Muntaner

RAMON MUNTANER

 

CHRONIQUE : CCXXI à CCXL

CCI à CCXX - CCXLI à CCLX

Oeuvre numérisée  par Marc Szwajcer

 

 

 

 

CHRONIQUE DU TRÈS MAGNIFIQUE SEIGNEUR

RAMON MUNTANER

 

CHAPITRE CCXXI

Comment la Compagnie, ayant su l'approche de Kyr Michel, fils aîné de l'empereur, décida de férir sur son avant-garde, qu'elle vainquit, et comment Kyr Michel s'échappa, blessé au visage par un épieu ferré.

Sur cela nous nous réunîmes tous en conseil pour savoir ce que nous ferions; et le résultat de notre conseil fut tel, que nous dîmes: que Dieu et les bienheureux seigneurs saint Pierre, saint Paul et saint Georges, qui déjà nous avaient fait obtenir la victoire, nous feraient triompher encore de ces pervers, qui, par une si grande trahison, avaient tué le césar; qu'ainsi nous ne devions d'aucune manière nous arrêter plus longtemps à Gallipoli; que Gallipoli était une place très forte; que nous avions tant gagné que cela pourrait nous amollir le cœur, et que pour rien au monde nous ne devions nous laisser assiéger; que de plus, le fils de l'empereur ne pouvait marcher avec toute son armée réunie, mais qu'il fallait qu'il formât une avant-garde; et que nous autres, qui nous rencontrerions avec cette avant-garde, nous devions chevaleureusement férir sus; et que si nous détruisions l'avant-garde, ils seraient tous battus; que nous ne pouvions ni monter au ciel, ni descendre dans les abîmes, ni nous en aller par mer; qu'il nous fallait donc bien passer à travers leurs mains; et qu'ainsi il était bon que notre cœur ne fléchît, ni pour rien que nous eussions gagné, ni pour aucune force que nous rencontrassions devant nous. Ainsi donc nous décidâmes de marcher sur eux, et à cette résolution nous nous accordâmes tous. Nous laissâmes le château avec cent hommes et les femmes, et nous partîmes.

Quand nous eûmes fait trois journées, nous dormîmes, ainsi qu'il plut à Dieu, au pied d'une colline, et les ennemis passèrent la nuit de l'autre côté; et nous n'en savions rien ni les uns ni les autres, jusqu'à ce qu'il fût minuit et que nous vîmes une grande clarté occasionnée par les feux qu'ils faisaient. Nous envoyâmes à la découverte, et on rencontra deux Grecs qu'on nous amena; et nous sûmes d'eux, qu'en ce lieu était campé le fils de l'empereur avec six mille hommes de cheval, et que, de grand matin, ils se mettraient en route pour venir sur Gallipoli; et qu'à cause de l'eau qui là ne pouvait suffire à tous, l'autre partie de leur ost était à environ une lieue loin de lui, et qu'elle s'approchait. Et le fils de l'empereur était logé en un château qui était en cette plaine, et nommé Apros. C'était un bon et fort château avec une grande ville; et nous fûmes très satisfaits quand nous sûmes qu'il y avait là château et ville; car nous faisions compte que la lâcheté de ces gens était si grande, que leur premier soin serait de courir se réfugier comme ils pourraient au château ou à la ville d'Apros.

Quand vint l'aube du jour, nous nous confessâmes et nous communiâmes tous; et tous, bien armés et en bataille rangée, nous nous mimes à monter la colline qui était toute de terre labourée. Quand nous fûmes parvenus en haut, et que le jour parut, ceux de l'ost ennemie nous virent, et ils s'imaginèrent que nous venions nous rendre à merci au fils de l'empereur. Mais le fils de l'empereur ne prit pas cela pour un jeu, et se revêtit bel et bien de ses armes; car il était bon chevalier, et rien ne lui manquait, si ce n'est la loyauté. Ainsi, bien armé et équipé de son corps, il vint sur nous avec toute sa troupe, et nous marchâmes sur lui.

Quand nous en fûmes à férir, une grande partie de nos almogavares descendirent de cheval, se sentant plus de confiance en eux-mêmes à pied qu'à cheval; et tous nous nous mîmes à férir vigoureusement sur eux, et eux à férir fièrement sur nous. Que vous dirai-je? Il plut à Dieu que leur avant-garde pliât, comme à la précédente bataille. Le fils de l'empereur, avec environ cent cavaliers, se démenait au milieu de nous, si bien que se faisant jour, il dirigea ses coups sur un marin qui avait nom Béranger, lequel était sur un bon cheval qu'il avait gagné à la précédente bataille, et qui portait aussi une très belle cuirasse qu'il avait également gagnée; mais il n'avait pas d'écu, parce qu'il ne savait pas bien s'en servir à cheval. Et le fils de l'empereur pensa que c'était un homme de grande affaire, et lui donna un tel coup de son épée au bras gauche qu'il le blessa à la main. Celui-ci, qui se vit blessé, et qui avait été huissier d'honneur[1] et était très vigoureux, le serra dans ses bras; et d'un épieu ferré qu'il tenait, il lui en donna bien treize coups; un de ces coups le blessa au visage et le défigura. Le fils de l'empereur perdit, alors son écu et tomba de cheval, mais les siens l'enlevèrent de la mêlée qui était épaisse; et nous, nous ne savions pas qui il était, et ses gens l'emportèrent au château d'Apros.

Le combat se continua ensuite avec un acharnement terrible jusqu'à la nuit; et Dieu, auteur de tout bien, nous dirigea si bien que le voisinage du château d'Apros fit que tous furent déconfits; car chacun prenait la fuite de ce côté, et s'y réfugiait qui pouvait. Cependant il ne s'en échappa pas tellement qu'il ne pérît ce jour-là plus de deux mille hommes de cheval, et des gens de pied sans fin. Quant aux nôtres, nous ne perdîmes pas plus de neuf hommes de cheval et vingt-sept hommes de pied. La nuit, nous restâmes sur le champ de bataille tout armés; et le lendemain, quand nous pensions qu'ils nous livreraient encore bataille, nous n'en trouvâmes pas un seul au champ. Nous nous dirigeâmes à l'instant sur le château, nous l'attaquâmes et y restâmes bien huit jours; ensuite nous levâmes le champ et nous emmenâmes notre butin sur dix chariots, et chacun d'eux était tiré par quatre buffles. Nous emmenâmes aussi une si grande quantité de bestiaux, qu'ils couvraient toute la contrée, et nous fîmes un butin immense, et bien plus considérable encore qu'à la précédente bataille.[2]

Dès lors toute la Romanie fut soumise; et nous leur avions mis tellement la peur au corps qu'on ne pouvait pas crier: les Francs! qu'ils ne prissent aussitôt la fuite. Et ainsi nous retournâmes pleins de joie à Gallipoli; et puis tous les jours nous faisions des chevauchées jusqu'aux portes de Constantinople.

Un jour il arriva qu'un almogavare à cheval nommé Perich de Naclara, ayant perdu au jeu, prit ses armes, et avec ses deux fils, sans autre compagnie, alla cheminant jusqu'à Constantinople; et dans un jardin de l'empereur il trouva deux marchands génois qui chassaient aux cailles; il les prit et les emmena à Gallipoli, et obtint pour leur rançon trois mille perpres d'or; et une perpre vaut dix sous barcelonais. Et tous les jours on faisait beaucoup de semblables chevauchées.

CHAPITRE CCXXII

Comment la Compagnie ravagea la cité de Rodosto et celle de Panido, et fit aux habitants de Rodosto ce qu'ils avaient fait à nos envoyés; et comment, lorsqu'ils étaient entre Rodosto et Panido, En Ferrand Ximénès d'Arénos vint les trouver.

Toutes ces choses faites et tout le pays ainsi ravagé par nos courses journalières, la compagnie prit à cœur d'aller ravager la ville de Rodosto, qui était celle où nos envoyés avaient été tués, coupés en quartiers et suspendus dans la boucherie. Et ainsi qu'ils se le mirent en tête, ainsi le firent-ils, si bien qu'un matin, à l'aube du jour, ils entrèrent dans cette ville; et tous ceux qu'ils y trouvèrent, hommes, femmes et enfants, ils leur firent ce qu'on avait fait aux envoyés. Et il fut impossible à qui que ce fût de les arrêter dans ce massacre. C'était assurément une grande cruauté, mais enfin c'était une vengeance qu'ils tiraient. Quand ils eurent terminé, ils allèrent prendre une autre cité, qui est à une demi-lieue de celle-ci et qu'on nomme Panido[3]. Quand ils eurent ces deux cités, ils jugèrent à propos de s'y transporter tous, avec leurs femmes, leurs enfants et leurs maîtresses, excepté moi, qui dus rester à Gallipoli avec les hommes de mer, cent almogavares et cinquante hommes à cheval. Et ce qui les décida à se transporter entre Panido et Rodosto, c'est qu'ainsi ils n'étaient qu'à soixante milles de Constantinople.

Et quand la Compagnie se fut ainsi établie, En Ferrand Ximénès d'Arénos, qui s'était séparé du mégaduc à Artaki, le premier hiver, par suite d'une discussion qu'il avait eue avec lui, et qui s'en était allé trouver le duc d'Athènes, dont il avait été reçu avec beaucoup d'honneur, apprenant que nous étions ainsi victorieux de nos ennemis, en bon et expert chevalier qu'il était, pensa que nous avions besoin de renfort, et vint à nous de la Morée sur une galère, et amena jusqu'à quatre-vingts hommes, entre Catalans et Aragonais. Nous en eûmes un grand plaisir; ils furent tous bien pourvus, et nous leur donnâmes tant, que lui et sa troupe furent montés de bons chevaux; et nous les fournîmes de toutes sortes de choses, comme nous aurions fait pour mille, s'ils eussent été mille.

CHAPITRE CCXXIII

Comment En Ferrand Ximénès d'Arénos fit une excursion jusqu'auprès de Constantinople, et, en plein jour, attaqua et prit d'emblée le château de Maditos et comment la Compagnie se divisa en trois bandes.

Selon qu'il lui fut ordonné, En Ferrand Ximénès prit un jour environ cent cinquante hommes à cheval et trois cents hommes de pied, et il alla faire une excursion jusqu'à la cité de Constantinople. Et comme il s'en revenait, ramenant avec lui les gens et les bestiaux qu'il avait pris, l'empereur avait envoyé à un passage par lequel il devait passer huit cents hommes à cheval et deux mille hommes de pied. En Ferrand Ximénès, qui les vit, harangua ses gens et les exhorta à bien faire, et tous ensemble allèrent férir sus. Que vous dirai-je? Entre morts et prisonniers, il y eut plus de six cents hommes de cheval et plus de deux mille hommes de pied. Ce fut un bon et honorable fait d'armes. Et il fit un tel butin, lui et sa troupe, qu'au moyen de ce gain il alla assiéger un château qui est à l'entrée de la Bouche-d'Avie, et qui s'appelle Maditos. Or sachez que, pour faire ce siège, ils n'étaient pas plus de quatre-vingts hommes de cheval et deux cents hommes de pied; et dans la ville se trouvaient plus de sept cents hommes d'armes grecs. Et en vérité ce riche homme était plutôt assiégé en réalité que ne l'étaient ceux du château; car tout le pain que mangeait sa troupe, c'était moi qui le lui envoyais de Gallipoli sur des barques; et il y a vingt-quatre milles de Gallipoli à Maditos, et il en était de même de tous les approvisionnements que j'étais obligé de lui faire passer. Il tint bien ce siège pendant huit mois; et il y tirait sur la ville de nuit et de jour avec ses trébuchets. Et je lui avais envoyé dix échelles de corde avec des crocs, et plusieurs fois ils se crurent bien dispersés sur les murs à dormir, et tout le monde sur le point de l'enlever définitivement; mais ils ne pouvaient y parvenir. Or, je veux vous raconter la plus belle aventure qui leur arriva, et la plus belle en vérité qui n’arriva jamais[4]!

Un jour de juillet, c'était un jour de grande fête, tous les habitants du château se laissaient aller avec sécurité, qui à chercher les ombrages, qui à dormir, qui à se reposer, qui à converser; et comme c'était un grand jour de repos et que chacun succombait réellement à la chaleur, beaucoup se livraient au sommeil; mais qui que ce fût qui dormît, En Ferrand Ximénès veillait, en homme qui avait grande charge et grande responsabilité. Il regarde du côté des murailles et n'entend aucune voix, et ne voit aucun homme apparaître; il s'approche du mur et fait semblant d'y appliquer une échelle, et personne ne se présente. Il s'en retourne aussitôt à ses tentes, et, de proche en proche et sans bruit, il fait avenir chacun de se tenir prêt. Il prend cent hommes jeunes et robustes, et avec les échelles ils s'approchent des murailles, les dressent le long du rempart, et puis sur chaque échelle montent cinq hommes l'un après l'autre, et tout doucement, tout doucement ils arrivent jusqu'au haut du mur sans avoir été entendus; puis d'autres montent après eux, et si bien qu'il y en eut jusqu'à soixante. A l'instant ils s'emparent de trois tours, et En Ferrand Ximénès arrive à la porte du château avec l'autre partie de ses gens armés de haches pour briser les portes. Au bruit que font ceux qui étaient montés sur les murs en tuant ceux qu'ils rencontraient, l'alarme se met dans la ville et tout le monde accourt à la muraille; et pendant ce temps eux abattent les portes. Or, aussitôt que les soixante hommes avaient été montés sur la muraille, ils avaient commencé à égorger ceux qui étaient dispersés sur les murs à dormir et tout le monde accourait pour s'opposer à eux; et pendant ce temps En Ferrand Ximénès était à la porte et songeait à briser le portail, et personne ne se trouva là pour s'opposer à lui. Les portes une fois brisées, ils se jetèrent dans la ville et tuèrent et détruisirent tout ce qui se rencontra devant eux. C'est ainsi que fut pris le château; et ils y trouvèrent tant et tant d'argent que de là en avant En Ferrand Ximénès et sa troupe ne manquèrent de rien et furent tous riches. Vous avez entendu la plus étrange aventure dont vous ayez jamais ouï parler, qu'en plein jour on prit d'emblée un château qui avait été assiégé pendant huit mois.

Et lorsque ceci fut fait, la Compagnie se sépara en trois corps, échelonnés les uns après les autres, savoir: En Ferrand Ximénès, à Maditos; moi, Ramon Muntaner, à Gallipoli, avec tous les hommes de mer et autres; car Gallipoli était le point central de tout, et là venaient tous ceux qui avaient besoin de vêtements, d'armes ou autres choses, et c'était en cette cite qu'ils trouvaient tout ce dont ils avaient besoin; et là venaient et demeuraient tous les marchands quels qu'ils fussent; et à Rodosto et à Panido était Rocafort avec tout le reste de la troupe. Et tous nous étions riches et très à l'aise; nous ne semions ni ne labourions, ni ne cultivions les vignes, ni ne les taillions; et cependant nous recueillions chaque année autant de vin qu'il nous en fallait pour notre usage, et autant de froment et autant d'avoine. Et ainsi vécûmes-nous, pendant cinq ans, à bouche-que-veux-tu. Et nous Taisions les plus merveilleuses chevauchées qu'on puisse imaginer; tellement que, si on vous les racontait toutes, aucune écriture ne pourrait y suffire.[5]

CHAPITRE CCXXIV

Comment sire Georges, de Christopolis, au royaume de Salonique, fondit sur Gallipoli avec quatre-vingts hommes de cheval, lesquels je défis, moi, Ramon Muntaner, avec quatorze hommes de cheval.

La vérité est qu'un baron qui était royaume de Salonique, et qui avait nom Sire Georges de Christopolis, vint du royaume Salonique vers l'empereur, à Constantinople. Et quand il fut près de Gallipoli, il dit à sa troupe, qui était d'environ quatre-vingts hommes, bien équipés et bien montés: que, puis qu'ils étaient près de Gallipoli, il voulait la ravager; qu'il savait qu'il n'y avait pas d'hommes à cheval et qu'il y avait fort peu d'hommes de pied, et qu'ainsi ils s'empareraient des attelages et des chariots qu'on envoyait au dehors pour chercher du bois. Tous tinrent sa proposition pour bonne; et ainsi à l'heure de tierce ils furent à Gallipoli. Et moi, tous les jours j'envoyais deux chariots et deux attelages pour chercher du bois, et je les faisais accompagner d'un homme à moi, qui était arbalétrier à cheval et avait nom Marco. Quand ils furent arrivés là où ils devaient prendre du bois, ceux-ci leur coururent sus. L'écuyer, qui les vit, ordonna aux quatre hommes qu'il avait de monter à une tour qui était là, mais sans porte, et de se défendre avec des pierres; et que lui cependant courrait à Gallipoli, et que bientôt ils auraient du secours. Ainsi firent-ils. Et les Grecs s'emparèrent aussitôt des chariots et des attelages, et l'écuyer courut à Gallipoli, et cria alarme. Et nous sortîmes; et en vérité nous n'étions pas plus de six chevaux bardés et huit armés à la légère; car, tout le reste de nos cavaliers, nous les avions envoyés en chevauchée avec En Rocafort. Et les ennemis vinrent jusqu'à nos barrières; et nous tous, tant hommes de cheval qu'hommes de pied, nous nous serrâmes; et ils en firent autant. Et ainsi que nous l'avions fait dans les autres combats, nous férîmes sur eux tous en une masse, hommes de cheval et hommes de pied. Si bien qu'il plut à notre Seigneur vrai Dieu que nous fussions vainqueurs. Et nous leur tuâmes ou primes trente-sept hommes à cheval; et nous les poursuivîmes jusqu'à la tour où étaient mes quatre hommes, qui se trouvaient avec les chariots et attelages, et nous recouvrâmes nos quatre hommes; puis nous laissâmes aller les Grecs à leur male heure, et nous nous en retournâmes à Gallipoli. Le lendemain nous fîmes un encan des chevaux et des hommes et de tout notre butin, et nous en partageâmes le profit entre nous; si bien que nous eûmes, par cheval bardé vingt-huit perpres d'or; par cheval armé à la légère quatorze, et par piéton sept. Ainsi chacun eut sa part. Et je vous ai raconté cette belle aventure afin que chacun de vous sache qu'il n'y a d'autre pouvoir que le pouvoir de Dieu; car tout cela ce n'était pas par notre courage que nous le faisions, mais bien par la vertu et la grâce de Dieu.

CHAPITRE CCXXV

Comment En Rocafort fit une excursion à Stenayre, et y brûla et incendia toutes les nefs, galères et térides qui s'y trouvaient; comment la Compagnie délibéra d'aller combattre les Alains, et comment le sort tomba sur moi, En Ramon Muntaner, pour rester à la garde de Gallipoli.

Tandis que cela s'était passé, En Rocafort était allé courir bien à une journée de là, en un lieu qui est dans la mer Majeure,[6] et qui a nom Stenayre, où se font toutes les nefs, térides et galères qui se construisent en Romanie; et il y avait à Stenayre plus de cent cinquante lins, entre uns et autres; et les nôtres les prirent et les brûlèrent tous; et ils incendièrent toute la ville et toutes les maisons de campagne du pays, et ils s'en retournèrent avec d'immenses prises; et ils y firent un tel butin que ce fut sans fin et sans compte. Peu de jours après, nous nous mîmes en tête, En Rocafort, En Ferrand battant, moi et les autres, que tout ce que nous avions fait n'était rien, si nous n'allions combattre les Alains qui nous avaient tué le césar. Et finalement l'accord fut pris, et nous mîmes à l'instant la chose en œuvre. Et il fut décidé que ceux de la Compagnie qui étaient à Panido et à Rodosto avec femmes et enfants, retourneraient à Gallipoli avec leurs femmes, leurs maîtresses, leurs enfants, et tout ce qui était à eux, qu'ils les y laisseraient avec tout leur avoir, et que c'était de là que sortiraient les bannières. Cela se fit ainsi, parce que Gallipoli était le chef-lieu de toute l'armée. Et moi, j'étais à Gallipoli avec toute ma maison et tous les secrétaires de l'ost, et j'étais capitaine de Gallipoli; et, tant que l'armée y était, tous devaient reconnaître mon autorité, du plus grand au plus petit. J'étais de plus chancelier et maître rational[7] de toute l'armée, et tous les secrétaires de l'ost restaient toujours avec moi; de telle sorte qu'en nul temps, ni en aucune heure, aucun de ceux qui étaient dans l'ost ne savait combien nous étions, excepté moi. Et je tenais écriture pour savoir pour combien de chevaux bardés et pour combien de chevaux armés à la légère chacun prenait part, et il en était de même des hommes de pied; si bien que c'était d'après mon registre que se réglaient les chevauchées. Et j'avais le cinquième du profit de toutes les courses, aussi bien courses de mer que chevauchées. Je tenais aussi le sceau de la compagnie; car, aussitôt que le césar eut été tué et En Béranger d'Entença fait prisonnier, la Compagnie avait fait faire un grand sceau sur lequel était le bienheureux saint Georges, et l'inscription portait: Sceau de l'ost des Francs qui règnent sur le royaume de Macédoine. Et ainsi Gallipoli fut toujours le chef-lieu de cette compagnie, savoir, pendant sept ans que nous en fûmes les maîtres, après que le césar eut été tué, et durant cinq ans desquels nous y vécûmes à bouche-que-veux-tu, mais sans jamais semer, planter ni labourer. Et lorsque toute la compagnie fut réunie dans cette ville, le sort tomba sur moi pour rester à la garde de Gallipoli, des femmes, des enfants et de tout ce qui appartenait à la Compagnie. On me laissa deux cents hommes d'armes à pied et vingt à cheval de ma compagnie, et il fut décidé qu'ils me donneraient le tiers du cinquième de ce qu'ils gagneraient, qu'un autre tiers serait partagé entre ceux qui restaient avec moi, et que l'autre tiers serait pour En Rocafort.

CHAPITRE CCXXVI

Comment la Compagnie partit pour aller combattre les Alains; comment ils tuèrent Gircon leur chef, abattirent ses bannières et massacrèrent toute sa troupe; et ce qui advint à un cavalier des Alains qui voulut délivrer sa femme des mains de notre Compagnie.

Et avec la grâce de Dieu l'ost résolut de sortir de Gallipoli; et toutefois il y avait bien douze journées de là jusqu'au lieu où étaient les Alains, sur les terres du roi des Bulgares. Et si quelqu'un de vous me demande pourquoi ce cinquième de butin, on le partageait de manière que les deux cents hommes qui devaient rester avec moi en eussent un tiers, je vous dis que cela fut ainsi fait, parce qu'autrement nous n'aurions trouvé personne qui voulût rester. Que vous dirai-je? Pendant la nuit, de ceux qui devaient rester, il en partit tant qu'il ne demeura avec moi que cent trente-trois hommes de pied, soit hommes de mer, soit almogavares, et sept chevaux bardés qui étaient de ma maison quant aux autres il me fallut bien leur donner congé par force, et ils, promirent de partager par moitié tout le butin que Dieu leur accorderait avec ces sept chevaux bardés qui restaient avec moi. Et ainsi je restai mal accompagné d'hommes, mais bien accompagné de femmes; car il resta très certainement plus de deux mille femmes, entre unes et autres, avec moi. L'ost s'en alla donc à la bonne heure; et ils allèrent tant par leurs journées qu'ils entrèrent dans le royaume de Bulgarie en une belle plaine. Et là se trouvait Gircon, chef des Alains, qui de ses mains avait tué le césar à Andrinople, et il avait avec lui jusqu'à trois mille hommes de cheval et six mille de pied. Et tous avec eux avaient leurs femmes et leurs enfants; car les Alains vivent à la manière des Tartares, vont toujours avec tout leur avoir, et ne se logent jamais en cité, ville ou lieu habité. Et quand les nôtres furent près d'eux, ils attendirent bien un jour sans les approcher de près, afin de se préparer et de se mettre bien en état pour la bataille; car les Alains sont regardés comme la meilleure cavalerie qui soit dans le Levant. Quand ils se furent reposés un jour, ils vinrent le lendemain camper près des Alains, à une lieue; puis ils se levèrent de grand matin, et dès l'aube du jour furent sur eux et férirent à travers leurs tentes. Les Alains avaient été informés de notre approche; mais ils ne pensaient pas que nous fussions si près d'eux. Il y avait déjà cependant mille de leurs hommes à cheval tout appareillés au combat.

Que vous dirai-je? La bataille fut forte et dura tout le jour; si bien qu'à l'heure de midi leur chef Gircon fut tué, sa tête coupée, ses bannières abattues, et que bientôt tous les Alains se mirent en déroute. Que vous dirai-je? De tous les Alains, il n'en échappa pas, soit hommes à cheval, soit hommes de pied, plus de trois cents; et ils voulurent ainsi mourir tous, tant leur cœur se brisait à la pensée de perdre leurs femmes et leurs enfants. Et je vous conterai ici ce qui advint à un cavalier de ceux-là. Ce cavalier donc emmenait sa femme, et il était sur un bon cheval et sa femme sur un autre; mais trois hommes à cheval des nôtres s'attachèrent à leur poursuite. Que vous dirai-je? Le cheval de la femme faiblissait, et lui, l'épée à la main, le hâtait devant lui en le frappant vigoureusement. Enfin nos hommes à cheval atteignaient déjà le cavalier alain; et lui, qui se vit atteint et que sa femme allait être perdue pour lui, brocha de l'éperon en avant d'elle; et la femme poussa un grand cri. Et lui se retournant à l'instant vers elle la serra dans ses bras, la baisa, et l'ayant bien tendrement baisée, de son épée il lui donna une si ferme estocade sur le cou qu'il lui fit sauter la tête à l'instant. Cela fait, il se retourna contre nos cavaliers qui déjà s'emparaient du cheval de la femme, et de son épée asséna un tel coup à l'un d'eux, nommé G. de Bellver, que le bras gauche lui partit de ce seul coup et qu'il tomba mort à l'instant. A cette vue les deux autres cavaliers s'élancèrent sur lui et lui sur eux. L'un avait nom A. Miro; c'était un adalil qui était un bon homme d'armes, et l'autre se nommait Béranger de Ventayola. Que vous dirai-je? Je vous déclare que jamais il ne voulut s'éloigner du corps de sa femme et qu'il fallut le mettre tout en pièces. Voyez combien ce cavalier tint bon; car après avoir tué ce G. de Bellver il blessa grièvement les deux autres. Vous voyez aussi qu'il mourut en bon chevalier, et que ce n'était que la grande douleur qui l'avait fait agir ainsi. Et ce fut de la même manière que moururent la plus grande partie des Alains; car, ainsi que je vous l'ai déjà dit, il n'en échappa que trois cents hommes d'armes, et tous les autres périrent. Et les nôtres prirent les femmes et les enfants, et tout ce qu'ils avaient bêtes et bestiaux;[8] et ils voulurent alors reconnaître combien eux-mêmes avaient perdu de monde, entre leurs gens de pied et de cheval; et ils trouvèrent que c'était quarante-quatre hommes, et qu'ils avaient un grand nombre de blessés. Ainsi, avec un boa butin, ils s'en retournèrent bien joyeux de la vengeance qu'ils avaient tirée de la mort du césar. Ils se mirent en route, et après avoir pris un bon repos ils s'en revinrent à Gallipoli.

CHAPITRE CCXXVII

Où il raconte le traité que Ser Antoine Spinola fit avec l'empereur de Constantinople; et comment il défia la Compagnie de la part de toute la commune de Gênes, et vint assiéger Gallipoli, où il fut tué, et tous les siens mis en déroute.

En ce moment je cesse de vous parler de nos compagnons qui s'en revinrent après tant de travaux et de fatigues, et je reviens à vous parler de nous autres qui étions restés à Gallipoli, où nous n'eûmes pas moins de peines qu'eux; car, pendant que la Compagnie s'éloignait de Gallipoli pour marcher sur les Alains, l'empereur fut informé de leur départ. Par hasard, à ce moment même arrivèrent à Constantinople dix-huit galères de Génois, dont était capitaine Ser Antoine Spinola,[9] qui était venu de Gênes à Constantinople pour en ramener en Lombardie le plus jeune fils de l'empereur, qui devait être marquis de Montferrat. Si bien que le dit Ser Antoine Spinola dit à l'empereur que, s'il voulait que son fils ledit marquis de Montferrat prît pour femme la fille de messire Opicino Spinola, lui ferait la guerre pour l'empereur aux Francs de la Romanie. L'empereur lui dit que cet arrangement lui plaisait. Et là-dessus ledit Ser Antoine s'en vint avec deux galères à Gallipoli et nous défia de la part de la commune de Gênes. Et son défi fut ainsi conçu: il nous mandait et ordonnait, de la part de la commune de Gênes, que nous eussions à sortir de leur jardin (c'était l'empire de Constantinople qu'ils appelaient le Jardin de la commune de Gênes), et que, si nous n'en sortions pas, il nous défiait au nom de la commune de Gênes et de tous les Génois du monde. Moi je lui répondis que nous n'accepterions pas son défi; que nous savions bien que sa commune avait été et était amie de la maison d'Aragon et de Sicile et de Majorque; et qu'ainsi il n'y avait pas de raison pour qu'il nous fit ce défi et pour que nous nous dussions le recevoir. Il fit faire une charte publique de tout ce qu'il avait dit, et moi j'en fis faire une autre de ce que j'avais répondu au nom de la Compagnie. Et puis il revint une seconde fois avec le même défi; et moi je lui répondis de la même manière, et ou en fit faire d'autres chartes publiques. Et puis il revint une troisième fois à la charge; et moi je lui répondis: qu'il disait mal en signant de son nom de tels défis, car c'était de la part de Dieu et pour l'exaltation de la sainte foi catholique que j'étais venu en Romanie; qu'il cessât donc de semblables défis, et que moi, au nom de notre Saint-Père le pape, de qui nous tenions notre bannière, comme il pouvait le voir, pour marcher contre l'empereur et ses gens qui étaient des schismatiques et qui en grande trahison avaient tué nos chefs et nos frères au moment où ils venaient servir avec nous contre les infidèles, je le sommais au contraire lui-même, au nom dudit Saint-Père, et du roi d'Aragon et du roi de Sicile, qu'ils nous prêtassent aide pour accomplir notre vengeance et que, s'ils ne voulaient pas nous être en aide, au moins ils ne nous nuisissent pas; et que dans le cas contraire, s'il ne voulait pas révoquer ses défis, je protestais au nom de Dieu et de la sainte foi catholique, que c'était sur sa tête à lui qui avait fait un tel défi, et sur la tête de tous ceux qui l'avaient soutenu en cette affaire, que retomberait tout le sang qui coulerait de notre côté et du leur par suite de son défi, et que nous, nous en serions sans péché et sans tache, et que Dieu et le monde pourraient voir comment nous avions été forcés de le recevoir et de nous défendre; et tout cela je le fis rédiger en forme d'acte public. Lui toutefois persista dans ses défis.

Et il agissait ainsi, parce qu'il avait donné à entendre à l'empereur que, dès que leur commune nous aurait donné son défi, nous n'oserions point rester en Romanie. Il connaissait mal le fond de notre cœur, car nous avions bien fermement pris à cœur la résolution de ne partir jamais, au grand jamais, avant d'avoir accompli notre entière vengeance.

Il s'en retourna donc à Constantinople et dit à l'empereur ce qu'il avait fait, et ajouta qu'à l'instant même il allait lui livrer et le château, et moi, et nous autres tous tant que nous étions. Il fit embarquer son monde à bord de ses dix-huit galères, et de sept de l'empereur, dont était amiral le génois André Morisco; et ils prirent avec eux le fils de l'empereur, pour le conduire au marquisat de Montferrat. Et ils arrivèrent devant nous à Gallipoli, un samedi, avec leurs vingt-cinq galères. Tout le jour et toute la nuit ils firent des échelles et autres machines pour attaquer Gallipoli, sachant bien que la Compagnie s'était éloignée de nous, et que nous n'étions restés que fort peu d'hommes d'armes. Pendant qu'ils préparaient leurs batailles pour donner sur nous le lendemain, moi je préparai ma défense durant toute la nuit. Et voici comment je disposai la défense: je fis revêtir d'armures toutes les femmes que nous avions avec nous, car pour des armures nous n'en avions que trop; et je les fis placer sur les murailles; et à chaque partie des murailles je fis placer un marchand de Gallipoli, de ces marchands Catalans que nous avions parmi nous, et lui donnai le commandement des femmes. Je fis placer dans toutes les rues des demi-tonneaux de vin bien trempé, avec du vinaigre et beaucoup de pain, afin que mangeât et but qui voudrait, sachant bien que nos ennemis en dehors étaient si forts qu'ils ne nous laisseraient pas le temps d'aller manger chez nous. J'ordonnai que chaque homme fût bien cuirassé, parce que je savais que les Génois allaient toujours bien fournis de traits et qu'ils en feraient une grande consommation, car leur usage est de ne faire que tirer, et ils emploient plus de carreaux[10] en une bataille que ne le feraient les Catalans en dix. Ainsi je revêtis chaque homme d'une bonne armure, et je fis laisser ouvertes toutes les portes des barbacanes (car toutes les barbacanes étaient treillagées), afin que nous pussions accourir là où il serait le plus besoin. D'un autre côté, j'ordonnai que des médecins se tinssent tout prêts à panser les gens aussitôt qu'ils seraient blessés, de telle sorte qu'ils pussent aussitôt retourner au combat. Et quand j'eus pris toutes ces précautions et fixé à chacun l'endroit où il devait se tenir et ce qu'il aurait à faire, avec vingt hommes, j'allai et courus çà et là, partout où je voyais qu'était le plus grand besoin. Cependant le jour arriva, et les galères vinrent prendre terre. Et avec un bon cheval que J'avais, moi troisième de chevaliers bardés de cuirasses et de pourpoints de mailles, j'empêchai les matelots de prendre terre jusqu'à l'heure de tierce. Et à la fin, dix galères prirent terre fort loin de nous; et au moment où elles prenaient terre, mon cheval s'abattit, et un mien écuyer s'approcha et me donna son cheval. Mais, pour tant que je pusse me hâter, entre le cheval qui était à terre et moi nous reçûmes treize blessures. Toutefois, aussitôt que je fus monté sur l'autre cheval, je pris mon écuyer en croupe; et ainsi je me retirai au château avec cinq blessures pour ma part, mais dont je me ressentis très peu, à l'exception d'une que j'avais reçue tout le long du pied, d'un coup d'épée. Cette blessure ainsi que les autres, je les fis aussitôt panser, mais j'y perdis mon cheval. Dès que les gens des galères virent que j'étais tombé, ils s'écrièrent: « Le capitaine est mort! Droit sur eux! Droit sur eux! » Alors ils prirent terre tous ensemble. Et ils avaient fort bien ordonné leurs batailles, car de chaque galère il sortit une bannière avec la moitié de la chiourme. Ils le firent ainsi, pour que, si quelqu'un de ceux qui allaient au combat avait faim ou soif, ou était blessé, ils pussent le renvoyer à la galère; de telle sorte que si c'était un arbalétrier, un autre arbalétrier sortait pour le remplacer; et de même si c'était un lancier, il était remplacé par un lancier, et ainsi des autres; et de cette manière le nombre de ceux qui combattaient ne pouvait diminuer, soit qu'ils allassent manger ou qu'ils s'éloignassent pour toute autre cause; et ils pouvaient livrer leur bataille de plein en plein. Et ils débarquèrent ainsi ordonnés; et chacun d'eux se prépara à combattre avec leur chiourme; et ils se disposèrent à nous attaquer vigoureusement et nous à nous défendre. Ils nous lançaient tant et tant de carreaux qu'ils empêchaient presque de voir le ciel; et ce jet dura jusqu'à nonne, tellement que tout le château en était rempli. Que ne vous dirai-je pas? Tous ceux de nous qui nous aventurâmes au dehors, nous fûmes blessés; et un mien cuisinier qui était à la cuisine à faire cuire des poules pour les blessés, fut atteint d'un trait qui lui arriva par la cheminée et qui lui pénétra bien de deux doigts dans les muscles.

Que vous dirai-je? La bataille fut vigoureuse; et nos femmes à l'aide de grosses pierres et de moellons que j'avais fait apporter sur les murailles, défendaient si obstinément les barbacanes que c'était merveille. Et en vérité il y avait telle femme qui était blessée au visage de cinq coups de traits, et qui se défendait encore comme si elle n'eût eu aucun mal. Et cette bataille dura jusqu'à l’heure de la matinée. Et quand arriva cette heure de la matinée, le capitaine, Ser Antoine Spinola que je vous ai déjà nommé et qui avait fait les défis, s'écria: « O hommes sans cœur! Comment! Trois teigneux qui sont là dedans se défendront contre nous! Vous êtes bien lâches! » Et alors avec quatre cents hommes de famille[11] qu'il avait avec lui, et qui étaient tons des meilleures familles de Gênes, et il se disposa à sortir des galères. On vint à l'instant m'en avertir moi et les six autres cavaliers bardés que j'avais. Et quand nous fûmes en bon arroi et bien appareillés, de telle sorte qu'il n'y manquât rien, je fis venir cent hommes, des meilleurs que nous avions dans le château. Je leur fis quitter leurs armures, parce qu'il faisait grand chaud, car nous étions au milieu du mois de juillet, et d'ailleurs je m'étais aperçu que les traits avaient cessé et que les ennemis n'en lançaient plus, car ils les avaient tous employés. Et en chemise et en braies, chacun armé d'un écu, la lance à la main, l'épée à la ceinture, le poignard au côté, je leur ordonnai de se tenir prêts; et aussitôt que le capitaine Ser Antoine Spinola, avec tous ses braves et ses cinq bannières, fut arrivé à la porte de fer du château et qu'ils eurent combattu vivement un certain espace de temps, tellement que la plupart d'entre eux en sortaient la langue de soif et de chaleur, je me recommandai à Dieu et à madame sainte Marie, je fis ouvrir la porte, et avec les six chevaux bardés et mes hommes de pied ainsi légèrement équipés, nous fondîmes sur les bannières, si rudement, que du premier choc nous en abattîmes quatre. Et quand ils virent que nous ferions si vigoureusement, tant hommes de cheval qu'hommes de pied, ils lâchèrent pied, et nous ne vîmes bientôt plus que leurs épaules.[12]

Que vous dirai-je? Ser Antoine Spinola laissa sa tête là même où il avait fait les défis, et avec lui tous les gentilshommes qui étaient sortis à sa suite. Enfin il y mourut bien certainement plus de six cents Génois. Et je vous dis que, sur les échelles mêmes de leurs galères, nos gens montaient confondus avec eux; et en vérité, si nous eussions eu seulement cent hommes de troupes fraîches, de leurs galères nous en aurions retenu plus de quatre. Mais nous étions tous ou blessés ou harassés; et nous les laissâmes aller à leur male heure. Ils n'étaient pas plutôt tous embarqués, et non pas sans qu'à leur embarquement il n'y en eut un bon nombre qui tombèrent dans la mer et s'y noyèrent, que me parvint l'avis que, sur une colline voisine, il en était resté jusqu'à quarante; et nous y courûmes; le chef de ces quarante était l'homme le plus vigoureux de Gênes nommé Antoine Boccanegra.

Que vous dirai-je? Tous ses compagnons périrent; et lui tenait en main une épée droite à deux tranchants, et en lançait de tels estocs que nul n'osait s'en approcher. Moi, lui voyant faire de si grandes choses, j'ordonnai que qui que ce soit se gardât de le férir, et je lui dis de se rendre, et je l'en priai plusieurs fois; mais jamais il n'en voulut rien faire. Alors j'ordonnai à un mien écuyer, qui était sur un cheval bardé, de brocher de l'éperon contre lui; et il le fit volontiers; et il alla donner d'une telle force contre lui avec le poitrail de son cheval, qu'il l'abattit à terre; et à l'instant on fit de son corps plus de cent pièces. Ainsi les galères des Génois mises en déroute s'enfuirent après avoir eu beaucoup de leurs gens tués et détruits, et retournèrent à Gênes avec le marquis de Montferrat, et les galères de l'empereur retournèrent à Constantinople. Et chacun s'en alla fort maltraité; et nous, nous restâmes gais et satisfaits.

Le lendemain, nouvelle étant parvenue à la Compagnie que nous étions assiégés, ceux d'entre eux qui étaient bien montés se hâtèrent de pousser leurs chevaux, si bien qu'en une nuit et un jour ils firent plus de trois journées, aussi le lendemain au soir il nous arriva plus de quatre-vingts hommes de cheval; et au bout de deux jours toute l'ost arriva, et nous trouva moulus et blessés; et ils eurent grand regret de ne s'être pas trouvés là. Cependant nous nous réjouîmes tous ensemble, et nous fîmes des processions pour rendre grâces à Dieu des victoires qu’il nous avait fait obtenir; et nos compagnons nous firent large part de ce qu'ils avaient gagné; de sorte que, grâce à Dieu, nous fûmes tous plus que riches.

CHAPITRE CCXXVIII

Comment le Turc Isaac Méleck voulut se joindre à notre Compagnie avec quatre-vingts hommes à cheval; et comment notre dite Compagnie fut grossie de dix-huit cents Turcs à cheval.

Pendant que tous ces faits se passaient, les Turcs que nous avions jetés hors de l'Anatolie, furent informés de la mort du césar et de la prise d'En Béranger d'Entença. Ils apprirent les victoires que Dieu nous avait accordées et surent que nous étions peu nombreux; ils retournèrent donc en Anatolie et se soumirent toutes les cités, villes et châteaux des Grecs, et ils les pressurèrent bien autrement que nous ne l'avions fait quand nous y étions allés. Voyez le bien qui résulta des males œuvres de l'empereur, et de leurs trahisons envers nous! On en perdit toute l'Anatolie que nous avions délivrée, et ils eurent en même temps et les Turcs et nous autres qui épuisâmes toute la Romanie; car, sauf les villes de Constantinople, Andrinople, Christopolis et Salonique, il n'y eut cité, ni ville, qui ne fût mise par nous à feu et à sang, aussi bien que tout autre lieu, si ce n'est les forts placés dans les montagnes.

Si bien donc que, de la part des Turcs, nous vint à Gallipoli un chef nommé Isaac Méleck; et il demanda à parlementer et nous dit, que, si cela nous faisait plaisir, il se rendrait dans Gallipoli pour parler avec nous. Je lui envoyai un lin armé, et il vint avec dix cavaliers qui étaient ses parents. Il déclara devant En Rocafort, En Ferrand Ximénès et moi: qu'il était prêt, avec sa suite, et sa femme et ses enfants, à se rendre auprès de nous; qu'il nous ferait serment et hommage d'être avec nous comme frère, lui et toute sa suite, et de nous être en aide contre tous les hommes du monde; qu'ils mettraient entre nos mains leurs femmes et leurs enfants; qu'ils voulaient être en tout et partout à notre commandement comme les plus dévoués de" notre Compagnie, et qu'ils nous remettraient la cinquième partie de leur butin. Sur cela nous nous mîmes en accord et conseil avec toute notre Compagnie; et tous tinrent pour bon que nous les accueillissions. Nous accueillîmes donc cet Isaac Méleck, qui se réunit à nous avec huit cents hommes à cheval et deux mille hommes de pied. Et si jamais gens furent soumis à leurs seigneurs, ce fut bien ces hommes-là envers nous. Et si jamais hommes furent loyaux et vrais, ce furent bien ceux-là de tout temps envers nous. Et ils furent aussi fort bons hommes d'armes et en tout autre fait. Ils restèrent donc avec nous comme des frères, et toujours réunis en corps séparé ils se tinrent près de nous.[13]

Après qu'ils se furent réunis à nous, il ne, resta plus à l'empereur que mille hommes à cheval de troupes turques, qui étaient soldés par lui; ils étaient ordinairement au nombre de quatre mille à cheval; mais à la première bataille nous lui en avions tué bien trois mille, et ainsi il ne lui restait plus que ces mille qui à leur tour vinrent se mettre en notre pouvoir avec leurs femmes et leurs enfants, comme avaient fait les autres Turcs; et ceux-ci furent en tous temps comme les autres, bons, loyaux et dociles. De manière que nous accrûmes notre nombre de dix-huit cents Turcs à cheval, et que nous tuâmes ou enlevâmes à l'empereur tous les stipendiés qu'il avait. Ainsi nous dominâmes tout le pays et chevauchâmes partout l'empire à notre fantaisie. Et quand les Turcs et Turcopules allaient en chevauchées, ceux des nôtres qui le souhaitaient allaient avec eux; et ils traitaient les nôtres avec beaucoup d'honneurs, et ils faisaient en sorte qu'ils revinssent toujours avec deux fois autant de butin qu'ils n'en avaient eux-mêmes. Enfin il n'advint jamais qu'entre eux et nous il y eût aucune altercation.

CHAPITRE CCXXIX

Comment le seigneur roi En Alphonse d'Aragon fit sortit En Béranger d'Entença de sa prison; comment celui-ci alla vers le pape et vers le roi de France pour leur demander aide; et comment, aide lui étant refusée, il passa à Gallipoli; et du différend qui s'éleva entre lui et En Rocafort.

Je vais cesser quelques instants à présent de vous parler de nous, et je vais vous entretenir d'En Béranger d'Entença, que les Génois avaient emmené à Gênes. A la fin, le seigneur roi d'Aragon le tira de sa prison; et quand ce riche homme fut en liberté, il alla trouver le pape et le roi de France, afin de négocier pour que la Compagnie obtînt secours d'eux. Et il aurait eu beau se donner de la peine, je ne pense pas que le pape et la maison de France eussent jamais pu désirer que tous les infidèles du monde fussent conquis par le bras des hommes du seigneur roi d'Aragon. Aussi, sur ces demandes de secours, l'un et l'autre répondirent-ils non, de la même manière que, quand le roi d'Aragon était à Alcoyll, le pape leur avait donné aussi un non. Vous pouvez vous imaginer s'ils eussent pu vouloir que la maison d'Aragon allât toujours en avant, et par leur propre secours! Ainsi donc ce riche homme, voyant qu'il ne pouvait obtenir de secours ni du pape ni du roi de France, retourna en Catalogne, et engagea et vendit une grande partie de ses terres; puis nolisa un navire d'En P. Saolivela de Barcelone, y mit, entre hommes de parage et autres, mais tous gens de cœur, bien cinq cents hommes, et s'en alla en Romanie. Quand il fut arrivé à Gallipoli, je le reçus fort honorablement, en homme que je devais regarder comme chef et supérieur; mais En Rocafort ne voulut point, lui, le reconnaître pour chef et supérieur, et il prétendit que c'était lui-même qui était chef et devait être chef; et le débat fut grand entre eux. Et moi, ainsi que les douze chefs du conseil de l'ost, nous les raccommodâmes de manière qu'ils fussent entre eux comme frères, et que, toutes les fois par exemple qu'En Béranger d'Entença voudrait faire une chevauchée se parée, le suivrait qui voudrait; et de même pour

En Rocafort; et de même aussi pour En Ferrand Ximénès. Mais En Rocafort, en homme plein d'expérience, s'attacha tellement les almogavares que tous lui faisaient comme une garde; et il en avait fait de même avec les Turcs et Turcopules, par la raison qu'ils étaient venus se joindre à nous au moment où En Rocafort était le chef et le plus fameux de notre ost, de sorte que, de là en avant, ils ne connurent aucun seigneur en opposition à lui.

Pour traiter de cette paix et concorde entre eux, j'essuyai beaucoup de peines, de soucis et de périls, car il me fallait aller sans cesse des uns aux autres; et pour cela j'avais à passer devant des forteresses ennemies qui nous faisaient frontière. Que vous dirai-je? En Rocafort, avec les Turcs et une grande partie de l'Almogavarerie, alla mettre le siège devant la cité d'Aine, qui est bien à soixante milles de Gallipoli; et En Béranger d'Entença alla assiéger un château nommé Mégarix, placé à égale distance entre Gallipoli et le lieu dont En Rocafort avait formé le siège; et En Ferrand Ximénès resta avec En Béranger d'Entença, ainsi que tous les Aragonais qui se trouvaient dans l'ost et une partie des hommes de mer catalans; et chacun d'eux tenait son siège à part; tous avaient leurs trébuchets pour battre les lieux qu'ils tenaient assiégés.[14]

CHAPITRE CCXXX

Comme le très haut seigneur infant En Ferrand de Majorque vint en Romanie, à Gallipoli, où était la Compagnie, avec certains accords au nom du seigneur roi Frédéric de Sicile; comment il fut reçu, et comment on lui prêta serment comme chef et seigneur, excepté En Rocafort et ceux de sa compagnie, qui voulaient être commandés par En Rocafort et non par le seigneur roi de Sicile.

Les choses étant ainsi, voici qu'arrive en Romanie le seigneur infant En Ferrand, fils du seigneur roi de Majorque, avec quatre galères;[15] et il venait de la part du seigneur roi Frédéric de Sicile, qui l'envoyait avec cet arrangement convenu entre eux, savoir: que le seigneur infant ne pourrait prendre la seigneurie de la Compagnie ni d'aucunes cités, villes, châteaux ou autres lieux, qu'au nom du seigneur roi de Sicile; que de plus il ne pourrait se marier en Romanie sans la connaissance et l'aveu du seigneur roi de Sicile. Et des lettres explicatives de cet arrangement furent expédiées par le roi de Sicile à En Rocafort, et d'autres semblables à moi;[16] et de toute l'ost il n'y eut nul autre qui le sut.

Ainsi le seigneur infant vint à Gallipoli, et apporta un diplôme écrit, adressé à En Béranger d'Entença, à En Ferrand Ximénès, à En Rocafort et à moi, de la part du seigneur roi de Sicile, pour que nous reçussions le seigneur infant Ferrand pour chef et seigneur, comme si c'était lui-même. Un tel diplôme fut également transmis au corps entier de la Compagnie. Je reconnus donc et fis reconnaître, par tous ceux qui étaient à Gallipoli, ledit seigneur infant comme chef supérieur au nom dudit seigneur roi de Sicile, et je lui livrai mon hôtel en entier; et j'achetai pour lui cinquante chevaux et des attelages autant qu'il en eut besoin, et des mules et mulets pour chevaucher selon ses besoins; et tout ce qui était nécessaire pour se mettre en route, je le lui donnai, ainsi que tous autres harnais indispensables en voyage à un tel seigneur. J'envoyai aussitôt deux hommes à cheval à En Béranger d'Entença qui faisait le siège de Mégarix, à trente milles de Gallipoli, et deux autres à En Rocafort, à la cité d'Aine,[17] qu'il tenait aussi assiégée, et qui était située à soixante milles de Gallipoli; et deux autres à En Ferrand Ximénès, qui était à son château de Maditos, à vingt-quatre milles de Gallipoli. Aussitôt En Béranger d'Entença arriva à Gallipoli avec sa compagnie et laissa le siège; et il reconnut, lui et tous ceux qui étaient avec lui, le seigneur infant pour chef et pour seigneur au nom du seigneur roi de Sicile. Et de même vint à Gallipoli En Ferrand Ximénès d'Arénos avec toute sa compagnie, et il reconnut le seigneur infant pour chef et seigneur au nom du seigneur roi de Sicile. Et ainsi, nous autres tous, nous obéîmes aux ordres du seigneur roi de Sicile, et reconnûmes ledit seigneur infant pour chef, commandant et seigneur. Et nous eûmes tous grande joie et grande satisfaction de son arrivée, et regardâmes notre cause comme gagnée, puisque Dieu nous avait envoyé ledit seigneur infant, qui était de la droite lignée d'Aragon, étant fils du seigneur roi de Majorque, et de sa personne l'un des quatre chevaliers du monde les meilleurs, les plus expérimentés et les plus disposés à maintenir droite justice. Et par maintes raisons un tel seigneur nous arrivait fort à propos. Et quand nous eûmes prêté tous serment audit seigneur infant, nous reçûmes un message d'En Rocafort qui nous faisait dire: qu'il ne pouvait abandonner le siège auquel il était occupé, mais qu'il suppliait ledit seigneur infant de vouloir bien se rendre en ce lieu, car toute sa compagnie avait grande joie de son arrivée. Le seigneur infant prit conseil là-dessus, et tous nous lui conseillâmes d'y aller, et lui promîmes de l'y suivre, à l'exception d'En Béranger d'Entença et d'En Ferrand Ximénès qui resteraient à Gallipoli, parce que l'un et l'autre étaient mal avec En Rocafort; mais en assurant qu'aussitôt que le seigneur infant aurait eu son entrevue avec En Rocafort et sa compagnie, ils iraient le joindre.

Ainsi donc ledit seigneur infant, avec moi et toute la Compagnie qui était à Gallipoli, sauf un très petit nombre qui restèrent avec ces deux riches hommes, nous allâmes là où était En Rocafort, c'est-à-dire là où il tenait le siège. Et quand ceux-ci surent que le seigneur infant venait, ils le reçurent avec de grands honneurs, et en eurent grande joie et satisfaction.

Lorsqu'il eut demeuré deux jours avec eux en grands festoiements, il remit à la Compagnie les diplômes dont il était porteur. En Rocafort, qui seul savait l'accord qui existait entre le seigneur roi de Sicile et le seigneur infant, pensa bien que, ce seigneur étant issu de si haut lignage et étant si loyal et si franc de cœur, il ne voudrait pour rien au monde manquer à l'accord qu'il avait fait avec le roi de Sicile. Il songea donc à son avantage et non à celui de la Compagnie en général; et il se dit à lui-même: « Si ce seigneur reste ici pour chef et seigneur, tu es perdu; car voici qu'En Béranger d'Entença et En Ferrand Ximénès l'ont reçu avant toi; et l'un et l'autre sont nobles; et toujours, et dans les conseils comme en toutes autres affaires, l'infant les honorera plus qu'il ne fera de toi; et ils te veulent mal de mort, et ils te pourchasseront tout le dommage qu'ils pourront de sa part. Et aujourd'hui tu es chef et seigneur de cette ost, et tu as sous toi la majeure partie des Francs, soit à cheval, soit à pied, parmi ceux qui se trouvent en Romanie; d'un autre côté tu as les Turcs et Turcopules, qui ne reconnaissent autre seigneur que toi. Et étant seigneur comme tu l'es, comment pourrais-tu te mettre en situation de revenir à n'être plus rien? Il est donc nécessaire que tu trouves voie pour empêcher que ce seigneur ne reste ici. Mais en cela il te faudra agir avec grande habileté; car tous ici ont grande joie de son arrivée, et tous le veulent pour chef et commandant. Or donc, que feras-tu? Tu n'as qu'une voie à prendre; c'est de faire en sorte, sous l'apparence de tout bien, qu'il ne demeure point ici. »

Et vous allez entendre quelle tournure il prit; et je ne crois pas que jamais il y ait eu personne qui prît aussi secrètement une résolution qu'il le fit. Le seigneur infant, en homme qui avait en lui toute confiance, lui raconta tout son fait et lui dit de réunir le conseil général, attendu qu'il voulait communiquer à la Compagnie les diplômes qu'il apportait de la part du seigneur roi de Sicile. Quant à ceux qui étaient adressés à En Rocafort, il les lui avait déjà remis. En Rocafort lui répondit que le lendemain même il réunirait le conseil général.

Dans l'intervalle, En Rocafort réunit séparément près de lui tous les chefs des compagnies, tant de cheval que de pied, et leur dit: « Prud'hommes, le seigneur infant veut que demain nous assemblions le conseil, parce qu'il désire vous remettre les chartes qu'il vous apporte de la part du seigneur roi de Sicile, et il veut vous dire de sa propre bouche pourquoi il est venu ici. Imposez-vous par bienséance à vous-mêmes et imposez à vos compagnies de bien l'écouter. Et quand il aura cessé de parler, que personne ne lui réponde, mais moi je lui répondrai en votre nom: que vous avez bien entendu les chartes et ses bonnes paroles, et qu'il peut retourner à son logement, et que nous autres nous aurons conseil sur ce qu'il a déclaré devant nous. "

Le seigneur infant alla donc au conseil, et tous s'y trouvèrent; et il remit ses diplômes, et il dit de bonnes et sages paroles à la Compagnie, Et ils lui répondirent ce qu'En Rocafort leur avait ordonné, c'est-à-dire qu'ils allaient se mettre d'accord. Le seigneur infant se retira, et le conseil resta en place.

Que vous dirai-je? En Rocafort leur dit: Barons, cette affaire ne peut être traitée par tous; faisons choix de cinquante prud'hommes qui conviendront de la réponse à faire; et, après qu'ils seront tombés d'accord, ils vous la communiqueront à tous, pour savoir si elle vous semble bonne; si vous la trouvez telle ils la feront, et s'il faut la modifier on le fera. » Tous approuvèrent ce qu'En Rocafort avait dit; et avant de se séparer ils élurent leurs cinquante; et, quand ces cinquante furent élus, ils se jurèrent le secret. Après quoi En Rocafort leur dit: « Barons, Dieu nous a témoigné un grand amour en nous envoyant un tel seigneur. Et le monde n'avait rien qui tant pût nous valoir, car celui-ci est de la droite lignée de la maison d'Aragon, et c'est un des meilleurs chevaliers qui soient au monde et qui aiment le plus justice et vérité; je suis donc d'avis que nous le reconnaissions en tout et pour tout comme seigneur. Il nous a dit de le recevoir au nom du seigneur roi de Sicile; gardons-nous en bien, car mieux nous vaut que celui-ci soit notre seigneur que non pas le seigneur roi de Sicile; car n'ayant ni terre ni royaume, il sera toujours avec nous et nous avec lui. Quant au roi de Sicile, vous savez déjà quel guerdon il nous a rendu des services que nous lui avons faits, et nous et nos pères; lorsqu'il eut obtenu la paix, il nous jeta hors de Sicile avec un quintal de pain par homme. Et c'est là ce que nous devons tous avoir présent à la mémoire, et ce qui doit nous faire répondre tout clairement au seigneur infant: que pour rien au monde nous ne le recevrons au nom du roi Frédéric, mais que nous sommes prêts à le recevoir en son propre nom, comme étant le petit-fils de notre seigneur naturel,[18] et que nous nous en tenons pour fort honorés, et que nous sommes tout prêts à lui faire foi et hommage. Il nous en saura grand gré, et nous lui aurons rendu ce que nous lui devons. Nous donnerons ainsi à connaître au roi de Sicile, que nous n'avons point oublié sa conduite envers nous aussitôt qu'il eut obtenu la paix. » Pour fin décompte, tous répondirent qu'il avait bien dit; mais nul d'entre eux, excepté En Rocafort, ne savait les conventions qui existaient entre le seigneur roi Frédéric et le seigneur infant. Pour lui, il n'ignorait pas qu'elles étaient si fortes entre eux que, sous aucun prétexte, l'infant dans son voyage ne pouvait recevoir en son propre nom seigneurie de cité, ville ou château, ni seigneurie de rien en un mot. Et si la Compagnie l'eût su, elle ne l'eût certainement pas laissé partir, et l'aurait au contraire bien volontiers reçu au nom du seigneur roi de Sicile. Mais En Rocafort leur disait: « Barons, s'il vous dit non, et que pour rien au monde il n'acceptera votre seigneurie en son nom, ne vous en inquiétez pas; bien certainement à la fin il la prendra pour lui. »

Que vous dirai-je? Tout ainsi que les cinquante en étaient convenus entre eux, ils soumirent leur avis à toute la communauté réunie en conseil, et racontèrent au long tout ce qui vient de se dire; mais ce ne fut pas En Rocafort qui prit la parole; ce furent deux des cinquante, désignés à cet effet, qui parlèrent au nom de tous; et la Compagnie s'écria: « Bien dit î bien dit! » La réponse fut donc ainsi faite au seigneur infant. Et lorsque le seigneur infant l'eut reçue, il lui sembla d'abord que c'était seulement pour lui faire honneur qu'ils s'étaient exprimés ainsi.

Que vous dirai-je? Ils le tinrent pendant quinze jours en pourparlers sur ce sujet. Et quand le seigneur infant vit qu'ils tenaient bon dans leur première intention, il leur répondit: qu'ils eussent à regarder comme bien certain que, si ce n'était pas au nom du seigneur roi de Sicile qu'ils consentaient à le recevoir, il s'en retournerait en Sicile. Après cette réponse faite, le seigneur infant voulut prendre congé; mais En Rocafort et toute sa compagnie le prièrent de ne point se séparer d'eux jusqu'à ce qu'ils fussent au royaume de Salonique, lui disant que jusque-là ils le regarderaient comme leur seigneur, et que, pendant ce temps, il pourrait prendre ses arrangements, et qu'eux pourraient en faire autant, et que, sous le bon plaisir de Dieu, il ramènerait entre eux tous la concorde. Et alors on lui fit part de la désunion qui existait entre En Rocafort, En Béranger d'Entença et En Ferrand Ximénès, et on le pria de vouloir bien y porter remède; et il répondit qu'il le ferait avec plaisir.

CHAPITRE CCXXXI

Comment ledit seigneur infant et la Compagnie partirent du royaume de Macédoine, abandonnèrent Gallipoli et le château de Maditos, y mirent le feu et s'en allèrent au royaume de Salonique, pour guerroyer.

Il est vrai que nous avions séjourné au cap de Gallipoli et dans cette contrée pendant sept ans, depuis la mort du césar. Nous y avions vécu pendant cinq ans à bouche-que-veux-tu, et en même temps nous avions dévasté toute la contrée, à dix journées à la ronde, et nous avions détruit tous les habitants, si bien qu'on ne pouvait plus rien y recueillir. Il nous fallait donc forcément abandonner ce pays-là; et cela était une chose convenue par En Rocafort et ceux qui étaient avec lui, tant chrétiens que Turcs et Turcopules. Tel était aussi l'avis d'En Béranger d'Entença, d'En Ferrand Ximénès et de tous les leurs, aussi bien que le mien et celui des hommes qui étaient avec moi à Gallipoli; mais nous n'osions bouger, de crainte que de nouvelles rixes ne vinssent nous mettre aux prises les uns avec les autres, con me nous avions en effet toute raison de le craindre. Ainsi donc le seigneur infant parla à chacun en particulier, et il fut convenu: que tous ensemble nous abandonnerions ce pays, et que moi, sur les vingt-quatre lins que nous avions (parmi lesquels se trouvaient quatre galères, et les autres étaient des lins armés), j'embarquerais tous les hommes de mer, toutes les femmes et tous les enfants, et que je m'en irais avec eux tous par mer jusqu'à la ville de Christopolis, qui est à l'entrée du royaume de Salonique, et qu'avant de partir je démolirais et incendierais le château de Gallipoli, le château de Maditos et tous les lieux dont nous étions les maîtres. Ainsi je pris congé d'eux et m'en vins à Gallipoli; j'exécutai les ordres que j'avais reçus, et avec trente-six voiles, entre galères, lins armés, barques armées et barques de rivière, je sortis de la Bouche-d'Avie et fis route vers Christopolis.

CHAPITRE CCXXXII

Comment la Compagnie se mit en marche pour aller au royaume de Salonique, et comment, étant à deux journées de Christopolis, une querelle s'éleva parmi ceux de la Compagnie, où Béranger d'Entença fut tué par les gens de la compagnie d'En Rocafort.

Lorsque l'infant et toute la Compagnie eurent reçu la nouvelle que j'avais brûlé et démantelé toutes les places et châteaux et que j'étais sorti sans accident de la Bouche-d'Avie, ils donnèrent de leur côté l'ordre du départ. Et les dispositions prises par le seigneur infant furent telles: En Rocafort et ceux qui étaient avec lui, ainsi que les Turcs et Turcopules, devaient devancer d'un jour le reste de l'ost, de sorte que, là où ils coucheraient une nuit, le lendemain le seigneur infant, avec En Béranger d'Entença et En Ferrand Ximénès, et toute leurs compagnies, y coucheraient; de telle sorte que toujours ils étaient à une journée de distance les uns des autres. Et ils marchèrent ainsi à petites journées et en fort bon ordre. Et lorsqu'ils furent à deux journées de Christopolis le diable, qui ne fait jamais que du mal, arrangea tellement les choses que l'ost d'En Béranger d'Entença se leva de fort grand matin, à cause der extrême chaleur qu'il faisait. Et précisément ce jour-là les gens d'En Rocafort ne s'étaient levée qu'au grand jour, par la raison qu'ils avaient lassé la nuit dans une plaine tonte parsemée de jardins dans lesquels abondaient tous les excellents fruits qui mûrissent à cette saison de l'année, et toute arrosée de belles eaux, et aussi fort bien fournie de bons vins qu'ils allaient chercher dans toutes les maisons.

Or donc, trouvant leur gîte excellent, ils avaient retardé le plus possible leur départ. Les autres avaient eu une chance toute contraire, ce qui les avait fait lever de très grand malin; de sorte que l'avant-garde de l'ost du seigneur infant atteignit l'arrière-garde de l'ost d'En Rocafort. Et dès que ceux d'En Rocafort les aperçurent, une voix du diable s'éleva parmi eux, qui cria: « Aux armes! Aux armes! Voici la compagnie d'En Béranger d'Entença et d'En Ferrand Ximénès qui vient pour nous tuer. » Ce cri passa de file en file jusqu'à l'avant-garde. En Rocafort fit barder les chevaux et tous se tinrent appareillés, Turcs et Turcopules. Que vous dirai-je? Le bruit en vint au seigneur infant, à En Béranger d'Entença et à En Ferrand Ximénès. Aussitôt En Béranger d'Entença sauta sur son cheval, vêtu de sa robe et sans aucune armure qu'une épée à la ceinture et un épieu de chasse en main, et ne pensant qu'à contenir et corriger les siens et à les faire revenir en arrière. Et il allait les contenant comme il pouvait, car il ignorait la cause de ce tumulte; et il les contenait en riche homme expérimenté et en bon chevalier. Et voilà qu'arrive sur un cheval bardé de tout point En Gilbert de Rocafort, frère plus jeune d'En Béranger de Rocafort, puis En Dalmas Saint-Martin, leur oncle, aussi sur son cheval tout bardé; et de front ils s'avancent sur En Béranger d'Entença qui était à contenir ses gens, et eux croyaient qu'il les excitât. Et tous deux de front arrivent sur lui; et En Béranger d'Entença s'écrie: « Qu'est-ce que cela? » Et tous les deux le frappent à la fois, et le trouvant désarmé, lui passent leur lance de part en part au travers du corps, et si bien qu'ils le tuèrent. Et ce fut grand dommage et grand malheur qu'ils le tuassent ainsi au moment où il faisait bien. Et dès qu'ils l'eurent tué, ils allèrent à la recherche des autres et particulièrement d'En Ferrand Ximénès.

En Ferrand Ximénès, en brave et expérimenté chevalier, était aussi sorti à ce bruit tout dépouillé d'armures, et il était monté à cheval, et il s'en allait cherchant à les contenir. Mais lorsqu'il vit que les gens d'En Rocafort avaient tué En Béranger d'Entença, sachant aussi qu'avec eux se trouvaient les Turcs et Turcopules qui faisaient tout ce qu'on leur commandait, et qu'il vit qu'on tuait tout, il se réfugia avec trente hommes à cheval en un château qui appartenait à l'empereur. Voyez à quel péril il s'exposait en allant, ainsi forcé, se mettre au pouvoir de ses ennemis! Ceux-ci, qui étaient témoins de cette rixe le reçurent volontiers. Que vous dirai-je? Ils allèrent ainsi férant et tuant, jusqu'au lieu où se trouvaient la bannière du seigneur infant et sa compagnie. Et le seigneur infant s'en vint tout armé sur son cheval et la masse d'armes en main, et s'en alla cherchant aussi à les contenir comme il pouvait. Et dès qu'En Rocafort et sa compagnie le virent, ils se rangèrent autour de lui, afin que nul ne pût lui faire aucun mal, ni Turcs, ni Turcopules.

Que vous dirai-je? Du moment où le seigneur infant fut avec eux le conflit s'arrêta; mais il eut beau s'arrêter, il n'y en avait pas moins cette journée bon nombre des nôtres de tués, c'est-à-dire de la compagnie d'En Béranger d'Entença et d'En Ferrand Ximénès, plus de cent cinquante hommes de cheval et cinq cents de pied.[19] Voyez si ce ne fut pas belle œuvre du diable! Car si ce pays eût été peuplé de gens qui vinssent en bataille à ce moment contre eux, ils auraient tué et ceux-là et ceux même qui restaient.

Lorsque le seigneur infant fut arrivé au lieu où En Béranger d'Entença gisait mort, il descendit de cheval, commença à faire grand deuil et le baisa à plus de dix reprises; et tous ceux de l'armée en firent autant. En Rocafort lui-même s'en montra très affligé et versa des larmes, ainsi que son frère et son oncle qui l'avaient tué. Et lorsque le seigneur infant les accusa de ce meurtre, ils s'excusèrent en disant qu'ils ne l'avaient point reconnu. Ils eurent grand tort, et ce fut un grand péché que le meurtre de ce riche homme et celui de tous les autres. Le seigneur infant fit séjourner l'ost en ce lieu pendant trois jours; et le corps dudit En Béranger d'Entença fut enseveli dans l'église d'un ermitage de Saint-Nicolas qui se trouvait en ce lieu. On lui fit chanter des messes, et il fut placé dans un beau monument auprès de l'autel. Dieu veuille avoir son âme! Car ce fut un vrai martyr, puisque pour empêcher que mal ne se fit, il reçut la mort.

Tout ceci terminé, l'infant apprit qu'En Ferrand Ximénès était en ce château avec ceux qui l'avaient suivi, et qu'après lui, environ soixante-dix autres s'y étaient rendus, de telle sorte qu'il y avait bien certainement dans ce château cent vaillants hommes d'armes de l'ost. L'infant lui envoya dire de revenir auprès de lui; mais En Ferrand Ximénès lui fit dire: qu'il le priait de l'excuser, et qu'il n'était pas en son pouvoir de le faire; car une fois qu'il avait pris refuge dans le château, son devoir était de paraître devant l'empereur avec toute sa compagnie[20]; et le seigneur infant le tint pour excusé, lui et tous ceux qui étaient avec lui. A ce moment les quatre galères du seigneur infant, dont étaient capitaines En Dalmas Serran, chevalier, et En Jacques Des-Palau, de Barcelone, arrivaient au lieu même où se trouvait l'ost. Le seigneur infant me les avait envoyée, avec ordre de m'accompagner; mais elles ne voulurent pas se hasarder à pénétrer dans la Bouche-d'Avie, par crainte des galères des Génois; et ainsi, sans moi, elles se rendirent au lieu ou elles savaient que se trouvait l'ost.

CHAPITRE CCXXXIII

Comment En Rocafort fit persister sa compagnie dans la résolution de ne reconnaître d'aucune manière le seigneur infant En Ferrand, au nom du seigneur roi Frédéric de Sicile, mais seulement en son propre nom, sur quoi le seigneur infant se sépara de la Compagnie et s'en retourna en Sicile, et avec lui moi, En Ramon Muntaner.

Quand le seigneur infant vit ses galères, il en éprouva grande joie. Il pût assembler le conseil général et leur demanda à quoi ils s'étaient accordés, à savoir s'ils voulaient le recevoir comme seigneur au nom du seigneur roi de Sicile, parce que dans ce cas il demeurerait parmi eux, mais que, dans le cas contraire, il ne resterait point. En Rocafort, qui se tenait pour beaucoup plus grand par la mort d'En Béranger d'Entença et l'absence d'En Ferrand Ximénès, fit persister la Compagnie dans la résolution de ne recevoir d'aucune manière le seigneur infant au nom du seigneur roi de Sicile, mais bien en son propre nom. Là-dessus le seigneur infant prit congé d'eux, s'embarqua sur ses galères, et s'en vint dans une île qui a pour nom Tassos, voisine de six milles de ce lieu.[21]

Le hasard fit, que ce même jour, j’arrivai avec toute ma compagnie dans cette île, ne sachant aucunes nouvelles de l'ost. Là je trouvai le seigneur infant, qui eut grand plaisir à me voir. Il me raconta tout ce qui s'était passé, ce dont je fus très mécontent et très affligé, ainsi que tous ceux qui étaient avec moi; et le seigneur infant me requit, au nom du seigneur roi de Sicile et en son nom, de ne point me séparer de lui. Et je lui répondis: que j'étais tout prêt à lui obéir entièrement, comme à celui que je regardais comme mon seigneur; mais je le priai de m'attendre dans l'île de Tassos, jusqu'à ce que, avec tous ceux que j'emmenais avec moi, je me fusse rendu près de la Compagnie; et il me répondit qu'il le trouvait bon. Et aussitôt, avec les trente-six voiles, je m'en allai vers la Compagnie, que je trouvai à une journée de Christopolis. Et lorsque je fus arrivé, avant de prendre terre, je fis donner par En Rocafort des sauf-conduits en règle pour tous hommes, femmes, enfants, en un mot pour tout ce qui appartenait à En Béranger d'Entença ou à sa compagnie, et j'en fis autant pour tout ce qui concernait En Ferrand Ximénès; puis je débarquai. Et tous ceux ou celles qui voulurent aller là où était En Ferrand Ximénès y allèrent; et je les fis accompagner par cent hommes à cheval des Turcs et autant de Turcopules, et cinquante cavaliers chrétiens; et je leur fis prêter des chariots pour porter leurs effets. Ceux qui voulurent rester avec l'ost y restèrent; et ceux qui ne voulurent pas y rester, je leur donnai des barques pour les transporter en sûreté à Nègrepont.

Après avoir donné ordre à tout cela et retenu à cet effet l'ost pendant deux jours dans ce lieu, je fis réunir le conseil général; je leur reprochai avec fermeté tout ce qui s'était passé, et les forçai de rappeler à leur souvenir tout ce qu'ils devaient au riche homme qu'ils avaient tué, aussi bien qu'à En Ferrand Ximénès, qui avait, par amour pour eux, quitté le duc d'Athènes, de qui il était traité avec grand honneur; et en présence de tous je leur rendis le sceau de la communauté dont j'étais le gardien, ainsi que tous les registres, et leur laissai aussi tous les secrétaires de l'ost, et je pris congé d'eux tous. Alors ils me prièrent de ne pas les quitter, et surtout les Turcs et Turcopules, qui vinrent à moi en pleurant et me conjurant de ne pas les abandonner, car ils me regardaient comme un père; et la vérité est qu'ils ne m'appelaient jamais que le Ata, qui en langue turque signifie père. Et je dirai aussi qu'en vérité je leur portais moi-même plus d'affection qu'à aucuns, car c'était sous mon autorité qu'ils avaient été placés à leur entrée, et ils avaient toujours eu plus de confiance en moi qu'en aucun autre de l'ost des chrétiens. Je leur répondis: que pour rien au monde je ne consentirais à rester, ne pouvant faillir dans ma foi au seigneur infant, qui était mon seigneur.

Si bien qu'enfin je pris congé de chacun; et avec un lin armé de soixante-dix rames qui m'appartenait, et deux barques armées, je me séparai d'eux et m'en vins à Tassos, où je trouvai le seigneur infant qui m'attendait.

Et quand je me fus éloigné de l'ost, la Compagnie passa, non sans beaucoup de peine, le pas de Christopolis, et puis par ses journées elle arriva à un cap nommé Cassandria, qui est un promontoire à cent vingt milles de la ville de Salonique.[22] Ils campèrent à l'entrée de ce cap, et de là ils faisaient des incursions jusqu'à la ville de Salonique et par tout le pays, car ils trouvèrent que c'était une contrée toute neuve à exploiter. Ils résolurent donc d'épuiser ce pays comme ils avaient fait des cantons de Gallipoli, de Constantinople et d'Andrinople.

Je cesserai de vous parler ici de la Compagnie, et je veux vous narrer une belle aventure qui m'advint à Gallipoli; car voici le moment venu de la raconter.

CHAPITRE CCXXXIV

Comment Ser Ticino Zaccaria vint à Gallipoli me prier, moi, Ramon Muntaner, de lui donner aide pour aller de compagnie ravager le château et la ville de Phocée, où se trouvaient trois reliques que monseigneur saint Jean laissa sur l'autel quand il se renferma dans le tombeau à Ephèse.

Il est vérité qu'avant que le seigneur infant arrivât à Gallipoli, il s'y présenta un prud'homme génois, nommé Ser Ticino Zaccaria, qui était neveu de messire Benoît Zaccaria.[23] Ml s'en vint avec un lin armé de quatre-vingts rames, armé au complet. Quand il fut à Gallipoli, il demanda sauf-conduit et dit qu'il voulait avoir un entretien avec moi. Je lui donnai sauf-conduit, et il me dit: « Capitaine, vous saurez que j'ai tenu pendant cinq ans le château de Phocée, au nom de mon oncle messin; Benoît Zaccaria. A présent messire Benoît est mort, et son frère à qui il a légué le château et qui est aussi mon oncle, est venu pour prendre possession de Phocée accompagné de quatre galères, et m'a demandé de lui rendre mes comptes. Moi je lui ai rendu mes comptes; mais sur ce compte nous ne nous sommes pas fort bien entendus. Si bien que j'ai appris que maintenant il revient avec quatre autres galères, et qu'il veut s'emparer de ma personne, et placer un autre capitaine à Phocée. Et j'ai reçu une lettre de son fils, qui me dit: que pour rien au monde je ne l'attende, car bien certainement, s'il peut me prendre, il m'emmènera à Gênes. Voilà pourquoi je suis venu auprès de vous, tout prêt, ainsi que tous ceux qui m'ont accompagné, à vous faire foi et hommage, afin d'être admis dans votre compagnie. »

Et moi qui savais que c'était un homme notable, et qui le vis si plein de prévoyance et de courage, je le reçus et lui donnai un logement bon et convenable, et le fis inscrire pour dix chevaux armés sur le registre de l'ost de notre compagnie, car j'avais ce pouvoir sur toute la compagnie; et nul autre que moi ne le possédait. Et quand il fut inscrit dans notre compagnie il m'engagea à faire armer une galère que j'avais au port, ainsi que deux lins, et à lui donner des compagnons, et m'assura qu'il agirait de manière que lui s'emparerait du château de Phocée et que nous nous y gagnerions les plus beaux trésors du monde. Je fis donc aussitôt armer la galère et son lin, puis deux autres lins armés et une barque armée. Ainsi il eut en tout cinq lins, et nous y fîmes monter toute sa compagnie, composée de bien cinquante hommes tous braves et adroits, et j'y mis pour capitaine un mien cousin germain, nommé Jean Muntaner, auquel je donnai pouvoir de tout faire comme je le ferais par moi-même; et dans tout ce qu'il ferait, il devait toujours s'entendre avec ledit Ticino Zaccaria et avec quatre autres prud'hommes catalans que je lui assignai pour conseillers; et ils partirent ainsi de Gallipoli le lendemain de la fête des Rameaux.

Que vous dirai-je? Ledit Ticino Zaccaria fit ainsi: il disposa les choses de manière qu'ils arrivassent au château de Phocée la nuit de la fête de Pâques, et à l'heure des matines, ils dressèrent contre le mur les échelles qu'ils portaient toute préparées; car il savait précisément combien ces murs avaient de hauteur, sans plus ni moins. Que vous dirai-je? avant d'avoir été entendu du château, il avait fait escalader nos hommes par un tel lieu, que trente hommes des siens et cinquante des nôtres étaient arrivés sur la muraille bien armés et bien appareillés. Au moment où ceux-ci étaient déjà parvenus en haut, le jour parut. Lui, pendant ce temps, avec tout le reste de la compagnie, alla frapper à grands coups de haches aux portes. A peine ceux qui étaient dedans eurent-ils entendu le bruit qu'ils coururent aux armes; mais les nôtres brisèrent les portes et massacrèrent tous ceux qui étaient sur les murailles aussi bien que ceux qu'ils trouvèrent dans les tours. Que vous dirai-je? Ils tuèrent bien cent cinquante personnes et firent tous les autres prisonniers, et il y avait bien là-dedans cinq cents combattants. Quand ils se furent emparés du château, ils firent une sortie contre la ville occupée par les Grecs, qui étaient bien au nombre de trois mille personnes et s'occupaient à la fabrique de l'alun, qui se fait dans ce lieu. Ils saccagèrent toute la ville et pillèrent et ravagèrent tout, comme bon leur sembla. Que vous dirai-je? Le butin qu'ils firent fut immense, et dans ce butin se trouvèrent les trois reliques du bienheureux saint Jean l'évangéliste, qu'il avait laissées sur l'autel d'Ephèse, en se renfermant dans le tombeau. Et quand les Turcs s'étaient emparés de ce lieu d'Ephèse, ils en avaient apporté ces trois reliques et les avaient mises en gage à Phocée pour avoir du blé.

Les trois reliques étaient celles-ci: la première un morceau de la vraie croix que monseigneur saint Jean évangéliste enleva, de sa propre main, de la vraie croix et de la place même où Jésus-Christ avait appuyé sa précieuse tête; et ce morceau de la vraie croix était richement enchâssé dans de l'or et entouré de pierres précieuses d'une valeur immense. Vous auriez peine à me croire si je vous racontais toutes les choses précieuses qui l'enchâssaient; et le tout était suspendu à une chaînette d'or que monseigneur saint Jean portait toujours à son cou. L'autre relique était une chemise très précieuse et sans aucune couture, que madame sainte Marie fit de ses mains bénites et qu'elle lui donna; et c'était toujours cette chemise que portait monseigneur saint Jean quand il disait sa messe. La troisième relique était un livre qui s'appelle l’Apocalypse, qui était écrit en lettres d'or de la propre main du bienheureux monseigneur saint Jean; et sur les couvertures il y avait aussi une grande multitude de pierres précieuses.

Et ainsi, entre autres choses, ils gagnèrent ces trois reliques; et ils les gagnèrent parce que Ser Ticino Zaccaria savait d'avance où elles étaient. Et avec un grand butin ils retournèrent à Gallipoli, où ils partagèrent tout ce qu'ils avaient gagné. Nous tirâmes au sort les reliques: la vraie croix m'échut en partage, et à Ser Ticino la chemise et le livre; et le reste fut partagé comme il devait l'être.

Vous voyez comme il nous en prit bien de la compagnie de Ser Ticino Zaccaria.

Depuis, Ser Ticino, au moyen de ce qu'il avait gagné, arma son lin de ses gens et des nôtres, et s'en vint à l'île de Tassos, où était un bon château, et il s'empara de ce château et de la ville, et il le mit en état.

Et ce fut dans ce château que j'arrivai et que je retrouvai le seigneur infant avec quatre galères; et ce fut là qu'il m'attendit quand j'allai vers la Compagnie prendre congé d'elle; et ce fut là aussi que je retournai près du seigneur infant. Et si vous vîtes jamais un brave homme bien accueillir son ami, ce fut ainsi que m'accueillit messire Ticino Zaccaria. Et incontinent il me livra le château et tout ce qu'il renfermait, et nous traita magnifiquement, le seigneur infant et nous tous, pendant les trois jours que nous y demeurâmes; puis il m'offrit et sa personne et le château, et tout ce qu'il possédait. Moi, de mon côte, je lui fis toutes sortes de présents, et lui fis don d'une barque armée de vingt-quatre rames, et lui laissai bien quarante hommes, qui consentirent à rester avec lui à sa solde; et ainsi je le laissai bien fourni et bien équipé. Aussi le proverbe du Catalan est bien vrai qui dit: Oblige et ne regarde pas qui; car, en ce lieu où je ne pensais jamais me trouver, j'éprouvai un grand plaisir, et le seigneur infant par moi, ainsi que toute notre compagnie. Et, s'il en eût été besoin, nous pouvions dans ce château nous mettre tous en sûreté, et même, à l'aide de ce château, pousser en avant des conquêtes.

CHAPITRE CCXXXV

Comment le seigneur infant En Ferrand fit voile vers le port d'Armiro, et brûla et rasa tout ce qu'il y avait, d'où il alla à l'île de Scopelos dans laquelle il attaqua le château et ravagea la ville; et comment il arriva au cap de l'Ile de Nègrepont où il fut pris par les Vénitiens, contre la foi jurée.

Ainsi prîmes-nous congé de Ser Ticino Zaccaria, et nous partîmes de l'île de Tassos avec le seigneur infant. Et le seigneur infant me fit livrer la meilleure galère après la sienne, laquelle avait, nom l'Espagnole; et avec ses quatre galères, mon lin armé et une barque à moi, nous fîmes route pour le port d'Armiro, qui est dans le duché d'Athènes, et où le seigneur infant, avant d'entrer en Romanie, avait laissé quatre hommes pour faire du biscuit. Mais nous n'y trouvâmes ni hommes ni biscuit, car les gens du pays avaient tout détruit. Et s'ils lui avaient tout détruit, nous nous en vengeâmes bien, car nous mîmes tout à feu et à sang. Puis nous partîmes d'Armiro et nous en allâmes à l'île de Scopelos; là nous nous battîmes contre les gens du château, et ravageâmes toute l'île; puis nous allâmes au cap de l'île de Nègrepont. Le seigneur infant dit qu'il voulait passer par la cité de Nègrepont'; et nous tous nous lui dîmes qu'il n'en fît absolument rien. Il est vrai qu'il y avait passé à son entrée en Romanie, et qu'on lui avait fait soûlas et bonne compagnie, et il s'imaginait qu'ils en feraient tout autant à cette heure. Ainsi donc, malgré tout le monde, il décida qu'on passerait par là.

A la male heure nous primes cette route, et nous nous mîmes la corde au cou, de notre pleine science. C'est toujours grand danger de marcher avec fils de roi quand il est jeune; car ils se trouvent de si bon sang qu'ils ne peuvent se persuader que pour rien au monde aucun homme ne doive leur faire de la peine. Et assurément cela devrait être ainsi, si le monde connaissait ses devoirs; mais il les connaît si peu que bien rarement il rend à prince tout ce qu'il lui doit. Et il faut dire aussi que ce sont des seigneurs tels, qu'on n'ose s'opposer à rien de ce qu'ils veulent décider; et c'est ce qui nous advint, et il nous fallut consentir à notre propre destruction.

Nous nous rendîmes donc à la ville de Nègrepont, et là nous trouvâmes qu'il venait d'arriver dix galères et un lin de Vénitiens, armés, dont étaient capitaines Jean Tari et Marc Miyot. Ils allaient au nom de messire Charles de France,[24] pour qui on gardait l'empire de Constantinople, trouver la Compagnie. Il se trouvait là, pour messire Charles, un noble homme français, nommé messire Thibaut de Cepoy.[25]

Le seigneur infant demanda sauf-conduit pour lui et tous ses gens, et les seigneurs de Nègrepont nous le donnèrent, aussi bien que le firent les capitaines des galères, et ils convièrent le seigneur infant. Et lorsqu'il fut à terre, les galères des Vénitiens coururent sur les nôtres, et principalement sur la mienne, parce qu'il était bruit que j'emportais de Romanie tous les trésors du monde. Et en montant à bord ils me tuèrent plus de quarante hommes, et ils m'auraient aussi tué si je me fusse trouvé là; mais je ne m'éloignai point d'un pas du seigneur infant. Et ils pillèrent ma galère et tout ce qui s'y trouvait, ce qui était fort grande affaire. Puis ils arrêtèrent le seigneur infant et dix des gens les plus considérables qui étaient avec lui. Et ayant fait cette trahison, messire Thibaut de Cepoy livra le seigneur infant à messire Jean de Nixia,[26] seigneur de la troisième partie de Nègrepont, pour qu'il le conduisît au duc d'Athènes, afin que celui-ci le gardât aux ordres de messire Charles, et en fit ce qu'il lui manderait. Ainsi ils l'envoyèrent avec huit cavaliers et quatre écuyers à la cité de Thèbes, et il le fit mettre et bien garder dans le château de cette ville qui s'appelle Saint-Omer.[27] Des hommes de Nègrepont donnèrent à entendre à messire Thibaut de Cepoy que, si l'on voulait rien obtenir de la Compagnie, il fallait me renvoyer auprès d'elle; car j'emportais avec moi une bonne partie du trésor des hommes de notre compagnie; qu'ainsi ils feraient deux bonnes choses: premièrement ils feraient plaisir à la Compagnie, et d'un autre côté ils savaient très bien que la Compagnie me mettrait à mort aussitôt, et qu'ainsi il n'y aurait plus personne pour réclamer ce qu'ils m'avaient pris. Ils conseillèrent d'y renvoyer aussi Garcia Gomès Palasin, à qui En Rocafort voulait plus de mal qu'à homme du monde, pensant qu'on ferait ainsi grand plaisir à En Rocafort.

Et ainsi qu'on le leur conseillait ils le firent, car ils renvoyèrent à la Compagnie Garcia Gomès et moi. Aussitôt qu'ils furent arrivés, ils présentèrent Garcia Gomès à En Rocafort, qui en eut grande joie. Rocafort arriva aussitôt sur la poupe de la galère; et dès que Gomès eut été débarqué, sans autre sentence et en présence de tous, En Rocafort lui fit couper la tête. Ce fut assurément là un grand malheur et un grand dommage, car en vérité c'était un des meilleurs chevaliers du monde à tout égard.

CHAPITRE CCXXXVI

Comment la Compagnie fut charmée de me voir de retour, moi Ramon Muntaner; et comment En Rocafort résolut de se rapprocher de messire Charles de France, et, à son grand dam, fit reconnaître par serment, pour capitaine de toute la Compagnie, Thibaut de Cepoy, au nom de messire Charles de France.

Quand tout cela eut été fait, ils me débarquèrent; et aussitôt que ceux de la Compagnie me virent, En Rocafort et tous les autres, ils vinrent me baiser et m'embrasser; et ils pleurèrent tous sur les pertes que j'avais faites. Et les Turcs et Turcopules accoururent tous, et voulurent me baiser les mains et commencèrent à pleurer de joie, pensant que je venais pour rester avec eux. Et aussitôt En Rocafort et eux tous qui m'accompagnaient me conduisirent dans la plus belle maison qui fut là, et me la firent livrer. Dès que je fus établi dans mon logement, les Turcs m'envoyèrent vingt chevaux et mille perpres d'or, et les Turcopules autant. En Rocafort m'envoya un bon cheval, une mule, cent cafises[28] d'avoine, cent quintaux de farine, de la viande salée et des bestiaux de toutes sortes. Enfin il n'y eut ni adalil, ni chef d'almogavares, ni le moindre individu de quelque valeur, qui ne m'envoyât ses présents; de telle sorte que, ce qu'ils m'envoyèrent dans l'espace de trois jours, on pourrait bien estimer que cela valait quatre mille perpres d'or. Si bien que Thibaut de Cepoy et les Vénitiens se trouvèrent fort déçus de m'avoir ramené là.

Tout cela fait, Thibaut de Cepoy et les chefs des galères entrèrent en pourparler sur leurs affaires avec la Compagnie. La première chose que firent les nôtres fut d'exiger que les Vénitiens me fissent satisfaction du dommage qu'ils m'avaient causé, et qu'ils s'engageassent à cela par serment; car la Compagnie leur déclara: que j'avais été leur père et leur gouverneur depuis qu'ils étaient partis de Sicile, et que jamais mal n'avait pu s'élever entre eux tant que j'avais été présent, et que, si j'avais été avec eux, le malheur d'En Béranger d'Entença et des autres ne serait point arrivé. Ce fut là le premier article qu'ils durent promettre et jurer; et ils tinrent mal et peu loyalement leurs serments. Aussi Dieu mit-il à mal tous leurs faits, ainsi que vous l'apprendrez plus tard.

Que vous dirai-je? En Rocafort voyant qu'il s'était aliéné les maisons de Sicile, d'Aragon et de Majorque, ainsi que toute la Catalogne, résolut de se rapprocher de messire Charles; et ainsi il prêta et fit prêter serment par toute la Compagnie à la bannière de messire Charles de France; et ce fut au grand dam d'une partie comme de l'autre. Et dès qu'ils eurent fait serment et hommage à Thibaut de Cepoy au nom de messire Charles, ils jurèrent de reconnaître en qualité de capitaine messire Thibaut de Cepoy, qui d'une main bien douce tint la bride de sa capitainerie, car il voyait bien qu'il ne pouvait en agir autrement.

Que vous dirai-je? Quand messire Thibaut eut été reconnu et juré comme capitaine, il s'imagina que nul autre que lui n'oserait commander; mais En Rocafort n'en faisait pas plus de cas que d'un chien; et il se fit faire un sceau portant un cavalier et une couronne d'or, car il croyait se faire couronner roi de Salonique. Que vous dirai-je? Quand ceci eut été fait, Thibaut fut capitaine du vent de la même manière que l'était son seigneur. Et comme son seigneur avait été roi du chapeau[29] et du vent, quand il accepta la donation du royaume d'Aragon, de même Thibaut fut capitaine du chapeau et du vent.

Lorsque les capitaines des galères eurent vu ces arrangements, ils pensèrent qu'ils avaient terminé ce pour quoi ils étaient venus, puisqu'ils avaient placé Thibaut à la tête de la Compagnie; ils prirent donc congé et voulurent s'en retourner. Toute la Compagnie, ainsi que les Turcs et les Turcopules, et Thibaut lui-même, me prièrent de rester. Moi, je leur répondis que pour rien au monde je n'y consentirais. Et quand ceux de la Compagnie virent qu'ils n'y pouvaient rien faire ni obtenir de moi autre chose, ils firent venir les capitaines des galères et les prièrent chèrement de me bien traiter. Ensuite ils me firent donner une galère où pût aller toute ma suite; mais messire Tari, principal capitaine, voulut que j'allasse sur sa galère. Et messire Thibaut écrivit ses lettres à Nègrepont pour que tout homme, sous peine de punition de corps et de biens, eût à me rendre ce qui était mien. Et moi je fis don de tous mes chevaux, attelages et chariots, à ceux qui avaient été de ma compagnie. Je pris alors congé d'eux tous et m'embarquai à bord de la galère de messire Jean Tari. Et si jamais homme reçut honneurs d'un autre gentilhomme, ce fut bien moi qui les reçus de lui; car il voulut que je couchasse avec lui dans le même lit, et lui et moi nous mangions ensemble à une table séparée

CHAPITRE CCXXXVII

Comment les galères des vénitiens quittèrent la Compagnie, et moi, Ramon Muntaner, avec eux, pour recouvrer ce qu'on m'avait pris; et comment j'allai à la cité de Thèbes pour prendre congé du seigneur infant En Ferrand, et pour obtenir qu'on le traitât avec honneur.

Ainsi vînmes-nous à la cité de Nègrepont, Et quand nous fûmes arrivés dans la ville, les capitaines des galères dirent au bailli des Vénitiens[30] défaire publier, que tout homme qui avait eu quoi que ce soit du mien eût à me le rendre, sous peine de corps et de biens; et messire Jean de Nixia et messire Boniface de Vérone,[31] après avoir vu la lettre de Thibaut de Cepoy, en firent autant. Que vous dirai-je? Ils se montrèrent fort désireux que je me contentasse du vent, mais quant aux effets nous ne pûmes rien en recouvrer. Je priai donc messire Jean Tari de me permettre d'aller à la cité de Thèbes, voir le seigneur infant. Il me répondit que, par amitié pour moi, il m'attendrait quatre jours, ce dont je lui sus bon gré. Je me procurai alors cinq montures et me rendis à la cité de Thèbes, qui est à vingt-quatre milles de Nègrepont, et j'y trouvai le duc d'Athènes malade;[32] et tout malade qu'il était il m'accueillit très bien, et me dit qu'il était bien fâché du dommage que j'avais souffert, et qu'il se mettait à ma disposition pour que je lui indiquasse à quoi il pourrait m'être utile, et qu'il aurait grand plaisir à m'être en aide. Je lui fis beaucoup de remerciements, et lui dis que, le plus grand plaisir qu'il pût me faire, c'était de traiter avec toute sorte d'honneurs le seigneur infant. Il me répondit qu'il s'y sentait tenu par lui-même, et qu'il était bien fâché d'avoir à prêter ses services dans une telle circonstance. Je le priai de vouloir bien me permettre de le voir. Il me répondit que oui, et non seulement le voir, mais rester à ma volonté auprès de lui; et que, par honneur pour moi, tant que je serais avec lui, tout homme pourrait entrer dans sa prison et manger avec lui; et que même, s'il voulait monter achevai, il le pouvait. Il fit aussitôt ouvrir les portes du château de Saint-Omer, où était détenu le seigneur infant, et j'allai le voir. Si ma douleur fut vive quand je le vis au pouvoir d'autrui, ne me le demandez pas; mais lui, par sa grande bonté, me conforta. Que vous dirai-je? Je demeurai deux jours auprès de lui, et le priai de vouloir bien me permettre de m'arranger avec le duc d'Athènes pour qu'il m'autorisât à rester auprès de lui. Il me répondit, qu'il n'était nullement nécessaire que je restasse, mais bien que je me rendisse en Sicile, et qu'il me remettrait une lettre de créance pour le seigneur roi de Sicile, car il ne voulait écrire à nul autre. Il fit aussitôt faire la lettre, et m'expliqua tout son message, et tout ce que je devais dire, et tout ce que je devais faire; il ajouta qu'il savait que nul autre au monde n'était aussi bien que moi instruit de ce qui lui était arrivé en Romanie; et assurément il disait la vérité.

CHAPITRE CCXXXVIII

Comment moi, Ramon Muntaner, je pris congé du seigneur infant En Ferrand pour venir en Sicile; comment les galères des Vénitiens se rencontrèrent avec celles d'En Raimbaud Des-Far; comment ils envoyèrent le seigneur infant au roi Robert; et comment il fut mis hors de sa prison.

Après que j'eus demeuré deux jours à Thèbes, je pris congé de lui avec grandi: douleur; car peu s'en fallut que mon cœur ne s’en brisât. Je lui laissai une partie du peu d'argent que j'avais; et je me dépouillai de quelques habillements que je portais, et les donnai au cuisinier que le duc lui avait fourni, et pris à part ledit cuisinier, et lui dis qu'il se gardât bien de souffrir que rien fût mis dans ses mets qui pût lui faire aucun mal, et que s'il y donnait bonne garde il en recevrait de bonnes récompenses de moi et d'autres. Et je lui fis mettre les mains sur l'Évangile, et jurer en ma présence: qu'il se laisserait plutôt couper la tête que de souffrir qu'il arrivât malheur à l'infant pour avoir mangé d'aucuns mets préparés par lui. Ces précautions prises, je le quittai. J'avais déjà pris congé du seigneur infant et de sa compagnie; j'allai aussi prendre congé du duc, qui avec bonne grâce me fit don de quelques riches et beaux joyaux. Nus partîmes satisfaits de lui, et retournâmes à Nègrepont, où se trouvaient les galères qui n'attendaient plus que moi.

Nous nous embarquâmes aussitôt et partîmes de Nègrepont, et allâmes rafraîchir à l'île de Spetzia, puis à la Cidia,[33] à Malvoisie, à Malée, à Saint Annel,[34] à Porto Quaglio, et puis à Coron; et de Coron nous nous en allâmes à l'île de Sapienza. Cette nuit nous couchâmes dans l'île; et quand le jour parut, nous regardâmes et vîmes venir quatre galères et un lin, du même côté par lequel nous étions venus. Nous cessâmes aussitôt de manœuvrer à l'ouest, et fîmes route à leur rencontre. Et eux qui nous virent venir prirent aussi les armes. Je regardai et vis reluire leurs salades de fer et leurs épieux de chasse, et nous pensâmes alors que c'étaient les galères d'En Raimbaud Des-Far, car nous avions eu langue qu'ils étaient dans ces parages. Je le dis aussitôt à notre capitaine, et les Vénitiens s'armèrent.

Après quelques instants arriva à nous le lin armé d'En Raimbaud Des-Far, avec En P. Ribalta sur la poupe. Je le reconnus aussitôt, et il s'approcha. En me voyant il eut une grande joie; et il monta à moi sur la galère, et me dit que ces galères étaient celles d'En Raimbaud Des-Far. Les capitaines vénitiens me tirèrent à part, et me dirent de les éclairer sur le compte de ce chevalier, si c'était un mauvais homme, et s'il avait jamais fait du mal aux Vénitiens. Je leur répondis, que c'était un homme loyal, et qui pour rien au monde ne ferait du mal à qui que ce soit qui fût ami du roi d'Aragon, et je les priai au contraire de le traiter avec affection et honneur tant qu'il serait avec eux. Alors ils firent désarmer les galères, et me prièrent de lui donner toute garantie de leur part, et de lui dire qu'ils étaient les bienvenus.

Je montai donc sur le lin avec En P. Ribalta, et nous allâmes trouver En Raimbaud Des-Far, qui fit aussitôt débarrasser tous ses gens de leurs armures, et nous revînmes ensemble aux galères. Là, tous les bâtiments se firent le salut réciproque, et tous ensemble nous retournâmes à l'île de Sapienza. Nous mîmes toutes nos échelles à terre; et nos capitaines convièrent En Raimbaud Des-Far et tous les autres chefs. Nous restâmes là toute la journée jusqu'au soir, et le soir nous partîmes tous ensemble et allâmes à Modon,[35] où nous rafraîchîmes toutes les galères et primes de l'eau. Le lendemain nous allâmes à la plage de Matagrifon, où nous prîmes aussi de l'eau, et puis à Glarenza. A Glarenza, les Vénitiens durent s'arrêter, afin de prendre leurs arrangements pour quatre galères qu'ils y devaient laisser en dépôt. Là, je changeai de bord pour passer avec En Raimbaud Des-Far, qui me fit livrer une galère pour moi et ma suite; et messire Jean Tari, capitaine des Vénitiens, me donna deux tonneaux de vin, et une provision suffisante de biscuit et de viande salée et du tout ce qu'il avait pour ses gens, et moi-même je fis acheter à Glarenza tout ce dont j'avais besoin. Je pris ensuite congé d'eux; et En Raimbaud Des-Far et moi nous décidâmes de nouveau d'aller à Corfou; puis nous partîmes de Corfou, traversâmes la mer et allâmes prendre terre au golfe de Tarente, c'est-à-dire à la pointe du cap de Leuca, et puis nous côtoyâmes la Calabre, et vînmes à Messine. Là, En Raimbaud Des-Far désarma, et lui et moi nous allâmes vers le seigneur roi, que nous trouvâmes à Castro Nuovo. Le seigneur roi accueillit fort bien En Raimbaud et lui fit des présents; puis En Raimbaud s'en alla, et je demeurai auprès du seigneur roi. Je lui remis la lettre du seigneur infant et lui rendis compte de mon message. Le seigneur roi fut très fâché de la prise du seigneur infant; et aussitôt il en instruisit par un message le seigneur roi de Majorque et le seigneur roi d'Aragon.

Dans l'intervalle, il parvint un message de messire Charles[36] au duc d'Athènes pour qu'il eût à envoyer le seigneur infant au roi Robert.[37] Le duc d'Athènes envoya donc aussitôt l'infant à Brindes, et de Brindes ils allèrent par terre à Naples et de Naples le seigneur infant fut mis en prison courtoise. Il était gardé, mais chevauchait avec le roi Robert, et mangeait avec lui et avec madame la reine, femme du roi Robert, laquelle était sœur de l'infant. Que vous dirai-je? Pendant plus d'un an le seigneur infant resta prisonnier. Après quoi le seigneur roi son père traita avec le roi de France[38] pour qu'on le lui renvoyât. Et le roi de France et messire Charles expédièrent au roi Charles, qui vivait encore,[39] ainsi qu'au roi Robert,[40] des messagers pour leur dire de le renvoyer au seigneur roi son père. En effet, il fut renvoyé au seigneur roi son père; il prit terre à Collioure; et son père et sa mère, et tout ce qu'il y avait d'habitants dans les états du roi de Majorque, en firent de grandes réjouissances; car tous l'aimaient plus qu'aucun autre enfant du seigneur roi.

Je laisse le seigneur infant se réjouir, sain et sauf, auprès du seigneur roi son père, et je reviens à vous parler de la Compagnie jusqu'à ce que je vous les aie amenés au duché d'Athènes où ils sont aujourd'hui.

CHAPITRE CCXXXIX

Comment En Rocafort fut arrête par la Compagnie et livré à Thibaut de Cepoy, lequel, à l'insu de la Compagnie, l'emmena et le livra au roi Robert, qui le fit mettre en un cachot à Aversa où il mourut de faim.

Quand En Rocafort eut fait faire le sceau, il s'empara tellement de l'ost qu'on y reconnaissait moins Thibaut de Cepoy qu'on n'eût fait un simple sergent; si bien que Thibaut en fut très dolent et se regarda comme bafoué. Et En Rocafort se méconnut si bien, qu'il ne mourait pas un homme dans l'armée qu'il ne s'emparât de tout ce qu'il laissait. D'un autre côté, si quelqu'un avait une belle femme, une belle fille ou une belle maîtresse, il fallait qu'il l'eût; de sorte qu'on ne savait que faire. Si bien qu'enfin tous les chefs des compagnies allèrent secrètement trouver Thibaut de Cepoy, et lui demandèrent quel conseil il avait à leur donner relativement à En Rocafort, car ils ne pouvaient plus le souffrir. Il leur répondit que quant à leur donner aucun conseil, c'est ce qu'il ne ferait pas, attendu qu'il était leur seigneur; que, s'ils voulaient réellement bien faire, ils n'avaient qu'à réfléchir de leur côté, et lui réfléchirait du sien sur ce qu'il y avait à faire. Et Thibaut s'exprimait ainsi, craignant qu'ils ne voulussent le décevoir et le trahir. Thibaut alla donc trouver En Rocafort, le prit à part et lui fit des remontrances; mais lui ne prit point cela en bonne part.

Thibaut avait déjà envoyé son fils à Venise, pour qu'on lui armât six galères, et il les attendait; et à peu de jours de là elles arrivèrent avec son fils, qui les commandait; et quand les galères furent arrivées, il se regarda comme sauvé. Il envoya en secret aux chefs des compagnies pour leur demander ce qu'ils avaient résolu au sujet d'En Rocafort. Ils répondirent: qu'ils étaient d'avis que messire Thibaut fît convoquer le conseil général, et que, quand ils seraient réunis en conseil, ils lui diraient ce qu'ils voulaient, et que là ils l'arrêteraient en personne et le lui livreraient. Ainsi fut-il fait, pour leur malheur; car le lendemain, étant au conseil, ils l'accusèrent d'avoir porté le désordre parmi eux, et sur cette accusation ils l'arrêtèrent et le livrèrent à Thibaut; en quoi ils firent la plus grande faute que jamais gens aient commise, de l'avoir ainsi livré aux mains d'autrui, au lieu d'en tirer vengeance par eux-mêmes, s'ils avaient à cœur de le faire.

Que vous dirai-je? Dès que messire Thibaut tint entre ses mains En Béranger de Rocafort et En Gilbert son frère (car leur oncle ainsi qu'En Dalmau de Saint-Martin étaient morts de maladie depuis peu de temps), les chefs des compagnies coururent au logement et aux caisses d'En Rocafort, et trouvèrent tant de perpres d'or qu'ils eurent treize perpres d'or en partage pour chaque homme. Et enfin ils pillèrent tout ce qu'il avait.

Thibaut, une fois qu'il eut en son pouvoir En Rocafort et son frère,[41] une belle nuit s'embarqua tout secrètement sur ses galères avec toute sa compagnie, et mit à son bord En Rocafort et son frère, et fit force de rames, et laissa là la Compagnie sans prendre congé de personne. Le matin, quand la Compagnie ne vit plus messire Thibaut, et apprit qu'il était parti emmenant avec lui En Rocafort, ils en furent tous fort dolents et se repentirent de ce qu'ils avaient fait; puis une rumeur si violente s'éleva entre eux qu'ils coururent aux armes et percèrent à coups de lance les quatorze chefs des compagnies qui avaient consenti à l'affaire. Puis ils choisirent entre eux deux cavaliers, un adalil et un chef d'almogavares pour les commander jusqu'à ce qu'ils eussent un chef. Et de cette manière leurs quatre élus restèrent chargés de la direction de la Compagnie, d'accord avec le conseil des douze.[42]

Thibaut de Cepoy s'en alla à Naples et livra En Rocafort et son frère au roi Robert, qui leur voulait plus grand mal qu'à homme du monde, à cause de ces châteaux de Calabre qu'il n'avait pas voulu rendre comme l'avaient fait les autres. Et quand le roi Robert les eut en son pouvoir, il les envoya au château d'Aversa, et fit jeter les deux frères dans un cachot, où il les laissa mourir de faim; car du moment où ils y furent nul ne leur donna à boire ni à manger. Vous pouvez voir par là que celui qui mal fait n'éloigne pas pour cela le mal de soi, et que plus est élevé l'homme, plus patient et plus droiturier doit-il être. Mais ne parlons plus d'En Rocafort, son temps est accompli, et revenons à notre Compagnie.

CHAPITRE CCXL

Comment le duc d'Athènes laissa le duché au comte de Brienne, et comment ledit comte, étant défié par le despote d'Arta et par le seigneur de la Vlaquie, et par l'empereur, appela la Compagnie à son secours, et recouvra toute sa terre, et voulut faire périr ladite Compagnie; mais il périt lui-même et les siens.

A ce moment arriva que le duc d'Athènes mourut de maladie; il n'avait ni fils ni fille; et laissa le duché au comte de Brienne, qui était son cousin germain.[43] Pendant son enfance, le comte de Brienne avait été longtemps élevé en Sicile, au château d'Agosta, où il avait été envoyé en otage par son père, lorsqu'il avait été pris; et il avait ensuite été mis à rançon; voilà pourquoi il se faisait aimer des Catalans, et comment il parlait la langue catalane. Lorsqu'il fut parvenu au duché, le despote d'Arta le défia, ainsi que l'Ange, seigneur de la Valachie, et l'empereur lui-même, de manière que chacun d'eux lui donnait fort à faire.[44] Il envoya donc ses messagers à la Compagnie, promettant, si elle venait à son aide, de lui payer la solde de six mois, et de leur continuer ensuite la même solde, c'est-à-dire quatre onces par mois pour chaque homme de cheval bardé, deux par cheval armé à la légère, et une once par homme de pied; et de cela ils en firent un traité, et les chartes en furent jurées de part et d'autre. Là-dessus la Compagnie partit de Cassandria et se rendit en Morée, après avoir souffert de grands maux en traversant la Valachie, qui est le plus redoutable pays du monde.[45]

Lorsqu'ils furent au duché d'Athènes, le comte de Brienne les accueillit fort bien et leur donna aussitôt la solde de deux mois; et ils commencèrent à combattre les ennemis du comte, si bien qu'en peu de temps ils en eurent nettoyé toute la frontière. Que vous dirai-je? Chacun rechercha avec grande joie à faire paix avec le comte, et le comte recouvra plus de trente châteaux qu'on lui avait enlevés, et il traita honorablement avec l'empereur, avec Ange et avec le despotat. Ceci fut fait dans l'intervalle de six mois, et il n'avait compté que la solde de deux mois. Et quand il vit qu'il avait la paix avec tous ses voisins, il conçut un mauvais dessein: c'est à savoir qu'il chercha comment il pourrait faire périr la Compagnie.[46] Il choisit jusqu'à deux cents hommes à cheval, des meilleurs de l'armée, et environ trois cents hommes de pied; et ceux-là il les mit de sa maison, leur donna franchement et quittement des terres et possessions, et quand il crut se les être bien assurés, il ordonna aux autres de s'éloigner de son duché. Ceux-ci lui répondirent qu'il eût à leur donner leur solde pour le temps pendant lequel ils l'avaient servi; et il leur répondit qu'il leur donnerait un gibet. Et en attendant il avait fait venir, soit de la terre du roi Robert, soit de la principauté de Morée, soit de tous les pays environnants, bien sept cents cavaliers français. Quand il les eut tous réunis, il rassembla également vingt-quatre mille Grecs, hommes de pied de son duché; et alors en bataille rangée il marcha sur la Compagnie. Mais ceux-ci, qui le surent, sortirent avec leurs femmes et leurs enfants, et se rangèrent dans une belle plaine près de Thèbes. Et dans ce lieu se trouvait un marais, et de ce marais la Compagnie se fit comme un bouclier.

Mais quand les deux cents hommes à cheval catalans et les trois cents hommes de pied virent que tout cela était sérieux, ils allèrent tous ensemble trouver le comte, et lui dirent: « Seigneur, ici sont nos frères, et nous voyons que vous voulez les détruire à tort et à grand péché; c'est pourquoi nous vous déclarons que nous voulons aller mourir avec eux. Et ainsi, nous vous défions, et nous nous dégageons envers vous. " Et le comte leur dit qu'ils s'en allassent à la male heure, et que cela était bon qu'ils mourussent avec les autres. Et alors tous réunis allèrent se confondre avec le reste de la Compagnie, et ils se disposèrent tous au combat. Les Turcs et les Turcopules allèrent se réunir en un lieu voisin, ne voulant point se mêler avec la Compagnie, s'imaginant que cela ne se faisait que par un accord des uns avec les autres et pour les détruire; et ainsi tous voulurent se tenir ainsi agglomérés, pour voir ce qui allait se passer.

Que vous dirai-je? le comte, en belle bataille rangée, avec deux cents chevaliers français, tous aux éperons d'or[47] et avec beaucoup d'autres cavaliers du pays et avec les gens de pied, marcha sur la Compagnie. Lui-même se plaça à l'avant-garde avec sa bannière, brocha des éperons, et alla férir sur la Compagnie, et la Compagnie férit aussi sur lui. Que vous dirai-je? Les chevaux du comte, au bruit que firent les almogavares, s'enfuirent du côté du marais, et là le comte tomba avec sa bannière. Tous ceux qui formaient l'avant-garde arrivèrent alors. Les Turcs et Turcopules voyant que l'affaire était fort sérieuse, brochèrent à l'instant des éperons, et allèrent férir sur eux, et la bataille fut terrible. Mais Dieu, qui en tout temps aide au bon droit, aida si bien la Compagnie que de tous les sept cents chevaliers il n'en échappa que deux. Tous les autres périrent, ainsi que le comte et les autres barons de la principauté de la Morée, qui tous étaient accourus pour anéantir la Compagnie. De ces deux, l'un fut messire Boniface de Vérone, seigneur de la tierce partie de Nègrepont, qui était fort prud'homme et loyal, et avait toujours aimé la Compagnie; aussi dès que les nôtres le reconnurent ils le sauvèrent. L'autre fut messire Roger Des-Laur, qui était un chevalier de Roussillon, envoyé plusieurs fois en message auprès de la Compagnie. Et la périrent aussi tout ce qu'il y avait d'hommes de cheval du pays; et des gens de pied il en mourut plus de vingt mille. La Compagnie s'empara du champ, et gagna avec cette bataille tout le duché d'Athènes.

Après la prise du champ, ils prièrent messire Boniface d'être leur chef, mais il refusa absolument; ils nommèrent alors pour leur chef messire Roger Des-Laur, et ils lui donnèrent pour femme la veuve du seigneur de La Sola, avec le château de La Sola.[48] Alors ils se distribuèrent entre eux la ville de Thèbes, ainsi que toutes les villes et châteaux du duché, et donnèrent les femmes en mariage à ceux de la Compagnie; et à chacun, selon qu'il était homme notable, ils lui donnaient si noble dame qu'il n'aurait pas dédaigné de lui présenter l'eau à laver les mains. De cette manière ils assurèrent leur position, et arrangèrent si bien leur nouvelle existence que, s'ils veulent continuer à se conduire avec sagesse, eux et les leurs y recueilleront honneur à jamais.


 

[1] Macip, concierge, portier ou huissier des châteaux loyaux. Ils portaient une masse aux armes royales.

[2] pachymère raconte ainsi cette bataille: « La généreuse ardeur de l'empereur Michel ne lui donnait pas de repos jusqu'à ce qu'il eût effacé la honte de la dernière défaite et qu'il se fût vengé des maux que les Catalans, ces peuples altérés de sang, avaient fait souffrir à ses sujets. Renonçant donc à tout autre soin, il assembla son armée, et étant parti d'Andrinople il s'approcha du fort d'Apros, à dessein de donner bataille à la pointe du jour suivant. Il rangea son armée proche d'un lieu nommé Himéri. Il mit les Alains et les Turcopules à l'avant-garde, sous la conduite de Boesilas; il mit derrière les Macédoniens, commandés par le grand primicier, et ensuite des troupes venues d'Orient et commandées par Théodore, son oncle; il plaça à l'arrière-garde les Vlaques et les volontaires que le grand hétériarque commandait. Il avait à ses côtes Constantin, despote, son frère, et Sennachérim l'Ange, échanson; ce dernier n'avait voulu se charger de la conduite d'aucun corps, pour ne veiller qu'à la défense de l'empereur. L'armée grecque était composée de cinq légions, celle des ennemis l'était de quatre, dont il y en avait une de Turcs que les Catalans avaient appelés à leur secours. Les Alains et les Turcopules commencèrent le combat et fondirent les premiers sur les Catalans, qui demeurèrent aussi fermes que des tours; puis les Alains se détournèrent comme s'ils eussent voulu lâcher le pied par le désespoir de remporter la victoire. Quelques-uns se doutent que, n'ayant pas été payés, ils avaient résolu de ne pas courir le hasard de la bataille; d'autres assurent que Tuctais les avait rappelés et qu'il avait écrit à l'empereur pour le supplier de les lui renvoyer; enfin ils se retirèrent lâchement et leur retraite abattit le courage des autres. Le jeune empereur, qui voyait, de l'arrière-garde où il était, la fuite des Alains, et qui appréhendait qu'elle ne fût suivie de la déroute de toute l'armée, fut contraint de combattre lui-même et de s'acquitter du devoir de soldat. Au moment où il se préparait, le cheval sur lequel il était près de monter délit sa bride, s'échappa des mains de l'écuyer et s'enfuit vers les ennemis sans qu'on ait jamais su d'où cela procédait. L'empereur, étant monté sur un autre cheval, prit sa lance à la main et perça le premier qui parut devant lui et en tua un autre avec son épée. Deux des ennemis, couverts de leurs boucliers, s'étant avancés sur lui, il courut le dernier danger, dont il fut délivré par la valeur de l'échanson et d'un jeune homme qui avait été élevé à la cour. Comme il était remarquable par son habillement, plusieurs lui portaient des coups dont il lui demeura des marques, bien que ses gens ne se défendissent plus qu'en se retirant, il demeurait ferme au milieu du péril, sans vouloir déférer aux remontrances de ceux qui le poussaient à se retirer. Il jeta des larmes, comme on dit qu'Agamemnon en jeta autrefois en pareille occasion, s'arracha les cheveux et eut envie de retourner à la charge, bien que ce fût une entreprise aussi téméraire que périlleuse. Dieu voulut bien permettre que nos ennemis fussent saisis d'une terreur panique qui leur fit croire que nos gens s'étaient placés en embuscade pour fondre sur eux, ce qui les empêcha de les poursuivre. Chacun se sauva comme il put de côté ou d'autre. L'empereur arriva à Pamphilia avec beaucoup de peine. La renommée n'eut pas sitôt répandu le bruit de notre défaite qu'il ne demeura aucun paysan à la campagne, bien que ce fût la saison de la moisson; on les voyait courir en grand nombre comme des fourmis vers Constantinople et y porter leurs meubles sur des chariots, sans se soucier des grains qui pendaient par les racines ou de ceux qui étaient déjà serrés dans la grange. Bien que les ennemis se fussent arrêtés, comme je l'ai dit, par l'appréhension de quelque embuscade, ils ne laissèrent pas, lorsque cette appréhension fut dissipée, de ravager la campagne et d'attaquer le fort d'Apros où ils savaient que plusieurs Grecs s'étaient réfugiés depuis leur défaite; mais n'ayant pu le prendre ils se retirèrent. »

A la suite du récit de cette bataille Pachymère ajoute un trait de bravoure des Catalans qui mériterait de se trouver dans la chronique de Muntaner.

« Les soixante catalans qui avaient été enfermés à Andrinople lorsque le césar y fut assassiné, ayant entendu le bruit de la défaite du jeune empereur qui était répandu partout, n'oublièrent pas de songer à leur liberté, et, ayant rompu leurs chaînes, monteront au haut de la tour et eu jetèrent quantité de pierres en bas, pour écarter ceux qui pouvaient les empêcher de descendre; mais tous leurs efforts furent inutiles; car les habitants étant accourus au secours des soldats de la garnison, la plupart des prisonniers furent contraints de se rendre, et il n'y en eut qu'un bien petit nombre qui aimèrent mieux mourir en désespérés que de tomber entre les mains de leurs ennemis. Enfin les habitants apportèrent quantité de bois pour brûler la tour et ceux qui étaient demeurés dedans; mais toute la violence du feu ne fut pas capable d'ébranler la fermeté de leur courage. Ils jetèrent d'abord leurs habits pour l'éteindre; mais quand ils virent que cela ne servait de rien, ils s'embrassèrent pour se dire le dernier adieu, se fortifièrent par le signe de la croix et se jetèrent tout nus au milieu des flammes. Deux frères, mais qui l'étaient encore plus de cœur que de corps, s'étant serrés très étroitement, se précipitèrent du haut en bas et moururent de leur chute; avant que de se jeter ils aperçurent un jeune homme qui paraissait ébranlé par l'appréhension du précipice et du feu, et qui semblait plus disposé à se soumettre à une honteuse servitude qu'à subir un si cruel genre de mort; ils le jetèrent au milieu de l'embrasement, et crurent le sauver en le perdant. Voilà la cruelle extrémité où les porta le désespoir. »

Le récit de la bataille d'Apros par Nicéphore Grégoras est plus animé et plus varié que celui de Pachymère. Nicéphore mériterait d'être publié en français. Je traduis son récit en entier. C'est un témoignage de plus en faveur de la fidélité et de la véracité de Muntaner.

« Les Catalans, avec ceux des Turcs qui avaient fait alliance avec eux, s'étaient arrêtés entre deux petites villes, Cypsella et Apros. L'empereur Michel qui marchait sur eux, vint camper lui-même avec toute son armée, composée de Thraces et de Macédoniens, et des phalanges alliées des Massagètes et des Turcopules, dans la plaine qui s'étend autour d'Apros. Les mille Turcopules de cette armée étaient le reste des Turcopules qui avaient suivi le sultan Azatine lorsqu'il avait passe dans les rangs grecs, et qui ne l'avaient pas suivi quand il avait été emmené par les Scythes d'Europe, et qui, ayant embrassé à la fois les coutumes grecques et la religion du pays, s'étaient fait tous baptiser et faisaient depuis ce temps partie de l'armée grecque. Peu de jours s'étaient écoulés depuis l'arrivée de l'empereur, lorsque des espions annoncèrent aux Grecs l'approche de l'ennemi. L'empereur se leva aussitôt, ordonna à son armée de prendre les armes, et aux généraux et autres chefs de se tenir prêts et de mettre toutes les troupes en ordre de bataille. Ayant aperçu que l'ennemi avait distribué son armée en trois corps, pour égaliser les chances de la lutte ils adoptèrent la même répartition en trois corps. A l'aile gauche ils placèrent les Turcopules et Massagètes, à l'aile droite la cavalerie d'élite des Macédoniens et des Thraces; au centre fut placé le reste de la cavalerie avec toute l'infanterie; et l'empereur, chevauchant à travers tous les rangs, encourageait chacun à se conduire avec bravoure. Dès le lever du soleil les ennemis commencèrent leur mouvement. Leurs troupes turques avaient été placées à l'extrémité des deux ailes, et les troupes pesamment armées des Catalans occupaient le centre à cause du poids de leurs armures. A ce moment les Massagètes, qui déjà préparaient leur défection, soit qu'ils ne pussent se faire aux mœurs grecques, soit qu'ils voulussent se rendre a l'appel secret que leur avaient fait les Scythes européens, découvrirent hautement leur trahison dès le commencement de la bataille, car, aussitôt que le signal eût été donné, ils se séparèrent du corps de bataille et se tinrent à part sans prendre parti ni pour ni contre les Grecs. Les Turcopules en firent tout autant, soit que cette démarche eut été d'avance convenue entre eux, soit que l'exemple les eût gagnés. Une telle défection au moment du combat fut désastreuse pour les Grecs et procura une victoire facile à leurs ennemis. Cette perte si inattendue de leurs auxiliaires jeta une telle terreur dans l'âme des soldats grecs, et excita un tel tumulte et un tel désordre dans tous les rangs, qu'on peut la comparer à l'effet produit par la tempête qui, assaillant un convoi marchand en haute mer, brise mâts et voiles et précipite tout au fond des abîmes. En voyant tout à coup tous les rangs de son armée jetés dans un tel désordre et s'ébranler pour se mettre en fuite, l'empereur, chevauchant en toute hâte autour des rangs, appelle par leur nom les généraux et officiers de tout grade, les conjure les larmes aux yeux de tenir ferme et de ne pas livrer ainsi la fortune des Grecs aux mains de leurs ennemis; mais eux, peu sensibles à ses reproches, ne firent que précipiter leur fuite. Voyant les affaires réduites à un tel état de désespoir, et déjà la plus grande partie de son infanterie écrasée et égorgée par l'ennemi, l'empereur comprit que le temps était venu de dédaigner les dangers personnels et de s'exposer à tout, afin que sa conduite devint le blâme le plus sévère de celle de son armée. Se tournant donc vers ceux qui l'entouraient, et qui étaient en bien petit nombre: « Maintenant, s'écrie-t-il, braves compagnons, voici le moment où la mort est préférable à la vie, et où vivre est plus douloureux que de mourir. » A ces mots, et après avoir imploré l'assistance divine, il se précipite avec eux sur les ennemis, tue les premiers qui s'opposent à son passage, enfonce les rangs et répand une grande terreur parmi les soldats ennemis. Lui et son cheval furent à l'instant frappés d'une grêle de traits; aucun ne le blessa cependant, mais son cheval fut blessé et renversé, et il fut en grand danger de se voir entouré de tous côtés par les ennemis; et peut-être les affaires en seraient-elles venues à cette extrémité d'infortune, si l'un des siens, poussé par son affection, n'eût sacrifié sa vie pour sauver celle de l'empereur, et ne lui eût donné son propre cheval. L'empereur put ainsi échapper au danger dont il était menacé; mais celui qui avait démonté de son cheval pour sauver l'empereur fut écrasé par les ennemis et y laissa la vie. L'empereur partit aussitôt pour Didymotique et fut vivement réprimandé par son père, de ce qu'étant empereur, il n'avait pas songé dans cette guerre à la dignité de l'empire, mais en exposant ainsi sa propre vie, avait mis en péril la fortune des Grecs qui reposait sur le salut de sa personne. De leur côté les ennemis se mirent à la poursuite des fuyards, égorgèrent les uns et firent les autres prisonniers, jusqu'à ce qu'enfin la nuit qui arrivait mit fin à leur poursuite. Le jour suivant, ils dépouillèrent les morts, et, se partageant en différentes bandes, mirent impunément à feu et à sang les villages de la Thrace. A peu de jours de là, les Turcopules, dont j'ai déjà parlé, passèrent dans les rangs des Catalans. Ils furent accueillis avec empressement et répartis dans les corps d'armée de Chalil; c'était ainsi que s'appelait le chef de leurs alliés turcs. »

[3] Pachymère rend ainsi compte du motif qui les engagea à s'éloigner de Gallipoli en laissant dans cette ville garnison suffisante.

« Il arriva dans ce temps aux Catalans une chose fort avantageuse a leurs intérêts. Les Turcs qui étaient associés avec eux prétendaient avoir la moitié du butin qu'ils avaient remporté dans les guerres communes. Les Catalans qui étaient à cheval ne jugèrent pas que des fantassins dussent être partagés comme eux et ne leur donnèrent que ce qu'il leur plut, dont ils furent si sensiblement piqués que la plupart se détachèrent et résolurent de passer la mer. Ils firent marché avec un navarque grec. Dans le trajet, ils rencontrèrent André Murisque qui épargna les Grecs et fit passer les Turcs au fil de l'épée. La nouvelle de ce malheur fit perdre aux autres Turcs l'envie de retourner en leur pays et les obligea de se rejoindre aux Catalans et d'aller avec eux courir et ravager la Thrace. Murisque (Morisco), s'en étant retourné à Constantinople et y ayant été honoré de la charge d'amiral en récompense de ses exploits. Les Turcs et les Catalans, délivrés de la terreur de la flotte grecque, laissèrent à Gallipoli garnison suffisante pour la garder et vinrent ravager nos terres, massacrer les hommes, entraîner les femmes et les enfants, emmener les troupeaux, enlever une quantité prodigieuse de meubles et de richesses, cl, après avoir rempli leur insatiable avidité, ils laissèrent encore une infinité de biens, de fruits, de grains qu'ils ne purent emporter. »

[4] Pachymère raconte ainsi la prise de Maditos: les Sainte, après avoir longtemps couru et pillé les terres de l'empire, assiégèrent le fort de Biadyle assez proche du fleuve Sige; mais tous leurs efforts ayant été inutiles, ils se résolurent de la réduire par famine. En effet les assiégés se trouvèrent tellement pressés par la faim qu'on dit qu'ils furent contraints de manger des choses qui faisaient horreur. Enfin, ne pouvant plus subsister, ils s'accordèrent de rendre la place pour sauver leur vie. Quand ils furent sortis ils se dispersèrent de côtés et d'autres, et les vainqueurs se servirent de ce fort pour faire des courses par toute la Thrace.

[5] Les chapitres 1, 2, 11 et 12 du livre VII de Pachymère font bien connaître l'état de désordre dans lequel les courses des Catalans jetaient tout l'empire. « Le vieil empereur n'osant espérer de dompter les battant, peuples dévoués à la mort, et à qui ce n'est qu'un jeu d'exposer leur vie aux hasards, chercha les moyens de les gagner. Ce qui le confirma le plus dans ce dessein, ce fut l'avis qu'il reçut que les Turcs étaient en mauvaise intelligence avec eux, qu'ils étaient près de repasser en Asie, si l'empereur avait agréable de leur prêter ses vaisseaux, qu'ils n'avaient plus la liberté d'entrer comme auparavant dans la ville de Gallipoli, et qu'il y avait une telle division parmi les Catalans mêmes, que quelques-uns ne souhaitaient rien avec une si ardente passion que de se soumettre à l'obéissance l'empereur, pourvu qu'ils pussent le faire avec sûreté. Tendant qu'il roulait ces pensées dans son esprit, on surprit fort à propos un nommé Jacques qui avait été autrefois serviteur de Roger, et qui, depuis sa mort, avait été envoyé en Sicile par les Catalans pour y demander des secours, et d'où il revenait avec des lettres avec lesquelles il fut mené devant l'empereur. Ce prince l'ayant interroge fut confirmé par ses réponses dans la créance, qu'à moins que les Catalans ne reçussent des secours de Sicile, ils se porteraient volontiers à la paix. Il choisit Jacques même pour cette ambassade, à cause qu'il était fort intelligent dans les affaires, et dans les intérêts des Catalans; et il crut que, s'il lui donnait des collègues il ne pourrait favoriser ses ennemis, quelque dessein qu'il en eût. Il prit son serment. Pour plus grande assurance on lui donna pour collègue Corone, interprète de la langue latine; et outre eux deux, l'empereur en nom ma depuis trois autres. Ces ambassadeurs s'étant rendus en diligence à un fort, envoyèrent donner avis aux Catalans de leur arrivée et les prier de leur envoyer des otages et cinq chevaux. Ils leur envoyèrent à chacun un homme pour les suivre, sous prétexte à empêcher qu'ils reçussent aucun mauvais traitement sur les chemins, mais en effet de peur qu'ils ne s'instruisissent trop exactement de l'état de leurs affaires. Quand ils eurent été introduits, ils parlèrent de la sorte. (Ici l'apologie de l'empereur et le blâme des Catalans; ce sont des phrases sans faits et qu'il est par conséquent inutile de rapporter ici.) Les ambassadeurs ayant achevé leur discours, les Catalans, au lieu d'accepter des conditions raisonnables, firent une réponse pleine de l'insolence qui est ordinaire à leur nation. « Si l'empereur, dirent-ils, veut que nous nous retirions sans exercer aucun acte d'hostilité, il faut: qu'il nous paie ce qu'il nous doit pour nos services; qu'il mette en liberté ceux de notre nation qui sont prisonniers à Constantinople; qu'il rachète nos vaisseaux que les Génois ont pris; qu'il prenne les chevaux que nous ne saurions emmener, le butin et les prisonniers, et qu'il nous en donne le prix; s'il n'en veut rien faire, qu'il sache que nous n'aurons ni peine ni honte a prendre les armes, et que nous ne délibérerons pas si nous devons préférer la vertu à la vie. »

« Les battant, devenus plus hardis par la disgrâce de l'amiral des Grecs, traitèrent avec les Turcs, commandés par Alyre, et en transportèrent en Europe jusqu'à deux mille auxquels se joignirent plusieurs Grecs d'Orient, et ils se rendirent formidables. Ils s'emparèrent des passages du mont Ganos et y mirent de fortes garnisons, et firent des courses jusqu'à Chiorli, tuant tout ce qui se présentait devant eux, couvrant tous les champs de carnage, emmenant les troupeaux et même les bœufs qui servaient au labourage. Ne pouvant prendre Héraclée, que les habitants avaient ruinée par le désespoir de la conserver, ils allèrent à Rodosto, tuèrent impitoyablement tout ce qu'ils trouvèrent hors des murailles, de sorte que toute la campagne fut couverte de corps morts. Ils assiégèrent une tour où plusieurs personnes s'étaient enfermées, et ne l'ayant pu prendre de force ils lâchèrent de la prendre par composition; mais les assiégés leur ayant refusé de capituler, ils se retirèrent

« L'impératrice Irène étant partie en ce temps-là de Thessalonique, et ayant fait environ dix petites journées, l'empereur lui manda de s'en retourner parce que les incursions continuelles des barbares ne laissaient pas de sûreté sur les chemins. A l'heure mémo il envoya Marule, avec le peu de troupes que le malheur des temps lui put permettre d'amasser, pour s'opposer aux Turcs qui s'étaient emparés du fort d’Hexamille et qui s'étaient fortifiés par l'arrivée du Catalan Rocafort. Dès que Marule se fut campé à Apros, Rocafort lui manda secrètement: qu'il avait dessein de se rendre à l'empereur avec deux cents hommes, et que, pour preuve de sa fidélité, il déferait tous les Turcs d'occident pourvu qu'on lui donnât une somme de 8.000 écus. Marule lui envoya des présents et lui demanda comment il pourrait défaire une si prodigieuse multitude de Turcs. Il répondit qu'il les diviserait et les attaquerait séparément, et pour assurance de sa promesse, il envoya les têtes de plusieurs qu'il avait déjà tués. Il eut trompé Marule par cet artifice, si une femme n'eût reconnu la tête de son mari, et si l'on n'eût jugé, qu'au lieu d'envoyer les tôles des Turcs, il envoyait les têtes des Grecs qui avaient été tués dans les dernières rencontres.

[6] Mer Noire.

[7] Dignité de la couronne d'Aragon qui réunissait à la fois les droits de Trésorier et de Chancelier du royaume.

[8] Pachymère parle de cette entreprise contre les Alains, sur les frontières de Bulgarie.

« Les Catalans ne s'abstinrent pas un moment d'exercer des actes d'hostilité. Bien qu'ils semblassent s'accorder sur ce point, ils étaient de différents avis touchant la manière de faire la guerre. Les uns étaient d'avis de porter la dévastation entre Branchiale et Constantinople, et, quand ils seraient au pied de cette dernière ville, de demander l'argent que l'empereur leur devait; et, s'il refusait de les payer, d'en entreprendre le siège. Les autres, et principalement les Turcopules, proposèrent de marcher plutôt contre les Alains pour délivrer tes prisonniers de leur nation, et faisaient voir qu'ils avaient assez de provisions sur leurs chariots pour cette entreprise. Les Alains s'étant séparés des Grées, avaient envoyé supplier Venceslas, qui tenait Anchiale, Blésembrie, Agathopolis et des bourgs aux environs, de leur envoyer des Bulgares avec lesquels ils pussent attaquer les Grecs. Venceslas leur en ayant envoyé mille, ils coururent et ravagèrent ensemble tout le pays, puis allèrent trouver Venceslas avec leurs femmes et leurs enfants. Les Turcopules ayant eu nouvelles de ce voyage furent extrêmement fichés que leurs ennemis leur échappassent de la sorte, et qu'ils emmenassent avec eux des prisonniers de leur nation qui leur étaient très chers. Voilà pourquoi ils tachèrent de porter les Catalans à fondre sur eux à l'improviste, pendant qu'ils étaient fatigués d'un long voyage; et ils leur promettaient qu'ils remporteraient un butin inestimable. Étant transportés eux-mêmes par le désir de remporter ce butin, mais plus encore par celui de délivrer leurs prisonniers, ils coururent les premiers et furent suivis par les autres, à la réserve de ceux qui demeurèrent en garnison, tant dans la ville de Madyte, qu'ils venaient de prendre par famine, qu'en celle de Gallipoli. Les nôtres, ne se trouvant pas assez forts pour paraître à la campagne et pour résister à une si prodigieuse multitude d'ennemis, demeurèrent dans les places, les uns sous Marule et les autres sous l'empereur Michel. L'empereur Andronic fit entrer tous les blés qui étaient sur la terre aux environs de Constantinople, où il n'y avait plus de paysans pour faire la récolte, depuis que les étrangers en avaient tué en très peu de temps jusqu'au nombre de cinq mille, comme on l'avait appris d'eux-mêmes. Les Turcopules et les Catalans poursuivirent let Alains avec quatre cents chariots, et les attaquèrent sur les frontières de Bulgarie. Les Alains se défendirent vaillamment et préférèrent l'honneur à la vie. Ayant néanmoins tiré tous leurs traits et tué quantité de Turcopules et de Catalans, ils furent enfin contraints de prendre la fuite et d'abandonner le bagage, les femmes et les enfants. »

[9] Voici comment Pachymère rend compte de l'arrivée de la flotte génoise sous le commandement de Spinola.

« Dix-neuf vaisseaux arrivèrent de Gênes au commencement du printemps (1308). Mais au lieu que l'empereur n'avait demandé que des vaisseaux de guerre pour le secourir contre ses ennemis, les Génois ayant calculé la dépense de l'équipage et de l'armement, avaient appréhendé qu'il ne fit la paix, et, dans cette appréhension, ne lui avaient envoyé que des vaisseaux marchands avec un peu plus de soldats que de coutume. Ils leur avaient ordonné de tout quitter pour secourir l'empereur, s'il avait besoin de leur secours, et de se contenter de la paie qu'il aurait agréable de leur donner. Spinola, Génois, beau-père de Théodore despote, avait ménagé ces conditions avantageuses. L'empereur ayant créé despote Démétrius, le plus jeune de ses fils, l'avait envoyé en Italie. L'impératrice jugeant que Théodore avait plus de droit, par la prérogative de l'âge, que Démétrius aux biens et aux dignités qui appartenaient de son côté à ses enfants en ce pays-là, y envoya Théodore. Celui-ci y étant mort sans enfants, les grands supplièrent l'empereur d'envoyer Jean pour succéder aux droits de Théodore son frère. Les Génois, étant arrivés, suivirent les ordres qu'ils avaient reçus, et se mirent en peine de savoir la volonté de l'empereur pour y obéir. Il leur témoigna qu'il était beaucoup plus disposé à la paix qu'à la guerre, et qu'il serait bien aise d'employer tout son bien pour épargner le sang de ses alliés. Quand ils virent qu'ils lui étaient inutiles, ils le supplièrent de leur faire compter l'argent qui leur était dû, et de leur permettre de s'en retourner. Ils prétendirent qu'il leur était dû jusqu'à 300.000 écus. Ceux qui avaient été nommés par la commune de Gênes pour soutenir ses droits étaient sur les vaisseaux; mais comme ils étaient pressés de partir pour aller vendre dans la mer Noire les marchandises dont ils étaient chargés, ils laissèrent quatre députés pour examiner leurs droits. L'empereur n'ayant retenu que quatre de leurs galères pour garder le détroit d'Abydos et pour donner la chasse aux corsaires, permit aux autres de s'en aller. Il défendit néanmoins à celles qu'il retint de faire aucun acte d'hostilité durant vingt jours, durant lesquels il serait fait un traité de paix. Pour cet effet, il envoya demander la paix aux Catalans, et leur offrit jusqu'à 100.000 écus. Il donna même ordre à ses ambassadeurs d'en offrir davantage, s'ils le jugeaient à propos; mais ces ambassadeurs ne firent rien, parce que, les plus considérables des Catalans étalent absents (pour leur expédition en Bulgarie). »

[10] vieux mot français pour trait. Il s'est conservé en parlant de la foudre: le carreau vengeur.

[11] Muntaner donne le nom de casada, maison, à ce que les Génois appellent aussi alberghi, les hôtels, pour désigner les familles illustres.

[12] Pachymère raconte d'une manière fort succincte cette attaque infructueuse des Génois sur Gallipoli.

« Avant que les Catalans, qui étaient allés contre les Alains fussent de retour à Gallipoli, les Génois revinrent de Trébizonde et des environs à Constantinople, à dessein de retourner en leur pays; et bien que l'empereur n'eût pas jugea propos de les retenir, parce qu'ils ne voulaient pas servir sur terre, ils s'offrirent néanmoins à servir partout où il lui plairait. L'empereur ayant proposé d'attaquer Gallipoli, ils s'en approchèrent et brûlèrent un moulin qui était au dehors. Mais la mort d'un des principaux de leur nation, la blessure d'André Murisque et la contenance que les assiégés firent de vouloir faire une sortie, les étonneront si fort qu'ils plièrent bagage et s'en retournèrent en leur pays. »

[13] Suivant Pachymère, Isaac Méleck n'était pas aussi fidèle aux Catalans que se le représente ici Muntaner. Je réunis ici tout ce qu'en dit Pachymère:

« Un Turc, nommé Isaac Méleck, envoya, sur ces entrefaites, offrir secrètement à l'empereur de passer dans son parti et de faire pour son service tout ce qui dépendrait de lui. L'empereur, ne trouvant pas d'autre moyen de remédier aux maux qui croissaient de jour en jour, que d'affaiblir par adresse la puissance des ennemis, accepta ses offres, et lui promit de lui donner en mariage la fille d'un autre Méleck et de lui faire des présents si considérables en faveur de ce mariage, qu'il en serait satisfait. Parmi les paroles qui furent portées de part et d'autre, Méleck fit dire à l'empereur: qu'il serait aisé de détacher les Turcopules de l'intérêt des Catalans, s'il avait agréable de leur rendre leurs femmes et leurs enfants. Cette négociation ayant été découverte, Rocafort accusa Méleck de trahison et quelques-uns de ses complices. Ils se défendirent, en disant qu'ils n'avaient fait semblant de vouloir passer dans le parti de l'empereur que pour retirer les femmes et les enfants des Turcopules qu'il avait entre les mains, et ils furent assez heureux pour faire en sorte que les Catalans se contentassent de cette excuse. Isaac Méleck envoya une seconde fois, sans la participation des Catalans, offrir a l'empereur Andronic d'embrasser son parti, pour qu'il lui fit épouser la fille de cet autre Méleck, et proposa plusieurs autres conditions avantageuses au bien, de l'empire, comme de faire en sorte que les Turcopules se déclarassent pour lui, à la charge pourtant qu'il leur rendrait leurs femmes et leurs enfants qui avaient été pris par les Mains et envoyés à Constantinople. L'empereur, qui ne souhaitait rien tant que d'affaiblir les Catalans, accepta la proposition avec joie et chercha le moyen de la faire réussir. (Pachymère raconte ici l'origine de cette jeune fille demandée par Isaac Méleck; comment son père Méleck, fils du sultan Azatine, se voyant, ainsi que son père, déçu par l'empereur, s'était aussi enfui de Constantinople; comment sa fille et son fils Constantin y étaient restés en otage et avaient été élevés auprès de l'empereur qui les avait faits chrétiens; et comment enfin l'empereur envoya la jeune fille à son père en Asie, pour que le mariage se fit avec son cousin germain Isaac Méleck.) On prépara en même temps des vaisseaux pour porter en Asie les Turcs qu'Isaac Méleck avait promis de disposer à ce voyage. Comme les Catalans et les Turcs étaient devant Rodosto, et qu'ils souhaitaient avec passion de s'en rendre maîtres pour faire des courses en Thrace, l'empereur envoya deux vaisseaux pour en tirer toutes les personnes inutiles. Les Turcs s'opposèrent à l'exécution de ce dessein et l'empêchèrent, jusqu'à ce que, ayant appris ce que l'empereur voulait faire en leur faveur, ils firent semblant de fuir, et donnèrent moyen d'emmener toutes les personnes incapables de porter les armes et qui n'étaient propres qu'à consommer les vivres de la place. Les assiégés, ayant pris courage, firent des sorties et obligèrent les assiégeants à se retirer et à décharger leur colère sur la campagne et sur ceux qui y étaient restés. Isaac Méleck, à qui l'on devait mener sa fiancée à Piga, ville maritime, et qui, en reconnaissance, devait retirer les Turcs de l'alliance des Catalans et les mettre dans celle de l'empereur, prit les plus considérables de cette nation et traversa l'Hellespont dans ce dessein. Il n'eut pas de peine à persuader aux Turcs, avec lesquels il avait une habitude particulière, de se séparer des Catalans. Ils attaquèrent hardiment les Catalans qui les commandaient, les tuèrent, et coururent vers le rivage, à dessein de monter sur des vaisseaux de l'empereur pour passer en Asie. Le bruit de ce meurtre et de leur fuite étant venu trop tôt aux oreilles des Catalans, ils les poursuivirent vivement, les attaquèrent, en tuèrent plus de deux cents et les réduisirent sous leur puissance. Les Turcs, réduits de la sorte, offraient de servir comme auparavant; mais les Catalans refusèrent de les recevoir et de se lier à eux qu'ils n'eussent livré isaac Méleck, Tacantziaris, qui commandait en particulier aux Turcopules, et le frère de Méleck, qu'ils soupçonnaient de le savoir portés à la révolte. Lorsqu'on les leur eut mis entre les mains, ils ordonnèrent qu'on coupât la tête à Isaac et à son frère. En les dépouillant, on trouva sous le bras d'Isaac une lettre de l'empereur, par laquelle il invitait les Turcs à embrasser son parti. Ils apportèrent sur-le-champ tant de raisons pour leur justification qu'au lieu de les tuer on se contenta de les mettre sous sûre garde. »

[14] pachymère parle ainsi du retour de Béranger d'Entença en Grèce, et de leur décision de tenir à la fois différents sièges:

« Ce qui redoublait la joie éprouvée par les Grecs (pour les dissensions qui avaient éclaté entre les Turcs et les Catalans), c'était que Ferrand Ximénès, attiré par d'éclatantes promesses, semblait en résolution d'embrasser le parti de l'empereur; mais au moment même où il allait exécuter cette résolution, Béranger arriva sur un grand vaisseau chargé de cavalerie, et ralentit son ardeur, par l'espérance de récompenses qu'il lui présenta de la part de Frédéric (roi de Sicile), en cas qu'il demeurât attaché à ses intérêts. Ferrand Ximénès se ménageait néanmoins avec l'empereur et témoignait de l'affection à son service. L'empereur envoya aussitôt deux galères pour lui amener Ferrand Ximénès. Ces deux galères ayant rencontré un vaisseau qui portait Béranger, et s'étant mises en devoir de l'attaquer, Ferrand Ximénès protesta: que les hommes qui étaient dessus étaient à lui; qu'il n'était pas juste d'exercer des actes d'hostilité dans le temps qu'on parlait d'accord; que la nuit suivante il retirerait ses gens de dessus lu vaisseau, et qu'après cela les galères pourraient, si elles le voulaient, l'attaquer. Et pour les tromper plus aisément, il leur donna en gage, des coffres où il disait qu'étaient ses trésors. La nuit suivante il fit entrer dans le vaisseau un ai bon nombre d'officiers que les galères n'osèrent plus l’attaquer. Cette perfidie fit souhaiter de voir ce qui était dans ses coffres. Quand on les eut ouverts on n'y trouva que du sable et des pierres, ce qui obligea les deux galères de revenir à Constantinople. Les Catalans étaient pressés par la famine; et ils n'avaient garde qu'ils n'en fussent pressés, puisqu'ils ne prenaient aucun soin ni de semer ni de recueillir, et ils étaient d'ailleurs extrêmement incommodés par la puanteur insupportable d'une quantité prodigieuse de corps morts. Ils quittèrent donc Rodosto, Panies et les environs du mont Ganos, et vinrent à Gallipoli, où, ayant laissé une suffisante garnison, ils se répandirent avec impétuosité autour d'Ainé et de Mégarix. La disette les obligea en cet endroit d'eu venir aux mains avec ceux du pays. Le bruit était, qu'ils avaient dessein de traverser le fleuve Maritza, et que, parce qu'il est peu profond à son embouchure, ils l'avaient remonte vers sa source, où il est guéable. Leur arrivée jeta la consternation dans le pays et dissipa les habitants, qui se retirèrent dans leur fort, laissant leurs moissons et leurs terres au pillage. »

Nicéphore Grégoras mentionne la querelle de. Béranger d'Entença et de Ferrand Ximénès avec Rocafort.

« Peu de temps après la défection du turc Chalil, dit-il, il arriva une grave dissension entre Ferrand Ximénès et Béranger d'Entença d'une part, et leur chef Rocafort de l'autre. Ils prétendirent qu'il était indigne d'eux, hommes bien nés, d'avoir pour chef un homme de basse origine et d'humble condition. Pour ne pas multiplier les paroles, ils en appelèrent aux armes de la décision de leur débat. Béranger d'Entença fut tué dans le combat. Quant à Ferrand Ximénès, il se réfugia auprès de l'empereur Andronic. Là il fut accueilli bien au-delà de ses espérances; de sorte qu'il fut élevé à la dignité de mégaduc, et qu'on le maria à Théodore, fille d'une soeur de l'empereur, et qui était veuve en ce moment. »

[15] Pachymère parle de l'arrivée de Fernand de Majorque, mais sans bien s'en rendre compte:

« Gui, neveu de Frédéric, ayant appris qu'il y avait de la division parmi les Catalans, et que les uns étaient d'accord de reconnaître Ferrand ximénès, au lieu que les autres, du consentement de Ximénès même, voulaient déférer le commandement a Béranger, qui, s'étant enfui de Gênes, s'était retiré parmi eux, et que Rocafort refusait ouvertement de se soumettre a ce dernier, arriva avec sept gros vaisseaux. Quelques-uns disent que ce ne fut pas Gui qui vint, mais Fernand de Majorque, fils du roi de Sicile, soit que Fernand, fils du roi de Sicile, soit venu en effet, ou que Gui ait pris ce titre pour s'attirer le respect des Catalans. Ils refusèrent de le reconnaître, et Rocafort protesta hautement qu'il ne lui abandonnerait pas un pays qu'il avait conquis par les armes. L'empereur employa tous les efforts de son esprit et toute l'adresse de sa prudence pour augmenter leur mauvaise intelligence, et pour empêcher qu'ils ne s'accordassent et qu'ils ne réunissent leurs forces contre lui. Il s'appliquait uniquement à cette affaire et négligeait pendant ce temps celles d'Orient. »

[16] Cette convention entre Frédéric III, roi de Sicile, et son parent Fernand de Majorque, fut signée entre eux à Melazzo en Sicile, port voisin de Messine, vis-à-vis les îles Lipari, le 10 mars 1306, vieux style, ou 1307, nouveau style; et Fernand devait sur-le-champ se diriger vers la Morée pour y prendre le commandement des forces catalanes, afin de terminer les dissensions qui existaient entre les différents chefs. Il s'y rendit en effet, comme on va le voir dans Muntaner; mais son départ fut retardé jusqu'en 1308. Voici cette convention telle qu'elle fut transcrite conformément à l'original, à la demande de Robert, fils de Charles II, sous l'inspection du cardinal Gentili du titre de Saint-Martin, dans la ville de Naples, le 23 avril 1308. L'original de cette copie, revêtu du sceau du cardinal, existe aux archives du royaume.

[17] Dans la partie la plus resserrée du Golfe de Salonique. Un comptoir y fut accordé aux Génois par le traité de 1261, en même temps qu'à Smyrne, Adramitli, Salonique et Cassandrie, et dans les îles de Métélin, Scio, Crète et Nègrepont.

[18] Fernand de Majorque était fils de Jacques, roi de Minorque et petit-fils de pierre, roi d'Aragon et comte de Catalogne.

[19] Le bruit de la querelle entre leurs oppresseurs et la nouvelle de la mort de Béranger parvint promptement aux Grecs. Nicéphore Grégoras en dit deux mots dans la citation que j'ai déjà faite.

Pachymère termine le dernier chapitre de son ouvrage en rapportant succinctement ces bruits.

« Les Catalans ont traversé le fleuve Maritza, à dessein, comme l'on croit, de s'en retourner en leur pays, ou, comme ils disent, de s'emparer du mont Athos. Ce qui est constant est que Rocafort est parti d'Aine avec les Turcs, et que Béranger est aussi parti avec Ximénès et Gui, et qu'ils se sont rendus à Cassandrie en fort mauvaise intelligence. Rocafort aimant mieux en venir à une guerre ouverte que d'user de ruse contre ses ennemis, ou de se mettre en danger d'être opprimé par leur perfidie, donna bataille, tua Béranger et prit Ximénès. Ce dernier, ayant été mis en liberté, courut quelque temps comme un vagabond et se sauva proche de Xanthes. Les soldats qui s'étaient échappés de la défaite se rangèrent sous les enseignes de Rocafort qui mena ses troupes vers la Thessalie; l'avènement en sera tel qu'il plaira à Dieu. Je souhaite qu'il lui plaise de favoriser les bonnes intentions de l'empereur et de ne pas tromper ses espérances. »

(Ainsi termine pachymère avec la 48e année de l'empereur Andronic, ou l'an 1308.)

[20] Ferrand Ximénès fut fort bien accueilli par l'empereur qui lui donna en mariage sa nièce Théodora, et le revêtit de la dignité de mégaduc.

[21] Le lieu où se trouvait alors Fernand de Majorque devait être fort rapproché des ruines d'Abdère sur le continent opposé à l'Ile de Tassos, qui en est en effet fort peu éloignée.

[22] Après pachymère j'ai recours à Nicéphore Grégoras pour suivre les courses des Catalans d'après les relations données par leurs ennemis les Grecs, et pour mettre ainsi en regard les deux narrations. Cette comparaison ne fera que donner plus de crédit à Muntaner, comme historien véridique et habile narrateur. Voici ce que dit Nicéphore sur l'occupation du cap de Cassandria. Bien que la traduction latine de Boivin soit fort bonne et de beaucoup supérieure à la traduction latine de Pachymère par le jésuite Possin, véritable paraphrase conservée cependant dans l'édition de Bonn sans aucune correction, je préfère traduire ici moi-même ces fragments en français. Nicéphore est un historien qui n'est point à dédaigner, et je m'étonne que les savants allemands ne se soient pas donné la peine d'ajouter à la nouvelle édition qu'ils en ont donnée, les livres inédits que possède la Bibliothèque du Roi, et qui étaient tout préparés pour l'impression. Cette nouvelle publication de la Byzantine n'a de commode que le format; car les savants allemands ont attaché tant de prix au texte, que ce soin leur a fait négliger toutes recherches et tous éclaircissements historiques, recherches et éclaircissements si indispensables dans cette partie de l'histoire du moyen âge.

« Après la bataille d'Apros, les Catalans, exaltés par l'orgueil de la victoire et par l'adjonction des Turcopules qui avaient renoncé au service grec pour venir combattre dans leurs rangs, se livrèrent impunément, pendant deux années entières, à leurs couses vagabondes, et dévastèrent et épuisèrent tout le pays sur la côte et à l'intérieur, jusqu'à Maronia, Rhodope et Byzie. Reconnaissant alors l'impossibilité d'y trouver de quoi subvenir à leurs propres besoins, ils résolurent de pénétrer plus avant en pillant, jusqu'à ce qu'ils trouvassent un pays propre à s'y fixer. Ayant donc franchi la cime du Rhodope qui s'étend jusque sur la côte, ils s'avancèrent impunément en grossissant toujours leur butin. Avec eux marchaient plus de deux mille Turcs tant à pied qu'à cheval; quant aux Catalans, ils étaient plus de cinq mille, tant hommes de cheval qu'hommes de pied. C'était au milieu de l'automne, et, comme l'hiver approchait, ils songèrent à se précautionner de vivres pour la mauvaise saison et se jetèrent dans les bourgs de Macédoine. Là, après avoir presque tout ravagé, et s'étant munis de nombreuses provisions, fruit de leurs brigandages, ils campèrent dans les alentours de Cassandria. C'était une ville autrefois célèbre mais maintenant vide d'habitants. Le pays environnant est également favorable à un campement, pendant la bonne comme pendant la mauvaise saison; et c'est là, comme je l'ai dit, que les Catalans dressèrent leurs tentes. C'est un long promontoire qui s'avance sur la mer et qui est terminé par de vastes golfes par lesquels s'écoule la neige amassée dans les mois d'hiver. A l'approche du printemps ils quittèrent cette station et se jetèrent sur les villes de Macédoine, parmi lesquelles l'objet principal de leur convoitise et de leurs espérances était Thessalonique. Ils pensaient en effet qu'une fois maîtres de cette ville, si grande et si abondamment fournie de toutes richesses, et surtout à ce moment où ils avaient appris que s'y trouvaient les impératrices Irène et Marie, rien ne pouvait plus les empêcher, en se servant de cette ville comme d'un point de refuge, de devenir maîtres de toute la Macédoine. »

[23] Aussitôt après la reprise de possession de Constantinople par les Grecs, Michel Paléologue, fortifié de l'alliance des Génois, d'après les clauses du traité de Nymphée (ratifié le 10 juillet 1261, quinze jours avant la prise de Constantinople), résolut de compléter ces premiers avantages en dépossédant les Français et Vénitiens de ce qui leur restait dans l'empire.

 « Telle fut l'origine de l'apparition des Zaccaria dans l'empire grec. Le Zaccaria dont il est question ici s'appelait Benoît Zaccaria. Aidé par les troupes grecques, il s'empara d'Orée, au nord de Nègrepont, près de Chalcis. Raban fut fait prisonnier (en 1262), ainsi que Gui de La Roche, duc d'Athènes, son ami, qui était accouru à son secours, et fut envoyé à Constantinople. L'île de Nègrepont avait été jusque-là divisée en trois seigneuries, comme on peut le voir dans la chronique de Morée, et Raban était un de ces seigneurs tierciers. Benoît Zaccaria lui succéda dans ce tiers, et Michel Paléologue prit la seigneurie des deux autres tiers, et donnant en indemnité à Benoît Zaccaria l'île de Scio avec le titre d'amiral et de grand connétable. A la même époque André et Jacques Calanei s'étaient emparés de l'antique Phocée.

Ce Benoît eut un fils nommé Manuel Zaccaria, qui reçut de Michel paléologue le don de la ville de Phocée mentionnée ici avec autorisation d'en exploiter l'alun. Voici comment en parle Pachymère:

« L'empire ne laissait pas d'être toujours attaqué par les mêmes ennemis, bien que nos troupes qui gardaient le détroit d'Abydos empêchassent les Turcs d'en approcher, ce dont on dit que les almogavares n'étaient pas fâches. Les Turcs tenaient cependant l'autre bord et exerçaient toutes sortes d'hostilités contre les Grecs qui osaient en approcher. Ils ne tenaient pas pourtant les environs d'Adrametti et de Phocée où Manuel Zaccaria était en repos, non tant par l'avantage de l'assiette du lieu que par la réputation de la valeur des Latins qu'il avait sous ses enseignes. Ce Manuel, considérant que les îles d'alentour étaient exposées aux courses et aux insultes des étrangers, envoya supplier l'empereur ou d'envoyer des troupes pour les défendre, ou de lui en confier la défense et de lui assigner les impositions qui se levaient dans le pays pour subvenir à la dépense des vaisseaux. L'empereur Michel, père d'Andronic, avait autrefois accordé ce pays-là pour y travailler l'alun. Les députés furent favorablement reçus à Constantinople et obtinrent ce qu'ils demandaient. »

Manuel paraît avoir eu deux enfants, dont l’aîné nommé Benoît succéda à son père dans les seigneuries de Phocée et de Scio, et dont l'autre retourna sans doute à Gênes, et fut le père du Ticino Zaccaria, ami de Muntaner. Cantacuzène mentionne ce Benoît comme ayant repris par les armes la seigneurie de l'île de Scio qui lui fut concédée par l'empereur Andronic.

M. Sauli mentionne un autre Zaccaria employé par Michel Paléologue dans les affaires les plus importantes, et qui fut envoyé avec Jean Procida au roi Pierre d'Aragon et au pape avec des sommes considérables pour préparer l'affaire des vêpres siciliennes, qui devaient débarrasser paléologue des craintes que lui inspirait l'ambition de Charles d'Anjou sur l'empire de Constantinople.

Le dernier des Benoît Zaccaria, qui avait obtenu la seigneurie de Scio sous la souveraineté suprême de l'empereur Andronic, laissa à sa mort deux fils, dont l'un nommé Martin, eut la seigneurie de Scio, et l'autre nommé Benoît, eut Phocée et 0.000 florins d'or de revenu, qui devaient lui être payés par son frère. Martin gouverna Scio d'une manière si rude que les habitants eurent recours à la souveraineté impériale, dont Martin avait voulu s'affranchir, tout fier qu'il était d'avoir reçu de Philippe de Tarente, empereur titulaire de Constantinople, le titre de roi et de despote de Romanie. Benoît Zaccaria s'était en même temps adressé à Andronic pour le prier de prononcer dans un débat qu'il avait avec son frère Martin. Andronic profita de l'occasion, et réunissant une flotte nombreuse dont une bonne partie lui fut fournie par Nicolas Sanudo, duc des Cyclades, il s'empara de l'île de Scio, en 1529, et Martin fut fait prisonnier. Andronic offrit à Benoît de le nommer gouverneur de cette île en lui donnant une partie des revenus; mais Benoît à son tour revendiqua la seigneurie entière des états, et son frère quelque temps après essaya une invasion, mais n'ayant pu réussir il mourut de chagrin. Martin Zaccaria, échappé de sa prison, se réfugia en Italie, fut nommé par h; pape capitaine général d'une flotte destinée à une nouvelle croisade, s'empara de Smyrne sur Morbassan, lieutenant d'Amir, et fut tué peu de temps après à la suite d'une défaite: complète, qu'Amir, revenu d'Europe, fit éprouver aux croisés. L'île de Scio, après de longues luttes, finit par retourner, en 1548, dans les mains de la république de Gênes.

On trouve un Benoît Zaccaria, Génois, amiral auxiliaire de France en 1297, après la mort d'Othon de Toucy. Son portrait est placé à Versailles, sous le n° 1168, dans la salle des amiraux.

[24] C'est le même Charles de Valois pour lequel Muntaner a manifesté tant d'aversion au moment de ses campagnes de Catalogne et de Sicile. Charles de Valois espéra successivement être roi d'Aragon, puis de Sicile, puis empereur de Constantinople, et ne fut définitivement, comme le dit Muntaner, que roi du vent.

[25] Thibaut de Cepoy est compté par le père Anselme au nombre des amiraux de France. Son portrait est à Versailles sous le n° 1170, parmi les amiraux, je trouve parmi les manuscrits de Ducange l'extrait d'un rouleau en parchemin de la Chambre des Comptes de Paris qui contient les comptes de Thibaut lui-même pour son voyage de Romanie. Ce manuscrit donne quelques faits de plus à ajouter à ceux fournis par Muntaner et le voici en entier:

« C'est le compte mons. Thibaut de Cepoy pour le voyage de Romanie, où il fut. Et parti de Paris le vendredi après la Nostre-Dame en septembre l'an 1306; et vint à Mons, à S. Christofle en Hallate, au 29 jour d'avril l'an 1310.

« Receu de Nicolas de Condé le jour dessus dit, en monnoie du roi, etc., du sous-doyen de Chartres à Venise etc. de lui à Brandis, etc. somme tout, 7.000 florins, etc. Il y a d'autres receuz et emprunts tant à Nègrepont qu'ailleurs pour payer les galies.

« Gages et retenues des chevaliers et d'escuyers et de gens de pied par le seigneur de Cepoy.

« Le seigneur de Cepoy et trois chevaliers, et quatorze escuyers. Monseig. Druy de Houdainville, Drouet de Croisencourt, Raoulin Milet, mons. Jacques de S. Sanson, Guill. Brahier, Simonnet de Framicourt. M. Perceval de Soisy, Guill. de Houdencourt, Thibaut de Moin, Jean de Mentenay, Harpin de Liencourt, Thibaut de Boulainviller, Jean d'Annecourt, Simon de Noiers, Pierre Fol, Robin Miles, Pierre le Keu, qui servirent du vendredi d'après la N. D. en sept, l'an 1306, jusques à pareil jour 1307.

« Receptes d'autres escuyers et chevaliers, quand nos galies furent venues à Brandis.

« Gautier de Marchel, du quinzième jour de mai, l'an 1307, jusqu'au venredi 9 de septembre; Andrieu de Pommart, Bourdin, Haiton du Mail, Henriet de Chalon, Lucien du Bos, Jacques de Cauroy, Cirart de Landas, Jean de Bar, Colart de Hartaingne, Guill. de Grapain, Bertrand du Fayel, Jehannot Mouisson, Jean de Brelenge, Renaut du Fainne.

« Mess. Jean de Cepoy, frère de monseigneur Thibaut, retenu lui et deux escuyers, Mahiet de Farainviller et Andrinot de Saint-Jean, du 22 de mai l'an 1307, jusques au vendredi 9 jour de septembre, 30 s. par jour.

« Messire Pierre de Routviller, retenu lui et deux escuyers, Jehannot de Routviller, et Pierre de Aulpache et messire Bridoul de Huyermont, lui, un chevalier, et cinq escuyers; M. Percheval de Huyermont, Simon Lanon, Anglot, Raoulin de le Cauchie, Jean de Glènes, Marchion d'Argonnes, etc.

« M. Jean, fiuls au seig. de Cepoy, et un chevalier, et trois escuyers. M. Jacques le Puilloys, Gossart de Domuin, Girardin d'Auci, Jean Damoisel, etc.

« M. Thibaut d'Anserville et un escuyer; Philippot de Valengouiart, Jean du Berquon, et Guirfroy de Berquon, retenus à escuyers; Michelet de Villerval, et Jean de Launal, retenus à escuyers.

« Jeannot de Tiesselins, connestables de vingt-neuf sergens a pié, retenus a Brandis, l'an 1307.

« Mons. Thibaut de Cepoy en la seconde année au cap de Cassandria, lui cinq de chevaliers, son fils mons. Jean, son frère M. Jean, M. Jacques le Puillois et M. Simon de Luques, du venredi 9 jour de septembre jusques au venredi 9 jours en ce mois par 365 jours, l'an renouvelé 1308, et quinze escuyers entièrement, Robin Millet, Jacques de Cauroy, de Boulainviller, Lucien du Bos, Harpin de Liencourt, Pierre Fol, Andrieu de Pommare, Jean Damoisel, Gosses de Domuin, Girart de Landas, Mahiu de Farainviller, Andriu de St-Jean, Perret, de Renneval, et Moitelet de Villerval, pour 20 hommes d'armes entièrement, 3600 l., etc., etc.

« Chevaliers et escuyers qui ne furent mie tout le tems dessusdit, et furent de cele retenue.

« M. Druy de Houdainville et trois escuyers servirent en la deuxième année, dudit 9 de sept, l'an dessusdit jusques au dernier de novembre, etc.

« M. Pierre de Routviller et deux escuyers, dudit jour 9 de septembre jusqu'au 15 d'octembre.

« M. Thibaut d'Anserville et un escuyer, dudit jour jusques au premier jour de novembre, etc.; N. Guill. de Grapin et un escuyer, etc.; M. Jacques de St.-Sanson et trois escuyers; M. Perceval de Soisy et deux escuyers. M. Bredouls de Huiermont, un chevalier et cinq escuyers. M. Guy Ponvillain et trois escuyers; Jean de Moncornet, Thomas de Rainset, Jean Ponvillain, etc. M. Hélie Chelin et deux escuyers, fut avec M. Thibaut, l'an 1307 jusqu'au 15 jours de ….. qu'il mourut.

Escuyers qui servirent en la seconde année, et ne servirent mie toute l'année de l'an 1307 jusques à 1308: Raoulin Mulet, Jean de Bar, Pierre li Keus, etc.

« De anno tertio. Mous Thibaut de Cepoy et trois chevaliers de la tierce année, si. Jean son Dis, M. Bertrand Laugier, M. Salinon de Luques escuyers. Thibaut de Boulainviller, Girart d'Auci, Jean Damisel, p. Fol, Ansel de Liencourt, Pierre de Remin, ... d'Auci, Jacques de Harbonnières, Faucon de Sloutcschiur, Guill. de Xesto, Hanequin l'Alemant, Rifflans, Raymond de Viviers, Othelin Le Bourg (bâtard) Jean Soch Audriu de Ponimare, qui servirent du 9 sept. 1308 jusqu'au 9 sept. 1309.

« Chevaliers et escuyers, qui ne furent mie tout cel an. M. Jean d'Arsi, chevalier, retenu le 14 octobre 1308, a servi jusqu'au premier de décembre. M. Gauthier de Pêne, auvergnas, et un escuyer, Simouet de Pêne, retenu le 3 de novembre 1308, servirent jusques au 26 de mai 1309. M. Jacques le Puillois du 9 septembre 1308 jusques au 22 de novembre, si. Giraus Pierre le 15 janvier 1308, jusques au 23 de mars. Martclet de Villerval du 9 septembre 1308 jusques au 15 d'octobre. Gérard de Ladiugs, duo septembre 1308 jusques au 15 d'octobre. Jean d'Achin et Slarchion d'Argonnes, etc.

« M. Thibaut de Cepoy, lui quart de chevaliers, son fiuls, M. Bertrand Lauguer, M. Salemon de Luque, et seize escuyers, Thibaut de Boulainviller, Jean Damoisel, Thibaut d'Auci, Andrinot de St-Jean, Guiffroy, Ernout de Sauvelerre, Perrot de Reneval, Jean de Rumancourt, l'abbé d'Auviler, Bertaut Lordaut, Faucon de Monteschier, Raimondin de Viviers, Damas, Jean de St-Paul, Huguenin de Brebant, Jacques de Harbonnières, qui servirent du neuvième jour de septembre l'an 1309, jusques au 29 d'avril, l'an 1310, par deux cens trente-trois jours; adont trouvasmes mons. de Valois à Saint-Christofle en Halapte près de Senlis, etc.

« Parties et mises et autres deniers bailliez pour mons. messire Charle et en son nom: c'est assavoir, pour messagers envoyez en France et ailleurs, et pour deniers bailliez à messire Renier de Grimaus, à Roquefort, et à autres gens pour leur vivre, et pour armer des galies qui vindrent de Venise, si comme il appert ci-après en suivant puis l'an 1306, etc.; à Thomas Vidal, à Nègrepont, pour parfaire la galie de Roquefort, etc.; A nions. Courrai de Girarche, pour armer un galion pour aller en l'île de l'Escople, etc. pour barques louées à Brandisi pour mener les chevaliers mons. jusques a Clarence, et en pourvéanre es galies, etc.; pour don aux menestreus le duc d'Athènes, etc.; à M. Renier de Grimaus, etc.; à Will. Abadie, capitaine de compagnie, et à notaire Pierre de Sleschines, et; à Henri et le Bourguignon, envoiez au duc d'Athènes pour avoir aucune chevance pour la compagnie, etc.; à Colace de Slar-taingne pour aler en la Slorée pour aler parler à ceux qui gardoient D. Ferrant et pour autres besoingnes, etc.; à Jean de Monlenas et à Jean de Laval qui furent envoyez de par la compaignie au duceaume d'Athènes pour parler au duc d'avoir chevaux, etc.; à messire Thomas de Triple, pour aller au roi d'Erménie qui se presentoil amis de nions.; à deux menestreux du duc d'Athènes qui vindrent pour le mariage de Roquefort, etc.; à Jean de Berquon, escuyer du duc d'Athènes, qui devait dire au duc comment nous eussions accord en Blaquie de aucun secours de grain, etc.; à un messager Vole-mite, grand maréchal de la Blaquie, etc. Donné et payé a messire Oviti, patron d'une nave de Gênes, pour porter le pain des Turcs et des Turcoples de la Claquie, jusques a Ukraine au royaume de Salonique, etc.; à Jacques de Cornoy qui emmena en rouille Roquefort et autres traîtres, et de là s'en alla en France, 60 florins, l'our un cheval donné au capitaine des armogaires (almosavares), etc.

« Quant il nous vint 11.400 florins pour les galies l'an 1508, messire de Cepoy n'en vaut nus prendre, ains les offri à Roquefort et à la Compaignie; et ils vaurent que les galies qui n'a-roient à servir que vingt-six jours, compté leur ralée, en fussent payées de deux mois; et ainsi fu fait; et esloient sept galies et un lin, qui ajustèrent 618 l. 18 sous, valeur 6.232 florins 6 Vénitiens.

« Quant Roquefort fut pris, messire Thibaut de Cepoy retint deux galies et un lin, quant les autres s'en ralèreul à Venise, pour ce que cil de Salonique armoient cinq lins pour nous détourner les vivres qu'ils ne nous venissent, etc. »

[26] Naxos. Un des seigneurs tierciers de Nègrepont de la famille dalle Carceri, avait épousé une Sanudo, héritière du duché de Naxos. Voyez dans les tables généalogiques ci-jointes celle des Carceri et celle des Sanudo.

[27] Ainsi nommé de Nicolas de Saint-Omer qui le fonda. Voyez la Chronique de Morée qui précède, et l'index géographique à la fin de ce volume.

[28] Du mot arabe kafiz, qui désigne à la fois une mesure de capacité et une mesure de longueur. Le dictionnaire arabe-persan-turc de Meninski dit que le kafiz, comme mesure de capacité, contient douze sa (c’est-à-dire, suivant le dictionnaire turc-français de Bianchi, douze boisseaux), et, comme mesure de longueur, cent vingt-quatre coudées.

[29] On verra dans Bernard d'Esclot qui suit, que le cardinal légat revêtit Charles de Valois du royaume d'Aragon, en 1285, en lui posant sur la tête son chapeau de cardinal; ce qui fait que Muntaner l'appelle toujours roi du Chapeau, c'est-à-dire, roi de la façon du cardinal.

[30] Les Carceri s'étaient mis sous la protection des Vénitiens. En 1261, Benoît Zaccaria s'était rendu maître de l'île; Raban avait été fait prisonnier, et l'empereur grec avait pris possession des deux autres tiers; mais plus tard de nouveaux mouvements avaient réinstallé l'influence vénitienne.

[31] Les seigneurs tierciers de Nègrepont, de la famille dalle Carceri, étaient de Vérone.

[32] C'était alors Guill. de la Roche prédécesseur de Gautier.

[33] Je ne trouve aucun lieu dont le nom se rapproche de celui-ci, il s'agit sans doute d'un port de mer placé entre Spezzia et Monembasia. Peut-être est-ce l'ancien port de Léonidi, à quelques milles au sud de la nouvelle Léonidi?

[34] Je ne trouve, sur la route de mer du cap Matée à Porto-Quaglio, aucune ville ou île dont le nom se rapproche de celui-ci.

[35] Il l'appelle ici Mato de Methone.

[36] Charles portait depuis son mariage le titre d'empereur de Constantinople, qui était reconnu sinon des Grecs, du moins des anciens vassaux français de Baudouin.

[37] Roi de Naples.

[38] Philippe le Bel.

[39] Charles II mourut le 4 mai 1300, suivant villani.

[40] Troisième fils et héritier de Charles II.

[41] Thibaut de Cepoy mentionne l'arrestation de Rocafort dans son compte de dépenses: A Jacques de Cornoy, qui emmena en Pouille Roquefort et autres traîtres, et de là s'en alla en France, 60 florins.

[42] On a déjà vu que le conseil supérieur de la Compagnie était composé de ces 12, fort probablement en souvenir des 12 pairs qui étaient dans tous les romans et dans toutes les traditions.

[43] Guy de la Roche mourut le 5 octobre 1308. Il avait épousé Mahaut, fille de Florent de Hainaut et d'Isabelle de Villehardouin, princesse de Morée; mais le mariage n'avait certainement pas été consommé, car au moment de la mort du duc, sa femme, née le 29 novembre 1293, n'avait pas encore accompli sa onzième année. Gautier de Brienne succéda ainsi en octobre 1308 à Guy de la Roche dans le duché d'Athènes.

[44] Ces querelles du duc d'Athènes avec le despote d'Aria, l’empereur grec et le seigneur de Valachie sont rapportées par Nicéphore

[45] Nicéphore Grégoras raconte les courses vagabondes des Catalans depuis leur arrivée au cap Cassandria. Je traduis de ce morceau intéressant tout ce qui est relatif à mon sujet.

Après avoir rendu compte de tous les préparatifs faits par l'empereur pour fortifier Thessalonique contre leurs attaques, et du mur construit près de Christopolis, depuis la mer jusqu'au sommet de la montagne voisine pour leur fermer ce passage, et de ses dispositions pour tenir la campagne et les affamer, il ajoute:

« Au retour du printemps les Catalans quittant leur position d'hiver au cap Cassandria, se répandirent dans le pays, les uns dans les bourgs les plus rapprochés de Thessalonique, les autres pour butiner. Mais en voyant tout le pays désert d'habitants, toutes les campagnes dépourvues de grand et de petit bétail, toutes les villes fortifiées par un grand nombre d'hommes armés, ils résolurent de retourner en Thrace. Et il n'y avait pas pour eux de temps à perdre, s'ils ne voulaient pas s'exposer à périr inutilement; car s'ils manquaient du nécessaire, eux qui menaient à leur suite un si grand nombre de chevaux et de captifs et qui étaient eux-mêmes au nombre de huit mille, il était évident qu'ils couraient le danger de mourir promptement de faim. Mais avant d'avoir fait connaître cette résolution au gros de leur compagnie, ils apprirent eux-mêmes d'un captif, que tout retour en Thrace leur était impossible, les longues murailles qui avaient été récemment élevées autour de Christopolis leur fermant le passage. Cette nouvelle, à laquelle ils étaient loin de s'attendre, les frappa d'étonnement et les jeta dans la plus grande perplexité. Ils ne savaient en effet sur quel point se diriger, pressés qu'ils étaient par la famine, et craignant en même temps que les peuples voisins des Crées de Macédoine, et dont chacun redoutait leurs incursions, ne s'encourageassent les uns les autres, tels que les Illyriens, par exemple, les Triballiens, les Acarnaniens et les Thessaliens, et, réunissant toutes leurs forces, ne les cernassent et ne les détruisissent tous, au moment où ils ne possédaient pas un seul point où la fuite pût leur procurer un abri. Dans cette extrémité ils s'arrêtèrent à une résolution qui semblait plutôt un acte de folie que d'audace; c'était de marcher en avant, sans délai et avec la plus grande hâte, dans le dessein de subjuguer le pays de Thessalie, pays si fécond pour toutes les nécessités de la vie, ou même de ce porter sur quelques terres plus éloignées, parmi celles qui s'étendent jusqu'au Péloponnèse, et la de se faire un établisse ment fixe en mettant fin à leurs longues courses vagabondes; ou, comme seconde ressource, de conclure un armistice avec quelqu'un des peuples maritimes et d'obtenir ainsi la facilité de s'en retourner librement par mer dans leurs foyers. Ils abandonnèrent donc leur station de Cassandria, et le troisième jour de leur voyage ils étaient parvenus aux montagnes qui ferment la Thessalie: l'Olympe, l'Ossa et le Pélion. Là ils placèrent leur camp et ravagèrent les campagnes environnantes; ils amassèrent en abondance de quoi subvenir à leurs besoins. » (Ici Nicéphore raconte qu'au moment du départ des Catalans pour la Thessalie, les Turcs, leurs nouveaux alliés, commandés par Melec et Chatel, avaient refusé de les suivre, et qu'après de longs débats ils avaient fini par partager entre eux le butin et les prisonniers, et suivi chacun la route qui leur convenait.) « Après leur séparation des Turcs, ajoute Nicéphore, les Catalans passèrent de leur côté la saison d'hiver aux pieds de l'Olympe et de l'Ossa. A l'approche du printemps ils se mirent en route, traversèrent la cime des montagnes et la vallée de Tempe, et avant l'été ils débordèrent dans les belles plaines de la Thessalie. Là, voyant un pays agréable et fertile, ils passèrent toute cette année à incendier les campagnes et à dévaster tout ce qu'ils trouvaient en dehors des murs des villes, sans que personne leur opposât aucune résistance. Toutes les affaires de Thessalie étaient alors tombées dans un véritable état de torpeur par suite de l'extrême jeunesse de celui qui en avait le gouvernement (Jean Ange), qui n'avait d'ailleurs jamais été habitué aux grandes affaires, et qui était de plus en proie aux souffrances d'une longue maladie et déjà sur le point de mourir et d'entraîner avec lui la ruine d'une puissance transmise jusqu'à lui par ses aïeux, revêtus tous de la dignité de Sébastocrator. Peu de temps auparavant il venait d'épouser Irène, fille naturelle de l'empereur Andronic, et n'en avait eu aucun enfant qui pût succéder à son autorité. Par suite de tout cela, les affaires qui étaient fort en désordre pour le présent, semblaient de voir tomber bientôt dans de plus grands troubles encore quand il s'agirait d'un successeur a cette autorité; car c'était encore une chose cachée dans les ténèbres que le nom de celui qui viendrait à la posséder. Au moment donc où le chef du pays succombait sous sa dernière maladie, et où les ennemis parcouraient et dévastaient tout le pays avec l'impétuosité d'un incendie, il parut convenable aux hommes les plus distingués par leurs familles de s'arrêter à la délibération suivante. Ils résolurent de caresser leurs ennemis par des présents, de capter la bienveillance des chefs par la rançon de dons plus considérables, avant que ces richesses ne fussent enlevées de leurs mains par la guerre, et de promettre de leur donner des guides qui les conduiraient sur les terres d'Achaïe et de Béotie, pays riche et fertile, abondamment fourni de toutes choses agréables et même tout à fait convenable pour que tous pussent y fixer enfin leur résidence. Ces propositions parurent agréables aux Latins eux-mêmes et tout à fait conformes à ce qu'ils désiraient. » (Ici un monologue consultatif des Latins quelque peu verbeux sans un fait de plus.) « Tout cela mûrement considéré et pesé, les Catalans firent avec les Thessaliens un traite de paix et d'alliance aux conditions que j'ai énoncées; et au retour du printemps, ayant reçu d'eux de grandes richesses et des guides, ils franchissent les montagnes qui s'étendent au-delà de la Thessalie, et, traversant les Thermopyles, viennent placer leur camp dans la Locride et sur les bords du Céphise. Ce grand fleuve découle des cimes du Parnasse, et dirige son cours à l'orient, ayant au nord les Opuntiens et les Locriens, au sud et au sud-est toute la partie méditerranéenne de l'Achaïe et de la Béotie; puis, sans se diviser et toujours considérable, arrose les champs de la Livadie et de l'Haliarte; puis, se partageant en deux branches, change son nom en ceux d'Asope et d'Ismène; enfin sous le nom d'Asope coupe l'Attique en deux pour aller se perdre dans la mer, et sous celui d'Ismène va se jeter dans la mer d'Eubée, tout près d'Aulis, où autrefois dit-on, dans leur navigation vers Troie, abordèrent et s'arrêtèrent pour la première fois les héros Grecs. Aussitôt que le seigneur de Thèbes et d'Athènes et de tout le territoire, nommé comme je l'ai dit, Megas-Kyrios (grand-sire), par corruption du nom de Megas-Primmikerios (grand-primicier) qu'il portait autrefois, eut appris l'arrivée des ennemis, il refusa, malgré les vives instances des Catalans, de leur donner passage sur ses terres pour aller se jeter de là où bon leur semblerait; mais il leur parla au contraire avec la plus grande hauteur, les poursuivit de ses moqueries, comme des gens dont il ne prenait nul souci, et pendant tout l'automne et l'hiver s'occupa de réunir ses forces pour le printemps suivant. Au printemps, les Catalans passèrent le Céphise et placèrent leur camp non loin des rives du fleuve, sur le territoire béotien, décidés à livrer bataille en ce lieu. Les Catalans étaient au nombre de trois mille cinq cents hommes de cavalerie et trois mille d'infanterie, parmi lesquels se trouvaient, plusieurs de leurs prisonniers, admis dans leurs rangs à cause de leur habileté à tirer de l'arc. Dès qu'il leur fut annoncé que l'ennemi s'approchait, ils labourèrent tout le terrain où ils avaient résolu de livrer bataille; puis creusant à l'entour et y amenant des cours d'eau tirés du fleuve, ils arrosèrent copieusement celte, plaine de manière à la transformer pour ainsi dire en un marais, et à faire chanceler les chevaux dans leur marche par la boue qui s'attacherait a leurs pieds, et dont ils ne pourraient qu'avec peine se dégager. Au milieu du printemps, le seigneur de ce pays se présenta enfin, amenant avec lui une nombreuse armée composée de Thébains et d'Athéniens, et de toute l'élite des Locriens, des Phocéens et des Mégariens. On y comptait six mille quatre cents hommes de cavalerie et plus de huit mille hommes d'infanterie. L'orgueil et l'arrogance du prince dépassaient toute borne raisonnable; car il se flattait non seulement d'exterminer en un instant tous les Catalans, mais de s'emparer de tous les pays et villes de l'empire jusqu'à Byzance même; mais il arriva tout le contraire de ses espérances; car, en plaçant toute sa confiance pour l'exécution de son entreprise en lui seul et non dans la main de Dieu, il devint bientôt la risée de ses ennemis. En voyant cette plaine couverte d'un si beau vêtement de verdure, et ne soupçonnant rien de ce qui avait été fait, il pousse le cri de guerre, exhorte les siens, et avec toute la cavalerie qui l'entourait s'avance contre l'ennemi qui, en dehors de cette plaine, se tenait immobile sur le terrain, attendant son attaque. Mais avant d'être parvenus au milieu de cette plaine humide, les chevaux, comme s'ils eussent été embarrassés par de lourdes chaînes, et ne pouvant sur ce terrain humide et glissant poser leurs pieds avec fermeté, tantôt roulaient dans la boue avec leurs cavaliers, tantôt débarrassés de leurs cavaliers s'emportaient dans la plaine, et tantôt sentant leurs pieds s'enfoncer, restaient immobiles au même lieu avec leurs maîtres, comme s'ils eussent porté des statues de cavaliers. Les Catalans encouragés par ce spectacle les accablèrent de leurs traits et les égorgèrent tous. Et, s'élançant avec leurs chevaux sur la trace des fuyards, les poursuivirent jusqu'à Thèbes et à Athènes, et, attaquant ces villes à l'improviste, s'en emparèrent avec facilité, ainsi que de tous leurs trésors, de leurs femmes et de leurs enfants. Ainsi, comme dans un jeu de dés, la fortune ayant tout à coup changé, les Catalans devinrent maîtres de la seigneurie, et mirent fin à leurs longues courses vagabondes, et jusqu'aujourd'hui n'ont pas discontinué d'étendre de plus en plus les limites de leur seigneurie. »

[46] Muntaner n'écrit plus ici que sur des relations qui lui ont été faites et non sur ce qu'il a vu; Nicéphore Grégoras est un guide plus sûr dans les détails.

[47] Signe distinctif des chevaliers de race.

[48] Est-ce Salona, l'ancienne Amphissa?