Muntaner

RAMON MUNTANER

 

CHRONIQUE : CLXXXI à CC

CLXI à CLXXX - CCI à CCXX

Oeuvre numérisée  par Marc Szwajcer

 

 

 

CHRONIQUE DU TRÈS MAGNIFIQUE SEIGNEUR

RAMON MUNTANER

 

CHAPITRE CLXXXI

Comment le roi Charles voulut faire la paix avec la maison d'Aragon, et comment, à ce sujet, le Saint-Père envoya, d'accord avec le roi Charles, un cardinal au roi de France, le priant de faire la paix avec la maison d'Aragon; comment monseigneur Charles n'y voulut pas consentir, à moins que le roi Charles ne lui fit donation du comté d'Anjou.

Lorsque le roi Charles sut la mort de son fils il en fut fort affligé; et il devait l'être, car il était bon et vaillant; mais, en bon chrétien qu'il était, il se dit en son cœur, que Dieu ne lui envoyait de telles infortunes que parce qu'il souffrait que la guerre subsistât encore entre lui et la maison d'Aragon; aussi songea-t-il à négocier pour que de toute manière la paix pût se faire avec le seigneur roi d'Aragon. Il alla aussitôt trouver le pape, et lui dit qu'il le priait, de manière ou d'autre, d'établir finalement la paix entre la sainte Église, la maison de France et lui d'une part, et la maison d'Aragon de l'autre, assurant que, quant à lui, il ferait tout ce qu'il pourrait faire pour y parvenir.

Le pape lui répondit: qu'il parlait bien et sagement, que, si on pensait au pouvoir que possédait alors le roi d'Aragon, on verrait qu'il possédait en effet tout le monde: d'abord il avait toute l'Espagne à ses ordres; puis le roi d'Angleterre agirait aussi, s'il voulait, à son plaisir, ainsi que tout le Languedoc; et qu'ainsi il était nécessaire de faire définitivement la paix. Le pape fit donc venir messire Boniface de Salamandrana et lui ordonna de travailler à la négociation de ladite paix. Celui-ci répondit qu'il le ferait volontiers, et qu'il espérait, avec le secours de Dieu, amener la chose à bonne fin.

Si bien que le pape, en même temps que le roi Charles et messire Boniface allaient en France, envoya avec eux un cardinal au roi de France, lui conseillant et le priant de faire la paix avec la maison d'Aragon, conjointement avec le roi Charles, ajoutant que la sainte Église était disposée à faire de son côté tout ce qui leur conviendrait.

Le roi Charles, messire Boniface et le cardinal prirent congé du pape et allèrent vers le roi de France, et ils le trouvèrent à Paris, et auprès de lui son frère monseigneur Charles, qui se faisait appeler roi d'Aragon.

Quand ils eurent parlé au roi de France et à monseigneur Charles, le roi de France leur dit: que la paix lui serait fort agréable, et qu'il y mettrait du sien autant qu'il serait en lui. Mais monseigneur Charles répondit le contraire, disant, que pour rien au monde il ne renoncerait au royaume d'Aragon; de sorte qu'il y eut grande contestation à ce sujet entre le roi Charles et lui. Enfin ils convinrent avec le roi de France, qui y mit beaucoup de bienveillance que le roi Charles lui donnerait tout le comté d'Anjou qu'il possédait en France, et qui est un noble et bon comté; et chacun peut bien le croire, puisque le roi Charles son père, fils du roi de France, l'avait reçu en héritage. Monseigneur Charles lui abandonna à son tour le droit qu'il possédait sur la couronne d'Aragon, et qu'il avait reçu en don du pape Martin, et le roi Charles l'ut autorisé à en faire à sa volonté. Et la chose s'accomplit et se fit ainsi. Et c'était là ce qui s'opposait à la paix plus que qui que ce fût au monde. Que personne ne s'avise donc de dire que la paix avec le roi d'Aragon ne coûta que fort peu au roi Charles, comme vous pourrez l'entendre dire par la suite; elle lui coûta au contraire ledit comté d'Anjou, qui est une fort belle possession.

Tout ceci ainsi réglé, le roi Charles, le cardinal et messire Boniface, munis des pleins pouvoirs du roi de France et de monseigneur Charles son frère, s'en vinrent en Provence; et de Provence ils envoyèrent messire Boniface en Catalogne au seigneur roi d'Aragon pour lui rendre compte de tout. Que vous dirai-je? Messire Boniface fit tant d'allées et de venues des uns aux autres, qu'il en vint à conclusion de sa négociation, et que les conditions de paix furent acceptées par chacune des parties. Telle fut en somme la manière dont se négocia cette paix, car si je voulais en donner tous les détails, cela seul ferait un plus gros livre que n'est le mien. Ainsi donc la paix fut faite aux conditions suivantes: le pape devait révoquer la sentence rendue par le pape Martin contre le seigneur roi d'Aragon, et l'absoudre, lui et tous ceux qui lui prêtaient et lui avaient prêté leur aide de quelque manière que ce fût, de toute mort d'homme et de tout pillage fait sur l'ennemi, dans les termes les plus favorables qu'on pourrait l'entendre.

D'autre part, monseigneur Charles de France, et le roi Charles pour lui, renonça à la donation qui lui avait été faite du royaume d'Aragon; et d'autre part enfin il consentait qu'il y eût paix et concorde dudit seigneur roi d'Aragon avec le roi de France et ses alliés, avec la sainte Église romaine et avec le roi Charles.

De plus, comme le roi Charles donnait sa fille aînée, nommée Blanche, en mariage au seigneur roi d'Aragon, le seigneur roi d'Aragon renonçait au royaume de Sicile, sous la condition que le pape lui donnait en échange la Sardaigne et la Corse. Et il n'était point tenu de remettre la Sicile au roi Charles, ni à la sainte Eglise; mais il devait l'abandonner; et la sainte Eglise si elle voulait, ou le roi Charles, pouvaient s'en emparer;[1] quant à lui il n'était tenu à rien autre chose. D'autre part il rendait au roi Charles ses fils qu'il retenait prisonniers, aussi bien que les autres otages.

Ainsi les envoyés vinrent trouver le roi d'Aragon avec ces conditions de paix, en disant qu'ils rempliraient ces conditions avec lui, et que lui aurait aussi à faire ce qui est rapporté ci-dessus, et qu'il s'en consultât avec les siens; que quant à eux, ils ne pouvaient rien faire autre chose.[2]

Là-dessus le seigneur roi d'Aragon fit convoquer ses cortès à Barcelone. Pendant qu'on était ainsi réuni en parlement, le roi don Sanche de Castille mourut de maladie,[3] et laissa trois fils: le premier, don Ferdinand, qui eut le royaume de Castille; l'autre, don Pèdre; et l'autre, don Philippe. Il laissa aussi une fille. Et quand le roi d'Aragon apprit la mort du roi de Castille, il en fut fort affligé et lui fit faire un service funéraire, ainsi qu'il était de son devoir de le faire.

CHAPITRE CLXXXII

Comment le seigneur roi En Jacques d'Aragon confirma la paix conclue entre lui et le roi Charles et la maison de France; du mariage qui eut lieu entre ledit seigneur En Jacques d'Aragon et madame Blanche, fille du roi Charles, et comment le fils aîné du roi Charles et le fils aîné du roi de Majorque renoncèrent à la royauté et entrèrent dans l'ordre de monseigneur saint François.

Les cortès étant réunies, le seigneur roi tint conseil avec ses barons, prélats, chevaliers, citoyens et hommes des villes, et enfin la paix fut conclue de la manière que vous l'avez déjà entendu. Les envoyés retournèrent vers le roi Charles et vers le cardinal, qu'ils trouvèrent à Montpellier, et ils signèrent toutes les conditions de cette paix; après quoi tous ensemble, avec l'infante madame Blanche qu'ils emmenèrent très honorablement escortée, s'en vinrent à Perpignan. Pendant qu'ils arrivaient à Perpignan, le seigneur roi d'Aragon, avec l'infant En Pierre et un grand nombre des plus nobles chevetains de Catalogne et d'Aragon, se rendirent à Gironne. Alors le seigneur roi envoya le noble En Béranger de Sarria, son trésorier et conseiller, à Perpignan, avec plein pouvoir de signer de nouveau ces différentes conditions de paix aussi bien que le mariage, et pour voir avant tout la jeune fille.

Quand ledit noble fut arrivé à Perpignan, il fut fort bien accueilli par le roi Charles, par le seigneur roi de Majorque et par toutes les autres personnes. Et dès qu'il eut vu la jeune fille, il s'en tint pour très satisfait, si bien qu'il signa aussitôt, au nom du seigneur roi d'Aragon, et la paix et le mariage. Dès que le seigneur roi d'Aragon, en eut été informé, il revint à Gironne, amenant avec lui les fils du roi Charles et les autres otages. Arrivé à Gironne, le seigneur roi, en compagnie des trois fils du roi et des autres otages, et escorté de toute sa chevalerie et de tout ce qu'il y avait de dames et demoiselles de rang en Catalogne, s'en vint à Figuières

De l'autre côté, le roi Charles, la jeune fille, le cardinal et tout le monde s'en vinrent à Péralade; et lui et toute sa suite allèrent se loger entre Péralade et Cabanes, au monastère de Saint-Féliu. Là le seigneur roi d'Aragon envoya au roi Charles ses enfants et tous les otages, et le seigneur infant En Pierre les accompagna jusqu'à ce qu'ils fussent auprès de leur père. Et si jamais il y eut joie dans le monde, elle éclata surtout dans cette première entrevue entre le roi Charles et ses fils; et les barons de Provence et de France en firent éclater tout autant en recouvrant leurs fils, qui étaient également en otage, mais de toutes les joies, la joie la plus vive fut celle que fit éclater madame Blanche en revoyant ses frères, et eux en revoyant leur sœur.

Que vous dirai-je? Il se trouvait telle multitude de monde de part et d'autre à Péralade, à Cabanes, au monastère de Saint-Féliu, à Figuières, à Villa Bertrand,[4] à Alfar, à Vila-Tenim, à Vila-Seguer, à Castellon d'Ampurias et à Vila-Nova, que toute la campagne en était remplie. Le roi d'Aragon fit distribuer ration complète de toutes choses à tout individu, aussi bien étranger que particulier, et il y eut grand soulas et grand déduit entre ces rois. Le seigneur roi d'Aragon alla visiter le roi Charles et l'infante sa femme, et il lui posa sur la tête la couronne la plus belle et la plus riche qui ait jamais orné tête de reine; dès ce moment on l'appela reine d'Aragon. Que vous dirai-je? Les joyaux furent magnifiques qu'ils se donnèrent les uns aux autres. Il fut arrêté, avec la grâce de Dieu, qu'ils entendraient la messe au monastère de Villa Bertrand, et que les noces y seraient célébrées. Là le seigneur roi fit élever une salle en bois, la plus belle salle qui eût jamais été faite de bois. Le monastère est par lui-même un noble et beau et bon lieu. Et comme il avait été ordonné, tout fut accompli. Tous se rendirent au dit monastère de Villa Bertrand. La fête y fut splendide et gaie, et par plusieurs raisons: d'abord à cause de ce mariage qui se faisait à la bonne heure, car on peut bien dire que jamais ne se réunit ensemble un couple si bien assorti de mari et de femme. Quant au seigneur roi En Jacques d'Aragon, je puis vous dire que c'est bien le plus gracieux seigneur, le plus courtois, le plus sage et le meilleur en faits d'armes qui fût jamais, et aussi un des meilleurs chrétiens du monde. Quant à madame la reine Blanche, c'était la plus belle dame, la plus sage et la plus chérie de Dieu et de ses peuples qui jamais possédât aucun royaume, et la meilleure chrétienne du monde; en elle était la fontaine de toutes grâces et de toutes bontés. Aussi Dieu leur accorda-t-il sa grâce; car jamais ne furent mari et femme, de quelque rang qu'ils fussent, qui tant s'aimassent. Aussi peut-on bien vraiment l'appeler des noms que lui donnèrent les gens de Catalogne, d'Aragon et du royaume de Valence qui l'appelaient « La Sainte Reine, dame Blanche de Sainte Paix, » car, en effet, la sainte paix et toute bonne fortune vinrent par elle à toute la terre. Et comme vous l'apprendrez bientôt, il naquit d'elle un grand nombre de fils et de filles,[5] qui tous furent et sont bons envers Dieu et envers le monde.

Les fêtes durèrent bien huit jours après le mariage accompli, pendant lesquels tous restèrent réunis; ensuite ils prirent mutuellement congé les uns des autres, et le roi Charles s'en retourna avec ses fils. Quand ils furent au col de Panissas, le seigneur roi de Majorque vint à leur rencontre, et ils entrèrent ensemble au Boulou, et du Boulou allèrent à Perpignan. Le seigneur roi de Majorque les y retint huit jours, pendant lesquels il s'établit une telle intimité entre monseigneur Louis, fils du roi Charles, et l'infant En Jacques, fils aîné du roi de Majorque, qu'ils se promirent, dit-on, de faire chacun ce que l'autre ferait, et qu'ils furent d'accord de renoncer tous les deux aux royaumes qui devaient leur échoir en partage, et d'entrer dans l'ordre de monseigneur saint François. Peu de temps après, monseigneur Louis, fils du roi Charles, se mit dans cet ordre. Il renonça à son héritage, devint évêque de Toulouse[6] contre son gré, et mourut à peu de temps de là, et fut canonisé par le pape à cause des nombreux miracles que Dieu opéra par lui, soit durant sa vie, soit après sa mort, et aujourd'hui on célèbre sa fête dans toute la chrétienté.

L'infant En Jacques, fils du roi de Majorque, qui était un excellent prince et l'aîné de sa famille, et qui devait régner, se fit aussi frère mineur, et renonça à la couronne. Et quand il sera trépassé de cette vie, je crois bien qu'il sera lui aussi au nombre des saints du paradis; car il semble que plus on fait pour Dieu, plus on doit espérer d'en être récompensé, et qu'ainsi celui qui, pour se consacrer à Dieu, abandonne un royaume dans ce monde, doit avoir le royaume céleste en compensation, pourvu que sa vie ait été toujours continente, bonne et pure jusqu'à la fin, sans faire et dire que tout bien.[7]

Je laisse là ces deux bons et dignes seigneurs frères mineurs, et reviens au roi Charles, qui prit congé du roi de Majorque et revint en son pays avec ses enfants, tous sains et saufs.

Le roi d'Aragon alla avec madame la reine à Gironne, puis de Gironne à Barcelone, et parcourut tous ses royaumes. Et le glorieux accueil et les fêtes qu'on lui faisait dans tous les lieux où il passait, il n'est pas besoin que vous me le demandiez, car vous pouvez l'imaginer de vous-même, en songeant que, non seulement le royaume avait recouvré la paix, mais aussi les sacrements de la sainte Église,[8] comme messes et autres offices, ce dont toutes gens étaient fort désireux. Quelle joie et quel bonheur ne devaient-ils donc pas ressentir tous!

CHAPITRE CLXXXIII

Comment madame la reine Blanche pourchassa du seigneur roi En Jacques d'Aragon, afin qu'il donnât des terres à l'infant En Pierre, et qu'il le mariât; et comment il prit pour femme madame Guillelmine de Moncade.

Tandis que le seigneur roi allait se déduisant et parcourant ses royaumes avec madame la reine, le seigneur infant En Pierre ne quittait point madame la reine, qui dit au seigneur roi: qu'il devrait chercher à honorer son frère l'infant et lui accorder de quoi tenir une maison digne de son rang, et qu'il devrait aussi lui chercher une femme telle qu'il lui convenait. Le seigneur roi obtempéra à ses prières et lui confira un très noble héritage, et lui donna en mariage une des plus nobles demoiselles qui fût en Espagne, parmi celles qui n'étaient pas filles de roi. C'est à savoir madame Guillelmine de Moncade, fille de Gaston de Béarn, qui possédait de grandes richesses, et, seulement en Catalogne, avait en bons châteaux, villes et lieux, plus de trois cents chevaliers.

Les noces furent brillantes et belles; le roi, madame la reine, toute la Catalogne et une bonne partie de l'Aragon y assistèrent; et quand elles furent terminées, le seigneur roi avec madame la reine d'un côté, et l'infant En Pierre[9] avec madame Guillelmine de Moncade de l'autre, s'en allèrent se déduisant et parcourant tout le royaume

CHAPITRE CLXXXIV

Comment le seigneur roi En Jacques d'Aragon envoya des messagers en Sicile à En Raymond Alamany et à En Vilaragut pour qu'ils eussent à abandonner la Sicile; et comment les habitants s'emparèrent des châteaux et autres lieux pour l'infant Frédéric.

Cependant le seigneur roi d'Aragon envoya ses messagers en Sicile à En Raymond Alamany, qui était maître justicier du royaume de Sicile, et à En Vilaragut, qui était maître ès décrets, et à tous les autres, pour qu'ils eussent à abandonner tous les châteaux, villes et autres lieux de la Sicile et de la Calabre, et de toutes les diverses parties du royaume, en leur prescrivant de bien se garder de faire remise d'aucun de ces lieux à qui que ce fût; mais lorsqu'ils abandonnaient un château, ils devaient crier devant la porte du château, avec les clefs à la main: « N'y a-t-il personne ici de la part du Saint-Père, qui veuille recevoir ce château pour ledit Saint-Père et la sainte Eglise? » Ils devaient répéter ce cri jusqu'à trois fois en chaque lieu. Si dans l'intervalle de ces trois criées, il ne paraissait personne qui voulût recevoir le lieu au nom de la sainte Eglise, ils devaient en laisser les portes ouvertes, et les clefs dans les serrures, et se retirer.

Cela fut ainsi exécuté, et nul ne parut pour en recevoir la remise au nom de la sainte Eglise ou du Saint-Père.[10] Ils se retirèrent donc, et à mesure qu'ils partaient, les gens de l'endroit s'emparaient des châteaux et autres lieux pour l'infant En Frédéric. Ainsi En Raymond Alamany, En Vilaragut, et tous ceux qui étaient par toute la Sicile au nom du roi d'Aragon, se retirèrent, s'embarquèrent sur des nefs et galères, et vinrent trouver en Catalogne le seigneur roi, qui les accueillit très bien, donna à chacun d'eux de bonnes indemnités pour ce qu’ils avaient abandonné du leur en Sicile, et leur témoigna son contentement de la manière dont ils avaient exécuté ses ordres.

Ainsi le seigneur roi d'Aragon remplit toutes les conditions de la paix, et il n'y faillit en rien, ce dont la sainte Eglise et le pape se tinrent pour très satisfaits.

Je laisse le roi d'Aragon, pour vous parler de l'infant En Frédéric et de l'amiral qui ne l'avait pas quitté.

CHAPITRE CLXXXV

Comment le seigneur infant Frédéric prit possession du royaume de Sicile, et assigna un jour auquel tous devaient être réunis à Palerme; et comment, avec une grande solennité, prit la couronne dudit royaume.

Messire Jean de Procida et les autres membres du conseil du roi, barons, chevaliers, citoyens et hommes des villes de Sicile, apprirent bientôt comment le seigneur roi les avait abandonnés, et ils engagèrent le seigneur infant En Frédéric à songer à s'emparer de tout le pays; car l'île de Sicile et le royaume tout entier lui avaient été substitués d'après les termes du testament du seigneur roi En Pierre son père; et si le seigneur roi En Jacques l'avait abandonné, il n'avait pu renoncer par là qu'au droit qu'il possédait lui-même. « Mais quant au droit que vous y possédez par vous-même, seigneur, il n'y a pas lieu à y renoncer; et nous ne pensons même pas que cette prise de possession par vous puisse lui déplaire. Il doit lui suffire d'avoir accompli ce qu'il s'était engagea faire par les conditions de la paix. »

Que vous dirai-je? Il fut ainsi convenu par tous; et on trouva, en consultant les docteurs et les savants, qu'il pouvait justement s'emparer de ce que le seigneur roi son père lui avait laissé par substitution. Là-dessus, il envoya par toute la Sicile, la Calabre et par tous les lieux dépendants de ce royaume, et on prit possession, en son nom, des villes, châteaux, lieux et cités. Cependant un jour fut désigné auquel tous les chevetains, chevaliers, syndics des cités et des villes, devaient se réunir à Palerme; car il voulait se faire couronner roi, et recevoir leur serment à eux tous. Au jour désigné, tous furent réunis à Palerme, et il s'y trouva un très grand nombre de Catalans, d'Aragonais, de Latins, de Calabrais, et bien d'autres personnes des divers lieux des royaumes. Lorsque tous furent réunis au palais royal, c'est-à-dire à la salle verte de Palerme, l'amiral prit la parole et leur dit beaucoup de belles choses relatives aux circonstances dans lesquelles ils étaient engagés, et entre autres choses il leur dit: que, par trois raisons, leur nouveau seigneur était bien réellement ce troisième Frédéric annoncé par les prophéties, comme devant arriver un jour et devenir le maître de l'empire et de la plus grande partie du monde. Et les trois raisons étaient: qu'en premier lieu il était bien certain qu'il était le troisième fils qui fût né du roi En Pierre; en second lieu, il était le troisième des Frédéric qu'on ait vu gouverner la Sicile; et en troisième lieu qu'il serait le troisième Frédéric élu empereur d'Allemagne. Et ainsi donc on pouvait à bon droit l'appeler Frédéric III, roi de Sicile et de tout le royaume, car le royaume lui appartenait.

A l'instant tous se levèrent en s'écriant: « Dieu donne vie à notre seigneur le roi Frédéric III, seigneur de Sicile et de tout le royaume. » Aussitôt les barons se levèrent et lui prêtèrent serment et hommage. Puis tous les chevaliers, citoyens et hommes des villes en firent autant; après quoi, en grande solennité, ils se rendirent, selon l'usage, à la cathédrale de la ville de Palerme, et avec grande bénédiction il y reçut la couronne.[11] Ainsi, la couronne en tête, un globe dans la main droite et le sceptre dans la main gauche, et revêtu des habits royaux, il s'en alla, chevauchant depuis la grande église de Païenne jusqu'au palais, au milieu des jeux et des plus vives réjouissances qui aient jamais été faits à aucun couronnement de roi. Arrivés au palais, des tables furent dressées pour tous les assistants, et chacun y prit place. Que vous dirai-je? La fête dura quinze jours, pendant lesquels dans tout Palerme on ne fit que s'ébahir, danser, chanter et se livrer à tous les divertissements. Des tables étaient continuellement dressées au palais, et y mangeait qui voulait.

Lorsque les fêtes furent enfin terminées et que chacun fut retourné chez soi, le seigneur roi s'en alla visitant toute l'île de Sicile, puis en Calabre et dans tous les autres lieux. Madame la reine Constance et toutes les personnes de sa suite avaient eu l'absolution du pape.[12] Aussi tous les jours allait-elle entendre la messe, car le pape avait été tenu de donner cette absolution, d'après les conditions du traité de paix conclu par le roi d'Aragon avec lui. Par suite du même traité, madame la reine quitta la Sicile avec dix galères et alla faire un pèlerinage à Rome. Elle prit congé du roi de Sicile, le signa et lui donna sa bénédiction, ainsi que doit faire une bonne mère envers son fils. Quand elle fut arrivée à Rome, le pape lui fit rendre de grands honneurs et lui accorda tout ce qu'elle lui demanda. Elle resta dans cette ville, et chaque jour elle allait cherchant des indulgences, en femme qui était la meilleure chrétienne qu'on connût au monde. Messire Jean de Procida ne la quittait point, et elle resta à Rome à gagner des indulgences jusqu'à ce que le seigneur roi d'Aragon vînt à Rome voir le pape et traiter de la paix entre le roi Charles et le roi de Sicile son frère, comme vous le verrez par la suite. Et alors il emmena madame la reine Constance en s'en retournant en Catalogne. Et quand madame la reine Constance fut en Catalogne, elle fit beaucoup de bien pour l'âme du seigneur roi En Pierre son mari et pour la sienne; elle fonda de nombreux monastères et fit beaucoup d'autres bonnes choses. Et elle mourut à Barcelone, léguant son corps, comme l'avait fait son fils le roi En Alphonse, à la maison des frères mineurs, et mourut revêtue de la robe des sœurs mineures. Et assurément chacun peut avoir foi qu'elle repose avec Dieu dans sa gloire[13]. Je cesse de vous entretenir du roi de Sicile et de madame la reine Constance, et je reviens au seigneur roi d'Aragon.

CHAPITRE CLXXXVI

Comment le seigneur roi d'Aragon rendit au roi de Majorque, son oncle, les îles de Majorque, Minorque et Ibiza, et alla auprès du pape pour traiter de la paix entre son frère, le roi Frédéric, et le roi Charles; et comment le roi de Castille défia le seigneur roi En Jacques d'Aragon.

Le seigneur roi d'Aragon, voyant qu'il était en paix avec tout le monde, jugea à propos de rendre au roi de Majorque son oncle les îles de Majorque, Minorque et Ibiza; puis, comme je vous l'ai déjà dit, le seigneur roi d'Aragon alla une première fois voir le pape à Rome, après la conclusion de la paix. Le pape et les cardinaux lui rendirent de grands honneurs, aussi bien que tous les Romains, et on lui rendit, aussi beaucoup d'honneurs à Gênes et à Pise; mais dans cette visite il ne put obtenir la conclusion de la paix entre le roi Charles et le roi de Sicile. Il retourna donc en Catalogne, où il remmena madame la reine, ainsi que je l'ai raconté.

A quelque temps de là le seigneur roi d'Aragon envoya des messages à l'amiral en Sicile pour lui dire de se rendre en Catalogne, et l'amiral se rendit incontinent à son appel. Puis, peu de temps s'écoula avant que le seigneur roi d'Aragon ne partit de Catalogne avec une flotte nombreuse, pour aller une seconde fois trouver le pape, afin de conclure définitivement la paix entre le roi Frédéric et le roi Charles. Dès que tout fut près, de Palamos où il s'embarqua il envoya prier le roi de Majorque son oncle de se trouver à Collioure, car il désirait y avoir une entrevue avec lui; et le seigneur roi de Majorque s'y rendit incontinent. Le seigneur roi d'Aragon partit donc de Palamos avec cent cinq galères. Et pendant leur séjour à Collioure, il eut une entrevue avec le roi de Majorque son oncle; et dans cette entrevue ils se firent grand accueil l'un à l'autre; et le seigneur roi d'Aragon lui rendit l'île de Majorque, et celles de Minorque et d'Ibiza. Ils reconfirmèrent leur paix et leur amitié, comme eussent pu faire un père et un fils, ce qui fit grand plaisir à tous ceux qui leur voulaient du bien; et le seigneur roi d'Aragon chargea les nobles En Raymond Folch et En Béranger de Sarria de lui remettre en son lieu et nom lesdites îles, ce qui fut fait et accompli.

Le seigneur roi partit, et il se donna beaucoup de peine dans ce voyage sans pouvoir cependant jamais parvenir à effectuer la paix entre le roi Charles son beau-père et le roi Frédéric son frère, et il retourna en Catalogne, où tous éprouvèrent un grand plaisir en voyant que Dieu les leur ramenait sains et saufs, lui et madame la reine.

Je cesserai de vous parler des affaires de Sicile et reviendrai au roi Don Ferdinand de Castille, qui, mal avisé qu'il était, défia le seigneur roi d'Aragon; du reste, il ne s'écoula pas bien longtemps avant que la paix fût conclue avec le roi Charles. Quelques personnes diront sans doute: « Comment se fait-il donc qu'En Muntaner passe si sommairement sur ces faits? » Et si c'était à moi qu'ils adressaient cette question, je leur dirais: qu'il est des demandes qui ne méritent pas de réponse.[14]

CHAPITRE CLXXXVII

Comment la guerre se ralluma entre le seigneur roi En Jacques d'Aragon et le roi Ferdinand de Castille; comment l'infant En Pierre entra en Castille avec grande puissance, et assiégea la ville de Léon; et comment le seigneur roi En Jacques résolut de pénétrer par le royaume de Murcie, tant par terre que par mer.

Quand le seigneur roi d'Aragon se représenta à l'esprit le défi que lui avait envoyé le roi de Castille, il en eut grand honte et se dit qu'il lui était nécessaire de l'en faire repentir. Il ordonna donc au seigneur infant En Pierre de se tenir prêt à entrer en Castille avec mille chevaux armés et cinquante mille almogavares, et lui prescrivit de pénétrer en Castille par l'Aragon, tandis que lui y entrerait par le royaume de Murcie, aussi avec de très grandes forces. Que vous ferai-je plus long récit? Ainsi que le seigneur roi l'avait ordonné, ainsi s'accomplit-il. Le seigneur infant En Pierre entra en Castille avec mille chevaux armés, catalans et aragonais, et environ cinquante mille hommes de pied; et il pénétra dans la Castille à la distance de neuf journées, et assiégea la cité de Léon, et fit tirer sur la ville ses trébuchets.

Mais je laisse là l'infant En Pierre assiégeant la cité de Léon, qui est dans l'intérieur de la Castille, à la distance d'environ huit journées des frontières de l'Aragon; et je vais vous parler de nouveau du seigneur roi d'Aragon, qui pénétra dans le royaume de Murcie avec de grandes forces, et y entra à la fois par terre et par mer.

CHAPITRE CLXXXVIII

Comment le seigneur roi En Jacques d'Aragon prit de vive force la ville d'Alicante et le château, ainsi que bien d'autres châteaux et vit les de Murcie, et la plus grande partie du royaume; et comment, ayant mis tout en état, il laissa pour son lieutenant le noble En Jacques Pierre, son frère.

La première place du royaume de Murcie devant laquelle il se présenta, fut Alicante. Il attaqua la ville et la prit, puis monta au château, qui est un des plus beaux châteaux du monde et le seigneur roi l'attaqua avec tant d'ardeur, que lui-même de sa personne il escalada la montagne jusqu'en amont, suivi d'un grand nombre Je cavaliers qui avaient mis pied à terre, et arriva jusqu'à la porte du château. A peu de distance de la porte se trouvait un pan de muraille qui avait été abattu et jeté en dedans; c'est par là qu'ils envahirent le château par force d'armes. Et soyez bien certain que le seigneur roi de sa personne y aurait été le premier, si ce n'eût été d'un bon et expert chevalier de Catalogne nommé En Béranger de Puixmolto, qui tira le seigneur roi et lui dit: « Ah! Seigneur! Qu’est-ce à dire? Laissez-nous entrer les premiers. » Le seigneur roi ne l'écouta seulement pas et se porta en avant; mais ledit En Béranger de Puixmolto fit un grand saut en avant, et un autre chevalier le suivit. Là, ceux de dedans se présentèrent pour se défendre; et très certainement ces deux chevaliers y seraient morts, si ce n'eût été que le seigneur roi de sa personne, l'épée en main, l'écu embrassé, sauta aussi dedans, et il fut le troisième qui y entra. Et quand le seigneur roi fut sauté dedans, En Béranger de Puixmolto et l'autre chevalier qui virent le roi si près d'eux redoublèrent d'efforts. Le seigneur roi se couvrit de son écu, et un chevalier de l'intérieur, qui était compagnon d'En Nicolas Péris, l'alcade du château, et était un homme grand et fort, lança contre le roi l'épieu ferré de chasse qu'il tenait en main, et férit un tel coup dans le premier canton de l'écu, qu'il pénétra dedans de plus d'une demi palme. Le seigneur roi marcha sur lui en avant; et comme il était jeune, ardent, vigoureux, il lui porta un tel coup de son épée sur le milieu du crâne, que l'armet de mailles dont il avait la tête couverte ne lui servit de rien, et qu'il le pourfendit jusqu'aux dents. Il arrache ensuite son épée de la tête de cet homme, et va en férir un autre, et d'un tel coup qu'il en fit voler à terre le bras avec tous les muscles. Que vous dirai-je? Le seigneur roi en dépêcha assez de sa main sur la place, et pendant ce temps les troupes arrivaient et pénétraient par le portail. En Béranger de Puixmolto ne quittait point le seigneur roi, et faisait aussi de si beaux faits d'armes que c'était merveille. Que vous dirai-je? Accompagné d'un grand nombre de chevaliers qui étaient entrés après le seigneur roi, il alla à la porte où était En Nicolas Péris, l'alcade, qui, l'épée dans la main droite et les clefs dans la main gauche, se défendit très bien; mais peu lui valut, et il fut mis en pièces.

Quand tout le château fut pris, le seigneur roi défendit que l'alcade fût enterré dans, le cimetière, mais il le déclara traître, et on fit jeter son corps aux chiens. Ainsi, seigneurs, vous qui lirez mon livre, gardez-vous, si vous pouvez, d'avoir à garder aucun château pour un seigneur; car celui qui s'est chargé de la garde d'un château pour un seigneur doit avoir premièrement à cœur de conserver ce château à son seigneur, et secondement de pouvoir en sortir à son honneur et à celui de son lignage. Et ce n'est pas cela qui est aujourd'hui à cœur à tous ceux, et en grand nombre, qui reçoivent la garde d'un château; mais la première chose à laquelle ils songent est de faire leur calcul; et ils se disent ainsi: « Je reçois tant pour la garde de ce château; et avec tant je trouverai un écuyer qui me le gardera; il me restera donc tant par an. » Ceux qui calculent ainsi calculent follement; car il y a bien des exemples de bons chevaliers et d'autres braves qui y sont morts après s'y être ruinés, et que leur seigneur a cependant flétris du nom de traîtres. Par exemple ce chevalier, alcade d'Alicante, nommé En Nicolas Péris, y périt en le défendant, tant que vie fut en lui et tant que vécurent ceux qui étaient avec lui; mais comme il n'y tenait pas autant de troupes qu'il devait y tenir, et dont le roi de Castille lui payait la solde, et qu'il n'y employait pas ce qu'il recevait chaque année du roi de Castille, pour chacun de ces faits il fut flétri du nom de traître. Je vous dis donc: que c'est un des postes les plus dangereux du monde de tenir un château pour un seigneur, en quelque profonde paix qu'on soit; car un jour ou une nuit, voici que vous arrive telle chose qu'on n'aurait jamais pu prévoir.

Ledit seigneur roi prit donc ce château et en confia la garde à En Béranger de Puixmolto, en quoi il eut grandement raison, car il l'avait bien mérité. Il descendit ensuite dans la ville; et En Raymond Sacomana, En Jacques Béranger et En Saverdun, qui étaient des premiers d'Alicante, et tous les autres, prêtèrent serment et hommage au seigneur roi de lui livrer la ville d'en bas; car quand ils virent que le château avait été pris, ils comprirent bien qu'ils ne pouvaient plus l'empêcher d'entrer dans la ville; et certes, si le château n'eût pas été pris, jamais ils ne se seraient rendus au seigneur roi. Aussi Dieu et le roi de Castille et tout le monde les en tinrent pour excusés; et quand le roi de Castille le sut, il les déclara bons et loyaux, et déclara au contraire Nicolas Péris traître, ainsi que l'avait fait le seigneur roi d'Aragon, qui, en rendant contre lui cette sentence de trahison, avait agi en seigneur juste et valeureux.

Après avoir pris ses dispositions pour la défense d'Alicante, le seigneur roi alla à Elx, et l'assiégea et la battit avec ses trébuchets. Et pendant qu'il y tenait son siège, il s'empara de toute la vallée d'Elda, de Novelo, de Nompot, d'Asp, de Petrer et de la Mola. Il eut aussi Crivelleyn, dont le raïs[15] vint à lui et se fit son homme et son vassal. Il prit Favanella, Callosa et Guardamar. Que vous dirai-je? Il tint si longtemps son siège à Elx qu'il parvint à s'en rendre maître, et elle se rendit à lui. Puis il s'empara d'Oriola et du château, que lui rendit En Pierre Ruys de Saint-Sabria, qui en était alcade, lorsqu'il eut vu que la ville d'Oriola s'était rendue. Et il fut bien inspiré de lui livrer ce château sans combat et sans frais; car c'est un des plus forts et royaux châteaux d'Espagne. Vous voyez bien par là que ce chevalier fit un grand acte de bonté et de courtoisie, en rendant ainsi un tel château au seigneur roi.

Il prit aussi le château de Montaigu, les cités de Murcie, de Carthagène, de Lorca et de Molina, et bien d'autres lieux. Il est vrai que la plus grande partie appartenaient et devaient appartenir audit seigneur roi à juste titre, selon que vous l'avez déjà pu apprendre en lisant la conquête de Murcie.

Quand le seigneur roi fut maître de la cité de Murcie et de la plus grande partie du royaume, il mit tout le pays en bon état de défense, et y laissa pour son lieutenant le noble En Jacques Pierre, son frère, en lui donnant une bonne et nombreuse chevalerie.

CHAPITRE CLXXXIX

Comment le seigneur roi En Jacques d'Aragon apprit que l'infant En Pierre, son frère, était mort à Léon, ainsi qu'En Raymond d'Anglesola; et comment ils revinrent en Aragon, enseignes déployées.

Quand le seigneur roi fut de retour au royaume de Valence, il reçut la nouvelle que son frère, l'infant En Pierre, était mort de maladie au siège de Léon, ainsi qu'En Raymond d'Anglesola. Le seigneur infant, durant sa maladie, avait mis aussi parfaitement ordre à sa conscience qu'il appartient à tout chrétien de le faire. Il avait reçu très dévotement tous les sacrements de la sainte Église, en chrétien pur et sans tache qu'il était; car il n'avait jamais connu de femme charnellement, à l'exception de madame Guillelmine de Moncade, sa femme. En quittant cette vie, il fit la plus belle lin que chrétien puisse faire, pria qu'on ne fit aucun deuil pour sa mort jusqu'à ce que l'armée fût de retour en Aragon avec sa dépouille mortelle, et demanda aussi qu'on inhumât à ses pieds En Raymond d'Anglesola, comme celui qui à la vie et à la mort lui avait fait si bonne compagnie.

L'ost leva le siège de Léon avec le corps du seigneur infant En Pierre et celui d'En Raymond d'Anglesola, et retourna en Aragon, enseignes déployées.

Quand ils furent arrivés en Aragon, le seigneur roi apprit ce qui s'était passé et fut fort affligé de la mort du seigneur infant, et il lui fit rendre les derniers honneurs, comme un bon frère doit faire à son cher et bon frère. L'infant fut bien regretté. Dieu, par sa bonté, veuille recevoir son âme, comme il doit recevoir celle de tout seigneur bon, juste et droiturier!

Je cesse de vous parler ici du seigneur roi d'Aragon, et retourne aux affaires de Sicile.

CHAPITRE CXC

Comment deux chevaliers de Catane et messire Virgile de Naples rendirent la cité de Catane au duc Robert, fils aîné du roi Charles, que le seigneur roi En Jacques d'Aragon avait laissé à Catane lorsqu'il était allé une seconde fois vers le pape.

Lorsque le seigneur roi d'Aragon eut laissé le duc Robert à Catane,[16] et fut venu une seconde fois d'Aragon pour s'entendre personnellement avec le pape, il se rendit à Naples et de là en Sicile. Mais il ne put parvenir à faire la paix entre le seigneur roi de Sicile son frère et le roi Charles son beau-père. Le duc Robert, fils aîné du roi Charles, demeura en Sicile, dans la cité de Catane, car messire Virgile de Naples et deux chevaliers la lui avait livrée. Paternô, Adernô, et autres lieux, s'étaient aussi rendus à lui.

La guerre était très animée en Sicile, car le duc y avait un grand nombre de chevaliers. Il y avait bien trois mille chevaux armés, tandis que le seigneur roi de Sicile n'avait pas plus de mille Catalans et Aragonais; et cependant les gens du seigneur roi de Sicile remportaient tous les jours quelques avantages sur eux.

CHAPITRE CXCI

Comment trois barons vinrent de France, à la tête de trois cents chevaliers, en aide au roi Charles, et dans l'intention de venger la mort de leurs parents; et comment, voulant pourchasser la mort du comte Gallerano et de don Blasco d'Aragon, ils pourchassèrent leur propre mort.

Il arriva à cette époque que trois barons de France vinrent en Sicile en aide au roi Charles et pour venger la mort de leurs parents qui avaient péri dans la guerre de Sicile au temps du seigneur roi En Jacques. Ces trois barons amenaient avec eux trois cents chevaliers, tous d'enté et des meilleurs de France; et ils prirent le nom de Chevaliers de la Mort. Ils se rendirent à Catane avec le cœur résolu et la ferme volonté de se rencontrer bien décidément avec le noble En Guillaume Gallerano, comte de Catanzaro, et avec don Blasco d'Alagon, qui tenaient pour le seigneur roi de Sicile, et ils en firent le serment.

Lorsqu'ils furent à Catane, chacun les appelait les Chevaliers de la Mort. Que vous dirai-je? Ils furent informés un jour que le comte Gallerano et don Blasco se trouvaient en un château de Sicile nommé Gagliano.[17] Aussitôt les trois cents chevaliers, en très bel arroi, et suivis de bon nombre d'autres qui voulurent les accompagner, se portèrent sur Gagliano.

Le comte Gallerano et don Blasco étant prévenus que ces chevaliers étaient arrivés dans la plaine de Gagliano, reconnurent la troupe qu'ils avaient auprès d'eux, et trouvèrent qu'ils n'avaient pas plus de deux cents hommes à cheval et de trois cents hommes à pied. Ils résolurent toutefois d'aller avec décision leur livrer bataille. Dès l'aube du jour ils sortirent de Gagliano en bataille rangée, trompettes et nacaires sonnant.

Les Chevaliers de la Mort, en les voyant venir, reconnurent aussi leur monde, et se trouvèrent bien cinq cents hommes à cheval, tous gens de cœur, et un grand nombre de gens de pied, qui étaient de leurs terres. Aussitôt que les deux osts se furent aperçues, les papes du comte Gallerano et de don Blasco s'écrièrent: « Aiguisez vos fers! » Et au même instant tous à la fois s'en vont frappants avec les fers des lances et des dards au milieu des pierres, et en font jaillir tant de feux que le monde en paraissait tout illuminé, et ce luminaire semblait être d'autant plus éclatant qu'on n'était qu'à la première pointe du jour. Les Français, à cette vue, s'émerveillèrent fort, et demandèrent ce que cela voulait dire; et des chevaliers qui étaient parmi eux et s'étaient jadis trouvés avec le pape en Calabre, dans divers faits d'armes, leur dirent que c'était la coutume des papes, et que, chaque fois qu'ils entraient en bataille, ils aiguisaient ainsi leurs fers; si bien que le comte de Brienne, qui était un de ces comtes arrivés de France, s'écria: « Ah Dieu! Qu’est-ce donc que cela? C’est avec de vrais diables que nous nous trouvons; car, qui aiguise ainsi le fer de sa lance montre bien qu'il a le cœur ferme à se battre. Voilà donc que nous avons trouvé ce que nous venions chercher. » Là-dessus il se signa, se recommanda à Dieu, et ils s'avancèrent les uns sur les autres rangés en bataille.

Le comte Gallerano et don Blasco ne voulurent former ni avant-garde ni arrière-garde; mais ramassant toute leur cavalerie sur la gauche, et tous les almogavares sur la droite, ils allèrent ainsi férir contre l'avant-garde ennemie, et avec une telle impétuosité de choc qu'on eût dit que le monde en croulait. La bataille fut terrible. Les almogavares manœuvrèrent si expertement leurs dards que c'était vraie diablerie que ce qu'ils faisaient; car à peine avaient-ils pénétré entre les rangs ennemis, qu'ils avaient mis par terre plus de cent hommes des Français, en tuant le chevalier ou le cheval; puis ils mirent leurs bois de lances en tronçons et éventrèrent les chevaux, se faisant voie au milieu d'eux avec la même aisance que s'ils se fussent promenés dans un jardin. Le comte Gallerano et don Blasco s'attaquèrent aux bannières des Français, de telle manière qu'ils les renversèrent toutes à terre. C'est alors que vous eussiez vu de beaux faits d'armes et de beaux coups donnés et reçus. Jamais si peu de combattants ne livrèrent bataille si sanglante; et jusqu'à midi on ne pouvait encore juger qui avait l'avantage, si ce n'est que les bannières françaises étaient toutes abattues, à l'exception de celle du comte de Brienne, qui avait lui-même relevé la sienne lorsque son porte-bannière eut été tué, et l'avait confiée à un autre chevalier.

Quand les Catalans et les Aragonais virent que les Français tenaient si vigoureusement, un grand cri se fit entendre entre eux, et tous crièrent à la fois: « Aragon! Aragon! » Ce mot les réchauffa tous d'une nouvelle ardeur; et ils férirent cette fois si vigoureusement, que ce fut la chose la plus merveilleuse du monde. Il ne restait plus que quatre-vingts Français, qui prirent position sur un tertre. Là le comte Gallerano et don Blasco vinrent les attaquer. Que vous dirai-je? Tous emportèrent avec eux le titre qu'ils avaient apporté de France; car ils avaient pris le nom de Chevaliers de la Mort, et tous reçurent la mort. Des trois cents chevaliers et de tous ceux qui les avaient accompagnés, il n'échappa que cinq hommes à chevaux bardés, qui étaient de Catane, et qui les avaient accompagnés pour leur servir de guides.

Quand tous Turent morts, la troupe du comte Gallerano et de don Blasco prit possession du champ; et vous pouvez être assurés qu'ils y firent un si immense butin que tous ceux qui avaient été à cette bataille en furent riches à toujours. Ils reconnurent ceux des leurs qui leur manquaient, et trouvèrent qu'ils avaient perdu jusqu'à vingt-deux hommes à cheval, et trente-quatre hommes à pied; et ainsi, joyeux et satisfaits, aussitôt qu'ils eurent levé le champ, ils rentrèrent à Gagliano. Entre Gagliano et Traina,[18] ils déposèrent leurs blessés et les firent bien soigner.

La nouvelle de cette rencontre parvint au seigneur roi de Sicile, qui se trouvait à Nicosie, et il en éprouva une vive joie, lui et tous ceux qui lui désiraient du bien.

Le quatrième jour après la bataille, le comte Gallerano et don Blasco allèrent reconnaître Paterno et Ademô, et prirent bon nombre de Français qui étaient venus de Catane dans les forêts pour se procurer du fourrage et du bois; et il s'y trouvait bien deux cents chevaliers français qui étaient venus à la garde de ces voitures d'équipages, et tous furent tués ou faits prisonniers

II y eut un grand deuil à Catane pour la perte des Chevaliers de la Mort. Le roi Charles et le pape éprouvèrent aussi une grande douleur en apprenant cette nouvelle, si bien que le pape dit: « Nous pensions avoir fini, et nous n'avons rien fait. Il paraît que celui-ci défendra aussi bien la Sicile que l'ont fait son père et son frère. Et tout jeune qu'il est, il montrera bien de quelle maison il est sorti; aussi je crois bien que, si la paix ne vient pas mettre fin à tout cela, nous n'avons à recevoir de ce côté que du dommage. »

CHAPITRE CXCII

Comment le roi Charles envoya son fils, le prince de Tarente, en Sicile avec douze cents chevaux armés et cinquante galères; et comment il fut battu à Trapani par le seigneur roi En Frédéric de Sicile, fait prisonnier et renfermé au château de Cefallu.

Quand le roi Charles apprit cette nouvelle, il fit appareiller, à Naples, son fils le prince de Tarente, et lui donna douze cents chevaux armés, soit Français, soit Provençaux, soit Napolitains, tous gens de cœur. Il fit préparer cinquante galères, toutes ouvertes en poupe, et ces troupes s'y embarquèrent. Le roi Charles ordonna à son fils de se rendre à l'instant en droite ligne à la plage du cap Rolland, au château de Saint Marco, à Castallo et à Francavilla; car il valait mieux débarquer en toute sûreté sur son propre territoire que de se présenter en ost à part dans tout autre endroit. Il ajouta que là il trouverait une nombreuse cavalerie du duc[19] qui se joindrait bientôt à lui, et qu'ils pourraient de plus retirer d'abondants rafraîchissements des lieux qui tenaient pour eux; et qu'enfin de là ils pourraient, en tout temps, marcher sur Catane par un pays qui tenait pour lui. Et assurément le roi Charles indiquait la droite voie, si on eût voulu le croire; mais Jeunesse s'accorde rarement avec Sagesse, et n'écoute que Volonté.

Le prince s'embarqua donc à Naples avec tout ce monde, prit congé du roi Charles son père, qui le bénit, le signa, et lui recommanda de bien faire, lui et tous ceux qui étaient avec lui. Tous lui baisèrent les mains, s'embarquèrent et firent voile pour Trapani.

Mais voyez comme ils se souvinrent de ce que le roi Charles leur avait dit! Tous dirent au prince: « Seigneur, prenons terre le plus loin que nous pourrons du duc; et puis nous marcherons, bannières déployées, vers Catane, mettant à feu et à sang tout ce qui s'offrira devant nous. Ce serait grande honte à vous de vous réunir sitôt au duc; car il paraîtrait que vous n'osez rien entreprendre par vous-même. »

Le prince prêta l'oreille à ces conseils, oubliant tout ce que le roi Charles lui avait recommandé, et il vint à Trapani. Au moment où les voiles passèrent devant le cap de Gallo, les vedettes les aperçurent faisant route vers Trapani, et en prévinrent aussitôt par un message le roi de Sicile qui était à Castro-Giovanni, situé au milieu de l'île, et d'où l'on peut se transporter rapidement çà ou là. Dès qu'il sut que le prince faisait route vers Trapani, il envoya ordre à ses barons, dans toute la Sicile, de se rendre à Calatafuni, où il se trouverait. Il l'envoya dire aussi à En Huguet d'Ampurias, qui était à Marco en Calabre; et dès que chacun eut reçu le message, tous se disposèrent à se rendre auprès du roi.

Le prince avait un temps si favorable, qu'avant que le seigneur roi eût réuni tout son monde, il avait pris terre aux canaux de Trapani, entre cette ville et Mazzara. Il fit débarquer ses chevaux et tout son monde, marcha sur Trapani et l'attaqua. Mais il ne put rien y faire et y éprouva au contraire de grands dommages. Il quitta donc ce lieu et marcha sur Mazzara. Le seigneur roi avança à sa rencontre avec les troupes qu'il avait sous la main, et qui n'étaient composées en tout que de six cents chevaux armés et trois mille almogavares. Il y avait avec le roi: le comte Gallerano, don Blasco, don G. Raymond de Moncada, En Béranger d'Entença et autres bons et braves chevaliers.

Quand les deux osts furent en présence, elles se mirent chacune en ordre de bataille. Le comte Gallerano, don G. Raymond de Moncade et don Blasco formaient l'avant-garde du seigneur roi de Sicile. Les gens de pied furent placés à l'aile droite et la cavalerie à la gauche. Aussitôt que les almogavares se virent près de férir, ils poussèrent leur cri: « Aiguisez vos fers. » Et tous frappèrent en même temps de leurs lances par terre et firent jaillir mille étincelles. On eût dit une grande illumination; et tous les gens de l'armée du prince s'en épouvantèrent fort, quand ils en surent la cause, aussi bien que l'avaient fait les Chevaliers de la Mort.

Cependant les deux avant-gardes s'approchèrent et se heurtèrent d’une manière si vigoureuse que ce fut merveille. Dès que l’avant-garde du seigneur roi de Sicile eut donné, le seigneur roi, qui était fort bien équipé tt bien monté, bouillant, jeune, brave, bon homme d'armes, ne voulut pas attendre plus longtemps, et chevaucha tout droit là où était la bannière du prince, et y férit avec tant de vigueur, et asséna de sa main un tel coup de lance sur le porte-bannière du prince, que, bannière et homme, il culbuta tout à la fois par terre et en monceau. C'était là qu'il fallait voir de beaux faits d'armes. Le prince était également jeune, grand, fier, ardent, vigoureux et un des bons chevaliers du monde; de telle sorte que c'était merveille de voir ce que le seigneur roi et lui faisaient de leur personne. Que vous dirai-je? Le prince voulut relever sa bannière, et tout ce qu'il y avait de bons chevaliers d'un côté et de l'autre se réunirent dans ce conflit. Le seigneur roi ne voulait pas s'éloigner de la mêlée, et luttait de toute sa puissance pour que la bannière du prince ne fût pas relevée.

Dans ce conflit, le seigneur roi et le prince se rencontrèrent face à face, et se reconnurent, et en eurent tous les deux grande joie. Il fallait les voir tous deux combattre corps à corps; car certes chacun d'eux pouvait dire avoir bien trouvé son compagnon. Ils se traitèrent de telle manière que chacun dépeça sur l'autre tout ce qu'il portait d'armes. A la fin le seigneur roi donna un tel coup de sa masse d'armes sur la tête du cheval du prince qu'il en resta tout étourdi et alla rouler par terre. Aussitôt que le prince fut tombé, un cavalier nommé En Martin Péris d'Aros, qui vit bien que c'était le prince, mit pied à terre et voulut le tuer. Et le seigneur roi s'écria: « Non, non! Qu’on ne le tue point. » Mais don Blasco l'entendit et dit: Tuez-le. » Et le seigneur roi cria encore: « Qu'on ne le tue pas! »

Si bien que le seigneur roi voulut descendre de cheval, et Martin Péris d'Aros s'écria: « Seigneur, ne démontez point; je saurai bien vous le garder, et on ne le tuera pas puisque vous le voulez ainsi. » On peut bien dire que ce jour-là le roi fut comme un bot parrain pour le prince; car c'est par Dieu et par lui que vie lui fut conservée. Dieu veuille qu'il lui en rende bonne récompense, bien qu'il soit juste que sang noble soutienne sa cause!

Lorsque le prince sut que c'était le seigneur roi avec lequel il avait eu si chaude affaire, il se rendit à lui. Le seigneur roi le recommanda audit Martin Péris d'Aros, et à son frère En Pierre d'Aros, et à En Garcia la Neuve d'Ayvar. Après cette recommandation faite, il parcourut le champ de bataille, la masse d'armes en main, partout où la mêlée était la plus épaisse. Et il fit de si beaux faits d'armes ce jour-là, qu'il donna à connaître à tous qu'il était bien le digne fils du bon roi En Pierre et le petit-fils du bon roi En Jacques. Que vous dirai-je? Aussi terrible allait-il à travers le champ de bataille, abattant chevaliers et faisant rouler les chevaux, que se précipite un lion parmi les animaux. Quant aux almogavares, je vous dirai le coup que fit un d'entre eux, nommé Porcel, que j'ai eu ensuite dans ma compagnie en Romanie. Avec un long couteau à tailler les viandes, celui-là donna un tel coup à un cavalier français que la jambière et la jambe s'en allèrent ensemble, et qu'ensuite l'arme s'enfonça bien d'une demi-palme dans le flanc du cheval. Pour les coups de dards, je ne saurais vous les décrire. Il y eut tel coup de dard qui, en atteignant le chevalier par son écu, perçait l'écu et le chevalier garni de ses armes d'outre en outre. Enfin la victoire fut gagnée, et tous les gens du prince furent étendus morts sur la terre ou faits prisonniers.

Aussitôt après la victoire, le seigneur roi envoya à Trapani, à Mazzara, à Calatafuni, à Castel a Mare et à Alcamo, avec ordre que chacun apportât du pain et du vin; car il voulait rester tout ce jour-là au champ, et que ses troupes prissent possession du champ, et que tout ce que chaque individu aurait gagné lui appartint en propre; lui ne voulait pour sa part que le prince et les seigneurs banneret? Qui avaient été faits prisonniers; quant aux autres, ils devaient appartenir à ceux qui les avaient gagnés et pris.

Les rafraîchissements arrivèrent bientôt au champ en grande abondance, et tous mangèrent et burent à volonté. Le seigneur roi y fit aussi dresser ses tentes et y mangea avec ses riches hommes. Là, sous une belle tente, il fit aussi déposer le prince; on lui défit ses armes et on fit venir les médecins du seigneur roi, qui lui pansèrent une grande blessure de longue épée qu'il avait reçue au visage, ainsi que d'autres blessures; on lui servit ensuite à manger d'une manière somptueuse, et le seigneur roi recommanda de le bien soigner. Ce jour-là, tous se reposèrent sur le champ de bataille sous les tentes, et les troupes levèrent le champ; si bien qu'il n'y eut aucun homme qui n'eût gagné tant que sans fin. A la nuit le seigneur roi et toute l'armée, satisfaits et joyeux, entrèrent à Trapani avec le prince et les prisonniers; et ils y demeurèrent quatre jours. Puis le seigneur roi ordonna de conduire le prince au château de Cefalù, de le garder et de le bien soigner. Quant aux riches hommes prisonniers, il les fit répartir dans les divers châteaux et les recommanda à différents chevaliers. Ainsi qu'il avait commandé, ainsi fut-il exécuté.

Le prince fut conduit, à petites journées, à Cefalù; et il eut une garde digne d'un tel seigneur. Tout cela réglé par le seigneur roi, les chevaliers retournèrent chacun à leur poste sur les frontières.

Je cesse de vous entretenir du seigneur roi, pour vous parler du duc et du roi Charles.

CHAPITRE CXCIII

Comment le roi Charles et le Saint-Père firent dire au roi Philippe de France d'envoyer son frère messire Charles en Sicile, le pape voulant lui venir en aide avec le trésor de Saint-Pierre, ce qui fut accordé par le roi et les douze pairs de France.

Le duc ayant appris la grande défaite et l'emprisonnement de son frère et le grand dommage qu'il avait éprouvé, vous pouvez croire qu'il en fut vivement affligé, et le roi Charles par-dessus tous les autres; et toutes les nobles maisons de Naples furent orphelines de leurs chefs. Le pape, aussitôt qu'il apprit cette nouvelle, en fut aussi très affligé. Et s'il avait bien parlé en apprenant la perte des Chevaliers de la Mort, il en dit bien cette fois deux fois autant; car il déclara, qu'il regardait le trésor de Saint-Pierre comme épuisé si on ne faisait la paix avec le roi Frédéric. Il envoya donc un cardinal au roi de France, avec des messagers du roi Charles, qui y allaient en même temps pour prier le roi de France d'envoyer son frère, messire Charles, en Sicile, en aide du duc, disant que, s'il ne le faisait, il se tînt pour dit que le duc était obligé de faire de ces deux choses l'une: ou il serait forcé d'abandonner tout ce qu'il possédait en Sicile, ou bien il serait pris ou tué. Quant au pape, il promettait de donner à messire Charles, sur les trésors de l'Église, la solde qui lui conviendrait pour lui et pour les chevaliers qu'il mènerait avec lui, et il l'engageait à amener avec lui, s'il le pouvait, cinq mille cavaliers, assurant qu'il leur fournirait tout l'argent nécessaire.

Les envoyés du roi Charles et le cardinal se rendirent en France, et exposèrent la chose au roi de France et aux douze pairs. Et là il fut décidé: que pour rien au monde le roi Charles ne serait point abandonné, ni lui ni ses fils, par la maison de France; car le déshonneur et le dommage éprouvés par ledit roi intéressaient plus la maison de France qu'aucune autre. Et je vous dis qu'ils avaient bien raison, et que si les autres rois du monde faisaient de même, et donnaient aide à ceux qui sont issus d'eux, ils s'en trouveraient bien mieux et en seraient plus redoutés qu'ils ne le sont quand ils les abandonnent.

Il fut donc décidé que messire Charles viendrait en personne, et qu'il tâcherait d'avoir les riches hommes et chevaliers qu'il jugerait à propos, et que l'Eglise paierait tout.

Si bien que messire Charles accepta volontiers l'entreprise de Sicile, où, si cela lui plaisait, il avait la faculté de s'y fixer; et cela lui convenait assez. Après avoir adopté la donation du royaume d'Aragon, au détriment du roi En Pierre son oncle, il acceptait ainsi maintenant l'entreprise contre le seigneur roi de Sicile, son cousin germain; mais les deux dons devaient lui tourner à mal. Et chacun peut voir ce qui résulte de tels actes d'ingratitude; car il y a cent ans que la maison de France ne fait rien qui tourne à son honneur, mais bien à sa honte. Et ainsi arrivera-t-il toujours à ceux qui ne suivent pas la vérité et la justice.

Je cesserai ici de vous parler du roi Charles, qui va cherchant à réunir les troupes qui doivent passer avec lui en Sicile, et je vous entretiendrai d'un vaillant homme, humble de chevance et de naissance, qui, par sa prouesse, s'éleva en peu, de temps plus haut que ne monta jamais nul homme jusqu'ici. Et j'ai d'autant plus volonté de vous en parler en ce moment, que tous ces faits dont va suivre le récit, furent des faits grands et merveilleux et importants, et qui doivent être cités à l'honneur de la maison d'Aragon. Et ce qui m'a en grande partie excité à écrire ce livre, c'est pour rappeler les grandes merveilles advenues par ce vaillant homme, et les grandes victoires que les Catalans et les Aragonais ont eues en Romanie, et qui ont eu en lui leur origine. Et ces merveilles nul ne peut aussi réellement les rapporter au vrai que je puis le faire; car, au temps de sa prospérité, j'étais en Sicile son lieutenant général et le chef de toutes les affaires les plus importantes qu'il eût, tant sur mer que sur terre. Ainsi donc vous devez tous beaucoup mieux m'en croire.

CHAPITRE CXCIV

Où on raconte le commencement de frère Roger, qui depuis s'éleva si haut, et les grandes prouesses qu'il fit dans sa vie.

 La vérité est que l'empereur Frédéric[20] eut un fauconnier qui était d'Allemagne et avait nom Richard de Flor,[21] et fut très bel homme; et il lui donna pour femme la fille d'un notable de la ville de Brindes, qui était un homme fort riche; si bien que, entre ce que l'empereur lui donna et ce qu'il reçut de sa femme, il fut grandement riche. De cette dame il eut deux fils; l'aîné eut nom Jacques de Flor, et le plus jeune eut nom Roger de Flor. Au temps où Conradin vint au royaume de Sicile,[22] l'aîné n'avait pas plus de quatre ans, et ledit Roger pas plus d'un an. Leur père était bon homme d'armes et voulut se trouver à la bataille de Conradin contre le roi Charles, et dans cette bataille il mourut. Quand le roi Charles se fut rendu maître du royaume, il confisqua tous les biens de ceux qui avaient pris part à la bataille, sans faire partie ni de la maison de l'empereur, ni de celle du roi Manfred; si bien qu'il ne resta plus à ces enfants et à leur mère que ce que la mère avait apporté en dot; car ils furent dépouillés du reste de leur héritage. Or, en ce temps, les nefs des Messinois venaient relâcher à Brindes. Là venaient hiverner aussi ceux de la Pouille, qui voulaient transporter hors du royaume des pèlerins ou des provisions; car les Messinois possédaient et possèdent encore beaucoup de grands établissements à Brindes et par toute la Pouille et par tout le royaume. Les nefs qui venaient hiverner commençaient dès le printemps à faire leur chargement pour aller à Acre, et prenaient des chargements de pèlerins,[23] ou d'huile, ou de vin, ou de toutes sortes de graisses ou de froment Assurément c'est le lieu le plus propre au passage d'outremer, qui soit dans toute la chrétienté; et de plus, situé sur une terre abondante en tous biens et assez proche de Rome; et il s'y trouve le meilleur port du monde, car les maisons s'avancent jusque dans la mer.

Par la suite, lorsque ledit enfant Roger eut environ huit ans, il advint qu'un prud'homme, frère servant du Temple, nommé frère Vassal, lequel était natif de Marseille et était commandeur d'une nef du Temple, et bon marin, vint hiverner pendant une saison à Brindes avec sa nef; et il fit lester sa nef et la fit radouber en Pouille. Pendant qu'il faisait radouber sa nef, cet enfant Roger allait çà et là par la nef et par les œuvres, avec la même légèreté que s'il eût été un petit mousse; et tout le jour il était avec eux, car la maison de sa mère était très voisine du lieu où la nef se tenait en relâche. Ce brave frère Vassal s'attacha tellement au dit enfant Roger, qu'il l'aimait comme s'il eût été son fils. Il le demanda à la mère, et lui dit que, si elle le lui confiait, il ferait son possible pour qu'il fût un brave Templier. La mère, voyant qu'il était un prud'homme, le lui confia volontiers, et lui le reçut. L'enfant Roger devint le plus expert novice en mer; c'était merveille de le voir monter aux cordages et exécuter toutes les manœuvres. Si bien que, quand il eut quinze ans, il fut tenu, en ce qui concerne la pratique, pour un des bons marins du monde; et quand il eut vingt ans, il fut bon marin de théorie et de navigation. Si bien que ce brave frère Vassal lui laissait faire de la nef à toutes ses volontés. Le grand-maître du Temple, qui le vit si ardent et si brave, lui donna le manteau de Templier et le fit frère servant.

Peu de temps après qu'il eût été reçu frère Templier, le Temple acheta des Génois une grande nef, la plus grande qui eût été faite en ce temps-là; et elle avait nom le Faucon, et on la confia audit frère Roger de Flor. Cette nef navigua longtemps habilement et avec grande valeur, si bien qu'avec sa nef frère Roger se trouva à Acre; et l'ordre du Temple fut si satisfait du service de cette nef, que de tant et tant de nefs qu'il y avait, on n'en aimait aucune autant que celle-là.

Or, ce frère Roger fut le plus généreux homme qui naquît jamais, et on ne saurait lui comparer que le Jeune Roi,[24] tout ce qu'il gagnait, il le partageait en don entre les notables chevaliers du Temple, ou avec beaucoup d'amis qu'il savait ainsi se faire. Dans ce temps-là on perdit Acre, et il était alors au port d'Acre avec sa nef; et il reçut à bord des dames, des jeunes filles avec de grands trésors et un grand nombre de braves gens; et puis il transporta tout le monde à Mont-Pèlerin et ainsi il gagna sans fin dans ce voyage. Et quand il fut revenu de ce côté de la mer, il donna beaucoup d'argent au grand-maître et à tous ceux qui avaient du pouvoir au Temple. Quand cela fut fait, des envieux l'accusèrent auprès du grand-maître, disant qu'il possédait de grands trésors qui lui étaient restés de l'affaire d'Acre; si bien que le grand-maître s'empara de tout ce qu'il put trouver du sien, et puis voulut s'emparer aussi de sa personne; mais lui en fut informé, et il abandonna sa nef dans le port de Marseille[25] et il s'en vint à Gênes, où il trouva messire Ticino Doria, et autres amis qu'il avait su se faire; et il emprunta d'eux de quoi acheter une bonne galère, nommée l'Olivette, et l'arma fort bien. Avec cette galère il vint à Catane trouver le duc[26] et s'offrit à lui de tout ce qu'il possédait, et sa galère et sa personne. Le duc ne l'accueillit bien ni de fait ni de parole, et il y resta trois jours sans pouvoir obtenir une bonne réponse. Au quatrième jour, il se présenta devant lui et lui dit: « Seigneur, je vois qu'il ne vous est pas agréable que je sois à votre service; sur quoi je vous recommande à Dieu, et je vais chercher un autre seigneur auquel mes services puissent plaire. » Le duc lui répondit qu'il allât à la bonne aventure.

Aussitôt il s'embarqua et vint à Messine, où il trouva le seigneur roi Frédéric, et se présenta à lui et lui offrit ce qu'il avait offert au duc; et le seigneur roi l'accueillit fort gracieusement et accepta son offre. Bientôt il l'attacha à sa maison et lui assigna bonne et honorable solde; et lui et tous ceux qui étaient venus avec lui firent hommage au roi. Si bien que le frère Roger, en voyant le bel et honorable accueil que lui avait fait le seigneur roi, s'en tint pour très satisfait.

Quand il eut été huit jours avec le seigneur roi et eut fait reposer son monde, il prit congé du seigneur roi, fit route pour la Pouille, et s'empara en chemin d'une nef toute chargée de vivres, que le roi Charles envoyait au duc, à Catane. Il la fit aussitôt monter par des gens à lui, et transporta sur sa galère tous les hommes de ladite nef; et il envoya à Syracuse cette nef qui était à trois ponts et chargée de grains et autres provisions. Il prit ensuite dix térides, également chargées de vivres, que le roi Charles envoyait au duc; et avec ces térides il s'en vint à Syracuse, et ravitailla cette ville, où il y avait grande disette de vivres; et avec sa galère il alla approvisionner aussi le château d'Agosta.

Que vous dirai-je? Avec cette capture il approvisionna ainsi Syracuse, le château d'Agosta, Lenti et toutes les autres places occupées par les gens du seigneur roi, et qui étaient aux environs de Syracuse. Il fit aussi vendre les provisions à Syracuse à bon marché, et en envoya à Messine; et avec l'argent il paya les soudoyers qui étaient au château de Syracuse, dans la cité d'Agosta, à Lenti, et dans toutes les autres places; de sorte qu'il paya tout le monde, les uns en argent, les autres en denrées, pour six mois. Ainsi il approvisionna tout, et il lui resta encore, du butin qu'il avait fait, environ huit mille onces. Il revint à Messine, et envoya au seigneur roi, qui parcourait en ce moment la Sicile, mille onces en beaux carlins; et il paya les soudoyers qui étaient avec le comte de Squillace, et à Calanna, à la Motta, au château de Santa-Agata, à Pentedattilo, à Amandolea et à Gerace; c'est à savoir, les uns en argent et les autres en vivres, également pour six mois. Outre sa propre galère il en arma quatre autres qu'il tira de l'arsenal. Et dès qu'il les eut armées, il prit une seconde fois la route de la Pouille, et s'empara à Otrante de la nef d'En Béranger Samuntada, de Barcelone, qui était chargée de froment appartenant au roi Charles, grande nef à trois ponts que le roi Charles envoyait à Catane. Il la fit monter par les siens et l'envoya à Messine, et fit grande largesse à cette cité avec toutes les autres nefs et les lins dont il s'empara; car il en envoya, ainsi chargées de vivres, plus de trente. De sorte que ce serait chose infinie d'énumérer le butin qu'il eut, et aussi le bien qu'il fit à Messine, et à toute la contrée; ce fut vraiment une grande chose.

Quand il eut fait tout cela, il acheta bien cinquante bons chevaux, avec lesquels il monta des écuyers catalans et aragonais, qu'il reçut dans sa compagnie; il attacha cinq cavaliers catalans et aragonais à sa maison; et, muni de beaucoup d'argent, il alla où était le seigneur roi, qu'il trouva à Piazza, et là il lui remit plus de mille onces en espèces. Il en donna aussi à don Blasco et à En G. Gallerano, et à En Béranger d'Entença surtout, avec qui il se lia de telle amitié qu'ils firent entre eux fraternité d'armes et mirent en commun tout ce qu'ils pouvaient posséder.

Que vous dirai-je? Il n'y eut ni riche homme ni chevalier qui ne reçût de ses dons; et dans toutes les forteresses où il venait, il payait aux soudoyers leur solde pour six mois. Ainsi il renforça le seigneur roi, et restaura si bien son monde qu'un homme en valait plus que deux ne pouvaient valoir. Le seigneur roi voyant son mérite, le créa vice-amiral de Sicile et membre de son conseil, et lui donna le château de Trip, le château d'Alicata et les revenus de Malte.

Le frère Roger, voyant les honneurs dont le comblait le seigneur roi, lui laissa sa compagnie de cavaliers, à laquelle il donna pour chefs deux chevaliers, dont l'un s'appelait En Béranger de Mont-Roig, Catalan, et l'autre messire Roger de la Mâtine, et il leur remit de l'argent pour subvenir à leurs dépenses et à tout ce dont ils pourraient avoir besoin. Il prit ensuite congé du seigneur roi, s'en vint à Messine, y arma cinq galères et un lin, et se disposa à aller courir toute la principauté, la plage romaine et toute la rivière[27] de Pise, de Gênes, de Provence, de Catalogne, d'Espagne et de Barbarie; et tout ce qu'il trouvait, amis ou ennemis, avec argent ou bonnes marchandises qu'il pût charger sur ses galères, il le prenait. Aux amis, il faisait des reconnaissances de sa dette, et leur disait qu'à la paix ils seraient remboursés; aux ennemis, il prenait pareillement tout ce qu'il trouvait de bon sur eux, et laissait les lins et les personnes, car jamais il ne faisait de mal aux personnes; et chacun s'en allait ainsi, fort satisfait de lui. Si bien qu'en ce voyage il gagna sans fin, or, argent et bonnes marchandises, autant que les galères pouvaient en porter.

Avec ce butin il retourna en Sicile, où tous les soudoyers, hommes de cheval et hommes de pied, l'attendaient, comme les Juifs attendent le Messie. Arrivé à Trapani, il entendit dire que le duc était venu contre Messine, et qu'il la tenait assiégée par mer et par terre; il vint alors à Syracuse, et là il désarma. Et si les soldats l'avaient toujours attendu avec grande confiance, lui songeait aussi à les bien traiter; et tout homme qu'il rencontra, soit homme de cheval, soit homme de pied, soit garde de château, en Sicile ou en Calabre, il leur paya une nouvelle solde de six mois. De cette manière, tous les soudoyers étaient de si bonne volonté qu'un seul en valait deux. Puis il fit venir sa compagnie, lui paya également sa solde, et enfin envoya de plus au roi ainsi qu'à tous les riches hommes de grands secours d'argent.

CHAPITRE CXCV

Comment le duc Robert[28] assiégea Messine avec toutes ses forces; comment à cette nouvelle le seigneur roi Frédéric envoya à Messine don Blasco et le comte Gallerano avec des secours; et comment le duc Robert passa en Calabre, ce dont furent très fâchés tous ceux de Messine

II est vérité que le duc sut que Messine n'était pas bien approvisionnée de vivres, et crut pouvoir la resserrer étroitement; il pensa qu'en allant avec son ost à Catane, et en faisant rester sa flotte dans les eaux de cette place, ni lin ni barque ne pourraient entrer, soit à Messine, soit à et, et qu'ainsi il pourrait à la fois tenir deux sièges; il lui était en effet particulièrement facile de resserrer Messine, de manière à ce qu'aucun secours ne lui arrivât par terre, car il occupait Melazzo, Monforte, Castiglione, Francavilla, Jaci et Catane. Il mit donc ses frontières en état; il plaça des renforts à Catane, à Paterne, à Adernô, à Cesaro et aux autres lieux, et s'en vint à Messine avec toute son armée navale, composée de plus de cent galères. Il prit terre à Rocamadour et puis s'en vint au bourg, là où se tient le marché, et mit tout à feu et à sang; et puis s'en vint à l'arsenal, où il incendia deux galères; mais les autres furent mises à l'abri assez à temps.

Que vous dirai-je? Chaque jour il nous livrait de grandes batailles. Et je puis bien vous le dire, car je fus présent au siège, du premier jour jusqu'au dernier, et j'avais établi ma connétablie[29] depuis la tour de Sainte Claire jusqu'au palais du seigneur roi; et nous y lûmes, inquiétés plus qu'on ne le fut dans aucun autre lieu de la ville, si bien qu'ils nous donnaient fort à faire et par terre et par mer.

Cependant le seigneur roi de Sicile ordonna alors à don Blasco et au comte Gallerano de se tenir prêts avec sept cents hommes à cheval, l'écu au cou, et avec deux mille almogavares, pour se porter au secours de Messine, et de ne pas revenir qu'ils n'eussent combattu le duc. Ne croyez pas qu'aucun d'eux hésitât, car ils étaient tous également de grand cœur. Dès qu’ils furent à Trip, ils nous mandèrent que, le matin suivant, dès l'aube du jour, ils seraient avec nous devant Messine, et que nous attaquassions d'un côté tandis qu'ils attaqueraient de l'autre l'ost du duc. Nous nous disposâmes donc avec grande allégresse à partir le matin suivant et à attaquer; mais pendant la nuit, le duc fut informé de notre projet; et dès qu'il fut jour, tous étaient déjà passés en Calabre, sans qu'il restât autre chose que quelques lentes qu'ils n'avaient pu enlever; car le jour les avait surpris.

Dès que l'aube parut, don Blasco, le comte Gallerano et toute leur troupe, tous prêts pour la bataille, se trouvaient sur la montagne qui domine Matagrifon, et ceux de la cité se tenaient tout prêts à exécuter leur sortie; mais quand ils regardèrent, ils ne trouvèrent plus personne, car tous avaient passé à Catona et s'y étaient logés. Don Blasco et le comte Gallerano avec leur troupe entrèrent à Messine, et tous furent bien fâchés de n'avoir pu livrer bataille; si bien qu'En Xiver de Josa, qui portait la bannière du comte Gallerano, leur envoya à Catona un jongleur pour leur chanter des couplets, dans lesquels il leur faisait savoir: qu'ils étaient prêts, et que, s'ils voulaient revenir à Messine, on leur laisserait prendre terre en toute sûreté, et puis qu'on les combattrait ensuite. Ils n'en voulurent rien faire; car ils redoutaient ces deux riches hommes, plus qu'aucune personne qui fût au monde; et ils avaient raison de le faire, car ils étaient 1res excellents chevaliers et de grande valeur, et ils les avaient vaincus dans bien des batailles.

CHAPITRE CXCVI

Comment Messine étant en danger de se rendre par famine, elle fut ravitaillée par frère Roger avec dix galères chargées de froment; et comment le duc, le lendemain de ce ravitaillement, fut forcé de lever le siège et de retourner à Catane.

Le siège dura tant, que Messine fut en danger de se rendre par famine; et pourtant le seigneur roi y était entré deux fois, et chaque fois il y avait introduit plus de dix mille bêtes chargées de blé et de farine, et beaucoup de bétail; mais tout cela n'était rien. Le blé qui venait par terre produisait bien peu d'effet; car, au moment où il arrivait, la compagnie et la cavalerie qui les escortaient en avaient déjà mangé une grande partie; et ainsi la cité était toujours dans la disette. Frère Roger était bien informé de tout cela. Outre six galères qu'il avait à Syracuse, il en acheta quatre qui se trouvaient entre Palerme et Trapani, et appartenaient à des Génois, et il eut ainsi dix galères; il les chargea de blé à Sciacca, s'en vint à Syracuse, et attendit qu'il s'élevât un fortunal[30] de sud-est ou de sud. Et le fortunal s'éleva avec tant de violence que la mer en était couleur de sang.[31] Aussi, nul autre qu'un aussi bon marin que lui n'eût osé penser à faire voile de Syracuse, comme il le fit aussitôt après le repos de la nuit; et dès l'aube du jour, il se trouvait à l'entrée du phare. Ceci est la plus grande merveille du monde, que rien puisse tenir à l'entrée du phare, avec un coup de vent de sud-est ou de sud; car les courants y sont si impétueux, et la mer y est si forte, que rien n'y peut résister; et lui, avec sa galère, il se disposa à passer le premier avec son artimon bâtard qui avait été bientôt troué.

Dès que les galères du duc le virent, tous commencèrent à siffler, et voulurent lever les ancres; mais on ne put y parvenir. Et ainsi les dix galères de frère Roger entrèrent à Messine, toutes sauves et sûres, et il n'y a pas d'autre homme que lui au monde qui fût sorti si bien à son honneur d'une telle affaire.

Aussitôt après son entrée dans Messine, il fit crier le blé à trente tarins la salmée, quoiqu'il lui coûtât plus de soixante tarins avec les frais, et qu'il eût pu le vendre à dix onces la salmée, s'il l'eût voulu. Ainsi Messine fut ravitaillée, et le lendemain le duc leva le siège et s'en retourna à Catane. On peut voir par là que les seigneurs du monde doivent bien se garder de dédaigner personne; car, voyez quels grands services rendit ce gentilhomme au seigneur roi de Sicile, qui l'avait accueilli avec courtoisie; et quel préjudice il causa au duc, pour le mauvais accueil qu'il en avait reçu.

CHAPITRE CXCVII

Comment Messire Charles de France passa en Sicile avec quatre mille cavaliers, prit terre à Termini et assiégea Sciacca, où, de quatre mille hommes, il n'en put sauver que cinq cents, tous les autres étant morts de maladie.

La levée du siège de Messine causa grande joie et grande satisfaction à toute la Sicile et à toute la Calabre, aussi bien au seigneur roi qu'à ses barons. Mais le roi Charles et le pape furent en grande inquiétude et en grande peur que le duc ne fût perdu, lui et tous ceux qui étaient avec lui. Ils s'occupèrent donc d'envoyer en toute hâte des messagers à messire Charles, pour qu'il se préparât à venir.

Messire Charles vint donc à Naples, et y amena quatre mille cavaliers soldés par le pape. Dès qu'il fut à Naples, il se disposa à monter sur les galères que le duc lui avait envoyées, et sur d'autres que le roi Charles avait fait préparer à Naples, et sur les lins, nefs et térides qui s'y trouvaient, et vint prendre terre à Termini. Là il se fit de grandes fêtes; et, pour bon commencement, il y eut de grandes rixes entre les Latins, les Provençaux et les Français, et si grandes qu'il y fut tue rapidement plus de deux mille personnes. Ils partirent cependant de Ter mini et allèrent assiéger la ville de Sciacca, sur la côte extérieure[32] de la Sicile. C'est assurément la plus faible ville et la moins bien munie de la Sicile; et cependant ils y restèrent fort longtemps à faire jouer leurs trébuchets. Et je vous assure, que le seigneur roi d'Aragon aurait été fort affligé, s'il eût assiégé une telle ville, de mettre plus d'un mois à la prendre, soit de gré ou de force. Et eux, ils n'y purent rien faire; et même dans l'endroit où leur siège était le plus resserré et par mer et par terre, il y entra de nuit par la plage un chevalier de Péralade, nommé En Simon de Vall-Guarnera, avec bien deux cents hommes à cheval de haut parage et beaucoup de gens de pied. Et depuis qu'En Simon fut entré dans la place, elle se tint de telle manière que les habitants ne craignirent plus le siège, et ils firent au contraire éprouver de grandes pertes aux assiégeants.

Que vous dirai-je? le siège dura jusqu'à ce que messire Charles de France et le duc eussent perdu par les maladies presque tous leurs cavaliers et une grande partie de leurs gens de pied; de telle sorte qu'entre tous ils n'eussent certainement pas pu réunir cinq cents hommes à cheval.

CHAPITRE CXCXVIII

Comment se fit l'entrevue du seigneur roi Frédéric de Sicile et de Messire Charles, prés Calatabellotta; comment la pais fut traitée et conclue; et comment le seigneur roi Frédéric de Sicile se maria avec la fille du roi Charles, nommée Eléonore.

Le roi Frédéric était avec toutes ses forces, à trente lieues de là, en un lieu nommé Calatabellotta; et là étaient avec lui le comte Gallerano, avec sa compagnie, et En Hugues d'Ampurias, comte de Squillace, En Béranger d'Entença, En G. R. de Moncada, don Sanche d'Aragon, frère du seigneur roi Frédéric, frère Roger, messire Mathieu de Termini, messire Conrad Lança, et beaucoup d'autres riches hommes et chevaliers qui, tous les jours, criaient au seigneur roi: « Allons à Sciacca et prenons messire Charles et le duc, car certainement nous pouvons le faire sans danger. » Et le seigneur roi répondait: « Barons, ne savez-vous pas que le roi de France est notre cousin germain et messire Charles aussi; comment pouvez-vous donc me conseiller d'aller prendre messire Charles, bien que cela soit en notre main? Mais à Dieu ne plaise que nous fassions si grand déshonneur à la maison de France, ni à lui qui est notre cousin germain! Si, aujourd'hui, il est contre nous, une autre fois peut-être il sera avec nous. »

Et pour rien qu'ils lui dirent, ils ne purent en tirer autre chose. Que vous dirai-je? Messire Charles vint à le savoir; et quand il le Neuve, il pensa en lui-même et dit: « O Dieu! Quelle douce bonté coule dans les veines de cette maison d'Aragon! Si je m'en souviens bien, le roi Philippe mon frère et moi nous serions morts en Catalogne,[33] pour peu que le roi En Pierre, notre oncle, l'eût voulu; et d'après ce que nous lui faisions, il aurait eu grande raison de vouloir que nous y mourussions. Et voici maintenant que le roi Frédéric son fils en agit de même envers moi; car certes je sais bien qu'il est en sa main de nous avoir tous, ou morts ou prisonniers; mais il s'en abstient par courtoisie et par bonne nature; et son bon cœur seul ne le lui a pas permis. Mon ingratitude a donc été grande de marcher contre lui. Et puisque leur bonté a été telle envers notre méchanceté, il convient qu'enfin je ne parte pas de Sicile que je n'aie fait la paix entre la sainte Eglise, lui et le roi Charles.[34] »

Or il est vrai que tout cela était dans la main de messire Charles, car il avait plein pouvoir du pape pour que, haut et bas, tout ce qu'il ferait, soit pour la guerre, soit pour la paix, fût à l'instant confirmé par le Saint-Siège, et il avait de semblables pouvoirs du roi Charles. Il envoya donc aussitôt ses messagers à Calatabellotta, et demanda une entrevue au seigneur roi Frédéric, en désirant qu'elle eût lieu entre Calatabellotta et Sciacca. L'entrevue fut accordée, et chacun d'eux s'y trouva. Ils se baisèrent et s'embrassèrent, et tout ce jour-là ils restèrent, ensemble tout seuls en conférence. A la nuit chacun retourna d'où il était venu, et ordre fut donné de laisser les tentes préparées pour le lendemain; et le lendemain matin ils revinrent au même lieu.

Que vous dirai-je? ils traitèrent tout seuls ensemble de la paix; et ils y comprirent le duc et ceux des autres qu'il leur plût d'y comprendre; et la paix fut faite aux conditions suivantes: le roi Charles abandonnait l'île de Sicile au roi Frédéric, et lui donnait en mariage Eléonore,[35] qui était et est encore une des plus sages chrétiennes, et la meilleure qui fût au monde, si ce n'est madame Blanche, sa sœur, reine d'Aragon; et le roi de Sicile abandonnait au roi Charles tout ce qu'il avait conquis dans la Calabre et dans tout le royaume. Ces conditions signées de part et d'autre, il fut convenu que l'interdit de la Sicile serait levé; si bien que tout le royaume en eut grande joie. On leva donc le siège de Sciacca, et messire Charles et ses gens se rendirent par terre à Messine, où ils furent bien accueillis partout. Leduc alla aussi faire l'abandon de Catane, ainsi que des autres places qu'il possédait en Sicile, puis il s'en vint à Messine, et le seigneur roi fit de même. Le seigneur roi rendit de grands honneurs à messire Charles, et fit venir le prince de sa prison de Cefallu et le remit entre les mains de messire Charles, et là se fit une très grande fête. Messire Charles et ceux qui étaient venus avec lui prirent tous congé du seigneur roi et s'en allèrent par la Calabre, que le roi leur rendit.

A peu de temps de là, le roi Charles envoya avec beaucoup de pompe madame l'infante à Messine, où se trouva le seigneur roi Frédéric, qui la reçut en grande solennité. Et là, à Messine, dans l'église de Sainte-Marie la Nouvelle, il la prit pour femme;[36] et ce jour fut levé l'interdit de toute la terre de Sicile par un légat du pape qui était archevêque et qui y vint exprès de la part du Saint-Père, et on remit à chacun tous les péchés commis pendant la guerre. Ce même jour fut posée la couronne sur la tête de madame la reine de Sicile, et on fit à Messine la plus grande fête qui fût jamais célébrée.


 

EXPÉDITION DE ROMANIE

CHAPITRE CXCIX

Comment frère Roger commença à s'occuper du passage de Romaine et envoya des messagers à l'empereur de Constantinople pour lui faire savoir qu'il était prêt à passer auprès de lui avec les Catalans, et pour lui demander de lui donner en mariage sa nièce, fille du roi Assen, avec le titre de mégaduc, ce qui lui fut accordé par l'empereur.

Au milieu du bruit de cette fête si brillante, et au moment où tout le monde ne songeait qu'à se réjouir, frère Roger était en grande pensée sur ce qui devait advenir tôt ou tard, et il était le plus habile homme du monde à voir venir les choses de loin; il se disait donc ainsi en lui-même: « C'en est fait de ce seigneur aussi bien que des Catalans et des Aragonais, car je vois bien qu'il ne leur pourra rien donner, et eux lui feront souffrir de grands embarras. Tout le monde sait ce qu'ils sont. Or, nul ne peut vivre sans manger et boire; et comme ils n'obtiendront rien du seigneur roi, ils seront forcés de prendre; et à la fin ils ravageront tout le pays, et eux-mêmes finiront par y périr tous un à un. Il faut donc, puisque tu as si bien servi jusqu'ici le seigneur roi, qui de son côté t'a accorde tant d'honneurs, que tu lâches de lui enlever ces gens de dessus les bras, à son honneur et à l'avantage de tous tant qu'ils sont. » Il pensa aussi à lui-même, et se dit: qu'il ne serait pas bon pour lui de rester en Sicile; que, du moment où le seigneur roi était en paix avec l'Eglise, le grand-maître du Temple, appuyant sa propre insistance de la mauvaise volonté que lui portaient le roi Charles et le duc, ne manquerait pas de le réclamer du pape, et qu'alors le seigneur roi aurait à faire de deux choses l'une: ou de le livrer pour obéir au pape, ou de s'exposer à une nouvelle guerre, et qu'il lui serait bien pénible que le roi éprouvât un tel affront à cause de lui. Après s'être fait tous ces raisonnements, qui étaient justes, il alla trouver le seigneur roi, le prit à part dans une chambre et lui communiqua toutes les pensées qui lui étaient venues à l'esprit; et quand il les lui eut racontées il ajouta: « Seigneur, j'ai pensé que, si vous vouliez m'aider de votre côté, je pourrais du mien vous tirer d'affaire, vous et tous ceux qui vous ont servi, et moi-même. »

Le seigneur roi lui répondit qu'il avait pour agréable tout ce qu'il avait imaginé, et qu'il le priait d'y pourvoir de telle manière que lui y fût sans blâme, et que cela tournât à profit à ceux qui l'avaient servi; que du reste il était disposé et prêt à lui donner toute l'assistance qu'il pourrait.

« Eh bien! Donc, seigneur, dit frère Roger, sous votre bon plaisir, j'enverrai deux chevaliers sur une galère armée auprès de l'empereur de Constantinople, et je lui ferai savoir que je suis disposé à aller vers lui avec telle compagnie de cheval et de pied qu'il voudra, tous Catalans et Aragonais, pourvu qu'il leur donne entretien et solde. Je sais qu'il a grand besoin de ce secours, car les Turcs lui ont pris plus de trente journées de pays; et avec aucune autre troupe il ne fera autant qu'avec les Catalans et Aragonais, et surtout avec ceux-ci qui ont fait cette guerre contre le roi Charles. »

Le seigneur roi lui répondit: « Frère Roger, vous vous connaissez mieux que nous en ces affaires; il nous paraît toutefois que votre idée est bonne; ainsi, ordonnez tout ce qu'il vous plaira; et tout ce que vous ordonnerez, nous nous en tiendrons pour satisfait. »

Sur cela frère Roger baisa la main au seigneur roi, le quitta, retourna en son logis, et y. resta tout le jour à mettre ordre à ses affaires. Et le seigneur roi et les autres se livraient aux plaisirs et aux divertissements de la fête.

Quand vint le lendemain, il fit appareiller une galère, choisit deux chevaliers dans lesquels il avait confiance, et leur raconta tout ce qu'il avait médité. Il leur dit de plus, que les conditions formelles sur lesquelles ils avaient à négocier étaient: qu'on lui donnât en mariage la nièce de l'empereur;[37] qu'on le créât de plus mégaduc de l'empire;[38] que l'empereur fît payer quatre mois d'avance à tous ceux qu'il emmènerait, à raison de quatre onces le mois par cheval armé, et d'une once le mois par homme de pied; qu'il leur continuât cette solde pour tout le temps qu'ils voudraient rester, et que l'argent de la première solde se trouvât à Malvoisie. Il leur donna acte de toutes ces conditions dressées article par article, tant de ces premières bases que de tout ce qu'ils auraient à faire. Et je suis informé de tous ces détails parce que moi-même j'assistai à la rédaction et à l'ordonnance desdits articles. Et par sa procuration il leur donna pouvoir suffisant de signer toutes choses en son nom, aussi bien le mariage que toutes les autres affaires. Et certes, les chevaliers dont il avait fait choix étaient pleins de sagesse et d'expérience. Dès qu'ils eurent compris ce dont il s'agissait, peu d'explications leur suffirent; tout fut cependant dressé avec ordre.

Aussitôt qu'ils furent expédiés, ils prirent congé de frère Roger, qui tint la chose pour faite, parce qu'il avait grand renom en la maison de l'empereur, et qu'au temps où il conduisait la nef de l'Ordre du Temple nommée le Faucon, il avait rendu de nombreux services aux nefs de l'empereur qu'il avait rencontrées outre-mer, et qu'il parlait fort couramment le grée. Ce qui avait encore ajouté à sa réputation en deux et par tout le monde, était l'aide qu'il avait donnée si efficacement au seigneur roi de Sicile. Il s'appliqua donc sérieusement à se procurer des compagnons. En Béranger d'Entença, qui était avec lui en fraternité d'armes, lui promit d'abord de le suivre, puis En Ferrand Ximénès d'Arénos, En Ferrand d'Aunes, En Corberan d'Alet, En Martin de Logran, En P. d'Aros, En Sanche d'Aros, En Béranger de Rocafort, et beaucoup d'autres chevaliers catalans et aragonais. Quant aux almogavares, il en eut bien quatre mille, qui, depuis le temps du seigneur roi En Pierre jusqu'à ce jour, avaient continué à faire la guerre en Sicile; si bien qu'il en fut très satisfait. Et cependant il secourait chacun de ce qu'il pouvait, pour qu'ils pussent patiemment attendre.

La galère alla si bien qu'en peu de jours elle arriva à Constantinople, où elle trouva l'empereur Kyr[39] Andronic, et son fils aîné, Kyr Michel. Quand l'empereur eut entendu le message, il en fut très satisfait, et il accueillit fort bien les envoyés. Enfin la chose advint comme frère Roger l'avait demandée, c'est-à-dire que l'empereur consentit à ce que frère Roger eût pour femme sa nièce, fille du roi Assen;[40] et aussitôt l'un de ces chevaliers en signa le contrat au nom de frère Roger. Après quoi il consentit que toute la troupe qu'amènerait frère Roger, fût à la solde impériale, à raison de quatre onces par cheval armé, deux onces par cheval équipé à la légère, et une once par homme de pied; quatre onces aux comités de la chiourme, une once aux nochers, vingt tarins aux arbalétriers et vingt-cinq tarins aux chefs de proue.[41] Cette solde devait être régulièrement payée de quatre mois en quatre mois; et en tout temps, si quelqu'un voulait s'en retourner en Occident, il devait faire son compte, recevoir ce qui lui était dû, et avoir en sus deux mois de solde pour frais de retour. Frère Roger devait être mégaduc de tout l'empire; et l'office de mégaduc équivaut à prince et seigneur de tous les soldats de l'empire, et confère autorité sur l'amiral et sur toutes les îles de la deux, ainsi que sur toutes les places maritimes.

L'empereur envoya à frère Roger, pour lui et ses descendants mâles, le privilège de cet office de mégaduc, par une bulle d'or bien signée, et lui fit porter en même temps le bâton du mégaducat, la bannière et le chapeau; car tous les grands officiers de deux ont un chapeau particulier, et nul autre n'ose en porter de semblable. Il fut aussi convenu qu'à Malvoisie ils trouveraient la paie stipulée et tout ce dont ils pourraient avoir besoin à leur arrivée.


 

[1] Muntaner appuie sur cette forme d'abandon pour préparer une excuse de la prise de possession de la Sicile par Frédéric.

[2] Cette paix fut conclue le 20 juin 1295.

[3] Don Sanche mourut le 25 avril 1295 à Tolède.

[4] Villa Bertrand était une dépendance du vicomte de Rocaberti en Catalogne; ce mariage y eut lieu le 29 octobre 1295.

[5] Cinq fils et cinq filles.

[6] Louis fut nommé en 1296 évêque de Toulouse, puis évêque de Pamiers, et mourut le 19 août 1297, à 33 ans. Le pape Jean XXII le canonisa par bulle de l'an 1317.

[7] Jacques, fils aîné du roi Jacques II, dit le Juste, et de Blanche de Naples, renonça à la couronne et à sa belle fiancée, Léonore de Castille, le 28 décembre 1319, avec l'approbation de son père, pour entrer dans l'ordre de Saint-Jean de Jérusalem, et y mourut profès à Tarragone vers l'an 1333.

[8] L'interdit jeté sur lui et sur tout le royaume avait été levé.

[9] Pierre mourut le 30 août 1296 sans avoir eu d'enfant de Guillelmine de Moncade, qui était fille de ce Gaston VII de Béarn, qui donna en dot la vicomté de Béarn à sa fille Marguerite, lors de son mariage avec Roger Bernard de Foix.

[10] Muntaner cherche à prémunir ici en ami le roi d'Aragon contre une accusation de mauvaise foi qui lui fut faite par le pape, et par Charles II son beau-père, pour les avoir joués dans cette affaire.

[11] Le 23 mars 1296.

[12] Elle avait été comprise dans l'interdit jeté sur le roi Pierre d'Aragon son mari et sur ses États, et en fut relevée après le traité de paix conclu par son fils le roi Jacques.

[13] La reine Constance, fille de Manfred, roi de Sicile, mourut à Barcelone en 1302.

[14] Muntaner n'aime pas à parler des faits qui sont peu glorieux pour la maison d'Aragon, et de ce nombre est précisément l'affaire dont il s'agit. Jacques d'Aragon alla aussi à Rome en 1298, mais sur la citation du pape, et pour s'excuser de la non-exécution des clauses du traité relatives à la Sicile, et pour amener son frère Frédéric, de gré ou de force, à une résiliation au moins de la Calabre. Le pape lui fit avoir en abondance l'or qu'il demandait et il alla trouver à Naples son beau-père Charles II; et après sommation faite à son frère, il se réunit à Charles II pour l'attaquer, à l'aide de Roger de Loria qu'il avait fait revenir près de lui. Les talents de Roger de Loria procurèrent de grands succès contre les Siciliens qui, dans leur fureur, firent trancher la tête au jeune Jean de Loria, neveu de l'amiral, fait prisonnier par eux. C'est un de ces faits que Muntaner se garderait bien de dire. Après de nouveaux avantages remportés en 1299 sur son frère, qu'on l'accusait d'avoir laissé échapper au moment où il pouvait le faire prisonnier Jacques comprit que sa position était trop équivoque, entre un beau-père que son devoir et ses promesses lui commandaient de soutenir, et un frère dont ses intérêts lui faisaient désirer le succès, et, poursuivi par les reproches de tous, il se hâta de saisir le premier prétexte venu pour retourner en Aragon. Frédéric fit depuis une courte paix avec Charles II en épousant sa fille Eléonore au mois de mai 1312; mais toute sa vie, soutenu par la haine portée aux Français par les Siciliens, il fut en guerre avec les Français de Naples, et finit par conserver la Sicile à sa famille en abandonnant la Calabre sous la menace de l'excommunication papale.

[15] Commandant, mot arabe.

[16] Muntaner passe sur tous ces événements aussi rapidement que sur des charbons ardents. Il se garde bien de raconter la guerre entre les deux frères, comme chose qui lui déplaît fort. Ce sont là de ces faits pour lesquels il répond aux questionneurs: « qu'il y a des questions qui ne méritent pas de réponse. »

[17] Près de Nicosia, dans le centre de la Sicile.

[18] Un peu au nord-est de Gagliano.

[19] Robert, duc de Calabre, frère du prince de Tarente.

[20] Frédéric II, qui a écrit un livre sur la chasse.

[21] Son vrai nom allemand était Richard Blum, qui fut traduit par un équivalent italien. C'était alors l'usage de traduire ainsi les noms; plus tard on s'est contenté de les défigurer. Villani appelle le routier anglais Hawkwood, Falconet Bosco, en traduisant un nom propre. A l'époque de la renaissance, beaucoup de savants se sont empressés de traduire eux-mêmes leur nom en grec et en latin, et ne sont plus connus que sous cette nouvelle forme.

[22] C'est à dire dans les Deux-Siciles, ou le royaume de Naples proprement dit. Conradin y vint en 1207.

[23] L'acte suivant donne de curieux détails sur les chargements de pèlerins, c'est un traité de saint Louis avec la commune de Marseille pour un voyage à faire outre-mer en 1247. Je l'extrais d'un cahier des Archives du royaume, qui contient tous les marchés faits aussi par saint Louis avec les Génois pour la construction et le nolis de navires destinés à son voyage outre-mer de 1270. <Long texte latin supprimé>.

[24] Muntaner veut probablement parler d'Alphonse III qui ne fut, il est vrai, roi d'Aragon qu'en 1327 à la mort de son frère Jacques II, et deux ans après la rédaction de cette chronique, mais qui, pendant la vie de son père, avait été traité par lui tout à fait royalement, et c'est probablement parce que son père existait encore que, pour le distinguer de lui, on rappelait lo rey jove.

[25] A côté du récit de Muntaner, ami particulier de Roger et son lieutenant dans toutes ses grandes affaires, ainsi qu'il le rapporte lui-même, je crois devoir donner ce que raconte l'historien grec Pachymère, qui déclare n'être ici que l'écho de la renommée publique. La traduction du président Cousin est si parfaitement libre et incomplète, et si peu fidèle aux idées de Pachymère aussi bien qu'à la forme que revêtent ces idées, que je ne puis me dispenser de traduire moi-même ce morceau, en suivant l'original pied à pied, car la traduction latine du jésuite Possin n'est elle-même qu'une véritable paraphrase.

« au mois de septembre suivant, dans la seconde indiction (1303), la ville de Constantinople vit (et plût à Dieu qu'elle ne l'eut jamais vu!) arriver le catalan Roger avec sept nefs qui lui appartenaient en propre, et une flotte de ses associés, la plupart Catalans et la Neuve, au nombre bien de huit mille. Il avait été précédé par Fernand Ximénès qui faisait partie de l'armée de Roger. Fernand Ximénès était toutefois de noble race, et ceux qu'il conduisait étaient des gens à lui, et c'était sans avoir été appelé qu'il était arrivé pour combattre comme auxiliaire contre les Turcs, au cas où l'empereur (Andronic) le trouverait bon, toutefois, moyennant une solde convenue; Roger, lui, était arrivé sur l'appel qu'on lui avait adressé.

« C’était un homme dans la fleur de l'âge, d'un aspect terrible, prompt dans tous ses gestes, bouillant dans toutes ses actions. Je veux vous en dire quelques mots, selon que je les ai entendu dire moi-même, et si mes paroles s'éloignent un peu de la vérité, ce n'est pas l'écrivain qui se sera trompé, mais le bruit public qui a porté ces faits jusqu'à lui.

« Ce Roger était donc en Syrie, à Ptolémaïs (Acre), pendant que cette ville, si célèbre parmi les villes, était encore debout, et il y était engagé, parmi les frères du Temple. Lorsque cette ville fut prise par les Éthiopiens (Égyptiens) et fut entièrement détruite, lui, ayant soustrait de l'argent de son monastère du Temple et en ayant acheté de longues nefs, se mit en course sur les Sarrasins, et, transformé en pirate formidable, il s'associa un grand nombre de compagnons; il n'aspirait qu'aux bouleversements. Fier, ainsi que ses associés, de la richesse et du luxe que leur procuraient toutes leurs courses sur mer, il fit grandement redouter cet Ordre des frères du Temple déjà puissant par le nombre de ses nefs, il se présenta à Frédéric qui avait reçu de Mainfroi la Sicile, et en même temps, comme une sorte d'héritage de famille, l'excommunication de l'Église, et qui a cause de cela était en débats et en guerre avec le roi Charles. Moyennant une solde convenue, il se mit à son service avec les siens; et pendant quelque temps ils furent grandement en aide à Frédéric. Mais cette guerre prit fin, ci, à la faveur d'une alliance de mariage, les combattants conclurent la paix. Il fut décidé que le frère du roi recevrait Catherine en mariage; et le pape l'ayant couronné empereur et le proclamant souverain, mais sans terre, excita en lui l’espérance de recouvrer Constantinople au moyen de sa femme issue de Baudouin. Lorsque Frédéric eut olé ainsi réconcilié avec l'Eglise, le pape envoya auprès de lui pour réclamer Roger; mais Frédéric, voyant bien qu'il n'était ni juste ni convenable de livrer un homme qui lui avait rendu de tels services dans ses moments de nécessité, et surtout quand tous les deux savaient qu'on lui réservait de terribles châtiments, crut donner une assez grande preuve de soumission à l'un et d'amitié à l'autre, en montrant au pape qui le réclamait, qu'il lui retirait sa faveur et ne le conservait pas auprès de lui, à Roger en lui annonçant, qu'il était libre de s'enfuir et de chercher un abri où bon lui semblerait. Ce fut dans ces circonstances que, tout le reste lui manquant, Roger envoya auprès de l'empereur lui demander de s'attacher à son service, en lui annonçant qu'il avait avec lui un nombre d'hommes suffisant pour être en aide a l'empereur, lu où il lui serait indiqué d'aller. Et en réalité, comme il le parut bien, Roger était doué des qualités les plus nobles et du cœur le plus intrépide, et surtout d'une habileté et d'une activité toute merveilleuses à conduire cette bande d'hommes perdus, et à en obtenir, ainsi qu'il l'avait annoncé, les plus grandes choses. L'empereur, que la nécessité avait déjà forcé à se servir d'auxiliaires étrangers, saisit cette proposition comme un don du ciel, et envoya des messagers munis de ses bulles d'or pour l'engager à son service, lui et les siens. A lui, il promit de l'honorer de la qualité de mégaduc et de lui donner en mariage sa nièce Marie, fille d'Assen; à ceux qu'il amenait avec lui, il promettait et la solde la plus brillante et tout ce qui leur serait nécessaire pour la guerre; car, comme je l'ai dit, il ne pouvait compter sur les Grecs qui s'étaient dispersés en Occident, cherchant l'esclavage comme leur seul moyen d'existence. »

[26] Robert, duc de Calabre, troisième fils de Charles II.

[27] La côte.

[28] Duc de Calabre.

[29] Compagnie régulière.

[30] vieux mot français pour ouragan. Il est employé par Rabelais et tous les auteurs anciens.

[31] Effet de la lumière des éclairs.

[32] Extérieure par rapport au royaume de Naples.

[33] Dans la campagne de 1285, lors de l'invasion de Philippe le hardi.

[34] Charles de Valois, frère de Philippe le Bel désirait d'ailleurs réunir tous ses efforts pour que son titre d'empereur de Constantinople ne fût pas un vain nom. Boniface VIII l'avait engagé à faire valoir ses droits sur cette couronne comme mari de Catherine de Courtenay, petite-fille de Baudouin II, empereur de Constantinople.

[35] Eléonore était la troisième fille de Charles II, roi de Naples.

[36] Boniface VIII avait refusé pendant une année d'approuver cet arrangement, mais il finit par céder; le mariage eut lieu à Messine au mois de mai 1302.

[37] Marie, fille d'Assen, roi des Bulgares, et d’Irène, sœur d'Andronic. Muntaner estropie le nom du roi Assen en celui de Cantzaura et Lantzaura. Du reste les Grecs ont fait subir les mêmes mutilations aux noms catalans.

[38] Grand-duc; c'était la quatrième dignité de l'empire de Byzance. La première était celle de sebastocrator, la seconde celle de césar, la troisième celle de protovestiaire.

[39] Muntaner fait habituellement précéder les noms des hauts personnages grecs du titre d'honneur Kyr, seigneur qu'il écrit Xor, de la même manière qu'il place En devant les noms des Catalans, et Don devant les noms des Castillans.

[40] Filla del emperador lantzaura, dit Muntaner. Assen, beau-frère d'Andronic et père de Marie, était non empereur, mais roi des Bulgares

[41] J'ai donné, d'après les clauses d'un traité de Michel Paléologue avec les Génois les noms de ces divers offices maritimes et leur solde respective. Cet acte et les divers traités de saint Louis avec les Génois que j'y ai ajoutés, d'après les manuscrits des Archives du royaume que j'y publie pour la première fois, donnent les renseignements les plus curieux sur l'état de la marine à cette époque.

Voici, suivant un traité de 1261, comment les provisions étaient fixées pour chaque bâtiment:

90 Q. de biscuit valant 14.000 liv. de Romanie; 10 muids de fèves, selon le muid de Constantinople; 6 Q. de Gênes de chair salée valant 960 liv. de Romanie; 1 de fromage de 1.000 liv. de Romanie; 210 mitres de vin, mesure de Nisi en Romanie.