Jean Catholicos

PATRIARCHE D'ARMÉNIE JEAN VI, DIT JEAN CATHOLICOS.

 

HISTOIRE D'ARMENIE : chapitres XXI à XL

chapitres XI à XX - Chapitres XLI à LXX

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

 

 

HISTOIRE D'ARMÉNIE.

 

CHAPITRE XXI.

Les faibles viennent et s'élèvent au-dessus des ordres du fort lorsqu'ils sont pris par l'amour de l'esprit ; lorsque, comme moi, ils ont eu pour lait, dès l'enfance, les préceptes de Dieu ; qu'ils sont attachés à la religion d'alliance et non à votre apostasie ; que selon Paul (Boghoues), ils sont dignes d'amitié et non de haine, et qu'ils sont en adoration dans le temple de l'humilité. Au reste nous ne nous laisserons pas séduire par cette rébellion ; nous distinguerons les choses vraiment angéliques, et nous laisserons les immenses trésors de la vanité, la parole divine exigeant de nous que nous obéissions plus à Dieu qu'aux hommes. Dans toutes vos lettres et missives il y a des accusations contre le grand patriarche, le vicaire de Jésus-Christ. Mais tandis que la chasuble de sainteté le couvre entièrement ; tandis qu'a été glorieusement établi par la parole de Dieu, et que, par ses mœurs évangéliques, il occupe la place de Dieu, (c'est ainsi que je le désignerai toujours), vous, par votre dureté, votre arrogance, votre ignorance et votre mauvaise conduite, vous aves encouru l'anathème ; et moi, je prononce anathème contre votre arrogance. Je sois caution devant Dieu de l'extrême bonté du grand patriarche, et de l'exactitude avec laquelle il a rempli les devoirs prescrits par les saintes écritures, tandis que nous sommes tombés très promptement ; mais, au reste, pendant que les instants de la jeunesse passent, la vieillesse arrive. Quant à moi, je regarde comme vraiment et justement digne de l'anathème la condamnation que vous prononcez. Vous errez beaucoup et vous vous trompez même grossièrement en vous éloignant de lavis des saints pères et vous mettant entre nous et ceux qui admettent le concile de Chalcédoine : c'est pour cela que j'adresse de ferventes prières au ciel ; que je fais pénitence ; que je me prosterne, et que je supplie Dieu avec ardeur de lever mes doutes. Le but de votre lettre ne tend pas à autre chose qu'au péché ; elle vous a été suggérée par la ruse de Satan, qui, dès le commencement, a été la cause de la perte de l'homme ou bien l'assassin de l'âme ; on le voit à la fausseté de vos paroles et à l'esprit d'innovation dans lequel elles ont été écrites ; aussi je m'étonne que vous n'ayez pas encore reçu ce qui vous est dû. Croyez-vous que le Seigneur, mon Dieu, ne connaît pas et n'a pas vu vos innombrables péchés ? Il les connaît comme il connaît le passage d'un serpent sur un chemin ; et un vrai prophète a dit : On examinera l’impiété, et on donnera ce qui sera par suite de l’examen. Je sais par le Seigneur qu'il voit vos péchés et vos perfidies ; que vous trouverez la mort, et qu'en détestant vos frères vous serez perpétuellement tourmenté. Tout ce que vous avez dit de l'homme illustre et élevé en dignité est peu redoutable pour lui : ce sont de très grandes calomnies et des injustices complètes. Laissez là toutes vos viles et indignes calomnies. Dites : Je suis un homme pécheur et méchant ; mes iniquités s'élèvent par-dessus ma tête, et j'en suis extrêmement accablé ; je ne puis jalouser la colère du Seigneur Dieu, maître de tout ce qui existe ; sa vue pénétrante traverse la profonde obscurité qui enveloppe le reste des êtres. — J'ai écrit avec beaucoup de larmes et de soupirs qui venaient du cœur, et j'ai écrit d'un seul trait. Dieu vous a montré la trace de la justice pour aller vers lui et pour confondre vos désirs dans le sien. J'ai fait connaître la justice à votre cœur, et je n'ai pas caché ce qu'il était juste d'examiner avec soin, et ce qu'on vous voit faire à votre chef, quoique cela ne convienne pas. Je mourrai ; mon nom et ma mémoire périront sur la face de la terre ; les prunelles de mes yeux seront couvertes d'un nuage, je ne verrai plus la lumière ; mes oreilles seront bouchées, ma bouche sera muette et froide, ma langue sera attachée à mon gosier, et je serai totalement enveloppé par le nuage et l'obscurité des péchés et par le brouillard de la mort, si je pense ou agis mal. Je ne puis voir, entendre ou dire quelque chose d'injuste ou de méchant contre un homme juste dans les temples de Dieu ; je ne puis remuer la langue ni agiter l'extrémité des lèvres. Loin de nous de lever la main contre l'oint de Dieu, de l'exciter par un crime de lèse-majesté, qui serait irrémissible et impardonnable ; loin de moi de pouvoir être l'ennemi, l'antagoniste ou l'adversaire du compagnon de Dieu. Pas une bouche ne s'ouvrirait pour moi sur la terre ; je serais complètement perdu avec la troupe d'Abiram (Apirouen), et je descendrais vivant dans les enfers. A cause de tout cela, je ne puis changer ni par la crainte de l'enfer, ni par les discours de la puissance, ni par la crainte du tribunal. Je ferai couler le sang du cœur de ceux qui s'opposent aux décrets divins et qui se moquent des ana thèmes, et de ceux qui mettent le trouble partout. C’est pour toutes ces raisons que je vous rappellerai les choses qui ont été prescrites par les lois de Dieu, les choses qui sont manifestes aux fils des hommes et celles qui sont les secrets du Seigneur Dieu. Car il a été fixé un jour dans lequel les secrets humains seront au pouvoir de Jésus-Christ. Ne négligez rien, ne juges rien dans votre opinion ; ne vous opposes à rien, par vos discours, jusqu'à ce que le Seigneur vienne et qu'il rende les milieux les secrets de l'obscurité ; alors il nous éprouvera par le feu pour chaque action, parce que les opinions, les manières de voir, les ressemblances, les ombres ne sont que des chimères hors de la vérité et selon la demande de Dieu ; les faux témoignages ne peuvent parvenir à son juste tribunal, parce qu'il a placé deux ou trois témoins de tous les discours. Il paraît tressage et très convenable que ceux qui nous ont pillés soient traités d'une autre façon, et, par métaphore, qu'on les place selon leur rang et qu'on les voie véritablement honorés ; que ceux qui étaient en haut soient en bas ; que les forts soient les faibles. Au reste je prie instamment que l'on n'écoute rien ou que fon demeure dans la sécurité, et que l'on fasse surtout attention aux choses justes, parce que les opinions et les rumeurs des hommes sont semblables à vous ; elles paraissent entièrement affaiblies et détruites par l'abus qu'on en fait. D'ailleurs, quand il arriverait que vous m'appelassiez au patriarcat en conséquence des conseils qui vous auraient été donnés, vous ne faites point la confession de vos péchés. O vous tous qui marchez avec impudence en avant, qui êtes témoins de l'impiété, laisserai-je parier contre l'élu de Dieu ? Par l'ordre du Saint-Esprit, je ne l'abandonnerai pas d'une manière secrète ; je n'userai cependant d'aucune violence envers vous, mais je saurai employer l'aiguillon pour vous piquer et pour vous retirer de Terreur. Il ne faut pas s'éloigner ainsi ; il faut songer aux faveurs divines et à la religion ; nous devons tous penser à l'ischkhan Pagarad et agir comme lui, car nous savons quelle perte attend ceux qui ont failli. L'assemblée que vous avez ordonné de faire n'est pas composée de méchants, de gens pernicieux et d'hommes vindicatifs, comme ceux qui se rassemblèrent avec Anne (Ana) et Caïphe (Kaïapha) à cause du Seigneur ; cependant vous agissez de la même manière qu'eux avec celui que Dieu a sacré et à qui il a donné dès longtemps la direction de son héritage. Faites comme a dit le prophète : rassemblez-vous tous sur la montagne de Sion, les vieillards justes, les prêtres et les prédicateurs ; sanctifiez-vous par le jeûne et les prières, en gémissant et en pleurant ; Dieu alors vous protégera ; il fera pour vous ce qu'il a fait pour les pères de Nicée. Levez-vous et mettez-vous en marche vers le camp de la sainteté ; tenez-vous debout pour le salut, préparez-vous par le jeûne et les prières, prenez pour nourriture le pain de tribulation, buvez l'eau d'affliction, précipitez-vous dans le fleuve des douleurs, jetez-vous par terre. Le saint et éternel médiateur a été éprouvé par beaucoup de pénitences et de gémissements. Ne faites point, selon votre désir, comme ceux qui méprisent Dieu ; soyez lumineux et recommandables pour eux, ainsi que pour tous les autres. Mais moi, je me regarde comme indigne d'entrer dans le conseil des fidèles ou dans rassemblée des justes, que l'on voit toujours occupés à faire de pieux travaux, des prières annuelles, des actes de piété, qui les rendent agréables au Dieu fort et vivant ; mais j'ajoute à cela que Dieu ne se montre ni indulgent ni favorable envers les personnes qui se conduisent avec arrogance et audace. Quant à moi, il me paraît que ceux qui se comportent d'une manière indigne ou qui font le mal devront être éternellement séparés des autres par l'opprobre. Mais ce qui arrive par la langue ne doit certainement causer d'étonnement à personne ; car ce n'est certainement pas une chose nouvelle que de voir la langue devenir l'instrument de tous les maux : c'est un arc courbé, tendu et préparé à lancer la flèche de la curiosité et de la contradiction, et à percer au cœur et tuer les fidèles. Les mauvais génies s'avancent altérés de la gloire du saint, et ils imaginent repousser, par d'adroits artifices, le Fils de l'homme qui est irrité. Ce sont les langues qui ont tourmenté et détruit, comme par le tranchant de l'épée, les prophètes les plus distingués ; ce sont les exhortations des pharisiens et les clameurs des juifs qui ont voulu perdre, pendant et l'éternité des éternités, la parole de Dieu ; c'est par la langue que la frénésie des prêtres a livré des combats à Dieu ; c'est la rage de Judas (Iouta) qui lui a fermé les yeux, et, qui, pour trois deniers d'argent, lui a fait trahir son devoir ; mais les gens prudents et ceux qui sont doués de sagesse savent, comme le Fils de Dieu, ce qui est dû à Dieu et à César, et ils ne trahissent pas le maître pour perdre leurs âmes. Rappelez-vous le martyr Etienne (Sdiep'hannoues), Jacob (Iakop), frère du Seigneur, Narcisse (Narkiésoues) et d'autres : ne trompez pas. On sait bien comte ment font les fils des hommes ; ils calomnient ou par erreur, ou avec intention. Quand une fois leur intention est manifeste, ils soutiennent leurs méchancetés et ils sont témoins du mensonge, parce qu'ils pensent à ce qui peut être ensuite ; ils aiguisent la perfidie comme un rasoir tranchant, et ils préfixent la méchanceté à bonté ; aussi le prophète versa-t-il beaucoup de larmes à cause des encours méchants, pour s'échapper des mains des hommes pervers dont les langues sont aiguisées comme celles des serpents. Les poisons des vipères sont sur leurs lèvres ; j'ajoute même qu'ils sont d'effrontés et d'abominables faux témoins. Ils ne peuvent entrer dans le tribunal des fidèles ; en conséquence, ils éloignent le moment du repentir, parce que le démon abominable a fait une femme adultère qu'il a exposée à l'admiration des hommes, afin de séduire les prêtres et de les empêcher d'être témoins, selon l'ordre des synodes, avant qu'ils aient accompli les saints canons, et qu'ils se soient mortifiés par la pénitence et purifiés pour s'élever aux premières dignités de l'église. Mais les pécheurs ont fait pénitence, par le office et la cendre, dans des dispositions d'esprit et de cœur monastiques, et, avec le temps, ils sont devenus dignes d'être comptés parmi les fidèles. Les respectables et justes évêques qui sont venus de loin et qui n'ont aucun sentiment de haine, les chefs, les saints pères, les grands ne négligeront rien dans leur examen, et seront fidèles en tout. Ils rétabliront dans toute leur gloire la sainte table et le saint siège ; leurs esprits ont été comme enveloppés par le deuil, à cause de la chute de la fiancée qui avait donné sa foi à Jésus-Christ pour entrer dans la sainteté de l'église. Au reste ne soyez pas poussé beaucoup plus par la terreur que. par la justice et l'équité : n'ordonnez rien d'injuste, ne choisissez pas ce qui vous fait plaisir, n'agissez pas avec ruse ; car par la violence et par les désirs pervers de l'esprit, on combat contre Dieu. Je crois que le Seigneur vous donnera du secours si vous êtes préparé à supporter patiemment le tribunal universel. Gloire et honneur soient à Dieu pendant de longs jours !

CHAPITRE XXII.

Quand cette longue lettre eut été lue, on fut extrêmement honteux, et l’on détesta l'extrême méchanceté des perfides, à cause de ce qui avait été écrit. Mais il n'arriva rien, nulle part, selon les désirs des adversaires. Plusieurs d'entre ceux-ci, et beaucoup de personnes que leur arrogance et leur violente jalousie avaient entraînées dans les voies de la calomnie, périrent par la redoutable colère de Dieu. Leurs méchantes lèvres s'étaient ouvertes pour faire le mal, mais il paraît que, pour la plupart, ils ont été frappés et ont péri. Tous ont été atteints et blessés intérieurement, traités comme des infâmes et plongés dans la plus grande confusion. Les plus audacieux mouraient tourmentés par une grande chaleur, brûlés par un feu vif et par des charbons ardents. Le malheur contraignit le reste de ceux qui avaient répandu la calomnie à venir se jeter aux pieds du patriarche ; punis par les justes craintes qu'ils avaient éprouvées, ils trouvèrent leur pardon. Le grand sbarabied en proie à une crainte profonde et à la terreur que lui inspiraient les jugements de Dieu, vint aussi se jeter aux pieds du patriarche avec de grands gémissements, des soupirs et des larmes, et sollicita le pardon de son crime insensé ; il l'obtint en demandant au patriarche son amitié, dans des dispositions de cœur exemptes de toute espèce de jalousie. Les choses se terminèrent dignement par le pardon et la bénédiction, selon la religion. Mais à cause des craintes que je conservais, toutes les résolutions qui avaient été prises furent confirmées, dans la suite, par un acte écrit ; et ceux qui étaient venus implorer leur pardon n'eurent pas à souffrir les tourments, les souffrances, et les coups qu'ils avaient mérités pour s'être conduits comme Judas.

Cependant Sempad rétablit complètement l'autorité royale ; se rappelant les sages préceptes de Paul (Bo-ghoues), il se conduisit bien avec tout le monde ; il régla la paix d'une manière stable par des traités de bonne amitié. Il ne s'éloigna pas de l'usage de ses pères ; il resta fidèle ami de l'empereur romain Léon.[1] Pour conserver son affection et ses dispositions pacifiques, il envoya à ce prince des personnages distingués, avec de grands présents. L'empereur, de son côté, fit parvenir à Sempad des objets de luxe magnifiques et chargés d'ornements, des robes, des vêtements, des vases, des coupes, des ceintures, entièrement couverts d'or. Mais ce qui était bien plus que tout cela, c'est qu'en même temps Léon l'appelait son fils bien aimé, et l'assurait de son alliance et de son amitié.

Quand l'osdigan Afschin apprit que Sempad avait beaucoup accru sa puissance, et qu'il était véritablement uni avec l'empereur par les liens de l'amitié et par un traité d'alliance, il en fut inquiet et troublé ; il pensa en lui-même au moyen d'agir contre eux, et de détruire leur amitié et leur alliance. En conséquence il rassembla beaucoup de troupes, et se disposa à se mettre en marche vers l'Arménie. On fit promptement connaître au roi Sempad le mauvais dessein du perfide Afschin. Aussitôt il ordonna à tous ses nakharars de réunir une grande quantité de troupes et de combattants vaillants et habiles au métier des armes. Après avoir rassemblé trente mille guerriers, il s'avança à la rencontre d'Afschin jusqu'au pays de Rhadouekk'h, auprès de l'Azerbaïdjan, et lorsqu'il fut en présence des troupes ennemies, il envoya des lettres à Afschin par le moyen d'un courrier. Pourquoi, lui écrivait-il, agis-tu méchamment ? Pourquoi marches-tu et t'avances-tu ? Si j'ai lié amitié avec l'empereur, c'est pour votre avantage ; car cette amitié est peut-être nécessaire au grand amirabied, et vous pourrez d'un moment à l'autre avoir besoin de l'appui des Grecs ; offrez-leur votre secours ; rendez-leur des services, envoyez-leur de superbes robes et de magnifiques ornements. En ouvrant le chemin aux marchands qui sont de ta religion, ils te donneront l'entrée de leur pays ; et par leurs richesses, ils rempliront abondamment tes trésors. Afschin, après avoir lu Ces agréables paroles, comprit ce qui devait en résulter : il envoya à la cour du prince des cuirassés choisies, et changea ses discours méchants en un message d'amitié. Après cela, tous deux montés sur de magnifiques chevaux, ils se rapprochèrent l’un de l'autre et se firent des dons et des présente vraiment royaux ; puis Afschin se mit en route et rentra dans l'Azerbaïdjan ; Quant au foi Sempad, il retourna sur ses pas et se dirigea vers Tovin, la métropole. Il vit que ceux à qui il avait donné les plus hautes dignités né remplissaient pas les devoirs exigés par l’obéissance, qu'ils ne satisfaisaient pas à leurs engagements avec le roi, et que les tributs diminuaient. A sort approche on ferma les portes de la ville il attaqua vivement la ville, et dans le trouble que causa cette attaqué, il y eut beaucoup de désordres, de pillages, de dévastations et d'incendiés. Pendant l'espace de deux ans tout fut dans le même état ; on se causa, de part et d'autre, de l'affliction, des tourments et de la gêne. Deux frères nommés Mohamet (Mahmed) et Oumaï étaient alors osdigans ou gouverneurs de la ville ; ils rassemblèrent leurs guerriers et sortirent de la ville pendant la nuit. Ils furent mb en déroute ; on observa leurs mouvements ; on envoya des troupes à leur poursuite, on les fit prisonniers, et on les amena au roi Ils furent mis aux fers, et par l'aiguillon des tourments, on parvint à leur arracher beaucoup de trésors en or et en argent ; puis on les envoya, chargés de chaînes de fer, à l'empereur Léon. Il est certain que depuis cette époque le roi Sempad gouverna les habitants de la ville en leur faisant sentir le joug de la servitude. Il étendit sa main puissante, et parcourut beaucoup de pays qu'il sut s'attacher et dont il parvint à soumettre les chefs à sa domination, les uns par ses paroles conciliantes, les autres par ses belles actions, Parmi eux étaient le grand curopalate d'Ibérie et tous ceux qui dépendaient de celui-ci ; ils prêtèrent obéissance à Sempad, et lui restèrent attachés avec la plus admirable fidélité. D'autres furent renversés à ses pieds par la supériorité de sa puissance, et parce qu'il traita les arrogants avec une grande sévérité. Il agrandit et il étendit les limites de sa souveraineté du côté du nord-ouest jusqu'à la ville de Garin ; depuis la province de Kghardcbk'h jusqu'aux bords de la grande mer, jusqu'aux frontières de la Colchide (Iégiéria), jusqu'au pied du grand mont Caucase, à la province de Gougarg, et à celle de Dzanarg (Dzanark’h) ; jusqu'à la porte des Alains, où il prit le fort qui y était construit. Du côté du midi, sa souveraineté s'étendait depuis le fleuve Kour jusqu'à la ville de Tiflis (Dep’hkhis) ; elle comprenait la province d'Oudie (Oudi) jusqu'à la ville d'Hounaragerd (Hounarakierd) jusqu'à Dounk'h, jusqu'à Schamkour (Schamk’houer). C'est ainsi que Sempad étendit les limites de sa souveraineté[2] ; il établit partout des impôts, des contributions et des tributs ; il signala son courage dans de grands combats, et consacra par un monument le souvenir de ses victoires.

CHAPITRE XXIII.

Dans ce temps-là il arriva inopinément, pendant la nuit, dans la ville de Tovin, un violent et terrible tremblement de terre. Les habitants ressentirent un grand nombre de mouvements, d'agitations, de tremblements et de secousses. La ville fut détruite de fond en comble, et l'enceinte des murs s'écroula entièrement, aussi bien que le palais des princes, les maisons des paysans, et de la même façon qu'on voit tomber les pierres du haut des montagnes. L'église divine, qui servait de résidence au patriarche, et les autres monuments solides furent renversés et ruinés de fond en comble. Ceux qui regardaient ne voyaient plus qu'un immense amas de décombres terrible à contempler. Une grande quantité de personnes furent étouffées, écrasées, englouties dans la terre. Il y avait une multitude de cadavres aussi durs que la pierre. Il était impossible dans ce moment de pouvoir posséder les facultés de son esprit. Ce triste événement causa bien des larmes, des pleurs et des gémissements. Je laisse à dire le détail de tout cela à ceux qui sont dignes de pitié, à ceux qui étaient liés par la nature aux. hommes qui périrent. Les lamentations, les gémissements, les soupirs, les cris, les clameurs, les hurlements, les douleurs amères des femmes, des vierges, des parents, des épouses, des maris, qui étaient plongés dans le plus grand désespoir et le plus cruel chagrin, s'élevaient jusqu'aux cieux. On ne pouvait donner des tombeaux à tous les morts à cause de la grande quantité des victimes ; on jetait les cadavres dans des fosses ou dans des trous profonds, et on les recouvrait de terre. Tout le monde restait immobile à la même place, frappé de terreur et plongé dans l'affliction. Quand le saint homme de Dieu, Maschdots, qui habitait dans l'île de Sevan, apprit les effets de la colère divine, il fit publiquement pénitence, après quoi il écrivit une lettre à tous ceux qui avaient échappé au désastre ; elle était conçue en ces termes :

CHAPITRE XXIV.

O vous tous, compagnons du même malheur, qui avez été brisés par la violence et la force de Dieu, je sais que c'est la grande quantité des péchés des hommes qui a allumé sa colère. Je suis soumis avec plaisir à mes maîtres, et j'aime mes frères. C'est parce que vous n'avez pas fait ainsi, que Dieu a ouvert inopinément la porte des larmes, qu'il vous a livrés aux douleurs effroyables de la mort, et qu'il a changé votre joie en deuil. De même que le feu détruit entièrement, et que les bois et les forêts sont abattus par les hommes, rien ne peut défendre contre les ordres suprêmes de Dieu, ni la profondeur et la largeur de la mer, ni la hauteur des montagnes. Il fait paraître l'horrible et amer jour de la destruction, pendant que les hommes sont à des tables splendides et qu'ils portent la nourriture à leurs bouches, qui à l'instant cessent de s'ouvrir et sont la cause d'ace mères et cruelles douleurs. Les mères sont fatiguées de leurs fils ; les souffrances qu'elles éprouvent les forcent à abandonner leurs petits enfants ; leurs maisons deviennent leurs tombeaux ; on enterre dans les temples comme dans les sépulcres. Le malheur se répand partout : les pères, les frères sont tous moissonnés ; les souverains et la multitude des peuples sont enveloppés dans les mêmes filets ; en un seul instant, en un clin d'œil ils sont frappés et détruits par une épée invisible, et disparaissent comme l'eau qui se répand sur la terre, ou comme la fumée qui se répand partout. On prie dans les ténèbres ; elles nous enveloppent tous. Les yeux ne voient pas la nouvelle et étonnante condamnation qui atteint les coupables.

Dieu toujours récompense l'innocent ; il l'aime, le console, et l'admet au divin banquet. Le Seigneur alors fait publier les paroles de sa bénédiction par le moyen des mères, des frères, des parents et des enfants, Aujourd'hui les hommes vivent dans d'horribles anxiétés et sont extrêmement malheureux à cause de leur aveuglement. L’ombre de la lumière ne vous laissera pas de consolation ; vous n'aurez aucune espérance, et il n'y aura pas de salut, ni de rappel à la vie. Vous savez qu'il n'y a d'autre espoir que Dieu seul, et que l'humanité est un de ses attributs ; Dieu ne sauve pas une seule âme comme le feraient la justice et l'équité humaines. Puisque nous oublions Dieu, il nous oubliera de même. La miséricorde et l'humanité de Dieu sont ma seule expérience ; aussi je me soumets avec plaisir à toutes les tribulations qu'il veut m’imposer ; car il nous reprend avec bonté de notre méchante stupidité. Nous nous étonnons encore des étranges jugements de Dieu. Nous nous demandons pourquoi il fait périr le juste avec le scélérat. D'abord il est juste pour les uns comme pour les autres ; il ne peut s'éloigner de son dessein pour tous à cause d'un seul ; il faut en outre que le méchant meure ; nous ne devons donc pas rendre le projet de Dieu inutile, car nous sommes obligés de nous soumettre. De même que les justes et les méchants jouissent également des rayons du soleil, de la pluie et des autres bienfaits, de même ils partagent le breuvage de la punition. Chacun a sa récompense et son châtiment proportionnés à ses actions. Les justes lois du créateur subsistent jusqu'à nous ; elles gouvernent sévèrement tous les hommes, ceux qui les suivent de gré, comme ceux qui les suivent de force ; elles vous gouvernent sévèrement, soit que vous soyez distingués par votre prudence, votre science, vos vertus religieuses, soit que vous soyez remarquables par vos prières et vos actions de grâces. Montrez-vous attachés à celui qui est le consolateur de la faiblesse des cœurs ; soyez toujours fidèles à ses principes ; soyez en amitié et en rapport avec ceux qui suivent la religion chrétienne, qui ont des mœurs pures, qui aiment la vertu, qui professent la foi orthodoxe, et qui ont la crainte de Dieu. Le Seigneur vous a donné un esprit de consolation et l'espérance des biens qui sont dus à un cœur saint ; il vous remplira d'une consolation naturelle. Vous serez épargnés avec le pasteur et tout le troupeau ; on vous fera grâce des peines et des rudes travaux ; vous n'éprouverez pas les tourments qui frappent les méchants dans la vallée de tristesse ; vous serez jugés également en considération des tourments des martyrs de Jésus-Christ, dont les esprits sont tranquilles dans le tabernacle de lumière. On ne peut corrompre ce qu'on doit à leurs écrits, à leurs paroles, à leurs actions et à leurs pensées. Ils nous gardent tous les biens qu'ils nous ont promis, parce qu'ils nous aiment, et cela jusqu'à l'éternité.

CHAPITRE XXV.

Ces excellentes paroles furent lues par un grand nombre d'individus, et parvinrent aux oreilles de beaucoup d'autres qui avaient tout abandonné par la crainte violente qu'ils avaient du Seigneur ; elles ne causèrent pas peu de consolation à leurs Ames, et de frayeur à ceux qui étaient dignes par leur méchanceté d'éprouver la colère de Dieu, puisqu'ils avaient mêlé leurs péchés avec ceux des infidèles. Leur punition aurait été juste ; car, lorsque les chrétiens sont assoupis par la fumée de la colère des infidèles, ils sont condamnables ; ils ne se sont pas liés avec les habitants de Ségor, mais avec les Arabes. Nous avons connu leurs actions ; elles ont été pour nous un sujet de scandale. Vous pouvez savoir qu'ils sont devenus malheureux à cause de leurs horribles péchés, contre lesquels, selon nous, il faut combattre avec bien plus d'ardeur que contre toute autre chose.

CHAPITRE XXVI.

Cependant le perfide osdigan Afschin, dont nous avons précédemment parlé, voyant que la fortune était favorable au roi Sempad, et que ce prince étendait sa puissance sur les provinces septentrionales en amenant tout le monde à son obéissance par ses manières affectueuses, conçut la pensée de l'attaquer brusquement, de ne point garder l’alliance ni l'amitié qu'il avait contractées avec lui, de rompre son serment de fidélité, de se mettre en observation, et de ne point remplir l’engagement relatif aux tributs. Ce perfide se hâta de semer partout le trouble et la division, et on peut le regarder avec raison comme la cause première des malheurs et de la captivité du roi Sempad, Il était dans le doute et secrètement il rassemblait auprès de lui une grande quantité de troupes ; il en faisait venir de tous les côtés : elles arrivaient promptement, et se portaient sur choque point avec la plus grande rapidité, comme un violent déluge, bouleversât, tourmentant, agitant tout et détruisant la bonne harmonie jusque dans ses fondements.

Le roi Sempad n'eut connaissance de ces mouvements qu’au moment où l'osdigan s’avança jusque Na-khidchévan. Lorsqu'il eut appris cette triste nouvelle, il s'efforça de rassembler promptement des troupes auprès de lui ; mais il ne put aller assez tôt à la rencontre d'Afschin, et l'ennemi parvint jusqu'à la ville de Tovin. Le roi alors se retira dans une place très forte, et envoya des courriers de tous les côtés. Les nakharars, ayant réuni leurs soldats, lui amenèrent promptement une grande armée. Tous les septentrionaux arrivèrent en grand nombre, à la demande du roi. Des hommes vaillants armés de flèches, d'autres armés de lances et couverts d'armures charges de riches ornements, se levèrent avec rapidité et vinrent se réunir dans le bourg de Vazdan, qui est au pied du mont Aragadz.

Le grand patriarche George alla à la rencontre de l'osdigan, espérant être assez habile pour convertir à la douceur le cœur de pierre d'Afschin, et croyant qu'il suffirait d'un pasteur spirituel pour l'amener à la clémence. Quand l'osdigan le vit, il fut au-devant de lui, selon l’usage des serviteurs de l'antéchrist ; mais cherchant à abuser de sa confiance, il l'envoya avec un message vers le roi Sempad, dans l’intention de tromper ce prince par la plus noire perfidie, puisqu'il invitait le roi à venir lui-même le trouver. Le saint patriarche, homme juste et simple de cœur, ne se doutait de rien, et ne savait pas qu'il devait faire tomber son dans un piège et le forcer à se perdre avec lui. Mais Sempad, qui était doué d'une grande prudence et d'une grande sagesse, ne voulut pas se rendre auprès d'Afschin avec le patriarche. D'après l'avis des nakharars, George retourna auprès de l'osdigan. De même qu'à diverses reprises il avait précédemment essayé en vain de l'amener à la conciliation, il ne parvint pas davantage, cette fois, à le persuader, ni à lui faire jurer la pais.

L'osdigan, voyant qu'il n'avait pu tromper le roi Sempad par le message du patriarche, donna l'ordre de prendre George, de le charger de chaînes, de lui mettre des fers aux mains et de le renvoyer ainsi à Sempad. C'est dans cet état que le patriarche vint trouver le prince qui était alors dans son camp, au bourg de Toghs (Touegh). Trois jours après, l'osdigan disposa son armée, la rassembla tout entière et la rangea en ordre de bataille pour combattre le roi. Celui-ci réunît ses vaillants guerriers armés d'épées et ses habiles archers armés de flèches terribles, pour faire parvenir les douleurs de la mort à l'armée arabe. Ce vaillant héros attaqua bientôt les ennemis, les renversa par terre ou les dispersa dans les campagnes ; il éparpilla et mit en déroute le reste de leurs troupes. Toute l'armée des étrangers fut contrainte de prendre la fuite, et ne put conserver ou défendre par la force un seul endroit pour s'arrêter et lui servir d'asile. Cependant le méchant osdigan n'était plus agité comme les flots de la mer ; il n'était plus écumant comme les montagnes ; au lieu de conserver sa féroce et violente colère, il suppliait Sempad de lui accorder la paix, promettant à ce prince de lui payer le tribut royal et de s'engager par serment à ne jamais rompre l'alliance avec lui. Sempad, qui désirait ardemment la paix pour son royaume, consentit sans délai à cette demande. Il envoya à l'osdigan des présents et des dons remarquables par leur magnificence et par leur nombre, et les lui fit porter avec un faste et une pompe dignes d'un roi.

L'osdigan fut renvoyé après cela ; il s'en alla emmenant avec lui le grand patriarche chargé de fers. Chez les ennemis le corps de George fut tourmenté de toutes les façons, sous le poids énorme des chagrins et des afflictions. Ses gardiens ne le quittaient jamais ; ils étaient toujours près de lui pour préparer son lit, pour lui verser de l'eau sur les mains, pour remplir auprès de lui toutes les fonctions domestiques, pour lui présenter les plats, pour lui donner de l'eau à boire afin d'étancher sa soif. Le patriarche, ainsi tourmenté cruellement par de saintes chaînes, baignait chaque jour son lit de ses larmes ; il gémissait sans cesse ; il chantait des psaumes ; il adressait à Dieu de ferventes prières, pour qu'au moins, dans ses souffrances, il ne fut pas privé du bonheur d'arriver au port de la vie.

Après qu'il eut passé deux mois dans cette captivité, l'osdigan arabe lui demanda une grande quantité d'or et d'argent ; pour l'obtenir, il lui envoya une lettre dans laquelle il l'assurait par serment que, s'il donnait la somme indiquée, il lui rendrait la liberté et le renverrait avec honneur dans son siège. Le grand patriarche, après avoir reçu cette communication, en donna avis à l'évêque de la cour patriarcale, à moi et aux autres prêtres de l'église. On écrivit, selon l'usage, et on envoya des messages à tous les généraux, nakharars et ischkhans du pays. Quand ils furent réunis, ils délibérèrent sur la demande de l’osdigan ; et par l’ordre du roi Sempad, ils dépêchèrent promptement quelqu'un au grand ischkhan d'Orient, Hamam,[3] parce qu'à cette époque, l’osdigan était allé dans la ville de Phaïdagaran et avait amené avec lui George. Comme il s'avançait rapidement, nous allâmes au-devant de lui. L’ischkhan, ayant demandé que le patriarche lui fût remis, envoya de grands trésors à l’osdigan, plus qu'il ne lui en fallait, et les lui fit porter. Il s'était toujours efforcé de protéger les fidèles, et désirait vivement de voir le grand patriarche : il le traita avec les plus glands honneurs, lui rendit tous les services qui étaient en son pouvoir, lui témoigna beaucoup de respect et Je renvoya en Arménie. Quand le pasteur du bercail spirituel revit ses brebis, il fit, ainsi qu'elles, éclater la plus grande joie ; toutes les églises retentirent d'actions de grâce à pour la cessation de la colère divine, et l’on célébra la gloire de Dieu par des prières continuelles.

CHAPITRE XXVII.

A cette époque, le grand ischkhan du Vasbouragan, Aschod, fils de la sœur du roi Sempad, trompé par la ruse et la perfidie de quelques calomniateurs, s'écarta des engagements qui rattachaient au roi Sempad, son oncle ; il se disposa à se rendre auprès de l’osdigan Afschin, parce qu'il en avait reçu des présents ; et il devint évident qu'il voulait avoir avec lui amitié et alliance, sans rien stipuler cependant qui partit suspect en soi-même. S'étant mis en marche, il alla, avec de grands et magnifiques présents, trouver l'osdigan. Il l'emportait en pompe sur tous les autres nakharars ; il avait secrètement la plus grande ambition, et il désirait être élevé en honneur et en dignité. L'osdigan parut vouloir complaire aux désira de l'ischkhan ; peut-être promettant plus qu'il ne proposait de tenir. Comme Aschod aimait beaucoup les honneurs, on lui donna des vêtements magnifiques ; car il ne s'était mis en route de loin que pour obtenir les choses qui pouvaient contenter son esprit. Cependant le roi Sempad garda le silence, et se borna, pendant quelque temps, à observer avec soin les dotions de l’ischkhan, enfin il alla vers lui pour dompter et dévoiler ce honteux esprit d'ignorance ; mais l'ischkhan fut intraitable et ne rentra pas dans le devoir.

Quelques jours après le grand ischkhan de Siounie se conduisit de la même façon ; il fut trouver Afschin, et lui adressa Une demande semblable à celle dont j'ai déjà fait mention. Mais, au bout de quelque temps, se repentant de s'être séparé de l'alliance du roi, il pria avec instance ce prince de n'avoir aucun souvenir de ses torts, et de prendre pitié de lui à cause des miséricordes de Dieu, source d'amour. Sempad ne fut pas difficile : il lui rendit son ancienne bienveillance, le reçut avec amitié, et le réprimanda comme on réprimande un fils bien aimé ; après quoi il lui conféra les plus grands honneurs et le traita avec la plus haute distinction.

CHAPITRE XXVIII.

Dans ce temps-là Gagig (Kakik) Ardzrouni se rendit célèbre par sa prudence, ses bienfaits, sa vaillance et son extrême sévérité ; il était beau-père du grand ischkhan Aschod dont j'ai déjà parlé plus haut. Le grand ischkhan le trompa par de spécieuses promesses et par la. méchanceté perfide de son cœur. Sous le prétexte qu'il aimait les voluptés, Gagig fut arrêté et chargé de chaînes de fer par les trois frères, Aschod, son gendre, Gagig et Gourgen[4] (Kourken), qui, d'un consentement unanime, le firent jeter dans une prison, et s'emparèrent de sa principauté. Le grand ischkhan augmenta de toutes ses possessions sa domination.

Le roi Sempad n'y consentit qu'avec regret ; il ne voulait pas que cela fût ainsi, parce que l'ischkhan Gagig n'avait mérité aucun châtiment, et qu'attaché de cœur au roi il avait toujours porté avec soumission le joug de l'obéissance.

Après ces événements le roi Sempad voyant que la paix était solidement établie en Arménie, et que les nakharars étaient unis avec lui par un serment d'amitié, conçut le dessein de se mettre en marche pour aller fonder et établir sa domination sur la province de Daron et sur tout le pays d'Aghdsnik'h, afin que la souveraineté des peuples de ces contrées ne sortît pas de la domination naturelle.

En conséquence de ces dispositions, le grand ischkhan arabe, Ahmed, qui gouvernait la Mésopotamie de Syrie jusqu'à la Palestine, fit arrêter prisonnier Abelmakhra, qui, par son mariage, était allié avec les Ardarouniens, et qui, en secret, professait la religion chrétienne. Il gouvernait le pays d'Aghdsnik'h à la place des anciens gouverneurs militaires. On le mit dans une prison. Il avait acquis la principauté de ses pères et commandait aux habitants du mont Sim.

Abelmakhra étant mort quelques années après, David Pagratide, grand ischkhan de Daron, nomma à. sa place le fils de son frère Gourgen. La guerre éclata entre lui et Ahmed, et le premier fut tué dans le combat. Alors Ahmed avança pied à pied, s'efforçant de devenir le seul maître de ces contrées. C'est pourquoi, au moyen d'un mariage, le fils du grand ischkhan David contracta une alliance avec Schahpour (Schabouèh), frère du roi. Il se plaignait très fréquemment à lui de son malheur et de la méchanceté d'Ahmed, qui l'avait dépouillé, et il lui montrait manifestement qu'il était venu à cause de cela.

Sur ces entrefaites le roi fit rassembler les nakharars arméniens, avec toutes les troupes ; et lorsqu'il eut réuni six mille hommes, il se mit en marche et parvint jusqu'en face des montagnes qui sont à l'orient de Daron.[5] Il campa en cet endroit, et de là il observa l'état des affaires. Lé barbare tyran Ahmed campa à l'occident de Daron, sûr les bords de l'Euphrate. L'ischkhan du Vasbouragan, Gagig, était alors auprès d'Ahmed pour traiter d'alliance en secret ; mais, par une noire perfidie, feignant de satisfaire au désir du roi, il se mît en marche du côté du midi, arriva vis-à-vis du grand bourg nommé Houeghs, et s'avança vers les confédérés avec le dessein, disait-il, de faire les choses les plus convenables pour terminer les affaires par la paix ou par la guerre. Le roi ne pensant pas qu'il venait pour espionner, alla au-devant de lui. Gagig profita de cette confiance et instruisit Ahmed de son perfide projet : à l'instant même ils firent un pacte ensemble. Il invita le roi à s'avancer lui-même et à amener avec lui une grande quantité de troupes, en marchant à travers des montagnes et des rocs arides, remplis de ravins pierreux, par où il paraissait impossible que toutes les troupes pussent passer. Beaucoup de soldais tombèrent exténués de soif ; et toute l'armée, par les excessives privations qu'elle eue à souffrir, se trouva abattue, lassée, fatiguée, et tomba dans une extrême faiblesse. Elle était accablée, plongée dans la plus grande consternation et considérablement diminuée, lorsqu'enfin on s'approcha d'un bourg nommé Thoughth, où il y avait de l'eau. Quand l'armée fut arrivée dans cet endroit, die s'y arrêta pour prendre quelque repos. Cependant Ahmed, d'après l'avis que lui avait donné Gagig, rassembla ses forces pendant la nuit, un peu avant l'aurore. Ces barbares s'avancèrent, dévastant et détruisant tout ce qui était sur leur route : bientôt ils arrivèrent en vue des troupes fatiguées ; et couverts de leurs cuirasses et de leurs somptueuses armes, ils furent bientôt à cheval en présence de l'ennemi. Le roi alors parcourut le champ de bataille ; en voyant le ravage qu'on avait déjà fait, il reprit courage et en inspira à ceux qui le suivaient. Il fit amener son cheval, et espérait défaire complètement toute cette troupe de paysans ennemis qui s'avançaient contre lui, Gagig reconnut que l'on se préparait à combattre vaillamment ; l'odeur de la mort venait jusqu'à lui, ce qui servait à merveille son cœur méchant et son perfide dessein. Il envoya des courriers de tous les côtés, donna l'ordre de plier sa tente et fit porter ses bagages sur les derrières. Quand la multitude vit cela, on pensa qu'il avait raison, et tout le monde en fit autant. Mais le roi, ayant remarqué ce qui se passait, jugea que ces dispositions ne promettaient pas des chances assez heureuses pour continuer le combat ; chacun alors tira de son côté, et l'on finit par prendre la fuite. Le jeune, beau et inexpérimenté Aschod, fils de la sœur du roi, et l'un des grands nakharars d'Arménie, se retira ensuite ; il fut accompagné par d'autres seigneurs guerriers, d'un moindre rang, au nombre de cinquante, plus ou moins. Les troupes se dispersèrent et retournèrent chacune dans leur pays.

Le roi alla se fixer dans la province de Pagrevant, pour s'y reposer de la fatigue de ses travaux. Cependant le perfide ischkhan Gagig s'efforçait de cacher avec soin sa perfidie dans le fond de son cœur, feignant d'ignorer ce qui était manifeste et ce qui était caché. Lorsqu'il se rendit à Van, dans la province de Dosb (Douesl), il s'occupa à s'égayer, à jouer, et à passer le temps dans les festins, avec une grande perversité de cœur, car il s'amusait sans faire la moindre attention à l'avenir. Le lendemain, il se revêtit d'une robe royale, et, monté sur sa mule, il se promenait en pompe sur les chemins. Gagig, frère du grand ischkhan Aschod, et deux hommes de la race des Amadouniens, qui entraient dans son projet, s'avancèrent contre celui qui s'était élevé et qui affectait l'empire ; ils le livrèrent pour pâture à l'épée ; il tomba à terre et mourut. On l'enterra auprès de ses ancêtres. Aschod, qui avait été enchaîné, s'en alla tranquillement avec ses frères dans sa propre principauté.

Avant cela deux grands ischkhans, déjà avancés en âge, Mouschegh, ischkhan de Mog (Mouekk'h), et Gourgen, ischkhan d'Andsévatsi, avaient été d'un avis contraire dans un conseil. Enflammés de colère par suite de cette altercation, ils se firent une violente guerre. Mouschegh, ischkhan de Mog, fut tué dans le combat par Gourgen lui-même. Au bout d'un espace de deux ans, selon ce qu'on raconte, Gourgen, monté sur un superbe cheval, passa un petit torrent ; le cheval s'emporta subitement et jeta par terre l'ischkhan, qui tomba à la renverse et mourut sur le lieu même ; on enleva son corps pour l'ensevelir dans le tombeau de ses pères. Son fils, le grand Adom (Adouem), hérita de sa principauté après lui.

CHAPITRE XXIX.

Quand l'osdigan Afschin, ami du mal et de l'affliction, apprit l'horrible malheur qui était arrivé, la triste fuite de Sempad, l'abattement et la faiblesse des troupes Arméniennes, la perfidie des plus grands de l'état, et la prompte rupture qui avait éclaté entre eux, il trouva cet instant convenable, propice et favorable pour l'accomplissement de ses désirs. Sa méchanceté naturelle domina alors son esprit ; il voulut tout détruire ; il se leva comme un violent torrent, mais il cacha avec soin le méchant dessein qu'il avait de troubler la maison de Thorgoma et de répandre sur le roi toute l'amertume de ses poisons. Il se mit en marche vers la province d'Oudie, s'avança vers le pays de Gougarg et l'Ibérie afin de s'en rendre maître, ou du moins afin d'y jeter assez de trouble pour que jamais le roi Sempad ne pût se relever de sa fuite. Mais aucun des nakharars de ces contrées n'ouvrit la bouche pour faire un pacte de rébellion avec lui, et il ne put s'emparer par la force de leurs châteaux, qui étaient d'un difficile accès. Alors il entra en Arménie dans la province de Vanant ; quand il fut là il résolut d'observer avec le plus grand soin la marche de Sempad. Ce prince s'étant jeté dans une place extrêmement forte, située au milieu d'une vallée pierreuse et très profonde, l'osdigan reconnut qu'il ne pouvait s'en rendre maître par la force des armes, par aucun moyen violent, ni en employant la ruse et la trahison. Il continua donc sa marche et alla assiéger la forteresse de Kars (Karouts) dans le pays de Vanant, parce que les religieux vêtus de cilices, la reine des Arméniens, femme de Sempad et fille du roi de Colchide, et d'autres femmes, épouses des principaux nobles, s'étaient réfugiés et cachés dans cette forteresse. Le gouverneur de Kars était un k’hasnadid de la race des Genthouniens (Kentouni), nommé Hasan, intendant de toute la maison du roi et serviteur très fidèle. Il gardait, dans les coffres de la citadelle, des trésors et une grande quantité de vases précieux qui appartenaient au roi. Quand Afschin en fut informé avec certitude, il tâcha de s'emparer de la place par la séduction, et il l'entoura entièrement d’une tranchée. Hasan, sur cela, fit de mûres réflexions ; il pensa longtemps en lui-même ; enfin, ne trouvant aucun moyen de conserver ce qui était confié à sa garde, et voyant que la porte de la perdition paraissait ouverte, il se réconforta par l'espoir de la faveur céleste. Il consentit à livrer Kars à Afschin sous la condition que celui-ci s'engagerait, par un serment solennel, à ne point laisser répandre de sang et à ne commettre aucune méchante action. Afschin fit promptement et avec assurance le redoutable serment qu'on lui demandait. Alors on ouvrit les pertes de la forteresse et il y entra : Les soldats de la garnison étaient consternés comme s'ils avaient été terrassés par une horrible bête féroce. Afschin les fit séparer les uns des autres, et les plongea dans la terreur et l'affliction en les menaçant de les livrer à la mort, ou de les retenir prisonniers. Cependant il laissa sortir une grande quantité de paysans, et donna la liberté à un nombre considérable de personnes distinguées. Il se contenta d'amener avec lui, à Tovin, la reine et la jeune fiancée, ainsi qu'Hasan, intendant du roi, un petit nombre d'autres personnes, les trésors et les vases précieux. En agissant de la sorte ce n'était peut-être pas pour faire voir qu'il ne laissait derrière lui ni le deuil, ni la désolation, mais bien plutôt pour qu'on admirât sa magnificence et sa grandeur. An bout de quelques jours, il permit à Hasan de se rendre auprès du roi.

Quand : le roi Sempad revint à Kars et vit que cette place avait été prise par les ennemis, il ne se plaignit pas ; il avait mis tout son espoir dans le secours céleste ; il louait Dieu en élevant la voix ; il était entièrement soumis à ses volontés, parce que Dieu connaît notre vie et le moment de la perte des ennemis.

Comme c'était dans la saison de l'hiver, le roi ne put choisir cet endroit pour y résider ; il alla dans la province d'Eraskhadsor (Iéraskhadsouer), au fort du bourg de Gaghzovan (Kaghzouévan). Cependant, des deux côtés, Sempad et Afschin s'envoyaient continuellement des courriers ; il y eut entre eux des conférences ; ils s'efforçaient tous les deux de jeter l'un sur l'autre la faute de ce qui était arrivé. L'osdigan finit par demander que le roi lui remit en otages sa fille aînée et la fille de son frère Isaac (Sahak), et qu'il lui donnât en mariage, comme un gage assuré de paix, la fille de Schahpour (Schabouèh), le plus jeune des frères du roi ; puis il fit un vain et faux serment à Sempad, en témoignant le désir que tout ceci fût considéré comme une marque de confiance et comme la garantie d'une paix perpétuelle. Cependant le roi ne voyant pas que les nakharars fussent également d'accord avec lui, et ne connaissant aucun moyen de se tirer d'affaire d'une manière convenable, entra en accommodement avec l'osdigan ; il lui livra pour otages, en garantie de l'arrangement, son fils Aschod et Sempad, fils de son frère ; et il lui donna en mariage la fille de son plus jeune frère Schahpour. Il obtint qu'on célébrerait de magnifiques noces et qu'on chanterait des vers ; mais, à cause du mauvais air de l'hiver, il ne voulut pas se déplacer pour assister à la cérémonie.

CHAPITRE XXX.

A cette époque le grand patriarche George mourut dans le pays de Vasbouragan ; tous les prêtres et les ischkhans du pays portèrent son corps, au son des instruments et le placèrent à Dsoroï-Vang (Dsouéroui-Vank'h), dans la province de Dosb, auprès de l'autel du Seigneur, dans une église où notre saint illuminateur avait déposé sa baguette. C'était une des plus saintes églises d'Arménie ; on lui en fit faire le tour.

Quand la tristesse de l'hiver fit place à l'air doux du printemps, l'osdigan Afschin donna au roi Sempad beaucoup de marques d'attention et d'honneur : il lui renvoya la reine son épouse ; il appela auprès de lui Schahpour, frère du roi, le traita magnifiquement et avec la plus entière déférence ; puis, comme un bon parent, il le gratifia des plia beaux présents et le combla des plus grands honneurs. Schahpour fut renvoyé par son gendre Afschin avec sa fille, les autres otages, la reine et la jeune fiancée du roi ; il retourna lui-même auprès du roi Sempad.

CHAPITRE XXXI.

Le grand patriarche George étant sorti de la vie, le roi et les nobles, avec discernement et par la grâce de Dieu, choisirent pour remplir le patriarcat le saint homme de Dieu Maschdots, Ce dernier était toujours plein des effusions divines et de la force spirituelle ; tel qu'un champ fertile, il produisait d'odorantes fleurs spirituelles. Il refusait tous les mets exquis ; souvent même il rejetait loin de lui toute espèce de nourriture ; il se passait de manger et buvait de l'eau. En tout temps il faisait les plus médiocres repas ; jamais il n'achetait la moindre chose. C'est en considération de ces qualités que le roi et tous les grands ischkhans lui conférèrent l'éclatant honneur du patriarcat. Il marcha avec la plus belle et la plus grande pompe, et on le fit asseoir sur le trône du saint illuminateur Grégoire. La louange de sa vertu était si abondante qu'elle semblait être un champ fertile de fleurs spirituelles. Ce n'est pas ici le moment d'en parler ; mais ce moment viendra en d'autres endroits et en d'autres temps, et je ne l'oublierai pas.

Au reste, pendant que saint Maschdots se distinguait par sa science profonde et par ses étonnants miracles ; pendant qu'il établissait un ordre admirable dans son troupeau de fidèles, qu'il y faisait naître toutes les vertus et qu'il les cultivait et les perfectionnait, de grands gémissements s'élevèrent tout à coup au dehors : Maschdots alla se reposer auprès de Jésus-Christ, après avoir occupé sept mois seulement le siège patriarcal.

CHAPITRE XXXII.

Après la mort de Maschdots, moi, le méprisable et vil Jean (Iouevannès), qui ai écrit cette histoire, et qui suis altéré de la soif spirituelle de la science, je fus, quoique indigne, placé sur le trône de sainteté ; je ne pus m'opposer aux ordres du foi, ni de la multitude des nakharars. Depuis mon enfance j'étais disciple du saint homme Maschdots, et j'avais pour lui tout rattachement corporel qu'on est susceptible de concevoir pour quelqu'un, et qu'on espère naturellement éprouver. Mais j'étais aveuglé par la poutre de mes péchés : je n'avais pas l'esprit assez juste pour juger l'esprit de mes frères, ou pour le soumettre au jugement d'Israël ; du reste j'avais l'obéissance aux ordres supérieurs, qui est la mère des vertus, et la docilité, qui vaut quelquefois mieux que le sacrifice choisi ; aussi ne m'opposai-je à rien, et me laissai-je revêtir de la robe de chef, obéissant ainsi à Dieu et aux hommes.

Il existait en ce temps-là, dans le grand bourg d'Erazgavors, une superbe église qui avait été fondée par le roi Sempad, auprès du palais royal ; la totalité du bâtiment était disposée pour le service divin. Dans les jours de fête, le culte s'y accomplissait d'une manière honorable ; cette église était magnifiquement ornée ; elle possédait des vêtements dorés, de riches ornements, des ceintures entièrement couvertes d'or et de pierres précieuses. La table de Jésus-Christ y avait été apportée et placée. Le grand curopalate d'Ibérie, Adernersèh, conservait sans trouble et sans discussion son traité de paix, son amitié et son alliance avec le roi Sempad ; il était en tout soumis à ses desseins et à sa puissance ; il lui obéissait avec la plus grande déférence comme à son père ; il était retenu dans les limites de la crainte comme un esclave l’est à l'égard de son seigneur ; il mettait toujours le plus grand soin à observer les yeux du roi pour se conduire d'après ses désirs ; enfin il lui obéissait en tout. Aussi le roi Sempad l’aimait-il beaucoup ; il avait pour lui un sincère attachement et lui accordait généreusement sa protection. Il le prouva en lui mettant sur la tête une couronne royale avec la plus grande et la plus belle pompe[6] ; il lui donna des vêtements et des ornements royaux magnifiques ; il le créa roi d'Ibérie, et fit de lui la seconde personne de ses états. Quand Adernersèh eut reçu la dignité royale, il ne fut pas enflé d'orgueil ; il se conduisit avec humilité comme auparavant ; il fut toujours fidèle à ses engagements, et il se comporta constamment avec le roi Sempad de la même façon qu'il l'avait fait après les premiers arrangements conclus entre eux.

CHAPITRE XXXIII.

Après ces événements, l'osdigan Afschin aiguisait encore en lui-même le poignard de la perfidie. Quelques parleurs dangereux, des perfides et des traîtres empoisonnèrent son cœur ; il commença par assiéger plusieurs villes qu'il prétendait lui appartenir ; il se mit en marche et se dirigea vers la ville de Tiflis ; de là il poussa sa route, envahissant tout le pays avec la rapidité d'un vent violent ; il s'avança alors vers la province de Schirag, séduit par son ancienne erreur et se fiant à un obscur devin, qui l'assurait qu'il pourrait tromper avec adresse le roi Sempad. En peu de temps ce dernier rassembla une armée. Mais malheureusement il fut contraint de se retirer vers les forts du pays de Daïk’h, dans les possessions de son ami Adernersèh, grand curopalate d'Ibérie. Toutefois après avoir reconnu qu'il ne pouvait tromper le roi, parce qu'il l'avait déjà tenté une, deux et trois fois, l'osdigan, voyant que ses efforts pour parvenir auprès de ce prince étaient encore une fois inutiles à cause de la prudence de Sempad et du dévouement de ses amis, se rendit dans la métropole Tovin ; là il employa tous ses efforts pour faire croire qu'il voulait conclure un traité d'amitié sincère. Il laissa donc en sa place son fils Tievtad et le grand chef des eunuques, tandis qu'il se retira promptement dans l'Azerbaïdjan.

La grande princesse femme d'Isaac, frère du roi, se hâta d'aller trouver l'osdigan, suivie de riches trésors d'or et d'argent, et accompagnée d'un cortège pompeux. Elle s'avança dans la plaine de Scharour ; et arrivée en présence d’Afschin, elle offrit à cet osdigan des dons et des présents considérables. Elle se lamentait, elle versait abondamment des larmes ; elle demandait son fils Sempad, qu'anciennement Afschin s'était fait remettre pour otage par le roi Sempad ; elle exposa à l’osdigan son affreux dénuement ; elle lui fit un tableau déchirant de ses afflictions ; enfin elle parvint à toucher et à fléchir le cœur d'Afschin par ses supplications. Beaucoup d'hommes, qui n'étaient pas méchants, profitèrent de cet instant favorable pour servir ses intérêts : l'osdigan accepta les présents que lui offrait la princesse et lui rendit son fils. Après avoir reçu ce don précieux, elle retourna dans son palais.

Cependant le roi Sempad sortit du pays de Daïk’h, et marcha à la rencontre du grand chef des eunuques, auprès du fort d'Ani, sur le bord du fleuve Akhouréan. Ils avaient en eux des dispositions amicales, Ils se plurent extrêmement, et le chef des eunuques, en voyant le roi, confessa qu'il n'avait jamais connu personne qui lui convînt mieux que ce prince. Depuis ce jour le chef des eunuques fut d'accord et en bonne intelligence avec le roi, et il reçut de lui une grande quantité de dons et de présents. Après cela, il se rendit dans la ville de Phaïdagaran. Le fils d'Afschin, Tievtad, resta dans la ville de Tovin ; le tribut accoutumé lui fut payé par le roi Sempad, moins cependant celui d'une année.

Le chef des eunuques se remit en marche pour aller trouver le roi ; il entreprenait ce voyage dans un esprit de perfidie et d'inconstance ; il était poussé par quelques pensées diaboliques qui le portaient à faire le mal. Comme un dévastateur barbare il marcha contre George (Géouergiéa), nahabied des Sévortiens (Siévouertik’hs) ; cette famille se nommait ainsi à cause de son oiseau qui était noir. Le chef des eunuques fondit inopinément sur George avec toutes ses troupes. Comme ce prince était un homme des plus vaillants, il s'arma pour combattre courageusement l'eunuque ; mais il ne put lui résister, celui-ci étant venu avec la plus grande rapidité. George fut pris avec son frère nommé Arouses ; on les amena prisonniers dans la ville de Phaïdagaran ; on leur fit subir beaucoup d'épreuves ; on les livra à la barbarie des bourreaux, qui les tourmentèrent pour les faire passer de la religion chrétienne à la religion impie de Mahomet. Ils résistèrent avec courage et ne se laissèrent pas persuader par les discours des persécuteurs ; ils ne voulurent point, en fléchissant, abandonner l'espoir du salut céleste, ni conserver une vie méprisable. En conséquence on les fit périr par l'épée, et leur nom fut écrit dans le livre de vie.

Quelque temps après, le chef des eunuques, effrayé et épouvanté par Afschin, prit avec lui Aschod, fils du roi, qui était en otage. Trouvant l'instant favorable, il amena aussi la femme de Mouschegh, frère d’Aschod, qui avait été prise dans la forteresse de Kars. Puis il alla promptement trouver le roi Sempad, et lui remit son fils et sa bru. Cette faveur divine transporta ce prince de joie.. Il prodigua les plus grandes marques d'amitié au chef des eunuques, parce qu'il avait délivré les captifs. Il le traita avec la plus grande générosité, lui fit libéralement de grands et magnifiques présents, et l'envoya du côté de la Syrie. Mais ce chef des eunuques étant allé vers l'Egypte, y fut arrêté et tué par l'ordre de l'amirabied.

Quand l'osdigan Afschin connut tous ces événements, il fut transporté de fureur comme une horrible bête féroce ; il s'emporta contre Sempad, qu'il accusait d'avoir été le conseiller et la cause de la coupable action de son eunuque ; il agitait son tonnerre ; il menaçait de répandre contre le roi le torrent de sa méchanceté. Il envoya peu après à ce prince un message dans lequel il exaltait l'étendue de sa puissance. Bientôt de vaillants cavaliers, avec de belles armes et de beaux ornements, se réunirent auprès de l’osdigan, ainsi qu'une grande quantité de soldats à pied. Dans le temps qu'il allait, qu'il venait, qu'il s'avançait, qu'il rassemblait de nombreuses troupes, et que déjà il se préparait à se mettre en marche avec elles et à répandre toute l'amertume du poison de son cœur sur le roi, une affreuse maladie de langueur s'empara de lui ; sa poitrine devint brûlante ; il sortait du pus de son sein désorganisé et de son ventre ; sa barbe tomba. Avant que son âme se fût séparée de son corps, il exhala une odeur de mort. Enfin, détruit entièrement, il descendit en enfer avec le plus grand désespoir. Une douleur et une tristesse profondes se répandirent sur ses troupes ; beaucoup de soldats périrent ; tous ceux qui survécurent se séparèrent, et s'en allèrent chacun dans son pays. Pendant ce temps, le roi Sempad et tous les prêtres de ses états adressaient à Dieu des prières mêlées de larmes ; ils demandaient avec instance au Seigneur des armées de prêter l'oreille à leurs supplications pour que le pied de l'arrogance d'Afschin ne vînt pas sur nous ; qu'il ne pût pas nous dominer, ni nous marquer de son sceau, ni avoir de joie dans sa vie ; qu'il fût écrasé par ses ennemis et que ses espérances fussent déçues.[7]

Jésus-Christ écouta avec bienveillance ces supplications ; il encouragea ceux qui étaient disposés au martyre pour lui ; il se montra favorable à tous les hommes qui étaient attachés à la vérité.

Quand Tievtad, fils d'Afschin, apprit la mort de son père, il partit secrètement pendant la nuit, et s'enfuit promptement vers la province de l’Azerbaïdjan.

CHAPITRE XXXV.

Dans ce temps-là le grand ischkhan des Ardzrouniens, Aschod, issu de la race du roi Sénékhérim, parcourut dans tous les sens ses possessions avec une armée peu nombreuse ; il arriva dans une petite vallée nommée P'houéraklempa. Vers le soir on s'arrêta dans une plaine, et, à cause de la saison d'hiver, on entra et on se plaça dans les bâtiments et les maisons, comme les Gabaonites avaient fait avec l'arche. Hasan Ardzrounien, fils de Vasag, qui avait renié Jésus-Christ et qui était fils de la sœur du père de l'ischkhan Aschod, avait pour demeure fixe un fort appelé Sevan (Siévan). Quand il apprit que l'ischkhan était campé à P'houéraklempa, il s'imagina pouvoir le tromper avec perfidie. Il rassembla donc secrètement des troupes qu'il disposa pour son dessein ; c'étaient des hommes armés d'arcs, de lances, d'épées et de forts boucliers, habiles au maniement des armes. Ensuite lui et ceux qui étaient auprès de lui mirent leurs chaussures, s'avancèrent promptement, et arrivèrent, pendant la nuit, auprès du lieu où était l'ischkhan. Hasan s'approcha ; puis il cerna P'houéraklempa et tint sévèrement assiégées toutes les portes des maisons où étaient l'ischkhan avec les siens, pensant que c'était l'instant favorable pour s'emparer d'eux et les retenir prisonniers par la force. Appuyé sur sa lance et léger comme une chèvre, il se jeta dans la maison où se trouvait l'ischkhan ; il la parcourait dans tous les sens, et, avec ses pieds, il y faisait un grand bruit. Aussitôt qu'il fut entré dans cette maison, tout son monde s'y introduisit. Aux cris et aux paroles de ceux qui étaient entrés, on reconnut bientôt Hasan ; on le prit et on l'amena devait l'ischkhan. La plus affreuse confusion s'étant bientôt mise dans les rangs des troupes de Hasan, elles disparurent promptement, comme un tourbillon de poussière produit par une tempête ; on en fit un grand carnage ; on creusa une fosse profonde, dans laquelle on entend tous ceux qu'on avait tués. Par l'ordre de l'ischkhan Aschod, Hasan chargé de fers fut jeté dans une prison ; l'ischkhan le prit, ensuite avec lui et l'amena devant le fort de Sevan pour demander qu'on en ouvrît les portes. Mais, quoique menacés d'y être contraints par la force, la mère de Hasan et son frère de mère et non de père ne voulurent pas les ouvrir, ne pouvant se fier aux promesses que leur faisait l'ischkhan, parce qu'il ne laissait pas Hasan libre de ses fers. Le roi Sempad se mêla de cette affaire ; il me pria de me rendre sur les lieux pour l'arranger, et pour parvenir à sauver Hasan en dissuadant sa famille de tenir fermées les portes de la forteresse. Je me mis donc en route, et arrivé auprès de la princesse, je la décidai à rendre la place, afin de délivrer Hasan de la crainte de la mort et de l'arracher des fers. J'allai ensuite vers le grand ischkhan, et j'exigeai de lui que, par un puissant et redoutable serment, il s'engageât à laisser Hasan libre, sain et sauf. Je reçus son serment, et après cela on lui remit la forteresse. Mais ce fut en vain qu'il avait juré ; car quelques nobles perfides le trompèrent, crevèrent les yeux à Hasan et l'aveuglèrent, en causant, par ignorance, la perte de leurs âmes. Tous les grands qui, dans la convention conclue, avaient été les médiateurs et les garants, éprouvèrent une répugnance extrême pour une telle action et s'y opposèrent de toutes leurs forces, parce qu'ils comprenaient qu'elle serait la cause de la mort de leurs âmes, et qu'il ne leur était pas permis de compromettre de la sorte leur salut. Quant à moi, je reconnus que les paroles par lesquelles j'avais enchaîné l'ischkhan avaient, en définitive, occasionné le crime qui venait d'être commis, et je m'en retournai le cœur rempli de chagrin et de tristesse.

Au bout d'un an le corps d'Aschod éprouva les effets inévitables d'une conduite insensée et honteuse. Ce prince périt à la fleur de l'âge, plongé dans le violent chagrin que lui causaient les péchés qu'il avait commis.

Après lui son frère Gagig gouverna sa grande principauté, et le roi Sempad créa son jeune frère Gourgen marzban des Arméniens.

Quand le roi Sempad apprit que Youssouf (Iousoup'h) avait succédé à son frère Afschin dans la dignité d'osdigan, il résolut, dans son esprit, de faire cesser toute perfidie et toute crainte, ou de conclure avec Youssouf un pacte d'amitié dont toutes les conditions fussent conformes à leurs idées et surtout à leurs paroles, autant cependant qu'elles seraient équitables. Il écrivit une lettre, et envoya des courriers pour porter de magnifiques présents à l'amirabied des Arabes,[8] à Babylone ; il demandait que l'on écartât tout ce qui était un motif de séparation entre lui et cette nation, et que l'on n'exigeât rien qui fût en contradiction ou en opposition avec l'équité divine, affirmant qu'il serait toujours porté à ce qui est bon, et opposé à ce qui est mauvais. Quand on eut pris connaissance du message et lu la lettre, on accorda, avec beaucoup de contentement, à Sempad ce qu'il demandait en exigeant si peu ; on le confirma dans la dignité royale et on consentit à tout ce qu'il désirait, ce qui le satisfit complètement. On lui envoya une magnifique robe royale, un diadème, une ceinture d'or, enrichie de pierreries, une superbe épée et des chevaux aussi agiles que des poissons et couverts de magnifiques ornements. Lorsque le roi reçut tous ces présents, il fut content et pénétré de la plus grande joie. Depuis ce moment il se montra soumis et ne cessa de porter le joug de l'obéissance qu'il devait à l'amirabied. C'est ainsi qu'il put gouverner tranquillement et satisfaire ses goûts royaux dans toute leur plénitude.

Dans ce temps le grand sbarabied des Arméniens, Schahpour, frère du roi Sempad, finit sa vie avant le terme ; il mourut, et quittant l'amour méprisable de la vie, il alla rejoindre ses pères. Le roi Sempad se mit en marche avec son armée et tousses parents, et versa des larmes sur le corps de Schahpour, que l’on déposa ensuite auprès de ses ancêtres dans un tombeau de pierre, au grand bourg de Pagran.

CHAPITRE XXXVI.

Le roi Sempad nomma sbarabied des Arméniens,. en place de son père, le beau et jeune Aschod fils de Schahpour. Lorsqu’Aschod commença à exercer ses nouvelles fonctions, il s'occupa sans relâche de belles choses ; il éleva la superbe église de Pagran, sur le fleuve Akhouréan ; il la dota de riches et magnifiques ornements, et, par la pompe et le luxe, il sut en faire un endroit véritablement céleste. Après cela il fonda une autre église dans le gros bourg de Goghp (Kouegph), et avec de grands soins, de grandes dépenses et de grands efforts, il parvint à l'achever comme il le voulait.

CHAPITRE XXXVII.

Quelque temps après la mort du prince dont je viens de parler, un autre frère du roi, nommé David (Tavith), mourut aussi. Il était ischkhan des ischkhans d'Arménie. C'était un homme d'une grande modération et dune grande équité dans tous les jugements ; il se distinguait par ses bons conseils et se rendait extrêmement utile au roi. A sa mort, le roi accablé par cet affreux malheur, semblait être plongé dans le ténébreux abîme d'une douleur perpétuelle. J'employai tous mes efforts pour le consoler, en lui faisant voir que par sa chute David s'élevait à l'espoir d'une vie immortelle, puisque, de son vivant, il était orné de toutes les qualités vraiment royales qui lui avaient mérité la bienveillance de Dieu et celle de son pasteur.

Cependant l'osdigan Youssouf fit servir toute sa méchanceté à rompre avec le roi Sempad, qui mettait une extrême prudence dans chacune de ses actions. Il employait tous ses efforts et la ruse pour pousser ce prince à se révolter ou à se mettre en opposition avec lui, comme il l'avait déjà fait autrefois avec son frère l'osdigan Afschin. En conséquence, il demanda à l'amirabied que Sempad reçût l'ordre de se rendre auprès de lui. Mais celui-ci n'obéit pas à cet ordre, et ne le jugea pas digne de la moindre attention. Youssouf transporté de colère, et agité d'une violente fureur, rassembla aussitôt une grande quantité de troupes. Il se mit en marche, s'avança et alla directement à la ville de Phaïdagaran ; de là il se porta avec rapidité dans la province d'Oudie et poussa jusqu'à Daschradap'h. Le roi l'ayant appris donna rendez-vous dans le même endroit à beaucoup de troupes ; puis il s'empara de tous les passages, de toutes les gorges ou défilés des provinces d'Aschots (Aschouets) et de Daschir, ne laissant à l'ennemi aucun moyen de passer. Quand l'osdigan Youssouf vit cela, il s'avança secrètement en tournant les montagnes par l'occident ; et après avoir toujours suivi les vallées basses, il tomba, par ce côté, sur la province de Schirag. Il fit cette opération à la faveur de l'obscurité du soir, et ensuite, sans perte de temps, il se dirigea sur la ville de Tovin. Cependant le roi croyait marcher contre Youssouf en manœuvrant à l'occident des montagnes, tandis qu'il ne faisait que le suivre. Il ne put parvenir à l'atteindre ; alors il fit la revue de ses troupes et s'arrêta dans le grand bourg d'Aroudj, au pied du mont Aragadz. Lorsque l'osdigan Youssouf sut qu'il était près du roi, il lui envoya, par l'un de ses secrétaires les plus distingués, Syrien de nation et chrétien de religion, des lettres remplies de protestations d'estime, d'amitié et de bienveillance, dans lesquelles il lui promettait de très grands honneurs et sa suprême protection, en même temps qu'il tranquillisait son es prit par des serments qui devaient faire cesser toutes ses appréhensions et tous ses embarras. Il l'engageait à suivre sa volonté royale, à abandonner toute crainte, toute défiance, et à se montrer facile, pour conclure avec lui un traité de paix et d'alliance. Quand le roi eut entendu les paroles douces, amicales et conciliantes de ces lettres, il en fut très satisfait ; il répondit verbalement au secrétaire d'une manière très affectueuse, et, par écrit, aux lettres de l'osdigan, en faisant à celui-ci de grandes protestations d'amitié. Cette correspondance fut suivie d'une alliance que l'on scella, de part et d'autre, par de mutuels serments. Après quoi le roi se mit en marche vers une colline du pays d'Éraskhadsor, sur le sommet de laquelle se trouve le bourg de Nakhdjradsouer, où il passa l'hiver, parce que l'osdigan, en revenant du nord, allait s'établir à Tovin pendant le temps des froids. La saison des glaces fut extrêmement rude ; et pendant quelle dura, on resta, des deux côtés, dans les rapports de la meilleure intelligence et de la plus grande amitié ; rien enfin ne troubla l’harmonie entre Sempad et Youssouf.

CHAPITRE XXXVIII.

Cependant le roi d'Ibérie Adernersèh continuait à être inviolablement attaché à ses serments ; il conservait toujours la fidélité et l'obéissance qu'il devait au roi Sempad. A l'occasion de la célébration de la sainte fête du grand jour de Pâques, il envoya au roi de nombreux et magnifiques présents.

CHAPITRE XXXIX.

Le roi Sempad se mit en marche, et alla habiter sa résidence royale dans le grand bourg d'Érazgavors, parce qu'il changeait de lieu d'habitation selon qu'on entrait dans la saison des neiges et des horribles glaces de l'hiver, ou qu'on sentait le doux souffle méridional du printemps. L'osdigan Youssouf fit préparer beaucoup de bêtes de sommes et de chevaux couverts de superbes ornements et de divers objets d'or ou peints en or. Il envoya, en grande pompe, au roi Sempad une couronne d'or enrichie de saphirs et ornée de perles, de topazes et de beaucoup d'autres pierres précieuses, ainsi qu'un nombre considérable de magnifiques robes royales, chargées d'or et faites d'étoffes précieuses. Aschod, fils aîné du roi, fut également traité avec une distinction et un honneur tout particuliers. Il reçut, outre un très beau cheval, léger et couvert de riches ornements dorés, plusieurs robes ornées avec le plus grand luxe et une superbe chaîne attachée au milieu pour marquer sa virilité ; puis on le créa ischkhan des ischkhans de l'Arménie. Moi aussi, qui écris cette histoire, je fus traité magnifiquement par l'osdigan : il m'envoya des robes précieuses et un mulet couvert de superbes ornements d'or. Tous ces présents causèrent la plus grande joie au toi. Ce prince reçut ces marques d'honneur avec un très grand plaisir, rendit des présents non moins considérables et en non moins grande quantité : il fit don à l'osdigan de beaux et somptueux ornements d'étoffes teintes en rouge écarlate, de vases, d'instruments de musique, de ceintures entièrement d'or ; faites par d'habiles ouvriers grecs et tissues de diverses couleurs ; il y avait Une dizaine de ces ceintures, et, en outre, beaucoup d'autres choses. Après que l'osdigan Youssouf eut envoyé ses présents au roi, il alla du côté de l'Azerbaïdjan.

CHAPITRE XL.

A cette époque, le Seigneur visita le pays des Arméniens, protégea tous les habitants dans leurs héritages et leur fit beaucoup de bien. On donna des terres, on planta des vignes, on créa des jardins d'oliviers et d'arbustes, on cultiva les champs en friche qui étaient hors des haies d'épines ; on recueillit des fruits sur des arbres séculaires. Il y eut une excessive abondance d'orge et de blé, lorsque le temps de la moisson fut achevé ; et les caves se trouvèrent remplies de vin après que l'on eut vendangé les vignes. Les montagnes furent dans une grande joie, ainsi que les pasteurs de bœufs et de brebis, à cause de l'immense quantité des pâturages et des troupeaux. Les chefs et les nakharars de notre pays étaient dans une parfaite sécurité et ne craignaient point les dévastations ; aussi mirent-ils tous leurs soins et tout leur zèle à faire construire des églises en pierre dans les déserts, dans les bourgs et dans les champs. Parmi les Arméniens qui furent le plus favorisés, on compte l'ischkhan Grégoire et ses frères Isaac et Vasag ; ils gouvernaient les provinces et les possessions qu'ils tenaient de leurs pères et qui entourent entièrement le lac de Kégam (Giegham). Cette contrée était admirable et remplie d'excellents fruits à cause de sa fertilité. La grâce de Dieu était la source unique de tous ces dons : ils provenaient du zèle avec lequel on servait la maison du Seigneur ; ils coulaient de la source des biens, selon l'expression du prophète et ils répandaient la prospérité dans tout le pays.


 

[1] C'est en 893 que le roi Sempad renouvela avec l'empereur Léon VI, dit le Philosophe, l'alliance qui avait été contractée entre son père Aschod et l'empereur Basile le Macédonien.

[2] L'agrandissement du royaume d'Arménie, sous le règne de Sempad, date de l'année 895.

[3] Les événements dont parle l'historien, dans ce chapitre, appartiennent aux années 895 et 896 de notre ère. Toutefois il est difficile de découvrir quel est le personnage qu'il nomme Hamam, grand ischkhan d'Orient. On sait qu'à l'époque dont il s'agit le khalife qui régnait à Bagdad s'appelait Motadhed eut pour successeur, en 902, Moktafi.

[4] Le nom de Gourgen ou Kourken est, plus connu sous la forme Gorigé.

[5] L'expédition du roi Sempad contre Ahmed, émir arabe, qui s'était rendu indépendant de l'autorité du khalife, eut lieu en 896.

[6] Adernersèh fut couronné roi d'Ibérie, en 899, par Sempad.

[7] Saint-Martin (Mém. I, 355) rapporte qu’Afschin mourut en 901, d'une maladie contagieuse qui se répandit dans son armée et la désorganisa complètement. Il ajoute qu'Afschin fut remplacé, la même année, dans sa dignité de gouverneur de l'Azerbaïdjan par son frère Youssouf, fils d'Abou-Sadj.

[8] L'amirabied dont il s'agit ici est Moktafi, qui parvint au khalifat l’an 902 de notre ère. C’est à cette même année que se rapporte la date de l'ambassade que lui envoya le roi Sempad.