Jean Catholicos

PATRIARCHE D'ARMÉNIE JEAN VI, DIT JEAN CATHOLICOS.

 

HISTOIRE D'ARMENIE : chapitres XI à XX

chapitres I à X - chapitres XXI à XL

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

 

 

HISTOIRE D'ARMÉNIE.

 

CHAPITRE XI.

Dans ce temps-là Varazdirots, fils du vaillant Sempad, qui s'était réfugié auprès de Roustoum (Rhoues-douem), ischkhan de l'Aderbadagan, passa avec ses serviteurs et sa suite auprès de l'empereur Heraclius. Il alla se fixer dans le pays des Grecs, parce que Roustoum avait voulu le faire tuer d'une manière secrète et perfide. A la même époque l'empereur Heraclius donna le titre de curopalate à David Saharhouni,[1] et le créa ischkhan d'Arménie ; celui-ci occupa cette dignité avec beaucoup de gloire, et remporta plusieurs victoires pendant l'espace de trois ans. On construisit, par son ordre, une magnifique église dans la petite ville de Mrien. Au bout de trois ans il fut méprisé des nakharars, qui le chassèrent. Par la méchante accusation des nakharars et par leur vaine jalousie, l'Arménie fut longtemps troublée. L'excellent ischkhan Théodore (Théouetouéroues) combattit avec un petit nombre de cavaliers un corps de cavalerie des ennemis. A peu près vers cette époque parut, dans l'héritage de la servante Agar (Hakar), Mahomet (Mahmed), qui, selon Boghoues, naquit dans la servitude du côté du mont Sinaï (Sina), dans le désert. Par la suite il s'enfla d'orgueil, s'éleva contre la loi chrétienne et la véritable croyance des matières, et se plongea totalement dans l'abîme de sa perdition, en ne donnant pas de repos à la soif de son épée, qu'il abreuvait perpétuellement dans le sang des princes, ses ennemis, qui étaient tués ou pris dans les combats livrés aux fidèles. C'est par l'ordre de Dieu qu'il fut orgueilleux et superbe contre la vérité de la foi d'Abraham et des lois de Moïse. Sa connaissance de Dieu était seulement un athéisme qui ne trompait que les esprits des ignorants ; sa croyance est une fausse doctrine ; ses louanges sont l'infamie ; sa foi est une détestable infidélité ; ses sacrifices sont des actions impures ; ses actions généreuses, des actes d'atrocité, parce qu'il donna comme venant du Seigneur une loi qui réglait que le fils de la servante serait héritier comme le fils de la femme libre, et parce qu'il ne distingua pas l'impiété de la véritable foi. Il rassembla une nombreuse armée d'Arabes, vainquit et mit en fuite toutes les troupes d'Héraclius ; il glaça de terreur l'Arabie, les peuples et les nations, qui alors se soumirent à son pouvoir. Les habitants de Jérusalem envoyèrent promptement à Constantinople le vrai bois de la croix de Jésus-Christ, et l'empêchèrent ainsi de tomber au pouvoir des ennemis ; après quoi ils se soumirent à la domination des Arabes (Hagaratsik'h). L'empereur Heraclius mourut ensuite ; son fils Constantin régnait avec lui. Les principaux du pays étaient divisés, et plusieurs d'entre eux ne voulaient pas que Constantin fût leur chef. Dans le même temps, le corrupteur de la race d'Agar fondit sur la Syrie, puis porta la dévastation en Arménie, et, comme un feu dévorant, consuma tout ce qu'il trouva. Ce torrent enflammé parvint promptement dans la province d'Ararad, et détruisit toutes les campagnes. La ville de Tovin fut assiégée et prise. Les épées des infidèles se désaltérèrent dans le sang des habitants. On fit dans cette ville un massacre épouvantable : il y eut trente-cinq mille personnes de tuées ; puis les infidèles s'en allèrent et marchèrent contre la Syrie. Le patriarche Esdras mourut alors, après avoir occupé le trône patriarcal pendant dix ans. Théodore, seigneur de Rheschdounik'h, et les autres nakharars nommèrent en sa place Nersès, évêque de Daïk'h. Celui-ci, effrayé de la grande quantité d'hommes qu'on avait tués dans la ville qui avait été prise, pensa à s'enfuir secrètement, persuadé qu'il ne pourrait soutenir un rang aussi élevé. Mais enfin, vaincu par les prières et les remontrances des nakharars, il se résigna à leur obéir. Lorsqu'il fut élevé sur le trône patriarcal, il fit rassembler et inhumer une certaine quantité de cadavres ; dans le même endroit il rétablit le tombeau du saint martyr Serge (Siergis). Il fit ensuite construire un temple saint sur le puits de saint Grégoire, où l’homme apostolique de Dieu fut jeté au milieu des reptiles ; mais il écrasa sous ses pieds la tête de l'odieux serpent, retira les Arméniens de l'abîme mortel de l'idolâtrie, et leur montra la lumière glorieuse du fils de Dieu. Comme il mit toute sa confiance en Dieu, il ne fut pas accablé par l'esprit méchant et perfide de ses puissants ennemis ; et, malgré leur folie, il fonda d'une manière admirable la grande base et le miraculeux et étonnant tabernacle du Seigneur. Nersès donna au temple le nom de saint Grégoire, et se recommanda, pour le terminer, à la prudence du fondateur Jésus-Christ. Il édifia ensuite une autre église, qui fut le bercail spirituel de la nation Arménienne ; il plaça dans l'intérieur quatre fortes colonnes qui divisaient l'église en quatre parties ; puis il déposa dans ce bâtiment les précieuses reliques de saint Grégoire. On veille perpétuellement sur ce trésor céleste pour qu'il ne soit ni pris, ni souillé, et afin d'honorer la sainte foi chrétienne. Pour l'honneur et la confirmation de la religion chrétienne on ne le déposa pas dans un endroit profond ; mais on le plaça dans le trésor divin, en un lieu extérieur, où il pût et satisfaire les désirs de ceux qui voudraient le voir, et servir à la guérison des malades. Dans ce même temps le grand patriarche Nersès, d'après les ordres de l'empereur Constantin, créa général des Arméniens Théodore, prince de Rheschdounik'h. A cette époque, on livrait des combats dans toutes les contrées du monde. L'amirabied[2] des Arabes avait envoyé des troupes qui s'étaient répandues partout, et qui dévastaient toutes les parties de la terre. L'amirabied lui-même sortit alors du désert de Sin avec une immense multitude de troupes ; il s'avança vers la mer du Midi, vers celle de l'Orient, dans la Perse (Bars), le Sagasdan, le pays de Sind, celui de Msram, le Daran, le Makouran et l’Hindoustan. Tous ces pays furent conquis et totalement dévastés ; on renversa tous les royaumes des nations. Après cela on s'avança dans les provinces soumises aux Romains. Cependant l'empereur Constantin fut assassiné traîtreusement par sa mère Martine (Mardiné), qui créa empereur en sa place son fils Héracléonas (Iéraklak). Le général Valentin (Vaghiendin) s'approcha alors, tua Martine et son fils Héracléonas, et créa empereur Constant (Kouesdant), fils de Constantin. L'asbied Varazdirots vint dans le pays des Grecs après cet événement, et le patriarche Nersès fit demander par lui la paix à l'empereur. Ce prince lui donna la dignité de curopalate et celle de gouverneur de l'Arménie. Varazdirots alla prendre l'administration de ce pays, mais il mourut presque aussitôt.[3] On porta son corps à Taronk'h, auprès de celui de son père, le vaillant Sempad. Le patriarche Nersès, en l'honneur du père, demanda que la place de celui-ci fût donnée à son fils Sempad. Il demanda aussi que Théodore,[4] prince de Rheschdounik'h, fût créé général, parce qu'alors il ne fallait pas se refroidir à cause des mauvais desseins de la race d'Agir sur notre pays.

CHAPITRE XII.

L'aspect des nations et des peuples fut totalement changé ; les antiques tabernacles du midi furent encore dans l'agitation, et il souffla contre nous un nouvel ouragan et une épouvantable et ardente tempête qui portait la mort. C'était un souffle brûlant qui dévastait tous les agréables et magnifiques jardins des hommes, qui blessait par de terribles morsures. C'est ainsi que la nation du midi gouverna bientôt toute la terre en courant rapidement et en envahissant toutes les contrées. Quand Théodore et les autres nakharars virent tout cela, ils furent effrayés de l'arrivée des étrangers, et se soumirent à leur domination ; ils firent un serment à la mort, jurèrent fidélité aux enfers et se séparèrent de l'empereur, Cependant l'empereur rassembla une armée nombreuse et marcha vers l'Arménie, où il ne trouva personne qui lui obéît et qui reconnût sa domination, excepté dans l'Ibérie. Constantin[5] (Kouesdantin) irrité pensa alors à détruire avec cruauté toute l'Arménie ; mais le patriarche Nersès vint trouver l'empereur, et, par ses prières et ses supplications, lui ôta ce dessein de l'esprit. Quand Constantin fut apaisé, il alla à Tovin et descendit dans le palais du patriarche, il ordonna à des prêtres romains de célébrer la sacrifice à la sainte table et de préconiser le concile de Chalcédoine. Notre patriarche Nersès et l'empereur communièrent ensemble. Leur désir était de faire une grande réunion d'évêques ; ce qui fut involontairement la cause de beaucoup de scandale, et troubla la foi qui nous avait été apportée par saint Grégoire et s'était conservée pure et intacte jusqu'à ce moment. Un évêque vint pour défendre les droits de l'autel ; il se cacha secrètement dans la foule, et lorsque le moment favorable fut arrivé, il parut devant l'empereur et lui adressa la parole en ces termes : Qu’y a-t-il de commun entre moi et toi ? pourquoi viens-tu te jouer de notre patriarcat ? pourquoi amènes-tu chez nous des causes de divisions ? Tu dis que tu viens pour apaiser les esprits, tandis qu'au contraire tu ne fais que nous empoisonner d'une manière spécieuse. Nous voyons bien que tu es l'empereur : nous sommes environnés de tous les côtés ; nous sommes complètement abandonnés, et personne ne communique avec nous. L'empereur lui dit : Communiquerez-vous avec votre patriarche ? L'évêque lui répondit : Comme avec saint Grégoire. Au reste, c'est le patriarche lui-même qui est cause que nous ne communiquons plus avec lui. Il y a deux ans qu'il donna ordre aux évêques de se rassembler auprès de lui. Tous les évêques furent d'accord avec lui, et de concert on anathématisa tous les hérétiques et en particulier le concile de Chalcédoine. Et moi, alors, je me suis joint à eux. Ce discours transporta de fureur l'empereur, qui, dans sa langue, reprocha vivement à Nersès sa perfidie. Après cela l'évêque se réconcilia avec l'empereur, avec le patriarche, et donna sa bénédiction au premier, qui lui donna la sienne en échange. Dans ce temps l'empereur reçut de Constantinople des dépêches qui le firent partir promptement. Le patriarche Nersès redoutant la violente colère du prince de Rheschdounik'h, alla se cacher dans le pays de Daïk'h. Les Arabes (Ismaéliens), après avoir ravagé une ou deux fois l'Arménie, s'en rendirent entièrement maîtres, et prirent pour otages les femmes, les fils et les filles de tous les princes du pays. Théodore, prince de Rheschdounik'h, accompagna l'armée arabe en Syrie ; il avait ses troupes avec lui. Il mourut dans cette expédition ; on porta son corps au tombeau de ses pères. Le patriarche Nersès apprit, après six ans d'exil, la mort de Théodore et la fin des ravages des Arabes ; il rentra alors dans son patriarcat. D'accord avec les nakharars arméniens, il créa ischkhan d'Arménie Hamazasb Mamigonéan (Mamikouéniéarikh). C'était un homme ami des lettres, très instruit dans divers genres ; toutes les belles qualités de ses aïeux étaient pour ainsi dire réunies en lui. Il était constamment occupé ; et dans les combats il s'illustrait toujours par de belles actions. Peu après le patriarche Nersès, se trouvant tranquille, fit construire autour de la magnifique église où il devait habiter une immense enceinte de murs, la fortifia, et la prépara pour lui servir d'habitation ; elle était bâtie en fortes pierres de taille. Il se retira dans cet endroit, d'après une convention faite avec les citoyens, et pour être à l'abri des séditions. Ensuite il amena l’eau du fleuve K'hasagh dans une vaste plaine sablonneuse et inhabitée, qu'il fit planter de vignes et de bocages magnifiques. Les Arméniens, après cela, s'affranchirent du joug onéreux et effroyable des oppresseurs arabes, et se soumirent à l'empereur. Le patriarche Nersès demanda pour Hamazasb à ce prince la dignité de curopalate et celle de gouverneur des Arméniens. Quand l'amirabied apprit ces faits, il fit tuer dix-sept cent soixante et quinze otages arméniens qui étaient en son pouvoir. Dieu, à cette époque, envoya un esprit de discorde parmi les Arabes ; il y eut un homme qui s'éleva contre ses égaux. La nation commit un nombre immense de meurtres par le tranchant de l'épée ; l'on se battit les uns contre les autres, l’on s'égorgea. L'amirabied fut tué, et l'on en nomma un autre. Les troupes arabes qui se trouvaient alors en Egypte firent la paix avec l'empereur Constantin, embrassèrent la religion chrétienne et se firent baptiser. Elles comptaient seize mille hommes. Cependant Moawiah (Mavi) acquit de la puissance ; il tua l'amirabied et devint souverain de tous les Arabes.

Ce prince rétablit la paix sur toute la surface de la terre. Hamazasb arriva au terme de sa vie, trois ans après avoir reçu la dignité de curopalate ; il mourut, et on l'enterra avec ses pères. Le grand patriarche Nersès et, de concert avec lui, les nakharars arméniens désiraient avoir quelqu'un pour remplir la place d'ischkhan d'Arménie ; ils demandèrent, à l'amirabied Moawiah, Grégoire Mamigonéan, qui alors était en otage auprès de lui. L'amirabied reçut d'une manière favorable leur demande, et leur donna pour ischkhan Grégoire, qui aussitôt alla prendre possession du gouvernement de l'Arménie : c'était un homme bienfaisant, craignant Dieu, distingué par les qualités de l'esprit, juste, d'un esprit inventif, tranquille, doux ; enfin c'était un composé de toutes les meilleures qualités. Notre pays, qui était presque un désert, fut rétabli par ses utiles travaux. Lorsque ce prince vint en Arménie, le grand patriarche Nersès, après avoir occupé le siège patriarcal pendant vingt ans, rendit son âme à Dieu. On déposa son corps dans un tombeau que l'on construisit dans la partie septentrionale du palais qu'il habitait. On l'y porta avec toutes les distinctions et tous les honneurs dus à son rang éminent. Il avait été très pur dans ses mœurs ; toute sa vie avait été recommandable et digne de louanges, et il parvint en paix à la vie immortelle. Après le grand Nersès on éleva au trône patriarcal Anastase (Anasdas), qui était né dans le bourg d'Argourhi (Akouerhi) situé au pied du mont Mans. Il était camérier du grand Nersès, et il avait été chargé, par ce patriarche, de diriger les travaux de la magnifique église qu'il faisait construire lorsqu'il était en exil dans la province de Daïk'h. De son temps le bienfaisant ischkhan Grégoire Mamigonéan fonda, grâce à la bienveillance de Dieu, une magnifique église dans le bourg nommé Aroudj. Il s'occupa avec un soin vraiment céleste d'édifier une admirable église sur la terre. Du côté du midi il construisit un bâtiment pour lui servir de cour ; il le plaça à l'extrémité d'une petite vallée pierreuse d'où sortait une source limpide ; l'eau tombait avec rapidité d'une fissure de rochers qui entouraient cette vallée comme une couronne. Grégoire fit enceindre cet endroit avec de fortes pierres de taille, et y fixa sa résidence. Il bâtit encore un monastère avec une église ornée et magnifique, à l'orient du grand bourg nommé Eghivart ; et pour le salut de son âme, il y construit des habitations à l'usage des moines. Le grand patriarche Anastase fit aussi construire une magnifique église dans le monastère du bourg d'Argourhi, en place de sa maison paternelle ; il y attacha des prêtres, des solitaires et d'autres ecclésiastiques pour prier devant les autels de Dieu, et pour donner la nourriture spirituelle aux étrangers, aux malheureux et aux pauvres. Un certain David (Tavith), persan, de la race royale, vint alors en Arménie, auprès du grand ischkhan Grégoire, et lui demanda les signes du christianisme. Cet événement causa une grande joie. Le patriarche Anastase ordonna qu'on lui administrât le saint baptême. Son premier nom était Souhan ; le grand ischkhan Grégoire, en le tenant sur les fonds baptismaux, lui donna celui de son père, David. On lui assigna pour habitation le bourg de Dsag, dans la province de Godaïk'h (Kouédaïk'h). Quelques années après il reçut la couronne du martyre dans la ville de Tovin. On dit que c'est dans ce temps-là qu'arriva la guerre du grand bourg d'Erevan (Iériévan). Il me suffit de vous faire savoir, au sujet de cette guerre, qu'elle a été suffisamment racontée par ceux qui ont écrit l'histoire avant moi. Le patriarche Anastase s'occupa beaucoup du moyen de rendre fixe le calendrier arménien,[6] comme celui des autres nations, afin que les fêtes de l'année fussent invariables et en harmonie avec les diverses saisons. C'est pour cela qu'il appela auprès de lui un savant très habile dans cette science, nommé Anania Anetsi, et qu'il lui ordonna de faire ce qu'il lui demandait. Anania se mit au travail et fixa d'une manière certaine le calendrier chez les Arméniens, comme il l'était chez toutes les nations ; il en fit l'un des meilleurs qui existe, et nous ne désirons plus d'adopter celui des Romains. Le grand Anastase pensa alors à réunir une assemblée d'évêques pour consacrer ce qui avait été fait, mais la mort vint le surprendre. Il avait rempli les fonctions de patriarche pendant six ans. Après lui on négligea son projet, et tout continua de marcher vaguement et toujours comme auparavant. Israël, du bourg d'Iothmous, fut nommé patriarche pour succéder à Anastase.

CHAPITRE XIII.

Sous le patriarcat d'Israël, un certain Parhapa, général des troupes musulmanes qui étaient en Arménie, vainquit et mit en déroute, après un grand carnage, Nersèh, ischkhan d'Ibérie, qui prit la fuite.

Le patriarche Israël mourut après avoir occupé le siège patriarcal pendant dix ans. On mit en sa place un nommé Isaac (Sahak), qui, par ses pères, était originaire du bourg d'Ark'hounaschen, dans la province de Dsorap'hor (Dsouerap'houer), et qui, par ses aïeux maternels, tirait son origine du bourg de Piertkats, dans la province de Maghaz. Il avait d'abord été évêque de Rhodog ; il fut ensuite appelé au trôné patriarcal de saint Grégoire.

Dans la septième année de son patriarcat, la nation des Khazars fit une invasion en Arménie[7] ; le grand ischkhan Grégoire se leva contre eux et leur livra un terrible combat dans lequel il fut tué : on l'enterra dans le tombeau de ses pères. Après sa mort la paix fut troublée de nouveau ; l'Arménie tout entière se trouva livrée à la plus violente agitation, et Sempad Pagratide, fils de Sempad, gouverna la principauté des Arméniens. On envoya, vers cette époque, en Arménie, en qualité d'osdigan (ouesdikan), un arabe, nommé Mrouévan, qui attaqua tous les endroits fortifiés, de l'Arménie, les détruisit, les dévasta et les renversa de fond en comble. L'île de Sevan (Siévan), située dans la petite mer de Gegham[8] (Kieghapi), ne fut pas prise dans le commencement de cette expédition ; mais au bout de deux ans elle tomba au pouvoir de Mrouévan, qui y fixa sa résidence. Il y fit déposer tops les prisonniers qu'il avait faits, et tout le butin et toutes les dépouilles qu'il avait enlevés en pillant et en dévastant les forts de l'Arménie. Après cela, Mahomet envoya un autre osdigan en Arménie ; il se nommait Aptla[9] : c'était un homme injuste et d'une cruauté barbare sans foi, rempli de tous les vices imaginables, et dont l'hypocrisie était semblable au venin de la vipère. Il fit jeter dans les fers, d'une manière cruelle, les ischkhans et les nobles de l'Arménie ; il pilla leurs trésors et s'empara des possessions de beaucoup d'entre eux. Ensuite il fit charger de fers le grand patriarche Isaac et l'envoya à Damas (Tamaskoues) ; il y envoya aussi avec lui le prince d'Arménie Sempad, fils de Sempad, après quoi il dévasta toutes les églises de Jésus-Christ, les dépouilla de leurs ornements, et remplit de larmes, de deuil, de gémissements et de désolation les vieillards et les enfants.

Cet Aptla nous enleva de force un nouveau chrétien nommé David (Tavith), dont j'ai déjà parlé. Il le tourmenta cruellement par les supplices, les fera et la prison à cause de son attachement pour la foi chrétienne. On lui conseilla de le faire périr en le précipitant dans un abîme, ce qui ne lui convint pas. Le saint vieillard ayant résisté victorieusement à tous ces supplices, il le fit crucifier ; et après un coup de flèche qu'il, reçut au cœur, le saint rendit son âme à Jésus-Christ. Les évêques et les prêtres enlevèrent son corps ; et le déposèrent auprès du tombeau de saint Izdpouzid.

Dans ce temps-là arriva la guerre de Vartanagerd,[10] dans laquelle l'armée des Arabes fut complètement détruite ; aussi raconte-t-il que jusqu'à présent les Arabes disent d'une manière proverbiale : Vartanagerd par sa prise ne nous a pas rebâtis. Après cela les grands de l'Arménie furent encore extrêmement tourmentés de toutes les façons ; mais ils mirent leur confiance dans la faveur divine, et ils marchèrent contre les spoliateurs de leur pays, c'est-à-dire les troupes arabes. Un général nommé Oueghpa s'avança alors dans le pays de Vanant à la tête d'une nombreuse armée. Kamsaragan marcha contre lui avec tous les nobles de Vanant, et le mit entièrement en déroute. Oueghpa, ayant pris la fuite, se retira auprès de son amirabied. Là il rassembla beaucoup de soldats, d'armes, d'armures, de haches et de lances ; puis, avec un grand fracas, il s'avança vers l'Arménie pour venger la perte de sa première armée, pour brûler et renverser les églises, piller tous les endroits où il passerait, et donner tout à dévorer à l'impitoyable épée. Cependant le saint patriarche d'Arménie Isaac, qui vivait encore à Damas, apprit les horribles menaces d'Oueghpa, et demanda la permission d'aller le trouver. Il se mit en marche pour tâcher de faire sortir de l'esprit d'Oueghpa ses épouvantables projets, et, par l'ordre de ce général, il alla le trouver, à Carrhes (Kharhan). Lorsque le patriarche fut arrivé dans cet endroit, il attendit avec la plus grande patience ; puis il écrivit à Oueghpa une lettre dans laquelle, après des supplications, des gémissements et d'instantes prières, il lui rappela que la mort menace généralement le corps de tous les hommes ; que la résurrection vient ensuite ; que tous les mortels vont promptement au tombeau, mais qu'il y a dans les enfers d'effroyables douleurs pour ceux qui auront tourmenté les âmes. Il ajoutait qu'au reste il mourait sur une terre étrangère pour lui faire plaisir ; qu'il ne doutait pas que aces paroles dictées par la plus profonde douleur et accompagnées des plus pressantes prières ne le détournassent de ses cruels desseins, et ne le fissent renoncer à l'exécution de ce qu'il était disposé à faire en Arménie par une barbare erreur. Quand le patriarche eut écrit cette lettre, il ordonna qu'après sa mort on la plaçât dans sa main droite, afin qu'Oueghpa, lorsqu'il viendrait, la prit lui-même de ses mains ; il espérait que peut-être alors celui-ci serait touché de pitié et n'accomplirait pas son affreux dessein. L'osdigan Oueghpa, ayant appris la mort de saint Isaac,[11] envoya aussitôt un exprès pour défendre d'enterrer le patriarche avant qu'il ne l'eût vu. Lui-même il se rendit en hâte auprès du corps de l'homme de Dieu, qui déjà était entre les mains de la personne chargée de l'ensevelir ; il lui serra la main, selon la coutume de sa nation, comme s'il eût encore été vivant, et il le salua en sa langue, en disant : salamalek’h. Par une influence spirituelle, la main du saint, qui était morte et inanimée, agita vers l'osdigan la lettre de supplication ; celui-ci en fut extrêmement étonné. Cependant il prit la lettre qui était dans cette main et la lut ; ensuite il dit : Tes demandes seront accomplies, vénérable homme de Dieu.

Oueghpa écrivit alors une lettre aux nakharars arméniens et l'envoya en Arménie avec le corps du saint patriarche, qu'il fit conduire avec beaucoup d'honneur. Il pardonna tous les torts qu'on avait eus envers lui ; il les foula lui-même aux pieds, et s'en retourna dans le pays. C'est ainsi que l'homme de Dieu fut plus utile par sa mort qu'il ne l'avait été par sa vie ; car ses ferventes prières devinrent la cause d'un grand salut pour notre pays.

Le grand patriarche Isaac avait occupé le trône pontifical pendant l'espace de vingt-sept ans quand il mourut. On lui donna pour successeur dans cette dignité un nommé Élie[12] (Ieghia), du bourg de Dirarhidj, dans la province d'Aghéouevid.

Du temps d'Élie il exista un amirabied des Arabes nommé Aptlmiélik'h,[13] qui régna l’an quatre-vingt-cinq de cette nation. Ses troupes, qui étaient en Arménie, s'enflammèrent vivement contre nous : Satan souffla sur elles un esprit de haine. Par de fausses promesses et de perfides espérances, ces Arabes remplirent tout le monde de la plus grande joie. Ils rassemblèrent ensuite dans une plaine tous les nobles et les corps de cavalerie de l'Arménie, et l’on écrivit leurs noms sur un registre, comme si on allait leur remettre les tahékans qu'on leur donnait annuellement. Puis on éloigna leurs armes ; et après les avoir fait entrer dans une église de la ville de Nakhidchévan[14] (Nakhadjouévan), et avoir bouché les portes avec des briques, on les laissa étroitement renfermés dans cet endroit. Quand les Arméniens reconnurent la perfidie des Arabes, ils entonnèrent à haute voix un cantique, comme avaient fait autrefois les jeunes gens qui avaient, été mis dans la fournaise. Les impies Musulmans détruisirent alors le toit de l'église, en y allumant un feu bien plus grand que celui de Babylone, parce qu'ils, l'augmentaient toujours avec des matières combustibles. Dès que les poutres de bois furent consumées, les briques devenues brûlantes tombèrent du toit et répandirent l'incendie. Tous les Arméniens qui étaient dans cet endroit périrent, et continuèrent d'adresser des cantiques à Dieu, jusqu'au moment de leur mort. Les étrangers commirent cet acte de vengeance pour n'avoir plus rien à redouter de la bravoure des troupes arméniennes. Ils prirent ensuite les enfants de ceux qui avaient été brûlés ; ils les conduisirent dans la ville de Tovin, et de là ils les envoyèrent à Damas. Ce triste événement remplit tout le pays de larmes et de gémissements.

Vélid succéda à son père Aptlmiélik'h, dans la dignité d'amirabied ; il fut remplacé par son frère Ve-thasilman, qui vécut peu et eut pour successeur Omar.[15] Sous le règne de ce dernier, Vahan, prince de Goue-ghtben, fut livré à de cruels tourments, et subit le martyre pour le nom de Jésus-Christ, dans la ville de Résapha (Roudzap'h) en Syrie (Scham), il fut couronné par le Christ d'une couronne impérissable,

Du temps du grand patriarche Élie un certain Nersès, qui alors était évêque des Albaniens, manifesta sa perfidie et son impiété, et soutint la mauvaise doctrine (du concile) de Chalcédoine. Il était d'accord avec une princesse qui, à cette époque, gouvernait le pays des Albaniens : unis l'un et l'autre dans leurs desseins, ils employèrent tous leurs efforts pour amener la totalité du pays à recevoir l'insidieuse hérésie de ledit de Léon (Lietouen). Quand les nakharars du pays s'en aperçurent, ils le firent savoir au grand patriarche Élie, afin qu'il ne négligeât aucun moyen pour arranger cette affaire. Ce patriarche leur envoya, à deux et même à trois reprises, des lettres dogmatiques et remplies de piété, mais il ne pût les faire repentir de leur erreur. Alors, par prudence et pour la tranquillité de son cœur, il agit de la manière suivante : il écrivit à l’amirabied des Arabes, Omar, une lettre dans laquelle il pleurait sur son église et lui disait : Dans notre pays il existe un évêque, et même une princesse sans époux, qui est unie avec l'évêque ; tous deux ils refusent l'obéissance à votre respectable empire ; ils ne veulent pas s'unir à moi qui ai toujours béni votre nom dans mes prières, mais ils se joignent à l'empereur de Rome, et, parce moyen, ils troublent notre pays. Il faut vous hâter de les faire périr et de les ôter d'auprès de moi, car Rome les soutient d'une manière efficace, par des trésors et par toutes sortes de moyens. Quand l’amirabied eut lu cette lettre, il rendit de grandes actions de grâces à Élie, lui dépêcha un envoyé et lui conféra de grands honneurs. Puis il expédia le chef de ses eunuques pour arranger cette affaire et faire venir auprès de lui Nersès et la princesse. Dès que cet envoyé fut arrivé, il s'empara des deux coupables, les chargea de fers, les fit monter sur des chameaux et les envoya à l'amirabied. C'est ainsi que le grand patriarche Élie agit très prudemment en se servant du pouvoir pour faire périr ces méchants qui tourmentaient les fidèles. Aptes cela il ordonna un autre évêque en place de l'hérétique Nersès.

Le grand patriarche Élie mourut ensuite, ayant occupé le trône patriarcal pendant treize ans. On lui donna pour successeur le grand et saint philosophe Jean[16] (Iouehannès). C'était un homme très instruit et très habile dans les compositions grammaticales, dans les discours, et dans plusieurs autres choses qui sont toutes dignes qu'on y fasse une attention particulière. Rien n'échappait à sa pénétration ; il voyait toujours l'origine, les modifications, les différences et les ressemblances que n'aperçoivent pas les ignorants. Constamment il s'occupa de matières savantes, et s'appliqua à recueillir avec beaucoup de zèle le fruit de la science. Il écrivit particulièrement avec beaucoup d'habileté pour régler d'une manière admirable l'église de Jésus-Christ, en ce qui concerne toute sa hiérarchie et les offices divins. Il les expliqua, les augmenta, les arrangea fort bien, et, par là, procura un grand soulagement et une grande consolation aux ecclésiastiques. Ses sermons, ses discours poétiques mirent la pénitence dans le cœur des méchants ; ses exhortations produisirent la même chose dans celui des princes. Il était orné des plus rares vertus ; et comme il aimait extrêmement le travail, il occupait son esprit à composer des cantiques spirituels, ou bien il se livrait au jeûne, à la prière et à toutes sortes d'austérités. Dans l'intérieur, il ne portait aucun vêtement de laine ; il se vêtait seulement avec une robe faite de poils de chèvre et extrêmement rude. Mais quand il était hors de chez lui, il se montrait avec une robe d'une couleur éclatante et d'une étoffe précieuse ; il portait quelques ornements d'or qu'il savait disposer avec goût, et avait une barbe magnifique, qui descendait jusque sur sa robe. Il donnait toujours de bons conseils dans les assemblées ; il était fort agréable dans les festins. Toujours il réprimanda vivement les méchants et tâcha de les porter à faire le bien. Par des moyens clairs et manifestes il inspirait la terreur aux méchants, et il les invitait à faire le bien, après s’être revêtu d'habits riches et très ornés. C'est à cause de tout cela qu'il avait l'habitude de porter sur lui de magnifiques ornements, quand il s'acquittait du service divin ; alors il paraissait être plus qu'un mortel, et il excitait l'admiration de tous ceux qui le voyaient : ce n'était cependant pas l'admiration de tous les hommes en général ; mais seulement celle des personnes. qui étaient distinguées par leur jugement. Un osdigan d'Arménie nommé Vilth,[17] qui avait vu l'homme de Dieu, parla, à la cour de l’amirabied, de la beauté de Jean. Ce prince désira alors de le voir ; en conséquence il expédia promptement à l'homme de Dieu un de ses serviteurs, qui l'amena avec beaucoup d'honneur dans la ville royale. Dès l'arrivée de Jean, l'amirabied lui envoya un message pour l’inviter à se présenter devant lui dans son costume habituel. Le. patriarche était d'une haute taille, il se revêtit de ses habits les plus éclatants et les plus magnifiques, divisa en tresses garnies, d'or sa belle barbe blanche et prit à la main une baguette d'ébène peinte avec de l’or : ensuite cet homme beau et doué de larges épaules se rendit auprès de l’amirabied. Quand celui-ci le vit, il fut étonné de sa beauté, de la grandeur avantageuse de sa taille, et de son aspect respectable. Il le plaça sur un trône, l'y fit asseoir et le questionna en ces termes : Pourquoi êtes-vous vêtu d'une manière si éclatante, tandis que votre Christ était toujours modeste, qu'il ne portait jamais que de vils vêtements, et que ses disciples ont fait de même ? Le patriarche lui répondit : Lorsque l'Homme-Dieu Jésus-Christ a pris de nous un corps, et qu'il a caché sa gloire divine comme avec un voile, il n'a certainement pas caché les admirables marques de sa puis-sauce ; mais il a répandu de tous côtés les marques de ses grâces et la science, en les remettant à ses disciples. Il suffisait à ceux-ci d'avoir un esprit purement humain pour exciter à la crainte de Dieu, et ils n'avaient pas besoin d'un habit qui imprimât le respect. Mais comme nous avons perdu beaucoup de ces grâces miraculeuses, nous couvrons avec des vêtements qui commandent le respect notre âme faible et humaine, pour porter les hommes à la crainte de Dieu ; et de même que vous, rois temporels, vous vous revêtez de gloire et d'habits enrichis d'or, pour inspirer la terreur au plus grand nombre des hommes, j'en fais autant. Mais je suis aussi revêtu d'un cilice que peu de personnes voient. Au reste, ces vêtements grossiers et rudes n'effraient personne, et n'effrayeront pas votre gloire, puisqu'ils ne sont pas visibles. Si votre majesté désire me connaître complètement, qu'elle fasse retirer le petit nombre de personnes qui sont ici. Quand on l'eut fait, le patriarche se dépouilla de ses vêtements extérieurs, et montra à l'amirabied sa robe de poils de chèvre. Il lui dit, en découvrant ses membres : Voilà l'habit qui est pour l'extérieur et que je présente aux regards du peuple. L'amirabied porta la main sur la robe de poils de chèvre du patriarche, et s'écria avec une sorte d'humeur, de mécontentement et d'horreur : Comment le corps de l'homme peut-il vraiment souffrir et supporter ce misérable et infernal cilice, si Dieu n'a pas doué de patience celui qui le porte ? Après cela, l'amirabied honora le patriarche d'une grande quantité de riches présents, le revêtit sept fois d'une belle et magnifique robe, vraiment royale, lui donna de grands trésors en or et en argent, et le renvoya ensuite dans son pays.

Le patriarche vécut encore quelques années après son retour, et mourut. Il avait occupé le siège patriarcal pendant onze ans. Il eut pour successeur David (Tavith), du bourg d'Aramonk'h, dans la province de Godaïk'h. Ce bourg était probablement la résidence patriarcale, avant les tourments que le roi Tiridate fit souffrir à saint Grégoire. Ce prince le lui avait donné à titre de fondation pieuse : on en conserve encore le décret jusqu'à présent. Comme les infidèles qui habitaient dans la ville de Tovin tourmentaient le saint homme David et qu'As le vexaient par beaucoup de méchancetés, celui-ci qui était dans une grande anxiété, sortit de sa résidence, ainsi qu'il a été écrit, et alla fonder une église dans le bourg d'Aramonk'h. Il orna magnifiquement cette église, et plaça dans le bâtiment qui l'environnait son habitation, qu'il fit décorer avec soin. Il passa tout le reste de sa vie dans cet endroit, et il mourut après avoir occupé le patriarcat pendant treize ans. On l'enterra très près du même lieu où il avait vécu.

On plaça après lui, sur le trône patriarcal, Tiridate[18] (Dertad), du bourg d'Iothmous. C'était un homme saint, bienfaisant et étincelant de vertus. De son temps les ravages et les dévastations cessèrent entièrement par la sainteté de ses prières. Il passa en paix toute la durée de son patriarcat ; appelé par Jésus-Christ, il mourut après avoir siégé pendant vingt-trois ans.

Il eut pour successeur un homme nommé comme lui Tiridate (Dertad), du bourg de Tasdavouérits. Celui-ci mourut n'ayant été patriarche que trois ans. On lui donna pour successeur Sion (Siouen), du bourg de Pagavan.

Sion, dès l'âge le plus tendre, avait été élevé et instruit dans le service divin, et dans l'habitude et l'usage de préférer la vertu à tout. Avant d'être patriarche, il avait été nommé à l’évêché de la province d'Aghdsnik'h. Pendant qu'il gouvernait encore son troupeau de fidèles dans cette province, une source abondante qui coulait du mont Sim se dessécha. Les laboureurs du pays fertilisaient, au moyen des irrigations, beaucoup de vignes et de jardins ; mais quand la source se tarit, la fécondité des terres commença à s'affaiblir, à se détruire et à causer partout la ruine et la désolation. Il y avait alors dans cette contrée un osdigan arabe, nommé Soliman (Souleïman) ; il appela l'évêque auprès de lui, et le pria de lui indiquer un moyen pour faire couler de nouveau l'eau de la source. Sion envoya à tous les fidèles de son diocèse l'ordre de faire une veillée et des prières pendant une nuit, la veille d'un dimanche. Le lendemain dimanche, au lever de l'aurore, on se mit en marche ; on alla avec la sainte croix vers la source, qui était fermée et tarie ; on fit des prières, et on consacra l'endroit au Seigneur. Sion frappa ensuite la source avec une baguette qu'il tenait à la main. Au même instant on entend du bruit dans la fontaine ; la source s'agite, et il en jaillit bientôt une eau extrêmement claire et limpide. Ceci étonna beaucoup Soliman, qui n'oublia jamais Sion ni son miracle. Dans la suite cet osdigan alla régir et administrer l'Arménie, et, à cet effet, se rendit dans la ville de Tovin, quand le patriarche Tiridate II (Dertad second) mourut.[19] Soliman pensa alors à l'évêque Sion ; lui envoya promptement un message, et le fit amener à Tovin : par son ordre, on le plaça sur le trône patriarcal. C'est pour cela que nous avons parlé ici de ses prières.

Du temps du patriarche Sion arriva la destruction de K'haghin, d'Aren, et celle du grand bourg de Thalna, dans lequel on tua sept cents personnes, et où l’on en prit douze, cents. Sion,. après avoir rempli beaucoup d'actes de pénitence, fit la restitution de sa vie quand elle lui fut demandée, et mourut, ayant été patriarche pendant huit ans. On l'enterra auprès de ses pères. Il eut pour successeur Isaïe (Iésai), ; du bourg d’Eghabadroush, dans la province de Nig. Avant qu'on n'élevât ce dernier au trône patriarcal, il était évêque de la province de Gogth (Goueghthen) ; on dit qu'il était fils unique d'une femme veuve. Cette femme, poussée par son extrême pauvreté, courait de tous côtés, demandant l'aumône avec son enfant à la mamelle. Elle parvint jusqu'au palais où habitait le patriarche ; elle resta là fort longtemps sans être remarquée ; jamais elle n'ouvrit la porte du temple de Dieu, et elle demeura dans le même endroit, exposée à la rigueur du froid pendant l'hiver, et à l'ardeur de la chaleur pendant l'été. Les prêtres enfin la questionnèrent, et lui dirent : Pourquoi restez-vous ainsi exposée à l'intempérie de l'air en portant un enfuit à la mamelle ? Pourquoi n'êtes-vous pas avec nous dans le temple ? Cette femme répondit à ces paroles : C'est à cause du patriarcat que je nourris mon petit enfant en cet endroit, parce qu'une prophétesse a dit de lui qu'il et serait nourri et instruit dans la demeure des patriarches, qu'il serait ensuite évêque, et enfin qu'il serait élevé au rang suprême de patriarche. Isaïe, après avoir vécu treize ans dans ce haut rang, mourut, et fut enterré avec ses pères.

Il eut pour successeur dans la dignité patriarcale un nommé Etienne (Sdiep’hannoues), de la ville de Tovin, qui ne siégea pas plus de deux ans. On mit en sa place un certain Joab (Iouevap), du pays d'Osdan (Ouesdan) ; il était dans le palais du. curopalate, et il occupa seulement pendant six mois le trône patriarcal.

Dans ce temps là l’osdigan Yézid[20] (Iézid) fut envoyé en Arménie par l'amirabied. Dès son arrivée à Nakhidchévan, il fit partir des gouverneurs et des commandants pour les diverses provinces. La province de Pagrévant était gouvernée comme les autres ; il y plaça un des osdigans les plus distingués. Lorsque celui-ci se rendait dans cette province, il parvint jusqu'au monastère solitaire de saint Grégoire, qui est dans le bourg de Pagavan, et il y prit sa station de nuit. En voyant la beauté de ce monastère, l'admirable perfection du tabernacle du Seigneur, les ornements d'or et d'argent, les diverses couleurs des voiles saints et des ornements et la beauté des chants, sa méchante avidité le porta à chercher dans son esprit rusé le moyen de s'approprier les richesses qui appartenaient à la religion divine. Pour accomplir son perfide dessein, il fit étrangler secrètement un de ses derniers esclaves ; par ses ordres, cet esclave fut, pendant la nuit, jeté dans un grand abîme, et l’on tint cachée toute cette affaire. Le lendemain, au lever de l'aurore, il eut l'air de croire que ce crime avait été commis à son insu, et s'étant informé lui-même des détails relatifs à cet assassinat perfide, il fit arrêter et charger de fers tous les religieux du couvent, comme auteurs de la mort de son esclave ; il mit en mouvement toutes les personnes qui se trouvaient dans les habitations et les demeures saintes ; il allait, il courait pour son esclave jeté secrètement dans un précipice. Cet homicide poussait des cris de vengeance ; ce criminel traitait en criminels les saints religieux. Il eut bientôt arrangé l'affaire, et attendu qu'on ne pouvait rien y voir, il lui fut permis de traiter comme coupable le sang innocent ; il ordonna de prendre les pères et de les amener devant le tribunal, pour les interroger et les faire périr. Alors on donna pour pâture à cet infidèle, à cet impitoyable bourreau, toute la sainte troupe : elle se composait de quarante religieux qu'il fit tous périr par sa détestable avidité. Du grand nombre de moines qui habitaient dans ce monastère, il n'en resta que quelques-uns qui s'étaient réfugiés dans les cavernes. On déchira en pièces, par le fer, les cadavres des saints ; on les dispersa. L'église de Jésus-Christ fut insultée, et l'autel dépouillé de ses ornements ; les chants d'allégresse cessèrent ; on n'entendit plus que des gémissements dignes de pitié. Cependant tout cela ne paraissait pas déplorable aux yeux de ce barbare, puisqu'au lieu de donner un tombeau à ces saints personnages, il leur enleva par la force cette dernière consolation. On répandit le sang des innocents, qui furent aussitôt inscrits au rang des martyrs dans le livre de vie.

Après la mort de Joab, on plaça sur le saint siège Salomon (Soueghouemouen), qui était du grand bourg de Garhni. Dans sa jeunesse il avait professé l'état monastique, et occupé son âme à accomplir, dans un grand monastère, beaucoup d'actions vertueuses. Il était fort habile en philosophie, et fort instruit dans ce qui concerne le chant psalmodique.

De son temps il y eut une division parmi les moines. L'abbé, avec tous les religieux qui lui étaient attachés, se retira pour aller habiter un endroit nommé Zriesg, dans la province de Schirag. Salomon le suivit dans cet endroit : là il mena une vie solitaire, dans une petite cellule, et s’y livra à beaucoup de privations et de rudes austérités. Lorsqu'on le tira de sa cellule et qu'on l'éleva sur le trône patriarcal, quelques nobles lui dirent : Quoique vous soyez vieux et très affaibli par les mœurs elles pratiques de la vie monastique, pourquoi n'auriez-vous pas du goût pour le patriarcat ? Salomon leur répondit en ces termes : J'irai puisque des hommes ornés des plus belles qualités le jugent à propos, quoique je sois indigne d'être avec les autres patriarches pour soutenir l'église. Il agit comme il l'avait dit, mais il ne vécut pas plus d'une année après cela. Il quitta ce monde, et on l'enterra avec ses pères ; il fut inscrit sur le livre de vie et reçu dans le saint sanctuaire.

Après lui où éleva au patriarcat un nommé George (Géouerg), de la province d'Aragadzodn (Aragadzouedn). A cette époque les Arabes dominaient partout ; ils amenaient les Arméniens en captivité et tourmentaient les grands du pays. Tous ceux qui restèrent se cachèrent pour échapper à leur joug et à leur esclavage. Jusqu'à présent il manque dans cette histoire le détail des belles actions des ischkhans. Mais, au reste, vous pourrez la trouver dans l'ouvrage de l'historien Schapour, qui s'est occupé de l'histoire avant nous.

Après George on éleva au patriarcat Joseph, qui était né au lieu qu'avait habité saint Grégoire, dans la province d'Aragadzodn.

De son temps, il vint dans la ville de Tovin un osdigan nommé Khozaïmah (Khouzima), qui examina où il fixerait sa résidence. Il remarqua l'extrême beauté des grands bourgs où le patriarche avait des palais, tels qu’Ardaschad, Kavakierd et Houerhouemouets-marg, avec les champs qui en dépendaient. Alors entra dans son esprit la plus détestable fraude : il demanda lui-même au patriarche Joseph de lui donner ces bouqgs à prix d'argent. Mais le grand homme, préférant la mort à la vie, ne voulut céder aucun de ces endroits, et ne se rendit point aux méchantes et perfides paroles de l'osdigan. Khozaïmah, irrité, ordonna que l'on mît en prison l'homme de Dieu et qu'on le chargeât de fers. Il lui fit porter beaucoup d'argent, croyant que Joseph effrayé consentirait à sa demande. Mais comme il pensait qu'il ne pourrait le dompter par les souffrances, il n'écrivit pas pour qu'on lui donnât des coups de bâtons, parce que le patriarche les aurait supportés avec courage en les offrant à Dieu. L'osdigan, voyant qu'il ne pouvait rien obtenir de Joseph, fit exposer aux regards du public trois sacs remplis d'or que l'on plaça sur la tête de trois de ses esclaves, à qui il ordonna d'entrer chez le patriarche, de manière à être vus, et d'en sortir ensuite, par un autre côté, avec ce qu'ils avaient apporté. Après cela on répandit le bruit que les bourgs avaient été vendus à l'osdigan, qui alors fit sortir de prison l'homme de Dieu et le renvoya dans sa maison. Le patriarche avait supporté avec courage et intrépidité les tourments et les peines qu'il avait eut à souffrir. Le méchant osdigan enleva seulement par la force les bourgs de Kavakierd et de Houerhouemets-marg. Il essaya aussi, alors et depuis, de tromper perfidement Joseph au sujet du bourg d'Ardaschad ; et, à cause du non succès de ses desseins, il nourrissait dans son esprit une haine constante contre le patriarche. Transporté de colère, il fit arrêter, vers les sources du Medzamor, le frère du grand Joseph, et, par son ordre, on ai le tua et on le jeta dans le lac qui est au nord de ces sources.

Le patriarche, après avoir occupé pendant onze ans la première dignité du pays, mourut. On lui donna pour successeur David (Tavith), du bourg de Gagaz (Kakagh), dans la province de Maghaz.

Du temps de ce patriarche on envoya en Arménie un osdigan nommé Houl, avec le commandement d'une petite armée. Il se mit en marche, et arriva dans la ville de Tovin pour y fixer son séjour.

Il existait alors un prince qui gouvernait une grande partie de notre pays, qu'il avait conquise par la force. Il se nommait Sévata (Siévata) ; il était de la famille de Gaisig (Kaisik) qui avait pris sa femme Arousiéag dans la race des Pagratides. Ce Sévata se conduisit avec arrogance et dédain envers l'osdigan Houl, et rassembla contre lui une nombreuse armée.[21] Avec lui étaient le grand sbarabied des Arméniens, Sempad, le prince des Siouniens, et quelques autres chefs de familles nobles. Ils voulaient prendre Houl par ruse et le faire mourir par trahison. Alors Houl envoya avec un message le patriarche David auprès de Sévata, du sbarabied Sempad, et d'Isaac (Sahak), prince des Siouniens. Pour quelle raison, écrivait-il, vous enorgueillissez-vous et vous élevez-vous contre moi par votre extrême avidité ? Je ne veux point vous renverser ni aller m'emparer des lieux où vous habitez. Vous pouvez être sans crainte, je ne veux pas marcher vers vous. Le patriarche leur adressa beaucoup de paroles conciliantes et suppliantes ; mais ils ne voulurent pas l'écouter, et il s'en retourna extrêmement triste. Quand Houl connut toute leur méchanceté, il s'y prit d'une manière heureuse : il rassembla des hommes choisis et terribles, les arma, et, lorsqu'ils furent deux mille, s'avança promptement à leur tête contre ses ennemis pour les combattre. Ceux-ci étaient campés sur le bord du fleuve Hourasdan, en face du bourg de Kavakierd. Houl fondit sur eux avec la violence d'un torrent destructeur ; on lutta corps à corps ; enfin les troupes arméniennes prirent la fuite devant les soldats de Houl ; on versa beaucoup de sang, et une grande quantité d'Arméniens furent foulés sous les pieds des chevaux. Isaac, prince des Siouniens, le sbarabied Sempad et Sévata périrent dans cette journée ; mais beaucoup d'hommes prirent la fuite et parvinrent à s'échapper ; tous ceux que l'épée épargna se dispersèrent de côté et d'autre. Houl s'en retourna ensuite à Tovin. Le grand patriarche David fit apporter le corps d'Isaac, prince des Siouniens, et le plaça dans un tombeau situé dans le lieu saint. Isaac eut pour successeur à la souveraineté son fils Grégoire (Grigouer), qui portait aussi le nom civil de Soup'han. Le patriarcale mourut ensuite ; après avoir rempli le cours de sa vie, et avoir occupé le trône patriarcal pendant vingt-sept ans. On lui donna pour successeur Jean (Iouevannès), du bourg d'Ouéva,[22] dans la province de Godaïk'h. Au bout des huit premières années du patriarcat de ce saint et innocent patriarche, quelques infâmes calomniateurs, qui étaient même attachés au palais patriarcal, répandirent contre lui des calomnies horribles, avec leurs langues perfides. C'est ainsi qu’autrefois sainte Susanne (Schouschan) avait été accusée par des vieillards ; Narcisse (Narkiésoues), par le faux témoin Zratad[23] ; et même le Verbe de Dieu, par Judas (Ioata) ou par des prêtres infidèles.

Pagarad Pagratide[24] était à cette époque gouverneur et ischkhan des ischkhans d'Arménie. Les calomniateurs, les dénonciateurs, les perfides ennemis de l'homme de Dieu se rendirent auprès de ce prince. Ils tinrent en sa présence des discours insidieux. Pagarad, trompé par les diaboliques artifices des calomniateurs, prêta l'oreille à leurs perfidies ; et après avoir accueilli leurs abominables accusations, il écrivit une lettre à tous les évêques, pour qu'ils eussent à éloigner leur pasteur ; il leur mit même dans l'esprit de nommer un autre patriarche. Le saint homme Jean, pensant prudemment qu'il serait exposé à de violents supplices par l'ischkhan, qu'il serait atteint par l'épée spirituelle, et qu'il serait peut-être précipité dans p-les fers, se leva et s'en alla vers (l'endroit appelé) camp de saint Isaac (Sahak), dans un pauvre monastère, où il resta inconnu et caché, occupé perpétuellement à prier Dieu. On fit attention à cela, et le grand sbarabied Sempad, Grégoire, prince des Siouniens, d'autres nakharars arméniens et toutes les races nobles réunirent une assemblée d'évêques, pensant avec raison qu'on avait répandu contre le patriarche des faussetés et d'infimes mensonges. En conséquence on rétablit sur le saint siège l'homme de Dieu ; après quoi les églises de Jésus-Christ, qui étaient alors déshonorées comme une femme indigne du mariage, brillèrent comme une épousée qui sort du lit nuptial. Cependant l'ischkhan Pagarad était de plus en plus mal intentionné : c'était sans son assentiment qu'on avait rétabli le patriarche ; il ne renonça pas au dessein d'en créer un autre à sa place, et il attendit pour cela le moment favorable. Toutefois les infâmes calomniateurs furent tous sévèrement châtiés par la colère divine. Un d'entre eux glissa d'un endroit élevé dans un précipice ; les pointes des rochers déchirèrent son corps, de manière qu'il ne resta pas un os attaché à un autre os. Un autre se laissa choir du haut d'une maison, et tout son corps fut brisé et déchiré de telle façon qu'il en mourut. Un autre encore tomba dans un fleuve, et y fut englouti par un gouffre, sans avoir les honneurs de la sépulture. C'est ainsi que furent vengées d'une manière cruelle, par la colère divine, leurs méchantes calomnies, pour l'instruction et l'exemple de ceux qui viendront après eux, et pour les empêcher de lever leurs mains coupables sur l'oint de Dieu.

Après ces événements, l'amirabied Dchap'her[25] envoya en Arménie un osdigan nommé Abou-Saad (Abouseth). Lorsque celui-ci arriva dans la province de Daron, il arrêta l'ischkhan Pagarad, le fit charger de fers et l'envoya à l'amirabied. Pagarad souffrit ce traitement comme une punition et une vengeance légitime de sa conduite injuste envers le saint patriarche. Cependant les habitants du mont Taurus rassemblèrent pour leur sûreté une belle armée dans une plaine ; et sans être exercés à l'art de la guerre ils fondirent subitement en masse sur les ennemis et tuèrent l'osdigan Abou Saad : ce fut une espèce de vengeance de l'affront qu'on leur avait fait par l'arrestation de l'ischkhan Pagarad. Après la mort d'Abou Saad, ses soldats s'enfuirent de tous les côtés, et allèrent retrouver l'amirabied en déplorant leur défaite et leur malheur.

Dans le même temps une violente haine éclata entre Grégoire Soup'han, prince des Siouniens, et Papgen, nahabied de Sisagan. Ils rassemblèrent des troupes et en vinrent aux mains. Soup'han fut tué par Papgen ; son fils Vasar, nommé aussi par amitié Pakour, succéda à la souveraineté de son père.

Quand l'amirabied apprit la mort de l'osdigan Abou Saad, il rassembla aussitôt des troupes, forma une armée et réunit une grande quantité de cavalerie. Il en donna le commandement à un de ses serviteurs nommé Bougha (Poukha), et le fit partir pour l'Arménie, lui ordonnant par-dessus tout de charger de fers les ischkhans du pays, les princes et tous ceux qui professaient l'état militaire ; de les lui envoyer ensuite, et de tuer ou détruire entièrement tous les cavaliers qui seraient trouvés avec des armes ou en mouvement. Il lui enjoignit aussi d'engager les plus distingués d'entre les Arméniens à embrasser la religion de Mahomet, et de les amener avec lui. Cependant Bougha se mit en marche et entra dans la province de Daron ; il fondit avec la rapidité d'un éclair sur le pays, et fit très promptement prisonniers tous les princes. On envoya à ce général Aschod (Aschoued) et David (Tavith), fils du prisonnier Pagarad, avec tous les nobles, leurs vassaux ; on les chargea de fers. Après cela les troupes se répandirent de tous côtés pour piller : elles ravagèrent toutes les vallées du mont Taurus et trois provinces. Tous les habitants de l'intérieur de la montagne qui tombèrent au pouvoir de l’ennemi furent sans pitié passés au fil de l'épée et abandonnés sur la terre. On prit encore par trahison beaucoup de cavaliers du pays, qu'on livra au tranchant du glaive. On en fit aussi prisonniers un grand nombre, et on les conduisit au tyran, qui les fit traîner avec des cordes. Il y en eut beaucoup que l’on sépara des autres à cause de leur beauté, de leur jeunesse et de leurs agréments personnels, pour leur faire abandonner leur religion, et leur faire embrasser l'infidélité, selon les ordres de l'amirabied. Quant à tous les autres qui restèrent, on donna ordre de les passer au fil de l'épée. On bouleversa de la même façon plusieurs autres provinces, et on rassembla un immense butin, après quoi on envoya à l'amirabied l'ischkhan Aschod et son frère David, avec toute leur famille.

Bougha marcha ensuite du côté du Vasbouragan. Le grand ischkhan Aschod, de la race des Ardzrouniens, se prépara dors avec ses guerriers à combattre le tyran Bougha ; et ses nakharars en firent autant avec la même ardeur. Il se mit en marche et alla attaquer Bougha ; mais il fut presque aussitôt fait prisonnier avec tous ses soldats et ses parents. Bougha, après l'avoir tenu chargé de fers pendant plusieurs jours, l'envoya auprès de l'amirabied, ainsi que sa femme et ses enfants. Il se rendit maître de toutes ses provinces, et ordonna qu'on lui amenât prisonniers tous les hommes de guerre qui avaient tiré l'épée ou qui s'étaient revêtus d'armes. Il se conduisit dans ce pays comme il s'était conduit dans celui de Daron. Il sépara les hommes qui avaient quelques qualités, et les livra à divers chefs pour les instruire ; il abandonna le reste à l'épée, et remplit tout le pays de sang. Lorsqu'il eut tout détruit et ravagé, il continua sa marche, et il agit de la même manière dans les environs de la métropole Tovin.

Le grand sbarabied d'Arménie, Sempad, voyant ces désastres et ayant eu connaissance de la proclamation que le dévastateur avait répandue dans la nation, préféra la mort à la vie. En conséquence, pour sauver son pays, il se rendit auprès de l’osdigan, emportant avec lui une grande quantité de dons et de présents. Il fut reçu avec honneur par Bougha, qui remplit tous ses désirs et envoya des courriers au-devant de lui, sur toutes les routes par lesquelles on supposait qu'il pourrait passer. Sempad, par sa conduite très prudente, sut apaiser l'esprit du tyran et se concilier sa faveur : il devint son ami, et finit par obtenir que son titre de grand sbarabied serait reconnu. Après cela ils allèrent ensemble dans la ville de Tovin. Néanmoins on parcourut encore et on dévasta les provinces ; elles furent de nouveau tourmentées par le glaive des militaires et par les combats. Partout on gémissait sous le joug de fer des Arabes. Beaucoup d'Arméniens furent chargés de fers et amenés en cet état devant le tyran, et l'on fit un choix parmi eux tous comme on l'avait précédemment fait dans le pays de Daron et dans le Vasbouragan. Quand ils furent en présence de Bougha, chargés de fers, il sépara ceux qui étaient remarquables par leur beauté, et les envoya prisonniers au loin, donnant sans pitié le reste pour aliment à l'épée. On les retint en prison, toujours chargés de fers, pour se rendre maître de leur esprit, et les porter à se soumettre à la communion de la religion de Mahomet. Le tyran Bougha les ayant interrogés pour les engager à renier Jésus-Christ et à renoncer aux lois de leur culte, ils acceptèrent promptement comme vraie la détestable erreur qu'on leur présentait comme bonne ; ils se laissèrent dominer par le péché, et ils montrèrent qu'ils n'étaient pas dignes de souffrir des tourments temporels pour obtenir la gloire qui nous a été révélée. Le méchant tyran se conduisit avec violence par haine pour les saints ; il les épouvanta par les tourments, par les inquiétudes, par les paroles, par les coups, par la faim et par tous les genres de supplices, pour arriver enfin au but de ses désirs. Mais tous les saints supportèrent courageusement les affronts, les tourments, les tortures et les coups, jusqu'à ce que leurs corps fussent entièrement déchirés. Dans cet état ils montrèrent une grande résignation, bravèrent encore les supplices, endurèrent beaucoup de nouveaux tourments, de nouvelles souffrances, et enfin moururent avec joie. A cause de leur courage, il découla toujours sur eux une émanation des eaux de la vie, qui étaient sorties du flanc de Jésus-Christ. Le tyran, voyant l'obstination de tous ces hommes et le violent désir qu'ils avaient de mourir pour la foi de Jésus-Christ, fut transporté de colère et de fureur contre eux. Cruel comme une bête féroce, il commanda qu'on livrât d'autres prisonniers pour pâture au feu, non pas tout de suite, mais à de longs intervalles, et qu'on les envoyât l'un après l'autre, comme on envoie des moutons à la boucherie ; il pensait que peut-être ils renieraient leur religion par effroi. Mais eux, pleins de l'espérance divine, ne se repentirent pas du bien pour le mal, mais du mal pour le bien. Ils souffrirent avec courage tous les tourments ; ils trouvèrent alors beaucoup de laborieux et vertueux associés qui furent tués par l'épée, et reçurent une couronne de Jésus-Christ. Ils étaient sept hommes. Leur chef se nommait Adouem, du bourg d'Ouersirank'h, dans la province d'Aghpag. Comme ils étaient beaux de visage, d'une tournure agréable, habiles à manier les armes, on ne les fit pas périr par l'épée avec les autres ; on espérait pouvoir les amener vers le gouffre de la perdition. On leur envoya beaucoup de magnifiques présents ; on les gratifia de sommes considérables en or et en argent ; on leur donna même des bourgs et des vassaux, et on leur accorda des honneurs et des distinctions à la cour royale. Mais les bienheureux se montrèrent extrêmement indifférents à tout cela ; comme de vaillants martyrs, ils renouvelèrent leur confession, disant qu'ils donnaient leur vie pour Jésus-Christ, et que la mort servirait leurs intérêts.

Le tyran fut encore plus transporté de fureur contre eux ; par ses ordres on ouvrit pour eux la porte du lieu de supplice, et on les accabla de toutes sortes de tourments, de tortures et de douleurs, qu'aucune langue ne peut raconter, et que personne ne peut écrire ; mais ils étaient soulagés du poids de leurs souffrances par l'espérance d'une récompense, par l'amour qu'ils portaient au Christ, et par la joie du martyre. Quand le tyran fut informé de leur conduite, il ne trompa pas l'espoir des saints ; il ordonna qu'on les suspendît à une potence. Tandis qu'ils étaient attachés en forme de croix, saint Adouem offrait à Dieu de ferventes prières, et donnait sa-constance pour exemple à ses compagnons : Ne vous épouvantez pas en mourant, mes frères, leur disait-il ; tous les tourments que nous éprouvons, c'est pour Jésus-Christ que nous les souffrons ; bientôt nous communierons avec le Dieu de vie. Après cela, élevant ses yeux vers le ciel comme pour le consulter, il ajouta : Jésus-Christ, mon espoir, dans ce jour de la fête du grand prince George (Geouergé), je serai offert en sacrifice ; je suis le bouc du sacrifice pour la gloire de ton nom. Au lieu de la chèvre du sacrifice, je t'offre ma vie en holocauste ; reçois-la avec plaisir : Choisis-moi, ainsi que ceux qui sont avec moi, pour être au nombre de tes saints martyrs, parce qu'ils désirent avec ardeur le jour de ta venue. C'est ainsi qu'ils soutinrent avec la plus grande constance, toutes les souffrances de ce grand combat dont ils sortirent vainqueurs ; c'est ainsi qu'ils firent le sacrifice de leur vie, et qu'en récompense ils reçurent de Jésus-Christ une couronne impérissable. Tous les chrétiens qui étaient alors en proie aux douleurs furent massacrés par l'épée ; mais lorsqu'ils périrent, Jésus-Christ apprit par ses martyrs leur glorieuse action. Enfin, on acheva de les tuer tous, l'an 302 de l'ère de Thorgoma[26] ; ils étaient au nombre de plus de cent cinquante, sans compter les hommes des autres contrées et des autres villes qui furent martyrs, et dont les noms sont écrits dans le livre de vie. Cependant le grand patriarche Jean (Iouevannés) régla que l’on conserverait la mémoire du jour où ces saints s'étaient illustrés, et qu'on célébrerait une fête annuelle en l'honneur du martyre qu'ils avaient soutenu pour la gloire du Dieu tout-puissant : ce fut le vingt-cinq du mois de miehieki. Il y eut cependant plusieurs hommes qui n'eurent ni la force, ni le courage, ni la constance de soutenir le combat : abattus et languissants, ils embrassèrent l'infâme loi du tyran arabe, et renièrent la foi de Jésus-Christ, à cause de la colère des serviteurs de Satan. Leurs âmes seront précipitées dans les cendres de la fournaise. Tristes, accablés, criminels, couverts d'ignominie, ils seront conduits vers les lieux inférieurs par la perte de leur nom ; ils n'auront aucune part à la vie éternelle, qui est trop élevée et trop glorieuse pour eux ; leur unique héritage sera le feu de l'enfer.

Quand le tyran Bougha vit que tout réussissait au gré de ses désirs, il envoya des incendiaires pour prendre et pour lui amener Vasag, ischkhan de Sisagan, et son frère Aschod. Beaucoup de princes et de gouverneurs se réfugièrent vers le fort imprenable de Paghk'h, se rassemblèrent en cet endroit, et, par ce moyen, échappèrent aux oppresseurs. L'ischkhan Vasag se délivra des mains de ceux-ci par la force, et dirigea ses pas vers la province de Godaik'h. On en informa Bougha, qui aussitôt fit partir des troupes pour le prendre. Elles se mirent promptement à la poursuite de l'ischkhan. Les soldats et les hommes armés du tyran le suivirent de très près, et finirent même par l'environner de tous les côtés à la fois. Cependant l'ischkhan parvint à s'échapper, et s'enfuit du côté de l'est, dans la province de Gartman, auprès de l'ischkhan du pays, qui se nommait Gedridj. Vasag, au lieu de trouver dans cette province un lieu de refuge, y trouva des ennemis ; car l'ischkhan de Gartman le trahit, le prit, le chargea de fers, et l'envoya à Tovin pour être remis entre les mains de Bougha. Il croyait, en agissant ainsi, faire une action agréable au tyran. Celui-ci reçut Vasag et le retint prisonnier ; après quoi les troupes qu'il avait envoyées de tous côtés pour dévaster revinrent promptement, et lui amenèrent dans la ville de Tovin le frère de l'ischkhan, Aschod, avec la princesse leur mère, dont ces troupes s'étaient saisies.

Dans ce temps-là le grand patriarche Jean (Iouévannès), qui parcourait son diocèse, arriva dans la province de Geghardch (Giégharkourni) et acheva le cours de sa vie : il mourut sur le grand et respectable monument religieux de sainte Gaiane, et on le déposa lui-même dans ce tombeau vénéré. Il avait occupé le siège patriarcal pendant vingt-deux ans.

Cependant le tyran Bougha emmenant avec lui ses prisonniers, après les avoir chargés de fers, se mit en marche vers l'est, et envoya un message au grand sbarabied Sempad. Celui-ci partit promptement et vint se présenter à Bougha avec la plus grande rapidité ; mais auparavant il avait ordonné que l’on réunît une assemblée d'évêques dans le grand bourg d'Érazgavors (Iérazgavouer) : on éleva au patriarcat Zacharie (Zak'haria), du bourg de Dsag, dans la province de Godaïk'h ; et ce fut après s'être recommandé à ses prières que Sempad se rendit auprès du tyran Bougha. Dans le même temps, ce dernier alla prendre de force le grand ischkhan Adernersèh, qui habitait dans le fort de Khatchen ; il s'empara également de la personne de plusieurs de ses parents. De là il se rendit dans la province de Gartman., où il fit fortifier et environner d'une enceinte et d'un mur le fort de Gartman. Il prit, après cela, Gedridj, ischkhan de Gartman, le chargea de fers, et passa dans la province d'Oudie ; lorsqu'il fut dans le bourg de Dons, il prit Etienne (Sdiep'hannoues), nommé aussi Kouen, lequel était de la race appelée Sievkasievouertik’h. Il attira ensuite perfidement auprès de lui Isaïe (Iésaï), ischkhan des Albaniens, et le retint prisonnier avec plusieurs de ses parents ; il emmena encore avec lui plusieurs princes et ischkans de l'Albanie qu'il chargea de fers ; et il versa beaucoup de sang dans ce pays. Le tyran, traînant tranquillement à sa suite, tous les princes qu'on lui avait amenés prisonniers et qui étaient chargés de fers, se mit en route pour les conduire à la cour royale de l’amirabied, ainsi que le sbarabied Sempad, à qui il fit croire que, s'il se montrait parfaitement d'accord avec lui, il serait comblé de grâces par l'amirabied ; qu'il gouvernerait en souverain une grande partie de l'Arménie, et qu'il retournerait dans son pays après avoir reçu des présents et des honneurs royaux. Mais quand ils furent arrivés à la cour royale et que Sempad se trouva en présence de l'amirabied, on l'assimila aux autres prisonniers, on le jeta en prison, et l'on oublia les services qu'il avait rendus. Quelques jours après on amena tous les princes et les ischkhans arméniens et albaniens pour leur faire subir un interrogatoire, pour les engager à embrasser l'infâme religion de Mahomet et à renier la foi de Jésus-Christ, leur promettant, s'ils le faisaient, de leur donner de riches présents et de grands honneurs, et de les renvoyer dans leurs maisons, dans le pays de leurs pères ; mais les menaçant, en cas de refus, de leur enlever la vie par de violents supplices, par les tourments et par une mort effroyable. En conséquence tous les jours on les exhortait à obéir, en les effrayant par l'appareil des plus terribles et des plus violents supplices, et l'on cherchait à prolonger la durée de leurs angoisses. Quelques-uns d'entre eux obéirent aux paroles royales et embrassèrent la religion des impies ; d'autres ne voulurent pas être immédiatement circoncis, et attendirent un moment favorable pour remplir les désirs de l'amirabied.

CHAPITRE XIV.

Le grand sbarabied Sempad, enflammé par la vérité, résista vaillamment au mensonge. Jamais il ne s'était révolté contre les ordres du clergé et des fidèles attachés à Jésus-Christ ; toujours il avait eu l'espoir d'obtenir la vie éternelle. Il préférait de beaucoup mourir pour Jésus-Christ, au lieu de jouir long temps de la vie au milieu des péchés. Il se refusa constamment aux ordres qu'on lui donna pour abandonner tout à fait la foi chrétienne et renoncer à la faveur divine du baptême. Enfin on lui promit les plus grands présents s'il voulait embrasser la religion étrangère de l'impiété. On lui fit de semblables propositions, non seulement une fois ou deux, mais à plusieurs reprises, et toujours il donna avec courage des réponses négatives. Comme tout cela ne satisfaisait pas les désirs des infidèles, ils pensèrent dompter son esprit dépourvu de fraude, mais en déployant l'appareil des tourments. Par la faveur divine Sempad choisit la mort corporelle pour se délivrer de la mort éternelle de l'âme et mourir pour la foi. Il ne voulut pas se souiller en reniant la sainte religion de Jésus-Christ, et il fit le sacrifice de son corps.[27] Son martyre obtint un superbe panégyrique ; tous les ordres des prêtres et des chanteurs chrétiens enlevèrent son corps ; on raccompagna avec des cantiques spirituels, et on l'enterra dans le tombeau du prophète Daniel qui avait été jeté dans la fosse aux lions. Après lui son fils Aschod hérita de sa grande souveraineté.

Quant aux autres ischkhans, il y en eut plusieurs qui restèrent fidèles et qui répondirent à l'appel de Dieu ; mais quelques-uns ne se révoltèrent pas contre la loi impie de Mahomet, parce qu'ils furent épouvantés et effrayés par la crainte d'une mort prompte ; il ne leur vint pas dans l'esprit de mériter une mort immortelle ; ils ne se rappelèrent pas assez promptement ces terribles et éternelles paroles du sauveur Jésus-Christ, qui avaient été prononcées devant le redoutable tribunal : Celui qui me renient devant les hommes, moi je le renierai devant mon père, qui est aux cieux. Seulement Etienne, qu'on appelait Kouen dans le langage vulgaire, et qui avait été amené chargé de fers à la cour par Bougha, confessa le nom de Jésus-Christ au milieu des nombreux supplices par lesquels il fut éprouvé et tourmenté avec les autres nakharars arméniens. Il fut couronné par la lumière du père, et son nom écrit dans le livre de vie. Il mourut l'an 608 de l'ère des Romains.

CHAPITRE XV.

Tout ce que je vais raconter actuellement vous paraîtra peut-être bien faible, en comparaison, des discours des anciens et des superbes écrits qui vous ont été présentés. Mais peut-être que ce que je dirai vous plaira encore, même après les paroles de Schapour (Schabouèh) Pagratide, l'historien de notre temps qui a raconté d'une manière admirable et dans l’ordre qui leur convient les belles actions du règne d'Aschod, fils du sbarabied Sempad ; l'histoire de son empire et des rois, l'histoire des nakharars et des ischkhans arméniens faits prisonniers par Boucha dans leurs propres principautés. Il a rapporté aussi comment ils furent emmenés, comment ils vécurent, comment ils avaient été établis princes ; quels sont ceux des ischkhans qui étaient nobles, riches, et qui combattirent avec Sempad contre les ennemis de la foi ; quels sont ceux enfin qui se conduisirent en tyrans, et quelle fut la mort de chacun d'eux. Au reste il montre évidemment, par le style et la distribution totale de son ouvrage, qu'il n'avait pas fait des études littéraires assez profondes pour présenter des résumés historiques ; c'est pourquoi il se borne à rapporter tous les événements selon l'ordre du temps où ils sont arrivés. Toutes ses narrations sont écrites en style vulgaire. Je vous ai donné assez de preuves de la connaissance qu'il avait des faits. Je vais maintenait, moi, raconter ce qu'il a négligé et ce qu'il me paraît aujourd'hui nécessaire de mettre dans le récit de l'histoire. Je rappellerai en peu de mots et brièvement, avec ordre et méthode, ce qui a déjà été dit d'Aschod, fils du sbarabied Sempad, depuis son enfance jusqu'à la vigueur de sa jeunesse, ainsi que les actes de courage et de vaillance, les combats et les ravages qui marquent sa vie et celle de quelques autres princes. Je vous les ferai connaître d'une manière suffisante, d'après les récits de Schahpour.

CHAPITRE XVI.

Aschod remplit sans interruption, en la place de son père Sempad, les fonctions de sbarabied des Arméniens, absolument comme il a déjà été dit plus haut.[28] Quand il fut revêtu de cette dignité, il méprisa complètement les choses infâmes ; il s'instruisait constamment par l'étude et se livrait à de belles occupations ; son esprit avait toujours de bonnes inspirations ; il était très porté à l'amitié ; jamais il n'avait d'altercation ou de violents démêlés avec des ennemis, et jamais il n'en souffrit entre personne ; partout il rétablissait à son gré la bonne harmonie par ses paroles conciliantes et par son assistance précieuse ; il regardait comme nuisible tout ce qu'on pouvait acquérir. par un vil intérêt. Il était libéral avec tout le monde ; il savait se concilier l'affection sincère de beaucoup de personnes, de sorte que chacun lui obéissait avec plaisir. Telle fut la manière dont il s'acquitta des fonctions de sbarabied ; aussi sa bonne renommée parvint-elle jusqu'à la cour royale.

Un osdigan nommé Ali-Arméni[29] se rendit alors en Arménie par l'ordre de l'amirabied ; il créa Aschod prince des princes de l'Arménie. Il le revêtit d'un grand nombre de robes, et le traita avec une pompe vraiment remarquable : les Arméniens en furent très satisfaits, parce que ces distinctions étaient-semblables à celles qui s'accordent à la dignité royale. C'est ainsi qu'Aschod fut élevé en honneur, et que sa souveraineté se trouva placée au-dessus de toutes celles des Arméniens. Tous les princes réglèrent avec lui que sa race serait considérée par tout le monde comme une famille royale, reconnaissant qu'elle méritait une distinction particulière ; qu'elle était digne d'être élevée à la dignité de race royale, et de rester séparée de toutes les autres familles de princes.

Dans ce temps il arriva de grands et terribles troubles dans la ville de Tovin ; beaucoup de maisons, de palais et de murailles furent abattus et renversés ; une ruine et une dévastation universelles se répandirent sur la ville ; la mort fondit sur un grand nombre d'hommes. Cet horrible et épouvantable fléau n'épargna pas même les temples. Enfin, partout, dans les places et dans les rues, on n'entendait que des gémissements. Un vent extrêmement froid et les infernales glaces de l'hiver augmentèrent encore la langueur et les gémissements, et beaucoup de personnes périrent mutilées. Le saint patriarche offrit sans relâche au Dieu de miséricorde d'ardentes prières, des larmes de douleur, des supplications instantes pour obtenir de la faveur céleste que la violente colère de Dieu s'apaisât, et que la pure église de Jésus-Christ cessât d'éprouver des châtiments qui causaient tant d'affliction.

Cependant les ischkhans et les nakharars arméniens, qui avaient été emmenés prisonniers de force par Bougha, revinrent alors successivement dans leurs principautés, dans leurs possessions, dans leurs palais. Après avoir condamné leurs âmes au feu en suivant, quoique malgré eux, l'abominable doctrine de la loi de Mahomet, ils ramenèrent tous leurs âmes à la religion chrétienne, qui était la religion de leurs pères, et ils les ramenèrent non en secret, ou par la crainte, mais comme si on leur avait prêché la foi de Jésus-Christ. Ils retournèrent avec plaisir au Sauveur ; ils furent guidés par l'espérance ; ils bénirent le Seigneur, chantèrent ses louanges, et cultivèrent le champ de la foi. Ils ne furent pas dans le temple sur des épines, mais dans la joie et le contentement. Ils prirent des femmes, se marièrent, engendrèrent des fds, recueillirent des fruits et habitèrent chacun dans leur héritage. Le Seigneur les, favorisa et eut de la bienveillance pour eux.

CHAPITRE XVII.

Dans ce temps-là l'Arménien Vasag Pagour, qui était allié par mariage avec Aschod, ischkhan des ischkhans, fut créé ischkhan des Siouniens : Aschod lui accorda beaucoup d'honneurs extérieurs et lui confia l'administration d'une multitude de principautés ; Vasag Pagour gouverna aussi la race de Sisagan. Aschod, donna à son frère Apas[30] la dignité de grand sbarabied des Arméniens : c'était un homme vaillant, fort, doué de. larges épaules, d'un esprit agréable, d'une belle taille, robuste, très propre aux combats ; il aida puissamment son frère, et dans beaucoup de contrées tout aussi se soumit au joug de son obéissance. Plusieurs fois il s'illustra par sa vaillance, et il fut célèbre et distingué parmi les hommes.

Après cela mourut le grand et célèbre ischkhan Aschod, de la famille des Ardzrouniens ; on l'enterra dans le sépulcre de ses ancêtres. Son fils, Grégoire Térénig (Grigouer Tiériénik), lui succéda dans sa souveraineté. C'était un homme superbe, prudent et d'une haute taille, général seulement par la parole, gouvernant habilement et supportant tout le poids des affaires. Comme il était allié par mariage avec Aschod, ischkhan des ischkhans, il désirait sa protection paternelle, ses bons, conseils, son amitié ; il reconnaissait sa grande expérience, et témoignait toujours ; de la déférence à son égard. Dans le commencement il agit prudemment en lui contrant une entière soumission ; il mit à ses pieds tous les ennemis qu'il attaqua, il entretint constamment avec lui la bonne harmonie et la paix, et il resta tranquille dans sa demeure, dans la principauté qu'il tenait de ses pères. Mais bientôt il voulut agrandir sa domination, et il n'écouta plus les avis de son beau-père ; au bout de peu de temps la fortune ne lui fut pas favorable dans cette manière d'agir.

Par sagesse, par esprit de paix, d'amitié et de tranquillité, le grand ischkhan de Sisagan, nommé Vasag Ischkhanig, obéissait à Aschod, ischkhan des ischkhans, prêtait l'oreille à ses conseils et s'était mis sous sa protection. Il resta toujours, fidèle à la religion : aussi, par l'aide dû prince dont je viens de parler, sa principauté lui fut-elle donnée augmentée de plusieurs territoires dont Aschod lui fit présent. Il conserva la paix avec tout le monde et se conduisit avec piété.

Dans le même temps l'autre ischkhan, nommé Vasag Pagour, mourut ; on le déposa dans le tombeau de ses pères. Son fils Grégoire Soup'han hérita de la souveraineté paternelle ; il se conduisit avec sa-gesse, avec un grand bonheur, et montra beaucoup de talent pour l'administration. Il fit bien plus que n'avaient fait ses pères ; il s'occupa de faire bâtir ou reconstruire des églises à Jésus-Christ.

Cependant le grand et saint patriarche Zacharie mourut après avoir occupé le trône patriarcal pendant vingt-deux ans ; on l'enterra dans le tombeau des saints pères. L'ischkhan des ischkhans Aschod choisit alors un homme remarquable parmi ceux qui étaient attachés au palais patriarcal ; il se nommait George (Géouerg) et il était du grand bourg de Garhni. Le prince ordonna qu'on le sacrât chef de la maison de Thorgoma. Ce que je dirais à son sujet ne serait que ! le discours d'un ami ; ainsi je ferai abstraction de toute louange. Ce que je raconterai ne sera que pour parler dignement d'Aschod, ischkhan des ischkhans. Celui-ci était dans un âge moyen, d'une belle taille, fort, doué de larges épaules, d'un visage agréable ; il avait les sourcils noirs, une marque ou tache de sang dans les yeux, comme un point rouge au milieu d'une grosse perle, et une belle et magnifique barbe. Il avait aussi une grande prudence et un langage fort doux ; il ne se réjouissait pas avec les gens riches dans les festins ; il ne méprisait pas les faibles, mais il étendait sur eux tous la robe de ses miséricordes, et il s'occupa d'adoucir leurs malheurs pendant tout le temps de leur vie. Une fois il dit qu'il ne fallait jamais cesser de faire ce qui était nécessaire à l'humanité. Les ischkhans, les nakharars, voyant l'éclat de gloire de cet illustre prince, résolurent, d'un consentement unanime, de l'élever à la dignité royale, au-dessus d'eux. Ils firent connaître leur intention à l'amirabied, par le moyen de l'osdigan Ysa (Iéseï), fils de Ziekhé, qui était ami de cœur d'Aschod. Il transmit leur demande à l'amirabied, et une couronne royale fut envoyée à Aschod.[31] L'osdigan Ysa la lui porta lui-même, et, avec elle, des robes royales, des présents, des marques d'honneur, de rapides chevaux, des armes et des ornements, qu'on plaça devant lui. On appela ensuite le grand patriarche George, pour conférer à Aschod le sacrement spirituel, et pour implorer en sa faveur la protection divine. Il lui donna l'onction sainte, et le couronna roi de la race d'Ascénez (Askhanaz).

Aschod fit, après cela, beaucoup de belles choses : il rétablit l'ordre dans tout le pays soumis à son pouvoir ; il acheva la réédification des palais des familles, des villes, des bâtiments et des bourgs ; il remit en ordre les endroits montagneux, les vallées chaudes, les plaines agréables, toutes les campagnes et les champs et les bergeries ; il améliora et orna les prairies, les vignes et les jardins ; il ne négligea enfin rien de ce qui pouvait être utile ou nécessaire à la royauté. Il connaissait presque tout ce qui la concernait. C'est ainsi qu'il rétablit le trône d'Arménie et qu'il rendit plus grande la race de Thorgoma. Il soumit toute la contrée septentrionale : toutes les nations qui habitent dans les gorges du mont Caucase (Kouevkas), dans les vallées et dans les endroits spacieux, des quatre côtés, reconnurent sa souveraineté. Les nombreux habitants du pays de Gougarg (Koukark’h), tous les hommes de celui d'Oudie firent de même. Ils renoncèrent au vol et au brigandage ; tout rentra dans l'ordre, et après leur soumission, Aschod leur donna des chefs et des ischkhans. Le roi de Colchide se lia d'amitié avec lui ; il lui montra toujours un vif attachement, et resta fidèlement attaché à son service.

Cependant l'empereur des Grecs, Basile (Parsiegh), conclut un traité de paix, de sujétion et d'amitié avec le roi Aschod, en l'appelant son fils bien-aimé, et en réglant que, dans tout l'empire, le royaume d'Arménie serait son allié particulier. Quand tout cela fut entièrement achevé, Aschod s'occupa de plusieurs beaux établissements convenables aux honneurs qu'il avait reçus.

CHAPITRE XVIII.

Dans ce temps-là le grand ischkhan de la famille des Ardzrouniens, nommé Grégoire Térénig, s'empara des contrées et des villes situées du côté de Her (Hier) et de Zaravant, et soumit tout ce pays à sa domination.

Les princes arabes, qui avaient leur résidence habituelle du côté de ces villes, manifestèrent ostensiblement leur soumission et leur obéissance envers l'ischkhan Grégoire ; ils agissaient ainsi à l'extérieur, tandis que leur cœur était bien éloigné de l'ischkhan.

Pendant les jours de l'automne, le grand ischkhan alla du côté de Her, à la rencontre du chef de la ville ; celui-ci, en se portant au-devant de l’ischkhan, fit traîtreusement cacher ses troupes dans une vallée couverte de vignes, et puis s'avança pour le recevoir. Les troupes arabes sortirent alors promptement de l'endroit où elles étaient, et fondirent par derrière sur l'ischkhan, qui fut aussitôt frappé du tranchant de l'épée et renversé par terre. Ainsi trahi par les infidèles, il fut emporté mort ; on l'enterra dans le tombeau de ses ancêtres.

Son fils Aschod, petit-fils du roi Aschod, hérita après lui de sa grande souveraineté. Le détail de ses actions, de ses actes de courage et de bravoure, de ses hauts faits, de ses combats et de ses bienfaits, se trouve raconté dans l'histoire de Sebahpour Pagratide ; et vous connaissez déjà ce qu'il est nécessaire de savoir de l'extrême bonté de ce prince.

CHAPITRE XIX.

Vasag Ischkhanig, ischkhan de Sisagan, mourut après avoir vécu dans une grande piété et gouverné avec beaucoup de bonté ; on l'enterra dans le tombeau de ses ancêtres. Son frère Aschod lui succéda dans la souveraineté : il était d'un caractère doux, ami de la paix, bienfaisant ; il craignait Dieu, et s'occupait sans relâche de bien administrer la principauté qu'il tenait de son père.

CHAPITRE XX.

Cependant Aschod, roi d'Arménie, après avoir brillé de la plus belle et de la plus éclatante gloire, après avoir conduit avec le plus grand bonheur les affaires et toutes les entreprises des Arméniens, mourut dans la plus profonde paix.[32] Pendant qu'il était couché sur son lit, il s'occupait peu de soutenir son corps, mais il encourageait son esprit par la sagesse, tandis que le grand patriarche George lisait des prières auprès de lui pour la rédemption de son âme ; après cela il reçut de George le viatique du sang du Seigneur. Il fit ensuite distribuer de grands trésors en or et en argent aux pauvres et aux malheureux. Il confia au patriarche des magasins remplis de vivres, des troupeaux de chevaux, de bestiaux et de brebis, et il les donna en toute propriété à l'église orthodoxe, pour le saint patriarche, à qui il laissa la faculté d'en faire ce qu'il jugerait à propos. Pendant tout le cours de sa vie, Aschod fut un homme étonnant, qui savait compenser quelques défauts extérieurs par une pureté habituelle de l'intérieur ; aussi, après une belle vieillesse et à cause de ses brillantes vertus, repose-t-il auprès de Jésus-Christ. Sa mort fut occasionnée par une chute qu'il fit dans une route, sur un rocher appelé Tsieg abarhaji (race Pierreuse). Les hommes qui portent les cadavres l'emportèrent pour l'ensevelir ; on l'enterra dans le bourg royal de Pagran, avec des robes dorées et un cercueil tout brillant d'or. Il était accompagné d'une nombreuse escorte de soldats magnifiquement vêtus, et tous hommes choisis et décorés ; ils étaient rangés autour de lui. Le grand patriarche et les autres prêtres de l'église marchaient devant le corps, avec des religieux qui portaient des croix, chantaient des psaumes, et bénissaient le défunt par leurs cantiques. Les trois fils d'Aschod, qui étaient les chefs de la famille royale, suivaient le cercueil, ainsi que ses amis ; seulement Sempad, qui était alors ischkhan des ischkhans d'Arménie et qui était allé du côté de la province de Gougarg pour soumettre le peuple de cette contrée, ne put arriver à l'époque fixée pour la cérémonie. Quand on parvint au lieu désigné pour la sépulture, on entendit les chants des vierges, les gémissements et les lamentations des princesses et des femmes nobles, et ceux d'une multitude de paysans. Le tombeau royal ayant été préparé, on y déposa le prince dans le sépulcre de ses pères. Après quoi l'on se mit en marche et l'on alla complimenter Sempad, fils du roi, qui se trouvait alors dans sa résidence particulière d'Érazgavors, dans le pays de Schirag, et qui était accablé de douleur. Le grand patriarche se rendit auprès de ce prince pour lui porter des consolations et l'arracher au chagrin ; mais il ne put le tirer de son affliction profonde. Le grand ischkhan d'Ibérie, Adernersèh, vint aussi trouver Sempad pour partager ses douleurs et ses peines. Le sbarabied Apas, frère du roi Aschod, s'approcha de la principauté de Vanant, avant que Sempad ne fût sorti de sa manière de vivre habituelle ; il désirait le faire venir vers lui, sous le prétexte de lui adresser des paroles de consolation pour adoucir le chagrin de son esprit et l'en délivrer. C'était un homme avide d'honneurs et ambitieux ; il n'alla pas auprès de Sempad, il ne s'approcha pas de sa résidence. Il se mit dans l'esprit que peut-être Sempad et Adernersèh pensaient à se retirer, et qu'il ne serait pas obligé alors d'employer la trahison pour prendre ce qu'il désirait ; car il voulait, par ruse, se rendre maître de la royauté. Il répondait à tout ce qu'il entendait, qu'il était plus absurde de ne pas sortir, que de le faire, quand il n'y avait pas des causes et des raisons de troubles, d'agitation et de division,. et qu'il ne voulait pas laisser le royaume à Sempad. Il marcha donc à la rencontre de ce dernier.

Sempad se revêtit alors des habillements royaux, rejeta loin de lui ceux de deuil, et envoya de très grands et très magnifiques présents au sbarabied Apas, pour l'engager à s'en retourner. Quelques personnes rapportent que celui-ci se conduisit d'une manière très dure envers Sempad, qu'il avait le dessein de le prendre, de le charger de fers et de le placer dans le fort de Kars (Karouts). Tout cela produisit entre Sempad et Apas un grand et violent trouble : ils rassemblèrent un nombre considérable de cavalière et s'avancèrent pour se battre. Déjà ils commençaient à piller et à ravager le pays, lorsque le grand patriarche s'interposa entre ces deux chefs et employa ses bons offices à rétablir la paix entre eux ; il pria Adernersèh de sortir de son pays, et d'éloigner d'eux le feu de l'animosité. Le sbarabied Apas montra un esprit accommodant et facile, et dit : Qu’Adernersèh me donne deux forts qu'il a enlevés à Gougin, mari de sa sœur, et à son fils David ; ils seront en hypothèque entre mes mains, et alors je le laisserai en paix. Après qu'il eut proféré ces paroles, il en fit l'objet d'un serment qu'il remit au grand patriarche. Mais à quelque temps de là, il viola indignement sa promesse : il ne laissa pas tranquille Adernersèh ; par sa perfidie, il trahit la médiation de George, et par la méchanceté et la duplicité de son cœur, il trompa la prudence de ce patriarche. Transporté d'une violente colère, il se dirigea vers la province de Schirag. Mais pensant que peut-être, en avançant dans les (daines, il rencontrerait une vigoureuse résistance, il s'approcha d'une place très forte et s'y enferma.

De son côté Sempad, ayant rassemblé une armée nombreuse, se porta promptement vers la partie du pays où étaient les possessions d'Apas, et vint se placer autour de la forteresse où ce sbarabied s'était retiré. Les vaillants soldats et les braves cavaliers obtinrent de grands avantages, et finirent par serrer la place de si près, qu’Apas s'y trouva, pour ainsi dire, prisonnier. Pendant plusieurs jours il resta dans cette situation ; son embarras et son anxiété étaient extrêmes, et il ne pouvait trouver le moyen de sortir de la forteresse ; mais comptant sur l'excessive bonté du fils de son frère, il eut l'audace de lui demander en otage son fils, qui portait son nom, et Aschod, fils de son frère Schapour ; il demandait aussi qu'Adernersèh les lui amenât pour les lui livrer. Sempad, qui aimait la paix, ne se refusa pas à la demande d'Apas ; il lui envoya et lui fit remettre par Adernersèh les otages qu'il avait désignés ; après quoi il le renvoya avec beaucoup d'honneur et de gloire dans son pays.

Quand Sempad eut terminé cette affaire, on vint lui apporter et lui offrir une couronne royale de la part d'un ischkhan arabe nommé Afschin (Aphchin),[33] qui commandait dans l'Azerbaïdjan pour l’amirabied. On lui envoya aussi, avec des robes dorées, des chevaux rapides, des ornements et des armes entièrement dorées et magnifiques. On entreposa tout cela sur une grande place ; de là on porta les présents dans la sainte église, et le patriarche George y entra en même temps. Alors un messager annonça qu'on devait commencer les prières ; puis le patriarche, ayant montré aux assistants une image peinte, dit qu'il fallait que le roi se couvrit de ses vêtements dorés. Cela fait on plaça sur la tête du prince la couronne royale ; il sortit du tabernacle spirituel, et régna sur toute l'Arménie. Après ce couronnement, le sbarabied Apas fut particulièrement irrité et furieux contre le patriarche, qu'il considérait comme la cause de son exclusion et de l'intronisation de Sempad. Il répandit sur George sa méchante haine ; il arma contre lui ceux qui étaient dans sa maison ; il lâcha les rênes à leur esprit ; il donna de la pâture au feu, et partout on répandit des discours calomnieux contre le patriarche. Ces langues impies eurent recours à tous les moyens pour faire réussir leur projet ; elles employèrent la calomnie et une odieuse astuce pour préparer et consommer la chute de ce saint personnage.

Le saint homme de Dieu, Maschdots (Maschdouets), brillait, à cette époque, de la plus grande gloire ; il était dans l'île de Sevan où il entretenait la splendeur de l'inextinguible lumière de la gloire de Dieu par l'effusion divine, par les saints religieux qui étaient avec lui, et par la puissance et les secours spirituels ; dans cet endroit, il ne s'occupait d'autre chose que de la spéculation des choses invisibles. Tous les regards étaient tournés vers lui ; il était remarqué et distingué à cause de ses qualités spirituelles, et le choix de sa personne avait évidemment été fait avec une entière sagesse. Le sbarabied se mit dans l'esprit que peut-être il pourrait tromper l'homme de Dieu el le faire acquiescer à son méchant dessein ; en conséquence, il lui écrivit une lettre. Il commença d'abord par le louer ; ensuite il fit une accusation forte et une déposition contre le patriarche. Comme il n'est pas nécessaire que vous entendiez le récit de son action ténébreuse et infructueuse, je me bornerai à dire qu'il lui rappelait le martyre et la perte des méchants, et l'avertissait que, pour la gloire du patriarcat, il allait le mettre à la place du patriarche George. Il le priait de consentir à ce qu'il demandait et de venir se joindre à l'assemblée qui devait se réunir auprès de lui.. Quand l'homme de Dieu lut cette missive, il en fut indigné, et il ne voulait point faire de réponse. Cependant, pour ne pas affermir par son silence les méchants dans leur méchanceté, il écrivit la lettre suivante :


 

[1] C’est en l'année 632, selon Saint-Martin (Ibid. 335, 336 et 415), que l'empereur Heraclius conféra le titre de curopalate à David Saharhouni, qui s'était retiré à sa cour depuis sept ans environ, après avoir rempli de 601 à 625 les fonctions de marzban d'Arménie, que Khosrou lui avait confiées. Le même écrivain, dans le paragraphe xxxv qu'il a ajouté au livre LX de l'Histoire du Bas-Empire de Lebeau (t. XI, 331-338), s’est servi de quelques-uns des détails que donne Jean Catholicos sur les événements qui se passèrent en Arménie depuis la lutte de Varazdirots contre Roustoum, jusqu'à la mort du premier de ces deux personnages. Mais il y a joint d'autres renseignements, qui sont tirés de l’histoire des Mamigonéans ou de Daron, par Jean Mamigonéan, et à l'aide desquels il a pu éclaircir ou rectifier en plusieurs points le récit du patriarche.

[2] Amirabied est le titre que les Arméniens donnaient aux khalifes successeurs de Mahomet.

[3] Varazdirots reprit l'administration de l'Arménie en 663, avec le titre de curopalate, et mourut huit mois après (Saint-Martin, Mém. I, 336 et 416).

[4] Théodore mourut en 656, à Damas, auprès du khalife Moawiah.

[5] L'arrivée de l'empereur grec, avec une armée, dans les provinces arméniennes, et son retour à Constantinople, se placent en l'année 667. C'est par erreur que l'historien arménien substitue ici le nom de Constantin à celui de Constant II. Dans les auteurs grecs ou latins on ne trouve aucune mention de l'expédition dont il s'agit ici. Saint-Martin (Mém. I, 337.— Hist. du Bas-Empire ; additions, t. XI ; 347 et 350) en a emprunté le récit à Jean Catholicos et à un autre historien arménien inédit, Asolik (liv. II, ch. 11). Le P. Tchamtchian (t. II, 347 et suiv.) a puisé aux deux mêmes sources les détails qu'il donne à ce sujet.

[6] La nouvelle réforme que subit le calendrier arménien doit se placer entre les années 661 et 667 de notre ère, pendant lesquelles Anastase occupa le siège patriarcal d'Arménie.

[7] L'invasion des Khazars en Arménie aurait eu lieu pendant l'année 686 de notre ère, selon le calcul qui résulte du contexte de Jean Catholicos. Mais Saint-Martin, dans son Précis sur l'Histoire d'Arménie (Mém. I, 338), assigné à cet événement la date de 683.

[8] Voyez sur le lac de Gegham et l'île de Sevan les remarques de Saint-Martin (Mém. I, 61 et 62).

[9] Aptla est la forme arménienne du nom arabe Abd-Allah. Le personnage ainsi appelé avait été envoyé dans l'Arménie, l'an 693 de notre ère, par le khalife Abd-Almalek, fils de Merwan. Il aurait été, selon Saint-Martin (Mém. I, 416), le premier osdigan ou gouverneur musulman de ce pays, tandis que Jean Catholicos place avant Aptla l'osdigan Mrouévan, dont le nom est précisément la transcription du nom arabe Merwan ou Mérouan que portait le calife qui eut pour fils et pour successeur Abd-Almalek.

[10] La guerre de Vartanagerd est de l’an 694.

[11] Le patriarche saint Isaac (Sahag IV) mourut à Carrhes en 703.

[12] Selon Saint-Martin (Mém. I, 438), le patriarche Élie, dont il est ici question, serait né à Ardjisch, dans le pays de K’hadchpéroussi, et aurait été évêque des Peznouniens.

[13] Aptlmiélik'h est la transcription arménienne du nom du khalife Abd-Almalek, dont il a été question dans une des notes ci-dessus.

[14] La catastrophe de Nakhidchévan arriva l'an 704 de notre ère, selon Saint-Martin.

[15] Les trois amirabieds que Jean Catholicos nomme Vélid, Vethasilman et Omar, sont les trois khalifes Omeyades, que l'on désigne habituellement sous les noms de Walid, de Soliman ou Souléiman, et d'Omar II.

[16] Saint-Martin (Mém. I, 438) place à l’année 718 de notre ère le patriarcat de Jean IV, surnommé Imasdaser, le Philosophe, et successeur d'Élie ; il dit que ce personnage était né dans le pays de Daschir, et qu'il mourut en 729.

[17] Vilth est probablement une altération du nom de Walid, que portait l’osdigan arabe qui, selon Saint-Martin (Mém. I, 416), gouverna l'Arménie pendant les années 717 à 727.

[18] Saint-Martin fait naître le patriarche Tiridate II dans un bourg de la province de Douroupéran, qu'il nomme Rasnavork'h ou Rasnavor (Mém. I, 439 ; II, 363).

[19] D'après le même savant, la mort du patriarche Tiridate II et la nomination de Soliman aux fonctions d'osdigan d'Arménie, par le khalife Abbasside Almansour, doivent être placées en l'année 766.

[20] L'osdigan Yézid fut envoyé dans l'Arménie, en 786, par le célèbre khalife Haroun Al-Rachid.

[21] La révolte de l'émir Sévata eut lieu en l'année 825 de notre ère.

[22] Le nom du bourg d'Ouéva se trouve dans les Mémoires de Saint-Martin (I, 439) sous la forme Ovaïk'h.

[23] On peut présumer que le personnage appelé Narcisse, qui, selon Jean Catholicos, fut accusé par le faux témoin Zratad, est ce même Narcisse, évêque de Jérusalem, dont il est fait mention dans l'Histoire ecclésiastique d'Eusèbe (VI, 9 et 10), et plus longuement dans celle de Fleury (I, 522, éd. in-4°). Cet évêque fut dénoncé par trois misérables qui le haïssaient à cause de sa fermeté et de sa justice. Mais le nom de Zratad ne se trouve pas dans le récit des deux historiens que je viens d'indiquer.

[24] Pagarad Pagratide, dont il est ici question, avait été nommé patrice d'Arménie, en 835, par le khalife Motasem. Pagarad fut fait prisonnier par Abou-Saad, l’an 848 de notre ère.

[25] Le khalife que Jean Catholicos appelle Dchap'her est Al-Aboul-Fadhl-Djafar, plus généralement connu sous les noms de Djafer Ier et de Motawakkel.

[26] L'année 302 de l'ère arménienne répond à l’année 853 de la nôtre.

[27] Sempad mourut martyr de la foi, en 856.

[28] Ce fut en 859 qu'Aschod reçut du khalife Motawakkel le titre d'ischkhan des ischkhans ou prince des princes.

[29] Le personnage que le khalife chargea de l’investiture, et qui est désigné par Jean Catholicos sous le nom de l’osdigan Ali-Arméni, ne se trouve pas dans la liste que nous a laissée Saint-Martin (Mém. I, 416-418) des osdigans qui gouvernèrent l'Arménie au nom des khalifes. Ce savant rapporte (ibid. 347, 368 et 418) que l’osdigan Bougha, en partant pour Bagdad, l’année 855 de notre ère, laissa l'administration à Schekhy, persan d'origine, qui Ait nommé osdigan d'Arménie par Motawakkel, et qui gouverna ce pays pendant quatre ans ; jusqu'à l'élévation d'Aschod à la dignité de prime des princes. Saint-Martin ajoute qu'à partir de ce dernier événement, les khalifes n'envoyèrent plus d'osdigan dans l'Arménie. Mais il est en contradiction sur ce point avec Jean Catholicos, comme on le voit dans le récit des faits postérieurs que rapporte l'historien arménien.

[30] Le nom du frère d'Aschod s'écrit indifféremment Ahas et Apas. Cette dernière forme est la transcription arménienne.

[31] Aschod Ier, de la famille des Pagratides, reçut la couronne royale d'Arménie des mains de l'osdigan Ysa, dans la forteresse d'Ani, l'an 885 de notre ère, selon Saint-Martin (Menu I, 350 et 420). Jean Catholicos ne précise pas l'époque à laquelle la race d'Ascanas se trouva ainsi rétablie sur le trône d'Arménie dans la personne de ce prince. Saint-Martin (ibid.) indique la date de 885, en admettant qu'entre cet événement et la destruction de la domination des Arsacides il s était écoulé environ 457 ans.

[32] Le roi d'Arménie Aschod mourut vers la fin de l'année 889.

[33] Saint-Martin (Mém. I, 351) place à l'année 890 le commencement du règne de Sempad, fils d'Aschod, en l’année 892 le couronnement de ce prince, au nom du khalife, par l'osdigan Afschin, dans la forteresse d'Érazgavors.