Muntaner

RAMON MUNTANER

 

CHRONIQUE : CC à CCXX

CLXXXI à CXCIX -   CCXI à CCXL

Oeuvre numérisée  par Marc Szwajcer

 

 

 

 

CHRONIQUE DU TRÈS MAGNIFIQUE SEIGNEUR

RAMON MUNTANER

 

CHAPITRE CC

Comment les envoyés de frère Roger revinrent de Constantinople à Messine, munis de tous actes nécessaires et de tous privilèges; comment il fut fait mégaduc de toute la deux; et comment le seigneur roi Frédéric de Sicile lui fit donner dix galères et deux lins, et le fournit d'argent et de provisions suffisants.

Les envoyés joyeux et satisfaits s'en retournèrent ainsi en Sicile avec tous leurs contrats signés en bonne forme. Ils trouvèrent frère Roger à Alicata, lui rendirent compte de tout ce qu'ils avaient fait et lui remirent les privilèges de toutes choses, et le bâton, et le chapeau, et la bannière, et le sceau du mégaducat. Nous lui donnerons donc désormais le nom de mégaduc.

Quand le mégaduc eut reçu toutes ces choses, il alla vers le seigneur roi, qu'il trouva à Palerme avec madame la reine, et leur rendit compte de tout ce qui avait été fait. Le seigneur roi en fut très joyeux; et incontinent il fit donner au mégaduc dix galères de l'arsenal et deux lins, et les fit radouber et appareiller pour lui. Le mégaduc en avait déjà huit qui lui appartenaient en propre; et ainsi il eut dix-huit galères et deux lins. Il nolisa de plus trois grandes nefs et un grand nombre de térides et autres lins, et fit publier de tous côtés: que tout homme qui devait faire l'expédition avec lui eût à se rendre à Messine: Le seigneur roi fournit à chacun tout ce qu'il put d'argent, et donna, par chaque personne à tout homme, femme ou enfant qui s'en allait avec le mégaduc, soit Catalan, soit Aragonais un quintal de biscuit et dix livres de fromage par chacun; et pour quatre personnes, un bacon[1] salé, des aulx et des oignons.

CHAPITRE CCI

Comment frère Roger, mégaduc de deux, prit congé du seigneur roi de Sicile, et passa, avec deux mille cinq cents cavaliers armés, et cinq mille almogavares et piétons, en Romanie.

Ainsi tous se réunirent avec leurs femmes et leurs enfants, joyeux et satisfaits du seigneur roi, car jamais ne fut seigneur qui se conduisit avec les gens qui l'avaient suivi mieux qu'il ne le fit, en tant qu'il était en son pouvoir, et encore plus; car chacun doit savoir que le seigneur roi n'avait pas de trésor, et qu'il sortait de guerres si rudes que rien ne lui restait.

Les riches hommes et les chevaliers s'embarquèrent, et les chevaliers et autres hommes de cheval eurent double ration de toute chose. En Béranger d'Entença ne put être prêt à cette époque, non plus qu'En Béranger de Rocafort, parce qu'En Béranger de Rocafort occupait dans la Calabre deux châteaux, qu'il n'avait pas voulu rendre à la paix, avant d'être payé de la solde due à lui et à sa troupe. Il ne put donc s'embarquer aussitôt que les autres; mais Fernand Ximénès d'Arénos, En Ferrand d'Aunes, En Corberan d'Alet, En Pierre d'Aros, En Pierre de Logran et beaucoup d'autres chevaliers et adalils[2] et almogavares, s'embarquèrent en ce moment; et quand tous furent embarqués, il y avait bien, entre galères, lins, nefs et térides, environ trente-six voiles. Il y avait mille cinq cents hommes de cheval inscrits, pourvus de toutes choses, excepté de chevaux, et bien quatre mille almogavares, et mille hommes de pied, sans y comprendre les rameurs et matelots qui faisaient partie de la flotte. Tous ces derniers étaient Catalans ou Aragonais, et emmenaient avec eux leurs femmes ou leurs maîtresses et leurs enfants. Ainsi ils prirent congé du seigneur roi, et partirent à la bonne heure de Messine avec grande joie et satisfaction.[3]

CHAPITRE CCII

Comment le mégaduc prit terre à Malvoisie et passa à Constantinople, où il fut bien accueilli par l'empereur et son fils, et comment les Catalans et les Génois curent une querelle, dans laquelle moururent trois mille Génois.

Dieu leur donna un bon temps, et en peu de jours ils prirent terre à Malvoisie. Là ils trouvèrent qu'on leur fit grand accueil, et on leur fournit de grands rafraîchissements de toutes sortes. Ils y trouvèrent aussi un ordre de l'empereur, de se rendre directement à Constantinople; et ainsi firent-ils.

Ils partirent de Malvoisie et s'en allèrent à Constantinople. Et lorsqu'ils furent à Constantinople, l'empereur le père et son fils les reçurent avec grande joie et grand plaisir, aussi bien que tous les gens de l'empire. Mais si ceux-là étaient satisfaits, les Génois en étaient très fâchés, parce qu'ils voyaient bien que, si ces gens s'établissaient dans l'empire, c'en était fait des honneurs et de la domination qu'ils y exerçaient eux-mêmes[4] car jusque-là l'empereur n'avait rien osé faire que ce qui leur plaisait, et de là en avant on ne ferait plus aucun cas d'eux. Que vous dirai-je? Les noces se firent. Le mégaduc prit pour femme la nièce de l'empereur, qui était une des belles filles et des plus sages personnes du monde, et qui avait environ seize ans. Ces noces se célébrèrent avec grande joie et grande satisfaction; et on paya à chaque homme sa solde pour quatre mois.

Tandis que cette fête se célébrait avec si grande pompe, les Génois par leur orgueil soulevèrent des rixes avec les Catalans, si bien qu'il s'ensuivit une mêlée fort vive; et un méchant homme, nommé Roso de Finale, prit la bannière des Génois et vint devant le palais des Blachernes. Nos almogavares et nos hommes de mer sortirent à leur rencontre, et jamais le mégaduc, ni les riches hommes, ni les chevaliers, ne purent les retenir.[5] Ils arrivèrent au dehors de la ville avec un pennon royal; et avec eux allèrent seulement environ trente écuyers sur des chevaux armés à la légère. Et quand ils turent les uns près des autres, les trente écuyers brochèrent des éperons et allèrent férir là où était la bannière, et abattirent à terre ce Roso de Finale, et les almogavares férirent alors au milieu d'eux. Que vous dirai-je? Ce Roso de Finale et plus de trois mille Génois y périrent. Et tout cela l'empereur le voyait de son palais, et il en avait grande joie et plaisir; si bien qu'il dit devant tous: « A présent, les Génois qui « se sont soulevés avec tant d'orgueil ont trouvé « leurs adversaires; et c'est fort bien que les « Catalans se soient armés pour punir les fautes « des Génois. »

Lorsque la bannière des Génois eut été abattue à terre et que Roso fut mort, ainsi que d'autres hommes notables, les almogavares, toujours tuant leurs ennemis, se disposaient à aller ravager Péra, qui est une ville particulière des Génois,[6] et dans laquelle étaient tous leurs trésors et toutes leurs marchandises. Quand l'empereur vit qu'ils s'en allaient ravager Péra, il appela le mégaduc et lui dit: « Mon fils, allez « à vos gens, et faites-les revenir. S'ils ravagent « Péra, c'en est fait de l'empire, car ces Génois « ont beaucoup à nous, aux barons et aux au-« très personnes de l'empire. » Aussitôt le mégaduc monta à cheval, et, la masse d'armes en main, suivi de tous les riches hommes et chevaliers qui étaient venus avec lui, il s'avança vers les almogavares, qui se disposaient déjà à envahir Péra, et les fit revenir; et l'empereur en demeura fort satisfait et joyeux.

Le lendemain il leur fit donner à tous une nouvelle solde et leur fit dire de se disposer à passer la Bouche-d'Avie[7] pour marcher contre les Turcs, qui sur ce point avaient enlevé à l’empereur plus de trente journées de pays, avec beaucoup de bonnes cités, villes, châteaux, qu'ils avaient soumis et rendu tributaires. Et ce qui était plus douloureux encore était que, si un Turc voulait avoir pour femme la fille du plus notable habitant de ces cités, villes ou châteaux qui leur étaient soumis, il fallait que le père, la mère et les amis la lui donnassent; et lorsqu'il naissait des enfants, si c'étaient des mâles ils les faisaient Turcs et les faisaient circoncire, comme le sont les Sarrasins, et si c'étaient des filles elles pouvaient choisir la foi qu'elles voulaient. Voyez en quelle douleur et en quel abaissement ils étaient, au grand déshonneur de la chrétienté. Par là vous pouvez connaître s'il était urgent que cette compagnie y passât; et surtout en voyant, qu'en vérité les Turcs avaient tant conquis, qu'ils venaient jusque devant Constantinople en ost réglée, et qu'il n'y avait entre deux qu'un bras de mer qui n'a pas plus de deux milles de large; et ils tiraient leurs épées et menaçaient l'empereur, et l'empereur pouvait voir tout cela. Jugez dans quelle douleur il devait vivre; car si les Turcs avaient eu des bâtiments pour passer ce bras de mer, ils auraient certainement conquis Constantinople.

CHAPITRE CCIII

Comment le mégaduc passa dans l'Anatolie, et prit terre au cap d'Artaki, à l'insu des Turcs. Comment il les combattit, et arracha à la captivité tomes les terres qui avaient été soumises par les Turcs, et alla hiverner à Artaki.

Voyez quels gens sont les Grecs, et combien Dieu était courroucé contre eux! Kyr Michel, fils aîné de l'empereur, était passé à Artaki[8] avec douze mille hommes à cheval et bien cent mille hommes de pied, et cependant ils n'osèrent jamais livrer bataille aux Turcs, et il dut s'en retourner avec grande honte. En ce même lieu d'Artaki où il avait été, et d'où il avait dû revenir, l'empereur envoya le mégaduc avec sa compagnie, qui n'était pas de plus de mille cinq cents hommes à cheval et de quatre mille hommes de pied.

Avant leur départ de Constantinople, le mégaduc voulut que l'empereur donnât une sienne parente à En Ferrand d'Aunes et le fit amiral de l'empire. Et le mégaduc fit cette demande afin d'être sûr que ses galères seraient toujours montées par les hommes de mer qu'il avait amenés, et que les Génois ni autres n'osassent rien tenter contre les Catalans dans tout l'empire, et que, quand il ferait avec son ost quelque expédition parterre, les galères se trouvassent au lieu désigné, munies de vivres et de provisions fraîches. Tout fut si bien ordonné par lui que personne n'aurait pu y ajouter aucune amélioration; ainsi, au moyen des galères, il tirait des îles et des autres terres et lieux maritimes, tout ce qui était nécessaire à lui et à sa troupe.

Lorsque tout fut ordonné, ils prirent congé de l'empereur, s'embarquèrent et se rendirent au cap d'Artaki sur le continent opposé,[9] pour le protéger contre les Turcs qui voulaient absolument s'en emparer, car c'est un lieu fort agréable. Tout ce cap est défendu par un mur construit sur le cap d'Artaki, du côté du continent d'Asie, où il n'y a pas un demi-mille de largeur d'une mer à l'autre. Au-delà de ce détroit, le cap se prolonge sur une assez grande étendue où se trouvent plus de vingt mille habitations, fermes, métairies ou maisons.

Les Turcs maintes fois étaient venus pour attaquer ce mur et s'ils eussent pu s'en rendre maîtres ils auraient ravagé tout le cap;[10] c'est pourquoi le mégaduc avec toute sa troupe prit terre en cet endroit, et les Turcs n'en surent rien. Dès qu'ils eurent pris terre, ils apprirent que les Turcs y étaient venus combattre ce même jour. Le mégaduc demanda s'ils étaient loin de là, et on lui dit qu'ils étaient à deux lieues environ, et se trouvaient placés entre deux fleuves. Aussitôt le mégaduc fit publier que chacun se tînt prêt le lendemain matin à suivre sa bannière. Il faisait porter avec la cavalerie sa bannière et celle de l'empereur; les almogavares portaient un pennon aux armes du seigneur roi d'Aragon, et l'avant-garde de la colonne un pennon aux armes du roi Frédéric. Ainsi les portèrent-ils lorsqu'ils firent hommage au mégaduc.

Le matin, avec bonne volonté et grande joie, ils se levèrent de si bonne heure qu'à l'aube du jour ils arrivèrent au torrent, le long duquel les Turcs étaient campés avec leurs femmes et leurs enfants; et ils férirent avec une telle impétuosité sur eux, que les Turcs furent bien émerveillés de ces gens, qui avec leurs dards leur portaient de tels coups que rien ne pouvait y résister. Que vous dirai-je? Dès que les Turcs se furent armés, la bataille fut terrible; mais que leur servit leur courage? Le mégaduc, avec sa troupe à cheval et à pied, s'était jeté si rudement sur eux qu'ils ne purent résister. Toutefois, ils ne voulaient pas fuir, à cause des femmes et enfants qu'ils avaient là, ce qui leur perçait le cœur, et ils préféraient mourir; si bien qu'on ne vit jamais hommes faire de telles prouesses. Cependant, à la fin, tous, avec leurs femmes et leurs enfants, furent faits prisonniers, et il périt ce jour-là, parmi eux, plus de trois mille hommes de cheval et plus de deux mille de pied.[11]

Ainsi le mégaduc et ses gens prirent possession du champ, et ne laissèrent en vie nul homme au-dessus de dix ans; puis ils s'en retournèrent à Artaki pleins de joie. Ils mirent sur les galères les esclaves mâles et femelles, ainsi que beaucoup d'objets précieux, dont la plus grande partie était destinée à l'empereur. Lui, il envoya les esclaves et un grand nombre de choses précieuses à l'impératrice et au fils de l'empereur, ainsi qu'à sa femme; et chacun des riches hommes, adalils et almogavares, envoya aussi ses présents à madame la belle-mère du mégaduc. Et cela eut lieu le huitième jour après qu'ils eurent quitté l'empereur; de sorte que ce fut une grande joie et une grande satisfaction pour tout l'empire, et principalement pour l'empereur, pour madame, belle-mère du mégaduc, et pour madame sa fille; et tout le monde en effet devait s'en réjouir. Mais si ceux-là en ressentirent de la joie, les Génois en eurent grande douleur; et Kyr Michel, fils aîné de l'empereur, en conçut aussi grand déplaisir et grande envie, si bien que dès ce jour en avant il couva sa colère contre le mégaduc et sa compagnie,[12] et il eût préféré perdre l'empire plutôt que de les avoir vu remporter une telle victoire; car lui-même y était allé avec un nombre considérable d'hommes et avait été repoussé deux fois. Ce n'est pas qu'il ne fût de sa personne un des bons chevaliers du monde, mais Dieu a frappé les Grecs d'une telle malédiction que tout homme peut les confondre. Et cela provient de deux péchés signalés qui dominent en eux: l'un est, qu'ils sont les hommes les plus orgueilleux du monde, et il n'y a personne au monde dont ils fassent cas en rien, si ce n'est d'eux-mêmes, qui ne valent pourtant absolument rien; l'autre est, qu'ils ont pour leur prochain moins de charité que qui que ce soit dans ce monde; car, lorsque nous étions à Constantinople, les gens qui fuyaient d'Anatolie devant les Turcs erraient et gisaient sur le fumier à Constantinople, et criaient famine; et il n'y avait aucun des Grecs qui, pour l'amour de Dieu, voulût leur rien donner; cependant il y avait abondance de toutes sortes de vivres; les almogavares seuls, émus de grand’ pitié, partageaient avec eux tout ce qu'ils avaient à manger. Si bien qu'à cause de ces charités que nos gens leur faisaient, partout où les nôtres transportaient leur ost, plus de deux mille pauvres Grecs, dépouillés de tout par les Turcs, suivaient l'ost par-derrière, et venaient partout avec nous. Ainsi vous pouvez comprendre combien Dieu est irrité contre les Grecs. Le proverbe d’usage dit: « Ceux à qui Dieu veut mal, il leur enlève d'abord la raison.[13]» Ainsi les Grecs sont frappés par la colère de Dieu; car, puisque ne valant absolument rien ils croient cependant autant valoir que tous les autres gens du monde, puisque de plus ils n'ont aucune charité envers leur prochain, il paraît bien par là que Dieu leur a entièrement enlevé toute raison.

Quand ceci fut fait, le mégaduc, avec toute sa compagnie, se prépara à marcher sur les Turcs par l'Anatolie, afin d'arracher à l'esclavage les cités, châteaux et villages que les Turcs avaient subjugués. Lorsque le mégaduc et ses gens furent prêts à partir d'Artaki, c'était le premier jour de novembre,[14] et il commença à faire le plus rigoureux hiver possible, tant de pluies et de vent que de froid et de mauvais temps; et les fleuves grossirent tellement que nul homme ne pouvait les passer. Il tint donc son conseil et se décida à passer la saison d'hiver dans ce lieu d'Artaki, qui est un endroit délicieux en toutes choses; car dans le reste du pays il fait le plus grand froid du monde, et il y tombe plus de neiges que partout ailleurs, puisqu'à dater des premiers jours de neige jusqu'en avril, il ne fait rien autre chose que neiger. En décidant donc d'hiverner en ce lieu d'Artaki, il eut la meilleure idée qu'on pût avoir.

Il commença par faire choix de six hommes notables du pays et de deux chevaliers catalans, deux adalils et deux almogavares, et ces douze étaient chargés de fixer à tout riche homme, puis ensuite aux chevaliers et aux almogavares, un logement convenable à chacun; et ils ordonnèrent que l'hôte de chacun devait fournir pain, vin, avoine, viande salée, fromage, légume, lit, et tout ce dont ils avaient besoin. A l'exception de la viande fraîche et des assaisonnements ils devaient enfin les fournir de tout.

Ces douze hommes fixèrent un prix raisonnable à chaque chose et ordonnèrent que chaque hôte eût une taille[15] pour toutes choses avec celui qui logerait en sa maison, et que cela se continuât ainsi depuis le premier du mois de novembre jusqu'à la fin du mois de mars. A la fin de mars chacun aurait à compter avec son hôte, devant les douze ou l'un d'eux; et autant ils auraient pris, autant on leur décompterait sur leur solde; et ce serait la caisse militaire qui rembourserait le bonhomme, maître de la maison; si bien que les hommes de la compagnie et les Grecs furent également satisfaits de cette mesure. Et ils reçurent ordre de passer ainsi leur saison d'hiver.

Le mégaduc envoya à Constantinople pour chercher la mégaduchesse, et ils passèrent là l'hiver avec grande joie et grand plaisir. Ensuite le mégaduc ordonna que l'amiral avec ses galères et tous les hommes de mer allât hiverner à l'île de Chio, qui est une île très agréable; c'est là que se fait le mastic, et on n'en fait en aucun autre lieu du monde. Il les envoya hiverner en ce lieu, parce que les Turcs, avec leurs barques, parcouraient ces îles. Et ainsi ils gardèrent toute cette contrée et allaient visitant toutes les îles. De cette manière ils passèrent tout cet hiver en joie, déduit et soulas les uns et les autres.[16] Et lorsque le mois de février fut passé, le mégaduc fit publier par tout le pays d'Artaki, que chacun comptât avec son hôte, en y comprenant tout le mois de mars, et qu'il fût prêt à suivre la bannière le premier jour d'avril.

CHAPITRE CCIV

Comment le mégaduc s'en alla à Constantinople pour y laisser la mégaduchesse; comment il reçut de l'empereur la paie pour quatre mois, et des grands dons qu'il fit à toute la compagnie.

Chacun compta donc avec son hôte; et il y en eut qui avaient si follement mené leur affaire, qu'ils avaient à décompter avec leur hôte pour plus de la valeur d'une année de paie; ceux qui étaient plus sages avaient vécu avec meilleur ordre; mais néanmoins il n'y en avait aucun qui n'eût reçu pour bien au-delà de sa solde pendant le temps qu'ils y avaient demeuré. Tandis que le compte se faisait, au mois de mars, le mégaduc prit quatre galères, et avec la mégaduchesse, avec sa belle-mère, sœur de l'empereur, qui avait passé l'hiver avec lui, et avec deux frères de sa femme, il partit pour Constantinople afin de laisser la mégaduchesse dans cette ville et prendre congé de l'empereur. Lorsqu'il fut à Constantinople on lui fit grande fête et grands honneurs, et il reçut de l'empereur la paie de quatre mois pour les besoins de la compagnie, ce que nul ne soupçonnait, pour la grande dépense qu'ils avaient faite pendant l'hiver, et sur laquelle chacun redevait beaucoup. Ainsi il laissa la mégaduchesse à Constantinople et prit congé d'elle, de sa belle-mère, de ses beaux-frères et de ses amis, puis il prit enfin congé de l'empereur, s'embarqua avec ses quatre galères, et fut de retour à Artaki le quinzième jour de mars. Tous eurent grand plaisir à le revoir. Le mégaduc demanda si chacun avait compté avec son hôte, et on lui répondit que oui. Là-dessus il fit publier: que tout homme eût à se trouver le lendemain sur une place, devant la maison qu'habitait te mégaduc, et qu'il apportât la note de ce qu'il devait à son hôte; car, le compte une fois réglé, les douze prud'hommes avaient prescrit qu'on en fit une note en double, répartie par A, B, C, pour que l'une fût remise à l'hôte et que le soudoyer conservât l'autre. Ces comptes étaient scellés du sceau du mégaduc. Quand chacun fut venu le lendemain avec sa note, le mégaduc s'assit sur un siège qu'on lui avait préparé sous un arbre qu'on appelle un orme, et il fit venir devant lui chacun par ordre avec sa note; et il trouva que tous avaient reçu outre mesure, en considérant le temps qu'ils avaient passé à hiverner. Et quand il eut reçu toutes les notes et les eut déposées sur un tapis devant lui, il se leva et dit: « Braves gens, j'ai beaucoup à vous remercier de ce qu'il vous a plu de m'avoir pour chef et seigneur, et de m'avoir suivi là où j'ai voulu vous conduire. A présent, je trouve que vous avez reçu ici beaucoup plus, et deux fois autant qu'il ne vous revenait pour le temps que vous avez été à hiverner; il y en a même qui ont reçu trois fois autant; d'autres quatre fois autant; de telle sorte que je vois bien que, si la caisse militaire voulait décompter à la rigueur avec vous, vous auriez à passer un temps de grande détresse. C'est pourquoi, en l'honneur de Dieu et en l'honneur de l'empire, et aussi par la grande affection que je vous porte, moi, par faveur toute spéciale, je vous fais don de tout ce que vous avez dépensé cet hiver et je veux que rien n'en soit déduit sur votre paie; et, dès à présent, j'ordonne que soient brûlées toutes les notes que vous m'avez ici apportées. Les Grecs n'ont qu'à porter les leurs à notre trésorier et il se chargera de les satisfaire. » Aussitôt il fit apporter du feu et fit brûler toutes les notes en présence de tous. Chacun se leva et alla lui baiser la main, et lui rendit mille grâces; et ils devaient bien le faire, car c'était le plus beau présent que jamais seigneur fit à ses vassaux depuis plus de mille ans; et très certainement le tout s'élevait bien à la solde de huit mois l'un dans l'autre; car pour les hommes à cheval seulement, cela allait à cinquante mille onces d'or, et pour les hommes de pied à près de soixante mille onces d'or; de telle sorte, qu'en y comprenant ce qu'avaient reçu les riches hommes, on calculait que le tout pouvait bien s'élever à cent mille onces d'or, ce qui fait six millions. Quand il eut tout réglé il voulut les satisfaire encore davantage; il ordonna donc que chacun se trouvât le lendemain sur ladite place pour recevoir en bel or la paie de quatre mois. Et ainsi vous pouvez comprendre quelle joie il y avait dans toute l'ost et de quel cœur ils le servirent de là en avant; et ainsi le lendemain il leur fit donner la paie de quatre mois, pour que chacun s'appareillât bien à se mettre en campagne.[17]

CHAPITRE CCV

Comment le mégaduc eut, avec sa compagnie, un second combat contre la gabelle de Cesa et de Tiu; comment il les vainquit et les tua près de Philadelphie.

Ainsi, le premier jour d'avril,[18] par la grâce de Dieu, la bannière sortit et chacun songea à la suivre, et ils entrèrent aussitôt dans le royaume d'Anatolie. Les Turcs furent bientôt prêts à leur faire tête, savoir: les gabelles de Cesa et de Tiu, parents de ceux que la compagnie avait tués à Artaki; si bien que lorsque la compagnie fut près d'une cité qu'on nomme Philadelphie, qui est une noble cité et des grandes du monde, et qui a bien dix-huit milles de tour, c'est-à-dire autant que Rome ou Constantinople, elle trouva près de cette cité, à une journée, les deux gabelles Ses Turcs, qui étaient en tout huit mille hommes à cheval et douze mille à pied, et ils s'ordonnèrent aussitôt en bataille rangée. Le mégaduc et sa compagnie en eurent grand plaisir, si bien qu'à l'instant, avant que fussent lancées les flèches des archers turcs, ils se précipitèrent au milieu d'eux, les hommes en brochant de l'éperon contre leurs gens à cheval, et les monde contre les gens à pied. Que vous dirai-je? La bataille fut très vigoureusement disputée et dura depuis le soleil naissant jusqu'à l'heure de nonne, tellement que les Turcs furent tous tués ou pris, et qu'il n'en échappa pas mille de cheval et cinq cents de pied.[19] Le mégaduc et sa compagnie s'emparèrent du camp avec grande joie, n'ayant pas perdu plus de quatre-vingts hommes à cheval et cent à pied et ayant fait un butin immense. Après avoir pris possession du champ, ils restèrent bien huit jours, leurs tentes dressées, en ce lieu qui était fort bon et fort délicieux, et ils s'en vinrent à ladite cité du Philadelphie où ils furent reçus avec grande joie et grande allégresse. Ainsi la nouvelle se répandit par tout le pays d'Anatolie, que les gabelles de Cesa et de Tiu avaient été défaites par les Francs,[20] et on en eut grande joie; et ce n'est pas merveille, car tous eussent été captifs si ce n'eût été des Francs. Ainsi le mégaduc et sa compagnie restèrent dans la cité de Philadelphie pendant quinze jours, et puis partirent et allèrent à la cité de Nif,[21] et puis à Magnésie, et ensuite ils prirent le chemin de la cité de Thyrra.[22]

CHAPITRE CCVI

Comment les Turcs furent vaincus à Thyrra par un Corberan d'Alet, qui y fut blessé d'une flèche et mourut; et comment En Béranger de Rocafort vint à Constantinople avec deux galères et deux cents cavaliers, et à Ephèse où est le tombeau de monseigneur saint Jean l'évangéliste.

Lorsqu'ils furent dans la cité de Thyrra, ceux des Turcs qui avalent échappé à la bataille, avec d'autres qui s'étaient réunis à eux et qui étaient de la gabelle de Mondexia,[23] se rendirent à Thyrra, dans l'église où repose le corps de monseigneur saint Georges, qui est une des belles églises que j'aie jamais vues et qui est située près de Thyrra, à environ deux milles. A l'aube du jour, les Turcs vinrent à de et ne savaient pas que les Francs y lussent; et dès qu'on les vit prendre leur course, l'alarme se répandit dans tout le pays. Le mégaduc regarda et vit que c'étaient les Turcs; et il était facile de les voir, car ils étaient tous dans la plaine, et la cité de Thyrra est sur une hauteur. Il envoya sur-le-champ dire à En Corberan d'Alet, sénéchal de l'armée, de marcher sur eux avec tous ceux de la compagnie qui voudraient le suivre. La compagnie prit les armes en toute hâte; et En Corberan, avec environ deux cents hommes à cheval et mille à pied, alla fondre sur eux; si bien qu'il les eut bientôt mis en déroute; et il leur tua plus de sept cents hommes à cheval et un grand nombre de gens à pied; et il les eût tous tués; mais comme la montagne était toute voisine, ils prirent le parti de laisser là leurs chevaux et de s'enfuir à pied par la montagne. En Corberan d'Alet, qui était bon chevalier et d'une ardeur extrême dans ses volontés, descendit lui-même de cheval et se mit à les poursuivre à pied par la montagne. Les Turcs, qui les virent monter ainsi après eux, afin de les retarder, tirèrent leurs flèches, et par malheur une flèche vint férir ledit En Corberan, qui, à cause de la chaleur et de la poussière, s'était désarmé de sa salade; et là il périt, ce qui fut une grande perte; si bien que les chrétiens s'arrêtèrent autour de lui, et les Turcs se sauvèrent.

Quand le mégaduc l'apprit, il en fut très affligé parce qu'il l'aimait beaucoup; il l'avait fait sénéchal et l'avait fiancé à une fille qu'il avait eue d'une dame de Chypre et qui était restée auprès de madame la mégaduchesse à Constantinople, et les noces devaient se faire à leur retour à Constantinople. En Corberan fut enterré dans l'église de Saint-Georges, en grand honneur, avec dix autres chrétiens morts avec lui, et on leur fit faire de beaux monuments; car le mégaduc et l'ost s'y arrêtèrent huit jours, afin que la tombe d'En Corberan fût faite riche et belle. Et de Thyrra le mégaduc envoya des ordres à Smyrne,[24] et de Smyrne à Chio, à l'amiral En Ferrand d'Aunes pour qu'il vînt à la cité d'Ania[25] avec toutes ses galères et tous les hommes de mer qui étaient avec lui; et ainsi fit-il. Et au moment où il appareillait pour partir de Chio, En Rocafort venait d'arriver à Constantinople avec deux galères, amenant avec lui deux cents hommes de cheval, bien équipés de tout leur harnais, moins les chevaux, et bien mille almogavares, et il était venu trouver l'empereur. L'empereur lui avait aussitôt ordonné d'aller se réunir au mégaduc partout où il pourrait le trouver; et c'est ainsi qu'il arriva à l'île de Chio et que l'amiral et lui partirent ensemble de Chio et se rendirent à la cité d'Ania.

Ils y étaient déjà arrivés depuis environ huit jours lorsqu'ils reçurent la nouvelle que le mégaduc venait, et ils en eurent grande joie; et ils envoyèrent au mégaduc deux messagers qui le trouvèrent encore à la cité de Thyrra. Et le mégaduc en fut très satisfait, et voulut que j'allasse jusqu'à Ania pour y prendre En Béranger de Rocafort et l'amener jusqu'à la ville d’Ayasaluck,[26] que l'Ecriture nomme Ephèse. Dans ce dit lieu d'Ephèse est le tombeau dans lequel monseigneur saint Jean l'évangéliste se plaça quand il eut pris congé du peuple; et puis on vit un nuage comme de feu; et la croyance chrétienne est que ce fut dans ce nuage qu'il monta au ciel en corps et en âme. Et cela paraît bien, par le miracle que l'on voit chaque année à ce même tombeau. Le tombeau dudit saint est en forme de carré et est placé au pied de l'autel; au-dessus est une belle pierre de marbre qui a bien douze palmes de long et cinq de large; et au milieu de la pierre sont percés neuf trous fort petits; et chaque année, le jour de saint Etienne, à l'heure des vêpres, et au moment même où, ledit jour de saint Etienne, on commence à dire les vêpres de saint Jean, de chacun de ces neuf trous il sort une manne sablonneuse qui s'élève bien à un pied au-dessus de la pierre, et qui en découle ainsi qu'un filet d'eau. Et cette manne sort et commence à sortir, ainsi que je vous ai dit, tout aussitôt qu'on commence à chanter les vêpres de saint Jean, le jour de saint Etienne; et cela continue toute la nuit, et puis tout le jour de saint Jean, jusqu'à ce que le soleil soit couché; si bien que, quand le soleil est couché et que cette manne a cessé de sortir, il y en a bien certainement trois quarterades de Barcelone. Cette manne est merveilleusement bonne pour beaucoup de bonnes choses; c'est à savoir que, qui en boit quand il sent venir la fièvre, jamais cette fièvre ne lui vient; et d'autre part, si une femme est en travail d'enfant et ne peut accoucher, elle n'a qu'à en boire avec de l'eau ou avec du vin, et elle est aussitôt délivrée; et d'autre part, celui qui est assailli en mer par une tempête n'a qu'à en jeter trois fois dans la mer, au nom de la très sainte Trinité, de madame sainte Marie et du bienheureux saint Jean l'évangéliste, et aussitôt la tempête cessera; et de plus encore, si quelqu'un a mal à la vessie, il n’y a qu’à en boire audit nom de la sainte Trinité de madame sainte Marie et du bienheureux saint Jean évangéliste, et aussitôt il sera guéri. On donne de cette manne à tous les pèlerins qui y viennent, et elle ne sort que d'année en année.

CHAPITRE CCVII

Comment le mégaduc alla à Ayasaluck, et créa sénéchal de l'ost En Béranger de Rocafort; et comment ils mirent en déroute les Turcs de la gabelle d'Atia[27] qui, s'étant réunis à tous les autres Turcs, furent une seconde fois défaits; et comment il en périt bien dix-huit mille à la Porte de Fer.

Je pris aussitôt congé du mégaduc et de la compagnie, et j'emmenai avec moi vingt chevaux pour le service d'En Rocafort, et afin qu'il pût chevaucher et venir avec moi à la cité d'Ephèse, appelée aussi Théologos en langue grecque,[28] et afin de protéger cette ville contre les Turcs qui y faisaient tous les jours des incursions. Il passa non sans grand danger, à cause de beaucoup d'attaques que lui firent les Turcs, et il amena avec lui cinq cents almogavares; les autres restèrent à la cité d'Ania, avec l'amiral En Ferrand d'Aunes. Et quand En Béranger et les siens furent arrivés à Ayasaluck, au bout de quatre jours le mégaduc vint l'y rejoindre avec toute l'ost, et fit le meilleur accueil audit En Béranger de Rocafort; de telle sorte qu'il le fit sénéchal de l'armée, ainsi qu'était En Corberan d'Alet, et le fiança aussi avec cette même fille à lui qu'il avait fiancée auparavant audit En Corberan. En Béranger de Rocafort entra aussitôt en fonction de sa charge. Et le mégaduc lui donna cent chevaux, et lui compta la paie de quatre mois, pour lui et ceux qui étaient venus avec lui. Le mégaduc demeura huit jours dans la dite cité d'Ayasaluck;[29] et puis vint avec toute l'ost dans la cité d'Ania, et laissa En Pierre d'Aros pour commandant dans la cité de Thyrra, et lui donna trente hommes de cheval et cent hommes de pied.

Dès que le mégaduc fut entré dans la cité d'Ania, l'amiral et tous les hommes de mer, et tous ceux qui étaient avec En Rocafort, sortirent au-devant de lui en armes pour le recevoir, si bien que le mégaduc en eut un grand plaisir, parce qu'ils renforçaient l'armée; et pendant son séjour à Ania, le mégaduc renouvela la paie de toute la troupe.

Un jour, pendant qu'il se trouvait dans cette ville, l'alarme se répandit dans tout le pays, sur le bruit que les Turcs, qui faisaient partie de la gabelle d'Atia, étaient venus faire des incursions dans les environs d'Ania. Aussitôt l'ost exécuta une sortie et avec une telle impétuosité qu'elle atteignit les Turcs et fondit au milieu d'eux. Si bien que, ce jour-là, nos gens tuèrent bien aux Turcs environ mille hommes de cheval et deux mille de pied. Les autres s'enfuirent; la nuit les arracha à nos mains, sans quoi tous eussent été tués ou pris. La compagnie s'en retourna à la cité d'Ania avec grande joie et plaisir, et avec le bon butin qu'elle avait fait. Et ainsi le mégaduc resta avec l'ost à la cité d'Ania bien quinze jours, et puis fit sortir la bannière, et voulut achever de parcourir le royaume d'Anatolie, si bien que l'armée alla jusqu'à la Porte de Fer. C'est une montagne sur laquelle se trouve un passage appelé la Porte de Fer, qui sépare l'Anatolie du royaume d'Arménie. Et quand on fut à la Porte de Fer, on y rencontra les Turcs de cette gabelle d'Atia, qui avaient été déconfits à la porte d'Ania, et tous les autres Turcs qui étaient restés vivants des autres gabelles, et qui tous s'étaient réunis et avaient pris position sur cette montagne. Et ils étaient certainement en tout dix mille hommes de cheval et vingt mille hommes de pied; et à l'aube du jour, le jour de madame sainte Marie d'août, en belle bataille rangée, ils vinrent à la rencontre du mégaduc. Les Francs à cette vue se disposèrent au combat avec telle joie et satisfaction qu'il paraissait bien que Dieu les soutenait, comme en réalité il le faisait à cette époque; et les almogavares poussèrent aussitôt leur cri de: » Aiguisez les fers! Le mégaduc avec sa cavalerie fondit sur les hommes à cheval, et En Rocafort avec les almogavares sur les hommes de pied; et là vous auriez pu voir des faits d'armes tels que jamais nul homme n'en vit de pareils.

Quo vous dirai-je? La bataille fut fort cruelle, mais enfin tous les Francs poussèrent un cri, et s'écrièrent: « Aragon! Aragon! » Ce cri les ranima d'une vigueur telle qu'ils battirent complètement les Turcs. Et ainsi battant et chassant, leur poursuite dura jusqu'à la nuit, et la nuit seule vint interrompre cette poursuite. Toutefois il resta certainement morts plus de six mille Turcs à cheval et plus de douze mille hommes de pied. Et ainsi la compagnie eut une bonne nuit; et les Turcs perdirent toutes leurs provisions et leurs bestiaux. Le lendemain les Francs prirent possession du champ, et l'ost y resta bien huit jours pour prendre cette possession, et le butin qu'elle y fit fut immense.

CHAPITRE CCVIII

Comment l'empereur de Constantinople envoya dire au mégaduc que, toutes affaires cessantes, il retournât à Constantinople pour le venir secourir contre le frère du roi Assen, qui avait usurpé la royauté.

Après cela le mégaduc fit publier que chacun suivît la bannière et allât à la Porte de Fer; là il demeura trois jours, et puis il se proposa de retourner à la cité d'Ania. Et tandis qu'il s'en retournait à Ania, des envoyés lui vinrent de la part de l'empereur, qui lui faisait dire que, toutes affaires cessantes, il s'en retournât à Constantinople avec toute l'ost, parce que le roi Assen, père de la mégaduchesse, était mort et avait laissé le royaume à ses fils, qui étaient deux frères de la mégaduchesse et neveux de l'empereur; et leur oncle, frère de leur père, s'était emparé de la royauté; et pour cela l'empereur de Constantinople, attendu que le royaume de Bulgarie appartenait à ses neveux, avait envoyé ordre à l'oncle de laisser le royaume à ces jeunes gens qui étaient ses neveux, et auxquels il appartenait; mais celui-ci lui avait fait une très dure réponse; si bien qu'une grande guerre commença, entre l'empereur de Constantinople et celui qui s'était fait roi de Bulgarie, tellement que l'empereur de Constantinople faisait chaque jour des pertes dans la guerre, et ainsi il adressa des messages au mégaduc pour qu'il vint le secourir.

CHAPITRE CCIX

Comment le mégaduc, ayant reçu le message de l'empereur de Constantinople, tint conseil sur ce qu'il devait faire, et comment il résolut d'aller sur-le-champ trouver l'empereur.

Le mégaduc fut très fâché de devoir en ce moment abandonner le royaume d'Anatolie, qu'il avait entièrement reconquis et soustrait au malheur et aux mains des Turcs;[30] mais sur le message qu'il avait reçu et les prières pressantes que lui faisait l'empereur il fit réunir le conseil et dit à toute la compagnie le message qu'il avait reçu, en les priant de le conseiller sur ce qu'il devait faire. Finalement le conseil lui fut donné de se porter sans retard au secours de l'empereur, selon qu'il en était besoin, et de revenir au printemps en Anatolie. Le mégaduc tint cet avis pour bon et reconnut que la compagnie l'avait bien conseillé; et bientôt ils se disposèrent, préparèrent les galères, mirent dessus tout ce qu'ils avaient pris, et l'ost s'achemina le long de la côte, de telle sorte que les galères étaient chaque jour près de l'ost; et le mégaduc laissa dans chaque lieu bon renfort, bien qu'avec peu de renfort on en eût eu suffisamment, car ils avaient si bien nettoyé le pays des Turcs qu'aucun d'eux n'osait paraître dans tout le royaume, de telle sorte que ce royaume était entièrement rétabli. Et quand il eut mis ordre à tout dans le pays, il s'en vint par ses journées à la Bouche-d'Avie; et quand il fut à l'endroit où on passe le détroit, il envoya un lin armé à l'empereur à Constantinople, pour savoir ce qu'il voulait qu'il fit. Lorsque l'empereur sut que les Francs étaient arrivés au passage, il fut très content et satisfait; il fit faire de grandes fêtes à Constantinople, et fit dire au mégaduc qu'il passât à Gallipoli, et qu'au cap de Gallipoli il fit reposer ses gens.

Le cap de Gallipoli a bien certainement quinze lieues de long, et n'a nulle part plus d'une lieue de large, et de chaque côté la mer vient le battre. C'est le plus agréable cap du monde et le plus fertile en bons grains, en bons vins et en toute espèce de fruits en grande abondance; et à l'entrée du cap il y a un bon château qui a nom Examile, qui veut dire Six-milles, et il a ce nom-là parce qu'en ce lieu le cap n'a pas plus de six milles de large; et au milieu est ce château pour garder tout le cap. Et d'un côté du cap est la Bouche-d'Avie et de l'autre le golfe de Mégarix; et ensuite dans l'intérieur du cap se trouve la ville de Gallipoli, puis Polamos, Sestos et Madytos. Chacun de ces endroits est un bon lieu, et sans compter ces lieux il s'y trouve beaucoup de maisons et très belles. Là le mégaduc répartit toute son ost dans ces habitations, qui sont pourvues de toutes choses, et ordonna que chaque habitant fournît à son hôte ce qui lui était nécessaire, et que chacun écrivît ou fit des tailles et en tînt compte.

CHAPITRE CCX

Comment, sur la nouvelle de l'arrivée du mégaduc, le roi des Bulgares traita avec l'empereur de Constantinople en se soumettant à faire tout ce qu'il voudrait; et comment le débat se mit entre l'empereur de Constantinople et le mégaduc.

Lorsque toute l'ost eut pris ses quartiers, le mégaduc s'en alla avec cent hommes de cheval à Constantinople voir l'empereur, et madame sa belle-mère et sa femme; et à son entrée à Constantinople, on lui fit de grandes fêtes et de grands honneurs. Et tandis qu'il était à Constantinople, le frère du roi Assen,[31] qui faisait la guerre à l'empereur de Constantinople, ainsi que vous l'avez déjà entendu, sachant que le mégaduc y venait d'arriver avec toute son ost, regarda sa cause comme perdue. Il envoya donc sur-le-champ des messagers à l'empereur, et se soumit à faire tout ce qu'il voulait. Ainsi l'empereur, au moyen des Francs, obtint tout ce qu'il désirait dans cette guerre. Et quand cette paix fut faite, le mégaduc dit à l'empereur qu'il donnât la paie à sa troupe; et l'empereur dit qu'il le ferait; et il fit battre monnaie en imitation du ducat de Venise, qui vaut huit deniers barcelonais; et il en fit aussi fabriquer une autre espèce qu'on appelait des vintilions, et qui ne valaient pas trois deniers chacun[32]. Et il voulut qu'ils eussent cours pour le même prix que ceux qui valaient huit deniers. Et il ordonna que les Francs se feraient fournir par les Grecs les chevaux, mules, mulets, vivres et autres choses dont ils auraient besoin, et qu'ils les paieraient ensuite avec cette monnaie. Et l'empereur agit ainsi à mauvaise intention, c'est-à-dire afin de faire naître débat et mésintelligence entre les habitants et l'ost; car, après avoir obtenu le succès qu'il voulait de toutes ses guerres, il aurait désiré que tous les Francs fussent morts et hors de l'empire.

CHAPITRE CCXI

Comment le noble En Béranger d'Entença vint en Romanie joindre la compagnie, et fut fait mégaduc par frère Roger.

Le mégaduc refusa de prendre cette monnaie; et tandis qu'ils étaient en contestation, En Béranger d'Entença arriva en Romanie, et amena trois cents hommes de cheval et mille almogavares. Et quand il fut à Gallipoli, il trouva que le mégaduc était allé à Constantinople, et il lui envoya deux cavaliers pour savoir ce qu'il voulait qu'il fit; et le mégaduc lui fit dire de venir à Constantinople. L'empereur l'accueillit très bien et le mégaduc encore mieux; et lorsqu'il y fut resté un jour, le mégaduc s'en vint à l'empereur et lui dit: « Seigneur, ce riche homme est un des plus nobles hommes d'Espagne qui ne soit pas fils de roi; c'est un des bons chevaliers du monde; il est avec moi comme frère; il est venu vous servir pour votre honneur et par amitié pour moi; il est donc nécessaire que je lui fasse un plaisir signalé; et ainsi, avec votre permission, je lui donnerai le bâton du mégaducat et le chapeau, afin que de là en avant il soit mégaduc. » Et l'empereur lui dit que cela lai faisait plaisir. Et quand il vit la générosité du mégaduc, qui voulait se dépouiller du mégaducat, il dit en soi-même qu'il fallait que cette générosité lui comptât. Le lendemain, devant l'empereur et toute la cour plénière, le mégaduc ôta de dessus sa tête le chapeau du mégaducat et le plaça sur la tête d'En Béranger d'Entença, et puis lui donna le bâton, le sceau et la bannière du mégaducat, de quoi chacun s'émerveilla.[33]

CHAPITRE CCXII

Comment, après quatre cents ans que l'empire avait été sans césar, frère Roger fut créé César par l'empereur de Constantinople; et comment il alla hiverner à Philadelphie; et comment, selon ce qui avait été convenu, il se disposa à passer en Anatolie.

Et dès qu'il eut fait cela, l'empereur, devant tous, fit asseoir frère Roger en sa présence et lui donna le bâton, le chapeau, la bannière, le sceau de l'empire, le revêtit des habits distinctifs d'un nouveau rang, et le créa César de l'empire.[34] Le privilège de l'office de césar est tel: que le césar prend place sur un siège à côté du siège de l'empereur, et qui n'est pas une demi palme plus bas; et il a dans l'empire la même autorité que l'empereur; et il peut concéder des dons à perpétuité; et il peut mettre la main au trésor; et il peut lever des impôts, faire pendre, confisquer; et finalement tout ce que l'empereur fait, il le fait aussi. Il signe: César de notre empire; et l'empereur lui écrit: César de ton empire. Que vous dirai-je? De l'empereur au césar il n'y a aucune différence, sinon que le siège du césar est plus bas d'une demi palme que celui de ('empereur; et l'empereur porte un chapeau rouge et tous ses habits rouges, et le césar porte un chapeau bleu et ses habits bleus, à bordure d'or étroite.

Et ainsi fut créé césar frère Roger; et depuis quatre cents ans il n'y avait pas eu de césar dans l'empire de Constantinople; aussi l'honneur en fut-il plus grand. Et lorsque tout ceci eut été fait en grande solennité et grande fête, de là en avant En Béranger d'Entença eut le nom de le et frère Roger celui de césar. Et avec grande allégresse ils s'en retournèrent à Gallipoli vers leurs compagnies,[35] et le césar amena avec lui sa belle-mère, madame sa femme et deux frères de sa femme, dont l'aîné était roi des Bulgares.

Quand ils furent à Gallipoli, ils donnèrent ordre d'y passer l'hiver, car on avait passé l’omnia sanctorum[36]. Et le césar et madame sa femme, madame sa belle-mère et ses beaux-frères, et le mégaduc, passèrent l'hiver au milieu des plaisirs. Et quand on eut passé les fêtes de Noël, le césar alla à Constantinople, pour s'entendre avec l'empereur sur ce qu'ils devaient faire, attendu que le printemps approchait; et le mégaduc resta à Gallipoli.

Et quand le césar fut arrivé à Constantinople, ils furent d'accord que le césar et le mégaduc passeraient dans le royaume d'Anatolie; et le césar convint aussi avec l'empereur, que l'empereur lui donnerait tout le royaume d'Anatolie et toutes les îles de Romanie; qu'il passerait donc en Anatolie et partagerait les cités, villes et châteaux entre ses vassaux, de telle sorte que chacun serait tenu de lui fournir un certain nombre de chevaux armés sans qu'on fût tenu de leur donner aucune solde.[37] Ils se disposaient donc à partir; et de là en avant l'empereur ne fut tenu de payer de solde à aucun des Francs; mais le césar devait y pourvoir. Cependant l'empereur avait à faire payer sur-le-champ quatre mois, ce qui avait été stipulé à l'avance. Alors le césar prit congé de l'empereur, et l'empereur lui donna de cette mauvaise monnaie pour faire ses paiements; et le césar la prit car il pensa que, puisqu'il passait en Anatolie, il n'aurait à faire que peu de cas du mécontentement des habitants de la Romanie. Ainsi, avec cette monnaie, il vint à Gallipoli, et commença à en donner pour la solde, et chacun paya son hôte avec ladite monnaie.

CHAPITRE CCXIII

Comment le césar résolut d'aller prendre congé de Kyr Michel, malgré sa belle-mère et sa femme, qui étaient bien assurées de l'envie que lui portait Kyr Michel

Tandis qu'on faisait cette paie, le césar dit à madame sa belle-mère et à madame sa femme qu'il voulait aller prendre congé de Kyr Michel, fils aîné de l'empereur; et sa belle-mère et sa femme le prièrent qu'il n'en fit absolument rien, attendu qu'elles savaient bien qu'il était grandement son ennemi, et qu'il lui portait une telle envie que certainement, s'il se trouvait en un lieu où il eût un plus grand pouvoir que lui, il le ferait périr, lui et tous ceux qui seraient avec lui. Et le césar répondit: que pour rien au monde il ne s'en dispenserait; que grande honte serait à lui, s'il partait de Romanie et entrait au royaume d'Anatolie, avec l'intention d'aller se fixer à jamais dans le voisinage des Turcs qu'il aurait à combattre, sans avoir pris congé de lui, et que cela lui serait compté à mal. Que vous dirai-je? Sa belle-mère, sa femme et ses beaux-frères étaient si affligés de sa détermination, qu'ils réunirent tout le conseil de l'ost et lui firent demander que pour rien au monde il n'allât en ce voyage. Et ce fut en vain qu'ils le dirent; car rien ne put le décider à s'en dispenser.[38] Si bien que quand sa belle-mère, sa femme et ses beaux-frères virent que pour rien il ne voulait rester, ils le prièrent de leur livrer quatre galères; car eux tous voulaient aller à Constantinople. Le césar appela donc l'amiral En Ferrand d'Aunes, et lui dit de transporter à Constantinople sa belle-mère, sa femme et ses beaux-frères. Et la femme du césar ne devait pas passer en Anatolie, parce qu'elle était enceinte de sept mois et que sa mère voulait qu'elle accouchât à Constantinople. Et ainsi fut-il ordonné; et la dame resta à Constantinople,[39] et en son temps elle accoucha d'un beau garçon, qui vivait encore quand j'ai commencé ce livre. Or je cesse de vous parler de sa femme et de son fils, et je reviens au césar.

CHAPITRE CCXIV

Dans lequel on raconte quelle est la terre de Gallipoli, quelles forces il y a, et où on fait aussi mention de l'histoire de Paris et d'Hélène.

La vérité est que, comme je vous ai déjà dit, l'ost était à Gallipoli et autres lieux environnants. Et je veux que vous sachiez que Gallipoli est la capitale du royaume de Macédoine, dont Alexandre fut seigneur et où il naquit. Et ainsi Gallipoli est sur la marine la capitale du royaume de Macédoine, comme Barcelone la capitale de la Catalogne sur la marine et Lérida dans la terre ferme. Dans l'intérieur du pays, il y a une autre très bonne cité au royaume de Macédoine, qui a nom Andrinople; et il y a de Gallipoli à Andrinople cinq journées; et à Andrinople était Kyr Michel, fils aîné de l'empereur. Et encore je veux que vous sachiez que le cap de Gallipoli est sur une langue déterre de la Bouche-d'Avie,[40] du côté du ponant. Et sur une autre langue de terre, au levant, est le cap d'Artaki, où le mégaduc avait hiverné l'année précédente avec l'armée; et à ce lieu d'Artaki était une des portes de la cité de Troie,[41] et l'autre porte était à un port situé au milieu de la Bouche-d'Avie, et auquel port est un fort château, très beau, qui a nom Paris, que fit construire Paris, fils du roi Priam, quand il eut pris Hélène,[42] femme du duc d'Athènes, à main armée dans l'île de Ténédos, qui est à cinq milles de la Bouche-d'Avie. Et dans cette île de Ténédos, et dans ce temps-là, il y avait une idole; et là venaient à un certain mois de l'année tous les nobles hommes et toutes les nobles dames de Romanie en pèlerinage. Et ainsi il arriva en ce temps, qu'Hélène, femme du duc d'Athènes, y vint en pèlerinage avec cent chevaliers qui l'accompagnèrent. Et Paris, fils du roi Priam de Troie, y était venu aussi en pèlerinage, et avait avec lui environ cinquante chevaliers; et là il vit dame Hélène, et fut tellement troublé de cette vue qu'il dit à ses gens qu'il fallait qu'il eût dame Hélène et l'emmenât avec lui. Et ainsi qu'il se le mit au cœur, ainsi le fit-il. Et il se revêtit de ses bonnes armures, lui et toute sa compagnie, et il s'empara de la dame et voulut l'emmener; mais les chevaliers qui étaient avec elle voulurent la défendre contre son ravisseur; et finalement tous les cent périrent, et Paris emmena la dame. Et cela fut cause que depuis s'alluma si grande guerre qu'à la fin la cité de Troie, qui avait trois cents milles de tour, après avoir été assiégée pendant treize ans, fut enlevée d'assaut, prise et détruite[43].

Et au cap de la Bouche-d'Avie, en dehors du passage, du côté de l'Anatolie, est un cap que l'on appelle le cap d'Adramitti, qui était une autre porte de la cité de Troie. Voyez donc comme la Bouche-d'Avie était garnie de toutes parts de lieux excellents et agréables; car vous saurez que sur chaque rive il y avait, au temps où nous y sommes allés, beaucoup de bonnes villes et beaucoup de bons châteaux; mais tout cela, a été détruit et ravagé par nous, ainsi que vous l'entendrez bientôt, au grand tort de l'empereur et à notre bon droit.

CHAPITRE CCXV

Comment le césar vint en la cité d'Andrinople pour prendre congé de Kyr Michel, lequel fit tuer le césar et tous les siens par Gircon, capitaine des Alains; comment il n'en échappa que trois, et comment il envoya à Gallipoli des troupes pour courir le pays et exterminer toute la compagnie du césar.

A présentée reviendrai à vous parler du césar qui, avec trois cents hommes à cheval et mille hommes de pied, se disposait à se rendre à Andrinople pour voir Kyr Michel, fils aîné de l'empereur, et cela malgré tous ses amis et ses vassaux. Et il agissait ainsi par la grande loyauté qu'il portait en son cœur, et par le délicat amour et la droite foi qu'il avait en l'empereur et en son fils; et il pensait que, de même que lui il était plein de loyauté, l'empereur et ses fils fussent de même; mais c'était tout le contraire, comme cela se prouvera par la suite et ainsi que vous l'apprendrez. En s'éloignant de l'ost, le césar laissa pour capitaine et commandant le mégaduc En Béranger d'Entença, et pour sénéchal de l'ost En Béranger de Rocafort. Et ainsi par ses journées il arriva à la cité d'Andrinople;[44] et le fils de l'empereur, Kyr Michel, sortit au-devant de lui, et le reçut avec grand honneur. Et ce fut pure méchanceté, car ce n'était que pour voir avec quelle suite il venait. Et quand il fut entré à Andrinople, le fils de l'empereur, à la joie et au plaisir que le césar témoignait de le voir, répondait par le faux-semblant d'une joie et d'un plaisir semblables. Et après qu'il eut resté six jours avec lui, le septième jour Kyr Michel fit venir à Andrinople Gircon, capitaine des Alains, et Melich, capitaine des Turcopules, de manière qu'entre tous ensemble il y eut neuf mille hommes à cheval. Ce jour-là il invita le césar; et, dès qu'ils eurent mangé, ce Gircon, capitaine des Alains, entra dans le palais où était Kyr Michel et sa femme et le césar; ils tirèrent leurs épées et mirent en pièces le césar et tous ceux qui étaient avec lui;[45] et puis, parti courant la cité, ils tuèrent tous ceux qui étaient venus avec le césar; et il n'en échappa que trois qui montèrent en un clocher, et de ces trois l'un était En Raimond Alquier, fils d'En Gilbert Alquier, chevalier de Catalogne, natif de Castellon d'Ampurias; l'autre, un fils d'un chevalier de Catalogne nommé G. de Tous; et le troisième Béranger de Roudor, qui était du Lobrégat. Et ceux-ci furent attaqués dans le clocher et s'y défendirent tant, que le fils de l'empereur dit que ce serait un crime de les faire périr; ainsi il leur donna sauf-conduit, et ce furent les seuls qui échappèrent.

Ledit Kyr Michel fit encore une méchanceté bien plus grande; car il ordonna que ces Turcopules avec un nombre désigné des Alains allassent à Gallipoli, et, le jour où le césar fut tué, il leur enjoignit de ravager Gallipoli et toutes les habitations environnantes. Ce jour-là nous avions envoyé tous nos chevaux au pâturage et les hommes étaient dispersés dans les habitations. Que vous dirai-je? Ils nous surprirent hors de nos gardes, nous prirent tous les chevaux répandus çà et là dans les habitations et nous tuèrent plus de mille personnes. Ainsi il ne nous resta que deux cent six chevaux; et quant aux hommes, nous ne restâmes pas plus de trois mille trois cent sept hommes d'armes, entre gens de cheval, de pied, de mer et de terre. Bientôt ils nous assiégèrent; et il vint sur nous si grand nombre de gens qu'ils étaient bien quatorze mille hommes à cheval, entre Turcopules, Alains et Grecs, et environ trente mille hommes de pied. Si bien que le mégaduc En Béranger d'Entença ordonna que nous fissions des retranchements et que nous entourassions de ces retranchements tout le faubourg de Gallipoli; ainsi fîmes-nous.

Que vous dirai-je? pendant quinze jours nous fûmes serrés de si près, que tous les jours nous avions des engagements avec eux, deux fois le jour, et chaque jour nous était désastreux, car nous perdions du monde en nous battant contre eux. Que vous dirai-je? étant ainsi assiégés comme nous l'étions, En Béranger d'Entença fit préparer cinq galères et deux lins,[46] et malgré nous tous tant que nous étions, il dit qu'il voulait aller faire une sortie, afin de pouvoir rafraîchir la troupe de vivres et d'argent. Nous lui dîmes tous que cela ne convenait pas, et qu'il valait mieux que nous combattissions tous ensemble contre ceux qui nous assiégeaient. Mais lui, comme un brave et expérimenté chevalier qu'il était, voyait le danger d'une telle bataille, et pour rien au monde ne voulait y consentir; mais il résolut d'aller faire une attaque du côté de Constantinople, dans l'intention, lorsqu'il l'aurait faite, de revenir à Gallipoli. Si bien qu'à la fin il en fut de cela ce qu'il voulait. Et avec lui s'embarquèrent tant de gens qu'il ne resta à Gallipoli qu'En Béranger de Rocafort, qui était sénéchal de l'ost, et moi, Ramon Muntaner, qui étais commandant de Gallipoli; et il ne demeura avec nous que cinq chevaliers, savoir: En G. Sischar, chevalier de Catalogne, En Ferrand Gorri, chevalier d'Aragon, En Jean Péris de Caldès de Catalogne, et En Ximénès d'Albero. Et quand En Béranger d'Entença fut parti de Gallipoli, nous reconnûmes notre nombre et nous trouvâmes que nous étions, entre gens de cheval et gens de pied, mille quatre cent soixante-deux hommes d'armes, parmi lesquels deux cent six hommes de cheval qui n'avaient pas de chevaux, et mille deux cent six hommes de pied. Et nous restâmes en tel souci, que tous les jours, du matin jusqu'au soir, nous avions à soutenir l'attaque de ceux qui nous entouraient.[47]

A présent, je vais cesser de vous parler de nous autres de Gallipoli, car je saurai bien y revenir, et je vais vous parler d'En Béranger d'Entença, qui s'en alla et prit la cité d'Héracléa,[48] qui est à vingt-quatre milles de Constantinople; et là il fit un butin tel que ce fut sans fin. Et cette cité est celle où était Hérode quand il fit massacrer les Innocents. Et je vous conterai ici un miracle que tout le monde peut reconnaître comme tel. Dans ce lieu d'Héracléa il y a un golfe qui va jusqu'à l'île de Marmora; et c'est dans cette île de Marmora que se taille tout le marbre employé en Romanie. Et dans ce golfe il y a deux bonnes cités: l'une a nom Planido et l'autre Rodosto. Et il vous faut savoir que, dans cette cité de Rodosto, il nous fut fait la plus grande méchanceté qui jamais fut faite à aucunes gens; et afin que vous sachiez quelle fut cette méchanceté, je vais vous la conter.

CHAPITRE CCXVI

Comment la Compagnie du césar décida de défier l'empereur, et comment l'empereur de Constantinople fit tuer l'amiral En Ferrand d'Aunes, ainsi que tous les Catalans et Aragonais qui étaient à Constantinople.

La vérité est que, quand ils eurent tué le césar, eurent fait leurs courses sur nous et nous eurent tenus assiégés dans Gallipoli, nous fûmes d'accord: qu'avant que nous fissions mal à l'empereur, nous devions le défier et l'accuser de foi mentie pour tout ce qu'il avait fait envers nous; et aussi que cette accusation et ce défi se devaient faire dans Constantinople même, en présence de ceux de la commune de Venise, et qu'en tout nous devions procéder par chartes publiques. Il fut donc ordonné qu'En Sischar, chevalier, Pierre Lopès, adalil, et deux chefs d'almogavares, et deux comités, s'y rendraient, sur une barque à vingt rames, de la part d'En Béranger d'Entença et de toute la Compagnie; et ainsi fut-il fait. Et ils s'en allèrent à Constantinople. Et là, devant les hommes de la commune ci-devant désigné, ils défièrent l'empereur, et puis ils l'accusèrent de foi mentie, et déclarèrent que dix contre dix, et cent contre cent, ils étaient prêts à prouver: que, mauvaisement et faussement il avait fait tuer le césar et les autres gens qui l'avaient accompagné, et qu'il avait fait faire des courses sur la Compagnie sans défi préalable, et qu'ainsi il avait menti à sa foi et qu'à dater de ce jour ils se détachaient de lui. Et de cela ils firent des lettres patentes, réparties par A, B, C, qu'ils emportèrent et dont ils laissèrent copie conforme et authentique aux mains des dites gens de la dite commune.

Et l'empereur s'excusa, protestant qu'il ne l'avait point fait. Et voyez comme il pouvait s'excuser! Et ce jour même il fit tuer tout ce qu'il y avait de Catalans et Aragonais à Constantinople, et aussi l'amiral[49] En Ferrand d'Aunes.

CHAPITRE CCXVII

Comment les messagers envoyés à Constantinople vers l'empereur pour le délier furent pris et écartelés dans la ville de Rodosto; et du miracle du golfe de Marmora, où furent égorgés un grand nombre d'innocents par Hérode.

Quand cela fut fait, ils se séparèrent de l'empereur et demandèrent qu'il leur donnât une escorte qui les guidât jusqu'à ce qu'ils fussent à Gallipoli; et on leur donna l'escorte. Mais quand ils furent dans la ville de Rodosto, l'escorte les fit tous arrêter, vingt-sept qu'ils étaient, Catalans et Aragonais, et ils les écartelèrent tous dans la boucherie, et les pendirent en quartiers. Et vous pouvez comprendre de quelle cruauté se souilla par là l'empereur, et cela envers des hommes qui avaient le caractère de messagers publics. Mais que votre cœur se réconforte, car plus tard vous entendrez que de ceci fut tirée si éclatante vengeance par la Compagnie, avec l'aide de Dieu, que jamais si éclatante vengeance n'eut lieu.

Or en ce golfe est tel miracle que, de tout temps, vous y trouverez des traînées de sang qui sont aussi grandes que des couvertures; et il y en a de plus grandes et de plus petites; et ce golfe est de tout temps plein de telles traînées de sang vif; et ensuite, quand vous êtes hors de ce golfe, vous n'en trouvez pas trace. Et les mariniers recueillent de ce sang qu'ils portent d'un bout du monde à l'autre comme reliques; et cela provient du sang des Innocents qui y fut répandu. Et cela est ainsi en ce lieu depuis ce temps, et y sera toujours de même. Et ceci est la vérité, car j'en ai recueilli moi-même de ma propre main.

CHAPITRE CCXVIII

Comment En Béranger d'Entença, après avoir ravagé Héracléa fut rencontré par dix-huit galères des Génois, et fut pris par eux, étant leur hôte sur leur foi; et comment moi, En Ramon Muntaner, je voulus donner dix mille perpres d'or pour qu'ils me le livrassent.

Quand En Béranger d'Entença eut ravagé la cité d'Héracléa, ce qui fut un des plus beaux faits du monde, il s'en retourna avec grand butin. Mais comme il s'en retournait à Gallipoli, dix-huit galères des Génois venaient à Constantinople pour de là entrer dans la mer Majeure;[50] et elles se trouvèrent avec lui dans les eaux de la plage qui est entre Planido et le cap de Ganos. Et En Béranger d'Entença fit armer ses gens, tourner la proue vers la terre, et se tint la poupe en dehors du côté des cinq galères. Et les Génois le saluèrent, et puis, avec une barque, ils allèrent vers lui pour lui donner sauf-conduit; et le capitaine des galères l'invita à manger à bord de sa galère. Et En Béranger d'Entença, malheureusement pour ses affaires, se fia à lui et alla dans la galère du capitaine. Et tandis qu'ils mangeaient et que la troupe d'En Béranger d'Entença était désarmée, ils arrivèrent par-derrière, et prirent les quatre galères, et firent tous les hommes prisonniers, et en tuèrent bien deux cents; mais la galère sur laquelle était En Béranger de Vila-Mari et d'autres chevaliers ne voulut point rendre les armes. Que vous dirai-je? sur cette galère se livra une telle bataille, qu'il y périt bien trois cents Génois; et ceux de la galère furent tous tués, de sorte qu'il n'en échappa pas un seul.

Et voyez quel beau festin surent faire les Génois à En Béranger d'Entença! Et ils l'emmenèrent prisonnier à Constantinople lui et tous ceux des siens qui survécurent; et ils eurent tout ce qu'En Béranger d'Entença avait gagné à la cité d'Héracléa. Cela prouve que, bien fou est tout seigneur ou tout autre homme qui se fie à homme des communes; car, qui ne sait ce qu'est la foi, ne peut la respecter.[51]

Ainsi ils emmenèrent En Béranger d'Entença prisonnier, ainsi que tous les siens, et les tinrent fort mal à l'aise à Péra, qui est une ville des Génois devant Constantinople. Et il se passa bien un mois avant que leurs galères fussent entrées dans la mer Majeure et en fussent sorties; et puis ils l'emmenèrent alors à Gênes, et ils passèrent avec lui par Gallipoli.

Et moi, le voyant, je voulus donner dix mille perpres d'or, qui valent chacun dix sous barcelonais,[52] pour qu'ils nous le laissassent, et ils ne voulurent pas le faire. Et quand nous vîmes que nous ne pouvions pour rien l'avoir, nous lui donnâmes, pour subvenir à ses propres dépenses, mille perpres d'or; et ainsi ils l'emmenèrent à Gênes.[53]

Et ici je cesse de vous parler d'En Béranger d'Entença; je saurai bien y revenir en temps et lieu, et je reviens en attendant à vous parler de nous autres qui étions restés à Gallipoli.

CHAPITRE CCXIX

Comment nous autres à Gallipoli, ayant su la prise d'En Béranger d'Entença et la mon de nos envoyés, nous décidâmes en conseil de défoncer nos galères et tous nos bâtiments, afin que nul ne deux songer à échapper ni fuir sans combattre.

La vérité est que, lorsque nous sûmes qu'En Béranger d'Entença avait été pris, ainsi que tous ceux qui étaient avec lui, et que tous étaient morts ou prisonniers, nous fûmes fort troublés; et il en fut de même quand nous apprîmes la mort d'En Sischar et des autres messagers que nous avions envoyés à l'empereur. Un jour nous nous réunîmes en conseil pour savoir ce que nous ferions; et, comme je vous l'ai déjà dit, nous trouvâmes que nous n'étions restés, que deux cent six hommes de cheval et douze cent cinquante-six hommes de pied. Les avis furent partagés; les uns disaient que nous devions partir avec tout ce que nous possédions et nous en aller dans l'île de Metelin qui est une île bonne et opulente; que nous avions encore quatre galères, environ douze lins armés et beaucoup de barques, et une nef à deux ponts; qu'ainsi nous pouvions nous embarquer en toute sécurité, et qu'une fois établis dans cette île nous ferions la guerre à l'empereur. L'autre avis était que grande honte serait à nous si, après avoir perdu deux hauts seigneurs et tant de braves gens qu'on nous avait tués par si grande trahison, nous ne les vengions pas, ou si nous ne mourions pas avec eux; qu'il n'y avait personne qui ne dût nous en lapider, surtout étant gens de si haute réputation comme nous étions, et la justice étant de notre côté; et qu'ainsi il valait mieux mourir avec honneur que de vivre avec déshonneur.

Que vous dirai je? Le résultat du conseil fut qu'il fallait décidément combattre et poursuivre la guerre, et que tout homme qui dirait autrement devait mourir. Que vous dirai-je? Afin de garantir encore mieux notre résolution, il fut arrêté que, sur chacune de nos galères, lins, barques, et sur notre nef, nous enlèverions deux planches du fond, afin que nul ne deux faire compte de se sauver par mer, et qu'ainsi chacun songeât à bien faire; et tel fut le résultat de notre conseil. Ainsi nous allâmes aussitôt défoncer tous nos bâtiments. Et je fis faire sans délai une grande bannière en l'honneur de saint Pierre de Rome, pour être placée sur notre tour; et je fis faire aussi une bannière royale aux armes du seigneur roi d'Aragon, une autre aux armes du roi de Sicile, et une autre en l'honneur de saint Georges; ces trois-là pour les porter au combat, et celle de saint Pierre pour rester à notre maîtresse tour. Et du jour au lendemain elles furent faites.

CHAPITRE CCXX

Comment la Compagnie délibéra de combattre contre ceux que Kyr Michel avait envoyés sur Gallipoli, et comment la Compagnie les vainquit et en tua bien vingt-six mille, entre gens de pied ou de cheval.

Quand vint le vendredi à l'heure de vêpres, vingt-trois jours avant la Saint-Pierre de juin, nous nous réunîmes tous bien armés à la porte de fer du château; et à la maîtresse tour je fis placer dix hommes. Et un marinier, qui avait nom En Béranger de Ventayola, qui était du Lobregat, entonna le cantique du bienheureux saint Pierre, et tous nous lui répondîmes les larmes aux yeux. Et quand il eut fini le cantique et que la bannière de saint Pierre fut élevée, nous commençâmes tous à chanter le Salve Regina. Et il faisait beau temps et clair, de sorte qu'il n'y avait pas un seul nuage au ciel. Et quand la bannière fut élevée, un nuage passa sur nous et nous couvrit tous d'eau au moment ou nous étions agenouillés, et il dura autant que dura le chant du Salve Regina; et quand cela fut fait, le ciel redevint aussi clair qu'il était auparavant. Nous en eûmes tous une grande joie, et nous ordonnâmes qu'à la nuit chacun se confessât, et que le matin suivant, à l'aube du jour, chacun communiât, et qu'au lever du soleil, quand l'ennemi se présenterait pour nous attaquer, chacun fût prêt à férir; et ainsi fîmes-nous. Et nous confiâmes la bannière du seigneur roi d'Aragon à En Guillaume Péris de Caldès, chevalier de Catalogne, et la bannière du roi de Sicile à En Ferrand Gori, chevalier, et la bannière de saint Georges à En Ximénès d'Albero; et En Rocafort remit sa propre bannière à un fils de chevalier nommé Guillaume de Tous. Et nous disposâmes l'ordre de bataille de cette manière: nous ne formâmes ni front, ni centre, ni réserve; mais les hommes à cheval furent placés sur l'aile gauche et les piétons sur la droite. Lorsque nous l'eûmes ordonné ainsi, les ennemis en furent informés. Il est vrai que l'ost des ennemis était campée près de nous, sur une colline déterre toute labourée, qui était à deux milles de nous. Et dès que vint le matin du samedi, vingt-deux jours avant la fête de Saint-Pierre de juin, ils arrivèrent au nombre de huit mille hommes à cheval; et nous, nous étions tous appareillés pour le combat. Ils en laissèrent deux mille avec leurs hommes de pied auprès des tentes; car ils ne doutaient pas que ce ne fût pour eux bataille gagnée. Aussitôt que le soleil fut levé, nous nous présentâmes en dehors de nos tranchées, tous prêts à combattre, et rangés comme il a été dit. Et nous ordonnâmes: que chacun se gardât bien de faire le moindre mouvement, avant que le mot d'ordre fût prononcé par En Béranger de Ventayola; et qu'aussitôt qu'il serait prononcé, les trompettes et les nacaires sonnassent, et que tous férissent à la fois; et ainsi fut-il fait. Les ennemis se tenaient lance sur cuisse, prêts à frapper. Et lorsque le signal ordonné fut fait, nous attaquâmes tous en masse, et donnâmes si vigoureusement au milieu d'eux qu'il semblait que notre fort lui-même s'écroulât tout entier. Ils nous heurtèrent aussi très vigoureusement. Que vous dirai-je? Pour leurs péchés et notre bon droit ils furent vaincus; et à peine leur avant-garde fut-elle battue que tous tournèrent le dos à la fois. Et nous autres nous nous mîmes à férir sur eux de telle sorte que nul ne levait les mains sans entamer chair d'homme. Et nous arrivâmes ainsi, toujours férant battant, jusqu'à la colline où était postée leur ost. Et si jamais on vit gens venir en bonne contenance recevoir une ost, certes ce furent leurs gens de cheval et de pied qui venaient recevoir les leurs et leur porter aide, et si bien qu'à ce moment nous crûmes qu'il y aurait trop à faire pour nous. Mais une voix s'éleva parmi nous; et tous ensemble, quand nous fûmes au pied de la colline, nous criâmes à la fois: « En avant! En avant! Aragon! Aragon! Saint Georges! Saint Georges! » Ainsi nous reprîmes vigueur, et allâmes férir rudement sur eux; et ils cédèrent, et alors nous n'eûmes plus qu'à frapper. Que vous dirai-je? Autant le jour dura, autant dura la poursuite, qui se continua bien pendant vingt-quatre milles, si bien qu'il était nuit noire avant que nous les quittassions. Et à la nuit nous eûmes à nous en retourner; et il était minuit avant que nous fussions de retour à Gallipoli.[54]

Le lendemain, nous reconnûmes notre compagnie, et nous vîmes que nous n'avions perdu qu'un homme de cheval et deux de pied; et nous allâmes prendre possession du champ de bataille; et nous trouvâmes qu'ils avaient bien certainement perdu plus de six mille hommes de cheval et plus de vingt mille de pied. Et ce fut la colère de Dieu qui tomba sur eux; car nous ne pouvions nullement supposer qu'il y eût autant d'hommes morts, et nous crûmes qu'ils avaient dû s'étouffer les uns les autres. Il périt également beaucoup de monde sur les barques; car il existait un grand nombre de ces barques tirées à terre sur la côte, et toutes étaient démantelées; et eux les mataient, et puis ils s'y plaçaient en si grande quantité que, lorsqu'ils étaient en mer, elles chaviraient avec eux tous et ils se noyaient; et il périt ainsi beaucoup de monde.

Que vous dirai-je? Le butin que nous fîmes en cette bataille fut si grand que nul ne pouvait en faire le compte. Nous passâmes bien huit jours à lever le champ. Nous n'étions occupés qu'à enlever l'or et l'argent que ces gens portaient sur eux; car toutes les ceintures des gens de cheval, les épées, les selles et les freins, et toutes leurs armes sont garnies d'or et d'argent; et chacun d'eux portait de la monnaie d'or et d'argent et les gens de pied aussi. Et ainsi ce que l'on gagna fut sans fin et sans nombre. Nous y trouvâmes aussi environ trois mille chevaux vivants; les autres étaient morts ou erraient par les champs, traînant leurs entrailles. Ainsi nous eûmes tant de chevaux qu'il y en eut bien trois pour chacun.

Lorsque le champ fut dépouillé, je pris à merci quatre Grecs que je trouvai dans une maison; c'étaient de pauvres gens qui étaient de Gallipoli; et je leur dis que je leur ferais beaucoup de bien s'ils voulaient me servir d'espions. Ils acceptèrent avec grande joie. Je les vêtis fort bien à la grecque, et je leur donnai à chacun un des chevaux que nous avions auparavant; et ils jurèrent qu'ils me serviraient activement et loyalement. Aussitôt j'envoyai deux d'entre eux à Andrinople, pour voir ce que faisait le fils de l'empereur, et les deux autres à Constantinople. Peu de jours après, ceux qui étaient allés vers le fils de l'empereur s'en revinrent, et me dirent, que le fils de l'empereur marchait contre nous avec dix-sept mille hommes à cheval et bien cent mille hommes à pied, et qu'il était déjà parti d'Andrinople.


 

[1] vieux mot français pour porc. On appelle encore ainsi dans plusieurs parties de la France la viande de porc salée.

[2] Les adalils étaient les guides des almogavares. Ce mot vient de l'arabe dalil.

[3] Suivant Pachymère, l’empereur avait recommandé à Roger de lui amener non seulement les siens, mais tout ce qu'il pourrait outre cela recruter; et il y en eut une telle quantité, attirés par l'espoir de la bonne paie de l'empereur, que Roger n'eut ni assez de vaisseaux pour les transporter, ni assez d'argent pour noliser les bâtiments nécessaires, et qu'il fut forcé de s'adresser aux Génois. En leur exhibant les diplômes de l'empereur, il en obtint environ mille écus d'or, qu'il s'engagea à leur rembourser aussitôt après son arrivée à Constantinople. Les Génois ne lui remirent pas tout cet emprunt en argent, mais ils en imputèrent une bonne partie sur le nolis des bâtiments de transport qu'ils lui fournissaient. Roger arriva avec les siens à Constantinople au mois de septembre 1303.

Voici comment Nicéphore Grégoras rend compte de ces premiers arrangements.

« Ces arrangements convenus, les deux rois Charles II de Naples et Frédéric de Sicile déposèrent les armes et conclurent la paix. Les auxiliaires de Frédéric (les Catalans) durent donc songer comment ils trouveraient désormais à gagner leur vie; car ils ne possédaient ni maisons ni terres qui réclamassent les soins de leur présence; c'étaient des gens venant de divers lieux, pauvres et besogneux, qui, menant sur les mers une existence vagabonde, s'étaient réunis pour vivre de la vie des pirates. Leur chef Roger conçut l'idée d'envoyer à l'empereur Andronic des messagers pour lui annoncer que, s'il le trouvait bon, ils étaient prêts à s'engager à son service contre les Turcs. Cette offre ayant été agréée avec empressement par l'empereur, Roger partit aussitôt de Sicile emmenant avec lui deux mille hommes, dont mille étaient appelés Catalans, parce que la plupart étaient de la Catalogne, et les autres mille étaient des almogavares; c'est le nom que les Latins donnent à leurs troupes de pied, et que Roger donna aussi ceux qu'il amenait avec lui. Aussitôt son arrivée, l'empereur lui donna en mariage sa nièce Marie, fille d'Assen, et lui conféra la dignité de grand-duc. Mais peu de temps après, un autre Catalan, nommé Béranger d'Entença, ayant été appelé par Roger, il donna à Roger la dignité de César, et à Béranger d'Entença celle de grand-duc. Quant aux dépenses qu'il fit, soit pour l'habillement, les présents et les approvisionnements, soit pour la solde d'eux tous, elles dépassèrent tellement toute mesure que le trésor en fut promptement épuisé.

[4] Gênes avait obtenu dès 1135 un comptoir à Constantinople.

[5] Suivant pachymère, au moment où les Catalans allaient partir pour Cyzique leurs créanciers génois se présentèrent à Roger et lui réclamèrent le remboursement de leur emprunt. Roger les renvoya à l'empereur. Les Génois déclarèrent qu'ils ne connaissaient que lui et qu'il était un débiteur de mauvaise foi; l'empereur, qui jusqu'alors avait fait difficulté de payer la dette, apprenant ce qui se passait, se hâta de tout promettre et envoya le drongaire de sa flotte, Etienne Muzalon, pour empêcher une rixe; mais déjà on était aux mains, et Muzalon, qui se présenta a cheval au milieu d'eux, périt lui-même dans la mêlée. Les Catalans avaient transformé le monastère de Saint Côme en une citadelle dont ils faisaient leurs sorties et où ils opéraient leur retraite. Les Génois, à l'aide de tables, de tonneaux, de boucliers, de sable et de tout ce qu'ils purent trouver, se retranchèrent sur le rivage, et ce fut avec beaucoup de peine qu'après un grand carnage de part et d'autre l'empereur et Roger purent rétablir l'ordre.

[6] Les Génois n'avaient pas pris part, comme leurs rivaux les Vénitiens, à la conquête de Constantinople par les Francs en 1204; aussi, dès que Michel Paléologue fut rentré dans cette ville en 1361, ils firent valoir leurs services et succédèrent à tous les avantages dont avaient joui jusque-là les Vénitiens. Ce fut alors qu'ils fondèrent leurs établissements de Pera et de Galata sur les terres que leur céda Paléologue.

[7] Détroit d'Abydos.

[8] A Cyzique. Michel, fils d'Andronic, qui avait vu avec peine l'arrivée des Catalans, avait quitté cette ville, et il revint à Constantinople en juin 1304. (Pachymère, livre V, ch. 17)

[9] L'ancienne presqu’île de Cyzique.

[10] Pachymère (livre V, ch. 16) trace le tableau le plus déplorable des malheurs qui affligeaient l'empire et surtout Constantinople. Tous les jours on voyait arriver à Constantinople des Grecs qui venaient du continent voisin d'Asie, chassés par la terreur de l'épée des Turcs, et allant chercher un abri, soit dans les villes et places fortes de l'empire, soit dans les îles de l'Archipel; et Constantinople était pendant ce temps dévastée par la famine et toutes les maladies qui arrivent à la suite de la misère.

[11] Ni le Hardi ni Nicéphore ne parlent de cette première bataille des Catalans, bien qu'il soit facile de voir par leur texte qu'elle doit avoir eu lieu, et doit avoir tourné, comme le rapporte Muntaner, à l'avantage des Catalans. Il paraît seulement par leur récit que, si les Catalans étaient terribles contre leurs ennemis, ils n'étaient guère moins redoutables à leurs nouveaux amis; « car, dit Nicéphore, ils regardaient la propriété d'autrui comme la leur et traitaient hommes et femmes en esclaves. »

[12] Pachymère mentionne aussi cette sourde haine qui commençait à naître entre Michel et le Catalan Roger, et il l'attribue à la conduite désordonnée tenue par la compagnie catalane envers les habitants de Cyzique, après l'avantage l'emporté sur les Turcs.

[13] Quos vult perdere Deus demaniat.

[14] Ils étaient arrivés en septembre 1303, c'est-à-dire six semaines auparavant.

[15] Comme les boulangers en ont encore une; c'est un morceau de bois divisé dans sa longueur en deux parties que l'on rapproche pour y marquer par une entaille commune ce que l'on donne ou ce que l'on reçoit.

[16] Il paraît que cette grande satisfaction des Catalans n'allait pas de pair avec la satisfaction des habitants.

« Là, dit Pachymère, admis dans l'intérieur des murs de Cyzique, ils se conduisirent pis que ne l'auraient fait des ennemis, extorquant l'argent, pillant les provisions, violant les femmes des habitants, et les traitant eux-mêmes comme des esclaves achetés a prix d'argent. Les désordres allèrent si loin que Ferrand Ximénès lui-même, honteux de ce qui se passait, après avoir fréquemment réprimandé ces barbares en leur montrant et ce qu'ils devaient aux bienfaits de l'empereur et l'indignité de leur conduite, voyant qu'il ne pouvait rien obtenir d'eux, soutenus qu'ils étaient par leur chef, ne put pas y tenir, et rassemblant ses troupes sur les nefs qui lui appartenaient, il retourna chez lui. Les autres n'en resteront que plus libres de se livrer à tous leurs excès. »

[17] Ce séjour à Cyzique et les préparatifs de mise en campagne sont racontés d'une manière fort différente par Pachymère. Il représente les Catalans, et surtout les et, dont le nom lui semble venir de ce qu'ils sont issus des anciens Avares, comme se livrant sans frein à tous les excès pillant les propriétés, insultant les habitants, violant femmes et filles, et pendant ceux qui leur refusaient l'argent qu'ils demandaient.

« Cette licence dont les soldats usaient, dit Pachymère, procédait tant de la reconnaissance que leur commandant leur voulait témoigner de ce qu'ils s'étaient volontairement soumis à son obéissance, que de l'appréhension qu'il avait qu'ils ne désertassent s'il les empêchait de s'enrichir dans le temps qu'il s'était enrichi lui-même par les faveurs de l'empereur. Voilà le véritable motif pour lequel il leur donna une entière liberté de tout faire, bien qu'ils reçussent la paie de l'empereur sans lui rendre aucun service. Au printemps, une grande partie ne pouvant plus faire autre chose dans ce pays-là que ce qu'ils avaient déjà fait, ils mirent sur des vaisseaux leur équipage, leur blé et d'autres provisions et suivirent les soldats de Ferrand Ximénès qui étaient partis les premiers. Ils étaient allés prendre service du duc d'Athènes, se souciant fort peu d'observer le traité par lequel ils s'étaient engagés à servir le mégaduc. Les autres demeurèrent inutiles à Cyzique, dans l'espérance de recevoir de l'empereur la solde de trois mois, dès que ces trois mois seraient accomplis. Leur commandant ayant honte lui-même du peu de services qu'ils avaient rendus, vint à Constantinople pour y faire des excuses, et il fut si heureux que non seulement l'empereur se contenta de ses raisons, mais qu'il lui donna de l'argent pour lever des Alains, qu'il disait être d'une valeur invincible et d'une fidélité plus éprouvée que ceux de sa nation. Roger reçut une partie de cet argent sur-le-champ, l'autre lui ayant été assigna: sur le revenu des Iles. Quarante jours après qu'il fut retourné à Cyzique on lui donna des chevaux et l'argent qu'il avait demandé pour les Alains, et il en fit la distribution. Il donna aux Latins deux et trois onces d'or par mois, et aux Alains trois écus seulement, des chevaux et quelque peu d'équipages, et il excita par cette inégalité une furieuse jalousie entre eux. Il donna après cela à un officier qu'ils appellent Amiral le commandement de douze vaisseaux qu'il remplit de soldats latins, de leurs femmes et du butin dont ils s'étaient enrichis, et leur commanda de faire voile vers les îles et de se rendre à Anaea près d'Adramiti où il leur promit de les aller trouver. Il tâcha aussi de persuader aux autres troupes qui étaient à Cyzique d'aller à un autre endroit, mais elles n'en voulurent rien faire. L'empereur appréhendait de recevoir des nouvelles de ce pays-là, parce qu'elles étaient toujours fâcheuses et qu'elles portaient des marques évidentes de la colère du ciel. Il eut recours à la prière et passâtes nuits avec le patriarche à réciter des prières. »

[18] Pachymère dit que ce fut au mois de mai. Il y avait 6.000 Catalans qu'il appelle Italiens, 1.000 Alains et plusieurs milliers de Grecs, et toutes ces troupes étaient placées sous le commandement supérieur de Roger.

[19] Pachymère raconte ainsi la levée du siège de Philadelphie. Je me sers ici de la traduction de Cousin.

« L'armée de Roger s'approcha de Cermi avec une extrême présomption et en se vantant de se signaler bientôt par quelque exploit considérable. Au premier bruit de cette nouvelle les Turcs abandonnèrent leur fort par une fuite également lâche et honteuse, Roger profita du bagage des Turcs, et, s'il est permis de le croire, il fit pendre, selon l'usage des Latins, quelques-uns de ses soldats pour avoir repris ce qui était à eux. On dit même qu'étant tout transporté de colère, il donna un coup d'épée à leur commandant, Bulgare de nation, homme de cœur, honoré de la charge de chiaoux. Il avait été pris dans la guerre contre Lacane, sous le règne de l'empereur Michel Paléologue, et mis en liberté depuis longtemps par l'empereur Andronic. Roger, non content de cet outrage, commanda de le pendre; et cet ordre cruel eut été exécuté, sans les instantes prières de plusieurs personnes qui lui demandèrent sa grâce. Il passa après cela le long de Chtiara et de quelques autres places pour aller au secours de Philadelphie qui était fort pressée. Tripoli avait été prise quelque temps auparavant, et les forts d'alentour avaient été obligés, contre leur inclination, de recevoir une garnison de Carmanes, les plus puissants d'entre les Turcs; et ils envoyèrent exposer à Roger la nécessité ou ils avaient été réduits de se rendre à ces conditions et le supplier de les délivrer du joug de cette domination étrangère, avec promesse de joindre leurs armes aux siennes, des qu'il paraîtrait pour les secourir. Il eut leur députation fort agréable, leur promit de leur mener des secours et se prépara à donner une bataille. Les Turcs, qui n'ignoraient rien de son dessein, s'y préparèrent aussi de leur côte. La bataille fut donnée proche d'Aulaques; mais il ne s'y passa rien qui fût digne du nombre des deux armées ni de leurs grands préparatifs. On dit néanmoins qu'Alisuras ayant été blessé, et que sa blessure l'ayant obligé de quitter la place, les Turcs suivirent son exemple et se retirèrent en désordre. L'armée de Roger étant divisée en trois bandes, cela fut cause qu'aucun n'osa s'engager à la poursuite des Turcs de peur qu’ils n'eussent posé quelque embuscade; il y en eut néanmoins plusieurs qui furent tués en se retirant. Leur retraite donna moyen aux habitants de Philadelphie de respirer et les délivra de la famine qui les pressait. On parla de la levée de ce siège comme d'un exploit fort remarquable, bien qu'il ne répondît en rien aux préparatifs qui avaient été faits pour cet effet. Alisuras, qu'on avait publié être blessé à mort, se sauva en tremblant avec les tiens vers Amourion.

« Le duc Roger ayant séjourné quoique temps à Philadelphie et y ayant amassé de grandes sommes d'argent, songea à son retour, et aussitôt qu'il eut pourvu à la sûreté des places, il se rendit a Magnésie, ville assise sur l'Herme. »

[20] Muntaner se sert ici du mot de Francs pour désigner les Catalans.

[21] C'est la ville de Ninfée dans laquelle fut signé le traité de 1251 en allant de Philadelphie à Magnésie les troupes de Roger durent suivre les bords de l'Herme; et l'ancienne capitale de la Lydie, Sardes, se trouve a moitié chemin entre les deux villes; cet ville n'est plus aujourd'hui qu'un amas de ruines. Le pays dont Roger allait délivrer les Turcs est peut-être celui qui offre le plus grand nombre de villes magnifiques rapprochées dans un plus court espace de terrain; c'est la que se trouvaient, dit-on, ces sept Eglises chrétiennes de l'Apocalypse de saint Jean. Ainsi, villes chrétiennes et païennes, on y reconnaît Pergame, Thyatira, les deux Magnésie, Smyrne, Sardes, Philadelphie, Ephèse, Antioche, Tripolis, Hiérapolis, Laodicée, Sagalassus, Apamée, Colosses, Métropolis.

[22] Il l'appelle La Tira, c'est l'ancienne Tyrreum.

[23] Je ne puis retrouver ce nom, l’x se prononce ch.

[24] Il l'appelle Esmira.

[25] On retrouve cette ville d'Ania indiquée sur l'atlas catalan de 1375.

[26] Muntaner défigure ce nom en celui d'Altoloch, et plus loin il dit que les Grecs l'appellent Théologos (épithète de saint Jean). L'ancienne Ephèse s'étendait jusqu'à la moderne Ayasaluck, bien que les ruines principales soient à un mille de là. La grande mosquée a été, dit-on, bâtie sur les ruines de l'église de Saint-Jean, enrichie elle-même des ruines du temple de Diane. C'est près du mont Prion qu'est le champ des tombeaux dans lequel la tradition rapporte que fut enterré Timothée et que se passa la scène des Sept Donnants.

[27] probablement Aïdin. Le mot gabella en catalan peut désigner ici la garde mise à la défense d'une frontière, et quelquefois ce mot répond à celui de tribu.

[28] Du nom de saint Jean l'Evangéliste, désigné en grec sous-la simple Epithète de Le Théologien.

[29] Pachymère rend compte, ainsi qu'il suit de là conduite de Roger et de ses troupes, je me sers de la traduction de Cousin. Bien que tronquée et fort imparfaite, elle suffit pour reproduire l'enchaînement des faits.

Alisuras (après s'être emparé de Tripoli par mer), s'en servit comme d'un lieu de retraite pour faire des courses avec les Carmanes, et, s'y tenant en pleine sûreté, il méprisa les menaces du grand-duc Roger, voyant que c'était une peine inutile que de poursuivre les Carmanes, revint au fort de Coula où il fit pendre plusieurs soldats pour avoir manqué à leur devoir, et en usa de la même sorte au fort de Fournes. Comme ce n'était que par contrainte que les habitants s'étaient rendus aux Turcs, ils ne virent pas sitôt leurs libérateurs qu'ils les reçurent à bras ouverts et leur témoignèrent un cuisant repentir d'avoir été réduits à la duré nécessité de subir le joug des ennemis. Le grand-duc pardonna à plusieurs et ne châtia que ceux qui lui parurent les plus coupables. Il condamna le gouverneur à avoir la tête tranchée et d'autres à d'autres supplices. Il fit pendre un vieillard qui était de marque; comme il languissait, sans perdre la respiration ni la vie, un homme qui était présent coupa la corde, soit par ordre ou de lui-même, et le sauva. Roger retourna ensuite à Philadelphie où il pilla des sommes immenses, sans être retenu par aucun respect. Il exerça de semblables brigandages à Pyrgion et à Ephèse, si bien qu'on pouvait dire de ceux qui étaient tombés entre ses mains, après avoir évité celles des ennemis, que pour se délivrer de la fumée ils s'étaient jetés dans le feu. Ceux qui donnèrent leur bien eurent peine à sauver leur vie. Les îles ressentirent ses cruels traitements aussi bien que la terre ferme. Chio, Lemnos et Mytilène n'en furent pas exemptes; quiconque fut soupçonné d'avoir de l'argent, soit qu'il fit profession de la vie monastique, ou qu'il fût élevé aux ordres sacrés, ou qu'il eût l'honneur d'être connu et chéri de l'empereur, ne fut pas pour cela délivré des plus insupportables tourments. Les menaces d'une mort prochaine faisaient trouver ce qu'il y avait de plus caché sous la terre; ceux qui le donnaient rachetaient leur vie par leur bien; ceux qui refusaient de le donner étaient châtiés de ce refus par la mort. Ce fut le malheureux sort de Maname à Mytilène. (Ici Pachymère raconte un exemple particulier de ces tyranniques vexations de Roger.) On peu avant que ceci arrivât, les habitants de Magnésie se soulevèrent contre Roger. Il leur promettait dans son cœur les mêmes traitements que le cyclope à Ulysse, et, n'ayant dessein de les ruiner que les derniers, il leur avait confié la garde de son argent et de son équipage. Les trésors qu'ils avaient entre leurs mains, les provisions de blé et d'autres grains, les troupes qui leur étaient arrivées depuis peu, leur donnèrent la hardiesse de se garantir du danger dont ils se voyaient menacés. Attaleiote, chef de l'entreprise, ayant donné sa foi et son serment à ses compagnons et les ayant reçus d'eux, ils fondirent sur les Latins qu'ils avaient en garnison, en firent passer quelques-uns au fil de l'épée et mirent les autres eh prison; ils s'animèrent après cela réciproquement à se défendre jusqu'à l'extrémité, dans l'assurance qu'ils n'éviteraient pas la mort s'ils tombaient entre les mains du grand-duc. Ils fermèrent donc leurs portes et déclarèrent leur révolte. Le grand duc était d'un naturel trop impatient et trop cruel pour apprendre la nouvelle d'une rébellion semblable à celle-ci sans concevoir à l'heure même le dessein de la punir. Ayant donc amassé à la hâte ses troupes latines et grecques, et ayant obligé quelques Alains à le suivre, malgré qu'ils en eussent, il mit le siège devant la ville de Magnésie, la battit avec toutes sortes de machines et fit paraître une incroyable ardeur de l'emporter, qui était allumée par les piquantes railleries des assiégés. Comme l'eau est fort nécessaire durant un siège, ils enfermèrent le champ de Macar où il y avait une source. Les assiégeants ayant voulu couper un aqueduc qui conduisait dans la ville les ruisseaux qui descendaient des montagnes, il les en empêchèrent et conservèrent l'aqueduc; ils tirèrent incessamment du haut de leurs murailles et repoussèrent les assiégeants. Roger leur ayant offert de lever le siège, s'ils voulaient lui rendre son argent, ils rejetèrent cette condition avec ta dernière fierté.

[30] Nicéphore dit que telle fut la terreur imprimée aux Turcs par la discipline militaire, l'attaque violente, les brillantes armes, l'impétuosité des passions de ces francs, qu'ils s'éloignèrent, non seulement de Constantinople, mais au-delà des frontières de l'antique empire romain.

[31] Muntaner fait tour à tour de Lancaura un nom d'homme et un nom de pays, et dit l’emperador Lantzaura et l'imperide Lantzaura. Il faut se rappeler qu'il s'agit d'Assen, roi des Bulgares, dont Roger avait épousé la fille, Marie, nièce d'Andronic par sa sœur mariée à Assen.

[32] Pachymère rend compte ainsi de cette altération de la monnaie (VI, 8). Je traduis ce morceau qui demande plus d'exactitude que n'en a la traduction de Cousin.

« L'empereur altéra alors la monnaie pour fournir au nécessités du moment. L'altération de la monnaie d'or avait commencé sous Jean micas qui n'avait laissé aux monnaies qu'une moitié d'or pur; cet usage s'était continué depuis cette époque. Enfin Michel Paléologue, après avoir recouvré Constantinople, se voyant forcé de donner de nombreux présents partout, et en particulier de fournir des subsides aux italiens (c'est-à-dire aux Siciliens et au roi d'Aragon pour amener les Vêpres siciliennes), résolut de changer les types anciens en faisant mettre l'effigie de Constantinople au revers, et, à cette occasion, il altéra de nouveau les monnaies, de manière que sur vingt-quatre parties il y en eut quinze d'alliage et qu'il n'en resta que neuf d'or pur. Après ce temps il y eut quelque amélioration, car on réduisit les parties d'alliage à quatorze, et celles d'or pur furent portées à dix. Dans cette dernière occasion, on enleva encore une moitié de ces dix parties d'or pur, pour y substituer une augmentation d'alliage. De là la perte de la confiance et de la fortune publique. »

[33] Voici ce que dit Pachymère sur l'arrivée de Béranger d'Entença :

En ce temps-là un autre Catalan, nommé Béranger, arriva nu port de Madytos avec neuf grandes nefs, soit qu'il y fût attiré par l'éclat des récompenses que le grand-duc recevait de l'empereur, ou qu'il y fût invité par les lettres du grand-duc lui-même; des qu'il fut arrivé, le grand-duc se rendit auprès de l'empereur, et Béranger se rendit lui-même à Constantinople sur la fin du mois d'octobre (1304). Le grand-duc parla en faveur de Béranger à l'empereur et lui demanda pour lui et pour ses troupes jusqu'à la somme de 300.000 écus, n'oubliant rien de ce qui pouvait contribuer à le rendre recommandable. Il releva la grandeur de sa naissance et de sa valeur, qui le rendaient digne des bonnes grâces de l'empereur, et fit entendre: qu'il n'était pas juste qu'il reçut d'un si grand prince une récompense qui fût au-dessous de son alterne; qu'il était prêt à servir par ses conseils et par ses actions et qu'il méritait de jouir des premières dignités et de posséder le titre de grand-duc plus que lui, puisqu'il le surpassait par l’ancienneté de sa noblesse. L'empereur reçut froidement cette recommandation et demanda seulement comment il était venu sans être mandé. Roger lui ayant répondu qu'il était venu sur le bruit de ses libéralités, l'empereur ne dit rien davantage, fort fâché qu'on lui eût demandé des sommes si extraordinaires. A quelques jours de là, l'empereur montrant un visage fort sévère au grand-duc et témoignant de l'indignation de ce qu'il demandait des sommes si excessives pour le paiement de ses troupes (bien que quelques-uns assurent qu'il n'en usait ainsi que par intelligence avec le grand-duc même qui l'en avait prié, afin de faire voir à ses gens jusqu'à quel point il les aimait, puisque, pour leur intérêt, il se mettait en danger de déplaire à l'empereur), il fit signe à ceux qui étaient présents de s'approcher, et ayant le sénat d'un autre côté, il éleva la voix et fit un long discours dont le sens était:

» Qu'il n'avait jamais désiré un secours aussi nombreux que celui que Roger avait amené, mais seulement 1.000 hommes d'infanterie et 800 de cavalerie, comme il paraissait par ses lettres scellées de la bulle d'or; que néanmoins lorsqu'ils étaient arrivés, il n'avait pas voulu les renvoyer, mais les avait reçus pour un temps, à la charge de servir moyennant une certaine solde; que sa libéralité avait dépassé toutes les bornes; que le grand-duc savait qu'il lui avait donné des sacs pleins d'argent, afin qu'il les distribuait lui-même à ses gens, selon la connaissance qu'il avait de leurs mérites et de leurs services; qu'il n'avait point voulu leur donner d'autre chef que lui, afin que lui obéissant comme ils avaient accoutumé, ils observassent une discipline plus exacte; que cependant, après avoir épuisé son épargne pour les enrichir, il n'en avait tiré aucun fruit; qu'ils avaient passé l'hiver à Cyzique où ils avaient fait beaucoup plus de mal que de bien; qu'il était aisé d'apprendre ce qu'ils avaient fait dans les autres villes, par les plaintes que les habitants faisaient retentir de tous côtés, avec un éclat plus puissant que n'était la voix de Stentor; que le siège de Magnésie, durant lequel ils avaient tourné leurs armes contre les Grecs, ne se pouvait excuser; qu'il avouait franchement qu'ils avaient rendu un service considérable en secourant Philadelphie; que quand cette action aurait valu toutes les récompenses qu'ils avaient reçues, ils en avaient terni la gloire par les désordres qu'ils avaient commis depuis; enfin qu'il n'avait pas besoin d'un si grand nombre de troupes et que l'empire ne les pouvait entretenir; qu'il était épuisé par les dépenses qu'il avait souffertes; qu'il souhaitait que ceux qui étaient présents en avertissent les absents et principalement le nouveau chef qui était arrivé le dernier, afin qu'il ne lui demandât point ce qu'il ne lui pouvait donner et qu'il ne se trompât point lui-même par une vaine espérance. »

« Voilà ce que dit l'empereur, et plusieurs choses semblables. Les Catalans n'ayant rien dit au contraire, s'emportèrent de colère contre leur chef qui les avait emmenés. »

Après avoir raconté les offres faites par les Génois à l'empereur, de l'aider à maintenir les Catalans en ordre, Pachymère ajoute:

Le grand-duc n'espérant plus recevoir de l'empereur les sommes immenses qu'il lui avait demandées, modéra ses demandes, se contenta de fort peu de chose et promit d'apaiser ses Latins. Il l'assura même qu'il en avait envoyé une partie se joindre à l'empereur Michel son fils (contre Eltimir et Sphenthislave ou Venceslas), et que quant à lui il était prêt d'aller servir en Orient; que quant à Béranger d'Entença, il n'y avait point d'apparence de le renvoyer et de tromper l'espérance qu’il avait conçue de sa libéralité; qu'il le suppliait de lui permettre de le venir saluer et de l'assurer d'un accueil favorable et d'un retour libre; qu'après cela il irait secourir le jeune empereur et servirait très fidèlement. L'empereur persuadé de ces raisons, fit expédier à Béranger des lettres scellées de la bulle d'or portant sauf-conduit, fit donner de riches présents au grand-duc et lui assigna une partie des impositions qui se levaient sur les grains. A l'égard de Béranger, il résolut de le recevoir avec la magnificence qu'il souhaitait; et, pour en trouver les fonds, il retrancha le tiers des pensions qu'il payait aux officiers d'Occident, car longtemps auparavant il avait déjà retranché les gages des officiers de sa maison, et de plus il altéra les monnaies d'or par un nouvel alliage. L'empereur appliquant tous ses soins à bien recevoir Béranger d'Entença, envoya plusieurs fois à Gallipoli où le bruit courait qu'il était prêt d'arriver, pour le prier de ne pas manquer de venir le trouver, et il lui fit expédier des lettres scellées de la bulle d'or, par lesquelles il lui promettait, avec des serments formidables, de le recevoir avec de sincères témoignages d'une parfaite amitié, et quand il désirerait s'en retourner, de lui en laisser une entière liberté, et pour le combler de riches présents. Aussitôt que Béranger eut ces lettres entre les mains, il aborda avec deux de ses vaisseaux au port de Constantinople et ne se hâta point toutefois de descendre de son vaisseau, mais envoya avertir l'empereur de son arrivée; et quoique l'empereur lui envoyai des chars pour le conduire, il demeura aussi fortement attaché à son vaisseau que le vaisseau était fortement attaché au rivage avec ses ancres, et refusa constamment d'en sortir jusqu'à ce que l'empereur lui eut donné son fils Jean en dépôt pour otage. Mais lorsque la fête de Noël approcha (car Béranger n'était venu a Constantinople qu'au milieu de décembre), l'empereur envoya le prier de se contenter de son serment sans lui demander d'otage. Béranger se rendit enfin après de longues irrésolutions, visita souvent l'empereur et se retira tous les soirs dans son vaisseau comme dans une citadelle où lui et les siens consommaient les vivres que l'empereur y faisait porter en abondance. Ce bon traitement l'adoucit de telle sorte et le rendit si familier avec l'empereur qu'il témoigna n'être point éloigné de lui faire serment de fidélité. On choisit pour cet effet le jour de la fête de Noël, et, en présence du sénat et de toute la ville, on le déclara mégaduc, et on lui donna le bâton enrichi d'or et d'argent pour marque de sa dignité, selon la nouvelle coutume instituée par l'empereur Andronic; puis il prit place sur les hauts sièges et revêtit l'habit de cérémonie et porta le scaramange (chapeau d'honneur). Après cela il ne fit plus difficulté de sortir de ses vaisseaux et de venir loger au monastère de Saint Côme avec les principaux de sa suite dont quelques-uns furent honorés par l'empereur de la qualité de chevaliers. Il se mit en grande considération auprès de l'empereur et eut un rang fort illustre dans ses conseils. Lorsqu'il fut question des termes dans lesquels les serments devaient être conçus, et qu'il fallut que Béranger se déclarât, selon la coutume, ami de tous les amis et ennemi de tous les ennemis de l'empereur, il dit franchement, par une certaine affectation de paraître sincère dans ses traités et constant dans l'amitié, qu'il était obligé d'excepter Frédéric, à qui il avait promis dès auparavant fidélité et service, et à qui il ne pouvait manquer de les rendre, puisqu'il n'y avait jamais manqué de sa part, mais que, celui-là seul excepté, il servirait l'empereur contre tous les autres. Quelques-uns jugeaient qu'il avait quelque dessein caché, mais l'empereur aima mieux attribuer sa conduite à la générosité qu'à la fourberie, et jugea qu'il lui serait fidèle, puisqu'il l'était à Frédéric. »

[34] Voici, suivant Pachymère, ce qui prépara l'élévation de Roger au poste de césar. Il est évident que, comme le dit Muntaner, la concession des deux dignités fut négociée à la fois.

« Au même instant que Béranger d'Entença venait de partir pour Gallipoli pour s'y réunir à Roger, l'empereur reçut des avis qui lui rendirent suspecte la fidélité de Roger lui-même. Il apprit qu'il se retranchait à Gallipoli, qu'il rompait les chaînes, qu'il faisait saler des viandes, qu'il faisait provision de blé et de biscuit, qu'il agissait en toutes rencontres avec une fierté et une hauteur extraordinaires, et qu'enfin il méditait une révolte quoiqu'il dissimulât. L'empereur, désirant éclaircir ses soupçons et voulant essayer ou de changer ses sentiments ou au moins de les connaître, avait envoyé Marule le prier de sa part, et prier aussi sa sœur, de venir célébrer avec lui la fête de l'Epiphanie (6 janvier 1307.) Elle s'en était excusée surtout indisposition, et lui, il avait refusé ouvertement par mépris, et avait demandé l'argent qui était dû aux Catalans, et avait ajouté que, si on ne le leur payait promptement, il était en danger de souffrir de leur part quelque violence. L'empereur envoya vers lui une seconde fois, pour le prier de se contenter de ce qu'il pouvait présentement lui payer et de passer en Orient aussitôt qu'il l'aurait reçu. Roger usa de détours et de prétextes pour faire entendre qu'il aimerait mieux passer l'hiver en Occident, où il y avait abondance de provisions, qu'en Orient où ses troupes périraient de faim L'empereur, appréhendant la révolte et n'osant plus l'irriter, parce qu'il voyait bien qu'il n'obéirait pas, le flatta par l'espérance des récompenses et des honneurs, et offrit de lui donner la dignité de césar, de lui abandonner l'Orient pour y commander avec un pouvoir absolu, excepté dans les grandes villes, de pourvoir aux besoins de ses troupes pourvu qu'elles rassurassent de leur fidélité, et de leur donner 20.000 écus d'or et 300.000 muids de blé aussitôt qu'elles seraient en Orient, et d'avoir soin qu'elles ne manquassent de rien à l'avenir. Les envoyés répétèrent plusieurs fois ces propositions et en firent part à la sœur de l'empereur, afin qu'elle contribuât de son côté à gagner Roger. La nécessité de l'état obligeait à descendre à ces prières, aussi bien que les fâcheuses nouvelles par lesquelles on apprenait que la ville de Philadelphie était si fort pressée par les Turcs qu'on était contraint par la faim d'y manger des corps morts. Cependant Roger ne parlait que d'argent et ne répondait rien autre chose, sinon que les troupes étaient au désespoir, qu'il ne les pouvait plus retenir, et qu'au milieu d'elles il n'était pas lui-même en sûreté avec les marques de la dignité dont on l'avait honoré dans l'empire, et que ces marques ne servaient qu'a les aigrir lorsqu'ils ne ressentaient point les effets de la faveur qu'elles semblaient leur promettre. Il n'était que trop aisé de juger par ses réponses qu'il était très attaché aux intérêts de ses soldats, et que quiconque entreprendrait de l'en détacher le trouverait furieux, vu qu'il n'était pas encore accoutumé à l'obéissance Après que de la cour on lui eût envoyé plusieurs personnes, on n'eu trouva pas de plus propre pour rapporter ses réponses que Cannabure, officier de sa femme, lequel fit plusieurs fois le voyage et enfin rapporta: que Roger demandait des gages et des assurances de l'exécution des promesses de l'empereur, et qu'il souhaitait qu'il fit serment en présence de l'image de la mère de Dieu. La nouvelle qui était venue que le frère naturel de Frédéric (il veut sans doute parler de Fernand de Majorque) courait la mer avec treize vaisseaux, et entretenait grande intelligence avec les Catalans, obligea l'empereur à accorder les conciliions que demandait Roger sans contester sur aucun point. Théodore Cumne fut envoyé vers Roger pour lui porter les marques de la dignité de césar, les lettres scellées de la bulle d'or, 50.000 écus d'or pour le paiement de ses troupes, et pour l'assurer que le blé qui leur avait été promis serait bientôt prêt, et que s'il manquait quelque chose, il serait fourni aussitôt qu'ils seraient arrivés en Orient. (Ici de longs discours de Roger et de l'empereur.) Pour entretenir l'amitié de Roger son parent par toutes sortes de bons offices, il le fit proclamer césar. Sa femme portait déjà les ornements convenables à cette dignité, par où il tâchait de la séparer des intérêts de ceux de sa nation, desquels il témoignait détester l'insolence. »

Et plus loin:

« Cependant Roger qui, bien que Latin de nation, avait l'honneur d'être parent de l'empereur, continua à le tromper par ses artifices et reçut de sa libéralité les ornements qui sont les marques de la dignité de césar, le jour que l'un célèbre la mémoire de la résurrection de Lazare. Il reçut aussi 11.000 écus d'or de la même libéralité, et on lui avait promis de lui donner 100.000 muids de blé de la mesure du pays. Il avait promis de sa part, de ne retenir que 3.000 hommes, de passer avec eux en Orient et de licencier tout le reste; mais il ne manqua pas d'éluder cette promesse par ses ruses ordinaires, et au lieu de les licencier comme il l'avait promis, il en envoya une partie à Cyzique, une autre partie à Piga et une autre à Lopadion. Entretenant toujours ses liaisons avec Béranger et avec le frère naturel de Frédéric (probablement Fernand de Majorque), Il donna permission aux Siciliens de courir la mer jusqu'à Mytilène, et retint les Catalans, sons le vain prétexte qu'ils n'avaient pas touché leur paie, contre la parole qu'il avait donnée de les renvoyer. Il usa encore de mauvaise foi pour prendre une plus grande quantité de blé que celle qui lui avait été promise. A mesure que les officiers de l'empereur le fournissaient, il le faisait enlever, sous prétexte que les troupes en avaient besoin, mais en effet pour ôter la connaissance de ce qui avait été fourni et pour avoir sujet d'en demander toujours, sans qu'on en sût jamais le compte.

[35] Pachymère raconte différemment le départ de Béranger d'Entença pour Gallipoli:

Le mégaduc Béranger, transporté d'une furieuse jalousie de ce que les Catalans qui n'étaient recommandables ni par leur noblesse ni par leur valeur, avaient touché, soit de gré soit de force, des sommes si prodigieuses (mille milliers d'écus d'or), au lieu que lui, qui était illustre par sa naissance et qui avait amené des troupes si belliqueuses et si formidables, n'osait espérer de récompense qui approchât de bien loin de celle-là, commença à se dispenser peu à peu de l'assiduité et du service, et de songer à remonter sur ses vaisseaux. Ayant donc fait voile vers le quartier des Blachernes, il passa devant la porte du palais de l'empereur, étant toujours dans l'incertitude et dans le doute et retenant encore les marques de la dignité dont il avait été honoré, et environ trente plats d'or et d'argent qui avaient servi à lui porter des présents et des viandes le jour précédent. L'empereur, doutant toujours de la résolution de Béranger et ne pouvant croire qu'il voulût se retirer de la sorte, envoya plusieurs fois l'inviter à venir passer la fête des Rois (6 janvier de l'an 1307), avec les marques convenables à sa dignité; mais il se moqua de cette dignité et de ces marques, et se servit, en présence de ceux que l'empereur avait envoyés, de son vase à manger comme d'un vase à puiser de l'eau de mer et les renvoya en raillant, de sorte qu'il était évident qu'il était déterminé à s'en retourner en son pays où à aller trouver Frédéric, son cher allié. Il passa trois jours et trois nuits à se disposer de la sorte à son départ, et renvoya auparavant à l'empereur sa vaisselle d'or et d'argent. Quelques Monembasiotes qui servaient l'empereur sur mer, brûlaient du désir de le poursuivre, tant pour reprendre un vaisseau qu'ils lui avaient prêté que pour châtier l'insolence avec laquelle il méprisait l’empereur; mais l'empereur ne le voulut pas, soit qu'il en fût empêché par le respect des serments avec lesquels il avait contracté son alliance, ou qu'il eût encore quelque reste d'espérance de lui voir changer de sentiment, ou qu'il appréhendât le succès du combat, ou enfin qu'il affectât la résolution d'être doux et modéré. Il est certain qu'il ne souhaitait rien avec tant d'ardeur que d'avoir cette réputation; mais au lieu de faire paraître sa douceur envers ses fidèles sujets, il la faisait paraître envers de perfides étrangers, de peur d'être inculpé de cette rupture. Un vent propice s'étant élevé dans la nuit, Béranger s'enfuit avec une impétuosité pareille à celle d'un taureau furieux qui gagne la forêt, et il arriva à Gallipoli. »

[36] Nom du dimanche qui suit l'Epiphanie.

[37] C'est-à-dire que Roger voulait y instituer des fiefs militaires conformément aux usages de l'Occident.

[38] Pachymère fait dire sur ce sujet à Roger parlant à ses troupes: « Qu'il apprenait que l'empereur Michel venait à la tête des troupes grecques pour le combattre; que le serment de fidélité par lequel il s'était lié à l'empire l'obligeait à aller au-devant de lui pour le saluer avec respect et à mettre un genou en terre à quarante pas; mais qu'il aurait soin de sa conservation et de celle de ses soldats, et qu'il serait prêt à tuer ou à mourir; qu'il ne fallait pas que les siens se missent en peine de leur chef; qu'il ne convenait pas à un homme de cœur de se laisser arrêter par une crainte semblable, et qu'il fit ainsi, pour ainsi dire, naufrage au port. »

Les craintes des soldats de Roger n'étaient pas sans fondement, si ou en juge par ce qui se passa et qui avait été probablement préparé par l'empereur, d'après l'aveu de Pachymère lui-même.

« L'empereur ordonna aux troupes que son fils commandait, de se camper près d'Apros et de combattre les Catalans et les almogavares s'ils le venaient attaquer. »

[39] Pachymère mentionne aussi ce fait: « Il eut l'adresse d'envoyer sa belle-mère et sa femme, bien qu'elle fût grosse, à Constantinople, pour représentera l'empereur, qu'il lui était impossible de faire traverser ses troupes qu'on ne leur eût auparavant accordé ce qu'elles demandaient. »

[40] Le passage des Dardanelles. Avie est là pour Abydos.

[41] Par cité de Troie, Muntaner entend ici, non une seule ville, mais un canton, comprenant la ville et ses dépendances. Il étend cette cité sur tout l'espace compris entre Abydos au nord et Adramilli au sud.

[42] Il l'appelle Arena.

[43] Ce petit récit de la guerre de Troie, d'après Muntaner, rappelle le récit des aventures du chevalier Acléon et de dama Diane, dans le bon Froissart

[44] Il y arriva, suivant Pachymère le 28 mars 1303.

[45] Nicéphore Grégoras est fort succinct: « Laissant tout le reste de son aimée pour la défense de Gallipoli, le césar Roger, avec deux cents hommes d'élite parmi les siens, alla au-devant de l'empereur Michel qui était alors avec toute son armée à Oresliade en Thrace, dans l'intention de requérir de lui la solde convenue pour ses troupes, et, s'il était nécessaire, d'y employer les menaces. Cette démarche ayant encore rallumé le courroux que l'empereur Michel avait conçu contre lui, plusieurs soldats l'entourèrent et le tuèrent devant le palais impérial, aussi bien que quelques-uns de ceux qui l'avaient accompagné. La plus grande partie se déroba au danger par la fuite, et sans s'arrêter dans leur course allèrent annoncer aux Latins de Gallipoli l'événement qui venait de se passer. »

Pachymère est plus détaillé et cherche à détourner les soupçons qui désignaient le jeune empereur:

« Ayant choisi cent cinquante hommes parmi ceux auxquels il se fiait le plus, Roger alla à Andrinople sous prétexte de rendre ses respects à l'empereur Michel qu'il n'avait pas encore eu l'honneur de voir, et de prendre congé de lui avant que de passer la mer, mais en effet dans le dessein de reconnaître son armée, à laquelle il n'ignorait pas qu'il s'était rendu suspect et odieux par les violences qu'il avait exercées. Il est vrai aussi que les Alains et les Turcs, qu'on appelle Côme, qui étaient alors commandés, par Boësilas, Bulgare de nation, et les Grecs, commandés par Cassien, grand primicier, et par Bucas grand hétériarque, s'étaient empares des forts que les habitants du pays avaient abandonnés en Macédoine et se tenaient prêts à réprimer l'insolence des Latins, en cas qu'ils fissent aucune entreprise contre le service de l'empire. Le vingt-huitième jour du mois de mars (1305), Assen, beau-frère de l'empereur Michel, lui apporta la nouvelle de l'arrivée du césar, au moment où il était occupé à faire la revue de ses troupes. L'empereur, surpris de cette nouvelle, envoya demander le sujet de cette arrivée, si c'était par l'ordre de l'empereur son père ou s'il venait de lui-même. Il fit réponse qu'il venait pour l'assurer de ses respects et pour prendre congé de lui avant que de passer en Orient. Le jeune empereur le reçut le quatrième jour de la semaine que les Grecs appellent de saint Thomas, lui fit l'honneur de l'admettre à sa table et entra avec lui à Andrinople. Ce jour-là et le suivant il lui fit toutes les caresses possibles et le conjura de ne plus exercer de tyrannie contre les Grecs. Roger reçut fort bien sa prière et le quitta avec de grands témoignages d'affection. Les Alains étaient extrêmement aigris contre lui par Georges, dont le fils avait été tué à Cyzique par l'ordre de Roger, et cherchaient continuellement une occasion favorable pour se venger; ils trouvèrent cette occasion au moment où il entrait seul dans l'appartement de l'impératrice, ayant laissé ses gardes en dehors. Lorsqu'il fut sur le seuil de la porte, Georges lui enfonça son épée dans les reins, comme pour aller chercher jusque dans son corps le sang de son fils injustement répandu. A l'heure même il tomba mort, ce barbare injuste et insolent, mais ardent et intrépide. Les Orientaux, animés de rage par le souvenir des cruautés qu'il avait exercées sur leurs proches, déchirèrent son corps en pièces. L'empereur Michel, tout hors de lui-même, demanda avant toutes choses si l'impératrice était sauvée. Quand il eut appris qu'elle n'avait pas eu de mal, il déplora le malheur de Roger; ruais comme il était fort prudent, il défendit de dire aux cent cinquante Latins qui étaient dehors ce qui était arrivé, et commanda de les entourer, de leur faire ôter leurs armes et de les mettre en prison. Les auteurs de la mort du césar s'en excusèrent à Michel, sur ce qu'en le tuant ils n'avaient fait que venger les peuples qu'il avait opprimés et prévenir la rébellion qu'il méditait contre les empereurs; d'autres, transportés d'une fureur impétueuse, et principalement les Alains, montèrent à cheval et coururent de tous côtés à dessein de poursuivre les Catalans. Le jeune empereur, appréhendant que les troupes dispersées de la sorte ne fussent défaites, envoya promptement Théodore, son oncle, pour les ramener; mais, quelque diligence qu'il fit, il ne put en venir à bout, ni empêcher qu'ils ne tuassent tous les Catalans qui tombèrent entre leurs mains. »

[46] Le mot lin désignait parfois tout bâtiment en général et parfois un long bâtiment de transport ;

[47] Pachymère confirme aussi par son témoignage l'authenticité du récit de Muntaner.

« Les Catalans se rassemblèrent en un moment dans Gallipoli dont il y avait longtemps qu'ils étaient maîtres, et en entrant firent passer les Grecs au fil de l'épée, sans épargner les enfants. Ayant néanmoins fait réflexion que plusieurs de leur nation, qui s'étaient engagés à la suite du césar, pourraient recevoir un pareil traitement à Constantinople et aux environs, ils en gardèrent quelques-uns, et proposèrent au frère naturel de Frédéric (toujours Ferrand de Majorque, ainsi que je le pense) de se joindre avec eux contre nous; mais n'ayant pu s'accorder touchant les conditions, ils lui laissèrent la mer, et se renfermèrent dans leur place, résolus de s'y bien défendre. L'empereur Michel, bien loin cependant d'abandonner le soin des affaires, dans le temps que la trêve faite avec les Bulgares lui donnait un peu de repos, envoya le grand primicier (Cassien) assiéger le fort de Gallipoli. Il y réussit d'abord assez heureusement; mais depuis il y fut fort incommodé par les fréquentes sorties des assiégés, auxquelles la négligence des nôtres ne donna que trop de lieu. Béranger trompa l'empereur Andronic par de fausses protestations de services, par lesquelles ayant obtenu de lui une suspension d'armes pour les assiégés, ils s'en prévalurent de telle sorte que, non seulement ils réparèrent leurs fortifications, mais qu'ayant mis des troupes sur sept grands vaisseaux et sur neuf petits, ils attaquèrent d'abord le port de Cyzique, sans y pouvoir remporter aucun avantage à cause de la rigoureuse résistance que firent les habitants. Le vingt-huitième jour du mois de mai (130 ?), ils abordèrent à Périnthe, tuèrent les personnes qui étaient au-dessus de l'âge de puberté, mirent tout à feu et à sang dans le pays, de sorte que ceux qui avaient pu éviter de tomber entre leurs mains accoururent en foule à Constantinople dont les portes étaient ouvertes pour les recevoir. Ce jour même ils descendirent à terre et y firent des courses.

[48] Recrea, dit Muntaner; l'ancienne Périnthe.

[49] Voici comment Pachymère raconte le meurtre de l'amiral En Ferrand d'Aunes:

« L'empereur avait reçu favorablement un Catalan qui s'était venu rendre à lui, et comme, par le changement qu'il avait fait et d'habit et de sentiment, il l'avait pleinement persuadé de sa fidélité, il l'avait honoré de la charge d'amiral, et lui avait fait épouser une personne d'une illustre famille, la fille de Raoul, surnommé le Gros. Il avait dessein de lui confier un vaisseau latin chargé de soldats salariés, et après ce vaisseau d'en envoyer encore d'autres. Comme il était prêt de partir, le comité vint avertir l'empereur qu'il avait aperçu plus de cinquante almogavares armés couchés dans le fond du vaisseau; ce qu'on trouva être véritable, et ce qui découvrit la perfidie de l'amiral. Là-dessus on l'arrêta et on arrêta pareillement les cinquante soldats, à la réserve de quelques-uns qui s'échappèrent au moment du tumulte. Le bruit de la trahison s'étant répandu dans la ville y excita les plaintes de ceux qui avaient souffert la plus grande partie des violences que les Catalans avaient exercées et fit attribuer tout le mal au peu de soin qu'on avait eu d'entretenir des vaisseaux, ce qui avait obligé d'avoir recours aux étrangers. Cependant les étrangers qui habitaient à Constantinople, s'étant assemblés au bruit des tristes nouvelles qui à chaque moment arrivaient de toutes parts et auxquelles ils ne pouvaient apporter de remède, ne trouvèrent pas d'autre moyen de se venger que de faire main basse sur les Catalans. Mais comme ceux qui s'étaient retirés chez les Génois étaient en sûreté, ils coururent en foule vers la maison de Raoul, où ils savaient qu'on en gardait quelques-uns. Ils les demandèrent, et, ne pouvant forcer aisément la maison, ils y mirent le feu et la réduisirent en cendres. Les Catalans se défendirent courageusement; mais rien ne pouvant arrêter la fureur de la multitude, ils périrent tous par le fer ou par le feu. »

[50] Mer Noire.

[51] Nicéphore raconte en peu de mots la prise de; Béranger. Je traduis littéralement:

« Aussitôt que les Latins qui étaient à Gallipoli apprirent le meurtre du césar, ils commencèrent par égorger tout ce qui se trouvait de gens de tout âge dans l'intérieur de Gallipoli, et après avoir bien fortifié les murailles, s'en firent un lieu assuré de retraite. Ensuite ayant divisé leur armée en deux parties, ils complétèrent d'abord l'équipage et l'armement des trente galères qu'ils avaient et dont ils donnèrent le commandement à Béranger d'Entença, en le chargeant d'intercepter par des embûches dans les déniés de l'Hellespont tous les vaisseaux de charge grecs qui montaient ou descendaient. L'autre partie des troupes s'arma et se répandit dans la Thrace, en y exerçant nuit et jour ses pillages. Quant à la flotte de Béranger d'Entença, elle fut, grâce au ciel, peu de temps après entièrement détruite; car ayant été rencontrée par seize galères génoises bien armées, dans la crainte des pirates, ils furent tous en partie submergés, en partie tués. Béranger, le commandant de cette flotte, fut pris lui-même avec quelques-uns des siens et rendu à prix d'argent à ses compatriotes. »

Le récit de Pachymère est beaucoup plus circonstancié; on y voit évidemment la perfidie intéressée des Génois envers les Catalans, dont ils avaient longtemps vu l’influence avec envie.

« Seize vaisseaux chargés de marchandises furent doucement poussés au port par un vent du midi, en un temps auquel on ne les attendait pas. Les Catalans et les almogavares avaient attaqué nos matelots dans le port de Rhégio, et, pour leur imprimer une plus grande terreur, avaient empalé quelques-uns de leurs enfants, avaient brûlé quelques homme?, et après s'être servi des autres pour conduire leur bagage, les avaient cruellement massacrés, ils jouissaient du fruit de leur barbare inhumanité, lorsqu'ils aperçurent de loin lus vaisseaux génois, qu'ils prirent d'abord pour des vaisseaux siciliens qui venaient à leur secours, et, emportés d'une vaine joie, ils se promettaient qu'aussitôt qu'ils se seraient joints à eux ils prendraient Constantinople. Mais quand ils eurent reconnu à leurs pavillons qu'ils étaient génois, ils perdirent leur confiance sans tomber pour cela dans le désespoir. Au contraire, ils se promirent d'entrer en conférence avec eux et de s'accorder sans peine, parce qu'ils ne pensèrent pas qu'entretenant un grand commerce sur les mers-là, ils voulussent s'exposer à y être souvent attaqués. De plus, ils se souvinrent que les Génois avaient retiré de leurs gens et les avaient préservés de la fureur populaire; qu'ils leur avaient envoyé un vaisseau chargé de vivres, et en haine de ce qu'il avait été pris par les Grecs, ils avaient tué le chef des galères de l'empereur; ce dont ce prince eût tiré une cruelle vengeance, si les conjonctures du temps, telles qu'il ne pouvait se passer de leur service, ne l'eussent obligé à dissimuler ces injures. Dans cette espérance les almogavares reçurent les Génois, fort étonnés de voir des ruines de maisons et des restes d'incendie. Lorsqu'ils furent au port, Béranger fit un long récit aux commandants de la flotte génoise de tout ce qui lui était arrivé, et tâcha de leur persuader qu'ils étaient obligés par leur ancienne alliance d'en rechercher la réparation; que l'empereur Andronic était extrêmement irrité contre eux, et qu'il leur avait fait fermer les portes de la ville en haine du secours qu'ils avaient donné aux moines de leur nation. Les Génois, au lieu d'ajouter foi à ces discours, usèrent de la sage précaution d'envoyer la nuit une galère à Constantinople pour s'informer de la vérité et pour apprendre les sentiments de l'empereur.

« Béranger se servait de ce prétexte pour aigrir les Génois contre l'empereur, soit qu'il ignorât que l'empereur était réconcilié avec eux, ou qu'il feignit de l'ignorer. La galère des Génois étant arrivée la nuit, et les députés ayant appris le véritable étal des affaires, les Génois résolurent de se déclarer contre les étrangers. L'empereur ne voulant pas être spectateur oisif du combat, commanda aux troupes de se tenir prêtes pour en partager les hasards et la gloire. Les députés des Génois portèrent cette résolution à ceux de leur parti. L'empereur mit dix mille hommes sous les armes, et ces dix mille hommes remplissaient une flotte qui couvrait toute la mer qui s'étend depuis Constantinople jusqu'à Rhégio. Avant que ceux que les Génois avaient envoyés vers l'empereur fussent de retour, les deux partis en vinrent dès le matin au combat, par la nécessité de l'avis qu'on avait reçu, que Béranger, désespérant d'obtenir la paix, avait offert de grands secours d'argent aux commandants de la flotte pour se comporter lâchement. Les almogavares furent poussés du premier choc et engagés à combattre, plusieurs furent tués et plusieurs furent blesses de côté et d'autre; mais les Génois demeureront victorieux et prirent tous les vaisseaux, excepté un. Béranger, voyant qu'il ne pouvait venir à bout de ses desseins, se rendit au général de l'armée ennemie, qui le cacha au fond d'un vaisseau, où il demeura seul en sûreté pendant que les autres couraient les hasards du combat. Le même jour, qui était le dernier du mois de mai (1307), on vit passer en plein midi la flotte victorieuse le long du port avec une pompe et une magnificence convenables à la grandeur de l'avantage qu'elle venait de remporter, ses pavillons étendus et les vaisseaux des vaincus en désordre et en mauvais équipage, sans pavillons et sans enseignes. Lorsque la flotte fut arrivée à la citadelle, au lieu d'aller droit à Galata, ils prirent le milieu de la côte de Saint Phocas et s'y arrêtèrent. Le jour suivant ils gardèrent les vaisseaux des vaincus, et allèrent trouver l'empereur qui les reçut fort civilement, fit distribuer de magnifiques habits aux chefs et des vivres aux soldats". Ils ne voulurent rien lui abandonner ni des prisonniers, ni du butin, à moins qu'on ne leur en payât le prix. L'empereur leur proposa d'aller faire lever le siège de Gallipoli. Ils ne s'éloignèrent pas de le servir; mais ayant néanmoins contesté louchant la paix, ils firent voile vers la mer Lazique (Mer Noire), par le conseil de quelques-uns de leurs chefs, qui avaient traité auparavant avec les Catalans, et ils n'envoyèrent qu'une galère à ceux de leur pays pour les informer de ce qui s'était passé. L'empereur était d'autant plus en peine de secourir Gallipoli que le bruit courait que les assiégeants attendaient un renfort et avaient mandé les Turcs. On disait aussi que le frère naturel de Frédéric paraîtrait bientôt en mer avec une flotte.

[52] Suivant Serra (Storia di Genova), un perpre ou hyperpère était évalué à quinze sous génois. Vingt sous génois formaient une livre, équivalant à une once d'or; et une once d'or valait environ cent livres d'aujourd'hui

[53] Pachymère mentionne, en passant, l'offre faite par les Catalans de Gallipoli de racheter Béranger qu'on emmenait à Gênes, mais sans nommer Muntaner.

« Béranger, après avoir été fait prisonnier par les Génois, fut emmené à Trébizonde, puis de là ramené à Gallipoli par les mêmes vaisseaux qui l'avaient pris, et après y être demeuré pendant deux mois, il fut emmené à Gênes, quelque sollicitation que les Catalans pussent faire pour sa délivrance.

[54] pachymère est fort peu circonstancié sur cette affaire.

« Le jeune empereur, bien loin d'abandonner le soin des affaires, partit d'Andrinople et alla à Pamphilie où il envoya Ducas, grand hétériarque, Hubert, grand-chiaoux, et Boesilas, avec des troupes et des provisions suffisantes pour combattre les almogavares qui assiégeaient Gallipoli. Ces trois capitaines s'étaient campés près de Branchiale, et ne cherchaient que l'occasion d'en venir aux mains. Les almogavares commencèrent par se délivrer de la crainte qu'ils avaient d'être trahis par les habitants, en les mettant sur des barques avec tous leurs meubles, et les faisant garder en cet état dans le port. Ils usèrent ensuite de ce stratagème, de laisser dehors des troupeaux et de poser fort proche des soldats en embuscade pour fondre sur ceux qui les voudraient enlever. Le désir du butin détacha de l'armée grecque plusieurs soldais qui coururent sans ordre vers le troupeau; et à l'heure même les almogavares sortirent de l'embuscade en bon ordre, chaque cavalier ayant deux hommes de pied à ses deux côtés, armés de lances qu'on appelait autrefois ancônes. Les Grecs soutinrent vaillamment le choc, de sorte que plusieurs fuient tucs de côté et d'autre; mais enfin la victoire demeura aux almogavares qui poursuivirent les nôtres en tuant jusqu'à Monocastane. On dit que nous perdîmes deux, cents hommes en cette rencontre; plusieurs chefs y furent blessés. L'empereur Andronic, ayant appris par les lettres de l'empereur son fils la nouvelle de cette défaite, se repentit de n'avoir pas engagé les Génois à secourir Gallipoli; ils avaient demandé 6.000 écus; et, au lieu de les leur donner, il leur avait envoyé de l'or en lingots. Ils le pesèrent, et, ne trouvant pas le compte, ils changèrent de sentiment et le renvoyèrent; l'empereur ayant offert de fournir ce qui manquait à la somme, ils refusèrent ses offres et partirent sous prétexte de l'intérêt de leur commerce. L'empereur employa alors cet argent à payer les troupes et à équiper des vaisseaux. Les forces de l'Etat n'étaient pas tout à fait abattues, quoiqu'elles fussent fort languissantes; l'autorité de commander, qui est comme l'âme, avait encore toute sa vigueur, mais les troupes, qui sont comme les membres, se ressentaient de la faiblesse de l'enfance et n'avaient que des mouvements imparfaits qui faisaient pitié. »