tirait profit, aussi bien que le magistrat préposé à ces fonctions, qui s'enrichissait par ces marchés.
Il en résulta aussi que les subordonnés du magistrat s'emparèrent de cette honteuse spéculation, et que les traitants, investis de la faculté de se mettre en dehors de la loi, firent éprouver aux acheteurs des avanies excessives. Ils ne se bornaient pas en effet à tripler les prix, mais ils employaient des fraudes inouïes dans leurs transactions.

2. Justinien établit plusieurs autres genres de monopoles, notamment à l'égard de la liberté de ses sujets. Il traita lui-même avec ceux qui n'eurent pas honte de se jeter dans cet infâme trafic, du prix moyennant lequel ils pouvaient s'y livrer librement; et il donna à ceux avec lesquels il avait fait ces stipulations, la licence d'en poursuivre l'exécution à leur fantaisie.
Il faisait ce commerce criminel sans s'en cacher, avec toutes les autres fonctions; et les titulaires, à raison de la part qu'ils en donnaient à l'empereur, quelle que petite qu'elle fût, exploitaient sans aucune crainte leurs administrés, soit par eux-mêmes, soit par les agents qu'ils préposaient à chaque nature d'affaires.

3. Sous prétexte que les magistratures établies d'ancienneté ne suffisaient pas à leur expédition, il en créa deux autres dans la cité, quoique le préfet du peuple eût suffi auparavant pour expédier toutes les affaires criminelles. Il adopta cette résolution afin d'avoir à sa disposition un plus grand nombre de sycophantes (délateurs), et que la personne des innocents fût beaucoup plus vite livrée à ses châtiments.
L'une de ces magistratures fut nominalement établie pour le jugement des voleurs, et il l'appela Préture du peuple. À la seconde il donna juridiction sur les pédérastes, qu'il faisait poursuivre sans cesse, et sur ceux qui tenaient avec les femmes un commerce illicite.
À celle qui eut pour mission de s'informer des héterodoxies (hérésies), il donna le nom d'Inquisition.

4. Ainsi le préteur, s'il découvrait dans les objets volés des choses de prix, en faisait son rapport à l'empereur, en disant qu'on n'en connaissait pas les propriétaires; et de cette manière, Justinien devint possesseur des bijoux les plus précieux.
Celui qu'on appelait Inquisiteur, après avoir condamné les personnes dénoncées, inscrivait à leur charge des accusations imaginaires. L'empereur ne s'enrichissait pas moins de ce côté que de l'autre, sans observer aucune loi.
En effet, les agents de ces magistrats ne s'occupaient pas même, au commencement des procès, de se procurer des accusateurs ni de produire aucune preuve des faits. Néanmoins, pendant toute cette époque, on ne cessa de mettre à mort, aussi secrètement qu'on le pût, des gens non dénoncés et non convaincus, et de confisquer leurs biens.

5. Dans la suite, ce tyran sanguinaire ordonna aux magistrats établis sur le peuple, de s'occuper cumulativement des délits, et d'anticiper par émulation les uns sur les autres, afin que chacun d'eux arrivât à en faire périr un plus grand nombre, et dans le moins de temps possible. Un jour l'un d'eux lui demanda, dit-on, à qui des trois une affaire, qui pouvait être revendiquée à un titre plus ou moins spécieux par chacun, devait être définitivement attribuée : A celui d'entre vous, répondit Justinien, qui aura anticipé.

6. La charge de questeur, que les empereurs qui l'avaient précédé avaient pour ainsi dire unanimement honorée, en ne la donnant qu'à des personnages expérimentés, pleins de sagesse, et éprouvés surtout dans la science des lois, cette charge qui avait la renommée de l'incorruptibilité, Justinien la gaspilla sans pudeur, et la transmit, non sans grand dommage pour la société, à des hommes dépourvus de toute expérience, ou trop connus pour leur cupidité.

7. Cet empereur la conféra d'abord à Tribonien, dont j'ai rapporté dans mes écrits précédents assez de méfaits. Quand il fut effacé du livre de vie, Justinien s'empara d'une partie de sa fortune, quoiqu'il eût laissé un fils et nombre de descendants, au terme de son existence.
Il investit de cette dignité Junile, Africain d'origine, qui n'avait aucune connaissance des lois. Celui-ci ne les avait pas étudiées aux écoles publiques, et n'était pas même un lettré. Il connaissait, il est vrai, le latin; mais il n'avait pas appris la grammaire grecque, et ne pouvait parler cette langue. Souvent il essaya de prononcer quelques paroles en grec; mais ces essais ne réussissaient qu'à en faire le sujet de la risée de ses domestiques.
Il était si âpre au gain, qu'il ne craignait pas de trafiquer publiquement des lettres de chancellerie, portant la signature de l'empereur. Il ne rougit jamais de tendre la main à ceux qui avaient affaire avec lui, pour le prix d'un statère d'or (14 fr. environ). Cependant la société ne subit pas, pendant moins de sept années, l'injure de ce personnage ridicule.

8. Quand Junile eut rempli le terme de sa vie, Justinien éleva à cette dignité Constantin, personnage qui n'était pas sans connaissance des lois, mais d'une grande jeunesse, et qui n'avait jamais affronté les luttes du barreau. Mais c'était le plus improbe et le plus fanfaron des hommes. Il plut beaucoup à Justinien, et fut en grande faveur auprès de lui, parce que cet empereur, par son entremise, pouvait incessamment voler et juger selon son caprice.
Aussi Constantin recueillit-il, eu peu de temps, de grandes richesses. Mais il montra une fatuité extrême. La terre ne pouvait le supporter, et il méprisait tout le monde. Ceux même qui voulaient lui porter de grands cadeaux, étaient obligés de les confier à ceux qui paraissaient les plus avancés dans l'intimité du questeur. Personne ne pouvait l'aborder ni conférer avec lui, si ce n'est quand il se rendait auprès de l'empereur, ou quand il revenait du palais. Même alors il ne ralentissait pas sa marche; mais il allait avec précipitation, de peur que ceux qui l'abordaient ainsi ne lui dérobassent son temps sans le payer.
C'est ainsi que les choses se passaient sous cet empereur.

CHAPITRE XXI.

1. Quant au préfet des Prétoriens, il fournissait au trésor public une rétribution annuelle de plus de trente centenaires (3,000 livres d'or valant 3 millions 300 mille fr. environ). On l'appelait rente aérienne, sans doute parce qu'elle n'était pas régulière ni usitée, et qu'elle semblait, par un certain hasard, tombée du ciel. Il aurait fallu l'appeler l'impôt de la perversité, à cause des maux dont elle était la source. Car elle servait de prétexte aux fonctionnaires qui étaient investis de ce haut pouvoir, pour exercer incessamment leurs exactions sur leurs subordonnés.
Ils feignaient de le percevoir au profit de l'empereur, et ils en tiraient sans peine des sommes suffisantes pour acquérir une opulence royale. Justinien ne leur en faisait aucun reproche, jusqu'à ce qu'ils eussent déployé le luxe que cette fortune leur permettait d'afficher. Alors il saisissait la première occasion favorable pour leur intenter un procès du caractère le plus grave, afin d'arriver à la confiscation de leur fortune tout entière.

2. C'est ainsi qu'il agit à l'égard de Joannès (Jean), le Cappadocien. Tous ceux qui occupèrent cet emploi pendant son règne sont ainsi devenus opulents à un degré extraordinaire, et subitement, à l'exception toutefois de deux.
L'un est Phocas, dont j'ai parlé dans mes écrits antérieurs, personnage ami zélé de la justice, qui, dans l'exercice de cette dignité, resta pur de toute suspicion de gain illicite.
Et l'autre, Bassus, qui a géré cette charge dans un temps ultérieur.
Aucun d'eux ne la conserva même une année. Au bout de quelques mois, ils en furent dépossédés, comme s'ils étaient incapables et entièrement étrangers aux moeurs du temps. Mais pour ne pas me livrer à un détail sur leurs personnes, qui serait sans fin, je dirai qu'il en fut de même des autres magistratures de Byzance.

3. Voici cependant ce que fit Justinien dans toutes les parties de l'empire. Il choisit les hommes les plus pervers, pour leur livrer, au prix de grosses sommes, les hautes fonctions qu'ils déshonoraient.
En effet, aucune personne sage et douée de quelque conscience, ne conçut la pensée de compromettre son patrimoine, pour piller des citoyens qui n'avaient commis aucun délit.
Quand l'autocrate avait recueilli de ses complices l'or qu'il en désirait, il leur donnait plein pouvoir de travailler en conséquence toute la fortune de ses sujets, afin qu'en sacrifiant à ces hommes des provinces entières, ils pussent devenir riches à leur tour.
Quand ils avaient acquis à l'enchère, et moyennant de forts intérêts, les magistratures des villes, et lorsqu'ils en avaient compté le montant à leurs vendeurs, ils arrivaient dans les cités, y déployaient incessamment les procédés les plus rigoureux contre leurs administrés, jamais dans l'intention de les protéger, soit pour s'acquitter envers leurs créanciers des engagements qu'ils avaient pris, soit afin d'acquérir en résultat une fortune considérable. Ils ne craignaient point que cette conduite leur fit courir aucun péril. Ils pensaient, au contraire, qu'elle leur ferait d'autant plus d'honneur, qu'ils auraient plus rapiné, en multipliant, sans cause légitime, le nombre de leurs victimes. La réputation qu'ils s'étaient faite de meurtriers et de voleurs, était regardée comme une preuve de leur habileté.
Toutefois, dès que Justinien avait appris qu'ils s'étaient enrichis dans ces commandements, il les enveloppait aussitôt dans ses filets ; et, sous un prétexte quelconque, il leur enlevait incontinent toutes leurs richesses.

4. Il avait publié une loi par laquelle il ordonnait . aux fonctionnaires de jurer, avant de prendre possession, qu'ils étaient purs de toute exaction, qu'ils n'avaient rien payé pour obtenir leur emploi, et qu'ils n'en trafiqueraient pas. Il y menaçait les infracteurs de toutes les poursuites autorisées par les anciennes lois.
Mais un an ne s'était pas écoulé depuis sa promulgation, qu'oubliant ce qu'il avait écrit, et les malédictions qui l'accompagnaient, il mettait sans aucune pudleur, aux enchères, les plus importantes des magistratures, non en cachette, mais en pleine place publique. Ceux qui les achetèrent, malgré leurs serments, mettaient tout au pillage avec plus d'audace qu'auparavant.

5. Il imagina ensuite quelque chose d'incroyable. Il ne voulut plus mettre à prix, comme auparavant, les magistratures qu'il croyait les plus respectées à Byzance et dans les autres cités. Mais ayant réuni un nombre suffisant de mercenaires, il leur donna pour commission de lui rapporter tous les revenus des provinces, d'après l'estimation qu'il en faisait.
Ceux-ci, porteurs de la taxation, la colportaient sans crainte dans leurs tournées, et enlevaient tout ce qu'ils trouvaient dans le pays. La commission stipendiée agissait comme si elle était la magistrature elle-même, pour piller les sujets (de l'empire).

6. Cet empereur employa tout son temps à présider avec un soin minutieux à la direction de ces hommes dans l'exécution de ce plan. À dire vrai, c'étaient les plus scélérats qui fussent au inonde. Il suivait à la piste tous les détails de cette opération détestable.
Lorsqu'il porta d'abord des hommes pervers aux hauts emplois, la licence qu'on leur accorda dans l'exercice du pouvoir mit en lumière leur corruption, et nous nous étonnâmes que la nature de l'homme se prêtât à une telle méchanceté. Lorsque ceux qui longtemps après leur succédèrent dans les charges publiques, se montrèrent capables de les surpasser, on se demanda comment leurs prédécesseurs avaient pu paraître les plus pervers des hommes; et par comparaison avec leurs successeurs, qui les avaient surpassés, ou eut le tort de les regarder comme des hommes bons et honnêtes dans leur conduite.
Mais les troisièmes, et ceux qui les suivirent, enchérirent sur les seconds par l'excès de leur perversité, et par l'habileté infernale qu'ils mettaient à inventer de nouvelles accusations, de manière qu'ils procurèrent une renommée supportable à leurs devanciers.
Le mal se prolongeant, on apprit par l'expérience du fait que la perversité, chez les hommes, s'accroît naturellement par l'usage. Entretenue par la connaissance des précédents, et encouragée par le pouvoir suprême à tourmenter les victimes, elle put incessamment parvenir à cet excès de hauteur, que la pensée des opprimés elle-même est à peine capable de mesurer.
Tel fut le sort des Romains, par rapport à leurs magistrats.

7. Souvent les Huns avaient, en ennemis et par la force des armes, réduit en esclavage et pillé les populations de l'empire. Les généraux des Thraces et des Illyriens voulaient spontanément prendre les armes et leur courir sus, quand ils faisaient retraite. Mais ils revenaient sur leurs pas, après qu'on leur avait exhibé des lettres de Justinien, qui leur interdisait cette diversion contre les Barbares, sous prétexte que ceux-ci étaient les auxiliaires obligés des Romains contre les Goths et quelques autres ennemis de l'empire.

8. D'après cet ordre, ces Barbares agirent comme ennemis; ils faisaient des esclaves dans ces contrées : ces amis et alliés des Romains emmenaient chez eux les prisonniers avec le reste du butin.
Souvent il arriva que les habitants des campagnes, dans cette partie de l'empire, pour délivrer leurs femmes et leurs enfants de l'esclavage, se réunissaient en troupes armées, marchaient contre ces brigands, leur tuaient beaucoup de monde, et parvenaient à leur enlever leurs chevaux avec tout le butin. Mais ils éprouvèrent de grands dommages de ces expéditions. Car il venait de Byzance des commissaires qui ne rougissaient pas de les frapper et de les couvrir de blessures, et de séquestrer leurs biens jusqu'à ce qu'ils eussent rendu aux Barbares les chevaux dont ils s'étaient d'abord emparés (par représailles).

CHAPITRE XXII.

1. Lorsque l'empereur et l'impératrice Théodora firent punir Joannés (Jean) de Cappadoce, ils s'occupèrent de mettre un autre en possession de sa dignité. Ils se concertèrent pour chercher un homme plus pervers que lui. Ils regardèrent autour d'eux pour trouver cet instrument de leur tyrannie, et passèrent en revue toutes les réputations, afin de s'assurer d'un moyen de plus de ruiner leurs concitoyens.
Ils avaient au premier moment investi de ce commandement Théodote, personnage qui sans doute n'était pas un homme de probité, mais qui n'avait pas l'habileté nécessaire pour remplir toutes leurs intentions.
Ils continuèrent donc de toutes parts leurs recherches, et découvrirent enfin un nommé Pétros (Pierre), Syrien de nation, qu'on surnommait Barsyame, et qui était d'une cupidité effrénée. Cet homme avait autrefois fait le change des espèces monétaires de cuivre, plus tard des oboles (monnaie d'argent), qu'il maniait avec fraude. Par la dextérité ce ses doigts, il trompait habituellement les pratiques de son bureau; car il était très habile à dérober les valeurs qui lui tombaient dans les mains; et, lorsqu'il était pris sur le fait, il disait que l'erreur venait de ses mains, et il montrait une audace de langue sans pareille pour se la faire pardonner.

2. Ce Barsyame fut ensuite enrôlé parmi les soldats des Hyparques (gardes du prétoire), où il se fit une telle réputation d'improbité, qu'il plut à Théodora et qu'elle l'employa dans la plupart de ses affaires, surtout dans celles qui, par l'iniquité du but qu'elle poursuivait, exigeaient le génie le plus inventif. C'est pourquoi Justinien et Théodora dépouillèrent Théodote de la dignité qu'ils lui avaient conférée après le Cappadocien, et mirent à sa place Pétros comme l'homme le plus capable d'agir en tout selon leurs intentions.
Celui-ci non seulement priva sans pudeur et sans craindre ce qui pouvait en résulter, les soldats de leurs gratifications ; mais il mit les commandements à prix sur une plus large échelle qu'auparavant. Après les avoir ainsi déshonorés, il les livrait à des individus qui ne rougissaient pas de concourir à cette impie vénalité, et donnait à ces trafiquants de fonctions publiques la licence d'en faire peser le poids à leur discrétion sur les personnes et sur les fortunes de ceux qui étaient soumis à leur autorité.
Car Barsyame avait pour lui-même, et transmettait à quiconque avait acheté le commandement d'un pays, le droit de le piller et de le ravager à volonté.

3. C'était du chef de l'État qu'émanait la vénalité qui s'exerçait même sur la vie (de ses sujets), et le modèle selon lequel on procédait à la ruine des villes. Mais c'était chez les présidents des dicastères (tribunaux), et au milieu de la place publique, que s'établissait le brigand légal, ainsi nommé de la manière dont il agissait pour faire sa récolte des richesses destinées à le remplir, et du défaut d'espoir qui restait aux opprimés d'obtenir réparation des crimes dont ils étaient victimes.
Tous ceux qui furent promus aux fonctions publiques, quoiqu'il y en ait eu plusieurs honorables, Barsyame ne cessa de travailler à se les assimiler en perversité. 

4. Cette criminelle conduite ne fut pas l'apanage de lui seul. Elle fut adoptée par tous ceux qui, avant ou après lui, occupèrent la même dignité. La magistrature, appelée le Magistère, en fit à peu près autant, ainsi que les Palatins, les trésoriers, les préposés à la perception usuelle des revenus qu'on appelle privés et patrimoniaux du prince; en un mot, tous ceux qui à Byzance ou dans les autres cités remplissaient les fonctions publiques.
Depuis en effet que ce tyran gouverna les affaires, il plaça dans chaque emploi ceux qui fournirent à ses agents les subsides qu'il avait fixés, soit par lui-même, soit par le chef du service, et ce, sans aucune mesure. Leurs préposés, pressés qu'ils étaient de s'acquitter des engagements qui les avaient appauvris, étaient obligés de se livrer, pendant la durée de leur fonction, aux exactions les plus odieuses et les plus serviles.

5. Une grande quantité de blés, qui avait été apportée à Byzance pour la consommation de cette cité, se putréfia en grande partie, de manière à n'être plus propre à la subsistance de la population. Cependant Justinien fit expédier ces blés aux villes de l'Orient, proportionnellement à l'importance de chacune, et il en exigea le payement, non au taux du froment, même de première qualité, mais à un prix beaucoup plus élevé, ce qui nécessita pour les acheteurs soumis à ces taxations excessives de grands sacrifices d'argent. Puis, on fut obligé de les jeter ensuite dans la mer ou dans les égouts.
Lorsque la capitale fut remplie d'un nouvel approvisionnement considérable, en blés sains et non corrompus, il résolut de les vendre à la plupart des villes qui se trouvaient privées de froment Par ce moyen, l'empereur recueillit un double gain. comparativement à celui que les receveurs du domaine public avaient pu percevoir selon les règles antérieures.

6. Mais l'année suivante, la récolte des moissons ne fut pas aussi abondante, et la flotte d'approvisionnement n'apporta pas une quantité suffisante aux besoins de Byzance. Pétros, déconcerté par les événements, pensa qu'il pouvait recueillir une grande provision de froments dans les terres de la Bithynie, de la Phrygie et de la Thrace. Les habitants de ces pays furent obligés d'apporter ces fardeaux aux ports d'embarquement, ce qui entraîna beaucoup de labeur pour les transporter de là, non sans péril, à Byzance; et là ils eurent à se contenter d'un prix au-dessous de toute raison.
La perte s'éleva pour eux si haut, que l'on eût préféré remettre gratuitement ces céréales au domaine public, et même en payer la valeur. C'est cette avanie que le gouvernement décora du nom de Synone (approvisionnement).
La ville de Byzance n'en fut pas moins dépourvue des quantités nécessaires à sa subsistance. Beaucoup de plaintes, à ce sujet, s'élevèrent jusqu'à la personne de l'empereur. En même temps les soldats, privés de leur solde accoutumée, s'assemblèrent presque tous, se répandirent dans la ville en tumulte, et y mirent le trouble.
L'empereur parut fort irrité contre Barsyame, et manifesta la volonté de le destituer de sa dignité pour cette cause. Il lui fut d'ailleurs rapporté que Pétros. par ses procédés diaboliques, avait recueilli et caché de grandes richesses qu'il avait dérobées au trésor public; et le bruit public était conforme à la vérité.

7. Mais Théodora ne l'abandonna pas, car elle en était extraordinairement éprise; ce fut, à ce qu'il paraît, à cause de sa perversité, et parce qu'il s'entendait éminemment à opprimer les sujets (de l'empire). En effet, elle était elle-même très cruelle et pleine d'inhumanité. Elle voulait que ses agents fussent parfaitement capables de réaliser ses desseins.
On dit aussi qu'elle fut ensorcelée par ce Pétros, et que ce fut la cause pour laquelle l'aversion qu'elle avait (dans le principe) contre lui se changea en protection. Car ce Basryame était habile en philtres et en sorcellerie.
Il fréquentait ouvertement les Manichéens, et il ne dissimula jamais l'intérêt qu'il leur portait. Cependant, et quoique l'impératrice connût cette liaison, elle ne retira pas la confiance qu'elle avait accordée à cet homme. Au contraire, elle résolut, par ce motif, de se l'attacher et de l'aimer davantage. Elle-même, en effet, dès son enfance, s'était liée aux mages et aux devins. C'était devenu une habitude. Elle vécut dans cette croyance, et elle ne fit qu'avancer de plus en plus dans la confiance que cet art lui inspirait.

8. On dit même qu'elle ne serait pas parvenue à faire mouvoir Justinien avec autant de facilité, si elle n'avait pas employé envers lui la puissance des dénions. Car ce prince n'était pas assez bien né, assez juste, assez ferme dans la voie du bien, pour se mettre au-dessus de cette influence secrète. Mais lui manifestement dominé par la soif du sang et des richesses, il cédait sans difficulté à ceux qui le trompaient et qui le flattaient.
Dans les entreprises qui méritaient le plus de sollicitude, il changeait sans aucune raison de résolution, et paraissait plus léger même que la poussière. Aussi, pas un de ses parents, ni de ses amis, ne plaça la moindre espérance dans sa fixité. Des innovations survenaient incessamment, et même toujours, dans l'exécution de ses desseins. Il était donc, comme je l'ai dit, très disposé aux influences magiques, et se trouvait ainsi à la disposition absolue de Théodora; et c'est pour ce motif que l'impératrice aima tant Pétros, qui était adonné à ces pratiques.

9. Justinien le déposséda avec peine de la dignité qu'il lui avait d'abord conférée; mais sur les instances de Théodora, il le nomma bientôt après ministre du trésor, et dépouilla Joannès (Jean) de ces fonctions, quoiqu'il y eût peu de mois qu'il l'en avait investi.
Celui-ci était originaire de la Palestine, doux et très probe, incapable de s'emparer des revenus des particuliers. Jamais il n'avait causé de tort à personne. Le peuple entier l'aimait naturellement, et vivement; aussi ne convint-il nullement à Justinien ni à sa compagne. Aussitôt qu'ils s'aperçurent qu'il se trouvait, contre leur attente, parmi leurs agents, un fonctionnaire honnête et probe, ils en éprouvèrent une sorte de vertige, s'en indignèrent de toutes façons, et firent en sorte de le repousser le plus tôt possible de leur présence.

10. C'est ainsi que Pétros devint le successeur de Joannès, et présida désormais à l'administration des trésors royaux. Aussitôt il redevint la cause principale des plus grands malheurs qui fondirent sur tous. Il détournait en effet la plus grande partie des sommes que l'empereur, d'après une coutume ancienne, avait l'habitude de faire délivrer chaque année à plusieurs familles à titre de secours.
Barsyame n'en faisait pas moins un prélèvement sur le trésor public à son profit sur ce fonds; mais il en donnait une partie à l'empereur. Ceux qui se trouvèrent privés de cette allégeance demeurèrent dans une grande désolation. Ils ne touchèrent pas la quantité de monnaie d'or qui d'ordinaire leur était comptée. Au contraire, on leur eu donnait moins qu'il n'avait été pratiqué constamment auparavant.
Tel est l'abus que cet empereur fit des magistratures.

CHAPITRE XXIII.

1. Je vais maintenant raconter comment Justinien détruisit partout les patrimoines des habitants des provinces de l'empire; quoique, à vrai dire, ce que j'ai rapporté un peu auparavant des faits et gestes des gouverneurs envoyés dans toutes les cités, ait déjà fait connaître leurs souffrances. Car ce sont ces hommes qui, les premiers, par leurs violences envers les propriétaires de ces pays, ont commis les déprédations dont j'ai signalé la nature.

2. C'était d'abord une ancienne coutume que le souverain des Romains remît, non seulement une fois par règne, mais fréquemment à ses sujets, tout l'arriéré des contributions, afin de ne pas ruiner immédiatement les gens appauvris et sans ressource pour les acquitter, et de ne pas fournir aux agents de la perception des prétextes pour exercer des avanies contre les contribuables en les surtaxant.
Justinien ne fit aucune concession de ce genre pendant un règne qui avait déjà duré trente-deux ans; et depuis lui, les propriétaires obérés furent obligés d'abandonner leurs biens sans espoir de retour.
Les dénonciateurs ne manquaient pas pour effrayer les plus timides, en faisant retentir à leurs oreilles le reproche qu'ils étaient en débet sur le passé au delà de la valeur de leurs terres. Ces infortunés craignaient moins l'annonce d'une imposition extraordinaire, que le poids insupportable du grand nombre de termes qui étaient arréragés pendant les temps antérieurs. Aussi, beaucoup d'entre eux offraient-ils l'abandon de leurs patrimoines à ces persécuteurs ou au fisc.

3. Les Mèdes et les Saracènes (Sarrasins) avaient envahi la plus grande partie de l'Asie. Les Huns et les Sclabènes (Slaves) avaient ravagé l'Europe entière. Les villes avaient été prises et rasées, ou elles avaient été soumises à des contributions excessives. Les habitants avaient été réduits en esclavage avec toutes leurs richesses; le pays était devenu désert de ses habitants, par suite des incursions journalières. Cependant Justinien ne remit les impôts à aucun d'eux, et se borna, à l'égard des villes prises, à les décharger environ d'une année.
L'empereur Anastase avait, en pareille circonstance, abandonné jusqu'à sept ans de contributions, et je ne crois pas que même par cette concession il eût fait assez.

4. Depuis que Cubadès, en se retirant, avait ravagé horriblement les habitations, et depuis que Chosroës, ayant saccagé tout le pays, les avait rasées, en faisant supporter aux vaincus de plus grandes calamités, Justinien n'avait accordé à ces populations, ainsi qu'aux autres, qu'une remise dérisoire de l'impôt. Celles-ci, en effet, avaient eu plusieurs fois à subir l'invasion armée des Mèdes, et d'une manière continue, les déprédations des Huns et des barbares Saracènes du côté de l'Orient. Les pertes n'avaient pas été moins grandes de la part des Barbares à l'égard des Romains habitant les provinces de l'Europe.
Cet empereur leur parut donc plus impitoyable que toutes ces hordes; les propriétaires, dans ces contrées, étaient dépouillés simultanément par les réquisitions de vivres (les synones), par les séquestres (épiboles) et par les recensements (diagraphies), quand les ennemis s'étaient retirés.

5. Je vais expliquer ce qu'il faut entendre par ces mots, et quel était l'effet de ces mesures.
On oblige les propriétaires de terres à nourrir l'armée romaine dans la mesure de chaque circonscription, et les redevances sont fixées, non sur les besoins du moment, mais d'une manière spéciale et selon la part qui leur en est faite à l'avance. Si ceux auxquels est imposée la charge des approvisionnements ne recueillent pas suffisamment de vivres dans le pays, il n'en faut pas moins que les malheureux livrent ce qui a été jugé nécessaire à la subsistance des hommes et des chevaux. Il faut alors qu'ils achètent toute la différence à des prix bien supérieurs à la valeur vénale, et qu'ils les fassent apporter de pays quelquefois fort éloignés au lieu du campement, et qu'ils mesurent aux comptables militaires, non la ration usitée pour chaque soldat, mais celle qu'indiquent arbitrairement ces agents.
Voilà la corvée appelée la Synone qui coupe les nerfs de tous les propriétaires fonciers. C'est en effet un impôt devenu annuel, qui s'est accru invinciblement dans une proportion décuple, surtout quand ils doivent fournir, non seulement à la subsistance de l'armée, mais à l'obligation répétée d'approvisionner eux-mêmes Byzance de céréales.
Ce Barsyame n'est pas le premier qui ait eu l'impudeur de créer une charge si irrégulière. Le Cappadocien (Joannès) en avait donné l'exemple avant lui, et les successeurs de Barsyame dans la dignité dont il était revêtu, adoptèrent la même résolution.
Telle était donc la nature de la Synone

6. Le nom de l'Épibole signifie quelque chose comme ruine imprévue, subite, qui frappe les propriétaires du sol et qui tombe sur eux de manière à leur ôter toute espérance de vivre. C'est un impôt sur les terres désertes et improductives que les possesseurs ou cultivateurs ont abandonnées tout à fait, par suite de décès, ou que des infortunés ont choisies pour asile en quittant le sol paternel, afin d'y dérober la vue de leurs malheurs.
Ce sont ces terres que les souverains n'ont pas dédaigné d'imposer sur la tête de gens aussi malheureux. Ce nom d'Épibole lui vient de cette occupation du sol; et il fut établi, à ce qu'il paraît, surtout à cette époque.

7. Quant aux Diagraphies (recensements), on peut en apprécier sommairement la nature par l'exposé qui suit :
Il arrive nécessairement, et il arriva surtout en ces temps (malheureux), que les villes fussent affligées de grandes pertes. Je me dispense, afin de ne pas tomber dans la diffusion, d'en indiquer en ce moment les causes et l'étendue. Ceux qui y possédaient des propriétés, en faisaient le tableau selon la portion d'impôt dont elles étaient affectées. Jusque-là il n'y avait pas de mal. Mais quoiqu'une maladie pestilentielle eût affligé toute la terre, et n'eût pas épargné l'empire des Romains; quoiqu'une grande partie des cultivateurs y eût succombé, et que le fléau eût, ainsi qu'on le conçoit, rendu diverses contrées désertes, Justinien n'en exécuta pas moins, et sans pudeur. les propriétaires en débet.
Il ne les affranchit point de leur impôt annuel. Il fit plus : il frappa chacune d'elles, non seulement pour les parties, qui par leur produit pouvaient le supporter, mais dans celles contiguës dont elles avaient perdu une partie plus ou moins forte. II présidait au recouvrement de l'impôt, non seulement à l'égard de tous les points que je viens de préciser, mais en y comprenant les propriétaires les plus malheureux dans leurs antiques possessions.
De plus, il donnait aux soldats des habitations dans les appartements les plus beaux et les plus riches, tandis que les propriétaires étaient réduits à vivre dans leurs chambres les plus chétives et les plus négligées.

8. Toutes ces calamités arrivèrent et se perpétuèrent à la charge des habitants, sous le règne de Justinien et de Théodora, taudis que la guerre et tous les fléaux qui en sont le cortège ne cessaient de peser sur ces infortunés.
Puisque j'ai parlé des logements militaires, je ne dois pas taire que les propriétaires de maisons, à Byzance, furent obligés d'y recevoir au moins soixante et dix mille Barbares, dont il ne leur était permis de tirer aucun loyer, et qui ajoutaient à leurs autres tribulations.

CHAPITRE XXIV

1. Je ne dois pas taire non plus ce que Justinien entreprit contre les militaires. Il établit sur eux des intendants, avec la mission d'exercer sur tous les plus grandes exactions, et la certitude d'en tirer pour eux-mêmes la douzième partie des fournitures. Il leur donna le titre de Logothètes. Voici comment ils opéraient annuellement.
La solde militaire n'était pas réglée par la loi d'une manière égale pour tous. Celle des soldats encore jeunes, et qui étaient exercés à manoeuvrer avec précision, était la plus faible. Il en appartenait une supérieure à ceux qui avaient servi dans les camps, et qui atteignaient déjà le milieu du contrôle. Les vétérans, à la veille de prendre congé de l'armée active, obtenaient une prestation beaucoup plus forte, afin qu'ils fussent assurés en quittant le service d'une subsistance suffisante pour le reste de leur vie, et qu'après leur mort ils pussent laisser à leur famille un petit patrimoine.
Le temps faisait ainsi monter incessamment les soldats en grade, à mesure que leurs camarades mouraient ou prenaient leur retraite, et distribuait à chacun selon son ancienneté les allocations du trésor public. Mais les logothètes ne permirent pas qu'on rayât du contrôle les militaires décédés, soit de mort naturelle, soit par suite des guerres fréquentes qui en enlevaient le plus grand nombre.
Ils n'en remplirent pas les vides pendant longtemps.

2. De là il arriva que l'État ne compta plus à son servile le nombre de soldats qui lui était toujours nécessaire. Les survivants furent privé, de la part qui leur revenait, de la succession des vétérans. Les prestations furent moindres que les règlements ne le prescrivaient, et les logothètes partagèrent avec Justinien, pendant tout le temps qui s'écoula (depuis leur création), les gains illicites qu'ils faisaient sur le soldat.
De plus, on rogna les militaires par beaucoup d'autres inventions fiscales, comme pour les récompenser des dangers auxquels ils s'exposaient à la guerre.
Les uns étaient réprouvés sous la dénomination de Grecs, comme si rien de brave ne pouvait sortir de cette race. Les autres furent écartés sous prétexte que l'empereur ne leur avait pas assigné le service auquel ils étaient attachés, quoiqu'ils eussent exhibé leurs commissions officielles. Les logothètes osaient, sans pudeur, les déclarer subreptices. D'autres étaient licenciés, parce qu'ils s'étaient éloignés pendant quelques jours de leurs compagnons d'armes.

3. Dans la suite, quelques-uns des gardes du prétoire furent envoyés dans toutes les parties de l'empire, pour épurer en quelque sorte les contrôles de l’armée et désigner ceux qu'ils ne jugeraient pas capables d'y faire aucun service. Ils ôtaient aux uns leurs insignes, comme bouches inutiles, ou comme hors d'âge; et ces malheureux étaient obligés de s'adresser en public, aux hommes charitables qu'ils rencontraient, pour implorer avec larmes et par des gémissements répétés le pain nécessaire à leur subsistance.
Ils réduisaient les autres à un état de terreur telle que, pour ne pas subir un tel affront, ceux-ci préféraient se racheter à haut prix du service, de sorte que les soldats, vexés par toutes sortes d'avanies, furent grandement intimidés, et ne conservèrent plus aucun goût pour le métier des armes.

4. Cette conduite fit péricliter les affaires des Romains, même en Italie. Alexandre, qui fut envoyé comme logothète en ce pays, la mit avec audace en pratique envers les militaires de cette armée. Il enleva aussi aux Italiens leurs richesses, sous prétexte de les punir de leur soumission à Theuderich (Théodoric) et aux Goths.
Les soldats n'eurent pas seuls à souffrir des mauvais traitements et des privations que leur imposaient les logothètes. Ceux qui accompagnaient les généraux, en diverses qualités, et qui pour la plupart jouissaient d'une grande considération, eurent aussi à souffrir de grandes avanies. Car ils n'avaient aucun moyen de se procurer les prestations qui leur étaient dues, que par les logothètes.

5. Puisque je suis sur ce chapitre, j'ajouterai ici d'autres détails. Les empereurs précédents avaient eu soin, depuis un temps immémorial, de placer sur toutes les frontières de l'empire une grande force militaire pour la garde de ses limites, et c'est surtout sur la frontière orientale qu'en vue d'empêcher les incursions des Perses et des Saracènes (Sarrasins), ils avaient établi des garnisons appelées Limitanées. Justinien les traita tout d'abord si extraordinairement et avec tant de légèreté, qu'il toléra de la part des payeurs un arriéré de quatre ou cinq ans dans la solde des militaires. Quand la paix fut faite entre les Romains et les Perses, ces malheureux, au lieu de profiter des avantages qu'elle procure, furent obligés de faire remise au trésor d'une créance si légitime. Dans la suite, le nom même de cette partie de l'armée disparut. Du reste, les autres frontières de l'empire furent privées de leurs garnisons, et les soldats qui les avaient composées n'eurent d'antre ressource que de tendre les mains aux personnes charitables.

6. Il y avait d'autres soldats, consacrés depuis l'origine à la garde du palais. On les appelait Scholaires; ils étaient au nombre de trois mille cinq cents au moins, et l'on avait depuis longtemps pratiqué la coutume de leur payer une solde supérieure sur les fonds du trésor public. On les choisissait d'abord, pour ce poste d'honneur, dans l'élite des Arméniens. Mais à partir du règne de l'empereur Zénon, il y eut pleine licence de recruter ce corps parmi les hommes les moins courageux et les moins exercés à la guerre, et enfin d'en conférer le nom au premier venu. Avec le temps, on en vint, en déposant un prix, comme pour l'acquisition d'un esclave, à acheter cet office militaire.
Quand Justin parvint à l'empire, ce Justinien en reçut ainsi un grand nombre et recueillit, par ce moyen, de grandes sommes d'argent. Lorsque les cadres en furent complètement remplis, il y joignit un corps de deux mille hommes qu'on appela Surnuméraires. Quand lui-même eut l'empire, il les congédia aussitôt sans leur rendre leur argent.

7. À l'égard des individus compris dans le cadre des scholaires, voici ce qu'il imagina contre eux. Lorsque le bruit se répandit qu'on allait envoyer une expédition en Afrique, en Italie ou contre les Perses, il leur enjoignit de faire leurs préparatifs pour entrer en campagne, quoiqu'il fût parfaitement informé de leur impuissance à faire la guerre. Ceux-ci, craignant que cet ordre ne fût réalisé, firent remise des allocations qui leur appartenaient pendant qu'elle devait durer.
Cette manoeuvre obtint plusieurs fois son effet sur les scholaires. Tant que Pétros fut investi des fonctions du magistère, il les écorcha journellement par des vols inouïs. Il avait l'extérieur doux, et fort éloigné d'une rudesse outrageante; mais il était le plus roué des hommes, et de l'avarice la plus sordide. J'ai d'ailleurs parlé de ce Pétros quand, dans mes écrits précédents, j'ai raconté le meurtre d'Amalasonthe, fille de Theuderic (Théodoric), dont il fut l'exécuteur.

8. Il y a encore dans le palais un grand nombre d'officiers plus éminents, auxquels le trésor public est accoutumé de payer d'autant plus, en appointements, qu'ils achètent leurs charges; le prix en est plus élevé que le nom militaire qu'ils portent : on les appelle Domestiques et Protecteurs; de toute ancienneté, ils sont affranchis du service à la guerre. On est dans l'usage, en effet, de les compter dans le palais, pour l'ordre et la représentation seulement. Ils habitent, les uns Byzance, les autres la Galatie, conformément à une ancienne coutume et d'autres pays encore. Justinien les effraya par les procédés ordinaires que j'ai exposés, et les amena à lui abandonner les allocations qui leur appartenaient.

9. Nous résumerons toute sa conduite en un point. C'était une loi, qu'à chaque pentaétéride (cinquième année), l'empereur fit don à chaque soldat d'une gratification en or. C'est pourquoi le prince envoyait dans toutes les parties de l'empire des officiers qui, à l'époque de cette période, délivraient à chacun d'eux cinq statères (75 francs environ), et il n'y avait aucun moyen d'éviter cette prestation. Mais du jour où cet homme fut en possession du gouvernement, il n'en fit rien, et ne s'en occupa même pas, quoique trente-deux ans se soient écoulés déjà depuis qu'il règne, en sorte que cette pratique est en quelque sorte tombée en désuétude.

10. Je vais raconter un autre moyen encore qu'il a trouvé de piller ses sujets. À Byzance, ceux qui servent l'empereur, ou les dignitaires, soit comme hommes d'armes, soit comme secrétaires, soit pour un office quelconque, sont portés sur des registres à la suite des fonctionnaires. À mesure que le temps s'avance, ils montent incessamment aux grades de leur classe, à la place de ceux qui meurent ou qui quittent le pays, en sorte que chacun d'eux s'élève ainsi jusqu'à ce qu'il arrive au premier rang de sa fonction.
Ceux qui ont atteint ce degré d'excellence ont droit, d'après l'ancien usage, à une réserve qui ne montait pas à moins de cent centenaires (dix mille livres de poids) en or par année (10 millions 383 mille fr. environ).
Par ce moyen, dans leur vieillesse, ils étaient appelés à jouir d'une grande aisance, et l'État en retirait beaucoup d'avantage pour ses affaires, par l'émulation qui en résultait.
Mais cet empereur les priva de presque toutes ces faveurs, et il leur fit beaucoup de mal à eux et à la société; car la pauvreté qui les atteignit ne frappa pas sur ces Officiers seulement. Elle s'étendit à tous ceux qui partageaient avec eux cette aisance; et si l'on calcule la somme dont il les a ainsi dépouillés pendant trente-deux ans, on trouvera qu'elle a été considérable.
Tels sont les maux que le tyran a fait peser sur les membres de l'armée.

CHAPITRE XXV.

1. Je vais parler des maux qu'il a faits aux négociants, aux navigateurs, aux artisans, aux forains et par eux à toutes les autres professions.
Il y a deux détroits de chaque côté de Byzance : l'un, celui de l'Hellespont, entre Sestos et Abydos, et l'autre, à l'entrée du Pont-Euxin, où est placé Hiéron. Sur le détroit de l'Hellespont, il n'y avait aucun péage au profit du trésor public. L'empereur envoya un commandant à Abydos, afin d'empêcher qu'aucun navire chargé d'armes passât, sans le congé impérial pour se rendre à Byzance, et qu'aucun en sortit sans être porteur de licence, et sans faire les signaux à ceux auxquels cet honneur est décerné. Car il n'est pas permis de lever l'ancre, à Byzance, sans s'être concerté avec les préposés du dignitaire investi du titre de Magister. L'agent de ce service prélevait sur les maîtres des navires un droit qui n'était une charge pour personne.
Le commissaire placé sur l'autre détroit, recevait son salaire régulièrement de l'empereur, et remplissait le même office d'inspection que j'ai déjà exposé, pour empêcher que les navires à la destination des (ports du) Pont-Euxin y portassent des armes aux Barbares; car cette exportation était expressément défendue. Néanmoins, il était interdit à cet officier de rien percevoir sur ces navigateurs.

2. Mais du jour où Justinien occupa le trône, il établit un péage public sur l'un et l'autre détroit, et y plaça à perpétuelle demeure deux chefs de douaniers, auxquels il accorda un traitement proportionnel au produit total qu'ils pourraient en retirer, et aux richesses qui en reviendraient à l'empereur lui-même. Ceux-ci n'eurent pas d'autre soin que de capter sa bienveillance, et exercèrent, sur les navigateurs de toute classe, de telles avanies, qu'ils se faisaient livrer le plus précieux de leurs cargaisons.
Voilà ce qu'il ordonna au sujet des deux détroits.

3. Quant au port de Byzance, voici ce qu'il imagina. Il y établit un de ses affidés, Syrien d'origine, nommée Addée, auquel il donna la mission de tirer quelque avantage des navires qui venaient y jeter l'ancre.
Celui-ci ne permit plus à aucun des navigateurs qui arrivaient au port de Byzance, de s'en aller à volonté, et il força les armateurs, soit à lui payer le fret de leurs propres bâtiments, soit à se charger d'expéditions gratuites pour la Libye (l'Afrique) et l'Italie.
Les négociants, résolus, les uns de ne pas payer l'impôt, les autres de ne plus pratiquer la mer, brûlèrent leurs vaisseaux afin de se soustraire à cette vexation. Mais ceux qui furent obligés de continuer cette profession pour vivre, acquittèrent les taxes, mais en exigeant des chargeurs un fret triple. Les chargeurs, à leur tour, n'avaient d'autre moyeu de recouvrer la surcharge provenant de cet impôt, qu'en exigeant un plus haut prix des consommateurs.
C'est ainsi qu'on réduisit, par tous les expédients possibles, les Romains à la condition de mourir de faim.

4. Quant au public en général, voilà quels dommages on lui causa. Car je ne dois pas taire ce que ces souverains ont fait relativement à la petite monnaie. Les changeurs avaient jusque-là coutume de compter à leurs pratiques 210 oboles appelées Pholeis (14 fr. 70, l'obole évaluée 35 centigrammes ou 7 cent. pour un seul statère d'or (14 fr. 71, à raison de 4 gram. 32). L'empereur et l'impératrice, pour tirer de ce côté un gain particulier, ordonnèrent qu'on ne donnerait plus que 180 oboles (12 fr. 60) par statère. et par ce moyen ils enlevèrent au public la sixième partir de chaque pièce d'or.

5. Après avoir établi ce qu'on appelle des monopoles sur la plupart des marchandises, ils vexèrent incessamment les consommateurs sur chacun de leurs besoins.
Le commerce des vêtements était seul demeuré à l'abri de leur rapacité. Mais ils l'atteignirent, à son tour, par l'expédient que voici. On achetait, de toute ancienneté, les habillements de soie dans les villes de Béryte et de Tyr, qui sont en Phénicie. Les négociants et les ouvriers qui s'occupent de cet article, habitaient ces contrées depuis un temps immémorial, et de là se répandaient dans le monde entier, pour se procurer la matière première. Sous le règne de Justinien, ces négociants en demandèrent un prix plus élevé à Byzance et dans les autres villes, par le motif que les Perses la vendaient en ce moment plus cher qu'auparavant, et que les bureaux de perception du décime établi (sur la marchandise) étaient plus nombreux dans l'empire.

6. L'autocrate, feignant d'être indigné de cette augmentation, porta une loi (qu'il promulgua pour tous), laquelle interdisait de vendre la livre de soie plus de huit chrysos (113 fr., la pièce d'or pesant 4 gram. 13), et il y mit pour sanction la confiscation de tous les biens des contrevenants.
Cette mesure parut à tout le monde impraticable et absurde. Car il n'était pas probable que les marchands, qui avaient supporté des charges plus fortes, dans leur négoce, pussent vendre à perte aux acheteurs. Aussi ne voulurent-ils plus se livrer à ce genre de trafic. Ils se hâtèrent de se défaire des marchandises qui leur restaient, d'une manière secrète, en laveur de quelques hommes connus pour aimer à se vêtir ainsi et à satisfaire leurs goûts à cet égard, malgré tous les obstacles.

7. L'impératrice l'apprit de gens qui n'avaient avoué le fait que confidentiellement, et quoiqu'elle n'eût pas vérifié la source de cette révélation, elle enleva aussitôt toutes ces marchandises à ces hommes après leur avoir imposé une amende d'un centenaire d'or (100 livres valant 103,400 fr. environ). Le garde du trésor impérial est chargé de ce service chez les Romains. Après avoir placé Pétros Barsyame à la tête de cette charge, les souverains ne tardèrent pas à lui prescrire d'en tirer avantage, même en y employant les procédés les plus injustes. Il mit sous l'interdiction spéciale de la loi tous ceux qui auparavant s'occupaient de ce commerce; quant aux ouvriers employés au tissage de la soie, il les força de ne plus travailler que pour son compte.
Sans prendre la peine de s'en cacher, et même eu plein marché, il fit vendre l'once (de soie) (26 gram. 66 centigr.) de couleur commune, pas moins de six chrysos (84 fr. envir.), et celle de teinture royale, qu'on appelle Holocère, 24 chrysos et plus (338 fr. environ).

8. Par ce moyen, il procura à l'empereur de grandes richesses. Mais il en détourna secrètement plus encore ; et cette pratique, en commençant par lui, a continué de subsister d'une manière permanente. Car le grand trésorier est aujourd'hui ouvertement le seul marchand de soie, et il est le maître du marché.
Tous ceux qui auparavant exerçaient ce négoce, soit à Byzance, soit en chaque cité, les marins et les ouvriers de terre, n'eurent à supporter que des pertes dans ce métier. Dans les villes, la foule entière de ceux qui s'y livraient fut réduite à la mendicité. Les artisans et les manoeuvres furent obligés de vieillir dans la détresse. Beaucoup d'entre eux, changeant de patrie, allèrent se réfugier au milieu des Perses.
Seul, l'intendant des trésors, en se livrant à cette exploitation commerciale, voulait bien, comme je l'ai dit, réserver une part à l'empereur des bénéfices qu'il en recueillait; mais il en gardait la meilleure partie, et s'enrichissait des souffrances publiques.
C'en est assez sur ce sujet.

CHAPITRE XXVI.

1. Je vais maintenant raconter comment il parvint à dépouiller Byzance, et chacune des autres cités de leurs ornements, et de toutes les choses dont elles se faisaient gloire.
D'abord il résolut de détruire l'honneur des avocats. Il supprima tous les honoraires par lesquels on avait coutume de récompenser, après chaque procès, les orateurs de la cause, ce qui les enrichissait et les portait à un degré de distinction proportionné à leur talent. Il ordonna aux parties litigieuses de s'en rapporter à des arbitres jurés. Depuis cette époque, les avocats furent dédaignés et frappés de découragement.
Lorsqu'il se fut emparé, comme je l'ai dit, des patrimoines du haut sénat et des autres familles réputées opulentes à Byzance et dans tout l'empire, il laissa les avocats languir dans l'exercice de leur profession. Les citoyens n'avaient plus de propriétés assez importantes pour que les contestations qui pouvaient naître à leur sujet élevassent des débats dignes d'exercer leur talent. Aussi des nombreux et brillants orateurs qui composaient cet ordre, il ne resta plus qu'un petit nombre, et des moins famés, retenus par le besoin. Ceux-ci vécurent dans l'indigence, pour supporter l'outrage fait à leur profession.

2. Justinien fit en sorte que les médecins et les professeurs des arts libéraux fussent également réduits aux plus dures nécessités de la vie. Car il supprima toutes les pensions que les empereurs précédents avaient attachées à l'exercice de ces professions, et qu'acquittait le trésor public.

3. Bien plus, tous les revenus que les habitants des villes avaient partout consacrés à des établissements publics, ou pour le délassement des esprits, il prétendit que c'étaient des fonds publics, et il osa s'en emparer. Dès lors il ne fut plus question ni de médecins ni d'instituteurs. Personne n'osa s'occuper de l'entretien des bâtiments publics, ni de l'éclairage de chaque édifice, et il n'y eut plus aucun lien de délassement pour les habitants. Car les théâtres, les hippodromes et les combats d'animaux furent absolument abandonnés.
Justinien ne se souvint même pas que sa compagne avait été nourrie, entretenue et élevée dans des établissements de ce genre. Lui-même ordonna ensuite de cesser les représentations publiques à Byzance, sous prétexte d'alléger le trésor des dépenses accoutumées, mais en réalité par défaut de sympathie pour la multitude infinie de gens qui en tiraient leur subsistance.
Il en résulta, tant en particulier qu'en général, une tristesse et un découragement tels, que la vie fut désormais sans joie, comme si un fléau inopiné était tombé du ciel. Aussi n'entendait-on, dans les conversations, soit à domicile, soit sur les places publiques, soit dans les temples, que des plaintes sur les malheurs et sur les souffrances de la vie, ainsi que sur la crainte de calamités nouvelles.
Tel était l'état des villes.

4. Il me reste à dire quelque chose d'important encore. II y avait chaque année deux consuls en exercice, l'un à Rome, l'autre à Byzance. Ces dignitaires devaient, chacun dans leur gouvernement, dépenser à leur avènement au moins vingt centenaires d'or (deux mille livres équivalant à 2 millions 77 fr.), pour la chose publique. Ils fournissaient cette somme, pour une faible part, de leur propre patrimoine, et recevaient la plus grande partie de l'empereur. Ces richesses étaient distribuées à ceux dont j'ai parlé, mais surtout aux plus nécessiteux, et principalement aux personnes employées aux spectacles, ce qui faisait perpétuellement prospérer toutes choses dans chacune de ces cités.
Mais depuis l'avènement de Justinien, il n'en fut plus de même, aux époques accoutumées. Car le consul restait en fonctions si longtemps, que l'on mourait sans en avoir vu le renouvellement, même en songe.
Ce fut une très grande perte pour l'humanité, par la détresse qui en résulta. L'empereur n'accordait plus à ses sujets les secours ordinaires, et enlevait d'ailleurs ce qui restait d'opulence, au moyen de toutes les manoeuvres que j'ai signalées.

5. Je crois avoir suffisamment expliqué comment ce prince destructeur engloutit les revenus publics et s'empara des richesses de tous les membres du sénat, soit isolément, soit en masse. Je crois aussi eu avoir dit assez sur les fraudes qu'il employa pour s'emparer des autres biens appartenant à des familles qui paraissaient opulentes. J'ai dit enfin le mal qu'il a fait aux soldats, aux personnes à la suite des généraux, à la milice du palais, aux cultivateurs, ainsi qu'aux possesseurs et aux propriétaires des terres, à ceux dont la profession consiste dans l'exercice de la parole, aux négociants, navigateurs, artisans, ouvriers et forains, à ceux qui vivent des jeux de la scène, et pour ainsi parler, à toutes les professions. Je vais maintenant rapporter ce qu'il a machiné coutre les indigents, les gens des classes inférieures, les pauvres et les infirmes: je parlerai plus tard des meurtres du sacerdoce.
D'abord il s'empara, comme je l'ai dit, de tous les marchés, et, s'étant attribué le monopole des denrées les plus nécessaires à la vie, il les revendait à tous les consommateurs au delà du triple de leur valeur. Si je voulais entrer dans le détail de tous ces monopoles, mou récit deviendrait interminable; car ils sont infinis.

6. Il établit sur les boulangers un impôt extrêmement dur, et cet impôt retomba sur les manouvriers, les pauvres et les infirmes, qui ne peuvent se passer de pain. Il voulut qu'il lui fût rendu chaque année jusqu'à trois centenaires d'or (300 livres, valant 311 mille 484 fr.), de cette redevance, afin qu'il y eût du pain inférieur mêlé de poussière. Car l'empereur ne rougissait pas de porter la cupidité jusque-là.
Les préposés de ce service, ainsi autorisés à détériorer la marchandise, s'attribuèrent des gains particuliers, et devinrent en peu de temps possesseurs de grandes richesses.
Les malheureux furent travaillés de la famine à un degré extraordinaire, malgré l'abondance des récoltes. Car il n'était permis à personne d'importer (à Byzance) aucun blé, et c'était pour eux une nécessité absolue de manger ces pains avariés.

7. L'aqueduc de la ville s'était crevassé, et une partie des eaux destinées aux habitants se perdait dans une proportion considérable. Les souverains en étaient témoins, mais ils négligèrent d'y remédier, et ne voulurent y faire aucune dépense, quoiqu'il y eût toujours une foule considérable qui se pressait, à s'étouffer, autour des fontaines de distribution, et que les bains eus-sent été fermés.
Cependant on employait quantité de richesses à des constructions maritimes, insensées et sans mesure. Ils bâtissaient de tous côtés dans les faubourgs, comme si les palais, dans lesquels leurs prédécesseurs avaient toujours conservé leur résidence, ne leur convenaient plus. Ainsi ce n'était pas à cause de la pénurie du trésor, mais par mépris pour la vie humaine, que Justinien, ne faisait pas réparer l'aqueduc. Car nul, depuis les temps les plus anciens, ne fut plus habitué que ce mauvais prince à ramasser et à dissiper injustement et mal à propos les richesses de tous.
C'est ainsi que cet empereur frappa les plus pauvres et les plus malheureux de ses sujets d'une double privation, celle de l'eau et celle du pain, en rendant l'une trop rare, et en mettant l'autre à trop haut prix.

8. Mais ce ne fut pas seulement les gens nécessiteux de Byzance qu'il tourmenta ainsi. Je vais raconter comment il opéra, à l'égard de quelques-uns, dans les autres villes.
Quand Theuderic (Théodoric) eut pris l'Italie, ce prince, afin de conserver quelque image de l'ancienne constitution du pays, permit aux soldats prétoriens de Rome de rester dans le palais, et laissa à chacun d'eux une solde par jour. Ils étaient cependant très nombreux; car on y trouvait les Silentiaires, les Domestiques et les Scholaires, auxquels ou ne laissa de militaire que le nom, Leur traitement suffisant à peine à leur existence, Theuderic en ordonna la réversion à leurs enfants et descendants.
Les prolétaires qui vivaient des aumônes répandues à la porte du temple de Pierre, l'apôtre, reçurent chaque année par ses ordres, sur les deniers publics, une distribution de trois mille médimnes (1584 hectolitres) de froment. Tous recueillirent ces secours, jusqu'à l'arrivée en Italie d'Alexandre Psalidios (le petit tondu).

9. Cet homme résolut aussitôt de les supprimer, et quand l'empereur des Romains, Justinien, en fut informé, il s'en accommoda, et n'en témoigna que plus de considération pour Alexandre.
Dans cette mission, celui-ci fit subir aux Grecs cette autre avanie. Les cultivateurs des pays contigus au poste des Thermopyles avaient de toute ancienneté la charge d'y veiller; et chacun à leur tour, ils montaient la garde à la muraille qui ferme ce passage, lorsqu'une invasion des Barbares en Péloponnèse était imminente.

10. Alexandre s'y rendit, sous prétexte de veiller aux intérêts des Péloponnésiens, et ne recommanda point aux cultivateurs de ces contrées de garder le fort. Il y plaça deux mille soldats en garnison, mais il n'assigna pas leur solde sur le trésor public. Seulement il se servit du prétexte de cette destination, pour faire verser au trésor les revenus de toutes les villes de la Grèce affectés à la dépense de la cité et aux spectacles de leurs habitants.
Ainsi, pour assurer la subsistance de ces soldats si petite qu'elle fût, la Grèce entière fut ruinée par l'expédient de cet homme; et Athènes, comme les autres villes ... n'eut plus aucuns deniers à employer à des monuments, ni aux autres objets d'utilité publique.
Cependant Justinien se hâta de donner sa sanction :à toutes les innovations du Petit-Tondu; voilà comment les choses se passèrent de ce côté.

11. Il faut maintenant parler des pauvres d'Alexandrie. Il y avait parmi les avocats de cette ville un certain Hephaistos, qui, ayant obtenu le gouvernement de la ville, mit fin, il est vrai, aux troubles qui l'agitaient, en se rendant redoutable aux émeutiers, mais fit, en même temps, supporter à tous les habitants les plus grands maux.
Il érigea incontinent tous les marchés de la ville en monopole, et interdit le trafic des denrées qui s'y débitaient à tous les marchands. Devenu seul débitant en détail, il s'empara de tous les prix, et les fixa, manifestement, selon le caprice de l'autorité qu'il exerçait. La ville des Alexandrins se trouva dans la plus grande détresse pour ses subsistances. Ceux dont la pénurie était extrême, obtinrent très-difficilement les denrées qu'auparavant on vendait au plus bas prix, et curent à souffrir surtout de la disette de pain.Seul, en effet, le gouverneur était l'acheteur du blé récolté en Égypte, et il ne permettait à personne d'en acquérir un seul médimne (53 litres); et par ce moyen, il taxait les pains et fixait leur prix à discré­tion. Aussi ne tarda-t-il pas à acquérir une fortune immense; et il eut soin de satisfaire sur ce point aussi l'avidité de l'empereur.
Le peuple d'Alexandrie supporta en silence les maux qu'il leur faisait endurer, tant ils le craignaient; et l'autocrate, par reconnaissance des richesses qui lui affluaient sans cesse de cette région, se prit d'une grande amitié pour cet homme.

12. Mais voici ce qu'il imagina, afin d'exalter encore davantage cet engouement de l'empereur à son égard.
Dioclétien, devenu autocrate des Romains, avait ordonné de distribuer chaque année, aux dépens du trésor public, aux Alexandrins nécessiteux, une grande quantité de blé. Le peuple en faisait le partage alors, et depuis il transmit son droit à ses enfants. Héphaistos en estima la valeur annuelle à deux millions de médimnes (528 mille hectol.), qu'il enleva à ceux qui manquaient du nécessaire, et qu'il versa au trésor public. Il manda, par sa dépêche à l'empereur, que ce qui avait été jusqu'alors accordé à ces gens-là n'était ni juste ni conforme au bien public. L'empereur sanctionna en toute hâte cette mesure, et n'en fut que plus attaché à son auteur. Quant à ceux des Alexandrins qui plaçaient leur espoir de vie dans ces distributions, ils en sentirent amèrement la cruauté, surtout dans leurs moments de détresse.

CHAPITRE XXVII.

1 . Les mauvaises actions de Justinien sont si nombreuses, que je ne pourrai jamais avoir assez de temps pour en parler. Je suis donc obligé de choisir quelques-unes de celles qui montrent à la postérité son caractère tout entier, et qui mettent au jour sa profonde dissimulation, son mépris pour Dieu, pour le sacerdoce et pour les lois. Jamais il ne parut avoir aucun souci du peuple qu'il était chargé de gouverner. Il n'eut aucune pudeur en aucune chose; il ne se préoccupa ni des maux de la société ni des moyens de lui venir en aide, ni d'excuser ses méfaits, et n'eut d'autre soin que de s'emparer des richesses du monde entier.
Je partirai de là pour exposer ces faits :

2. Il établit lui-même archiprêtre d'Alexandrie un nommé Paul. Alors le gouvernement de cette ville était remis aux mains de Rhodon, Phénicien de nation. Il lui recommanda d'user de la plus grande déférence envers l'archiprêtre, afin que rien de ce qui lui serait recommandé par ce dignitaire ne demeurât sans exécution. Il pensait, en effet, que par ce moyen Paul serait choisi par les prêtres alexandrins pour soutenir le synode de Chalcédoine.

3. Il y avait aussi un certain Arséne, originaire de Palestine, qui était devenu l'un des affidés les plus dévoués de l'impératrice Théodora. Cette faveur, soutenue d'ailleurs par le crédit qu'il en retirait, et par les grandes richesses qu'il avait acquises, l'avait porté jusqu'à la dignité de sénateur, quoiqu'il fût très-mal famé. Il était Samaritain de croyance; mais afin de conserver son crédit, il se prévalait du titre de Chrétien. Cependant son père et son frère vivaient à Scythopolis, puissants par son appui. Là, dissimulant la foi de leurs pères, ils persécutaient à outrance, par ses conseils, les Chrétiens. Les citoyens de cette ville se révoltèrent contre eux, et les massacrèrent tous deux avec des circonstances cruelles. II en résulta de nombreuses calamités dans la Palestine. En cette occurrence, ni Justinien, ni l'impératrice ne sévirent contre Arsène, quoiqu'il fût la principale cause de tous ces malheurs. Ils se bornèrent à lui interdire l'entrée du palais, afin d'apaiser les plaintes les plus vives que les Chrétiens portaient contre lui.

4. Cet Arsène fut envoyé peu de temps après, comme disposé à servir chaudement l'empereur, à Alexandrie avec Paul, soit pour le seconder en toutes choses, soit surtout pour travailler de toutes ses forces à lui ménager les suffrages des Alexandrins. À cette époque, il se vantait d'avoir étudié avec le plus grand soin, et de s'être fait initier à tous les dogmes des Chrétiens, pendant qu'il était en disgrâce au palais. Théodora en fut fort mécontente; car, ainsi que je l'ai dit dans mes écrits précédents, l'impératrice affectait alors de professer une opinion contraire à celle de l'empereur sur ce point.

5. Lorsqu'ils furent arrivés à Alexandrie, Paul livra un de ses diacres, nommé Psoës, au gouverneur, pour qu'il le punît du dernier supplice, disant que cet homme était le seul obstacle à la réalisation des volontés de l'empereur. Rhodon, poussé par les dépêches impériales qui se succédaient, et qui devenaient pressantes, ordonna de faire fouetter de verges Psoës, qui, soumis à la torture, périt aussitôt au milieu des souffrances.

6. Lorsque la nouvelle en arriva à l'empereur, Théodora ne cessa pas ses représentations auprès de lui, jusqu'à ce qu'elle eut soulevé sa colère contre Paul, Rhodon et Arsène, comme s'il n'eût envoyé à ces hommes aucune des instructions dont ils s'étaient prévalus. Justinien, en conséquence, établit Libère, patrice de Rome, comme gouverneur à Alexandrie, et envoya des ecclésiastiques haut placés dans la même ville, pour faire enquête sur cette affaire. Parmi eux se trouvait Pélage, archidiacre de Rome, qui avait pour mission, sur l'ordre formel du pontife Vigile, de le représenter en cette occasion (comme légat).

7. Il fut démontré que Paul était coupable de meurtre. Aussitôt Pélage et Libère le déposèrent de son siège. L'empereur fit trancher la tête à Rhodon, qui s'était réfugié à Byzance, et confisqua ses biens au profit du trésor publie, bien que l'infortuné produisit jusqu'à treize dépêches, par lesquelles cet empereur lui mandait expressément, et avec beaucoup d'insistance, de se conformer en tout aux prescriptions de Paul et de ne jamais s'opposer à ses désirs, afin qu'il pût, sur les affaires de dogme, lui venir en aide autant que Justinien le voulait. Libère fit empaler Arsène, d'après l'ordre de Théodora , et l'empereur s'empara (aussi) de ses biens, quoiqu'il n'eût contre lui d'autre grief que les relations intimes qui avaient existé entre cet homme et Paul. Qu'il ait agi en cela avec équité ou non, c'est ce que je ne puis dire : mais je dois achever cette histoire.

8. Quelque temps après, Paul se rendit à Byzance, et au moyen du don de sept centenaires d'or (700 livres, de valeur de 726,796 fr.) qu'il fit à l'empereur, il lui persuada que sa dignité sacerdotale lui avait été enlevée sans motif, et qu'on devait la lui rendre. Justinien reçut fort bien cette grosse somme, rendit à cet homme les honneurs de son rang, et convint de le réintégrer le plus tôt possible dans la direction suprême du clergé d'Alexandrie, quoiqu'un autre en fût investi.
N'était-il pas manifeste qu'il avait fait périr les affidés de Paul. et ses complices dans le crime, et qu'il s'était emparé de leurs biens !

9. L'auguste empereur réunissait tous ses efforts pour faire réussir ce projet, et Paul semblait, en dépit de tous les obstacles, devoir occuper de nouveau le siège. Mais Vigile, ayant à cette époque paru en personne (à Byzance), ne voulut jamais céder aux ordres de l'empereur sur ce point. Il protesta qu'il ne lui était pas possible d'infirmer, par sa décision particulière, une sentence que Pélage avait rendue en sa qualité (de juge), de sorte que l'empereur ne s'occupa plus d'un autre soin que de retirer de l'argent de toutes les affaires qui se présentaient.

10. Je raconterai autre chose d'analogue. Il y avait un Samaritain de naissance, originaire de Palestine, qui, forcé par la loi de changer de religion, prit le nom chrétien de Faustin. Il obtint la dignité de sénateur et le gouvernement de la Palestine. Mais quelques-uns des prêtres du pays l'accusèrent de favoriser les croyances des Samaritains, d'avoir commis des impiétés, et d'avoir exercé des vexations considérables sur les habitants. Ils le firent ainsi destituer de ses fonctions et rappeler à Byzance. Justinien parut fort irrité et méditer un châtiment sévère coutre un fonctionnaire qui s'était permis de persécuter le nom chrétien, pendant qu'il était empereur des Romains.

11 . Le haut sénat fut saisi de l'affaire, et, par l'influence exercée sur ses délibérations par l'autocrate, Faustin fut condamné à l'exil. Mais l'empereur, ramené par les dons immenses qu'il en reçut, à sa discrétion, annula aussitôt la sentence. Faustin reprit l'exercice de sa dignité par la protection de l'empereur, et, ayant obtenu l'intendance des domaines royaux en Palestine et en Phénicie, il en disposa sans crainte, absolument, et selon son caprice.
Voilà donc la preuve, en peu de mots mais suffisants, de la manière dont Justinien blessa ce que les Chrétiens avaient de plus sacré.

CHAPITRE XXVIII.

1. Je vais rapporter maintenant très brièvement, comment à prix d'argent il a, sans aucune retenue, brisé aussi les lois de l'empire.
Il y avait dans la ville des Éméséniens un certain Priscus, fort habile dans l'art d'imiter les écritures, et très disposé à faire un mauvais usage de cette facilité de main. L'église d'Émèse avait été longtemps auparavant instituée légataire universelle des biens d'un des citoyens distingués de cette cité. Le donateur était un patrice, nommé Mammien, illustre par sa naissance et par son opulence.
Sous le règne de Justinien, ce Priscus fut chargé du recensement de toutes les maisons de la ville; il rechercha celles qui étaient florissantes par leur fortune, et qui pouvaient répondre de fortes sommes, ainsi que les noms et les écritures de ceux qui en avaient été anciennement les chefs. Il fabriqua nombre d'écrits qu'il supposa émanés d'eux, et par lesquels ils reconnaissaient devoir à Mammien des sommes considérables, avec affectation d'hypothèque en sa faveur.

2. Le montant de toutes les reconnaissances sup­posées s'élevait, en or, à cent centenaires au moins (dix mille livres de poids, valant 10,383,000 fr.). Il imita aussi, avec une perfide habileté, l'écriture d'un officier que les Romains appellent Tabellion (notaire), qui exerçait publiquement sa profession, du vivant de Mammien, et avait joui de beaucoup de considération pour sa fidélité dans ses fonctions et pour ses autres qualités. (Il supposa que) ce tabellion avait écrit de sa main les reconnaissances particulières dont il s'agit. Il livra ces documents aux procurateurs de l'église des Eméséniens, sous la condition qu'on lui donnerait une part des sommes qu'on pourrait en tirer.

3. Mais il y avait une loi qui limitait à trente ans la durée de toutes les actions, et à quarante celle de quelques autres, et notamment des actions hypothécaires. Voilà ce qu'ils imaginèrent pour écarter cet obstacle.
Ils se rendirent à Byzance, et firent à cet empereur un présent considérable, en le priant de leur venir en aide pour la ruine de leurs concitoyens qui ne devaient rien. Celui-ci reçut les richesses, et, sans hésitation, dicta une loi par laquelle il exempta les églises des délais établis, et exigea le nombre immense de cent années pour la prescription de leurs actions; et il fit cette loi, non seulement pour Émèse, mais pour tout l'empire.

4. Il établit en même temps, pour régler cette affaire, un certain Longin, homme entreprenant, et d'une grande force de corps, qui depuis fut chargé à Byzance du Magistère du peuple.
Les procureurs de l'église intentèrent d'abord à l'un de leurs concitoyens un procès en payement de deux centenaires d'or (200 livres, valant 207,656 fr.), en vertu de ces faux écrits (et ensuite à d'autres); et ils les firent aussitôt condamner, parce que ceux-ci n'eurent rien à objecter contre des titres si anciens, dont ils ne connaissaient pas le vice.
Tous les autres furent inquiets du sort qui les menaçait de la part de ces sycophantes, et parmi eux se trouvaient les mieux famés d'entre les Éméséniens.

5. Au moment où le procès était déjà le plus fatalement engagé contre la plupart des citoyens, la Providence vint à leur secours d'une manière imprévue. Longin ordonna à Priscus, qui avait ourdi cette coupable machination, de produire à la fois tous les engagements. Comme celui-ci déclinait l'exécution de cet ordre, Longin lui appliqua un soufflet de toute sa force. Celui-ci, ne pouvant résister à un coup porté avec cette vigueur, tomba à la renverse. Il se releva tout tremblant et saisi de frayeur.
Croyant que Longin connaissait entièrement la fraude, il en fit l'aveu publiquement. Le projet étant ainsi mis au jour tout entier, il fallut bien en arrêter les effets. C'est ainsi que Justinien altéra sans cesse les lois en les prenant une à une.

6. Mais cet empereur s'appliqua aussi à ruiner les croyances respectées par les Hébreux.
Les Juifs avaient chaque année, pour la célébration de leur fête pascale, un jour différent de celle des Chrétiens. Il ne leur permit en ce jour ni de faire des offrandes à Dieu, ni d'accomplir aucune de leurs cérémonies légales.
Les magistrats des divers pays infligeaient de fortes amendes à beaucoup d'entre eux, pour avoir goûté à cette époque de l'agneau pascal, comme si c'était une infraction à la constitution de l'État.
Je connais beaucoup de faits semblables relatifs à l'intolérance de Justinien. Mais je ne puis les rapporter. Car ils sont innombrables, et je dois mettre un terme à cet écrit.

CHAPITRE XXIX.

1. Je dois seulement mettre au jour ce qui regarde son caractère particulier, et je vais prouver combien il a été dissimulé et faux.
Après avoir démis de ses fonctions Libère, dont j'ai parlé tout à l'heure, il donna son gouvernement à Joannès (Jean), Égyptien de naissance, surnommé Laxarion. Pélage, qui était l'ami particulier de Libère, ayant appris cette nomination, s'informa auprès de l'autocrate si le fait de sa révocation était véritable. Justinien le nia, protesta qu'il n'avait rien ordonné de pareil, et écrivit de sa main une lettre à Libère, pour lui prescrire de s'appliquer plus que jamais à ses fonctions sans s'occuper d'autre chose.

2. Joannès avait à Byzance un oncle Eudaemon, personnage consulaire très opulent et préfet de la maison civile de l'empereur. Celui-ci, informé de ce qui s'était passé, demande (à son tour) à Justinien si son, neveu était assuré de son commandement. L'autocrate, dissimulant et méconnaissant ce qu'il avait écrit à Libère, donna à Joannès des ordres positifs pour qu'il prît possession de son gouvernement, et employât toute la force dont il pourrait disposer pour s'y établir, vu qu'il n'avait rien changé à sa détermination. Fort de cette assurance, Joannès fit sommation à Libère de sortir du palais du gouvernement, dont celui-ci était en possession. Celui-ci s'y refusa en exhibant, à son tour, les ordres qu'il avait reçus de l'empereur. Joannès marcha contre lui, à la tête des hommes de sa suite qu'il avait armés. Libère se défendit avec les gardes qu'il avait autour de lui.
Un combat s'engagea : beaucoup d'hommes y périrent, et Joannès, le nouveau gouverneur, avec eux.

3. Eudaemon s'éleva avec la plus grande véhémence contre ce meurtre. Mais Libère, qui s'était aussitôt rendu à Byzance, s'en défendit devant le haut sénat, qui fut saisi de l'affaire, et fut acquitté, par le motif que c'était à son corps défendant que le malheur était arrivé.
Mais Justinien ne se désista de l'accusation (portée en son nom), qu'après l'avoir mulcté secrètement d'une forte amende. C'est ainsi que ce prince savait respecter la vérité, et se montrait fidèle à ses promesses.

4. Je pense qu'il n'est pas hors de propos d'ajouter comme appendice à cette histoire le fait que voici.
Eudaemon mourut bientôt après, laissant un grand nombre de parents, sans laisser de testament, ni sans avoir annoncé, même verbalement, ses intentions (sur le partage de ses biens).
À la même époque, le chef des eunuques du palais, Euphratas, fut délivré des soins de la vie, laissant pour héritier un neveu, sans avoir fait non plus aucune disposition sur sou patrimoine, quoique son bien fût considérable.
L'empereur s'empara de ces deux fortune, en s'en portant lui-même légataire universel, et sans laisser un triobole (pesant 1 gr. 6o, valant 35 cent.) aux héritiers légaux.
C'est avec ce degré d'impudeur qu'il violait les lois et les droits des proches de ses propres serviteurs.
C'est ainsi encore qu'il spolia, sans aucune apparence de titre, la fortune d'Irénée, mort longtemps auparavant.

5. Je ne dois pas passer sous silence le fait suivant qui arriva à cette époque.
Il y avait à Ascalon un citoyen du premier rang, parmi les magistrats municipaux, nommé Anatole. Sa fille était fiancée à un citoyen de Césarée, Mamilien, d'une famille très distinguée. La jeune fille était un très bon parti, car Anatole n'avait pas d'autre enfant.
La loi anciennement établie voulait que, lorsque le conseiller municipal de quelqu'une des cités venait à mourir sans descendant mâle, le quart des biens qu'il laissait appartînt au sénat de la ville, et que les héritiers restassent propriétaires de tout le surplus. L'autocrate, pour donner encore ici un témoignage éclatant de la singularité de son caractère, venait de faire une loi pour remanier cette législation. Il statua qu'en cas de mort, sans enfant mâle, d'un conseiller municipal, le quart de son patrimoine appartiendrait à ses héritiers, et que les trois autres quarts seraient partagés entre le trésor public et le conseil municipal (leucome). Cependant jamais auparavant le trésor public ni le souverain n'étaient entrés en partage des fortunes municipales acquises par les citoyens.

6. Anatole mourut sous l'empire de cette loi. Sa fille s'acquitta, soit envers le trésor, soit envers le conseil municipal, des parts qu'elle leur devait d'après ces dispositions, et les magistrats du leucôme d'Ascalon, comme l'empereur lui-même, lui en donnèrent une décharge par écrit, sans aucune contestation, reconnaissant qu'elle avait agi avec droiture et justice en toute cette affaire.

7. Mamilien, gendre d'Anatole, mourut ensuite, ne laissant qu'une fille, héritière selon la loi de sa fortune personnelle. Plus tard cette fille arriva, du vivant de sa mère, au terme de sa vie, après avoir épousé un homme distingué, mais sans avoir eu de son union aucun enfant mâle ni femelle.
Justinien s'empara aussitôt de tous les biens, en proclamant cette étrange maxime, qu'il ne serait pas juste que la fille d'Anatole, devenue vieille, s'enrichit des biens de son père et de son mari.
Cependant, afin que cette femme ne fût pas classée parmi les indigents, il lui assigna un statère d'or (14 fr. 72 cent.) par jour, jusqu'à sa mort. Dans le rescrit par lequel il la dépouilla de toutes ses richesses, il déclarait « qu'il donnait ce statère par un sentiment religieux, et parce qu'il était dans son coeur de pratiquer la piété et la justice. »
Mais il ne faut pas en dire davantage, afin de ne pas fatiguer par mes récits, et parce qu'il serait impossible, à quelque homme que ce fût, de tout dire.

8. Je vais maintenant faire voir que, même à l'égard des Vénètes, qui paraissaient les protégés de son coeur, il n'eut jamais aucun égard, quand il s'agit de s'emparer de leurs richesses. Il y avait parmi les Ciliciens un certain Malthanès, gendre de Léon, qui, comme je l'ai dit, remplit les hautes fonctions de référendaire. Justinien lui donna mission d'aller apaiser les mouvements séditieux qui agitaient les Ciliciens. Sous ce prétexte, Malthanès fit subir à la plupart des habitants les plus grands maux.. Il les dépouilla de leurs biens, envoya une partie de ces richesses au tyran, et jugea à propos de s'enrichir du reste.

9. Les uns le supportèrent en silence; mais ceux des habitants de Tarse qui appartenaient à la faction des Vénètes, confiants dans la protection de l'impératrice, se réunirent sur la place publique et se livrèrent à de nombreux outrages contre la personne de Malthanès, alors absent.
Quand celui-ci en fut informé, il partit aussitôt avec une multitude de soldats, arriva de nuit à Tarse, envoya ses troupes dans les maisons, avec ordre de les piller au point du jour. Les Vénètes, croyant à une attaque du dehors, se défendirent avec les armes qui s'offrirent sous leurs bras. Dans cette mêlée, il arriva entre autres malheurs que Damien, membre du conseil de la cité, tomba percé d'une flèche.

10. Ce Damien était le chef des Vénètes. Lorsque la nouvelle en arriva à Byzance, les Vénètes indignés se répandirent dans la ville en poussant des clameurs, firent beaucoup de bruit sur cette affaire auprès de l'empereur, et accusèrent par les paroles les plus violentes Léon et Malthanès.
L'autocrate feignit d'être aussi irrité qu'eux de l'événement. Il ordonna de sa propre main qu'une enquête fût faite contre les exécuteurs des ordres de Malthanès. Mais Léon l'apaisa par un riche présent en or. L'empereur se désista aussitôt de la poursuite, et cessa de témoigner de l'affection aux Vénètes.

11 . Quoique l'affaire fût restée sans éclaircissement, l'empereur reçut avec beaucoup de bienveillance Malthanès, qui s'était rendu sur son appel à Byzance, et le traita avec honneur.
Cependant, à sa sortie du palais, les Vénètes, qui l'attendaient, l'assaillirent de coups et l'auraient massacré dans le palais (où il s'était réfugié), si quelques-uns d'entre eux, gagnés par l'or de Léon, ne les eu avaient empêchés.
Qui ne gémirait d'un état de société dans lequel le souverain s'abstient, à cause des dons qui lui sont faits, de donner suite aux plus graves accusations; et dans lequel des séditieux usent, dans son palais et en sa présence, attaquer l'un de ses gouverneurs sans aucune hésitation, et porter sur lui leurs mains criminelles?
Cependant aucun châtiment ne fut infligé ni à Malthanès pour son méfait, ni aux Vénètes ses assaillants. On peut juger par là du caractère de l'empereur Justinien.

CHAPITRE XXX.

1. On va voir aussi quel dommage il fit à l'État relativement aux courriers publics et aux espions.
Les princes qui depuis longtemps gouvernent l'empire des Romains, pénétrés de la nécessité d'être informés le plus tôt possible, et sens aucun retard, de tous les événements, des incursions des ennemis sur chaque territoire, des malheurs arrivés dans les villes, par suite d'émeutes ou d'autres accidents imprévus, de l'action des gouverneurs et des autres fonctionnaires répandus dans toutes les parties de l'empire, et du recouvrement paisible et sans résistance des impôts, ont organisé partout un système de courriers, aux dépens du public, de la manière suivante.
Il y a, pour chaque journée de chemin, des postes d'hommes alertes, soit au nombre de huit, soit moins, mais sans qu'il descende jamais au-dessous de cinq. On a mis quarante chevaux en chaque poste, ainsi que des palefreniers, proportionnellement au nombre de ces animaux.
Les courriers auxquels la connaissance en était donnée, trouvant ainsi une succession non interrompue et rapprochée des meilleurs chevaux, faisaient jusqu'à dix journées de chemin par jour, quand il le fallait, et dans les cas que j'ai déjà exposés. Les propriétaires de terres en chaque pays, y compris ceux de l'intérieur, trouvaient de grands avantages dans l'institution de cette poste. Ils livraient les produits des récoltes d'alentour, pour l'entretien des chevaux et des palefreniers, chaque année, au compte du trésor public, et ils en tiraient de beaux revenus. De son côté, le trésor recevait par ce moyen, sans interruption, les impôts de chacun des contribuables, et remboursait sans retard les fournisseurs. Par cet échange, l'État ne manquait de rien de ce qui lui était nécessaire. - Telle était l'ancienne institution.

2. Cet autocrate commença par supprimer la ligne de Chalcédoine à Dakibidza, en obligeant les courriers à porter toutes les dépêches de Byzance jusqu'à Hélénopolis, par mer. Ils obéirent à contre-coeur; car, en s'embarquant sur des bateaux étroits, tels qu'il est d'usage, pour le passage du détroit, ils couraient grand risque de naufrage s'il survenait une tempête.
Comme une grande célérité leur était commandée, ils ne pouvaient attendre une occasion favorable pour mettre à la voile, et saisir le moment du calme.
Il conserva, il est vrai, pour la route de Perse, le système primitif. Mais pour le reste de l'Orient, jusqu'à l'Égypte, il réduisit les postes à un seul, par journée de chemin, et remplaça les chevaux exclusivement par des ânes.
C'est pourquoi les événements n'arrivèrent plus à Byzance qu'à peine, hors de saison, et longtemps après qu'ils étaient accomplis, de sorte qu'on n'en retira plus aucun avantage apparent. D'un autre côté, les possesseurs de terres voyaient leurs récoltes, dispersées au hasard, sécher sur pied; ils n'en tiraient plus aucun profit.

3. Le service des espions était ainsi organisé.
Nombre d'hommes étaient entretenus aux dépens du trésor public, avec mission de se rendre chez les ennemis, notamment dans les palais des Perses, sous prétexte de négoce ou tout autre; d'y observer avec soin tout ce qui s'y passait. De retour sur le territoire de l'empire, ils devaient être capables de rendre compte aux gouverneurs de tous les secrets de l'ennemi. Ceux-ci, informés d'avance, prenaient leurs précautions et n'étaient jamais surpris.
On pratiquait ce système de toute ancienneté chez les Mèdes... On dit donc que Chosroës avait un service meilleur, peut-être par les appointements supérieurs donnés à ses espions, et qu'il en tira plus de profit.
Jamais (en effet) il ne laissa pénétrer chez lui aucun des explorateurs, venant du territoire des Romains. - Depuis cette époque, nos affaires allèrent généralement en décadence, surtout en Lazique, qui fut prise par l'ennemi. Les Romains n'étaient plus informés des lieux où se trouvait le roi des Perses avec son armée.

4. Le trésor public entretenait aussi depuis longtemps un grand nombre de chameaux qui suivaient chaque armée entrant en campagne, afin de porter toutes ses vivres. On était par là dispensé de frapper des réquisitions sur les cultivateurs, et les soldats ne manquaient jamais des denrées indispensables. Justinien supprima aussi presque toutes les escouades de mulets, et, quand l'armée marchait contre l'ennemi, elle fut dans l'impossibilité de se munir des provisions nécessaires.
Voilà donc les institutions essentielles dont l'État fut privé.

5. Il n'est pas hors de propos de mentionner ici un de ses ridicules.
Il y avait à Césarée un orateur nommé Évangélius, qui ne manquait pas de distinction. Profitant du vent de la fortune, il était devenu riche et propriétaire d'un domaine très étendu. Ensuite il acheta, au prix de trois centenaires d'or (300 livres - 311 mille 484 fr:), un bourg maritime appelé Porphyréôn.
Justinien, l'ayant appris, lui enleva ce domaine aussitôt, en ne lui remboursant qu'une petite partie du prix, et ajoutant, en plaisantant aux dépens de sa victime, qu'il n'était nullement convenable que le rhéteur évangélique fut propriétaire d'un tel bourg.
Mais c'est assez sur ce sujet.

6. Voici en outre les innovations introduites par Justinien et Théodora dans les moeurs publiques.
Lorsque le haut sénat se portait à l'audience de l'empereur, il lui rendait hommage de la manière suivante. Celui qui avait le rang de patrice saluait profondément du côté du sein droit, et le prince le congédiait en l'embrassant au visage. Tous les autres fléchissaient le genou droit devant l'empereur et se retiraient.
Ce n'était pas la coutume de se prosterner devant l'impératrice. Mais ceux qui furent admis en sa présence et en celle de Justinien furent tous, même les dignitaires du rang de patrice, obligés de se jeter à terre, la bouche contre le sol, les mains et les pieds étendus. Ils ne se relevaient qu'après avoir baisé de leurs lèvres chacun des pieds des souverains.
Théodora ne déclina point cet honneur, et elle l'exigea même des envoyés des Perses et des autres Barbares, au moment où elle leur offrait les présents usités des empereurs, comme si l'empire romain eût reposé sur sa tête. - Cela ne s'était jamais vu.

7. Autrefois, ceux qui se trouvaient en relation directe avec les souverains, donnaient à l'un le titre d'empereur, et à sa compagne celui d'impératrice, et à chacun des grands fonctionnaires, celui qui appartenait à sa dignité.
Si quelqu'un d'entre eux venait, de quelque manière que ce fût, à mentionner dans ses paroles le nom de l'empereur ou de l'impératrice, sans ajouter mon maître ou ma maîtresse, ou si l'on essayait de se présenter à quelqu'un des grands sous un titre autre que celui de son serviteur, on passait pour un mal-appris ou pour un homme intempérant de langue. Il fallait qu'on s'en allât comme si l'on avait commis la faute la plus grave. et qu'on se fût rendu coupable d'une véritable offense.

8. Auparavant, ou était difficilement reçu au palais, et peu de personnes y étaient admises. À partir de leur avènement au trône, il fallut que les gouverneurs et le reste des fonctionnaires fussent très assidus à la cour.
Anciennement, ils remplissaient leurs fonctions et rendaient la justice d'après leur seule impulsion. Les administrateurs, après avoir rempli leurs devoirs accoutumés, restaient dans leurs résidences; et les administrés n'éprouvant aucune violence de l'empereur, et n'en entendant même pas parler, n'avaient ordinairement que des motifs rares pour élever des plaintes.
Mais ces souverains évoquèrent incessamment toutes les affaires de leurs sujets à leur tribunal pour les vexer. Ils les forçaient de s'adresser à eux, et de s'humilier, à cette occasion, jusqu'aux plus grandes bassesses.
On voyait pour ainsi dire chaque jour les tribunaux vacants et déserts de justiciables. Mais à la cour de l'empereur, il y avait sans cesse foule, violence, tumulte et servilité de toute espèce.

9. Ceux qui passaient pour les familiers y demeuraient, pendant une grande partie de la nuit, sans sommeil et sans nourriture, attendant l'occasion favorable. Ces courtisans se consumaient ainsi; et voilà le bonheur dont le sort les gratifiait.Les hommes désoeuvrés se demandaient les uns aux autres ce qu'étaient devenues les richesses des Romains. Les uns affirmaient qu'elles étaient toutes passées chez les Barbares; les autres, que l'empereur les avait renfermées dans des cachettes dont lui seul connaissait le nombre. Lorsque Justinien sortira de la vie naturelle, s'il est homme, ou lorsque le prince des démons brisera son existence, ceux qui survivront sauront de quel côté est la vérité.

 








(01) La traduction de Mauger ne commence guère qu'ici; elle n'a pas été faite sur l'édition de Maltret, divisée en chapitres, et complétée par les ms. de Milan, quoiqu'elle soit postérieure en date.
(02) ƒAmfÜ tŒ aÞdoÝa
(03) Procope se sert toujours du premier de ces noms, de préférence au second, qui, cependant, depuis Constantin, était celui de la capitale de l'Orient.