JACQUES DE VITRY
HISTOIRE DES CROISADES : LIVRE I - Partie I - Partie II - Partie III - LIVRE II - LIVRE III
Œuvre mise en page par Patrick Hoffman
COLLECTION
DES MÉMOIRES
RELATIFS
A L'HISTOIRE DE FRANCE,
depuis la fondation de la monarchie française jusqu'au 13e siècle
AVEC UNE INTRODUCTION DES SUPPLÉMENS, DES NOTICES ET DES NOTES;
Par M. GUIZOT,
PROFESSEUR D'HISTOIRE MODERNE A L’ACADÉMIE DE PARIS.
A PARIS,
CHEZ J.-L.-J. BRIÈRE, LIBRAIRE,
RUE SAINT-ANDRÉ-DES-ARTS, N°. 68.
COLLECTION
DES MÉMOIRES
RELATIFS
A L'HISTOIRE DE FRANCE.
HISTOIRE
DES CROISADES,
Par JACQUES DE VITRY.
viiNOTICE
SUR
JACQUES DE VITRY.
Le lieu et l'époque précise de la naissance de Jacques de Vitry sont incertains; quelques-uns le font originaire d'Argenteuil, près Paris; d'autres prétendent qu'il y. fut seulement curé, circonstance que d'autres révoquent en doute. Je suis porté à croire. que son nom indique sa patrie, et qu'il était de Vitry, près Paris. Quant à la date de sa naissance, il n'y a aucun moyen de la fixer; il mourut en 12441 et rien ne fait supposer qu'il eût atteint un âge très-avancé; c'est donc vers la fin du douzième siècle, probablement entre 1170 et 1190, qu'il faut la placer. Quoi qu'il en soit, après avoir rempli quelque temps, aux environs de Paris, des fonctions ecclésiastiques, il passa en Belgique, attiré parla réputation de Marie de Nivelle, depuis béatifiée, et devint chanoine régulier viiiau monastère d'Oignies, dans l'évêché de Liège. Vers l'an 1210, le bruit de son éloquence et de ses succès dans la prédication le fit désigner, par le pape Innocent III, pour prêcher la croisade contre les Albigeois, alors flagrante. Il s'acquitta de cette mission avec zèle, et suivit en Languedoc les croisés. Il y devint bientôt assez fameux pour que son nom passât les mers et que les chanoines de Saint-Jean-d'Acre, dont le siège se trouvait vacant, le demandassent pour évêque; il accepta et vécut plusieurs années en Palestine, prenant aux affaires du pays une part très-active, écrivant sans cesse au pape ou aux princes d'Occident, pour réclamer leur secours en faveur du royaume de Jérusalem, et s'associant de sa personne aux expéditions de ses derniers rois contre les Infidèles. Il fit même un voyage à Rome, pour rendre plus efficaces ses sollicitations. Mais le temps de la ferveur des croisades était passé; les prédications des évêques et des moines, les exhortations des papes, les promesses d'indulgences n'excitaient plus l'enthousiasme populaire, seul capable de suffire à ces gigantesques entreprises. Las de tant d'efforts inutiles, des désordres et des désastres auxquels il assistait en Orient, Jacques de Vitry abandonna la Terre-Sainte, se fit décharger par le pape Honorius III de son évêché de Saint-Jean-d'Acre, et ren-ixtra dans le monastère d'Oignies. Il s'en éloigna, vers l'an 123o, pour aller à Rome visiter son ancien ami, Ugolin, évêque d'Ostie, devenu pape sous le nom de Grégoire IX. Le pape le retint auprès de lui, le fit évêque de Tusculum, puis cardinal; et, à partir de cette époque, Jacques de Vitry ne quitta plus l'Italie, où il mourut en 1244, sans que rien indique que, pendant cette dernière partie de sa vie, il ait renouvelé ses démarches pour servir les Chrétiens d'Orient, dont il s'était séparé.
C'était en Orient, et après la prise de Damiette2 par le roi de Jérusalem, Jean de Brienne, qu'il avait entrepris d'écrire son Histoire des croisades3. Il expose lui-même dans sa préface les motifs qui l'y portèrent et le plan qu'il a suivi. Les modernes s'accordent à considérer son ouvrage, après celui de Guillaume de Tyr, comme le plus exact et le plus important de ceux qui nous restent sur ce grand événement. Quant aux faits, la narration de Jacques de Vitry est très-rapide et incomplète pour xles temps antérieurs à son arrivée dans la Terre-Sainte, et les historiens que nous avons déjà publiés offrent, sur cette première époque, beaucoup plus de détails et d'intérêt. Mais en revanche aucun d'eux ne nous a transmis, sur les divers peuples de l'Orient, chrétiens ou infidèles, sur leurs mœurs, leurs croyances, sur l'état matériel et l'histoire naturelle du pays, tant et de si curieux renseignemens. Il est même évident que Jacques de Vitry se proposa bien moins de raconter les croisades que de faire connaître l'Orient et tout ce qu'il en avait vu ou appris. C'est là le caractère particulier du livre ier de son ouvrage; l'historien y tient bien moins de place que le voyageur; et malgré l'ignorante crédulité de celui-ci, malgré les fables qu'il répète, le nombre et la variété des récits et des faits qu'il a recueillis, son exactitude à les rapporter, tels du moins qu'ils sont parvenus à ses oreilles, donnent à son travail une haute importance. L'idée seule d'étudier et de décrire une contrée, non dans un but spécial et borné, mais sous tous les rapports et dans un intérêt scientifique, est, au treizième siècle, un mérite très-peu commun.
Le second livre est encore moins de l'histoire, et pourtant ne manque pas non plus d'intérêt. L'auteur y peint avec douleur le déplorable état de l'Occi-xident et la corruption inouïe des rois, des grands, du peuple, des prêtres, des moines, de tous les Chrétiens. Un tel tableau, même à cette époque, ne saurait être pris à la lettre; c'est le propre des écrivains ecclésiastiques de représenter toujours le monde comme à la veille de sa fin et universellement en proie au péché. Cependant il y a beaucoup de faits dans les déclamations du pieux évêque; et ils nous donnent, il faut en convenir, une effroyable idée de cette Europe qui s'était naguère élancée, avec un noble enthousiasme et une foi sincère, à la conquête des lieux saints. Bongars a retranché ce livre de son édition de Jacques de Vitry, dans les Gesta Dei per Francos; nous avons rétabli textuellement dans notre traduction les dix premiers chapitres4, les seuls qui traitent de l'état et des mœurs générales de l'Occident. Les derniers, exclusivement relatifs à quelques Ordres religieux ou à des controverses théologiques, sont dépourvus de tout intérêt et ne pouvaient prendre place dans notre collection.
Le troisième livre traite des événemens auxquels Jacques de Vitry avait participé pendant son séjour en Orient. On a douté qu'il fût son ouvrage, soit parce que les manuscrits ne portent xiipas son nom, soit parce qu'on n'y trouve pas tout ce que Jacques de Vitry, dans sa Préface, avait annoncé l'intention d'y insérer; mais cette préface mentionne expressément un troisième livre; celui que nous donnons est placé dans les manuscrits à la suite des deux autres; il contient, en partie du moins, le récit des faits auxquels Jacques de Vitry avait assisté; enfin il est conforme, quelquefois même textuellement, à la lettre qu'il écrivit en Flandre à ses amis après la prise de Damiette. On peut donc raisonnablement le lui attribuer, et nous l'avons traduit tout entier.
Il reste encore de Jacques de Vitry quelques lettres et une Vie de sainte Marie de Nivelle ou d'Oignies. Ce dernier ouvrage nous est complètement étranger; quant aux lettres, nous donnons, à la suite de son Histoire, celle qu'il écrivit en Flandre après la prise de Damiette, la seule qui contienne quelques faits importans.
F. G.
1 Et non en 1224 comme le dit la Bibliographie des Croisades de M. Michaud (tom. 1, pag. 110), peut-être par une faute d'impression.
2 Nous rectifions ici une erreur qui s'est glissée dans une note sur la première page de la préface de l'auteur. (Pag. 1, note 1.) La prise de Damiette y est indiquée comme ayant eu lieu en 1249; c'est la prise de Damiette par saint Louis qui se rapporte à cette époque; le siège de cette ville par le roi de Jérusalem, Jean de Brienne, eut lieu en 1219 et c'est de celui-là qu'il s'agit.
3 Elle a pour titre Historia hierosolymitana, ou Historia hierosolymitana abbreviata.
4 D'après l'édition des deux premiers livres de l'Histoire de Jacques de Vitry, donnée à Douai en 1592, in-1 2, par François Mosch, de Nivelle.
DES CROISADES.
PRÉFACE.
Lorsque le Seigneur qui s'est offert en sacrifice propitiatoire, regardant dans sa clémente commisération la longanimité et la patience de l'armée chrétienne, et prenant compassion de ses longues souffrances, eut brisé devant elle les portes de l'Égypte, et réduit en son pouvoir la célèbre ville de Damiette1 nous demeurâmes long-temps «assis sur les bords des fleuves qui arrosent l'empire de Babylone, et nous y répandions des larmes au souvenir de Sion2,» ne pouvant, à raison de notre petit nombre, marcher en avant contre beaucoup plus d'ennemis, et n'osant abandonner la ville. Plusieurs des nôtres, desséchant et languissant d'ennui en ces jours-là, apprirent par leur propre expérience combien sont vraies ces paroles de Salomon: «Les desirs tuent le paresseux, car ses mains ne veulent rien faire3;» et celles du prophète Jérémie: «Ses ennemis l'ont vue (Jérusa-2«lem), et ils se sont moqués de ses jours de repos4.» Mais moi, considérant combien est fâcheuse la perte du temps, selon les paroles du Sage, qui a dit: «La torture et le châtiment à l'esclave malicieux; envoyez-le au travail, de peur qu'il ne soit oisif, car l'oisiveté enseigne beaucoup de mal5» je me suis appliqué, par la méditation des divines Ecritures, à contenir mon esprit, toujours enclin comme, l'esclave malicieux, aux choses vaines et inutiles, et dont les pensées, tourmentant sans cesse mon cœur, ont été très-souvent renversées6, afin qu'enchaîné en quelque sorte par les liens d'une lecture assidue, il ne s'égarât pas dans ses imaginations. Ainsi cherchant à me distraire, et animé du désir d'apprendre des choses nouvelles et qui me fussent inconnues, je trouvai des livres divers dans les armoires des Latins, des Grecs et des Arabes; et les histoires des rois de l'Orient, de leurs combats et de leurs actions, tombèrent par hasard entre mes mains. Ces auteurs intéressans, exaltant vainement dans leurs pompeux éloges les hommes dont je viens de parler, et confiant soigneusement à leurs écrits le récit de leurs combats, de leurs triomphes, de leurs richesses, de leur puissance, et de leur gloire passée, ont laissé à leur postérité des monumens mémorables. J'en vins ensuite à m'animer vivement, à m'affliger et à m'attrister, et j'accusais la négligence et la paresse des nôtres, car «les enfans de ce siècle sont plus prudens dans leur génération que les enfans de lumière7, en voyant que les premiers ont mis tant de 3zèle et d'activité à décrire les faits périssables de tant d'hommes réprouvés. De nos jours, au contraire, il ne s'est trouvé personne, ou du moins s'est-il trouvé bien peu d'hommes qui aient entrepris de rapporter et de mettre en écrit les combats, les triomphes glorieux et les faits admirables du roi éternel, pour la louange et la gloire de celui qui seul est digne de louange et comblé de gloire dans tous les siècles. En effet, comme on lit dans Tobie: «Il est de l'intérêt du prince que le secret du prince soit tenu caché, et il est aussi de la gloire de Dieu que les œuvres de Dieu soient révélées et publiées8,» les anciens et les saints Pères, ayant toujours devant les yeux la crainte du Seigneur, à cause du talent qui leur avait été confié, ont mis tous leurs soins et toute leur application à écrire, tant pour la louange du Seigneur que pour l'instruction des hommes de leur temps et de leur postérité, les œuvres admirables de Jésus-Christ, tant celles qu'il a daigné faire lui-même en personne, que celles qu'il a faites par le ministère de ses saints. Ainsi, dans leurs nombreux volumes, les saints évangélistes ont raconté les œuvres même du Christ, Luc les actes des apôtres, d'autres hommes religieux les faits et gestes tant des martyrs que des confesseurs, Jérôme les vies des Pères de l'Orient, Grégoire les vies des Pères de l'Occident, Eusèbe d'Alexandrie l'histoire ecclésiastique, d'autres hommes sages l'historia tripartita, et les autres événemens qui sont arrivés dès le commencement dans l'Église de Dieu. Mais la paresse des modernes s'est refusée à recueillir 4avec les apôtres les débris de la table du Seigneur, et a gardé un silence presque absolu. Et cependant, de nos jours, le Seigneur a fait des œuvres admirables, dignes d'être célébrées et de vivre dans la mémoire des hommes, soit en Espagne contre les Maures, en Provence contre les hérétiques, en Grèce contre les schismatiques, en Syrie contre......9, en Egypte contre les Agariens10 dans les pays les plus reculés de l'Orient contre les Perses, les Assyriens, les Chaldéens et les Turcs. Je ne veux donc point ensevelir dans l'oubli ces nombreux et ces admirables combats de notre roi, et les glorieux triomphes qu'il a remportés sur ses ennemis, de peur d'être accusé d'ingratitude. J'aime mieux, comme la pauvre veuve11, déposer trois ou quatre pièces dans le tronc du Seigneur, et annoncer ses louanges en balbutiant, que demeurer en silence et m'abstenir de le célébrer. Puisque jadis, lors de la construction du tabernacle, les uns offrirent de l'or, d'autres de l'argent, d'autres de l'airain, ceux-ci de la laine de couleur d'hyacinthe, de la pourpre, de l'écarlate teinte deux fois, du fin lin, ceux-là des poils de chèvres et des peaux de moutons12, chacun selon ses moyens, je me confie en celui qui regarde plus à l'intention qu'à l'effet, qui considère plus avec quoi l'on fait que combien on fait, et qui saura bien excuser mon insuffisance, si je lui offre en sacrifice, sinon ce que je voudrais, du moins ce que je puis.
5J'ai donc divisé en trois livres le sujet que je veux traiter dans cet ouvrage.
Dans le premier livre, après avoir retracé sommairement l'histoire de Jérusalem, j'ai rapporté en détail les œuvres que le Seigneur a daigné faire en sa miséricorde dans les pays de l'Orient; j'ai décrit les races des habitans, les villes et les autres lieux dont j'ai reconnu qu'il était fait mention plus fréquemment dans les diverses Écritures, et cela m'a paru convenable pour la plus grande intelligence des choses qu'elles contiennent; et afin d'étendre davantage mon travail, j'y ai joint des détails sur les nombreuses et diverses particularités de cette terre.
Dans le second livre, parcourant rapidement l'histoire des modernes Orientaux, j'ai passé de là au récit des choses que le Seigneur a faites de nos jours dans les pays de l'Occident; j'ai traité principalement des divers ordres, tant réguliers que séculiers, et à la fin de ce livre, j'ai écrit une dissertation complète sur l'ordre et la religion des croisés, et sur l'utilité de leur pélerinage.
Dans le troisième livre, retournant d'Occident en Orient, j'ai commencé à traiter des choses que j'ai vues de mes propres yeux, et que le Seigneur a daigné faire, après le concile général de Latran, dans son peuple et dans l'armée des Chrétiens, jusqu'à la prise de Damiette. Que le Seigneur m'accorde de pouvoir achever ce livre par la reprise de la Terre-Sainte, par la conversion ou la destruction des Sarrasins, et la restauration de l'église d'Orient. Le lecteur attentif pourra reconnaître clairement combien le présent traité sera de bon exemple pour ceux qui com-6battent sous la bannière du Christ, combien il pourra être utile pour amener l'affermissement de la foi, la réforme des mœurs, la réfutation des infidèles, la confusion des impies, enfin pour célébrer les louanges des hommes de bien, et porter les autres à suivre leurs traces.
1 en 1249
2 David, ps 136, v. 1.
3 Prov., ch. 21, v, 25.
4 Lament. de Jérém., ch. 1, v. 7.
5 Ecclésiastique, ch. 33, v. 28 et 29.
6 Job., ch. 17, v. 11.
7 Evang. selon saint Luc, ch. 16, v. 8.
8 Tobie, ch. 12, v. 7.
9 Le mot manque.
11 L'auteur désigne par là les Sarrasins.
12 Evang. selon saint Marc, ch. 12, v. 42.
13 Exode, ch. 25, v. 4 et suiv., et ch. 35, v. 5 et suiv.
7LIVRE PREMIER.
Plus la sainte terre de promission, agréable à Dieu, vénérable aux saints anges, admirable pour le monde entier, élue et désignée à l'avance par Dieu même comme devant être visiblement illustrée par sa présence, afin qu'il rachetât le genre humain, en y accomplissant le sacrement de notre délivrance, plus, dis-je, cette terre a été tendrement chérie par le Seigneur, et plus elle a été fréquemment châtiée, en punition des péchés de ses habitans, exposée à toutes sortes de chances par celui qui défend de «donner des choses saintes aux chiens, et de jeter les perles devant les pourceaux1» et livrée à divers possesseurs, se remplaçant successivement les uns les autres, presque tous «ne faisant point de discernement entre les choses saintes ou profanes2 méprisant la terre la plus desirable3, la terre où coulent le lait et le miel4,» souillant de toutes sortes d'immondices la patrie de notre Seigneur Jésus-Christ, des saints patriarches, des prophètes et des apôtres, en sorte qu'on a vu s'accomplir en elle ce que le Seigneur a dit par le prophète: «Celui qui vous touche, touche la prunelle de mon œil5.» Or la prunelle est, de toutes les parties du corps, celle que nous chérissons avec la 8plus tendre affection, en sorte que lorsqu'une ordure quelconque tombe dans l'intérieur de notre œil, nous nous hâtons aussitôt de l'en retirer, autant du moins qu'il nous est possible. De même notre Rédempteur, éloignant les souillures et les ordures des péchés de cette terre sainte, à laquelle il a conféré plus qu'à toutes les autres le privilége de son amour, afflige, châtie et rejette les pécheurs qui y habitent. Mais lorsqu'ils se repentent et reviennent à lui du fond du cœur, il la leur restitue, car «l'abîme appelle l'abîme,» c'est-à-dire qu'un abîme de misères appelle un abîme de miséricordes.
Nous allons reprendre plus haut notre récit, pour établir ce que nous venons de dire par des exemples évidens.
Melchisédech, prêtre du Dieu Très-Haut, fut, ainsi qu'on le voit dans la Genèse6, roi de Salem, ville qui fut dans la suite, selon l'opinion de beaucoup de personnes, appelée Jérusalem. Ensuite les rois jébuséens possédèrent cette même ville jusques aux temps de David7. Mais leurs iniquités étant accomplies et comblées jusques au sommet, le Seigneur livra la cité sainte entre les mains des enfans d'Israel, et se consacra spécialement un lieu, afin que ceux-ci le servissent là, et lui offrissent divers sacrifices propres à figurer à l'avance un sacrifice souverain et ineffable. Ensuite cependant les péchés des habitans s'étant multipliés comme le sable de la mer, au temps du roi Sédécias et du prophète Jérémie, elle tomba pendant soixante-dix années aux mains 9des Babyloniens. En punition des péchés des Juifs, «la vigne réprouvée, qui devait produire du raisin, produisit des grappes sauvages; la muraille qui l'environnait fut détruite, et tous ceux qui passèrent sur la route la vendangèrent8.»
Aux jours de Melchisédech, Abraham sortant, par l'ordre et la volonté du Seigneur, de sa terre, de sa famille et de la maison de son père9 alla dans la terre de promission, et y habita de longs jours, offrant au Seigneur son fils sur la montagne de la vision10, savoir sur le mont Moriah, sur lequel est située Jérusalem, la cité sainte, pareillement appelée Béthel et Luz. C'est pourquoi quelques-uns disent que le lieu où Jacob, s'étant endormi la tête posée sur une pierre, vit une échelle dressée jusques au ciel, et le Seigneur appuyé sur le haut de l'échelle, et des anges montant et descendant le long de l'échelle, et s'étant éveillé, s'écria: «C'est ici véritablement la maison de Dieu et la porte du ciel11,» que ce lieu, disje, qui est appelé dans la Genèse Luz et Béthel, est le même où plus tard le temple du Seigneur fut construit par Salomon. Abraham donc habitant jusqu'à sa mort la sainte terre de promission, s'y choisit une sépulture convenable dans le lieu saint appelé Hébron et Cariatharbé, parce que quatre patriarches y ont été ensevelis dans une double grotte, savoir: Adam avec Éve, sa femme, Abraham, Isaac et Jacob; car quoique celui-ci fût mort en Égypte, il voulut cependant et ordonna à ses enfans d'ensevelir son corps dans la terre sainte avec ceux de ses pères. Cette 10terre cependant fut durant long-temps, et par la volonté de Dieu, habitée par des nations très-mauvaises, abominables et odieuses à Dieu, savoir, les sept nations que le Seigneur rejeta de la face des enfans d'Israel et de la terre qui dévore ses habitans. Et comme les enfans d'Israel se mêlèrent parmi ces nations, ils apprirent à imiter leurs œuvres, se rendirent impurs par leurs propres imitations12 et souillèrent l'héritage du Seigneur; le Seigneur les livra aux mains de leurs ennemis, et ils furent dominés par ceux qui les avaient en haine. Aussi les dix tribus qui adoraient des veaux d'or à Dan et à Béthel13 provoquèrent la colère du Seigneur, en sorte qu'il les condamna à un exil perpétuel, et qu'elles furent rejetées de la terre sainte par le ministère du roi d'Assyrie, et emmenées au loin14, et le Seigneur foula aux pieds comme la boue des rues15 ceux qui, dans la dureté de leur esprit et dans leur cœur incirconcis, refusaient d'être soumis à la loi de Dieu. Après cela, comme la mer qui rejette les morts et ne peut conserver les cadavres, Dieu repoussa les restes du peuple, savoir les tribus de Juda et de Benjamin, ainsi que je l'ai déjà dit, jusque dans Babylone. Tout ce qu'elles eurent à souffrir de tribulations et de persécutions (lorsqu'elles furent reparties de Babylone, et que les maux se multiplièrent sur la terre) de la part d'Antiochus l'Illustre, qui renversa les murailles de la cité sainte, et plaça dans le temple du Seigneur l'abomination de la désolation, c'est-à-dire l'idole abominable16, comme ensuite de la part de ses successeurs, c'est ce que 11sait très-bien quiconque connaît les actions des rois Antiochus, les combats et l'histoire des Machabées.
Pompée étant entré à Jérusalem avec une armée de Romains, opprima ses habitans de toutes sortes de manières, jusque là qu'il fit mettre ses propres chevaux dans le vestibule du temple du Seigneur, et traita avec la même irrévérence les lieux saints et vénérables. Lorsque le royaume des Juifs et la Terre-Sainte furent tombés d'abord entre les mains d'Hérode l'étranger et de ses enfans, et ensuite des Romains, on vit s'accomplir sur ces mêmes Juifs ce que le Psalmiste avait dès long-temps prophétisé à leur égard, disant: «O Dieu! les nations sont entrées dans votre héritage, elles ont profané votre temple saint17.» Et en un autre passage: «Ils seront livrés au tranchant de l'épée, ils deviendront la proie des renards18.» Or, le Seigneur, dans l'Évangile, a appelé Hérode un renard, lorsqu'il a dit: «Allez, dites à ce renard19.» C'est pourquoi «les enfans du siècle qui sont prudens dans leur génération20,» remplis de ruse et puants dans leurs péchés, sont aussi appelés renards à juste titre.
Après que les Juifs eurent crucifié Notre-Seigneur, que le Seigneur eut attendu quarante-deux ans avant de les châtier, et qu'eux-mêmes, aveuglés dans leurs péchés, «eurent refusé la bénédiction qui fut «éloignée d'eux21,» les Romains vinrent à eux, s'emparèrent de leur pays sous Titus et Vespasien, incendièrent la ville, la renversèrent jusque dans ses fondemens, de manière qu'il n'y demeura pas pierre 12sur pierre; les Juifs moururent, les uns de faim, les autres massacrés par le glaive, d'autres vendus à prix d'argent et dispersés à tous les vents, comme on le trouve clairement énoncé dans les livres de Josèphe et les autres histoires; et, comme le prophète l'avait prédit long-temps à l'avance: «Le sanglier de la forêt la ravage et elle sert de pâture aux bêtes farouches22,» prévoyant qu'ils serviraient de pâture à la bête farouche, savoir au chef cruel et à la race cruelle des Romains.
Au temps des Chrétiens, la charité d'un grand nombre d'entre eux s'étant refroidie, principalement celle des Grecs et des Syriens, qui habitaient dans la Terre-Sainte à l'époque d'Héraclius, empereur des Romains, et comme déjà le sang du Christ, qui auparavant, et lorsqu'il venait d'être versé tout récemment, avait bouillonné dans les cœurs des fidèles, commençait à s'attiédir presque dans le monde entier, Chosroès, tyran et roi des Perses, étant entré dans la Terre-Sainte avec une armée d'infidèles, ravagea la ville, renversa les églises et accabla le peuple entier de maux de toute espèce; il fit périr les uns par le glaive, emmena les autres captifs dans la Perse; il n'épargna point la cité sainte; ayant renversé ses murailles, il y entra de vive force; chien immonde, ayant pénétré dans les lieux saints et dans le porche où les pieds du Seigneur avaient posé, il profana le sanctuaire du Seigneur, détruisit l'église sacrée, et osa transporter avec lui en Perse le bois du Seigneur, sur lequel avait été attachée la véritable victime du monde. Mais le Seigneur irrité se souvint de sa miséricorde, 13«et fit fondre les foudres en pluie23:» l'impie tyran fut mis à mort par Héraclius l'empereur, qui rendit la sainte croix du Seigneur à la ville agréable à Dieu, et elle fut glorieusement ramenée en triomphe avec beaucoup de dévotion, au milieu des hymnes et des chants à la louange du ciel.
L'empereur avait donné l'ordre de relever les églises que le très-méchant Chosroès avait renversées, et de les réparer à ses propres frais; mais aussitôt après son départ, un prince arabe, nommé Omar, traînant à sa suite une multitude en furie, entra en ennemi dans la Terre-Sainte, et déployant sa puissance et sa force, en peu de temps, non seulement il prévalut contre les Chrétiens qui habitaient le royaume de Jérusalem, mais, semblable à une bête en fureur, il parvint, en versant des torrens de sang, à s'emparer de toutes les villes qu'on trouve depuis Laodicée de Syrie jusqu'en Egypte, de Damas, et de beaucoup d'autres villes encore. Cet Omar, très-impie, était disciple du perfide et très-scélérat Mahomet, et son troisième successeur comme roi.
Mahomet en effet, aussitôt après les temps du bienheureux Grégoire et peu avant ceux de l'empereur Héraclius, avait répandu son abominable doctrine, d'abord en Arabie, d'où il était originaire, et ensuite chez un peuple brut comme les animaux, dans les pays environnans, tantôt prêchant devant des hommes grossiers et ignorans, tantôt employant la violence et la terreur pour faire adopter ses erreurs à ceux qui s'y refusaient. Ses successeurs furent embrasés d'une telle rage et d'une ferveur si diabolique, que non 14seulement leurs paroles et leurs exhortations entraînèrent des peuples insensés à embrasser la doctrine empestée de leur maître, mais qu'ensuite la force, la crainte et le glaive subjuguèrent misérablement, tant les Arabes que les autres peuples de l'Orient. Ce séducteur, qui fut appelé Mahomet, tel qu'un autre Antechrist, et le premier né de Satan, s'étant, comme Satan, «déguisé en ange de lumière24» soutenu par la grande colère et l'extrême indignation de Dieu, et assisté de la coopération de l'ennemi du genre humain, pervertit et entraîna dans son erreur plus de peuples qu'aucun autre hérétique avant lui n'en a jamais détourné, selon ce qu'on peut lire, ou qu'aucun saint n'en a converti au Seigneur par sa prédication ou ses miracles. Sa doctrine empestée, «rongeant comme la gangrène25,» infecta mortellement non seulement les Arabes et les Syriens, les Mèdes et les Perses, les Egyptiens et les Ethiopiens et tous les autres peuples de l'Orient, mais en outre, corrompant l'Afrique et plusieurs contrées de l'Occident, elle s'insinua jusques en Espagne. Je ne pense pas que depuis l'enfance de la primitive Eglise jusqu'à sa vieillesse et sa décrépitude, c'est-à-dire jusqu'au temps du fils de perdition, «l'abomination de la désolation» ait été, ou doive jamais être plus grande, ou que la sainte Eglise de Dieu ait jamais été opprimée par un plus grand fléau que le venin empesté de cette erreur exécrable, que l'antique serpent a vomi, il y a environ six cents ans, au milieu d'une si grande multitude de peuples, par la bouche de ce faux prophète et de 15ses successeurs. «Seigneur, si je dispute avec vous, je sais que vous êtes juste; mais permettez-moi de vous proposer une question touchant vos jugemens26; pourquoi avez-vous tellement lâché les rênes à une bête si cruelle?» Pourquoi, comme un homme puissant qui est abattu par le vin, comme un homme fort qui ne peut se sauver, vous êtes-vous tu si long-temps, tandis que l'impie foulait aux pieds et dévastait votre vigne, et vous enlevait tant de milliers d'ames pour lesquelles vous avez répandu votre sang? Pourquoi, «en homme fort et bien armé,» votre ennemi a-t-il si long-temps gardé en paix l'entrée de sa maison27» et pourquoi n'en est-il pas survenu un plus fort que lui, qui l'ait vaincu, lui ait enlevé ses armes, arrachant le faible des mains des plus forts, l'indigent et le pauvre de ceux qui l'ont enlevé? «O profondeur des richesses, et de la sagesse et de la connaissance de Dieu? Que ses jugemens sont impénétrables, et que ses voies sont incompréhensibles! Qui est-ce qui a connu les volontés de Dieu, ou qui a été son conseiller? Mais plutôt, toi, ô homme, qui es-tu pour contester avec Dieu? Le vase d'argile dira-t-il à celui qui l'a formé: Pourquoi m'as-tu fait ainsi? Un potier n'a-t-il pas le pouvoir de faire d'une même masse de terre un vaisseau pour des usages honorables, et un autre vaisseau pour des usages vils28?» Les jugemens de Dieu sont un grand abîme; car nous savons que, quoique notre antique adversaire ne puisse rien qu'autant que Dieu l'a permis, nos péchés ce 16pendant l'ont rendu tellement puissant contre nous, que Dieu, par un jugement juste mais secret, a permis à ce même ennemi de se livrer jusqu'en notre temps à ses fureurs insensées, par cet enfant de perdition, le perfide Mahomet.
Mahomet était Ismaélite, et de la race d'Agar, servante d'Abraham et mère d'Ismael, «homme fier et sauvage, qui levait la main contre tous, et tous levaient la main contre lui29.» Les Sarrasins se sont appelés de ce nom, en attribuant faussement et vainement leur origine à Sara, parce qu'elle était une femme libre; et ils devraient, pour plus de vérité, être appelés Agariens, du nom d'Agar, qui fut la concubine d'Abraham. Mahomet étant encore enfant, perdit son père Abdimeneph et sa mère; et étant demeuré pauvre et orphelin, il fut recueilli par un homme gentil et idolâtre, qui l'éleva dans un lieu de l'Arabie appelé Sabingue dans la langue des habitans du pays. Parvenu à l'adolescence, devenu ensuite jeune homme, et pouvant alors, comme les pauvres, gagner péniblement sa vie en travaillant de sa propre personne, Mahomet entra au service d'une certaine femme veuve; et gardant un âne qui lui appartenait, et sur lequel il transportait des voyageurs, en les accompagnant, dans les divers pays de l'Asie, il recevait ensuite le prix de ces courses pour le compte de sa maîtresse. Plus tard, elle lui confia aussi ses chameaux. Alors devenu négociant, Mahomet transporta des marchandises dans les villes voisines et les bourgs environnans. Il réussit par ses services et par des opérations de commerce à gagner la bienveillance et à 17pénétrer dans la familiarité de la veuve. Tous deux, enflammés des mêmes desirs, formèrent une liaison d'abord secrète et criminelle, mais ensuite cette femme se maria publiquement avec lui, et lui donna ainsi beaucoup d'argent. Mahomet, qui jusque là avait toujours mené une vie pauvre et misérable, enrichi subitement et comme par un accident fortuit et inopiné, commença à s'exalter à ses propres yeux, à se glorifier dans sa vanité, méditant en lui-même, et recherchant par toutes sortes de moyens comment il pourrait dominer ses tribus et devenir grand parmi les hommes, au milieu de ces races qui n'avaient point de roi. D'abord il rassembla des hommes pauvres, dénués de toute ressource, accablés de dettes, des profanes, des voleurs, des brigands, des homicides et des larrons, afin de pouvoir, avec leur secours, amasser beaucoup d'argent par violence et par rapine, se faire ainsi un nom, et devenir pour tous un objet de terreur. Lorsqu'il eut réuni un nombre assez considérable de ces hommes pervers et réduits au désespoir, vrais enfans de Bélial, il les plaça en embuscade et dans des lieux cachés, aux environs des grandes routes, pour dépouiller sans miséricorde les négocions venant d'Asie pour les affaires de leur commerce. Un jour il envoya trente de ces brigands attaquer ainsi des marchands qui devaient passer dans les environs. Un homme puissant de ce pays, à qui Mahomet avait enlevé son chameau, marcha avec trois cents hommes à la rencontre de ses associés, les mit en fuite, et délivra les marchands des mains de ces brigands. Une autre fois, Mahomet expédia soixante des siens pour enlever du 18butin, mais ils furent taillés en pièces par d'autres hommes qui s'étaient placés en embuscade, tellement que pas un d'entre eux ne revint auprès de son seigneur. Une troisième fois il envoya un grand nombre de ses compagnons en un certain lieu, afin qu'ils enlevassent un grand convoi d'ânes qui devaient passer en cet endroit, chargés de toutes sortes de marchandises; mais avant que ces voleurs fussent arrivés en ce lieu, et dès le jour précédent, les marchands y avaient passé avec leurs ânes. Le prophète menteur n'avait pu prévoir cet événement, ni prendre aucune précaution dans les rencontres que je viens de décrire, pour lui non plus que pour ses associés. Les misérables Sarrasins mentent donc lorsqu'ils attestent méchamment que Mahomet fut le souverain pontife du Seigneur.
Une fois Mahomet, fuyant du milieu d'un combat, eut plusieurs dents cassées, et ne s'échappa qu'avec beaucoup de peine. Dans plusieurs engagemens de ce genre, il fut vaincu et mis en fuite avec son armée, sans pouvoir prêter le moindre secours ni à lui ni aux siens. Souvent il envoyait ses compagnons égorger dans leur propre maison, et durant la nuit, les hommes qui lui avaient opposé de la résistance. Il faisait aussi tuer secrètement et traîtreusement ceux de ses voisins qu'il détestait, et principalement les Juifs, contre lesquels il avait une haine particulière. Très-fréquemment ses impies et criminels complices entraient tout-à-coup dans les maisons de campagne et les casals, massacraient à l'improviste et sans choix les hommes, les enfans et les femmes, et rapportaient ensuite une partie du butin à leur maître, qui 19leur prêtait l'appui de son autorité et de sa protection. Il arrivait souvent que ceux qu'il envoyait ainsi commettre des brigandages étaient mis à mort par ceux qu'ils voulaient dépouiller. Dans un de ces combats, Mahomet eut les dents du côté droit brisées, la lèvre supérieure fendue, les joues et le visage honteusement déchirés, et ne s'échappa qu'à grand'peine. L'un de ses compagnons ayant élevé le bras au dessus de lui pour le défendre, eut un doigt coupé, et ne parvint que difficilement à le sauver.
Voilà comment furent déçus et enveloppés dans d'épaisses ténèbres ces misérables Sarrasins qui affirment frauduleusement que Mahomet fut doué plus que tous les prophètes de l'esprit de prophétie, et qu'il eut de tout temps avec lui dix anges qui le protégeaient et le gardaient. Ils disent encore qu'avant que Dieu eût au commencement créé le ciel et la terre30 le nom de Mahomet était connu devant Dieu, et que si Mahomet lui-même n'eût dû être, il n'y eût eu ni ciel, ni terre, ni enfer, ni paradis. Lui-même ayant eu souvent de mauvaises rencontres, et étant souvent revenu couvert de confusion, après avoir été vaincu et mis en fuite dans les combats, disait alors pour son excuse qu'il avait été envoyé de Dieu, non pour faire des miracles, comme les autres prophètes qui l'avaient précédé, mais pour annoncer et exposer au monde les lois données par Moïse, et aux Chrétiens par le Christ, et pour reprendre et éclairer ceux qui entendaient mal les préceptes de la loi, en sorte que si quelqu'un refusait d'accepter ses commandemens, il fût mis à mort par le glaive, ou contraint de payer 20tribut pour prix de son incrédulité; que si donc quelques-uns refusaient de croire à sa loi, ou prêchaient contre elle, on eût à leur livrer sans cesse combat, et qu'après les avoir mis à mort, on réduisît, s'il était possible, leurs femmes et leurs enfans en éternelle servitude. Aussi jurait-il «de ne tenir ni parole ni promesse aux ennemis de la loi, et de les tromper par tous les moyens possibles.» Lui-même donc ayant avoué qu'il n'avait pas le don de faire des miracles, il est certain que ces miracles que les Sarrasins ont publiés fièrement sur son compte sont faux, et qu'eux-mêmes, trompés et entièrement aveuglés, ignorent la vérité.
Ils racontent cependant qu'un jour Mahomet ayant rencontré un loup sur le chemin où il se promenait, leva trois doigts contre lui, et qu'aussitôt le loup effrayé prit la fuite. Ils affirment encore, ces hommes semblables aux bêtes brutes, qu'un bœuf parla une fois à Mahomet, et qu'un figuier, s'étant à sa voix et à son commandement incliné jusqu'à terre, s'avança vers lui avec humilité. Ils disent de plus, que la lune étant descendue vers lui, il la recueillit dans son sein, et que cette même lune s'étant séparée en plusieurs parties, il les rassembla de nouveau. Ils affirment en outre que, comme on lui eut offert une fois du poison enfermé dans de la viande d'agneau, l'agneau lui parla, disant: «Je porte du poison en moi, garde-toi de me manger;» et ils ajoutent que son compagnon, qui était à table avec lui, en ayant mangé, périt empoisonné. Toutefois, dix-huit ans après ce jour, Mahomet mourut par un poison qui lui fut secrètement administré, et le faux prophète ne 21put prévoir sa mort. Frappé lui-même d'un jugement divin, et travaillé du mal caduc, il tombait quelquefois sur la terre, couvert d'écume. Sa femme, toute honteuse, et ayant cette maladie en abomination, voulut le renvoyer. Mais il dit à celle-ci que l'ange du Seigneur, Gabriel, lui parlait, l'instruisait lui-même de la loi qu'il donnait aux hommes, et lui transmettait directement les ordres de Dieu; qu'il ne pouvait supporter corporellement la présence de la Divinité, mais que son esprit, alors ravi en extase, entendait la voix de l'ange et retenait fermement ses préceptes. Cette femme le crut dans sa simplicité, et demeura unie en mariage avec lui.
Mahomet était voluptueux et brûlé de l'ardeur des sens plus que tout autre homme du pays de l'Orient; il s'en glorifiait même beaucoup, se vantant d'avoir, par un don divin, plus de force procréatrice que quarante autres hommes, et d'avoir, sous ce rapport, reçu de Dieu une puissance extraordinaire. Aussi épousa-t-il quinze femmes, sans compter ses servantes et ses concubines, que, dans l'emportement de sa jalousie, il tenait tellement renfermées que jamais elles ne pouvaient sortir, et que nul homme n'avait la faculté de les voir ni d'approcher d'elles d'une manière quelconque. Aussi et aujourd'hui encore les Sarrasins et presque tous les Orientaux sont-ils dans l'usage de tenir leurs femmes dans une telle réclusion, qu'elles peuvent à peine voir un rayon du soleil et qu'elles sont absolument privées de tout entretien, même avec leurs parens les plus proches. Leurs jeunes filles se cachent le visage devant les hommes, et se couvrent le cou et les mains de voiles, en sorte 22que la plupart du temps un homme épouse une femme sans avoir vu sa face avant de l'emmener avec lui.
En une occasion, Mahomet, irrité contre l'une de ses femmes, jura de ne pas se rendre auprès d'elle pendant un mois; mais entraîné par ses honteuses passions, il méprisa ses sermens, et alla la revoir avant l'expiration de ce délai. Il donna à l'une de ses femmes, à titre de dot ou de donation pour cause de noces, une cuirasse faite avec des morceaux de cornes, et deux gâteaux, avec deux serre-têtes ronds, tressés en feuilles de palmier. Quoiqu'il eût tant de femmes, cet homme impudique ne s'abstenait point de celles des étrangers, et souillait d'adultère toutes celles qui lui plaisaient et qu'il pouvait séduire; et comme il était, à cause de cela, noté d'infamie, accusé par beaucoup de gens et réprimandé particulièrement par ceux qui avaient adopté ses erreurs et s'étaient associés à ses méfaits, à tel point que déjà ses prédications n'étaient plus accueillies par beaucoup de personnes, à cause de la turpitude de sa conduite, voulant lui-même se justifier et calmer l'indignation du peuple, il promulgua une loi, qui aujourd'hui encore est sévèrement observée par les Sarrasins, sur la punition à infliger aux adultères, et par suite de laquelle la femme adultère est mise à mort chez ce peuple. Toutefois il ajouta que le Seigneur, selon ce que lui avait annoncé l'ange Gabriel, lui accordait spécialement et à lui seul le privilége d'approcher des femmes des autres, et de mettre au monde des prophètes et des enfans de vertu, pour assurer le culte de Dieu.
Mahomet avait auprès de lui un serviteur qui, 23ayant une femme très-belle, se menait beaucoup des passions désordonnées de son maître, et qui, en conséquence, défendit à cette femme de se laisser jamais voir à lui ou de lui jamais parler. Un jour cependant elle parla à Mahomet, et le serviteur, indigné et transporté de colère, la répudia aussitôt et la rejeta loin de lui. Le maître rappela celle qui était rejetée et la mit au nombre de ses femmes. Craignant cependant d'être accusé du crime d'adultère, il feignait d'avoir reçu du ciel une lettre envoyée de Dieu, dans laquelle le Seigneur lui prescrivait de promulguer dans sa nation une loi portant que, si quelqu'un répudiait une femme, et si un autre voulait la recevoir, elle eût à devenir la femme de celui qui la recevrait; et aujourd'hui encore cette loi est en vigueur chez les Sarrasins. Si une femme ne peut être convaincue d'adultère par son mari, et si pourtant il l'a répudiée par suite de ses soupçons, ou pour quelque souillure, ou pour tout autre motif, et si ensuite, touché de repentir, il veut la rappeler dans son lit, la femme ne peut retourner auprès de son mari qu'après l'avoir accablé de confusion, et s'être livrée à un homme étranger sous les yeux même de son époux, ces misérables pensant que la femme est purgée de l'accusation par une prostitution semblable, et devient digne alors de retourner auprès de son mari. Ce pourceau, ce chien immonde, entraîné par la fureur de ses passions, accorda en outre aux autres hommes les honteuses licences auxquelles il se livrait lui-même avec les femmes, lorsqu'il dit dans son livre qu'il appela Alcoran: «Si vous avez des femmes ou des servantes, disposez-en à votre gré et selon votre volonté;» paroles 24exécrables, pour lesquelles il eût dû être aussitôt brûlé vif, car ce fut par là que cet ennemi de la nature introduisit secrètement chez son peuple un vice abominable. Aussi les Sarrasins, se livrant presque tous à leurs passions déréglées, non seulement envers l'un et l'autre sexe, mais même envers les animaux, sont-ils devenus «semblables au cheval et au mulet qui n'ont point d'intelligence31.» Ils disent à ce sujet, donnant une excuse criminelle, qu'il est permis de se servir, selon sa volonté et son plaisir, d'une chose que l'on possède en toute propriété. Qu'il nous suffise d'avoir dit sur la vie méchante et abominable de cet homme ce petit nombre de détails et des moindres, recueillis dans un bien plus grand nombre de faits bien plus graves, et ajoutons-y maintenant quelques renseignemens sur son exécrable loi, ou plutôt sur ses erreurs.
Un jour, Mahomet étant sorti de là ville de la Mecque, et ayant rencontré un chameau sur son chemin, l'enleva et le ramena à la ville; le chameau y fut enseveli, et aujourd'hui encore il y est adoré par ces peuples impies et séduits. Tandis que dans cette même ville il rendait témoignage de lui-même, se déclarant prophète et envoyé de Dieu pour le salut du peuple, les habitans ne voulurent point le recevoir ni accueillir ses faux et vains discours, et le rejetèrent de leur ville, comme faussaire, voleur de grands chemins et brigand. Il s'enfuit donc avec ses compagnons, tout confus et expulsé, dans une certaine ville presque abandonnée, où se trouvaient des hommes, les uns Juifs, d'autres gentils, idolâtres, grossiers et 25ignorans, qui n'avaient jamais, ou du moins très-rarement entendu prêcher la vérité. Voyant que ces hommes pauvres et dépourvus de lumières seraient faciles à séduire, il construisit dans cette ville un temple, pour annoncer ses inventions et ses faux enseignemens à des hommes vains et idiots. Et parce qu'il devait être à l'avenir le grand lacet du diable et la fosse profonde de perdition, et comme il était lui-même grossier et illettré, l'ennemi de la religion chrétienne lui fournit, dans ses innombrables artifices, des compagnons et des coopérateurs à ses erreurs, qui pussent l'assister comme des instrumens d'impiété, l'instruire frauduleusement et le réchauffer dans sa perversité.
Un moine, homme apostat et hérétique, enfant de Bélial, et nommé Sosius, après avoir été publiquement convaincu à Rome d'une exécrable hérésie, condamné et enchaîné dans les liens de l'excommunication, chassé hors de toute église de Dieu et expulsé formellement de toute société des fidèles, s'enfuit dans les contrées de l'Arabie, desirant se venger sur les Chrétiens des affronts qu'il en avait reçus. Ayant trouvé Mahomet déjà en possession de quelque prééminence au milieu de son peuple, sans que cependant beaucoup de gens voulussent encore le tenir pour prophète, le moine entreprit, de concert avec un certain Juif, qui s'était également attaché à Mahomet, de diriger celui-ci, lui représentant que, de même que Moïse et le Christ avaient donné une loi à leur peuple, par où ils avaient été reconnus grands aux yeux de tous les hommes, de même lui aussi, pour acquérir un grand nom et être estimé souverain pro-26phète, devait, d'après leurs conseils et leurs enseignemens (savoir du moine et du Juif), donner une loi à ce peuple, dont la majeure partie adorait les idoles et se laisserait aisément amener à sa doctrine. Mahomet, cédant à leurs insinuations perverses et voulant donner à sa loi un plus grand caractère d'autorité, ajouta aux propres inventions qu'il tira du fond de son cœur, par les suggestions du diable, quelques emprunts qu'il fit à l'ancien et au nouveau Testament, pour accréditer ses erreurs, et cela, en suivant les instructions du moine hérétique et du Juif. Ainsi, et en conformité du rit des Juifs, les Sarrasins sont circoncis et ne mangent point de viande de porc: ayant voulu assigner un motif à cette interdiction, Mahomet déclara que le porc avait été créé, à la suite du déluge, avec la fiente du chameau, et qu'étant par conséquent né d'immondices, il ne devait point être mangé par un peuple pur. En outre, les Sarrasins, de même que les Juifs, ne mangent point de poissons sans écailles. Ils s'accordent avec les Chrétiens en ce point, qu'ils croient aussi en un seul Dieu tout-puissant et créateur de toutes choses; mais ils n'admettent point la Trinité, et se moquent de nous comme adorant trois dieux, car ils n'adoptent point l'ineffable génération du Fils par le Père, n'entendant toute génération que dans le sens de la chair, etc. «C'est la chair et le sang qui leur ont révélé cela, et non notre Père qui est dans les cieux32. L'homme animal ne comprend point les choses qui sont de l'esprit de Dieu33.»
27Entremêlant ses faussetés de quelques vérités, le faux prophète affirma qu'avant son temps, Moïse avait été un grand prophète, mais le Christ un prophète plus grand et le souverain prophète, qu'il était né de Marie, vierge avant, pendant et après son accouchement, et la plus sainte de toutes les femmes; qu'elle avait conçu par la vertu de Dieu, sans aucune intervention de la chair: puis ajoutant à cela le poison de l'infidélité, il annonça que lui-même était un homme pur, et que de même les autres prophètes avaient été, non des dieux, mais des hommes purs. Ne se doutant pas de la vertu d'humilité, et ignorant le mystère de la sainte croix, il affirma, comme les Manichéens, que le Christ n'avait point été véritablement crucifié, qu'il n'avait point véritablement souffert, que dans la réalité il n'avait été ni mort ni enseveli et n'était point ressuscité le troisième jour, mais qu'un autre homme, semblable à lui, avait été crucifié pour lui, et que, comme le Christ était venu de Dieu, de même il était retourné à Dieu, vivant et sans avoir souffert la passion de la mort, et était remonté aux cieux, auprès de Dieu qui l'avait envoyé. De là vient que le temple du Seigneur, autrement dit de Salomon, dans lequel le Seigneur fut présenté par la bienheureuse Vierge, et quelques autres lieux où le Christ se reposa, dit-on, avec Joseph et Marie lorsqu'ils passèrent en Egypte, sont en grande vénération auprès des Sarrasins; qu'ils honorent aussi en beaucoup de lieux les églises de la bienheureuse Marie, qu'ils témoignent un grand respect pour le «buisson que Moïse vit brûler sans qu'il fût consumé34,» et pour les autres lieux sur la monta-28gne et autour de la montagne de Sinaï, où le Seigneur apparut à Moïse. En même temps cependant ils se rient de la croix du Seigneur et du lieu où il fut enseveli, disant qu'un si grand prophète n'aurait jamais voulu supporter une mort si ignominieuse puisqu'il pouvait s'y soustraire.
Les Sarrasins poursuivent les Juifs d'une haine très-vive, et leur reprochent de n'avoir pas voulu recevoir le très-saint prophète Christ, et de lui avoir fait subir toutes sortes de persécutions. Mahomet, dans son Alcoran, se plaint amèrement des Juifs, principalement parce qu'ils avaient la tête dure, et refusaient d'obéir à ses commandemens. Quant aux Chrétiens, il dit qu'ils sont bien plus pieux, parce qu'ils écoutent sa loi, et qu'ils pleurent. Il lui arrive très-fréquemment d'appeler, tant les Juifs que les Chrétiens, les hommes de la loi; et il y a dans son traité tant de confusion et de si fréquentes contradictions avec lui-même, que quelquefois il affirme que tout homme peut être sauvé dans sa propre loi, et d'autres fois il déclare que tous seront damnés, excepté les Sarrasins; et que quant à ceux-ci, si mal qu'ils se conduisent, tous seront sauvés en vertu de ses prières, parce que Dieu l'exaucera en toutes choses. Par ces paroles, il dégagea son peuple séduit de la crainte du péché; et excitant ainsi les siens à toutes les turpitudes et à toutes les impiétés, il leur assura la sécurité au milieu de leurs iniquités. Et comme les Sarrasins apprirent que d'après l'Évangile de Jésus-Christ, le Christ lui-même avait été baptisé parle bienheureux Jean35 ils ont celui-ci en très-grande 29vénération; et au lieu de baptême, à la suite de toutes les souillures auxquelles ils se livrent, surtout lorsqu'ils doivent s'approcher de leur oratoire, ils se lavent le corps dans l'eau toute simple, pensant se purifier ainsi de leurs immondices. Aussi, séduits très-fréquemment et à tout hasard par cette tromperie, ils se souillent de toutes sortes de voluptés obscènes et abusives, et vont ensuite, comme je l'ai dit, faire leurs ablutions dans l'eau; quelquefois aussi ils font baptiser leurs enfans par des prêtres chrétiens, sans espérer autre chose du baptême si ce n'est qu'il pourra faire vivre leurs enfans plus longtemps et les délivrer plus aisément des infirmités du corps.
Ces peuples admettent le Pentateuque de Moïse et tous les livres des prophètes et des apôtres, ne niant point que Dieu leur ait parlé, et qu'ils aient été des hommes saints. Ils reconnaissent aussi le Psautier et la traduction de tout l'ancien Testament selon la version des Septante. Mais, semblables aux Juifs, ou bien ils n'entendent les Écritures que selon la lettre, ou bien ils les expliquent souvent avec perversité. Quant aux évangiles de notre Seigneur Jésus-Christ, ils les lisent et ne les comprennent point, confessant cependant la vérité de tout ce que Jésus-Christ a dit. Ils reconnaissent pareillement les apôtres qui se sont entretenus avec le Christ, et que Mahomet appelle dans son livre les hommes vêtus de blanc, et acceptent leurs écrits. Mais tous ceux qui n'ont pas vécu avec le Christ pendant son séjour sur la terre, ils les rejettent comme des faussaires qui ont ignoré la vérité de l'Evangile, et dédaignent leur personne aussi bien que 30leurs livres. Ainsi ils ont en abomination le bienheureux apôtre Paul, ainsi que ses livres et tous les autres qui après Paul ont écrit d'autres ouvrages, et ils blasphèment contre leur doctrine. Quand il se trouve dans les livres des évangiles du Christ ou des saints apôtres, ou même dans l'ancien Testament, quelques passages qui semblent en contradiction avec leur loi, s'ils ne peuvent s'en tirer autrement, ils disent que nos livres ont été gâtés par des faussaires qui en ont soustrait certaines choses pour en substituer d'autres à leur gré: tel est leur dernier et misérable refuge. Comme tout idiot peut faire la même réponse, nul ne pourrait jamais rien prouver ni eux par leurs propres livres, ni les Juifs par l'ancien Testament, ni tout autre par les écrits des anciens, à moins que ce ne fût par la voie de l'autorité; combien est absurde et frivole une pareille réponse, c'est ce qui est évidemment démontré par cette considération que les saints qui sont venus après les temps de Jésus-Christ ont fait, par la puissance du Christ, les mêmes miracles que le Christ a faits, et même de plus grands. Tout ce qu'ils ont écrit dans leurs livres, ils l'ont trouvé dans le nouveau et dans l'ancien Testament; et jugeant de la même manière et écrivant avec une parfaite concordance, «ils ont tiré de leur trésor des choses nouvelles et des choses vieilles36.» Or il est bien connu que les saints évangiles, les livres des apôtres et les autres ouvrages de la loi des Chrétiens ont été écrits avec une grande concordance et sans aucune contradiction d'opinions en diverses parties du monde, en diverses langues, par divers écrivains et en divers 31temps, et qu'ils ont été successivement et jusques à nos temps adoptés par toute la race des hommes; en sorte que leur uniformité prouve évidemment qu'ils n'ont pu en aucune manière être falsifiés, car comment tant de faussaires, tellement séparés par la différence de leurs idiomes et la distance des lieux, auraient-ils pu s'accorder ainsi en un seul point?
Quelques-uns de ces Sarrasins cependant, plus sages que les autres, doués d'un esprit naturel, éclairés, tant par les livres des philosophes gentils, qui sont en contradiction absolue avec la loi de Mahomet, que par les nôtres, lisant les évangiles du Christ, et comparant la pureté de notre foi aux erreurs de leur impie séducteur, venaient fréquemment se réfugier dans la grâce du baptême de Jésus-Christ; et il en serait venu un bien plus grand nombre si, enchaînés par les amorces de la chair et par les habitudes d'une vie déréglée, regardant comme trop gênantes la pauvreté et la vie des Chrétiens, ils ne considéraient le joug si aisé du Christ37 comme trop dur et presque insupportable. Ce fut là le principal motif pour lequel on vit les perverses traditions de ce séducteur et ses folies mensongères adoptées par un plus grand nombre de sectateurs que n'en ont eu les leçons de tout autre hérésiarque. La loi de l'Évangile déteste l'avarice, les desirs terrestres et les voluptés de la chair; elle interdit et exècre les convoitises honteuses comme les ennemies de l'ame. En conséquence, elle ordonne de réprimer le torrent des desirs de la chair, de contenir les mouvemens illicites, «de n'avoir pas soin de la chair pour satisfaire ses convoitises38,» de soumettre le 32corps à l'esprit, de ne «point s'amasser des trésors «sur la terre39,» de dédaigner toutes les choses qui sont de ce monde et qui passent, d'aimer ses ennemis, de ne rendre à personne le mal pour le mal, de prier pour ses persécuteurs; et elle prescrit encore beaucoup d'autres choses semblables qui, bien qu'impossibles à l'homme, sont cependant faciles à Dieu, qui en fournit le pouvoir. Aussi, avec l'appui et la coopération de la grâce divine, sont-elles accomplies par les fidèles du Christ non seulement avec facilité, mais encore avec une joie et une satisfaction toute spirituelle. Les Sarrasins, charnels à la fois et imprudens, pensent au contraire que les trésors de la terre, les desirs terrestres, les délices de la vie présente ne font aucun obstacle à la béatitude future. Aussi poursuivant, tels que les animaux, les convoitises de la chair, enfoncés, morts et ensevelis dans la fange d'une obscène volupté, ne savent-ils résister à aucun vice; misérablement soumis aux passions de la chair, le plus souvent même sans être provoqués par les desirs, ils croient que c'est une œuvre méritoire d'exciter les appétits les plus honteux. Il est résulté de là que dans les contrées de l'Orient, et principalement dans les régions chaudes, les hommes, semblables aux brutes, et pleins de luxure, à qui l'austérité de la religion chrétienne semblait intolérable et insupportable, quittant «la voie étroite qui mène à la vie et la porte étroite40,» sont entrés facilement dans la voie large et spacieuse qui mène à la mort, et enchaînés par les séductions de la chair, se sont multipliés à l'infini.
33Et tandis que des hommes saints, embrasés du zèle de la justice et du feu de l'amour divin, résistèrent vigoureusement aux autres hérésies, prêchant, disputant et raisonnant d'après les divines Écritures, et parvinrent ainsi à retirer de la gueule du Léviathan la plupart de ceux qui tombaient en hérésie, cet homme entièrement perdu, pour mettre le comble à sa scélératesse, se méfiant de la vérité ou même de la probabilité du succès de sa secte, ordonna à sa nation séduite «de ne point admettre de prédicateur contre sa loi, voulant, si quelqu'un entreprenait de la contredire, qu'il fût sur-le-champ frappé du glaive; et que quiconque renierait Mahomet lui-même fût aussitôt mis à mort.» Il disait souvent à ses auditeurs: «Prenez garde à n'être pas trompés. Nul n'a été prophète, que son peuple ne l'ait accusé de mensonge. Ainsi donc, gardez«vous de croire ce que les hommes diront de moi. Je crains que ma race, après que je serai mort, ne dise des mensonges sur moi, et ne m'impute des choses fausses. Ne croyez pas aux détracteurs, mais croyez seulement de moi les choses que vous trouverez dans le livre de la loi que je vous donnerai. Si quelqu'un parle contre elle et blasphème, qu'il soit mis à mort.» Et comme cet homme débauché avait eu un grand nombre de femmes et de concubines, il permit à chacun, en proclamant même que ce serait une œuvre méritoire, d'avoir autant de femmes et de concubines qu'il pourrait en entretenir, en pourvoyant à tous leurs besoins. Aujourd'hui les Sarrasins épousent à la fois trois ou quatre femmes, qui sont toutes libres, et pas davantage; mais ils peuvent 34avoir autant qu'ils en veulent des concubines et des esclaves qu'ils achètent. Celui qui peut en obtenir le plus grand nombre d'enfans est jugé le plus religieux. Ils laissent à leur gré leurs propriétés et leur héritage par égales portions aux enfans de leurs concubines et aux enfans de leurs femmes, en sorte que le fils de l'esclave hérite comme les enfans de la femme libre. Souvent même, mettant de côté les enfans de leurs femmes, les hommes nobles instituent héritiers de leurs états les enfans de leurs concubines pour lesquels ils ont de la prédilection, en sorte qu'il est fréquemment arrivé que de puissans Sarrasins, enfans de femmes chrétiennes, sont devenus les amis des nôtres, et se sont montrés bons et bienveillans pour les Chrétiens qui habitaient sur leurs propres terres. En beaucoup de points, Mahomet fut favorable aux femmes; et dans l'entraînement de ses passions effrénées, il montra pour elles une grande tendresse. Ainsi il promulgua une loi selon laquelle, lorsqu'une esclave était enceinte des œuvres d'un Sarrasin, elle devait tout aussitôt devenir libre; et lorsqu'un enfant était né, quelle que fût la loi que suivît la mère, il était permis à celle-ci de s'en aller en toute liberté; l'enfant cependant ne pouvait suivre sa mère, et devait demeurer auprès du père, et s'attacher inviolablement à la loi de celui-ci. Afin d'attirer plus aisément dans sa détestable secte non seulement les gentils et les idolâtres, mais même les Chrétiens ignorans, et comme pour célébrer les louanges de notre Seigneur Jésus-Christ, Mahomet rapporta dans le livre de sa loi, que l'on appelle Alcoran, quelques miracles de l'enfance du Sauveur, que l'on trouve racontés dans 35des livres apocryphes, disant «que le Christ, lors«qu'il était enfant, avait créé les oiseaux du limon de la terre;» et il attribua également au Christ quelques autres miracles, qui ne sont point rapportés dans les Évangiles, et que l'Église ne reconnaît point. Quant aux véritables miracles que le Christ a faits très-certainement, tels que nous les lisons dans l'Évangile, Mahomet s'en tut, et n'en fit aucune mention. En outre, afin de mettre la fausseté et les institutions déraisonnables de sa doctrine perverse à l'abri de toute attaque, en les enveloppant de quelques préceptes honnêtes et religieux, et en donnant ainsi à ses erreurs une teinte de religion, il recommanda beaucoup les aumônes et les prières; mais par dessus tout, il ordonna «de combattre vigoureusement pour la défense de sa loi, jusqu'à verser son sang et braver la mort, établissant en dogme que c'était l'œuvre la plus méritoire.» Il disait à ce sujet que la mort n'est point redoutable, puisque Dieu a prévu le dernier jour et la fin de chacun, à laquelle nul ne peut échapper, et qu'il n'y a pour personne aucune espèce de moyen de reculer ou d'avancer ce terme, que Dieu a fixé infailliblement.
Comme les Chrétiens se tournent vers l'orient pour prier et les Juifs vers l'occident, Mahomet, voulant éviter de passer pour un imitateur des autres, et cherchant à se distinguer et à élever son autorité au dessus de toute autre, inventa un nouveau mode de prier et prescrivit de se tourner vers le midi. Les Sarrasins ne rendent pas de dîmes, ne font point de sacrifices, ne demandent aucune bénédiction à l'occasion de leurs mariages et s'unissent comme des chiens. is désignent 36une nuit quelconque pour faire proclamer la loi de Mahomet, par un individu qui se place sur un lieu élevé. Après que celui-ci a publié en présence de tous les assistans que la loi de Mahomet est sainte et juste et qu'il est le souverain prophète que Dieu a envoyé, tous les autres lui répondent, affirmant qu'il en est ainsi, et cette déclaration suffit à leurs yeux pour le salut. Ayant remarqué que les Juifs, conformément à leur loi, célébraient chaque semaine un jour de repos, celui du sabbat, que les Chrétiens célébraient aussi chaque semaine le jour du dimanche en l'honneur de la résurrection du Seigneur, et voulant que sa nation demeurât toujours distincte des autres et n'en imitât aucune, Mahomet ordonna de célébrer solennellement chaque semaine le sixième jour, c'est-à-dire le vendredi. Il institua aussi un jeûne, une fois par an et durant un mois entier, et c'est ce que nous appelons le carême des païens. Les Sarrasins jeûnent alors toute la journée et demeurent sans manger ni boire; mais la nuit, ils mangent et boivent autant qu'ils veulent et ne s'abstiennent d'aucune des voluptés de la chair. Ainsi, durant toute la nuit, semblables à des animaux, ils se remplissent l'estomac de toutes sortes de nourriture, jusqu'à amener la satiété et le vomissement, regagnant ainsi pendant ce temps ce qu'ils ont perdu durant le jour. Dans les temps de jeûne cependant il ne leur est pas permis de boire du vin. Le reste du temps la plupart des Sarrasins se sont accoutumés à s'abstenir aussi de vin, et principalement ceux qui veulent passer pour véritablement religieux et ceux qui se font pélerins de Mahomet et vont visiter son corps à la Mecque. Mahomet parla fort mal du 37vin, parce que l'homme, emporté par sa gourmandise, ne sait pas se modérer dans le vin, rejetant ainsi sur la boisson les excès de celui qui boit, afin de lui préparer une excuse. Voici cependant le motif le plus positif et le plus évident pour lequel les Sarrasins ont reçu ordre de s'abstenir de vin. Ces hommes goulus et qui ne sont retenus dans la sobriété par aucun frein, presque toutes les fois qu'ils boivent du vin, perdent l'usage de la raison et s'enivrent à tel point que, semblables aux cochons, tantôt il se jettent et se roulent dans la fange, tantôt marchent en chancelant dans les rues et les places de la ville, se prennent de rixe entre eux et se tuent les uns les autres. Comme les œuvres de l'amour et les passions des sens sont réputées méritoires parmi eux, dans les temps de jeûne ils se rapprochent plus fréquemment de leurs concubines et de leurs femmes, soit pour satisfaire leurs désirs, soit pour mettre au monde un plus grand nombre de défenseurs de leur loi.
De même qu'on voit dans les divines Ecritures la distinction de deux villes, unies de corps, mais divisées d'esprit, l'une de Dieu, l'autre du diable, l'une nommée Jérusalem, l'autre Babylone, de même Mahomet déclara, selon la lettre, qu'il y avait d'une part deux villes de Dieu, villes saintes et dignes de toute vénération, savoir, la Mecque et Jérusalem, et d'autre part deux villes du diable, savoir, Antioche et Rome, villes très-mauvaises et exécrables. Aussi les Sarrasins ne se bornent-ils point à aller visiter en pélerinage la ville de la Mecque, où est enseveli le corps de Mahomet, pour y faire leurs prières, ils vont aussi dans la ville de Jérusalem avec de grands témoi-38gnages de vénération; et même lorsqu'elle était occupée par les Chrétiens, ils venaient des pays éloignés au temple du Seigneur, qu'ils appellent eux-mêmes la roche ou le temple de Salomon, présenter leurs prières et leurs offrandes. Mais comme ce peuple charnel, qui ignore les choses de l'esprit, ne pouvait être facilement mené que par des pensées charnelles, le maître de l'erreur leur prêcha que tous ceux qui croiraient en lui auraient, après la résurrection des corps, dans un paradis de volupté, des vierges très-belles et des femmes également belles avec de grands yeux, lesquelles leur donneraient autant d'enfans qu'ils en voudraient avoir; et cependant le Seigneur a dit dans l'Évangile: «Après la résurrection, les hommes ne prendront point de femmes, ni les femmes de maris; mais ils seront comme les anges de Dieu41.» Et ailleurs: «C'est ici la vie éternelle de vous connaître pour le vrai Dieu et Jésus-Christ que vous avez envoyé.» Au contraire, cet Antechrist établit son dogme, disant: «C'est ici la vie éternelle dans le paradis après la mort, que vous buviez et mangiez autant de choses que vous voudrez: tout ce que vous aurez demandé vous sera sur-le-champ envoyé du ciel. Vous nagerez dans toutes les voluptés, vous «erez toujours joyeux, nul ne vous choquera et nul ne vous nuira.» Le séducteur ajouta encore qu'ils auraient dans le paradis trois fleuves, savoir, de lait, de miel et de vin excellent et aromatisé, et qu'ils pourraient en user, dans les transports de leur joie, aussi souvent qu'ils le desireraient; qu'ils verraient aussi les anges de Dieu, beaux et grands, tellement grands 39que d'un œil à l'autre d'un ange il y a l'espace d'une journée de marche. Cet homme illettré, qui n'ayant jamais rien appris n'avait jamais fait, comme je l'ai dit, que garder les ânes et les chameaux, ajouta encore beaucoup d'autres choses aussi vaines et frivoles: aussi un grand nombre de Sarrasins qui connaissent les arts libéraux et ont lu les livres des philosophes, se moquent-ils de la doctrine de leur maître; et cependant, cédant à leur goût pour les voluptés de la chair, ils imitent sa vie, et craignant les autres Sarrasins, ils vénèrent à l'extérieur la loi de Mahomet.
Après avoir pendant quarante ans ainsi prolongé sa misérable existence, à l'approche de la mort et se sentant accablé par le poison, Mahomet dit à ses païens et à ses amis: «Quand vous me verrez mort, gardez-vous d'ensevelir mon corps, car je sais qu'au bout de trois jours il sera transporté dans le ciel.» Lorsqu'il eut terminé son indigne vie par une mort digne de lui, ses disciples et ses compagnons gardèrent son corps, non seulement pendant trois jours, mais pendant douze jours, attendant qu'il fût transporté au ciel. Enfin voyant la vanité des paroles de leur maître, qui n'étaient suivies d'aucun effet, comme déjà le cadavre répandait une puanteur insupportable, ils le cachèrent sous la terre, sans même le laver avec de l'eau. Les plus sages d'entre eux, ayant reconnu la fausseté de ce séducteur et jugeant que toutes les paroles qu'il avait dites étaient également mensongères et vaines, abandonnèrent sa loi; et comme presque tous les autres voulaient suivre cet exemple, les patens et les associés de Mahomet, qui auparavant étaient fort honorés et respectés du 40peuple et qui tiraient de grands profits de sa loi, tristes et confus, employèrent toutes sortes de caresses et de promesses pour attirer à eux les hommes simples et les disposer en faveur de leur secte. Ils élurent, pour remplacer Mahomet, un de ses disciples qu'ils appelèrent calife, comme qui dirait héritier ou successeur, afin qu'il y eût un héritier de la dignité et de la domination de Mahomet. Celui-ci ayant donc reçu la dignité et la puissance, parvint, en employant tantôt les caresses, tantôt les menaces et la crainte, à rappeler les peuples à lui et à rassembler une grande multitude d'hommes. Un beau-père de Mahomet, nommé Cuhali, rempli de haine et de colère contre ce calife, entraîné par son avidité et par l'ambition des dignités du monde, employa par lui et par les siens tous les moyens qu'il put imaginer pour lui résister, et l'attaqua de toutes sortes de manières, jusqu'à ce qu'enfin il l'eût dépouillé de son empire.
Après celui-ci, un cousin-germain de Mahomet, nommé Ali, étant parvenu au pouvoir, ne tarda pas à s'indigner vivement de se voir appeler successeur de Mahomet, se tenant pour plus grand que Mahomet lui-même, et voulant être aux yeux de tous le prophète par excellence, à qui le Seigneur avait parlé plus familièrement qu'à Mahomet. Cet homme donc et ses complices insultaient hautement à la loi de Mahomet, proféraient contre lui-même mille malédictions, et enseignaient des rits, des institutions et une manière de prier qui différaient de la doctrine de Mahomet. Ceux qui voulurent demeurer fidèles à la loi de celui-ci, instituèrent dans les contrées de l'Orier. Le calife de Bagdad, qui est tellement honoré et 41respecté par les siens, que nul homme, pour si noble ou puissant qu'il soit, ne peut être appelé Soudan que par son ordre et de son autorité, et que tous ses sujets, tant rois qu'autres hommes, se prosternent devant lui avec respect et lui baisent les pieds. Les successeurs de cet Ali, dont nous avons parlé ci-dessus, élevèrent leur trône dans le pays d'Égypte, contre le calife unique de l'Orient, et vécurent dans les délices, au milieu de richesses infinies. Dès ce moment il y eut de grandes querelles et une haine implacable entre les Égyptiens et les autres peuples d'Orient; la loi devint un sujet de discordes et de controverse, et les peuples sarrasins se trouvèrent divisés en deux partis, les uns se rattachant à Ali et à ses successeurs, les autres, toujours en majorité, demeurant fidèles à Mahomet. Lorsque Saladin fut parvenu au gouvernement temporel de l'Égypte, sous son seigneur le calife égyptien, craignant pour lui-même, parce qu'il était, non sans motif, devenu suspect au calife, auprès duquel beaucoup de gens l'accusaient, et voulant n'avoir sous aucun rapport aucun supérieur et être à lui-même son soudan et son calife, Saladin s'avança vers son seigneur, le calife d'Égypte, comme pour lui offrir les témoignages de respect qu'il lui devait et qu'il avait coutume de lui rendre, et le frappant à l'improviste d'une massue garnie de fer qu'il tenait dans ses mains, il le renversa par terre et le tua ainsi par trahison. Ensuite il ordonna de mettre à mort tous ses enfans, ses parens et ses amis particuliers, ou les condamna à une prison perpétuelle. Depuis lors le soudan de Bagdad devint le seul monarque souverain, tant des Egyptiens que de tous les autres peuples 42d'Orient, et Saladin contraignit les Égyptiens à lui obéir d'un commun accord, les empêchant de créer un autre calife et les forçant de se conformer aux rites que suivaient les autres Orientaux.
Cependant le prince le plus puissant de tous les Sarrasins occidentaux qui suivent la loi de Mahomet, avait établi la capitale de son empire et le trône dé son royaume dans la ville de Maroc, que l'on appelait anciennement Carthage, et qui dominait non seulement en Éthiopie et en Afrique, mais encore dans une grande partie de l'Espagne; il refusa, ainsi que tout son peuple, de se soumettre au calife d'Orient, et se tenant lui-même pour roi et calife, il donna ordre qu'on l'appelât lui et tous ses successeurs à l'avenir, miramummelin42 c'est-à-dire roi des croyons, car dans la langue des habitans de ce pays, le mot de mira est le même que celui de roi, et mummelin veut dire des crojans. De là naquirent entre les Sarrasins d'Orient et ceux d'Occident une grande scission, et des querelles qui furent trèsutiles aux Chrétiens, parce que les uns refusèrent de secourir les autres contre nous dans leurs guerres ct leurs expéditions, et que leur empire se trouva ainsi divisé en lui-même, et de toutes parts en dissolution.
Toutefois une très-grande multitude de gentils et d'idolâtres, et principalement ceux qui habitent les environs du Palus-Méotides, dans les pays de Bulgarie et de Comanie, et jusqu'aux frontières de Hongrie, et ceux encore qui sont établis sur les confins du royaume de Dacie et dans d'autres pays voisins, refusèrent d'adopter la loi de Mahomet. Et comme 43ils sont extrêmement éloignés des autres Sarrasins d'Orient et d'Occident, on ne put employer la terreur ni la violence pour les y contraindre. Aujourd'hui donc encore quelques-uns de ces peuples, persévérant dans leurs antiques erreurs, servent, vénèrent et adorent des idoles; d'autres, tels que des animaux, n'ayant ni loi, ni écrits, ni aucune civilisation, prenant pour dieu les arbres, les arbustes, les bestiaux, et généralement la première chose que le hasard leur fait rencontrer dès le matin, la servent et l'adorent durant toute la journée. Quelques-uns d'entre eux, confessant qu'ils ne connaissent point le Dieu véritable et souverain, et croyant cependant apaiser un Dieu inconnu par quelques sacrifices, et lui témoigner leur vénération par leur empressement, jettent en l'air de la viande, du pain, ou tout autre objet du même genre, en l'honneur de celui qui est Dieu et qui habite dans les hauts lieux, poussant alors des cris, et disant: «Que ceci soit notre offrande à celui qui est au dessus de tous et qui occupe entre tous les autres le rang de la Divinité suprême.»
C'est de ces Sarrasins du septentrion, appelés Comans, que ceux que l'on appelle Turcomans, et qui habitent sur le territoire des Turcs, tirent, à ce qu'on croit, leur première origine, d'où vient qu'on leur a donné le nom de Turcomans, qui a été composé des noms des Turcs et des Comans. Quant aux Turcs, nous savons d'une manière certaine par les anciennes histoires des Orientaux, que, venus des contrées septentrionales, ils arrivèrent sur les frontières de la Perse, et s'emparèrent à main armée et de 44vive force, non seulement de cette contrée, mais de presque toutes les provinces de l'Orient. Dès ce moment, cette race, d'abord grossière et ignorante, qui n'avait point de demeure fixe et allait toujours errant çà et là, traînant à sa suite ses femmes, ses enfans et ses troupeaux, et cherchant partout de bons pâturages, se donna un roi, en vint bientôt à habiter des villes et des lieux fermés, s'occupa d'agriculture, après n'avoir vécu long-temps que du produit de ses troupeaux, et se créa des droits civils. Ceux qui, persistant dans leur grossièreté primitive, ne voulurent pas renoncer à leurs premières habitudes, furent appelés Turcomans. En beaucoup de choses ceux qu'on appelle Bédouins imitent les Sarrasins, dont ils diffèrent cependant par l'origine et par quelques-unes de leurs habitudes de vie.
Les Bédouins tirent plus particulièrement leur origine de la race des Arabes, dont ils disent que Mahomet était descendant. Établissant en dogme qu'ils ne peuvent ni avancer ni retarder le jour de la mort, que Dieu, disent-ils, a déterminé à l'avance, les Bédouins ne sont jamais armés lorsqu'ils vont au combat; ils ne portent que des chemises et enveloppent leurs têtes de voiles, comme les femmes; ils ne se servent que de lances et de glaives, et dédaignent de combattre avec des arcs et des flèches, comme font les autres Sarrasins. Quoiqu'ils soient très-facilement mis en fuite, et se sauvent avec légèreté, ils traitent cependant les autres Sarrasins d'hommes timides et lâches, parce qu'ils lancent de loin des flèches et des dards. Ils sont traîtres non seulement envers les Chrétiens, mais même envers les Sarrasins; men-45teurs et inconstans, courtisans de la fortune, ils s'avancent toujours par un double chemin, et s'attachent volontiers à ceux qu'ils voient prendre le dessus. Ils portent sur leurs têtes des bonnets rouges garnis de broderies, habitent sous des tentes faites de peaux d'animaux, et la plupart d'entre eux ont pour vêtemens des peaux de chèvres et de moutons. N'ayant aucune résidence fixe, marchant en tribus et par bandes, ils habitent çà et là dans les plaines et au milieu des prairies, cherchant toujours les meilleurs pâturages, parcourant diverses contrées, vivant de lait, et traînant à leur suite de nombreux troupeaux. Les hommes, complétement oisifs, abandonnent à leurs femmes le soin de leurs chevaux et de leurs bestiaux. Quelques-uns des Orientaux qui suivent la loi de Mahomet, si ce n'est qu'à la manière des Chrétiens, ils font leurs prières au lever du soleil, parce que leurs pères, qui étaient chrétiens, leur ont laissé la tradition de cette manière de prier sont considérés par ces Sarrasins-Bédouins comme hérétiques et profanes. Parmi ces mêmes Orientaux il en est quelques-uns qui regardent le soleil lui-même comme le Dieu suprême, parce qu'entre toutes les créatures visibles il se distingue par une beauté supérieure.
Il y a en outre dans, les montagnes quelques hommes misérables, qui habitent auprès de la chaîne du Liban et dans le pays de Tripoli, et qui, bien qu'ils suivent en grande partie la loi de Mahomet, disent qu'ils possèdent de plus une certaine loi occulte qu'il ne leur est permis de révéler à personne, si ce n'est à leurs fils, lorsqu'ils sont parvenus à l'adolescence, afin qu'ils ne puissent dévoiler puérilement leurs se-46crets, ou bien encore lorsqu'à l'article de la mort, et réduit à la dernière extrémité, un père ne conserve aucun autre espoir de se sauver. Leurs femmes et leurs filles, qui ignorent complétement cette loi, disent cependant qu'elles ont foi en la loi de leurs maris et de leurs pères. S'il arrivait par hasard qu'un fils révélât imprudemment à sa mère le secret de cette loi, qu'ils nomment la loi occulte, la femme serait mise à mort par son mari, le fils par son père, sans aucun moyen de rémission. Contre l'usage des autres païens, ceux-ci boivent du vin, mangent de la viande de porc, et sont tenus pour hérétiques par tous les autres Sarrasins. Comme ils se livrent en secret à des actions honteuses, méchantes, abominables, et contraires aux intérêts des femmes, selon ce qu'on a appris par les récits de ceux qui ont abandonné leur société, ils ont craint que leurs femmes ne voulussent les quitter ou n'eussent un grand mépris pour eux, si elles venaient à connaître les rites exécrables et les souillures de cette secte infiniment pervertie.
Dans la province de Phénicie, auprès du territoire de la ville d'Antarados, aujourd'hui vulgairement appelée Tortose, habite un peuple de tous côtés entouré de rochers et de montagnes, possédant dix châteaux très-forts et inexpugnables à cause de l'étroite dimension des chemins et des roches inaccessibles qui les environnent, avec des vallons situés au pied de ces châteaux, produisant en grande abondance toutes sortes de fruits et de grains et présentant des sites très-agréables. Ces hommes, que l'on nomme Assissins, forment, dit-on, une population de plus de quarante mille individus. Ils se donnent un capitaine,
47non par droit de succession héréditaire, mais par privilége de mérite, et le nomment l'ancien ou le vieux, moins à raison de son âge avancé, que pour désigner la prééminence de sa sagesse et de sa dignité. Le premier et suprême abbé de leur cruelle religion, et le lieu d'où ils tirent leur origine et d'où.... 43 .... ils vinrent en Syrie, est situé dans les pays reculés de l'Orient, du côté de la ville de Bagdad et aux environs de la province de Perse. Ces hommes ne fendant point la corne44 et ne discernant point le sacré du profane, pensent qu'une obéisssance absolue et sans aucune réserve à leurs supérieurs est pour eux le titre le plus méritoire à la vie éternelle. Ils s'engagent donc envers leur maître, qu'ils appellent le vieux, par un lien de soumission et d'obéissance tellement fort, qu'il n'est rien de si difficile et de si périlleux qu'ils ne soient prêts à l'entreprendre et à l'accomplir sur l'ordre de leur seigneur, en toute gaîté de cœur et avec une volonté très-ferme et très-animée. Le vieux, leur seigneur, fait élever les petits garçons de ce peuple dans des retraites solitaires, au milieu de toutes sortes d'agrémens, leur fait apprendre avec soin diverses langues, puis il leur remet des poignards, les envoie en divers pays, en leur ordonnant de mettre à mort des hommes puissans chez les Chrétiens comme chez les Sarrasins, soit parce qu'il nourrit contre eux quelque motif de haine, soit parce que ses amis l'en ont prié, soit parce qu'il a reçu pour prix de ces assassinats des sommes considérables; et en expédiant ainsi ses émissaires, il leur promet que 48l'accomplissement de ses ordres leur fera obtenir après leur mort, dans le paradis, des délices sans fin, bien supérieures à celles au milieu desquelles ils ont été élevés. S'il arrive qu'ils trouvent la mort dans une entreprise de ce genre, ils sont réputés martyrs par les leurs et rangés parmi les saints; ils deviennent l'objet des plus profonds respects de tout le peuple. En même temps leurs parens sont comblés de présens et enrichis par le maître ou le vieux, et, entre autres choses, s'ils étaient esclaves auparavant, ils deviennent aussitôt libres. Ainsi séduits, ces misérables jeunes gens, envoyés du milieu de leurs frères dans les diverses parties du monde, reçoivent leur commission de mort avec tant de joie et d'empressement, l'accomplissent avec une telle activité et tant de sollicitude, se déguisant sous toutes sortes de formes, empruntant les usages et les costumes des autres nations, se cachant tantôt sous l'apparence de marchands, tantôt sous celle de clercs ou de moines, ou de mille autres manières, qu'il est difficile de trouver dans le monde entier un homme assez avisé et assez bien sur ses gardes pour échapper à toutes leurs embûches. Ils dédaignent toute entreprise qui serait dirigée contre des personnes d'une condition inférieure: les puissans, auxquels ils s'attaquent toujours, ou rachètent leur vie à grand prix, ou marchent constamment armés, entourés de nombreux satellites, poursuivis de soupçons et craignant la mort à tout moment.
Les Assissins se distinguèrent parmi tous les autres Sarrasins, par leur zèle à observer dans toute leur sévérité la loi et les institutions de Mahomet, jusqu'au temps de l'un de leurs maîtres, qui, doué de 49beaucoup d'esprit naturel et s'étant appliqué à l'étude des diverses Écritures, entreprit aussi de lire et d'examiner avec le plus grand soin la loi des Chrétiens et les évangiles du Christ, et admira la puissance de ses miracles et la sainteté de sa doctrine. La comparaison qu'il fit alors le conduisit bientôt à avoir en abomination la doctrine frivole et déraisonnable de Mahomet, et enfin ayant connu la vérité, il s'appliqua peu à péu à détourner ses sujets des rites de cette loi de malédiction. En conséquence, il les invita d'abord et ensuite leur prescrivit de boire du vin avec modération et de manger de la viande de porc. A la suite de beaucoup d'enseignemens et des nombreuses prédications d'un docteur que le vieux employait, les Assissins consentirent enfin d'un commun accord à abandonner la loi perfide de Mahomet et à devenir chrétiens en recevant la grâce du baptême, de telle sorte toutefois qu'ils passeraient dans la condition et obtiendraient la liberté qui sont le partage des autres sujets de la loi chrétienne; car à cette époque ils étaient tributaires des frères chevaliers du Temple, et leur payaient annuellement deux mille bysantins, pour garantir la sécurité d'une portion de leur territoire située sur les confins du pays occupé par les frères, lesquels, à l'occasion du voisinage, leur avaient fait subir d'abord toutes sortes de vexations. Le maître des Assissins, dont je viens de parler, envoya donc au roi de Jérusalem un de ses familiers, homme éloquent, sage, vaillant, en qui il avait une entière confiance. Le roi, en apprenant les motifs de ce message, rendit grâces à Dieu de cette démarche d'un peuple si nombreux qui le venait visiter, et par où tant de millions d'ames allaient 50être sauvées des griffes du diable. Il accueillit le député du vieux avec une extrême joie et en lui rendant les plus grands honneurs; et lorsque celui-ci retourna dans son pays pour annoncer à son seigneur la bonne volonté et les vœux empressés du roi et des Chrétiens, le roi donna l'ordre de l'accompagner jusque sur les confins de son territoire. Il avait déjà dépassé Tripoli et était sur le point d'entrer dans son pays, lorsque l'un des nôtres, enfant de Bélial, homme inique, qui n'avait point devant les yeux la crainte de Dieu, frappa à l'improviste cet homme qui ne s'attendait à rien de semblable et s'avançait plein de confiance en l'escorte du roi et en la sincérité des Chrétiens, et le tua, au grand détriment de toute la chrétienté, et principalement de l'Église d'Orient. En effet, ce peuple qui, tel qu'une plante toute jeune, n'était pas encore pleinement enraciné dans la foi, rejetant notre doctrine avec une grande colère et une vive indignation, et tenant désormais pour suspecte toute relation avec les nôtres, renonça à ses saintes et honorables résolutions, et dès lors et jusqu'au temps présent il n'a cessé de haïr et de poursuivre les Chrétiens et l'Église de Dieu. Ainsi, par un seul homicide corporel, le traître dont j'ai parlé tua des ames en un nombre incalculable.
Tels furent les hommes et beaucoup d'autres encore également monstrueux, par lesquels les malheureuses contrées de l'Orient furent séduites; beaucoup d'autres pays furent en outre infectés de ces pernicieux exemples et souillés par la contagion. Il ne se trouva point d'homme catholique qui pût, «élevant 51un mur pour la maison du Seigneur45,» s'opposer aux progrès de cette peste, parce que les Sarrasins n'admettent personne à prêcher contre leur loi, mais principalement parce que, avant les temps de ce Mahomet maudit, une multitude infinie de perfides hérétiques avaient prévalu sur le petit nombre des fidèles et dévasté l'église d'Orient, et parce qu'il ne s'était trouvé dans ces pays que bien peu ou point de prélats qui entreprissent de «combattre les bêtes à Éphèse46» de prendre les petits renards qui détruisent les vignes du Seigneur des armées47 et déchirent sa «robe sans «couture48.» Plus cette peste était nouvelle, plus elle se répandait avec fureur. Ainsi, comme nous l'avons déjà indiqué plus haut, Omar, prince très-puissant d'Arabie, ardent sectateur des erreurs de Mahomet et son troisième successeur, opprima la ville sainte et agréable à Dieu et le royaume entier de Jérusalem, au temps de l'empereur Héraclius, et les écrasa sous une tyrannie tellement cruelle, que non seulement il rendit tributaire le peuple chrétien qui habitait dans la ville, mais le réduisit par toutes sortes de persécutions aux dernières extrémités et le força de servir en esclave. Ainsi donc, et en punition de leurs péchés, les Chrétiens habitans de la cité sainte et des pays environnans eurent à supporter durant 490 ans le joug infiniment dur de leurs maîtres infidèles et cruels.
Dès son origine l'église d'Orient, semblable «à cette «reine, placée à la droite du roi, revêtue de l'or le 52plus pur49,» brilla avec éclat du privilége de la religion et transmit aux pays de l'Occident les rayons primitifs de sa lumière; mais depuis l'époque du perfide Mahomet et jusqu'à nos jours, tandis que le monde, vieillissant de plus en plus, tournait à son déclin, elle aussi, frappée d'une éclipse, tendit sans cesse vers sa chute et fut presque sur le point de disparaître. Celle qui, moulue des coups redoublés qu'on lui portait, mais incapable de céder et habile au combat, résista avec fermeté à la lance que son ennemi brandissait sans relâche, d'abord amollie par les insinuations mensongères du faux-prophète, misérablement enchaînée dans les séductions attrayantes des voluptés de la chair, s'affaissa sous le poids de ses profondes blessures, et celle qui avait été nourrie sur la pourpre se nourrit de fumier. Et à cause de cela, elle fut abandonnée par le Seigneur, «comme une loge de branchages dans une vigne, comme une cabane dans un champ de concombres50.» Elle, cependant, conservant quelques-uns de ses membres, comme il demeure quelques grappes après la vendange et quelques olives après qu'on a abattu les olives, telle que Job dans la terre de Hus51 et Loth dans le pays de Sodome52, ou telle qu'un lis au milieu des épines53, persévérant encore entre le marteau et l'enclume, était forcée de s'écrier: «O vous tous, qui passez par ce chemin, arrêtez-vous et voyez s'il est une douleur comme ma douleur... J'ai nourri des enfans, je les ai élevés, et ils se sont révoltés contre moi54.» Ainsi l'or a été noirci, la plus belle couleur a été changée. «Ne m'ap-53«pelez plus Noémi, c'est-à-dire belle, mais appelez«moi Mara, c'est-à-dire amère, car le Tout-Puissant «m'a remplie d'une extrême amertume55.»
Tandis que, par ces paroles et d'autres semblables, cette veuve pauvre et délaissée ne cessait de crier au milieu des orages de la tempête, fléchissant les genoux devant le Seigneur très-saint et frappant sans relâche à la porte de sa miséricorde, le Seigneur, voyant son affliction et son humiliation, inspira à un homme pauvre et religieux, originaire du pays de France, qui menait une vie d'ermite dans l'évêché d'Amiens, et que l'on appelait Pierre l'Ermite, le dessein de se rendre à Jérusalem, à travers les fatigues et les périls, pour visiter le sépulcre du Seigneur et les lieux vénérables consacrés par la religion. Il arriva donc à la porte de la ville, et après avoir donné une pièce d'or pour son entrée aux portiers qui percevaient le tribut sur les pélerins, il vit les lieux saints traités avec irrévérence par les impies, et un homme vénérable, Siméon, patriarche de la ville, plongé, ainsi que ses sujets, comme de vils esclaves, dans la plus profonde abjection et accablés sous d'innombrables persécutions. Comme Pierre était un homme saint et extrêmement compatissant, et portait des entrailles charitables pour tous les affligés, il commença à s'affliger lui-même, fut profondément attristé, et chercha dans l'anxiété de son ame s'il pourrait trouver quelque moyen de venir au secours des malheureux. Comme il passait une nuit dans l'église de la Résurrection du Seigneur, adressant ses prières et ses supplications à Dieu, épuisé enfin parles fatigues d'une longue veille, 54il tomba sur le pavé de l'église, et atteint par le sommeil humain, il s'endormit peu à peu. Or, le Seigneur Jésus-Christ lui apparut en songe, lui enjoignant d'aller en mission auprès du seigneur pape et des autres princes de l'Occident, pour la délivrance de la Terre-Sainte. Lui alors, fortifié par la révélation divine et embrasé du zèle de la charité, muni des lettres du patriarche Siméon et des autres fidèles habitans de Jérusalem, alla d'abord trouver le seigneur pape Urbain, qui l'accueillit avec bonté; puis parcourant l'Italie, franchissant les Alpes, s'adressant aux princes de l'Occident aussi bien qu'aux peuples, leur présentant dans son zèle ardent des exhortations variées, car c'était un homme sage et puissant en œuvres et en paroles, en peu de temps et avec la coopération du Seigneur, qui donnait aux paroles de son député l'abondance de la grâce, il parvint à disposer les esprits d'un grand nombre d'hommes à entreprendre les travaux d'un pélerinage à Jérusalem.
Bientôt après, le vénérable père du Siége apostolique, le pape Urbain, ayant suivi les pas de Pierre l'Ermite, et convoqué un concile général à Clermont, ville d'Auvergne, exposa soigneusement les calamités et les souffrances des fidèles habitant dans la Terre-Sainte, raconta comment le sépulcre du Seigneur et les autres lieux saints étaient foulés aux pieds et profanés par les chiens immondes, et enjoignit à tous ceux à qui le Saint-Esprit inspirait le desir de venger les injures faites au crucifix et de délivrer la Terre-Sainte, d'entreprendre pour la rémission de tous leurs péchés un pélerinage si saint et si agréable à Dieu. La semence de la parole divine «tomba sur 55 une terre bonne et fertile56,» par la grâce du Seigneur, qui «a donné une parole à publier57» à son serviteur qui évangélise avec une grande puissance. A la suite de ce même discours, beaucoup de ceux qui étaient présens, attachant sur leurs épaules le signe de la croix qui porte le salut, s'engagèrent par leurs vœux à entreprendre le pèlerinage du Seigneur; le premier de tous fut un homme vénérable et de sainte vie, l'évêque du Puy; et après lui, beaucoup d'autres hommes, tant nobles que de la classe inférieure. Des prélats d'églises, et d'autres hommes sages et lettrés, se conformant aux ordres qu'ils reçurent, tant dans les deux royaumes que dans l'Empire, multipliant en toute prévoyance et toute sollicitude le talent qui leur avait été confié, firent croiser une multitude innombrable, tant de nobles que d'autres hommes. Les principaux et les plus éminens d'entre eux furent le duc de Normandie, le comte de Toulouse et de Saint-Gilles, le comte de Flandre, le comte de Blois et de Chartres, Hugues, frère du roi de France; Godrefoi, seigneur de Bouillon, duc de Lorraine, et son frère Baudouin; Boémond, du royaume de Sicile, et Tancrède, son parent.
[1096] L'an 1096 de l'Incarnation du Seigneur, Pierre l'Ermite, traînant à sa suite une nombreuse multitude des deux sexes, traversa le royaume des Teutons, le pays de Hongrie, et arriva à Constantinople. Durant son voyage, il eut à souffrir toutes sortes de vexations de la part de la nation des Bulgares, et perdit dans un combat environ dix mille hommes de son armée. Des voitures et des chariots, au nombre 56de deux mille, des enfans et des femmes, des richesses considérables et des approvisionnemens de toute espèce lui furent en outre retenus ou enlevés de vive force par ces barbares et ces impies.
Cette même année, des princes, des comtes, des barons, et un peuple innombrable de tribus, de nations et de langues diverses, partirent à la suite de Pierre, non pas tous ensemble, mais successivement et séparément, afin de trouver plus aisément à se loger et à se nourrir, et arrivèrent aussi à Constantinople. L'empereur des Grecs, Alexis, leur ayant alors donné pour continuer leur voyage des guides qui connaissaient parfaitement bien les localités, ils traversèrent l'Hellespont, aujourd'hui appelé le Bras-de-Saint-George, et arrivèrent avec toutes leurs légions devant la ville de Nicée. Les nôtres l'attaquèrent vigoureusement à diverses reprises, et non sans de grandes fatigues, à l'aide de beaucoup de machines et d'instrumens de guerre, et forcèrent enfin les citoyens à se rendre. Puis, laissant cette ville aux mains de l'empereur de Constantinople, traversant diverses contrées, et excédés de fatigues, à la suite de leurs longues marches, ils allèrent au mois de septembre dresser leur camp devant la ville d'Antioche, alors soumise à la domination des Sarrasins.
[1097] Après qu'ils eurent travaillé sans relâche au siége de cette ville pendant près de neuf mois consécutifs, accablés de toutes sortes de tribulations, savoir, la faim, le froid, les pluies d'hiver, des maladies de toutes espèces, et la mort, que leur envoyaient sous diverses formes les Turcs enfermés dans la place assiégée, ils n'étaient encore que bien peu avancés, 57et ne pouvaient réussir par aucune machine de guerre à se rendre maîtres d'une ville si bien fortifiée, lorsque le Seigneur prit pitié de l'affliction de son peuple, en employant un fidèle Chrétien qui habitait dans la ville sous le joug des infidèles, et qui, une nuit, ayant tendu une échelle à Boémond, prince de Tarente, l'introduisit secrètement dans la ville avec ses chevaliers. Ceux-ci ouvrant alors les portes aux nôtres, mirent à mort le prince de la ville, nommé Accien, tuèrent environ onze mille habitans, en chargèrent d'autres de liens et de chaînes, et s'emparèrent ainsi, par la bonté du Seigneur, l'an de grâce 1098, et le 3 du mois de juin, de cette noble cité, qui fut dès les temps antiques métropole et souveraine d'un grand nombre de provinces.
[1098] Mais comme ils n'y avaient trouvé que très peu de vivres, et furent pendant long-temps travaillés d'une horrible disette, ils perdirent la majeure partie de leurs hommes et de leurs chevaux. En effet, le prince très-puissant des Perses ayant envoyé au secours de cette ville un certain prince de ses chevaliers, nommé Corbogath, que les nôtres appellent vulgairement Corboran, conduisant une innombrable armée de Turcs, celui-ci enveloppa les nôtres de tous côtés; et les enfermant ainsi dans l'intérieur de la ville, il les accablait tellement de la multitude de ses combattans, que nul ne pouvait sortir sans courir un danger de mort. Enfin, poussés par le besoin et par une faim intolérable, se faisant de nécessité vertu, un petit nombre d'hommes se virent forcés d'aller combattre des forces très-supérieures, ayant devant eux, portée comme un flambeau, la sainte lance du Sei-58gneur, celle par laquelle il avait eu le flanc percé sur la croix, et que l'on avait retrouvée sous terre peu auparavant à la suite d'une révélation. Les nôtres étant donc sortis de la ville, et mettant leur confiance, non dans la force de l'homme, ni dans le nombre des combattans, mais seulement dans le Seigneur, une rosée tombant du ciel comme une consolation admirable, releva leur courage, fortifia miraculeusement leurs chevaux faibles et amaigris et ne pouvant presque se porter, et leur donna une vigueur toute nouvelle. A la suite de cette rosée, notre armée, attaquant avec audace l'innombrable multitude des infidèles, et combattant vigoureusement «avec une main forte et un bras étendu58,» protégée par le secours divin, triompha glorieusement des ennemis; les uns furent frappés par le glaive, les autres tournèrent le dos, et se sauvèrent par la fuite, de toute la rapidité de leurs chevaux agiles. Alors les nôtres, qui peu auparavant s'étaient vus réduits aux dernières extrémités, s'emparèrent du camp des ennemis, et y trouvèrent de l'or et de l'argent, des chevaux et des vivres en grande abondance; et tous, comblés de richesses et chargés de toutes sortes de denrées, rentrèrent ensuite dans la ville, chantant des hymnes, célébrant les louanges du Seigneur, et lui rendant grâces d'une si grande victoire. Après cela, ayant accordé à Boémond la souveraineté de la ville, ils mirent les églises en ordre, et y organisèrent un clergé, auquel ils assignèrent les revenus nécessaires à son entretien; puis, ayant institué un patriarche dans la cathédrale du Prince des apôtres, aspi-59rant tous unanimement à l'accomplissement de leurs vœux, brûlans de zèle et d'impatience, ils dirigèrent leur marche vers le pays de Jérusalem, suivant une route pleine de fatigues et de périls, à travers d'étroits défilés et au milieu des embûches des ennemis.
Lorsque l'armée dévouée à Dieu, également invincible aux fatigues et à la mort, après avoir traversé les contrées qui l'en séparaient, eut gravi les montagnes de Jérusalem et fut arrivée devant la cité sainte, elle dressa ses tentes, et, établissant son camp selon les règles de l'art militaire, elle entreprit de l'assiéger et l'investit de toutes parts. Ayant construit des pierriers et d'autres instrumens de guerre et dressé des échelles contre les murailles, les Chrétiens firent dès le principe de grands efforts, qui d'abord amenèrent peu de résultats. Les uns parmi les nôtres furent grièvement blessés par les flèches qui tombaient sur eux en une grêle épaisse; d'autres furent tués par les blocs de pierre qu'on leur lançait; les machines en bois furent en grande partie brûlées par les feux que jetaient les assiégés, résistant vigoureusement du haut des remparts; et martyrs de Dieu, les croisés eurent ainsi à souffrir toutes sortes de dommages. Enfin, mettant toujours toute leur confiance dans le Seigneur et invoquant les secours d'en-haut, un vendredi, qui est plus spécialement le jour du Crucifié, le cœur brûlant d'ardeur, fortifiés par le signe de la croix, et tout prêts à mourir pour celui qui était mort pour eux en un jour semblable, vaillans champions de Dieu, portant leurs échelles vers les murailles, s'avançant à travers une grêle de flèches, de dards, de pierres et d'énormes rochers, s'élançant sur les rem-60parts au milieu des glaives, des lances et des feux, et mettant à mort, par l'effet du juste jugement de Dieu, presque tous les Sarrasins qu'ils trouvèrent dans la ville, UIls reprirent, avec le secours du ciel, cette cité si long-temps occupée par les impies, et délivrèrent de ses ennemis l'héritage du Christ et des Chrétiens, l'an du Verbe incarné 1099.
[1099] Les Syriens et les autres fidèles, affranchis dès lors du joug d'une intolérable servitude, levant les bras au ciel et versant des larmes dans l'excès de leur joie, rendirent grâces à Dieu et à Pierre l'Ermite, ce saint homme qui, sur leurs prières, avait accepté le premier la mission de travailler à leur délivrance; et se portant à leur rencontre avec des cierges et des croix, ils conduisirent Pierre, ainsi que toute l'armée, devant le sépulcre du Seigneur, en chantant des hymnes et des cantiques sacrés. Après que nos princes et le peuple tout entier eurent rendu d'infinies actions de grâces au Dieu tout-puissant qui avait fait prospérer leur entreprise, et visité en toute dévotion les autres lieux saints, en faisant des prières et présentant des offrandes, ils instituèrent un patriarche latin, organisèrent tant le clergé que les églises, et élurent à l'unanimité pour seigneur de la cité sainte, Godefroi, seigneur de Bouillon, chevalier rempli de valeur, également agréable devant Dieu et devant les hommes. Mais celui-ci, quoiqu'il se fût chargé du gouvernement de la ville sur les instantes prières de ses frères, pénétré de respect pour le Seigneur et d'humilité de cœur, ne voulut point être appelé roi, ni porter la couronne d'or, aux lieux où Notre-Seigneur avait été couronné d'épines 61pour notre rédemption et pour le salut du monde.
Après la délivrance de la cité sainte, beaucoup d'entre les nôtres ayant obtenu l'objet de leurs vœux et l'accomplissement de leurs désirs, retournèrent avec joie dans leur patrie. D'autres, au contraire, hommes magnifiques et d'un grand courage, réfléchirent dans leur sagesse qu'ils ne pourraient conserver la ville qu'en agrandissant son territoire et en repoussant plus loin les ennemis trop rapprochés; voulant donc assurer la consommation de leur offrande, et, selon le précepte du Seigneur, «présenter dans leur sacrifice, non seulement la tête, mais aussi la queue59,» ils aimèrent mieux demeurer exposés aux plus grands périls qu'abandonner la cité. Ils étaient cependant en nombre infiniment petit, comparés aux nations qui les environnaient et à la multitude des infidèles qui les enveloppaient de tous côtés. A l'orient, ils avaient les Arabes, les Moabites et les Ammonites; au midi, les Iduméens, les Égyptiens et les Philistins; à l'occident, les villes maritimes de Ptolémaïs ou Accon, de Tyr et Tripoli, et beaucoup d'autres, jusqu'à Antioche; au nord, Tibériade, Césarée de Philippe, le pays dit Décapolis, et Damas. Toutefois, ils aimèrent mieux s'exposer à la mort pour le Christ, que «mettre la main à la charrue, regarder en arrière60,» et laisser leur œuvre imparfaite. Et de même que les saints animaux «marchaient chacun devant soi61», se portant toujours en avant et sans se retourner, de même les croisés croyaient que rien n'était fait, tant qu'il restait encore quelque chose à faire; le Seigneur 62était avec eux, les consolant et les fortifiant, lançant de tous côtés sur les infidèles l'aiguillon de la crainte et de la frayeur, en sorte que parmi les fidèles «un seul en poursuivait mille et que deux hommes en mettaient dix mille en fuite62.» Aussi, mettant toutes leurs espérances, non dans leur force ni dans leur nombre, mais dans la seule protection de Dieu, portant toujours avec eux dans les combats la bannière de la croix de salut, tantôt mettant en fuite leurs ennemis, tantôt les massacrant ou les jetant dans les prisons, ils soumirent au Christ les villes les mieux fortifiées, les châteaux les plus inexpugnables, arrachant ainsi la Terre-Sainte aux mains des impies, avec autant de succès que de valeur.
L'une de leurs premières expéditions fut dirigée contre la ville de Joppé, située sur les bords de la mer; ils l'investirent de toutes parts, l'attaquèrent vigoureusement et s'en rendirent maîtres, principalement afin d'avoir un port, dans lequel ceux qui viendraient, des pays situés au-delà des mers, porter des secours à l'armée chrétienne pussent établir leurs navires en sûreté. Dans la première année de la prise de Jérusalem, et toujours sous la conduite du vaillant duc Godefroi, les nôtres s'emparèrent également de Ramla, appelée Ramatha par quelques-uns, située dans la plaine, ville anciennement noble, très-peuplée, entourée d'une forte muraille et garnie de tours très-élevées; ils prirent en outre Caïphe, autrement nommée Porphyris, située sur les bords de la mer, au sud de la première ligne du Mont-Carmel et à quatre milles d'Accon environ; et enfin Tibériade, ville située en Gali-63lée, sur les bords de l'étang de Gennésaretb, qui s'appelle aussi du nom de cette ville, mer de Tibériade, et que Ton nomme plus communément mer de Galilée.
Vers la fin de la même année, le duc Godefroi «étant entré lui-même dans la voie de toute chair63,» son frère Baudouin, chevalier très-vaillant dans les armes, exercé aux combats dès les premières années de sa vie, fut élu seigneur et reçut l'onction royale du consentement unanime des fidèles. Homme de guerre rempli de prévoyance et de sollicitude dans la conduite de ses affaires, Baudouin, cherchant avec un zèle extrême à reculer les limites de son petit royaume, et s'appuyant sur le secours des Génois, qui vinrent avec leur flotte aborder au port de Joppé, vers le commencement du printemps, alla attaquer la ville maritime d'Assur, autrement appelée Antipatris, du nom d'Antipater, père d'Hérode, située entre Joppé et Césarée, dans un lieu agréable, couvert d'épaisses forêts et riche de beaux pâturages.
Après cela Baudouin, toujours assisté par les Génois, alla s'emparer de Césarée de Palestine, après l'avoir investie et attaquée par terre et par mer. Cette ville de Césarée était appelée la tour de Straton, avant qu'Hérode qui fit «mettre à mort les enfans64» l'eût agrandie en l'honneur de César. Quoique située sur les bords de la mer, elle n'a point de port qui offre quelque commodité, mais on y trouve en grande abondance des jardins, des pâturages et des eaux courantes. Elle est métropole de la seconde Palestine. Ce fut encore dans cette même ville que le bienheureux 64Paul fut long-temps détenu en prison, avant de se rendre à Rome pour y suivre son appel65.
Après avoir pris Césarée, le roi rassembla toute l'armée, depuis le plus petit jusqu'au plus grand, et alla assiéger la ville d'Accon, qui devait être d'une grande commodité pour recevoir les pélerins et dont le port offrait aux navires une très-bonne station. Les Génois l'assiégèrent du côté de la mer avec soixante-dix galères, et du côté de la terre les nôtres la pressèrent constamment et sans relâche. Au bout de vingt jours, les citoyens, ne pouvant soutenir plus long-temps le choc des assaillans et leurs fréquentes attaques, remirent leur ville entre les mains du roi, sous la condition qu'il leur serait permis d'en sortir avec leurs effets. Cette ville porte un double nom, et s'appelle Ptolémaïs ou Accon, parce qu'elle fut, dit-on, fondée par deux frères, l'un appelé Ptolémée, et l'autre Accon, qui lui imposèrent chacun son nom. Elle est située dans la province de Phénicie, ayant Tyr pour métropole, assez agréablement placée, entre la mer et les montagnes, et arrosée par le fleuve Bélus; on trouve aux environs, des jardins, des vignes, des casals, et de la terre labourable en suffisance.
De là, Baudouin, s'étant adjoint un noble homme, Bertrand, comte de Tripoli, alla investir la ville de Béryte, par terre et par mer. Au bout de deux mois de siége, les nôtres, poussant leurs tours de bois contre les remparts et dressant leurs échelles devant les murailles, entrèrent dans la ville de vive force, mirent à mort un grand nombre de citoyens, chargèrent les autres de chaînes et les réduisirent en captivité. Béryte est une 65ville maritime, située entre Sidon et Biblios dans la province de Phénicie, ayant Tyr pour métropole. Son territoire est fertile et agréable; on y trouve des arbres à fruits, des forêts et des vignes. Ce fut dans cette ville qu'on vit jadis couler du sang en abondance du bois du crucifix, que les Juifs avaient percé avec la lance et les clous, pour faire affront au Christ. Ayant vu ce miracle, tous les Juifs qui étaient dans la ville reçurent la grâce du baptême.
L'année même de la prise de la ville de Béryte, le seigneur roi ne s'engourdit point dans l'oisiveté, et «n'ayant pas reçu en vain la grâce de Dieu66», il soumit la ville de Sidon à sa domination, d'une main forte et d'un bras étendu; les citoyens ne pouvant lui résister, il les força à lui rendre leur place. Sidon est située sur les bords de la mer, dans la province de Phénicie, entre Tyr, sa métropole, et Béryte. On y trouve des arbres à fruits, des vignes, des forêts et des champs produisant, à la très-grande commodité des habitans, de bons pâturages et des grains. Le Seigneur Jésus daigna visiter de sa personne le territoire de cette ville, ainsi qu'on le voit dans l'Évangile: «Jésus, partant de là, se retira aux quartiers «de Tyr et de Sidon67.» Dans le troisième livre des Rois, Salomon dit à Hiram: «Vous savez que nous n'avons personne parmi nous qui sache couper le bois comme les Sidoniens68.»
Ayant ainsi reculé les limites de son royaume du côté de l'occident, le roi desirant en outre agrandir l'empire des Chrétiens vers l'orient et au-delà du Jour-66dain, construisit dans la troisième Arabie, appelée la Syrie de Sobal, et sur le sommet d'une colline, un château très-fort, auquel il donna le nom de Mont-Réal, pour indiquer son origine royale. Le territoire qui l'environne produit en abondance du grain, du vin et de l'huile; l'air y est très-sain, la position agréable, et le château domine et commande tout le pays à l'entour, jusques au territoire des Moabites.
La même année, le roi Baudouin, dont la mémoire sera à jamais en bénédiction, entra dans la voie de toute chair, après avoir fondé, entre Ptolémaïs et Tyr, un autre château fort, vulgairement appelé Scandalion, en un lieu pourvu de sources abondantes et à cinq milles de distance de Tyr. Il fut enseveli avec honneur, et ainsi qu'il convient à la magnificence royale, au dessous du Calvaire et sur l'emplacement appelé Golgotha. Il eut pour successeur un homme noble et vaillant, bien exercé au service de chevalier, religieux et craignant Dieu, Baudouin du Bourg, né dans le royaume de France, et de plus son proche parent.
Il serait trop long et trop au dessus de ma faible capacité de raconter en détail la puissance et la splendeur, l'élégance et la bravoure que déployèrent le susdit roi et les autres chevaliers du Christ, qui, nouveaux Machabées, consacrèrent leurs bras au Seigneur, travaillèrent à agrandir leur royaume et à reculer les frontières des pays chrétiens, en combattant contre les ennemis et s'emparant des villes et d'autres points fortifiés. L'Église entière des saints racontera jusqu'à la fin des siècles leurs combats et leurs triomphes. Au 67milieu de cette masse de faits, je dirai en peu de mots et d'une manière générale, qu'aidés de la puissance de Dieu, ils soumirent à l'Église du Christ quatre belles principautés, trop long-temps retenues par la race perfide des païens.
La première de ces principautés est le comté d'Édesse, dans le pays des Mèdes. Il commence à une forêt appelée Marith, se prolonge vers l'orient au delà du fleuve de l'Euphrate, et contient un grand nombre de villes, châteaux, et autres points fortifiés.
Édesse, ville noble, métropole de la Médie, fut unanimement appelée Ragès, ainsi qu'on le voit dans Tobie69 et maintenant on la nomme vulgairement Roha. Ce fut là que Tobie envoya son fils auprès de Gabel, le faisant partir de la ville de Ninive, aujourd'hui appelée Mossoul, et communément Mossé. Le bienheureux Thaddée l'apôtre convertit la ville d'Édesse à la foi du Christ par la vertu de sa prédication divine et de ses miracles; et l'on dit que ce saint apôtre y est enseveli. Les histoires anciennes et l'histoire ecclésiastique rapportent que le roi Abgar régnait dans cette ville au temps de la venue du Christ. Ce roi ayant appris et admiré les œuvres admirables du Christ et les miracles inouis que Jésus faisait en Judée, lui envoya une lettre, et Notre-Seigneur daigna lui répondre. Le seigneur Baudouin, frère du duc Godefroi, posséda cette ville antique autant que belle, avant d'être appelé à gouverner le royaume de Jérusalem; et lui, et ses successeurs après lui expulsèrent du pays les Sarrasins, et soumirent après à leur domination tout le comté d'Édesse. Cette pro-68vince est d'une grande richesse par ses forêts, ses pâturages et les fleuves qui l'arrosent. Elle est appelée plus spécialement Mésopotamie, parce qu'elle se trouve située entre deux fleuves, du mot grec mesos, qui veut dire milieu, et potamos, qui signifie fleuve. Là, se trouve cette ville de Carrhes, dans laquelle habitait Abraham lorsqu'il sortit de la Chaldée, et avant d'entrer dans la terre de promission70. Le comté d'Édesse avait trois archevêques, qui relevaient du patriarche d'Antioche, savoir, l'archevêque d'Édesse, celui de Hiérapolis et celui de Corice.
La seconde principauté est celle d'Antioche, qui a pour métropole la ville de ce nom. Elle commence, du côté de l'occident, à Tarse, ville de Cilicie, dont le bienheureux Paul l'apôtre était originaire71 et finit, du côté de l'orient, au ruisseau qui coule entre Valenia, sous le château de Margat et Méraclée, toutes deux villes maritimes. La ville d'Antioche fut appelée dans l'antiquité Reblata; et l'on voit dans le quatrième livre des Rois que Sédécias, roi de Jérusalem, fut conduit devant le roi de Babylone Nabuchodonosor à Reblata72, et que celui-ci lui fit crever les yeux, après avoir fait tuer tous ses fils en sa présence. Plus tard, elle reçut le nom d'Antioche, du roi Antiochus qui l'agrandit merveilleusement, et la fit reine et capitale de toutes les provinces que contient l'Orient. Après qu'elle se fut convertie au Seigneur par la prédication et les miracles du bienheureux Pierre, prince des apôtres, qui y fonda la première cathédrale, elle fut appelée Théophilis, du 69nom de Théophile, homme noble et très-puissant dans cette ville, qui plus tard même en devint le septième évêque, afin que celle qui avait d'abord porté le nom d'un roi profane, reçût un nouveau nom d'un homme saint et religieux. Ce Théophile était celui auquel le bienheureux évangéliste Luc, qui était originaire de la même ville, adressa les Actes des Apôtres. C'est encore dans cette ville, que le saint nom que la bouche du Seigneur avait prononcé fut pour la première fois donné aux serviteurs du Christ, afin que ceux qui avaient été d'abord nommés Galiléens et disciples, fussent désormais appelés Chrétiens, du nom du Christ. Le patriarche de cette ville a sous sa juridiction vingt provinces, dont quatorze ont chacune un métropolitain avec des évêques suffragans. Les six autres sont sous l'autorité de deux primats, que l'on appelle catholiques, dont l'un est celui d'Hirénopolis ou Bagdad, qui fut anciennement appelée Babylone; l'autre, celui d'Anien, est appelé le primat de Perse. Antioche est située dans la province dite Ccelesyrie, dans une position très-agréable, au milieu des montagnes et des fleuves; elle a des champs fertiles et un sol d'une grande fécondité; les fleuves et les sources qui l'environnent ajoutent encore à la beauté du pays; et il y a dans le voisinage un lac extrêmement poissonneux. Elle est située à dix ou douze milles de la mer, et possède à l'embouchure du fleuve Oronte un port appelé le port de Saint-Siméon. Elle est bornée du côté du nord par une montagne vulgairement nommée la montagne Noire, sur laquelle habitent beaucoup d'ermites de races et de nations diverses, et où l'on trouve plusieurs couvens de moines, 70tant grecs que latins. Comme elle est toute couverte de sources et de petits ruisseaux, on l'a nommée Neros, parce que ce mot en grec veut dire eau; et les hommes simples et les laïques l'ont traduit par noire en langue vulgaire.
La troisième principauté est le comté de Tripoli, qui commence au ruisseau dont j'ai déjà parlé, situé sous le château de Margat, et finit au ruisseau qui coule entre Biblios et Béryte, toutes deux villes maritimes. Tripoli, ville noble et opulente, située sur les bords de la mer, dans la province dite Syrie de Phénicie, est dans une position aussi commode qu'agréable. Arrosée de beaucoup de sources et de ruisseaux, elle est entourée de champs qui produisent du grain, de vergers couverts d'arbres à fruits, de pâturages toujours verts; et le voisinage de la chaîne du Liban et des collines qui se rattachent à ses montagnes lui offre toutes sortes d'avantages. Au pied du mont Liban, et de ce même côté, une source très-belle fournit des eaux très-limpides qui, conduites rapidement depuis le Liban à travers des canaux souterrains, viennent arroser abondamment tous les jardins de la contrée. C'est, dit-on, cette fontaine des jardins dont Salomon fait mention dans les Cantiques73. Non loin de la ville, et au milieu même de la mer, on voit des sources d'une eau très-douce sourdre en abondance du milieu des eaux salées et très-amères. On trouve aussi dans ce même pays des vignes où l'on vendange deux fois par an. Le comte Raimond de Toulouse, homme recommandable en toutes choses, chevalier vaillant et dévoué à Dieu, investit cette 71belle ville après la prise de Jérusalem, et l'assiégea long-temps. Afin de pouvoir l'attaquer plus facilement, il construisit dans les environs un château, que l'on appelle encore aujourd'hui le château Pélerin ou des Pélerins, parce qu'il fut fait par les pélerins. Après la mort de Raimond, son fils Bertrand continua le siége; et sept ans après les premières attaques, les habitans se rendirent enfin à lui: alors Bertrand s'étant fait homme-lige du roi de Jérusalem, qui assista à la prise de Tripoli, la reçut de lui, et en devint seigneur.
La quatrième principauté est celle du royaume de Jérusalem, qui commence au ruisseau dont j'ai parlé ci-dessus, lequel coule entre les villes de Biblios et de Béryte, et finît au désert qui fait face à l'Égypte, au delà du château de Daroun. Les croisés conquirent pour le Christ le royaume de Jérusalem avec de grandes fatigues et par l'effusion de beaucoup de sang; ces hommes vaillans et amis de Dieu, «affermissant leurs bras pour les choses fortes74,» le recouvrèrent en entier; et «depuis Dan jusqu'à Bersabée75,» ils expulsèrent les ennemis de la foi du Christ, et les rejetèrent hors de la Terre-Sainte.
Dan, ville très-antique, située sur les limites de la terre de promission du côté du septentrion et au pied du mont Liban, est séparée de Damas par cette chaîne de montagnes. Son nom antique était Lesen. Lorsque les enfans de Dan s'en furent emparés, ils la nommèrent Lesen-Dan, et plus habituellement Dan tout court. Dans la suite, Philippe le Tétrarque, fils d'Hérode l'Ancien, l'agrandit, et la nomma Césarée 71de Philippe, en l'honneur de Tibère César. Elle est appelée aussi Panéade, et en langue vulgaire Bélinas. La forêt qui avoisine la ville est également appelée Panéade; anciennement, cette forêt, aussi bien que toute une autre forêt attenant au mont Liban, était appelée la forêt du Liban.
La ville de Bersabée se trouve à l'extrémité de la Terre-Sainte, du côté du midi. Elle est située dans cette partie de la Judée qui échut en partage à la tribu de Siméon, au pied des montagnes, au commencement de la plaine, entre les montagnes et la ville d'Ascalon, et à dix milles environ de celle-ci. Elle est appelée dans la Genèse le Puits de l'Alliance, ou l'Alliance du Puits76, parce que Abraham creusa un puits en ce même lieu, en témoignage de l'alliance qu'il avait conclue avec le roi Abimélech. On l'appelle aussi le septième Puits, et aujourd'hui on la nomme vulgairement Gibelin.
C'est une œuvre infiniment difficile, et qui surpasse beaucoup mes forces, que de suivre et de raconter en détail les progrès des armes des Chrétiens et les moyens par lesquels ces glorieux chevaliers du Christ, «dont la mémoire est en bénédiction77» parvinrent, avec l'assistance du Seigneur, à reculer les limites de leur empire. En effet, les chevaliers du Christ, bien justement nommés Chrétiens, revêtus de la puissance d'en-haut, combattant pendant long-temps et sous divers rois contre les Sarrasins, ont soumis à leur domination toutes les villes et les places forces qui s'étendent depuis celle de Belbéis, autrement nommée Péluse, et située dans le désert, sur 73les frontières de l'Egypte, jusqu'à Édesse et Carrhes, et aux limites du comté d'Edesse, au-delà du fleuve de l'Euphrate, dans le pays de Mésopotamie. Un grand nombre d'entre eux, couronnés d'un bienheureux martyre, agrandirent considérablement le royaume de Jérusalem et le territoire occupé par les Chrétiens en versant leur propre sang. Après qu'ils eurent dans l'intérieur des terres soumis à leur juridiction un grand nombre de villes et de bourgs et beaucoup de forteresses, du côté de la mer ils ne laissèrent sans les subjuguer aucune ville, aucune place forte depuis la ville dite Pharamie, et qui est située sur les confins de l'Egypte et du royaume de Jérusalem, jusqu'à Laodicée de Syrie.
Pharamie, ville très-antique, est située sur les bords de la mer, non loin de l'embouchure du Nil, et à l'entrée de l'Égypte. Le premier roi latin de Jérusalem, Baudouin, y ayant pénétré de vive force, s'en empara dans sa puissance, y fit beaucoup de prisonniers, et y enleva pour lui et pour ses compagnons d'armes un butin considérable.
Après Pharamie, vient une autre ville antique, située près de la mer, dans le désert, et que l'on nomme Laris. Au-delà, on trouve Belbéis, que les prophètes appellent Péluse, et qui est placée à cinq stades du rivage de la mer. Les villes dont je viens de parler, situées au-delà des frontières du royaume de Jérusalem, du côté de l'Égypte, c'est-à-dire plus loin que la dernière forteresse de ce même royaume, laquelle est appelée Daroun, furent également conquises par les nôtres, et soumises à leur empire.
Daroun est une forteresse ou place, située sur les 74confins de l'Idumée et de la Palestine, à cinq stades de la mer. Le roi de Jérusalem Amauri fit construire sur une position assez élevée cette forteresse, qui est bâtie en forme circulaire, avec quatre tours formant quatre angles: sur ce même emplacement, avait existé jadis un couvent de Grecs, d'où la nouvelle forteresse a aussi tiré son nom antique de Daroun, qui veut dire maison des Grecs.
Après Daroun, et à quatre stades de distance, on trouve Gaza, ville très-antique, qui fut anciennement l'une des cinq villes des Philistins. Elle était toute détruite, et n'avait plus d'habitans, lorsque le quatrième roi de Jérusalem, Baudouin, la fit rétablir sur une portion de la colline un peu élevée, au dessus de l'emplacement qu'avait occupé l'ancienne ville; il y construisit aussi une forteresse: et après avoir complétement terminé ces travaux, il la donna aux frères chevaliers du Temple, pour être par eux possédée à perpétuité, gardée et défendue contre nos ennemis. Daroun est située à dix milles d'Ascalon, qui fut aussi l'une des cinq villes des Philistins. Celle-ci, placée sur le bord de la mer, est bâtie en forme d'un arc ou d'un demi-cercle, dont la corde s'étend le long du rivage, et dont la circonférence se développe du côté de la terre, en faisant face à l'orient. De toutes les villes qui forment le royaume de Jérusalem, celle-ci est la dernière que les Sarrasins aient retenue. Le roi dont je viens de parler parvint enfin à la soumettre, non sans beaucoup de fatigues et de grandes difficultés, et après l'avoir long-temps assiégée. Elle était défendue par des murailles et des ouvrages avancés, un grand nombre de tours et de très-fortes chaussées, 75et remplie d'armes, de vivres, et d'une nombreuse armée de combattans. Enfin le roi força les Ascalonites à se rendre à lui, en leur laissant la vie sauve et tous leurs effets.
Entre Ascalon et Joppé, on trouve Azot, située à dix milles de la première, et qui fut aussi dans les temps anciens l'une des cinq villes des Philistins. Elle est à peu de distance de la mer, mais elle n'est plus maintenant que de la dimension d'un bourg de moyenne grandeur. La quatrième ville des Philistins, Geth, était située sur une petite colline, non loin de Lidda et de Ramla. Elle était depuis long-temps détruite, lorsque Foulques, troisième roi de Jérusalem, employa ses pierres pour faire construire sur la même colline une forteresse nommée Ibelin, dont il confia la garde à un homme noble qui s'appelait Balian. Depuis lors, et aujourd'hui encore, ses successeurs ont pris le nom de ce lieu, et se sont appelés d'Ibelin. Cette place, et quelques autres, savoir Bersabée ou Gibelin, et Blanche-Vue, vulgairement appelée Blanche-Garde, et située à huit milles d'Ascalon, furent bâties par les nôtres avant qu'ils fussent parvenus à se rendre maîtres de cette dernière ville; et ils les fondèrent afin de rabattre l'orgueil des Ascalonites, et de réprimer leurs insolences et leurs violentes irruptions dans notre royaume. La cinquième ville des Philistins, appelée Accaron, est située près de la mer, et non loin d'Azot.
A la suite des cinq villes des Philistins que je viens de décrire, et dans lesquelles, comme on le voit dans le premier livre des Rois, les Philistins transportèrent successivement l'arche du Seigneur, à cause de la 76plaie des hémorroïdes, dont ils étaient frappés78, on trouve des villes maritimes et d'autres forteresses, savoir Joppé, Assur, Césarée de Palestine, qui est autre que la Césarée dite de Philippe, ou Dan. Après celles-là, vient Pierre-Encise, ou Détroit, entre Dora et Capharnaùm, qui n'est pas la même qu'une autre également appelée Capharnaiim, laquelle est située auprès de la mer de Galilée, et fut celle où le Seigneur enseigna et fit beaucoup de miracles. Viennent ensuite Caïphe ou Porphyrie, et Accon ou Ptolémaïs. J'ai déjà parlé suffisamment et plus haut de toutes ces villes.
Au-delà, on trouve Tyr, ville belle et très-célèbre, située dans le cœur de la mer, dont les flots l'enveloppent presque de tous côtés, et qui possède un port entouré de murailles, dans lequel les vaisseaux trouvent une station aussi sûre que commode. Métropole et capitale de toute la province de Phénicie, garnie de murailles, d'ouvrages avancés et de tours élevées, ayant des poissons en grande abondance, Tyr est arrosée d'une grande quantité de sources et de ruisseaux d'eau douce; son territoire est fertile et agréable, et l'on y trouve des vignes, des jardins, des arbres à fruits, et des champs qui produisent beaucoup de grains. On voit dans sa banlieue, et sur une petite éminence, une fontaine ou puits, auprès duquel le Seigneur se reposa, dit-on, fatigué de sa marche, lorsqu'il traversait les quartiers de Sidon et de Tyr; cette source fournit des eaux très-limpides et qui jaillissent de terre en si grande abondance qu'elles suffisent pour arroser les vergers, les jardins potagers et 77toute la contrée. Salomon, dans ses Cantiques, l'appelle le puits des eaux vivantes79. En dehors de la ville, et le long des murailles, est une pierre qui est demeurée en grand honneur et respect auprès des indigènes aussi bien que des pélerins, parce qu'on dit que le Seigneur s'assit sur cette pierre, et donna de là ses instructions à la foule qui accourait auprès de lui, ne voulant pas entrer dans une ville habitée par les Gentils.
On dit que cette ville, extrêmement ancienne, fut fondée, après le déluge, par Tyras, fils de Japhet80 fils de Noé, de qui elle reçut le nom de Tyr. Elle s'appelle en hébreu Sor, et nous la nommons vulgairement Sur. Combien furent grandes ses dignités, sa prééminence et sa gloire, c'est ce qui nous est manifesté dans les Écritures, par Ézéchiel, qui, s'adressant à cette ville, dit entre autres choses: «Vous avez dit en vous-même: Je suis une ville d'une beauté parfaite et placée au milieu de la mer81.» Isaïe a dit aussi: «Qui a formé ce dessein contre Tyr, qui donnait des couronnes de gloire à ses citoyens, dont les marchands étaient des princes, dont les trafiquans étaient des personnes illustres sur la terre82»? sans parler de beaucoup d'autres choses encore que le prophète raconte de ses richesses, de son excellence et de son commerce. Agénor fut roi de cette ville, et son fils Phénix donna son nom à toute la contrée. Didon, qui fonda en Afrique la ville de Carthage, aujourd'hui nommée Maroc, était également originaire de Tyr. Elle eut aussi pour roi cet Hiram, qui fournit à Salomon des cèdres du Liban, 78pour la construction du temple du Seigneur83, et dont le serviteur Abdime devinait avec une merveilleuse sagacité d'esprit toutes les paraboles et les énigmes obscures que Salomon envoyait à résoudre au roi Hiram, sous la condition que, s'il ne les devinait pas, ce dernier paierait une forte somme à Salomon. De son côté, et par le conseil d'Abdime, Hiram envoya aussi à Salomon des problèmes à résoudre, sous peine de payer, s'il ne le pouvait, une certaine amende en argent. Quelques personnes pensent que cet Abdime était le même que ce Marcolfe84, qui répondait aussi à Salomon avec une égale présence d'esprit. Apollonius, dont les faits ont été proclamés au loin dans toutes les histoires profanes, était également roi de Tyr. Le corps d'Origène fut enseveli dans cette ville, témoin le bienheureux Jérôme, qui dit dans la lettre qu'il écrit à Pammaque et à Occéarone: «Il y a maintenant environ cent cinquante ans qu'Origène est mort à Tyr.» On dit encore qu'elle était née à Tyr cette femme Chananéenne qui alla supplier notre Seigneur Jésus-Christ pour sa fille tourmentée par le démon85, conformément à cette prophétie de David: «Les filles de Tyr viendront avec des présens solliciter vos regards86.» Ulpien, très-savant en droit, était né aussi à Tyr. Les Tyriens furent, à ce qu'on dit j les premiers qui inventèrent les figures des lettres, et nous lisons dans Lucain:
Phœnices primi, fuma; si
creditur, ausi
Mansuram rudibus vocem signare figura87.
79On dit encore que les Tyriens furent aussi les premiers à teindre en pourpre, avec un coquillage; aussi la pourpre la plus belle s'appelle-t-elle encore aujourd'hui pourpre de Tyr.
Le premier roi de Jérusalem, Baudouin, assiégea pendant quatre mois de suite cette ville belle et si bien fortifiée. Mais, voyant que les Tyriens résistaient vigoureusement, que son entreprise n'avançait pas et qu'il s'épuisait en vains efforts et en dépenses excessives, il leva le siége et se retira, résolu à revenir l'attaquer en un temps plus opportun et avec un plus grand déploiement de forces. Cependant, afin de pouvoir serrer de plus près et harceler plus constamment les Tyriens, Baudouin releva sur le rivage de la mer un château situé entre les villes d'Accon et de Tyr, qu'Alexandre le Macédonien avait autrefois fait construire pendant qu'il assiégeait cette même ville et auquel il avait donné son nom: les nôtres l'appellent maintenant Scandalion. Ce lieu, où l'on trouve des sources abondantes, est situé à cinq milles de la ville de Tyr. En outre, un homme noble, Hugues de Saint-Aldémar, seigneur de Tibériade, fit construire, entre cette ville et celle de Tyr, sur des montagnes élevées qui dominent cette dernière et à une distance de dix milles, un château très-fort, qui fut appelé Toron, afin de pouvoir, de cette position voisine, serrer de plus près et harceler plus souvent les Tyriens, et se mettre, au besoin, à l'abri de leurs poursuites. Ce château est situé entre la mer et le mont Liban, à peu près à moitié chemin, dans une position 80très-avantageuse, sur un terrain propre à l'agriculture et où l'on trouve des arbres et des vignes.
Plus tard, et tandis que le second roi de Jérusalem, Baudouin du Bourg, était, en punition des péchés des Chrétiens, retenu captif chez les Sarrasins, le seigneur patriarche de Jérusalem, les archevêques et évêques, les autres barons du royaume et le comte de Tripoli, allèrent de nouveau assiéger la ville de Tyr, de concert avec le duc des Vénitiens, qui attaqua la place du côté de la mer, avec la multitude de combattans dont il était suivi, et avec une flotte de quarante galères et beaucoup d'autres vaisseaux, grands et petits. Ils se donnèrent une peine infinie et répandirent beaucoup de sang pour attaquer la place durant long-temps, avec toutes sortes de machines et d'instrumens de guerre; enfin, le cinquième mois du siége, les citoyens, pressés par une famine intolérable, se virent forcés à se rendre et livrèrent la place aux nôtres, en obtenant la vie sauve et la conservation de leurs meubles. La ville de Tyr fut prise par les Chrétiens et restituée à la foi du Christ, l'an de l'Incarnation 1124
A la suite de Tyr on trouve, près de la mer, la ville de Sarepta, à la porte de laquelle le prophète Élie parla à la femme veuve, qui ramassait des morceaux de bois et qui avait un peu de farine avec laquelle elle fit du pain pour l'homme de Dieu, en sorte que cette farine s'accrut considérablement88. Dans ce même lieu et à côté de la porte de la ville, les Chrétiens construisirent une petite chapelle. Après Sarepta viennent d'autres villes maritimes, d'abord Sidon, en 81suite Béryte, et plus loin Biblios, aujourd'hui vulgairement appelée Gibelet, bâtie dans la province de Phénicie, sur le rivage de la mer, et qui fut jadis appelée Évée, ayant été fondée, dit-on, par Évée, sixième fils de Chanaan. On lit dans Ézéchiel, au sujet de cette ville: «Les vieillards de Gébla ou Biblos et les plus habiles d'entre eux sont venus chez vous, ô Tyr, pour réparer vos bâtimens89;» et l'on voit dans le troisième livre des Rois, que «les habitans de Giblos taillèrent et préparèrent le bois et les pierres nécessaires pour la construction du temple90» Le comte de Tripoli, Bertrand, assisté des Génois qui avaient avec eux soixante-dix galères, s'empara de cette ville et la céda ensuite aux Génois.
Au-delà de Biblios et sur le bord de la mer, est située la ville de Botrum, vulgairement appelée Betiron. Plus loin, on trouve le château dit de Nephin et ensuite la ville de Tripoli. Après celle-ci vient la ville d'Archis, située environ à un mille de la mer. Au-delà, est la ville d'Arados, établie dans une île, auprès du rivage de la mer, et qui fut bâtie par Aradius, fils de Chanaan. C'est dans cette ville que le bienheureux Pierre l'apôtre trouva la mère du bienheureux Clément, qui mendiait, et l'ayant convertie à la foi, la rendit à son fils, ainsi que nous le lisons dans l'Itinéraire de Clément, qui parle aussi dans le même ouvrage de deux colonnes en verre dressées au milieu de cette île, avec une adresse inconcevable, et qui font l'admiration de tout le monde. Vis-à-vis d'Arados on voit la ville d'Antarados, ainsi nommée parce qu'elle a été établie en 82face de la première, et vulgairement désignée aujourd'hui sous le nom de Tortose. C'est là que le bienheureux Pierre, parcourant la Phénicie, lorsqu'il se rendait du pays de Jérusalem à Antioche, fonda une petite église en l'honneur de la bienheureuse vierge Marie et y célébra les divins mystères. Aujourd'hui encore cette église est en grande vénération dans le monde; les peuples la visitent avec empressement, parce que ce lieu lui ayant été consacré dès l'enfance de la primitive Eglise, la bienheureuse Vierge y fait beaucoup de miracles et donne de précieux secours aux malades et aux infirmes qui s'y rendent. Beaucoup de personnes disent que cette église est la plus ancienne de toutes celles qui sont consacrées à la bienheureuse Marie: elle est l'objet particulier du respect non seulement des Chrétiens, mais même des Sarrasins, qui y conduisent leurs enfans en grand nombre pour les faire baptiser, afin qu'ils vivent plus long-temps ou qu'ils recouvrent la santé du corps. Après la prise de la cité sainte, quelques hommes nobles passant en pélerinage dans ce pays pour se rendre à Jérusalem, savoir, les comtes de Poitou et de Blois et d'autres hommes illustres, enlevèrent la ville d'Antarados aux ennemis et la remirent entre les mains du comte de Tripoli. A la suite de cette ville on trouve plusieurs autres villes maritimes, savoir, Méraclée, Valenia, le château de Margat, Gabul, vulgairement appelée Gibel, et la dernière du côté d'Antioche, Laodicée de Syrie, vulgairement nommée Liché, distinguée entre toutes les autres par la beauté de son site et par toutes les richesses temporelles qui s'y trouvent en abondanoe. Un homme illustre et vaillant à la guerre, le 83seigneur Tancrède, qui s'était chargé du gouvernement de la principauté d'Antioche, le jour même qu'il s'empara de la noble ville d'Apamie, soumit également Laodicée de Syrie, et par là il enrichit et agrandit en un seul jour la principauté d'Antioche de deux très-belles villes. Il y a dans l'Asie mineure une autre Laodicée, que le bienheureux Jean désigne dans son Apocalypse parmi les sept villes de l'Asie91. Les nôtres s'emparèrent successivement et avec vigueur de toutes ces villes maritimes, et ne laissèrent pas aux Sarrasins un seul point fortifié sur les bords de la mer, en sorte que de ce côté les ennemis perdirent absolument toute leur puissance.
Dans l'intérieur des terres cependant il y eut quelques villes, et principalement celles qui sont situées au-delà de la chaîne du Liban, que les nôtres ne purent soumettre. Mais dévastant souvent leurs territoires et leurs faubourgs, et tendant sans cesse des embûches aux habitans pour arrêter leurs entreprises inquiétantes, ils les contraignirent à leur servir des tributs. La ville d'Émèse, aujourd'hui nommée Camela ou Chamelé, et quelques autres villes de Cœlésyrie, savoir: Héliopolis, autrement nommée Maubek, Hamah, et quelques autres encore, se trouvant plus rapprochées des nôtres, pouvaient être plus facilement inquiétées, et rachetaient à force d'argent la paix et la sécurité. D'autre part, le calife et le soudan d'Égypte, ne pouvant résister aux attaques impétueuses des nôtres, ni soutenir leurs irruptions à main armée dans leur royaume, payaient annuellement des tributs considérables au roi de Jérusalem, 84surtout lorsque les Égyptiens avaient à redouter en même temps l'inimitié du soudan de Damas. De son côté, le roi de Damas donnait aussi de grandes sommes d'argent aux nôtres, qui se trouvaient placés entre son pays et l'Egypte, pour en obtenir des trèves et acheter sa tranquillité.
Le second roi latin de Jérusalem, Baudouin du Bourg, ayant rassemblé toutes les forces de son royaume, alla mettre le siége devant la ville d'Alep. Mais les Sarrasins étant accourus en foule du pays de l'Orient au secours de cette place, le roi se trouva de beaucoup inférieur en forces, leva le siége, et se retira. Le quatrième roi de Jérusalem, Baudouin fils du roi Foulques, assiégea la ville de Damas avec l'empepeur des Romains Conrad et le roi des Français Louis, qui s'était croisé à la suite des prédications du saint abbé de Clairvaux, Bernard. Ils furent suivis dans cette expédition par le patriarche de Jérusalem, l'évêque de Porto, légat du Siége apostolique, et par un grand nombre d'archevêques et d'évêques, de ducs, de comtes et de barons, tant du royaume que de l'Empire.
Damas, ville très-antique, occupe presque le premier rang parmi toutes les villes de l'Orient par son immense population. Elle reçut son nom d'un serviteur d'Abraham, qui fut, dit-on, son fondateur. C'est la métropole de la petite Syrie, que l'on appelle Phénicie du Liban, et le prophète Isaïe la désigne en disant: «Damas, capitale de Syrie92.» Elle est située au milieu de la plaine, dans des champs qui seraient stériles et tout-à-fait secs, s'ils n'étaient arrosés par 85des eaux qui descendent des montagnes et sont conduites dans des canaux; ces eaux fertilisent ainsi toute la plaine et font prospérer une grande quantité d'arbres à fruits. Auprès de cette ville, et dans le lieu nommé aujourd'hui Mégissaphar, le Seigneur apparut à Saul lorsqu'il s'approchait de Damas, lui disant: «Saul, pourquoi me persécutes-tu93?
Les princes que j'ai nommés ci-dessus s'établirent dans le voisinage de la ville avec une armée innombrable, l'assiégèrent d'un côté, détruisirent par le fer tous les vergers et s'emparèrent avec vigueur, et pour leur usage, du cours de la rivière qui coule le long des murailles de Damas. Les habitans de la ville ne comptant plus sur leurs forces, puisque déjà depuis long-temps ils n'avaient pu résister aux nôtres du côté des vergers, corrompirent, selon leur usage, quelques-uns des hommes du pays de Syrie qui avaient accompagné et dirigé par leurs conseils les princes pélerins; et aveuglés par leur cupidité, ceux-ci persuadèrent aux princes de transférer l'armée vers un autre côté de la ville. Ils abandonnèrent alors leur première position; les Sarrasins la reprirent et la fortifièrent, et bientôt l'armée manquant de vivres et d'eau, les princes reconnurent évidemment la malice de ceux auxquels ils s'étaient confiés, et détestant la foi ou plutôt la perfidie des Orientaux, s'en méfiant désormais, remplis de confusion et de crainte, travaillés de toutes sortes de maux et n'ayant obtenu aucun succès, ils s'en retournèrent dans leur pays.
Jean, l'empereur de Gonstantinople, suivi d'une 86multitude infinie de chevaliers, de chariots et de chevaux, alla, avec le prince d'Antioche et le comte d'Édesse, assiéger la ville de Césarée, située à peu de distance d'Antioche, et que l'on appelle aujourd'hui Césarée la Grande. Mais, indigné de voir le prince et le comte susdits négligens et paresseux dans cette expédition et ne voulant ni l'aider ni lui obéir, l'empereur reçut de l'argent des assiégés, leva le siége et se retira.
Le roi de Jérusalem, Baudouin IV, alla, à travers beaucoup de fatigues et de grands périls, pour s'emparer de la ville de Bostrum; mais, l'ayant trouvée beaucoup mieux fortifiée qu'il n'avait cru, et inexpugnable, il revint sur ses pas, et en revenant il eut beaucoup à souffrir de la part des Sarrasins, qui lui tuèrent un grand nombre des siens. Bostrum, ville très-antique, est métropole de la première Arabie; aujourd'hui on l'appelle vulgairement Bussereth et son territoire renferme la contrée de la Trachonite, dont le bienheureux Luc a dit dans son Evangile: «Philippe étant tétrarque de l'Iturée et de la province de la Trachonite94.» Comme ce pays est presque entièrement dépourvu de sources et de ruisseaux, les habitans conduisent les eaux pluviales par des canaux souterrains appelés trachones et les recueillent dans des fosses. C'est ce qui a fait donner à ce pays le nom de Trachonite. Le peuple de cette contrée habite dans des grottes et des cavernes et fait sa résidence habituelle dans ces souterrains. Au-delà du pays dit Décapolite, dont l'extrémité se trouve entre la mer de Galilée et la ville de Sidon, et qui se pro-87longe vers Damas après le territoire de Tibériade, on rencontre la contrée de l'Iturée, qui est située au-delà du territoire de Sidon et des montagnes, entre nous et les Sarrasins, et occupe la vallée dite de Bachar; et, comme l'Iturée s'étend jusqu'au pied du Liban, on l'appelle aussi la forêt du Liban. L'Iturée est voisine et limitrophe de la province de Trachonite.
Le roi Amauri, frère du roi Baudouin, dont je viens de parler, eût, dit-on, facilement soumis au christianisme et à la domination des Chrétiens la ville d'Égypte nommée le Caire, qu'il avait investie et assiégée, et même l'Égypte toute entière, si, cédant aux mauvais conseils d'un homme rempli de méchanceté, Milon de Planci, il n'eût reçu de l'argent des ennemis, et ne se fût retiré après avoir levé le siége. Le même roi avait assiégé auparavant la belle ville d'Alexandrie en Égypte, que Syracon et son neveu Saladin avaient enlevée au soudan d'Égypte; il força les habitans à lui livrer cette ville, et, conformément à sa convention avec le soudan égyptien, il la remit entre ses mains, après en avoir reçu les sommes d'argent que ce dernier lui avait promises. Dans la suite, le même roi, ayant reçu des secours de l'empereur de Constantinople, qui lui envoya une multitude innombrable de Grecs, avec une flotte immense composée de galères et de beaucoup d'autres vaisseaux, alla assiéger Damiette, autre ville d'Égypte, extrêmement bien fortifiée; mais après avoir beaucoup souffert de la faim, du froid et des pluies qui amenèrent des inondations extraordinaires, il se retira, non sans que son armée éprouvât de grandes pertes.
Ainsi les nôtres, n'ayant pu conquérir les villes 88dont je viens de parler et plusieurs autres encore, et principalement les villes qui étaient situées dans l'intérieur des terres, et voulant défendre leurs frontières, construisirent à l'extrémité du territoire qu'ils occupaient, et par conséquent entre eux et leurs ennemis, des châteaux très-forts et entièrement inexpugnables, savoir, au-delà du Jourdain, Mont-Réal et la Pierre du désert, dont le nom moderne est Crac, et en deçà du Jourdain, Saphet et Belvoir, sans parler de beaucoup d'autres forteresses. Saphet, château très-fort, est situé entre Accon et la mer de Galilée, non loin des montagnes de Gelboé. Belvoir se trouve placé sur un point fort élevé, non loin du mont Thabor, à côté de la ville de Jezrael, qui fut jadis belle et très-peuplée, entre Scythopolis et Tibériade.
Pour plus de sécurité, le royaume de Jérusalem fut partagé entre divers princes et barons, chargés de le garder et défendre sous l'autorité du roi. Le roi lui-même se réserva la plus belle et meilleure part, savoir, la ville de Jérusalem, Naplouse, Accon et Tyr, et quelques autres places et casais. Les hommes-liges du royaume, savoir, le comte de Tripoli, le seigneur de Béryte, le seigneur de Sidon, le seigneur de Caïphe ou Porphyrie, le seigneur de Césarée, le prince de Galilée en outre seigneur de Tibériade, le comte de Joppé et d'Ascalon, le seigneur de Mont-Réal et de tout le territoire au-delà du Jourdain, le seigneur d'Assur, le seigneur d'Ibelin, s'engagèrent, par foi et serment, à servir le roi avec un certain nombre de chevaliers. Il y en eut encore quelques autres qui contractèrent les mêmes obligations, mais ceux que je viens de nommer se distin-89guaient entre tous par la prééminence de leur rang.
Dès ce moment, l'église d'Orient commença à reverdir et à fleurir; le culte de la religion se répandit dans les contrées orientales et la vigne du Seigneur poussa de nouveaux bourgeons. Par là on voyait s'accomplir en elle ce qui a été écrit dans le Cantique des cantiques: «L'hiver est déjà passé, les pluies se sont dissipées et ont cessé; les fleurs paraissent sur notre terre, le temps de tailler les arbres est venu95.» Des diverses parties du monde, de toutes les tribus et de toutes les langues, «de toutes les nations qui sont sous le ciel96», des pélerins dévoués à Dieu, des hommes religieux attirés par le parfum des lieux saints et vénérables, affluaient en foule vers la Terre-Sainte. Les églises antiques étaient restaurées, ou on en construisait de nouvelles; des couvens de religieux réguliers s'élevaient sur des emplacemens bien choisis, par les largesses des princes et les aumônes des fidèles; de tous côtés on plaçait des ministres des églises en nombre suffisant, et on disposait, selon les convenances, tout ce qui se rapporte au service et au culte divin. Des hommes saints, renonçant au siècle, entraînés par des sentimens et des desirs divers, et tous embrasés du zèle de la religion, choisissaient à leur gré les lieux les plus convenables pour l'accomplissement de leurs projets et pour leur vie de dévotion. Les uns, guidés particulièrement par l'exemple du Seigneur, préféraient ce désert tant desirable, dans lequel Notre-Seigneur, après son baptême, jeûna en solitaire pendant quarante jours97, et qu'on appelle pour 90cela la Quarantaine; et voulant mener une vie d'ermites, ils combattaient en toute dévotion pour le Seigneur dans de modestes cellules. D'autres, à l'exemple et en imitation de cet homme saint et solitaire, le prophète Élie98, vivaient solitaires sur le mont Carmel, et principalement dans cette portion de la montagne qui domine sur la ville de Porphyrie, aujourd'hui appelée Caïphe, auprès de la fontaine d'Elie, et non loin du monastère de la bienheureuse vierge Marguerite, habitant dans leurs roches de petites cellules, et tels que les abeilles du Seigneur, faisant du miel d'une douceur toute spirituelle. Il est un autre Carmel99 situé au-delà du Jourdain, et auprès du désert, où David se cacha, fuyant de devant la face de Saül, et où était l'habitation de Nabal le Fou. Mais le mont Carmel où se retira le prophète Élie est situé près du rivage de la mer, et à quatre milles de distance de la ville d'Accon.
(1) Évang. selon saint Matth., ch. 7, v. 6.
(2) Ezech., ch. 22, v. 26.
(3) Dav. ps. 1o5, v. 24.
(4) Exode, ch. 3, v. 8.
(5) Zachar., ch. 2, v. 8.
(6) Genèse, ch. 14, v. 18.
(7) Rois, liv. 11, ch. 5.
(8) Isaïe, ch. 5.
(9) Genèse, ch. 12, v. 1.
(10) Ibid., ch. 22.
(11) Ibid., ch. 28, v. 11, 16, 17.
(12) Ps. 105.
(13) Rois, liv. 3, ch. 12, v. 28 et 29.
(14) Ibid. liv. 4, ch. 17.
(15) Ps. 17, v. 43.
(16) Machab., liv. 1, ch. 1.
(17) Ps. 78, v 1.
(18) Ps. 62, v. 11.
(19) Évang. selon saint Luc, ch. 13, v. 32.
(20) Ibid., ch. 16. v. 8.
(21) Ps. 108, v. 17.
(22) Ps. 79, v. 14.
(23) Jérém., ch. 10, v. 13.
(24) Ép. de saint Paul aux Corint. IIe Ép., ch. 11, v. 14.
(25) IIe Ép. de saint Paul à Timot., ch. 2, v. 17.
(26)Jérém., ch. 12, v. 1.
(27) S. Luc, ch. 11, v. 21 et 22.
(28) Ép. de saint Paul aux Rom., ch. 9, v, 20 et 21.
(29) Genèse, ch. 16, v. 12.
(30) Genèse, ch. 1, v. 1.
(31) Ps. 31, v. 9.
(32) L'auteur retourne ici les paroles de l'Évang. selon saint Matth., ch. 16, v. 17.
(33) Ire Ep. de saint Paul aux Corint., ch. 2, v. 14
(34) Exod., ch. 3, v. 2.
(35) Saint Matth., ch. 3, v. 13-16.
(36) Evang. selon saint Matth., ch. 13, v. 52.
(37) Saint Matth., ch. 11, v. 3o.
(38) Saint Paul aux Rom., ch. 13, v. 14
(39) Évang. selon saint Matth., ch. 6., v. 19.
(40) Ibid., ch. 7, v- 13 et 14
(41) Évang. selon saint Matth., ch. 22, v. 3o.
(42) Miramolin, selon le langage des vieilles chroniques.
(43) II y a ici une lacune.
(44) Lévit. ch. 11, v. 3.
(45) Ezéch., ch. 13, v. 5.
(46) Ire Ép. de saint Paul aux Cor., ch. 15, v. 32.
(47) Cant. des cant., ch. 2, v. 15.
(48) Évang. selon saint Jean, ch. 19, v. 23.
(49) Ps. 44, v. 10.
(50) Isaïe, ch. 1, v. 8.
(51) Job, ch 1, v.1i.
(52) Genèse, ch. 19.
(53) Cant, des cant., ch. 2, v. 2.
(54) Isaïe, ch. i, v. 2.
(55) Ruth., ch. 1, v. 20.
(56) Évang. selon saint Luc, ch. 8, v. 11-15.
(57) Ps. 47, v. 12.
(58) Jérém., ch. 32, v. 21.
(59) Lévit., ch. 3, v. 9.
(60) Évang. selon saint Luc, ch. 9, v. 62.
(61) Ezéch., ch. 1, v. 12.
(62) Deut., ch. 32, v. 3o.
(63) Josué, ch. 23, v. 14
(64) Evang. selon saint Matth., ch. 2, v. 16.
(65) Actes des Apôt., ch. 23 et 27.
(66) IIe Ép. de saint Paul aux Corinth., ch. 6, v. 1.
(67) Évang. selon saint Matth., ch. 15, v. 21.
(68) Rois, liv. III, ch. 5, v. 6.
(69) Tob., ch. 4, v. 21.
(70) Hartan dans la Genèse, ch. 12, v. 4 et 5.
(71) Actes des Apôtres, ch. 22, v. 3.
(72) Rebla dans la Bible. Rois, liv. 1v, ch. 25, v. 6 et 7.
(73) Cant. des cant., ch. 4, v. 15.
(74) Prov., ch. 31.
(75) Rois, liv. II, ch. 17, v. 11.
(76) Genèse, ch. 21.
(77) Ecclésiastique, ch. 45, v. 1.
(78) Rois, liv. 1, ch. 5.
(79) Cant. des cant., ch. 4, v. 15.
(80) Genèse, ch. 1o, v. 2.
(81) Ézéch., ch. 27, v. 3.
(82) Isaïe, ch. 23, v. 8.
(83) Rois, liv. m, ch. 5.
(84 Guill. de Tyr, tom. n, p. 151.
(85) Évang. selon saint Mat1n., ch. 15, v. 18.
(86) David, ps. 44
(87) Les Phéniciens, si nous en croyons la renommée, furent les premiers qui entreprirent de donner la durée à la parole par de grossières figures.
(88) Rois, liv. iii, ch. 17, v. 10 et suiv.
(89)Ezéch., ch.27, v. 9.
(90) Rois, liv. iii, ch. 5, v. 18.
(91) Apocalyps., ch. 1, v. 11.
(92) Isaïe, ch. 7, v. 8.
(93) Actes des A pôtres, ch. 9, v. 4.
(94) Évang. selon saint Luc, ch. 3, v. 1.
(95) Cant. des cant., ch. 2, v. 11 et 12.
(96) Actes des Apôt., ch. 2, v. 5.
(97)Évang. selon saint Matth., ch. 4. v. 1 et 2.
(98) Rois, liv. iii, ch. 17.
(99) Ibid., liv. 1, ch. 15 ,v.12.