GUILLAUME LE BRETON.
PHILIPPIDE : CHANT VIII
Oeuvre mise en page par par Partick Hoffman
texte latin numérisé par Philippe Remacle
COLLECTION
DES MÉMOIRES
RELATIFS
A L'HISTOIRE DE FRANCE,
depuis la fondation de la monarchie française jusqu'au 13e siècle
AVEC UNE INTRODUCTION DES SUPPLÉMENS, DES NOTICES ET DES NOTES;
Par M. GUIZOT,
PROFESSEUR D'HISTOIRE MODERNE A L’ACADÉMIE DE PARIS.
v LA PHILIPPIDE,
POÈME,
Par GUILLAUME LE BRETON.
POUR LE TEXTE LATIN
.
CATHALOGUS MATERIE LIBRI OCTAVI.
Subditur octavo Normannia tota Philippo. INCIPIT LIBER OCTAVUS.
Solverat interea zephyris melioribus annum,
Ipsius asperitate loci Falesa vocatus, 10
Inde petit Cadomum, que jam tribus ante diebus
lnterea Britonum dux Guido cum legione 40
Hic summo rupis in vertice, scemate miro, 100
Hinc cum Britonibus ascendens Guido, maniplis
At simul innotuit sancti combustio Montis
Hinc rex magnanimus, tota regione subacta,
Sic fuit ex toto Normannia subdita Franco,
Tempore quo Simplex in sceptris Karlus agebat,
Postquam succubuit Franco Normannus, et omnis
Preterea motu proprio, nullo suplicante,
Nec mora, Guillelmus sibi qui de Rupibus aptat
Henricus vero modicus vir corpore, magnus
Jamque graves spoliis variis predisque redibant,
Dixit, et, ejaculans trifidi se fulminis instar,
340
Rex vero interea sibi jam subjecerat urbem
Iste senescalli vicus de nomine Kaii
Quinque fere novies stadiis distabat ab illo
Huic patrie toti preerat ferus ille Girardus,
Lochia Chinonemque simul rex obsidet, atque
Exigit iste locus, ni nos majora vocarent,
Nec minus hic etiam, si nobis forte vacaret,
Neve putes regem pro se hoc egisse, sed omnem
Dehinc, quia nec Pape monitis nec regis amico
Ergo Dei pugiles, aciebus multiplicatis, 530
Hinc procedentes Carcassonentida cingunt
Inde revertuntur, patriamque revisere gaudent
Confugit ergo comes Raymundus ad Arragonensis
At rex Arragonum, totusque exercitus ejus,
Omnes hi pariter communi anathemate regem
« Nunc, rogo, sanctorum memores estote virorum,
Dixit, et assensu cetus totius in unum
Sic Domini pugiles parili levitate, retectis 710
Rex furit Arragonum, sic cedi se sua coram
Armiger unus erat comitem prope, nomine Petrus,
Hec dicens, ferrum regali sanguine spumans
Non audet Tholosana phalanx exire furenti
Non minor, hac iterum victoria contigit illis
Ulciscens igitur in Christi membra, Philippo
Nec minus hac ipsa sub tempestate, Johannis
Sed, ne continui nos frangat cura laboris, 950 |
212 CHANT HUITIEME.
ARGUMENT. Dans ce huitième chant, toute la Normandie se soumet au roi Philippe, et ce roi triomphe aussi des Tourangeaux et des Poitevins, après avoir vaincu Gui (30). — La foule des fidèles se croise et prend les armes pour marcher contre les hérétiques. — Les Français en tuent d'innombrables milliers. — Pierre l'Ecuyer tue le roi d'Aragon. — Le roi Jean s'afflige de ne pouvoir secourir les hérétiques, et tourne contre Dieu et contre ses serviteurs la colère dont Dieu même l'a frappé en punition de ses crimes. — Le farouche Othon (31) arrête ceux qui se rendent à Rome et les serviteurs de la croix. Cependant l'agréable température du printemps avait affranchi l'année des frimas de l'hiver, et ramené de plus doux zéphirs1; la terre s'était déjà rajeunie et revêtue de verdure; Rhée, remplie de joie, souriait aux doux embrassemens de Jupiter: déjà, laissant derrière elles la constellation du bélier, les roues du char du soleil pressaient les flancs du taureau d'Agénor, quand le roi rappela son armée à la guerre, afin de faire passer cette fois toute la Normandie sous le joug des enfans de la France. Il y avait un bourg entouré de toutes parts de ro- 213 chers escarpés, et nommé Falaise, à raison même de l'aspérité de son site. Il était au milieu des pays de Normandie. Sur le sommet de ce rocher étaient des tours et des remparts tellement élevés, que nul ne pouvait croire que l'on pût y atteindre, quelques traits qu'on y lançât. Le roi enveloppa ces rochers de ses innombrables bannières, et fît durant sept jours préparer toutes sortes d'instrumens de guerre, pour renverser les murailles et s'emparer de la ville et de la citadelle; mais les bourgeois, et principalement Lupicar, à qui le roi anglais avait confié tout le gouvernement de ce pays, aimèrent mieux livrer le château dans son intégrité, en sauvant tous leurs effets et se maintenant dans une honorable liberté, que tenter les chances de la guerre et succomber en dernier résultat. De là, le roi se dirigea vers la ville de Caen, qui lui fit offrir de se rendre trois jours avant qu'il y fût arrivé. Cette ville puissante, opulente, embellie par des rivières et des prés et des champs fertiles, reçoit dans son port de mer des navires qui y apportent toutes sortes de marchandises, et est tellement riche en églises, en maisons et en habitans, qu'elle se reconnaît à peine pour inférieure à Paris. Elle fut jadis fondée par Caius, porte-mets d'Arthur, qui en conséquence l'appela gracieusement la maison de Caius. Elle se soumit donc volontairement à notre joug, et s'assura à jamais par une telle conduite l'affection du roi, se laissant prendre librement, sans contestation ni combat, et procurant en même temps au roi la possession de tous ses beaux environs. La ville de Bayeux, imitant cet exemple, se soumit aussi au roi; tout son diocèse en fit 214 autant, et avec lui trois autres diocèses et leurs siéges très-renommés firent également leur soumission volontaire, savoir les diocèses de Séez, de Coutances et de Lisieux. Pendant ce temps, Gui, duc des Bretons, suivi d'une troupe nombreuse d'hommes de la Bretagne, envahit le territoire d'Avranches, vers les limites où les eaux du Coesnon marquent les confins de la Bretagne. Là est un lieu situé au milieu de la mer, de telle sorte cependant que ses flots ne le baignent pas toujours, mais le couvrent tantôt et tantôt l'abandonnent à diverses reprises tous les jours, selon que la sœur de Phœbus croît et décroît à ses heures accoutumées, recevant de celle-ci un mouvement d'élévation plus ou moins prononcé; ainsi tantôt ce lieu se trouve recouvert par les flots de la mer et tantôt son rivage demeure à sec. La cause de ce fait nous est inconnue, et nous demeurera de tous temps inconnue, à nous qui habitons ici-bas dans des vases de boue. Examine cependant, sage lecteur, et veuille observer que, lorsque en un jour quelconque nous distribuons les heures dans l'ordre où les planètes se présentent elles-mêmes chaque jour, la lune tombe en concordance avec trois au moins de ces planètes, sans que la mer cependant se soulève autant de fois: dans tout le cours d'une journée, ses flots ne demeurent jamais que deux fois en repos; pendant sept heures elle va toujours croissant, et décroît ensuite pendant autant de temps; et, ainsi, dans cette marche constante la mer presque toute entière ne peut se mettre en mouvement pour s'élever ou s'abaisser ainsi, que 215 sous l'influence de la lune. Mais d'où vient que la lune possède cette faculté, quelle est la cause qui lui donne un pouvoir tel que la mer s'élève davantage au temps où elle brille en son plein, ou renaît pour notre monde, tandis qu'aux autres époques ses flots sont moins soulevés, comme si elle s'accommodait aux mouvemens et aux diverses vicissitudes de la lune, dont elle semble recevoir tour à tour et sa croissance et sa décroissance; pourquoi encore elle a tous les ans de plus fortes crues; pourquoi elle s'enfle tous les ans deux fois plus qu'à l'ordinaire, dans les saisons de l'automne et du printemps, lorsque l'intervalle de la nuit se trouve égal à celui du jour; cette élévation de la mer vient-elle de la lune, ou plutôt les variations de la lune proviennent-elles de la mer, attendu qu'il est certain que la mer a été créée avant la lune, que ce qui est postérieur ne peut jamais être cause de ce qui l'a précédé, et que nulle chose ne peut tenir l'être ou le mouvement de ce qui n'existe pas; ou bien encore l'une n'est-elle point à l'autre une cause de mouvement, en sorte que les mouvemens qui s'opèrent dans le même temps n'aient rien de commun entre eux et que celui-ci ne doive rien à celui-là, celui-là rien à celui-ci?..... Examinez toutes ces questions, vous qui vous embarrassez dans l'étude des choses de ce monde: quant à nous, notre foi nous défend de les rechercher; aucun esprit humain ne peut prétendre à comprendre ces choses, soit par le raisonnement, soit par la science. Celui qui a fait toutes choses et les causes de toutes choses, qui seul a su leur donner leur arrangement, est aussi celui qui seul les connaît; à celui-là seul qui a tout créé, 216 toutes choses sont manifestes. Homme! ne cherche point à franchir les limites qui ont été imposées à l'homme, ne t'épuise point en vaines recherches sur ce que tu ne peux connaître. La bête qui veut toucher à la montagne périt écrasée sous les pierres: c'est assez de savoir le fait, qu'on nous permette d'en ignorer la cause. Quant à nous, après avoir reconnu que nous ne savons rien sur ce point, nous poursuivons notre tâche, de façon à ne pas laisser du moins sans les indiquer les choses qui sont devenues le texte des débats de ceux qui ont le mieux parlé. Ceux-là étant mortels ont voulu examiner les choses du ciel avec l'esprit de l'homme; croyant témérairement que les secrets des cieux voudraient bien se révéler à eux, en dépit de Dieu. Pour nous, qu'il nous suffise de confesser que nous savons à peine les choses qui arrivent à notre cœur par l'organe de nos sens corporels, et qui se passent tout près de nous dans cette région sublunaire. Sur l'extrême sommet du rocher dont j'ai parlé, la dévotion des serviteurs du Christ fonda avec un art admirable une église, que l'archange Michel consacra à jamais en son honneur, de sa voix angélique, afin qu'une sainte réunion de moines y célébrât sans relâche le service du Christ. On arrive à grand'peine à cette église à l'aide d'un escalier: en dessous, la ville est comme suspendue et contient un grand nombre de maisons, parmi lesquelles il y en a de belles; elle peut enfermer dans son enceinte assez vaste une nombreuse population. Ce lieu s'élance tellement vers les cieux, que ceux qui le contemplent de loin, croient n'y voir autre chose qu'une tour très-haute, 217 construite de la main des hommes, tandis que la puissance divine l'a fait pour elle seule, et qu'il a lieu de se réjouir d'être placé en sûreté, sous la protection des anges, n'ayant en aucun temps souffert aucune sorte de dommage. Elevant cependant des murailles, dans sa sollicitude, Jean prétendit préférer les forces humaines aux armes célestes, et environna d'une fortification humaine cette montagne sacrée, que le Christ défendait avec un chevalier céleste. Cela devint une cause de mort pour ce lieu consacré. Les enfans de la Bretagne, animés d'une fureur sauvage, ne sachant ni quand les flots devaient s'élever, ni à quel moment ils laissaient le rivage à nu, ni en quel jour on pouvait gravir sur la montagne par un chemin sec, lorsque les flots se retirent selon les divers intervalles lunaires, ayant brisé les portes de la ville, y entrèrent de vive force et y mirent le feu. Les maisons furent consumées par les flammes, celles-ci s'élevèrent avec violence au-dessus ds habitations, et la belle église, et le lieu consacré, et tous les effets du monastère devinrent la proie de cet incendie insatiable. De là Gui, partant avec les bandes de Bretons qui portaient ses bannières, alla dans le voisinage assiéger la ville d'Avranches, située sur le penchant d'une colline, entre la Sée et la Sélune, rivières poissonneuses, où l'on trouve surtout beaucoup de saumons, et soumit à la domination du roi cette ville et tous ses environs. Étant parti de ce lieu, subjuguant devant lui tous les châteaux, incendiant les bourgs et les campagnes jusqu'à la maison de Caius2, Gui ar- 218 riva enfin en cette ville, où le roi l'attendait, donnant à ses peuples de nouvelles lois et de nouveaux maîtres. Après avoir reçu du roi d'abondantes actions de grâce et des éloges, Gui et les siens ayant heureusement terminé leur expédition, et chargés de dépouilles, se réjouirent de retourner vers les rives du Coesnon. Le roi très-auguste, dès qu'il apprit l'incendie de la sainte montagne et la destruction des maisons sacrées et de tous les effets du monastère réduits en cendres, fut touché d'une pieuse compassion pour la ruine de l'église et de toutes ses possessions; et afin qu'on ne pût plus à l'avenir leur faire une pareille injure, il ordonna de détruire toute la forteresse de Jean: puis restituant à la milice céleste le soin de son château, il rétablit dans sa bonté les lieux saints sous la surveillance d'une garde humaine, et d'une main largement généreuse, il aida les moines à refaire leurs maisons, et les livres, et toutes les autres choses que la fureur du feu avait réduites en cendres, telles que nous les voyons maintenant entièrement réparées et en meilleur état qu'elles n'avaient été auparavant. Ainsi Dieu change le mal en bien; ainsi il prend compassion alors même que nous le croyons plus vivement irrité contre nous; ainsi il frappe ceux qu'il aime d'une verge amie, à raison de leurs péchés, afin qu'ils travaillent à renoncer à leurs mauvaises œuvres; ainsi il frappe pour guérir, il blesse pour porter remède. De là le roi auguste, ayant soumis toute la contrée, dirigea sa marche victorieuse vers la ville de Rouen, dont il ne s'empara que quatre-vingts jours après, 219 et non sans peine; car des murailles doubles, de triples fossés, creusés à une grande profondeur, une nombreuse population et les abîmes d'un beau fleuve dont les eaux s'étendaient sur un vaste espace, rendirent difficile à nos troupes la prise de cette ville. De plus, la commune de Rouen, au cœur superbe, et qui portait une haine éternelle à notre prince, aima mieux se laisser vaincre que se soumettre volontairement à son empire, ou lui montrer la moindre bonne volonté. Elle succomba enfin, et son orgueil étant abattu, elle fut contrainte d'abattre elle-même ses murailles, et de raser de fond en comble, et à ses frais, son antique citadelle. Sa plus grande consolation fut que la ville de Verneuil subit aussi le même sort, afin que Rouen ne s'affligeât pas d'être seule à s'affliger, que ces deux villes, également dépouillées de leurs remparts, se désolassent avec moins d'amertume, qu'un même châtiment pesât sur ceux qui s'étaient souillés de la même faute, afin encore que désormais ces villes ne pussent en aucun cas résister au roi, ou que, si elles tentaient de résister, elles ne pussent du moins secouer notre joug. Ainsi la Normandie se trouva entièrement soumise au roi des Français, événement que l'on n'eût jamais cru possible en aucune circonstance; et tous les Normands, subjugués à la suite d'un grand nombre de combats, après avoir souffert toutes sortes de maux pour celui qui n'était pas leur roi, furent enfin forcés de servir leur véritable roi. Au temps où Charles le Simple portait le sceptre3, 220 la Norwége envoya dans ce pays les Normands, qui y arrivèrent dans de grands vaisseaux, sous la conduite de Rollon, qui était païen, mais habile, vaillant à la guerre, et qui brûlait du desir de s'abreuver du sang des serviteurs du Christ. Après avoir immolé de son glaive un grand nombre d'hommes et dévasté les bourgs et les villes avec une violence que rien ne pouvait arrêter, cet homme, portant dans plusieurs royaumes ses fureurs pernicieuses, voulut enfin renverser les murailles de la ville de Chartres. Mais la Vierge, mère de Dieu, qui a daigné se nommer la Dame de Chartres, enleva à Rollon l'usage de la vue, et l'exposa à être vaincu par le peuple qui la chérit, afin qu'aveuglé ainsi pour quelque temps à l'extérieur, il devînt digne par là de voir le Christ d'une lumière intérieure. Rollon donc étant vaincu et ayant pris la fuite, après avoir perdu la majeure partie des siens, s'humilia, crut enfin au Christ, et mérita de renaître dans la fontaine de vie. Réjoui de cet événement, le roi Charles l'honora, en lui donnant sa fille4 en mariage, et il y ajouta la Normandie, à titre de dot, en concluant avec Rollon un solide traité de paix. Déjà, il est vrai, Rollon avait conquis ce pays par ses armes; mais l'envieuse Junon refusa à Gisèle les enfans qu'elle desirait vivement, et la fit sortir de la vie sans laisser de postérité. Alors Rollon, s'unissant à une autre femme5 par la loi de l'hymen, conserva solidement sa nouvelle patrie, sans se laisser jamais vaincre, et tous ses successeurs l'occupèrent après lui jusqu'à ce qu'au bout de trois 221 cents ans, la puissance divine la restitua à Philippe, à la suite d'un grand nombre de combats, et maintenant Philippe l'a possédée, la possède, et la possédera long-temps. Ce pays, qui fut d'abord et anciennement appelé la Neustrie, reçut ensuite des Normands le nom de Normandie, nom par lequel les habitans se plaisent à se rappeler la langue de leurs pères, et dans lequel on trouve les mots north, nord, et man, homme. Ainsi appelé, le Normand se souvient de son antique patrie et de sa race. Après que le Normand eut succombé sous le Français, et que toute la Neustrie eut reconnu les lois de Philippe, elle porta long-temps avec indignation le joug léger de ce roi, ne pouvant oublier ses anciens seigneurs, quoiqu'elle fût dans une condition beaucoup plus dure lorsque l'étranger l'écrasait sous ses lois rigoureuses. Mais le roi, aimant mieux être bon pour les méchans, afin que le peuple s'accoutumât peu à peu à l'aimer, et ne pût se plaindre d'être gêné par des coutumes étrangères, n'abrogea ni les juridictions, ni les lois; voulant au contraire tout maintenir, il confirma généralement toutes les coutumes jusques alors observées, qui n'étaient pas manifestement contraires à la justice, ou ne mettaient pas en péril les libertés des églises. Changeant en mieux certains usages trop contraires au bon droit, il voulut que dans tout procès qui amenait un combat sanglant, la loi du talion infligeât des peines égales, en sorte que l'appelant, s'il venait à être vaincu, fût soumis, aussi bien que l'appelé, à une seule et même loi, savoir, ou d'être mutilé, ou de perdre la vie. Jusques alors il était d'usage chez les Normands que l'appelant, s'il était 222 vaincu dans un combat judiciaire, payât un écu et soixante sous, et demeurât ainsi impuni, tout en perdant sa cause, tandis que s'il arrivait à l'appelé d'être vaincu, il perdait tous ses biens, et périssait en outre d'une mort honteuse6. Le roi, dans sa justice, réforma très-justement cette injustice, et voulut qu'en ce point les Normands fussent soumis à la même loi que les Français. En outre, de son propre mouvement, et sans que personne l'en suppliât, le roi accorda aux moines et au clergé que désormais l'élection de leurs pasteurs fût faite par eux, selon les règles canoniques. Le roi des Anglais avait usurpé ce droit sur eux, à ce point que lui seul nommait les pasteurs. Toutes les fois qu'un siége épiscopal venait à être privé de son pasteur, mort, soit dans la guerre civile, soit d'une mort naturelle, aussitôt tous les biens de l'église ainsi vacante étaient usurpés par le roi et employés à son service; et par là, rendant veuve l'épouse de Dieu, aussi longtemps qu'il le voulait, il la forçait enfin à s'unir à l'époux qu'il lui plaisait à lui-même de désigner; ce fut là entre autres le principal motif qui porta le cruel roi7 à assassiner de son glaive le bienheureux Thomas, qui voulait faire abolir une si odieuse coutume. Notre roi, ami de la justice et fils de l'Eglise, révoqua cet usage, comme contraire à la justice, et par amour pour sa mère. «A moi, dit-il hautement, à moi ap- 223 partient le soin de ce qui concerne le glaive, soin suffisamment importun pour le gouvernement du royaume. Je laisse aux hommes de Dieu à traiter les choses du service divin. C'est assez pour un laïque de s'occuper des choses du monde; je ne veux point m'exposer à abuser de ce qui concerne la charge des ames immortelles. Qu'ils président aux églises, qu'ils président aux assemblées, ceux qu'une élection unanime aura appelés à cette présidence, ainsi que l'ordonnent les très-saintes décisions des saints pères.» Il dit; et, après avoir confirmé ses paroles par le fait, il dirigea ses cohortes armées loin de ce pays et vers d'autres contrées, désignant précisément à chaque corps les lieux où il devait se rendre, afin de faire simultanément la guerre sur plusieurs points, et de soumettre à ses armes les gens du Poitou, de la Touraine et de l'Anjou, hommes d'une foi toujours vacillante, changeant souvent de parti, et accoutumés à tromper tantôt un roi, tantôt un autre roi. Tout aussitôt Guillaume surnommé des Roches, homme fort de corps et plus fort à la guerre, et Cadoc, marchant à la tête de sa bande de routiers impitoyables, s'élancent contre la ville d'Angers, et, s'en étant emparés avec vigueur, la soumettent, ainsi que tout son territoire, à la domination du roi. Ayant pris en considération les exploits et la fidélité de ce Guillaume, le roi, dans sa munificence, lui ordonna de gouverner cette ville et tout le pays environnant, à titre de vicomte. Et, quoique le roi lui eût donné tout ce comté, Guillaume, loin d'usurper et de porter 224 le nom de comte, sembla au contraire vouloir réduire son titre, en prenant celui de sénéchal8 Or Henri9 homme petit de corps, mais grand par ses forces, et qui n'était inférieur à nul autre en courage et à la guerre, dont c'était l'office de porter au combat la première lance, car il était honoré de l'éclatante fonction de maréchal, s'étant rendu à Tron avec le corps d'armée qu'il avait reçu du roi, s'empara de vive force de ce château, à la suite d'un long siége. Il réduisit la ville en cendres, et renversa les murailles et la citadelle. Partant de là en vainqueur, il se disposa dans son ardeur à marcher contre les Poitevins qui, étant entrés sur les terres du roi, dévastaient les bourgs et les champs, et ruinaient les gens de la campagne. Et, quoiqu'il y eût parmi ceux-ci Aimeri10, Hugues, Guillaume, Savari11, Portaclée12, et d'autres chevaliers encore, tels que les produit le Poitou, hommes dont la renommée célèbre les noms dans le monde entier, Henri cependant ne redoutait nullement leurs forces, ni leur nombre, quoiqu'il fût lui-même en forces inférieures, et brûlait d'autant plus d'en venir aux mains avec eux, qu'il savait qu'ils comptaient dans leurs rangs des hommes grands et remplis de valeur. 225 Déjà les Poitevins revenaient, chargés de dépouilles et de toute sorte de butin, et se disposaient à traverser un gué tout fangeux, en un lieu tout couvert d'aunes qui rendaient le chemin encore plus difficile, comptant bien cependant rentrer tranquillement dans leur pays par des passages qu'ils croyaient sûrs. Mais Henri les attendait avec courage en ce même lieu, et les voulait provoquer au combat au milieu même de leur patrie. Ayant vu la plupart d'entre eux sortir de leurs eaux fangeuses et s'avancer dans la plaine, tandis que les autres étaient encore embarrassés dans les boues, Henri tressaille de joie: «Voici, s'écrie-t-il, ô mes compagnons, voici le moment et l'occasion favorables où votre valeur dans les combats doit se manifester et produire par des actions l'ardeur belliqueuse que chacun de vous porte en son cœur. Maintenant, je vous en prie, que votre courage et vos bras fassent voir par leurs actes l'amour que vous avez pour Philippe. Déjà je vois trembler ces hommes, je les vois préparer leurs dos; la victoire semble devancer pour vous l'heure du combat, et vient se présenter volontairement devant vos bras. Et, afin que vous n'ayez pas une moindre gloire en ne triomphant que d'un petit nombre d'hommes, la fortune a pris soin en cette occasion de vous accorder ses faveurs. Car voici, après qu'ils ont vu se déployer vos forces, ils ont réuni en un seul corps tous leurs escadrons, afin que tous ensemble puissent être vaincus plus facilement et en un seul combat, afin que tous aient à s'affliger de succomber sous vos coups. Voilà donc, ils arrivent déjà, fatigués et chargés de dépouilles. Ne vous 226 laissez point troubler en les voyant lever ainsi leurs bannières et affecter de vouloir se défendre: ils espèrent par là vous détourner de les attaquer, et vous enlever vos forces en vous inspirant une fausse terreur. Toutefois, si vos intentions leur étaient bien connues, s'ils pouvaient lire pleinement dans le fond de vos cœurs, déjà vous les eussiez vus vous montrer leurs dos et chercher à s'enfuir de divers côtés, après avoir rompu leurs rangs. Que la lâcheté se retire, que l'audace se porte en avant; voici, tout ce qui, dans cette contrée, peut avoir quelque valeur, vous pouvez vous en rendre maîtres en quelques instans. Triomphez de ces hommes déjà vaincus, serrez de près ceux qui tremblent, et votre victoire soumettra tous les Poitevins à Philippe, et tout le Poitou subira spontanément ses lois; un seul combat de quelques momens vaudra pour vous de nombreux triomphes.» Il dit, et volant comme l'éclair de la foudre, il s'élance au milieu des Poitevins et renverse Porteclée du premier coup, le forçant à se séparer de sa selle et à marquer la terre du sceau de son corps. Les autres compagnons de Henri se jettent dans la mêlée avec non moins de valeur, renversent les guerriers, et les livrent à leurs écuyers pour être enchaînés, tandis qu'eux-mêmes pressent vigoureusement tous les autres. Savary cependant, et ceux dont le courage est le plus grand, voyant leurs compagnons honteusement chargés de chaînes, rappellent ceux qui se dispersent, ramènent les fuyards au combat, relèvent ceux qui sont tombés, après les avoir soulevés de 227 terre les remettent sur leur chevaux, recommencent le combat et résistent avec la plus grande vigueur. Des deux côtés on se bat avec un égal courage; les lances n'agissent plus, le glaive seul et le poignard meurtrier portent tour à tour des blessures dans tous les rangs, tant les combattans sont serrés les uns contre les autres, tellement chacun trouve tout près de lui un ennemi à frapper, ou par qui il puisse être frappé. Mais déjà le gros de la troupe des Poitevins, qui occupaient encore les aunaies, lorsqu'ils avaient vu leurs compagnons d'armes s'élancer contre les Français, n'ose plus se porter en avant; et se rejetant en arrière, ils aiment mieux se sauver seuls par un mouvement de retraite, que porter secours à leurs amis, en bravant les chances incertaines d'un combat. Alors la plupart d'entre eux évacuant le champ de bataille, et ne pouvant résister aux bouillans Français, se reconnaissent vaincus. Tous s'enfuient; Savary lui-même n'a plus honte de suivre ce chemin, et fuyant aussi, il laisse derrière lui beaucoup de ses compagnons. Nul ne s'inquiète plus du nombre d'amis qu'il abandonne, chacun ayant grand'peine à se sauver seul pour échapper à la mort. Le vainqueur ayant ainsi vaincu et chassé les Poitevins du champ de bataille13, Henri envoya au roi cinquante-deux chevaliers et cent vassaux chargés de chaînes, enleva en outre aux ennemis toutes leurs dépouilles, et rapporta le butin qu'ils avaient pris; puis, après avoir restitué à nos gens de la campagne tout ce qu'ils avaient perdu, 228 il distribua le reste aux corps victorieux et en prit aussi sa part. Pendant ce temps, le roi avait aussi soumis à sa domination la ville de Poitiers et tout le territoire qui en dépend, Loudun, fertile en grains, Niort, riche en vins, Montreuil et la rebelle Parthenay. Puis ayant placé dans chacun de ces châteaux des hommes d'armes chargés de garantir en son nom la sûreté du pays, il ramena ses escadrons bardés de fer vers les citadelles de Chinon. Cette ville a reçu son nom du nom du sénéchal Chaius, lequel l'ayant fondée le premier, voulut consacrer sa fondation et de fait et de nom. Le roi Pendragoridas avait donné à Chaius tout le territoire de la Neustrie et de l'Anjou, afin qu'il fût duc de l'une et comte de l'autre14. Remplie de richesses et entourée de fortes murailles, la ville de Chinon est en outre embellie par un site très-agréable, entre l'eau et la montagne. La citadelle, établie sur le sommet des rochers qui l'enveloppent de toutes parts, est, bornée d'un côté par les eaux rougeâtres du fleuve de la Vienne, d'un autre côté par une vallée située au fond d'un horrible précipice: par un don de la nature, la pente de la montagne s'élève en droite ligne vers les cieux, en sorte que le château de Chinon se vante de n'être point inférieur à celui de Gaillard, tant à raison de sa position naturelle et de ses remparts élevés, que par le nombre de ses défenseurs et la fertilité de sou sol. Là se trouvaient l'évêque de Beanvais, enchaîné dans une étroite prison, et Conan 229 le Bref, qui maintenant commande aux belliqueux Bretons que nourrit le territoire de Saint-Paul-deLéon. Avant lui Guidomarche avait aussi tenu ce pays, et était uni par un traité d'amitié aux Français et au roi Philippe. Ce Guidomarche était tellement fort de corps, que d'un coup de poing il cassa la tête d'un cheval, et tua aussi d'un seul coup un monstre énorme qui se présenta devant lui, ayant brisé d'un coup de poing les os de sa tête dure. Le roi était d'autant plus empressé de parvenir à s'emparer de ce château, qu'il desirait délivrer ses deux amis de la prison où ils étaient retenus. A neuf fois cinq stades de ce château était le noble château que l'on nomme Loche, envers lequel la terre n'est point avare de grains, ni la vigne de vin. L'Indre prête à cette place une grande beauté et de grands avantages: cette rivière arrose par des canaux ses jardins et ses prairies; elle est agréable à la vue, elle féconde le sol, et rend ainsi au pays qu'elle arrose toutes sortes de bons offices. Ce château pouvait se dire en tout point égal à celui de Chinon, et pareillement bien doté sous le rapport des armes en habitans, pour les dons de la nature par son site, pour les travaux de l'art par la main des hommes. Tout le pays était gouverné par ce farouche Girard, serf issu de père et de mère également serfs, et qui avait pris naissance dans le village assez obscur que l'on nomme Athie. Ce Girard avait dévasté tout le pays de Tours et d'Amboise, ainsi que tout le pays et tous les villages au milieu desquels il avait été nourri et élevé sous les plus sinistres auspices, étant le serf de Supplicius d'Amboise. Il n'y a pas en effet de pire en- 230 nemi qu'un ennemi domestique, surtout lorsqu'il foule des têtes libres sous ses pieds d'esclave. Le roi assiégea à la fois Loche et Chinon15 et les conquit, non sans peine, au bout d'une année et à la suite de longs combats, tant il était difficile de renverser de telles citadelles! Il fit prisonniers un grand nombre de chevaliers et beaucoup de vassaux qui avaient défendu les deux places avec une grande vigueur, et ayant pris le serf Girard, il le chargea de plus fortes chaînes et le retint fort long-temps dans la prison de Compiègne, lui infligeant un supplice proportionné à ses crimes. Ici, si de plus grandes choses ne m'appelaient, je devrais rapporter en peu de mots l'arrivée du roi Jean, qui étant venu par mer avec des milliers d'hommes de la nation anglaise, voulut tenter d'enlever à Philippe le territoire du Poitou. Tout aussitôt les Poitevins inconstans lui rendirent leur amitié et s'unirent même à lui pour combattre. Mais Philippe étant survenu avec une extrême promptitude, à peine Jean eut-il le temps de retourner en fuyant vers sa flotte, et de sauver sa vie par une prompte retraite, laissant beaucoup d'hommes exposés à la mort, tandis que lui-même, ayant fait préparer ses vaisseaux, se rembarquait dans le port de la Rochelle et traversait la mer en fugitif, pour rentrer dans ce pays d'Angleterre, dont il était sorti depuis peu de temps. Bientôt notre roi fit rentrer toute cette contrée sous ses lois, et 231 attacha les Poitevins à des chaînes d'autant plus fortes, qu'il savait que leurs cœurs étaient plus disposés à l'inconstance. Mais quelles chaînes sont assez fortes pour enchaîner un Protée? Ni l'affection n'attache les Poitevins, ni les chaînes ne lient Protée. Je devrais également en ce lieu, si j'en avais le temps, raconter sommairement la guerre par laquelle Gui, comte du pays d'Auvergne, perdit à la fois son fils et son petit-fils. Tandis qu'il osait dépouiller les saints couvens de leurs biens, sans songer même à ménager les vierges consacrées, tandis que dans sa cruauté il confisquait à son profit tous les ornemens d'un monastère, les livres et tous les biens qui faisaient vivre cette sainte communauté, sans vouloir même se radoucir et céder aux remontrances du roi, le roi envoya contre lui des chevaliers et beaucoup d'hommes de pied; et Gui, vaincu enfin dans cette guerre, eut a déplorer la perte d'un grand nombre de châteaux et de son comté. Ainsi le roi vengeait par ses puissantes armes les maux que souffraient les églises, et réprimait si bien, dans les rigueurs de sa colère, les brigands qui vexaient le clergé, que ceux qui n'obéissaient pas à ses avertissemens étaient contraints de se soumettre à ses vengeances, apprenant à se radoucir du moins pour un temps, et ayant ensuite moins de moyens de commettre de nouveaux péchés. Quoique le châtiment ne pût entièrement changer leur cœur, la perte de leurs biens leur était cependant un grand obstacle et les empêchait de réaliser leurs projets. En effet, on prévient beaucoup d'actions en enlevant aux hommes les ressources 232 dont ils disposent; la faute qui n'est commise que d'intention a beaucoup moins de conséquences, et l'on doit un moindre châtiment à un moindre péché. Que l'on ne pense pas cependant que le roi fît de telles choses pour son profit; il consacrait toutes ses œuvres au Seigneur et aux ministres du Seigneur. Il fit donc restituer aux monastères toutes les choses qu'ils avaient perdues: ensuite, dans son extrême générosité, et ne réservant rien pour lui, il donna tout le reste à Gui de Dampierre. Gui tint longtemps ce qu'il avait recu en don; puis, lorsqu'il satisfit par la mort à la loi du destin, il laissa pour son héritier Archambaud, qui occupe maintenant, en vertu des droits de son père, toutes les terres que le misérable Gui d'Auvergne avait justement perdues, pour prix de ses fautes. Celui-ci, menant depuis lors, et selon le cours du temps, la vie d'un simple particulier, s'afflige maintenant de voir tout ce qui auparavant était à lui livré à des étrangers qui s'engraissent de ses biens, tandis que lui-même et ses successeurs sont travaillés de la faim, n'ayant d'autre consolation à sa misérable existence que de voir tomber par l'effet d'un crime semblable le comte Raimond, que l'on appelle encore comte de Saint-Gilles et de Toulouse, et qui a perdu aussi ses villes et ses châteaux. Autant il y a de jours dans l'année, autant ce comte, célébre par son nom et par sa renommée, tenait, dit-on, de villes du roi des Français, dont il était sujet par féodalité, et à qui il était de plus uni au second degré par les liens de la chair16. Mais dès qu'il eut commencé à se montrer ennemi de l'Eglise, 233 méchant défenseur des ennemis de la foi catholique, fauteur des hérétiques, ne redoutant nullement de se déclarer contre le peuple fidèle et le clergé, le roi ne daigna plus le traiter en cousin et en fidèle, et entreprit de lui faire la guerre. Et afin qu'il lui fût mieux permis de le punir en toute assurance, quoiqu'il sût très-bien qu'il le pouvait parfaitement en vertu de son propre droit, le roi travailla à obtenir du souverain pontife de saints écrits17, par lesquels des indulgences donnassent l'espoir du pardon à tous ceux qui feraient la guerre aux hérétiques, par l'influence desquels la Provence méprisait les lois du Christ et se souillait d'un poison mortel et empesté. Dès lors, et comme ce comte farouche ne voulait ni obéir aux exhortations du pape, ni céder aux remontrances amicales du roi, ni livrer les réprouvés à un vengeur quelconque, ni les punir lui-même, selon que la justice le demandait; comme au contraire il les défendait, donnant de la force à cette secte perverse, et ne faisant qu'un avec elle tant qu'il ne l'interdisait pas, le roi et le pape l'abandonnèrent à tous les hommes, lui et tous ses biens, et tout le pays qui obéit à ses lois, afin que chacun pût légitimement employer à son profit particulier tout ce qu'il parviendrait à lui enlever par les armes, ou à force ouverte, et devenir le seigneur de tous les domaines dont il pourrait s'emparer. Le roi éprouvant le premier en son cœur rempli de piété les mouvemens d'un zèle ardent pour le ciel, et donnant l'exemple aux autres, envoya à la guerre pour le Christ 234 quinze mille hommes, qu'il leva à ses propres frais, et qu'il approvisionna d'armes et de munitions. Les autres grands seigneurs, les chevaliers, les comtes, les ducs, les prélats des églises, et même le noble peuple, enfin presque tous les hommes en état de porter un glaive, entraînés par l'espoir du pardon, prirent sur leurs poitrines le signe du Christ, afin de faire briller au dehors ce qui brûlait dans leurs cœurs, et se préparèrent à se mettre en marche pour ce pays. Les champions de Dieu, s'avançant en troupes nombreuses, se rendirent d'abord en toute hâte devant la ville de Béziers, où s'étaient réfugiés un grand nombre d'hérétiques. C'était une ville très-forte, très-riche et très-peuplée, qui se reposait sur l'appui d'un grand nombre d'hommes d'armes et de chevaliers, mais qui de plus était infectée du poison albigeois. En peu de temps la valeur des catholiques brisa ses portes, et y étant entrés ils massacrèrent trente mille individus de l'un et de l'autre sexe, que la fureur immodérée du peuple et l'emportement des ribauds livrèrent à la mort (sans que les grands y eussent donné leur consentement), frappant pêle-mêle et le fidèle et celui qui ne croyait point, et ne s'arrêtant point à rechercher qui était digne de la mort, ou digne de conserver la vie18. Partis de ce lieu, les catholiques allèrent investir de leurs nombreux bataillons la ville de Carcassonne, dont ils s'emparèrent vigoureusement en peu de temps19 la forçant à se rendre, sous la condition 235 que, sans rien emporter hors de la ville, les combattans et les citoyens de tout âge et de tout sexe, se contentant de recevoir la vie, sortiraient l'un à la suite de l'autre, par une porte tellement étroite qu'à peine un homme y pouvait passer, laissant à la disposition des catholiques tous leurs biens, leurs champs, leurs armes, leurs troupeaux, leurs trésors, leurs vignobles, leurs pénates, enfin tout ce que pouvait enfermer cette célèbre ville. Cela fait, les guerriers catholiques remplirent de fidèles les deux villes et travaillèrent à y rétablir, selon la bonne règle, les sacremens et le service de Dieu, qui avaient été corrompus dans tout le pays par ces pernicieuses erreurs. Ils repartirent ensuite, et chacun se réjouit d'aller revoir sa patrie, ne laissant derrière eux que le seul Simon, qui commandait dans le château de Montfort. Cet illustre comte, au cœur fidèle, au bras vigoureux, accomplissant les ordres du pape, et subissant volontairement le fardeau qui lui était imposé, afin de ne pas porter vainement un si grand nom, chassa de tout le pays les hérétiques que le sort l'empêcha de prendre ou de tuer. Il n'y avait ni château, ni ville, ni forteresse qui pût résister à ses attaques et qui ne succombât promptement devant lui. Quoiqu'il ne fût suivi à la guerre que d'une, faible troupe, son immense valeur et sa foi suppléaient au nombre; et ainsi, avec l'assistance du Seigneur, la Provence presque toute entière fut ramenée par lui à la loi du Christ. Le comte Raimond cependant se réfugia auprès du roi d'Arragon pour implorer son secours, et celui-ci rassembla des troupes autant qu'il en put lever 236 dans tout son royaume. Il rallia aussi le comte de Foix, une troupe nombreuse de gens de Toulouse, des hommes de Marseille, d'autres hommes que lui envoyèrent les villes d'Avignon, d'Alby, de Nîmes, les Navarrins, et ceux qu'avaient nourris les comtes de Carcassonne et de Bigorre20. Ils se réunirent donc au nombre de deux cent mille hommes, animés d'un même esprit, tous desireux de vaincre Simon et les Français, et de leur donner la mort ou de les expulser de tout le pays. De plus ils étaient bien pourvus d'armes et ne manquaient pas de valeur, car leur courage s'était très-souvent exercé dans les combats, et leur férocité était accoutumée au carnage et consacrée au massacre. Ils allèrent donc attaquer Simon avec de si grandes forces que celui-ci aurait eu grand'peine à se défendre, lui et ses compagnons, car il n'avait que deux cent quarante chevaliers, soixante et dix21 hommes d'armes à cheval et trois cents hommes de pied, avec lesquels, se retirant volontairement et cédant à la fortune, il alla s'enfermer et se mettre en sûreté dans la citadelle de Muret. Mais le Christ veille sur ses saints, de telle sorte qu'un homme de bien fuyant d'une ville se sauve en entrant dans une autre; et il est sage souvent d'éviter les violences des méchans, afin qu'ils ne puissent mener à effet ce qu'ils méditent dans leurs cœurs. Bien plus, très-souvent la fuite est ce qui convient le mieux aux 237 saints, comme nous pouvons l'apprendre par l'exemple du Christ, qui passa en Egypte pour fuir la colère d'Hérode, de peur qu'une audace imprudente ne nous entraîne volontairement à la mort, lorsque notre prudence doit nous faire reconnaître que le retard de notre mort nous est plus utile que la mort même. Cependant le roi d'Arragon et toute son armée plantent leurs bannières autour de Muret, et l'investissent de toutes parts, jurant qu'ils ne se retireront qu'après avoir pris Simon et tous les hommes catholiques qui marchent sous ses drapeaux. Avec Simon, des hommes de premier rang s'étaient enfermés dans le château de Muret, ainsi qu'un plus grand nombre d'hommes du second rang et une foule très-nombreuse de membres du clergé inférieur, auxquels la loi de l'Eglise défend de porter les armes. Ces hommes, répandant comme la pluie les paroles sacrées de la doctrine céleste, prêtent leurs conseils à ceux qui font la guerre, et triomphent des ennemis par un combat spirituel, à l'exemple de Moïse, qui priait pour les Hébreux lorsqu'ils se battaient; en sorte que quand il élevait les mains au ciel, l'Hébreu remportait la victoire; mais lorsque, abaissant ses bras, Moïse demeurait en silence, Amalech, devenu vainqueur, triomphait de l'Hébreu naguère victorieux. Et afin qu'ils n'eussent pas plus d'avantages que de charges, et que leur présence dans le camp ne fût pas onéreuse aux autres, ces hommes du clergé s'employaient avec une activité infatigable à tous les travaux nécessaires pour la garde assidue d'un château, et ils travaillaient de leurs mains plus que tout le peuple, évitant seulement les travaux qui pouvaient donner la mort. 238 Tous ces hommes, d'nn commun accord, frappèrent d'anathème le roi d'Arragon, et ceux qui en l'assistant dans cette guerre s'efforçaient de pervertir la loi du Christ, et voulaient secourir les corrupteurs de la loi; cet anathème avait lieu afin que, frappés d'abord par le glaive du Seigneur, ils pussent être plus promptement frappés et mis à mort par nos chevaliers. Simon lui-même, lorsqu'il se vit ainsi enveloppé par tant de milliers d'hommes, n'ayant pas auprès de lui assez d'individus pour en opposer un seulement à chaque centaine d'ennemis, ouvrit une conférence, et adressa ces paroles aux Français: «Magnanimes seigneurs, issus de la race troyenne, illustre peuple des Francs, et héritiers de Charles le puissant, de Rolland et du vaillant Oger, qui avez quitté, pour défendre la loi du Christ, le sol si doux de la patrie, tant de châteaux, tant de champs, tant de lieux tout remplis de délices et de richesses, tant d'amis, tant de gages précieux de vos mariages, ayez toujours le Christ devant les yeux de votre esprit, et confiez-vous à celui-là seul pour l'amour et la foi duquel nous avons livré tant de combats, vaincu tant de fois les ennemis, qui seul a le pouvoir de nous donner le salut, qui seul nous a soustraits à mille dangers, et seul nous sauvera maintenant du péril de ce moment. L'homme en effet doit se confier à Dieu seul dans la pureté de son cœur, lorsqu'il ne découvre point par lui-même comment il doit se conduire, et que les conseils que donne la nature ou l'expérience sont dépourvus de toute efficacité. Une foule innombrable nous assiége et brûle en son cœur 239 cruel de nous frapper de mort. Après avoir renversé ces remparts, elle fera irruption dans le château; en peu de temps, elle nous prendra, nous livrera à la mort, et dispersera nos cadavres pour être dévorés par les bêtes des forêts et les oiseaux de proie, nous forçant à nous contenter de ces honneurs funèbres, et voulant que nos membres soient ensevelis dans ces brillans sépulcres. Alors aussi la Provence entière rentrera dans l'erreur, et la foi des saints et les sacremens périront. Pensez-vous qu'il soit plus convenable et plus honorable pour nous d'être pris ainsi, de voir la ruine de la foi et de la loi sainte, que de mourir en combattant? Du moins une telle mort ne nous laissera pas tous sans vengeance, et nous diminuerons le nombre de ceux qui déjà ont mérité d'être frappés du glaive du Seigneur, ce qui doit les faire succomber bien plus promptement sous les coups de nos glaives. «Maintenant donc, je vous le demande, souvenez-vous de ces saints hommes, de Simon, de Jonathas et de Judas Mathatias, de leur père très- saint, de leurs frères, qui les avaient devancés, à qui les saintes pages ont donné le nom de Macchabées, dont les louanges sont chantées, et les fêtes célébrées en tous lieux, qui chassèrent tant et de si redoutables tyrans, et expulsèrent de toute la contrée tous les idolâtres, brisant les idoles, reconstruisant les lieux saints, dans lesquels le culte de Dieu était auparavant célébré, et sanctifiant tout ce qu'Antiochus avait souillé. Toi, Guillaume, que le noble seigneur des Barres m'a donné pour frère, lorsque ma mère 240 s'est unie à lui en mariage22, pour que tu devinsses ainsi mon frère utérin, maintenant, je t'en supplie, que ton cœur et ta main te montrent digne dune telle origine et noble émule de ton père. Et toi, comte Gui23, que le pays de Sidon et la terre des Philistins se réjouissent d'avoir pour prince, qui es véritablement mon frère et de père et de mère, que le courage de l'un et l'autre de tes parens s'imprime dans ton cœur, afin que tu paraisses égal en valeur à tes aïeux. Toi aussi, je t'adresse les mêmes avertissemens, Alain24, seigneur de Roucy, toi qui as remporté tant de triomphes sous notre roi, lequel t'a envoyé à cette guerre avec tous les autres. Et vous autres, seigneurs, veuillez tous ensemble vous souvenir et de vos pères, et de votre patrie, de qui vous tenez votre origine, afin que ni vos pères, ni votre douce patrie, n'aient à s'affliger d'avoir donné le jour à des enfans qui ne leur ressemblent point, à des nourrissons dégénérés, de quoi puissions-nous être préservés! Sur toutes choses, travaillez pour l'honneur du roi suprême, dont vous irez demain combattre les ennemis. Que lui-même daigne être le guide et le prince de ceux qui combattent pour lui, et qu'ainsi il soit fait selon la volonté divine!» 241 Il dit, et toute l'assemblée témoigne son assentiment d'une voix unanime, et nul ne lui refuse son approbation. Après avoir donné la nuit au sommeil, au point du jour Simon consacre au Seigneur les prémices de ses œuvres: il se rend à l'église de grand matin, afin d'assister, à l'heure solennelle, à l'office par lequel la Passion, figurée mystiquement sous la forme des choses de ce monde, reproduit indubitablement le miracle de notre salut. Bientôt après il passe en revue toute son armée, et d'un, seul corps il en forme trois. Aussitôt les portes sont ouvertes, et, tous revêtus de leurs armes, les croisés sortent d'une marche rapide, et se dirigent vers les bataillons ennemis, semblables au lion qui se bat les flancs avec sa queue pour animer sa fureur, lorsqu'il s'élance, portant le trouble, au milieu d'un troupeau de vaches qu'il voit au loin dans les vallons herbageux de l'Ida, et qui oublient leurs pâturages aussitôt qu'elles l'ont reconnu. Avec non moins de légèreté et tout autant d'impétuosité, les champions du Seigneur, marchant le glaive nu, s'élancent contre les ennemis qu'ils voient devant eux. A cette vue, les Aragonais se réjouissent, pensant qu'ils sont saisis d'un véritable transport de folie, et reçoivent d'autant plus volontiers ceux qui leur semblent se précipiter volontairement à la mort. Ils frappent donc avec courage, de même qu'ils sont frappés: dès les premiers coups ils résistent avec une égale valeur, et, resserrant de tous côtés leurs bataillons, ils forment un cercle, afin de ne laisser échapper par la fuite aucun de ceux qu'ils espèrent pouvoir détruire en un instant, pensant qu'il faudra bien 242 peu de temps à une armée de cent mille hommes pour envelopper un corps de douze cents hommes tout au plus. Déjà ce corps est caché, déjà l'on ne peut plus apercevoir cette poignée de Français, perdus au milieu des nombreux escadrons qui les environnent. Le combat devient plus rude, les coups sont redoublés, les lances n'agissent plus, les glaives nus pénètrent dans les entrailles. Mais déjà le courage n'est plus égal au courage, les coups sont inférieurs aux coups, les poings aux poings, les forces aux forces. Tout ennemi que frappe le Français tombe aussitôt, et rend dans l'air le dernier souffle de sa vie. Si quelqu'un tombe de cheval encore vivant, soudain les hommes de pied le déchirent, et lui arrachent les entrailles, tandis que les chevaliers s'empressent d'en renverser d'autres, afin que les hommes de pied puissent de leurs mains couper la gorge à ceux qui seront tombés, ou bien encore ils les tuent sur leurs chevaux mêmes, en les couvrant de blessures. Le roi d'Aragon cependant est furieux de voir ainsi massacrer sous ses yeux mêmes ses chers amis, sans pouvoir leur porter secours. Il s'afflige et veut essayer ses forces contre Simon, dédaignant de se mesurer avec d'autres, et jugeant tous les guerriers moindres que celui-ci indignes des coups de son bras royal. Simon, plus prudent et plus habile au combat, se porte à sa rencontre, et faisant un mouvement de côté, évite la lance du roi, qui s'avançait sur lui pour lui transpercer les côtes. Alors il saisit promptement la lance du roi et l'enlève à son bras, en même temps que la bannière royale suspendue à l'extrémité de la lance, et maintenant cette bannière flotte sur la citade- 243 lie de Rome avec le drapeau, pour rappeler au peuple un si grand triomphe. Le roi, tirant alors son épée, en frappe le comte; mais le comte se relevant plus fort, et faisant sauter le cimier qui flotte au-dessus du casque du roi, le soulève avec vigueur de dessus son cheval, le rabat sur le cou de cet animal, et le serrant fortement dans ses bras vigoureux, cherche à emporter le roi, voulant lui conserver la vie, car il ne pense point qu'il soit permis de donner la mort à un tel homme, et il desire que tout le peuple puisse le célébrer comme compatissant envers un ennemi et bon envers un méchant. Le roi cependant fait effort pour échapper au comte; il parvient, non sans beaucoup de peine, à se soustraire à ses rudes embrassemens, et tandis qu'il veut se redresser sur l'herbe verdoyante, il tombe de tout le poids de son corps et est renversé sur le sable jaunâtre.. Alors les Aragonais enveloppent le comte de tons côtés, cherchant à le dompter bien plus qu'à relever leur roi; mais le comte demeure ferme comme une tour, et agitant son épée en tout sens, il disperse ceux qui le pressent, engraisse la plaine de leur sang et accumule les cadavres autour de lui. Il y avait auprès du comte un écuyer, nommé Pierre, qui n'eût point été indigne d'être fait chevalier, à raison de sa naissance et de sa valeur dans les combats. Cet homme ayant eu son cheval tué marchait à pied, et déjà il avait donné la mort à deux cents hommes peut-être. Ayant écarté la cuirasse du roi, déjà l'écuyer approchait le fer de sa gorge, lorsque le roi s'écria: «Je suis le roi, éloigne-toi, retiens ton bras, garde-toi de tuer le roi, mais plutôt sauve- 244 lui la vie, et pour prix de cette vie il te donnera de nombreux milliers de marcs.» Pierre lui répondit: Tout-à-l'heure, n'étant pas loin d'ici, je t'ai vu cherchant avec ton glaive à percer le cœur de Simon: tu m'aurais également tué et tous les Français à la fois, si la fortune t'eût regardé d'un œil favorable. Tu mérites donc de succomber sous ma main, toi qui voulais donner la mort à moi, au comte, à tous les Français. En toi l'homme seul mourra, mais ta mort fera le salut de nous tous et de tous les nôtres. Tu es roi, et je desire être connu pour l'homicide d'un roi; que ma droite donc brise maintenant cette gorge royale, ma droite qui déjà a mutilé les membres de deux cents hommes de ton peuple. Combien dirais-tu qu'il en est tombé sous les coups de mes compagnons, puisque le Seigneur, dont tu t'es fait imprudemment l'ennemi, m'a donné à moi seul le pouvoir d'en tuer autant? Maintenant donc il est convenable que tu accompagnes les tiens vers les ombres, afin qu'ils n'aient point peur de se présenter sans leur roi devant Pluton, et si le hasard fait que tu puisses triompher de celui-ci par la force, tu seras seul roi en ce lieu. Si tu veux toutefois que le destin plus favorable t'accorde la victoire, il faut nécessairement que tu combattes pour une meilleure cause. Va donc et n'oublie pas le présent qu'exige Caron; car il ne laissera point passer lé Styx à toi ni aux tiens, si ton ombre ne lui paie d'abord le passage et ne lui présente de sa bouche la pièce de monnaie, attendu que tous sont devant lui de la même condition; le serf ne diffère point du seigneur, ni le 245 roi du chevalier; ni les forces ne servent à l'homme fort, ni les richesses au riche, ni la pourpre au roi: le pauvre et le riche boivent à la même coupe, et la même boisson est donnée à tous.» En disant ces mots, il avait déjà plongé son fer pour le teindre dans le sang du roi, et frappé deux fois pour mieux assurer ses coups. Aussitôt les Aragonais;, ayant perdu leur roi, se dispersent à travers les champs et les vallons. Déjà les comtes de Foix et de Toulouse ont aussi montré le dos aux Français; quiconque peut se soustraire à la mort travaille de ses pieds à sauver sa vie en fuyant, aimant mieux devoir son salut à sa légèreté qu'à son glaive. Cependant l'armée de Toulouse était encore debout sur la rive du fleuve, enfermée sous quarante mille tentes élevées, observant sur le côté gauche les avenues du château, afin que personne ne se rendît auprès des assiégés on ne sortît de chez eux, pour leur porter ou aller chercher quelque secours. Bernard, leur évêque25, qui était alors enfermé avec les autres dans la tour de Muret, ayant vu les Toulousains attendre ainsi sous leurs tentes, comme pour recommencer la bataille, leur commanda qu'ils eussent à se convertir à la bonne et véritable foi, à se donner de cœur à leur comte fidèle26, et à mettre un terme à la guerre. Mais eux n'eurent pas de honte de frapper de la verge des Teutons le serviteur qui était allé leur porter ces paroles de piété, et celui-ci, après avoir reçu des coups et toutes sortes d'insultes, eut grand'peine à s'en retourner, en conservant encore 246 quelques-unes de ses dents. Les Toulousains ne craignirent pas non plus de déchirer en mille pièces l'étole que leur saint évêque leur avait envoyée en signe de paix. A peine le comte, qui était revenu couvert de gloire de la bataille livrée pour le Seigneur, eut-il acquis la certitude de ce dernier événement, quoi qu'il fût déjà très-fatigué du carnage des Aragonais, et que ses guerriers harassés demandassent à se reposer après le combat bien plus qu'à aller se battre de nouveau, le comte cependant sortit des portes, et, animée d'un courage aussi ardent que si elle n'eût point combattu de toute la journée, sa troupe invincible sortit avec lui pour se porter vers le camp des ennemis. L'armée toulousaine n'osa sortir pour marcher à la rencontre des Français remplis de fureur; mais se confiant en son nombre et pensant qu'il lui serait facile de résister dans son camp à cette faible troupe, elle barricada toutes les avenues, et voulut tenter de se défendre. Mais au bout de peu de temps, privée de la protection du Seigneur, elle tourna le dos, et, ne pouvant soutenir un choc si violent, se laissa massacrer et céda honteusement à ses ennemis. Comme un loup, qui ayant brisé les barrières et étant entré de nuit dans une bergerie, ne cherche point à assouvir sa soif ou à avaler d'une dent avide la chair de ses victimes, se bornant à saisir à la gorge les moutons chargés de laine, ajoutant des morts à des morts, léchant le sang avec délices de sa langue toujours sèche, et rassasiant son estomac de cette chaude boisson; de même la troupe consacrée au Seigneur s'élance au milieu de ses ennemis, massacrant de tous 247 côtés, et de son glaive vengeur elle satisfait à la colère du Seigneur, qu'avait doublement excitée contre lui-même ce peuple déserteur de la foi, et qui s'était fait compagnon des hérétiques. Nul ne s'occupe à les dépouiller ou à faire des prisonniers; seulement ils rougissent leurs glaives à force de frapper, et enlèvent la vie aux vaincus en répandant tout leur sang. En ce jour la valeur des Français brilla d'un si grand éclat que cette seule journée envoya dans les marais du Styx trois fois cinq mille hommes et deux mille hommes de plus, et le bras du Seigneur les couvrit tellement de sa protection, que, sur toute l'armée des Français, il ne périt que huit pélerins, que les ennemis avaient rencontrés sans armes. Le Christ accorda les joies de la vie éternelle aux ames de ces pélerins, ainsi dégagées des chaînes de la matière, puisque leur sang avait été répandu pour son nom. Vers le même temps, les Français remportèrent de nouveau un triomphe non moins grand, lorsqu'ils combattirent de leurs armes victorieuses contre les gens de Saintes, de Bordeaux, de Blaye, contre les Poitevins et les Anglais, et d'autres innombrables ennemis que Jean avait envoyés de divers lieux pour attaquer les catholiques. Ils furent vaincus par la valeur de Simon et par le noble corps de la race française, faible en nombre, mais immense par sa force, et qui mérita d'être célébré dans le monde entier, en faisant succomber des milliers d'hommes sous son fer, fécond en triomphes. A la suite de cette bataille, un petit nombre d'ennemis, fuyant avec Savary, que le roi des Anglais leur avait donné pour chef dans sa témérité, eurent grand'peine à sauver leur vie au prix d'une 248 fuite honteuse? Lorsqu'il apprit ces nouvelles, Jean, le cœur rempli de fureur, et irrité de ne pouvoir triompher ni par ses fraudes, ni par la guerre, dirigea contre le Christ et contre ses serviteurs ses armes, inutiles dans ses mains lorsqu'il les employait contre les Français, et reprocha à tous les siens leur lâcheté, qui ne pouvait opposer de résistance aux Français; et, comme si Dieu le frappait injustement de tous ces maux, il s'appliqua, en son ame féroce, à, combattre uniquement contre le Seigneur et contre ses serviteurs. Alors, se vengeant sur les membres du Christ d'avoir été tant de fois vaincu et mis en fuite par Philippe sur terre et sur mer, et de n'avoir vu tourner à son honneur aucune de ses entreprises, Jean dépouille les églises, enlève les biens du clergé, bannit des terres de leurs aïeux tous les habitans de la campagne et les citoyens, et, tout couvert de crimes, le misérable se précipite encore dans des crimes nouveaux. Il se livre à tous les desirs de la bouche, et souille son corps des taches de la débauche. L'avidité s'empare de toutes les avenues de son cœur, et il entasse des trésors, sans pouvoir apaiser la soif qui le dévore; plus il brûle de satisfaire ce besoin à force d'accumuler, et plus son cœur est consumé de l'ardent desir d'amasser et le porte à inventer, dans sa méchanceté, toutes sortes d'artifices pour enlever l'or et l'argent à tous ceux qui lui sont soumis. Ceux qu'il ne peut dépouiller, ou il les fait périr par le glaive, ou il les charge de fers pesans, pour les faire mourir d'une mort lente, et la faim, qui amène le désespoir, les détruit dans leur prison même. En ou- 249 tre, il expulse tous les prélats de leurs siéges sacrés, et les bannit de toute la contrée d'Angleterre, afin de pouvoir, après avoir enlevé leurs patrons au peuple et au clergé, dépouiller ceux-ci de leurs biens avec plus de facilité. Il ne ménage pas davantage les moines et ceux de l'ordre de Cîteaux, qui portent le vêtement blanc, et ceux de Cluny, qui portent l'habit noir, afin que l'on découvre manifestement le sens des paroles problématiques du poète Merlin, qui a dit, à ce qu'on rapporte: «Il régnera sur les Anglais, celui qui dépouillera de leur argent et les orties et les lis;» désignant par ces paroles les moines blancs et les moines noirs. Jean interdit aussi la musique des instrumens d'église: en tous lieux la voix du clergé demeure en silence et s'abstient de chanter les louanges de Dieu; l'Eglise n'administre plus les sacremens, ne célèbre plus aucun office, et pendant sept années l'Angleterre toute entière se souille du culte du paganisme. Durant ce même temps la France nourrissait les saints pères expulsés de leurs propres siéges: touché d'une magnanime pitié, le magnanime Philippe leur donnait asile en toute sûreté; et, afin qu'ils supportassent plus patiemment le fardeau de l'exil, il les entretenait, dans sa compassion, des trésors de l'Eglise et du fisc. Vers le temps de la même Pentecôte27, le neveu du roi Jean, Othon de Saxe, que le sort avait élevé, sous de funestes auspices, aux suprêmes honneurs, afin que l'empire eût à s'affliger d'être souillé par un nouveau Néron, dévastait le territoire de la ville de Rome, les propriétés du bienheureux Pierre, le patri- 250 moine direct du serviteur des serviteurs du Christ, et cependant il savait bien que ce qu'il enlevait ainsi pour lui de vive force et à main armée était bien réellement la propriété du siége apostolique. Ceux qui se rendaient à Rome, et ceux qui, pour accomplir leurs vœux, s'en allaient porter secours à la Terre-Sainte, et que la croix qu'ils avaient prise eût dû protéger et tenir à l'abri de tout ennemi, dans la malice de son cœur, il les soumettait à toutes sortes de supplices, dépouillant les uns, tuant les autres; à ceux-ci, faisant couper quelque membre, en enfermant d'autres dans une obscure prison, afin de pouvoir leur extorquer de plus grosses sommes d'argent. Celui qui croyait pouvoir marcher tranquillement, à raison de sa pauvreté, était accablé de coups, et recevait l'ordre de retourner dans sa patrie, sans pouvoir arriver jusqu'au siége apostolique. Othon bloquait les avenues des villes, les voies publiques n'étaient pas ouvertes à personne, nul sentier ne présentait d'issue où l'on pût trouver sûreté. Le brigand armé investissait les vallées et les passages les plus escarpés, afin que nul voyageur ne pût aller de côté ou d'autre; les ponts étaient hérissés de glaives et de vagabonds, qui dépouillaient de vive force tous ceux qui se présentaient. On n'avait donc plus aucun moyen d'aller visiter Rome, ou le sépulcre du Seigneur. La renommée instruisait la plupart des voyageurs à retourner en arrière, au milieu de leur marche, et à rentrer dans leur pairie sans avoir accompli leurs vœux, afin qu'ils n'allassent pas témérairement se jeter dans des périls trop certains, puisqu'aussi bien ils ne pouvaient s'acquitter de leurs vœux sans 251 en recevoir de dommage. Car nul ne doit se précipiter vers sa ruine pour l'accomplissement d'un vœu, lorsqu'il peut attendre un meilleur temps pour s'en dégager. Mais, afin que je ne succombe pas aux soins d'un travail trop assidu, il convient que j'interrompe mon ouvrage, et que je prenne du moins quelques momens de repos, pour respirer plus librement.
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NOTES (30) Comte d'Auvergne. (31) Othon IV, empereur d'Allemagne. (1) En 1204. (2) Caen. (3) En 912. (4) Gisèle. (5) Popa, fille de Gui, comte de Senlis. (6) Le roi Richard avait un peu réformé cette coutume par un décret publié en 1190. (7) Henri II. (8) Par des lettres en date du mois de janvier 1207, le roi concéda à Guillaume la sénéchaussée d'Angers, sous condition, s'il voulait la reprendre en sa main, de rendre à Guillaume la sénéchaussée qu'il tenait auparavant. Voyez un Registre du roi Philippe-Auguste, déposé à la Bibliothèque du Roi, manuscrit n° 9852, A, fol. 94, verso. (9) Henri Clément. (10) De Lusignan. (11) De Mauléon. (12) Portaclée, appelé Jean de Porcelin par Thomas Rymer, et plus loin, par notre auteur, Porteclin de Mauzy. (13) Rigord rapporte à l'an 1208 cette victoire de Henri le maréchal, et à l'an 1207 l'expédition du roi dans le Poitou. (14) Traditions fabuleuses empruntées à Geoffroi de Monmouth. (15) Rigord rapporte que Loche et Chinon furent assiégées par Philippe en 1205; par où l'on voit que le poète breton n'observe point l'ordre chronologique dans ses récits, ce qu'on a pu remarquer déjà plusieurs fois. (16) Comme fils du Constance, sœur du roi Louis VII. (17) Lettres du pape Innocent III, du mois de novembre 1207 (18) La ville de Béziers fut prise le 22 juillet 1209. (19) Au mois d'août de la même année. (20) Gaston de Béarn. (21) Le manuscrit porte septuaginta: il y a lieu de croire qu'il faut lire septingenta, sept cents, pour que l'auteur soit d'accord avec lui-même, puisqu'il dit quelques pages plus loin, en parlant encore de l'armée de Simon, qu'elle comptait mille ducentos, à peine douze cents hommes. (22) Amicie, comtesse de Leicester, fille de Robert III, comte de Leicester, avait épousé en premières noces Simon de Montfort, comte d'Evreux, et se maria ensuite à Guillaume des Barres, illustre chevalier, dont il a été souvent question dans ce poème. (23) Gui de Montfort, à qui son frère Simon, alors comte de Toulouse, avait donné le comté de Castres. (24) Alain de Roucy, vaillant chevalier dont parle Pierre de Vaulx-Cernay, dans son Histoire des Albigeois, chap. 58. (25) L’évêque de Toulouse était Foulques, et non Bernard. (26) Simon de Montfort. (27) En 1210. |