GUILLAUME LE BRETON.
PHILIPPIDE : CHANT VII
Oeuvre mise en page par par Partick Hoffman
texte latin numérisé par Philippe Remacle
COLLECTION
DES MÉMOIRES
RELATIFS
A L'HISTOIRE DE FRANCE,
depuis la fondation de la monarchie française jusqu'au 13e siècle
AVEC UNE INTRODUCTION DES SUPPLÉMENS, DES NOTICES ET DES NOTES;
Par M. GUIZOT,
PROFESSEUR D'HISTOIRE MODERNE A L’ACADÉMIE DE PARIS.
v LA PHILIPPIDE,
POÈME,
Par GUILLAUME LE BRETON.
POUR LE TEXTE LATIN
.
CATHALOGUS MATERIE LIBRI SEPTIMI.
Gaillabdi sedem describit septimus. At rex SEPTIMUS LIBER INCIPIT.
Volverat interea rapido se circulus axe,
Jamque revestierat tellus se floribus, herbis
Est locus Andelii qui nunc habet insula nomen,
Karolides igitur, cupiens tam nobile castrum
Protinus adduci naves rex imperat amplas,
Velgica rura patent cursoribus, unde refertur
Interea, varias versans in pectore curas, 140
Dimensus spatiis horarum tempora certis,
Nec mora, terrificus it per tentoria clamor.
Post equites primos, ita lumine multiplicato,
At Barrensis eques, atque invictissima virtus[
Jamque quiescebant acies, nondumque sopori
Trabs pregrandis erat extrema pontis in ora,
Hic Gaubertus erat ita doctus in arte natandi,
Letitie testis clamor per castra levatur,
Hoc inter castrum vicinaque menia rupis,
At vero rupes Gaillardica non metuebat
Instrumenta videns rex tormentalia nullum
Per clivos igitur et per convexa cavari
Has igitur replet famulis et milite multo,
Talia magnanimus hosti dare cingula novit,
Atqui Rogerus, et quos angustia major
Hoc metuens iterum Rogerus, deligit omnes
Quid facient miseri, cum sinthinc inde repulsi,
Contigit ut pareret ibi quedam femina, cujus
Pleno luna quater a fratre remotior orbe
Temporis id circa rex e Gaillone profectus
Dixit, et emissis tribui jubet omnibus escas.
Et jam finis erat hyemis, tellusque, calore
Pluribus inde locis marre durique ligones,
Parte alia, turres quibus est belfragia nomen,
Hic Blondellus erat, Perigas, aliique viri quos
Utque magis reliquos animet, pugnantibus ipse
Rupis in extremo cuneo, que vergit ad eurum,
Tunc quoque Rogerus hora succendit eadem
Contiguam muris in summo colle Johannes
Sed virtutis opus incendia nulla retardant,
Vix minuebatur uimus, vix flamma sedebat :
Pons erat in vivo , quo scandebatur in arcem,
Rex ita Gaillardo per prelia multa potitus,
At rex Anglorum, nimium confusus et exspes,
Jamque fatiscentem, feruleque ad verbera surdum,
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176 CHANT SEPTIEME.
ARGUMENT. Description du siège de Château-Gaillard. — D'abord le roi assiège le château d'Andely, autrement dit de l'Ile. — Jean n'obtient aucun succès ni sur l'eau ni sur terre.— Gaubert (20), nageant sous les eaux, va mettre le feu aux retranchemens. — Ensuite l'ile est prise, et le roi, quoique absent, assiège pendant six mois la citadelle, défendue par ses fossés et ses tours. — Roger(21) en fait sortir le peuple, pour ménager ses vivres, et ceux qu'il a chassés périssent de l'horrible supplice de la faim, au milieu des rochers et dans les cavernes. — Au retour du printemps, le roi revient pour recommencer le siège; il s'empare de Château-Gaillard par les plus grands efforts, et après y avoir employé beaucoup de temps, il expulse enfin le roi Jean de toute la contrée. Cependant l'année avait roulé sur son axe rapide, entraînant les astres dans son mouvement circulaire; déjà le Scorpion annonçait la prochaine arrivée des brouillards; déjà la terre commençait à blanchir sous les gelées et était toute couverte de la chevelure des arbres, dont les pluies froides et le souffle violent de Borée avaient secoué les feuilles, suspendues aux branches élevées. La guerre était interrompue et languissante pour quelques courts instans; le chevalier, 177 déposant les armes, retournait dans ses domaines; les hommes de pied, marchant par bandes, se réjouissaient de revoir leurs champs; leur retour réjouissait aussi leurs parens, et ils confondaient leurs transports d'allégresse, en attendant que les horribles frimats de Borée se retirassent par degrés, et que la belle saison rappelât à la guerre les hommes d'armes. Déjà la terre s'était revêtue de fleurs1 les champs déployaient le luxe de leurs plantes; déjà plus de la moitié du printemps s'était écoulée, quand le roi, rempli de colère, appelle de nouveau ses troupes à la guerre, pressé de rendre enfin à Jean la juste peine du talion et de le punir de l'assassinat de son neveu, de tant de crimes, de tant d'actes de fureur, dont ce misérable ne savait jamais s'abstenir. Jean, cependant, employant sans cesse des éclaireurs, se tenant toujours sur ses gardes pour éviter les périls de la mort, s'appliquait particulièrement à se tenir loin de la face du roi, et, fuyant des lieux vers lesquels celui-ci devait se rendre, savait toujours se cacher dans des retraites sûres. Le roi ayant reconnu ces manœuvres, tourna contre les terres de Jean ses escadrons armés de fer, qu'il eût mieux aimé diriger contre Jean lui-même, si celui-ci eût voulu renoncer à la fuite, se préparer au combat, et marcher à sa rencontre. Il est à Andely un lieu que l'on nomme maintenant l'Ile, où la Seine féconde se divise en deux branches, qui se rejoignent non loin de là pour ne plus former qu'un seul lit, enfermant ainsi de tous côtés la terre qui les sépare: celle-ci cependant forme une 178 plaine saillante et tellement exhaussée qu'elle n'a point à redouter d'être couverte par les eaux qui l'environnent. La surface bien unie de cette plaine se développe de tous côtés en rond, sans s'élargir sur aucun point; et, se contenant dans ses limites, elle ne perd sa forme d'aucun côté, et ne présente aucun angle. Jadis le roi Richard avait fortifié cette position d'une tour, qu'il avait environnée de retranchemens et de murailles élevées. A l'intérieur, il avait construit une demeure royale, digne d'être habitée par les plus grands princes, et fait élever des ponts, par lesquels on arrivait à l'une et à l'autre rive. De là, à la distance où une fronde, tournant avec force, pourrait lancer une pierre en trois coups, est une roche élevée qui s'élance au loin dans les airs, et dont le sommet échappe à la vue des hommes, tant il forme une bosse saillante! Du côté qui plonge sur les eaux du fleuve, si quelqu'un porte ses regards sur ce rocher, il croit ne voir autre chose qu'une tour très-élevée, habilement construite en ciment et en pierres quarrées, tant cette face est unie, tant elle s'élève en droite ligne dans les airs, comme pour atteindre jusqu'aux astres. Mais de l'autre côté, qui fait face au levant, à l'extrémité moins élevée de la roche, et cependant à une hauteur convenable, s'étend une belle plaine, plus longue que large, bordée des deux côtés par des vallées horriblement profondes: cette plaine se prolonge ainsi, en se rétrécissant en forme de coin, jusqu'au pied d'une montagne voisine qui la domine, tout en en demeurant séparée par une vallée, qui empêche d'y aborder. Ce lieu donc avait été déjà suffisamment fortifié 179 par la nature; mais Richard employa beaucoup d'art à le rendre encore plus inexpugnable. Il ferma les extrémites d'une double muraille, et fit élever sur toute la circonférence de hautes tours, qui furent placées à égale distance l'une de l'autre. De plus, il fit enlever les décombres des deux côtés des murailles, afin que nul ne pût y monter, ou y arriver en rampant du fond de la vallée. Au milieu de la plaine, on éleva une muraille transversale; à force de travail, la pierre elle-même fut creusée et s'ouvrit en un fossé profond et large, qui formait comme une vallée: ainsi se trouva tout-à-coup pratiquée une double fortification, qui était en même temps un seul ouvrage, doublé par les murailles qui le divisaient, en sorte que si l'un des deux venait à souffrir quelque dommage, l'autre pût encore se protéger et protéger les habitans. Ensuite il fit arrondir le rocher qui, élevé au dessus de toute la plaine, s'élançait au loin dans les airs: sur le sommet de ce rocher, il fit garnir les bords de fortes murailles; et, nettoyant l'intérieur, tout couvert de pierres et de cailloux, il aplanit toute cette enceinte, y fit construire beaucoup de petites habitations et des maisons capables de contenir beaucoup de monde, ne réservant que le point central, sur lequel il fit bâtir une citadelle. Cette position, la beauté du lieu, et toutes ces fortifications ont porté dans le monde entier la renommée de la roche de Gaillard. Le descendant de Charles, desirant donc conquérir pour les Français un si noble château, conduisit ses troupes vers le château inférieur, au point où la Seine l'enferme en son sein, et dressa ses tentes le 180 long des rives du fleuve. Les habitant cependant publient qu'ils veulent faire les plus grands efforts pour se défendre; et, afin de n'être pas subitement envahis par l'ennemi, ils rompent d'abord, et précipitent leur pont dans les eaux du fleuve. Tout-à-coup s'élèvent plusieurs pierriers, qui ne cessent de lancer des pierres. Une triple digue, construite en dessous des remparts de Château-Gaillard, et formée de pieux carrés et de chêne très-dur se prolongeait jusque vers la rive opposée du fleuve, destinée à interdire toute navigation à nos vaisseaux. Mais les jeunes gens français, à qui l'art de la nage n'est point demeuré inconnu, vont arracher cette digue, la renversent à coups de hache; et, tandis qu'ils travaillent ainsi, des pierres et des dards, lancés du haut du rocher, tombent sur eux comme la grêle: plusieurs s'en défendent avec leurs boucliers ou des pièces de bois; plusieurs aussi reçoivent une mort honorable, en combattant pour la gloire de la patrie et pour l'honneur du roi. Enfin ils ne cessèrent de travailler qu'après avoir ouvert un libre chemin, pour que la flotte pût venir apporter des vivres et toutes les choses dont peuvent avoir besoin ceux qui marchent à la suite d'un camp. Aussitôt après, le roi ordonna d'amener de larges navires, tels que nous en voyons voguer sur le cours de la Seine, et qui transportent ordinairement les quadrupèdes et les chariots le long du fleuve. Le roi les fit enfoncer dans le milieu du fleuve, en les couchant sur le flanc, et les posant immédiatement l'un à la suite de l'autre, un peu au dessous des remparts du château: et, afin que le courant rapide des eaux ne pût les entraîner, on les arrêta, à l'aide 181 de pieux enfoncés en terre et unis par des cordes et des crochets. Les pieux ainsi dressés, le roi fit établir Un pont sur des poutres soigneusement travaillées, et désormais, n'ayant plus besoin de rames, il put, à l'image de Xerxès, marcher à pied sec sur les ondes qui se répandaient de toutes parts, divisées par ce grand ouvrage, de telle sorte que les rives mêmes ne pouvaient plus les contenir, et que dans cet état on eût pu les comparer avec vérité aux ondes même de la mer, lorsqu'elles sont soulevées par les vents. Puis le roi fit élever sur quatre larges navires deux tours, construites avec des troncs d'arbre et de fortes pièces de chêne-vert, liés ensemble par du fer et des chaînes bien tendues, pour en faire en même temps un point de défense pour le pont et un moyen d'attaque contre le château. Puis les travaux, dirigés avec habileté sur ces navires, élevèrent les deux tours à une si grande hauteur, que du haut de ces tours les chevaliers pouvaient faire plonger leurs traits légers sur les murailles ennemies. Ainsi le roi accablait de diverses manières les assiégés, et les attaquait en même temps de tous côtés. Cependant les champs du Vexin demeurent ouverts aux coureurs, et l'on en rapporte sans cesse du butin et une telle quantité de vivres, que tous ceux qui habitent dans le camp ne manquent absolument de rien. Aucun lieu n'est respecté, on dépouille et les maisons et les champs; par là, ceux qui combattent en dehors reçoivent sans cesse de nouvelles denrées, tandis que ceux qui font tous leurs efforts pour défendre leur vie et le château voient diminuer 182 de plus en plus leurs provisions. Aucun chemin n'est ouvert par où qui que ce soit puisse apporter à ceux-ci des secours ou des vivres d'aucune espèce. Pendant ce temps, agité en son cœur de toutes sortes de sollicitudes, Jean cherche en mendiant des secours dans les artifices qui lui sont connus, et, ce qu'il n'ose entreprendre en plein jour, à la face du soleil, savoir de faire irruption dans le camp, il veut l'oser à la faveur de la nuit obscure. Alors révélant à son maréchal les secrets de son cœur: «O toi, Guillaume, lui dit-il, très-fidèle dépositaire de mes pensées, prends avec toi trois cents chevaliers d'élite et trois mille serviteurs à cheval, prends en outre quatre mille hommes de pied parmi mes vassaux; fais que la bande de Lupicar marche avec toi. Allez ensemble, à l'ombre de la nuit ténébreuse, et, lorsque la lune dorée aura caché sa face, jetant subitement le désordre dans le camp du roi, faites une attaque vers cette partie du fleuve, d'où naguère le roi a passé de ce côté-ci, en traversant son pont. Presque tous les chevaliers l'ont traversé avec lui, le chevalier des Barres, ceux que la Champagne a envoyés, et tous les hommes de guerre dont le courage est le plus grand. De l'autre côté, sont demeurés le comte Robert2; Hugues, héritier de Neufchâteau; Simon3 et la bande de Cadoc: ils se sont enfermés tout près de la rive du fleuve, et le roi leur a laissé le soin de défendre les travaux d'art et le pont. Dans la plaine sont couchés les ribauds et les pique-chiens, et tous ceux qui marchent à la suite des camps pour vendre toutes sortes 183 de choses, gens sur lesquels il nous sera facile d'assouvir notre fureur, en épuisant leur sang à notre gré. Brandin4, que Martin d'Arques soit ton compagnon. Qu'Alain, qui sillonne la mer avec ses navires à éperon, prenne avec lui les pirates qu'il emploie, lorsqu'il se plaît à aller piller tout ce qu'il peut trouver dans les îles de Guernesey ou d'Ouessant. Prenez encore avec les autres trois mille des hommes que la Flandre. m'a tout récemment envoyés; portez secours à vos compagnons qui, vous le savez, ont grand besoin et de secours et de vivres: remplissez de toutes les choses qui leur manquent, aussi bien que de provisions de bouche, les soixante et dix bâtimens que l'on nomme coureurs, et que Richard a fait construire pour le service de la mer et du fleuve; chargez en outre tous les antres, quels qu'ils soient, dont vous pourrez disposer. Allez, conduits par les rames, vers la rive opposée du fleuve, précipitez promptement dans les eaux le pont du roi, et fournissez à mon château toutes les choses dont il manque. Que s'il vous était trop difficile de couper le pont, attachez-vous, en combattant, à empêcher que le, roi ne puisse transporter des troupes de l'autre côté, pour secourir ceux des siens qui occupent la rive opposée. Ce que je veux bien graver dans vos esprits et vous répéter souvent, à vous, qui arriverez par le fleuve, et à vous aussi, qui vous avancerez par la plaine, ce que je veux bien fixer dans votre mémoire, c'est que chacun des deux corps attaque en un seul et même moment. Si la fortune vous 184 regarde d'un œil favorable, je vous suivrai demain, afin de mettre un terme aux travaux de cette guerre.» Ainsi le grossier paysan avait jadis coutume de donner ses ordres à ses serviteurs lorsque le loup lui avait enlevé une brebis au milieu des buissons épineux: «Va, criait-il à son serviteur, va au buisson; et toi aussi, berger, précipite-toi dans les ronces touffues; et toi encore, bouvier, pénètre dans cette caverne; moi, j'occuperai un poste de sûreté avec mon chien.» De même Jean envoie ses hommes d'armes affronter les plus grands périls, et lui, cependant, n'ose marcher avec eux. On obéit à ce roi, et nul délai ne retient ceux qui doivent partir. Les guerriers prennent les armes, la flotte abandonne le port; ceux qui appartiennent à chacune des deux expéditions sortent du camp en toute hâte. Les uns partent par eau, les autres s'en vont par terre, et tous, renonçant au sommeil, mettent à profit le silence de la nuit ténébreuse, empressés de consacrer aux œuvres de la guerre le temps qui devrait être donné au repos. Déjà, ayant mesuré la marche du temps avec certitude, l'oiseau qui de sa voix perçante annonce l'approche de l'aube bienfaisante, s'était battu trois fois de ses aîles; tout-à-coup, et par une nuit épaisse, il se fait une irruption dans le camp des nôtres, car le maréchal avait conduit ses troupes de terre en toute hâte et par le plus court chemin, tandis que les infinies sinuosités de la Seine retardaient la marche de la flotte, s'avançant le long de son cours. Les ribauds, les marchands et les gens du peuple sans armes, ivres après s'être rassasiés de la boisson de Bacchus, 185 et déjà à demi-morts, sont massacrés et succombent sous le glaive, semblables à des moutons. Un grand nombre d'hommes tombent d'une mort inattendue, la vie s'échappe de leurs corps avant même que leurs corps aient senti le coup qui les frappe, tant ils sont accablés sous le poids excessif du vin et du sommeil! Tout aussitôt une clameur terrible s'élève dans les tentes. A peine ceux qu'elles enferment sont-ils éveillés, la mort les entraîne vers le fleuve qu'ils cherchent à traverser à la nage, car le pont ne pouvait suffire pour donner passage à tant de milliers d'hommes du peuple se précipitant à la fois. Cependant le chevalier des Barres, faisant briller son glaive, s'oppose à leur fuite, et avec lui sont le comte de Boulogne5, Gaucher, Gui, Matthieu, et tous ceux encore qui tiendraient à déshonneur de ne pas être les premiers: «Où fuyez-vous, s'écrie-t-il; pourquoi . donc montrez-vous le dos? c'est votre fuite qui rend vos ennemis vainqueurs; c'est votre lâcheté qui donne de l'audace aux lâches, lorsque vous cédez devant l'ennemi, que vous lui permettez de vous frapper d'une mort qui n'est point vengée, et que celui qui porte les coups ne reçoit point de coups qui tendent, à le repousser.» Disant ces mots, ils ramènent au combat les hommes effrayés, leur inspirent un nouveau courage, et tous, d'un commun accord, se portent contre l'ennemi. Leurs bras vigoureux forcent à se replier vaincu celui qui naguère était vainqueur; l'épée s'agite avec fureur et accomplit l'œuvre que la colère 186 inspire à des cœurs invincibles. En même temps ils rassemblent des flambeaux en toute hâte sur la rive du fleuve et dans les lieux plus éloignés, substituant ainsi le jour à la nuit; les uns allument des lampes, les autres réunissent en monceaux des bois tels qu'on en brûle sur les bûchers; ceux-ci y ajoutent des bottes de paille, ceux-là des fagots de bruyère; l'un apporte de la graisse de lard, l'autre verse de l'huile sur la flamme, et ainsi la lumière est entretenue et sans cesse augmentée; toute apparence de nuit s'évanouit complétement, et les ombres ténébreuses se dissipent. A la suite des premiers chevaliers, et lorsque la lumière se trouve ainsi multipliée sur tous les points, les troupes s'avancent en hâte, et suivent les bannières du chevalier des Barres. Mais tandis que les hommes et les armes passent en foule sur le pont, ce pont se brise, surchargé d'un poids qu'il ne peut supporter. On le répare cependant, sans aucun retard, sur le point même où il s'est rompu, et bientôt, comme naguère, il prête de nouveau son secours à ceux qui se montrent si zélés. Le chevalier des Barres, et l'illustre escadron au courage invincible, aussitôt qu'il leur fut permis de reconnaître, à l'aide des flambeaux, les visages de leurs ennemis, accomplissent avec ardeur les œuvres de Mars, et, repoussant vigoureusement cet ennemi, ils renversent, font des prisonniers, massacrent, font payer par un juste retour le prix d'une trahison nocturne, et renvoient tous les maux qu'ils devaient souffrir à ceux qui les leur avaient destinés dans la méchanceté de leurs cœurs remplis d'artifice. 187 Déjà l'armée se reposait, mais sans s'être livrée de nouveau au sommeil; déjà la première lueur du jour avait rougi l'horizon, et réfléchissait ses rayons sur les ondes légèrement agitées; mais voici, la flotte armée en course, et chargée d'hommes et d'armes, s'avançant brusquement, sillonnait les flots de la Seine de ses proues aiguës. Une seconde fois on crie aux armes: Guerriers, prenez les armes, répandez-vous sur les bords du fleuve; mais surtout défendez le pont, élancez-vous au sommet des tours.» Animés par de telles clameurs, les combattans se rassemblent aussitôt, et remplis d'une bouillante ardeur, rivalisant de zèle, ils ont tous saisi leurs armes. Jourdan, Eldon de Rader, Pavins, Périgas, Tatin, s'élancent sur les tours de bois, et avec eux, tous ceux qui connaissent par un long exercice l'art de se servir des arbalètes, et ceux encore que leur courage seul excite à se porter sur ce point, afin de pouvoir lancer sur les ennemis des blocs informes de pierre, de grosses pièces de fer, des globes de feu, des marmites remplies de poix bouillante, de gros troncs d'arbres grossièrement coupés, des tisons, des pieux et d'autres pièces de bois. Sur le pont sont des guerriers décorés de l'ordre de la chevalerie, et parmi eux se trouvent le chevalier des Barres, Simon, Gui, les frères Malvoisin, le seigneur de Morens, et d'autres, dont la valeur portera les noms à la postérité, qui n'ont aucune crainte ni de la mort, ni de la captivité, dans le cœur desquels le courage a tellement fixé sa demeure qu'aucun de ces cœurs ne se détourne jamais de lui, car il s'est emparé de leur ame et de tous leurs mouvemens, et s'indignerait de les 188 accompagner dans toute autre course vagabonde. En même temps, une troupe d'hommes bien armés et munis de leurs boucliers, s'avance d'une marche rapide vers les rives du fleuve: ils occupent tous les abords, et ne cessent de lancer des pierres et toutes sortes de traits. Celui-ci combat avec sa fronde, celui-là avec des javelots, un autre avec des flèches; mais leurs traits peuvent à peine parvenir à la flotte, pour blesser, soit les matelots, soit eux qui viennent faire la guerre sur leurs navires, tant ceux-ci suivent droit leur chemin, tant leurs habiles pilotes demeurent toujours au milieu du fleuve, évitant d'appuyer sur l'une ou l'autre rive. Déjà cependant les ennemis s'approchaient du pont, et, tenant en main leurs fers tout préparés, osaient entreprendre de couper les pieux et les bateaux qui supportaient les poutres. Mais ils ne purent soutenir long-temps les traits qui pleuvaient sur eux comme la grêle, les pierres, les troncs d'arbres coupés en poutres, les marmites remplies de poix bouillante et les grosses pièces de fer qui tombaient sur eux du haut des tours élevées. Guillaume en effet6, et les autres chevaliers qui étaient avec lui, ne cessaient, du haut du pont, d'accabler leurs ennemis de diverses sortes de morts, les frappant de leurs piques ou de leurs pieux, de leurs glaives ou de leurs lances. L'un, tombant dans le fleuve, se livre à Thétis pour être inhumé, et implore les chœurs des Néréides pour en obtenir les honneurs de la sépulture; l'autre, déjà mort, tombe sur son compagnon mourant au milieu du navire, lui donne le dernier baiser, et se réjouit 189 d'aller avec un compagnon visiter les ombres de l'enfer. Celui-ci a le pied coupé, celui-là perd les yeux, un autre les oreilles: l'un succombe en voyant ses entrailles répandues hors de son corps, l'autre en ayant la gorge coupée; à celui-ci, un pieu vient casser la cuisse; à celui-là, une massue écrase le cerveau: à l'un, un glaive coupe une main; à l'autre, une hache brise les deux genoux, et cependant il ne se refuse point encore à combattre, jusqu'à ce que la poix, répandue sur lui, le force enfin à la retraite. Celui-là gémit, expirant sous le fer qui l'a frappé à la gorge, de ne pouvoir plus respirer par les voies ordinaires: celui-ci tombe, les deux tempes brisées d'un coup de pierre qui lui a traversé le front, semblable à la poule, aux narines percées de plusieurs trous, que la vieille servante chasse devant elle, au moment où elle veut couver dans son nid. Il y avait sur l'un des rebords du pont une énorme poutre de chêne, bien écarrie et d'un poids immense, tellement que vingt taureaux avaient eu grand'peine à la transporter sur un chariot: précipitée du haut du pont sur les assaillans, cette poutre écrasa les deux bâtimens, brisa les deux proues, et frappa sur les hommes qui s'occupaient à couper les pieux et les grosses pièces de charpente. Alors seulement les ennemis firent un mouvement rétrograde, et, ramenant leurs proues, présentèrent leurs poupes, et battirent les flots avec leurs rames. Vaincus, ils ne songent plus qu'à la fuite; et parmi tous ces combattans, il n'en est pas un seul qui n'emporte en son corps quelque blessure, sans compter ceux que la mort a déjà atteints et violemment accablés. Empêchés par le 190 fleuve, les nôtres n'eurent pas la possibilité de les poursuivre; mais du moins, tant qu'il leur fut permis, ils rirent tous leurs efforts pour les atteindre de loin, à coups de javelots, de pierres et de flèches. Galbert cependant7, Lodulus Galiot8 Thomas et Jean, que l'on a surnommé en langue latine le Noir9, ayant rencontré par hasard deux bateaux, bons coureurs, s'en emparèrent, et prirent avec eux des guerriers exercés aux combats sur l'eau. Ces quatre hommes, poursuivant vivement ceux qui fuyaient sur la rivière, leur faisaient en même temps la guerre; et, s'étant enfin rapprochés davantage, ils parvinrent à leur enlever deux barques, avec des matelots, des combattans, des effets et des vivres. Ce Galbert était tellement habile dans l'art de nager qu'il pouvait aller sous l'eau à une distance de mille pas. Cet homme, donc ayant rempli des vases avec des charbons ardens, les ferma et les frotta de bitume à l'extérieur avec une telle adresse, qu'il devenait impossible à l'eau de les pénétrer. Alors il attache autour de son corps la corde qui tenait aussi à ces vases, et, plongeant dans l'eau, sans être vu de personne, il va secrètement aborder aux palissades élevées en bois et en chêne, qui enveloppaient d'une double enceinte les murailles du château. Puis, sortant de l'eau, il va mettre le feu aux palissades, vers le côté de la roche Gaillard qui fait face au château, côté qui n'était défendu par personne, les en- 191 nemis n'ayant nullement redouté qu'on pût leur faire aucun mal vers cet endroit, en sorte qu'ils mettaient tous leurs soins à se défendre seulement sur les points par où les assiégeans les attaquaient plus vivement. Tout aussitôt le feu s'attache aux pièces de bois qui forment les retranchemens et aux murailles qui enveloppent l'intérieur du château, et s'élève dans les airs en tourbillons tout chargés d'étincelles, trouvant un nouveau secours dans les rayons du soleil et dans le souffle du vent de l'est, que l'orient poussait avec force, et qui, athlète vigoureux, secondait parfaitement les artifices de Galbert. Ainsi qu'Encelade, à la gorge embrasée, vomit sur l'Etna des vapeurs brûlantes et des rochers calcinés par le feu, telle la flamme dévorante, allumée furtivement par l'habileté du fidèle Galbert, dépouillait les murailles de tout ce qui servait à les défendre, et consumait les palissades, les retranchemens, les maisons, les tours à trois étages et les claies en bois doublées en cuir, qui concouraient pareillement à la plus grande sûreté des remparts. Témoignages d'allégresse, des cris s'élèvent aussitôt dans le camp et retentissent joyeusement jusque dans les cieux. Témoignages de tristesse, on entend dans l'intérieur des remparts des cris de douleur; tous les cœurs y étaient saisis de consternation, car ils ne pouvaient se prêter à eux-mêmes aucun secours, et ne voyaient point de sûreté, ni à demeurer cachés dans l'intérieur, ni à monter sur les remparts, tellement l'époux de Cythérée avait réduit tout en cendres, incendiant à la fois et les boucliers, et les portes, et les machines, recouvertes de claies, et les 192 palissades, et les échelles. Une petite troupe se sauva sur des navires; mais la plupart de ceux qui les montaient, cherchant ainsi à éviter le feu, furent étouffés par la violence ennemie de l'élément contraire. Les uns se cachèrent dans des grottes, d'autres entrèrent dans des guérites creuses, d'autres cherchèrent un asile sous des voûtes, ou dans quelque autre lieu, se cachant misérablement, jusqu'à ce que la violence de l'incendie se fût apaisée. Mais les Français, dont l'ardeur ne s'était point ralentie, arrivent bientôt sur leurs bateaux, et se saisissent des hommes cachés en divers lieux, et qu'avaient vaincus ou les tourmens de la faim, ou le voisinage des flammes. Enfin le roi, s'étant rendu maître du château, à force de valeur, et à la suite de tant de combats et de nombreux assauts, fit reconstruire tout ce qui avait été détruit par la force des armes ou par le feu, rétablit aussi avec sagesse les ponts que l'ennemi avait rompus, et remplit le fort d'armes et de guerriers d'élite. Entre ce château et les remparts de la roche, qui n'en étaient pas éloignés, se trouvait une grande rue, environnée de murailles de toutes parts et remplie d'une nombreuse population: celle-ci donc, aussitôt que l'île eut été prise, abandonna ses proprietés, et, se retirant au dessus, se mit à l'abri derrière les fortifications de la tour. Mais le roi, voyant la rue, et ses fortes murailles délaissées volontairement par leurs propres habitans, y fit entrer tout d'abord ses satellites et ses chevaliers, et distribua toutes les maisons à de nouveaux citoyens, qui se trouvèrent bien défendus des ennemis, leurs voisins, par la légion de Gautier et par la bande nombreuse de Cadoc 193 à laquelle seule le roi donnait tous les jours mille livres pour lui et les siens, en récompense de ses services, tandis que le fisc acquittait envers les autres la solde qui leur était assignée. De là, le roi, étant allé assiéger le château de Radepont avec une grande valeur, s'en empara au bout d'un mois, et y prit un grand nombre de guerriers remplis de courage et illustrés dans les combats: ces guerriers défendaient, de la part de Jean, ce château, dont les eaux limpides de la rivière d'Andelle baignent le pied, fécondent les champs, les prairies et les jardins qui l'embellissent, et vont non loin de là se perdre dans le fleuve de la Seine. La roche de Gaillard cependant n'avait point à redouter d'être prise à la suite d'un siége, tant à cause de ses remparts, que parce qu'elle est environnée de toutes parts de vallons, de rochers taillés à pic, de collines, dont les pentes sont rapides et couvertes de pierres, en sorte que quand même elle n'aurait aucune autre espèce de fortifications, sa position naturelle suffirait seule pour la défendre. Les habitans du voisinage s'étaient donc réfugiés en ce lieu, avec tous leurs effets, afin d'être plus en sûreté. Le roi, voyant bien que toutes les machines de guerre et tous les assauts ne pourraient le mettre en état de renverser d'une manière quelconque les murailles bâties sur le sommet du rocher, appliqua toute la force de son esprit à chercher d'autres artifices pour parvenir, a quelque prix que ce fût, et quelque peine qu'il dût lui en coûter, à s'emparer de ce nid, dont toute la Normandie est si fière. Alors donc le roi donne l'ordre de creuser en terre 194 un double fossé sur les pentes des collines et à travers les vallons, de telle sorte que toute l'enceinte de son camp soit comme enveloppée d'une barrière qui ne puisse être franchie, faisant, à l'aide de plus grands travaux, conduire ces fossés depuis le fleuve jusques au sommet de la montagne, qui s'élève vers les cieux, comme en mépris des remparts abaissés sous elle, et plaçant ces fossés à une assez grande distance des murailles pour qu'une flèche, lancée vigoureusement d'une double arbalète, ne puisse y atteindre qu'avec peine. Puis, entre ces deux fossés, le roi fait élever une tour en bois et quatorze autres ouvrages du même genre, tous tellement bien construits et d'une telle beauté que chacun d'eux pouvait servir d'ornement à une ville, et dispersés en outre de telle sorte, qu'autant il y a de pieds de distance entre la première et la seconde tour, autant on en retrouve encore de la seconde à la troisième. Toutes les autres tours sont également faites dans les mêmes dimensions, et des intervalles égaux les séparent l'une de l'autre. Après avoir rempli toutes ces tours de serviteurs et de nombreux chevaliers, le roi fait en outre occuper tous les espaces vides par ses troupes, et, sur tonte la circonférence, disposant les sentinelles de telle sorte qu'elles veillent toujours, en alternant d'une station à l'autre: ceux qui se trouvaient ainsi en dehors s'appliquèrent alors, selon l'usage des camps, à se construire des cabanes avec des branches d'arbres et de la paille sèche, afin de se mettre à l'abri de la pluie, des frimas et du froid, puisqu'ils devaient demeurer long-temps en ces lieux. Et, comme il n'y avait qu'un seul point par où l'on pût arriver vers les 195 murailles, en suivant un sentier tracé obliquement, et qui formait diverses sinuosités, le roi voulut qu'une double garde veillât nuit et jour et avec le plus grand soin à la défense de ce point, afin que nul ne pût pénétrer du dehors dans le camp, et que personne n'osât faire ouvrir les portes du château et en sortir, sans être aussitôt, ou frappé de mort, ou fait prisonnier. C'est ainsi que l'auguste roi sut entourer l'ennemi d'une ceinture, et fournir au peuple un sujet de proverbes, de plaisanteries et de chants joyeux, car il se divertissait de tous ces milliers d'hommes enfermés sous une seule enveloppe et de ce nid tout gonflé d'une abondante semence, qui devait enfin être forcée à en sortir dans la saison du printemps. En même temps que les gens du peuple s'amusent de ces propos et d'autres semblables, ils suscitent aux ennemis des sujets de deuil et de lamentation. On lit dans l'histoire que Jules fit, avec un succès tout pareil, murer les environs montagneux et les plaines ouvertes de Durazzo, faisant revêtir de ciment une muraille qui s'étendait jusques aux ports de l'Adriatique, afin d'enlever aux troupes de Pompée et des Romains tout moyen de fuir loin de la guerre civile. En ces mêmes lieux, Scæva, les membres tout couverts de blessures, dispersa les forces de Pompée, sauva à lui seul les citadelles, et mérita d'être à jamais célébré par la renommée10. Cependant Roger11 et ceux qui s'occupaient avec 196 plus de sollicitude du soin de conserver des vivres et de défendre le château, voyant qu'il leur serait difficile de nourrir tant de milliers d'hommes du peuple, attendu qu'ils ne pouvaient esperer d'avoir d'autres provisions de bouche que celles qu'ils possédaient en ce moment, ouvrirent les portes, et firent sortir cinq cents individus des deux sexes, leur disant d'aller devant eux où le sort pourrait les conduire. Peu de jours après, ils en firent de nouveau sortir un pareil nombre; et les ennemis, en ayant pris pitié, ne voulurent ni les arrêter, ni les faire mourir, car ils étaient tous mendians, misérables, et incapables d'aucun service de guerre. Le roi cependant l'ayant appris, défendit qu'on laissât désormais sortir du château ni pauvre, ni riche, et prescrivit qu'autant on enverrait d'hommes de l'intérieur aux portes de la citadelle, autant on eût à en repousser à coups de flèches et de javelots, afin qu'ils travaillassent tous ensemble à consommer leurs vivres, et que, lorsque les provisions commenceraient à s'épuiser, lorsqu'ils en viendraient à éprouver toutes les rigueurs de la famine, ils déposassent enfin les armes, et se vinssent livrer volontairement aux fers, ne pouvant plus se défendre, ni défendre leur château. Roger, redoutant aussi cet événement, compta et choisit tous les hommes capables de faire la guerre, que leur bravoure et leur âge rendaient plus vigoureux, afin de les retenir dans le fort, estimant que les vivres qu'il possédait en ce moment pourraient suffire à leur entretien pour tout le reste de l'année: quant à tous les autres, plus faibles par leur âge ou par leur sexe, ou qui étaient atteints d'une 197 infirmité quelconque, il les mit à part, leur donna leur congé, afin qu'ils pussent tous s'en aller; et cette fois, il en fit sortir douze cents en même temps, sachant bien qu'il envoyait ces malheureux à une mort certaine, mais ne s'inquiétant nullement de leur destinée, et songeant uniquement à se maintenir un peu plus de temps dans le château. Cependant cette troupe, ignorant les maux qu'elle devait bientôt éprouver, et sortant en désordre, se réjouit de laisser les portes derrière elle; et des lieux même où elle croit voir l'espoir du salut, elle se précipite tout aussitôt dans les plus affreuses calamités. Tel, sous les rayons ardens du soleil, un essaim s'élance hors du vase antique et profond qui l'enfermait, lorsqu'un roi nouveau, abandonnant sa mère, entraîne les abeilles à chercher ailleurs de nouveaux pénates; innombrables, elles sortent en bataillon serré, et volent en cercle, semblables à la neige que les vents font tourbillonner dans le vide de l'espace. Aussitôt que nos troupes virent sortir de l'intérieur du château et se diriger vers le fond de la vallée, en suivant le flanc d'une colline, ces hommes, portant des visages pâles et défaits, et tout couverts de haillons, elles les attaquèrent de loin à coups de flèches, et les forcèrent bientôt à s'arrêter et à se porter en arrière. Ils retournent donc en hâte vers les portes, mais celles-ci étaient déjà fermées, et le portier leur répond aussitôt d'une voix effroyable: «Je ne vous connais pas; allez chercher d'autres demeures; il n'est plus permis de vous ouvrir ces portes.» En même temps, ceux qui sont sur les murailles lancent sur eux des pierres et des traits, 198 les repoussent, et les frappent de consternation, les invitant aussi à aller loin des remparts, dans des vallées éloignées, où leurs traits ne pourront plus les atteindre. Que feront ces malheureux, ainsi repoussés de çà et de là, que feront-ils, ne voyant aucun chemin ouvert au travers de leurs ennemis, n'ayant plus la permission de demeurer au milieu de leurs amis, ne connaissant aucun lieu où ils puissent se réfugier, en se sauvant à travers les camps? Voilà, le parent est plus méchant et plus cruel que l'ennemi, ou pour mieux dire, l'ennemi est plus parent et plus ami que l'ami même. Certes, je ne m'étonne pas si l'ennemi n'accorde aucun passage à ceux envers qui il n'est lié par aucun sentiment d'affection, qu'il lui serait permis de frapper de mort ou de charger de fers, puisqu'il n'y a aucune loi qui commande d'épargner ses ennemis; mais aussi je ne saurais trouver aucune expression pour dire à quel point est inhumain celui qui avait déjà accueilli ces mêmes hommes, qui, depuis long-temps déjà, s'était fait leur concitoyen, et qui maintenant les rejette, leur retire tout appui, leur enlève même ce qui leur appartenait, ce qu'ils avaient apporté, alors qu'une crainte pleine d'angoisse les avait poussés à s'enfermer dans le château avec leurs vivres et leurs effets. Ils errent maintenant dans les vallons et les cavernes, privés de tout espoir de trouver quelque nourriture, et n'ayant, durant de longs jours, pour se soutenir (ô déplorable extrémité!) que l'eau qu'ils vont puiser au fleuve voisin. Il arriva qu'une femme mit un enfant au monde; 199 et cet enfant, encore souillé du sang de sa mère, fut déchiré par les ongles des hommes, et, à peine sorti du sein qui le porta, rentre en un moment dans le ventre de plusieurs hommes. De la même manière, une poule qui volait, et tomba au milieu d'eux, fut aussitôt saisie et avalée par quelques-uns, avec ses plumes, les os et un œuf tout chaud qu'elle portait en son corps. Tout ce qui peut céder sous la dent est aussitôt englouti dans les estomacs, et ils en viennent enfin à se nourrir de la chair des chiens, car Roger, n'oubliant aucune précaution, avait aussi ordonné de chasser tous les chiens du château, afin de ménager les vivres; ceux qu'il avait condamnés à la mort les mangeaient avec voracité, enlevant d'abord la peau avec les ongles, et finissant bientôt par avaler aussi jusques à la peau de ces animaux. Nul n'est plus arrêté par aucun sentiment de honte, nul n'évite de manger tout ce qu'il peut mettre sous la dent, sollicité qu'il est par la faim cruelle, qui seule triomphe de ceux qui sont invincibles, et seule fait succomber les villes. Jadis la famine de Pérouse, ni le siége de Modène12, ni toutes les blessures reçues sous les fourches Caudines n'affligèrent de tant de maux ceux qui assistèrent à ces événemens. Jadis encore Pétréius et son compagnon Afranius, et la phalange des Romains qui marchaient sous leurs étendards, enfermés, par les armes de César, sous les murs de Lérida, entre les eaux de la Sègre et celles de l'Ebre, dont le, 200 cours est si lent, n'eurent pas tant à souffrir de la soif, quoique ce tourment insupportable les poussât jusqu'à sucer la fiente des chevaux13. Déjà la lune, plus éloignée que la terre de son frère le soleil, avait quatre fois brillé en son plein, et s'était quatre fois cachée devant la face de son frère; une cinquième fois elle avait rallumé ses feux, et les malheureux étaient encore, et sans aucun espoir de salut, tourmentés par la faim infatigable, et qui ne sait point finir, horrible fléau qui les mettait au supplice, les pressant de son aiguillon, sans leur laisser un moment de repos. Dans cette étrange situation, ils ne vivaient ni ne mouraient; ne pouvant retenir la vie, ils ne pouvaient non plus la perdre; seulement les eaux du fleuve, vers lequel la faim les poussait sans cesse, retenaient encore en eux un reste d'existence. En ce même temps le roi, parti de Gaillon, se rendait à Andely pour visiter le château et ceux qui veillaient sévèrement tout autour des remparts de la Roche-Gaillard. Comme il passait sur le pont, suivi de beaucoup de monde, les malheureux proscrits s'écrièrent tout d'une voix, autant du moins que la faim leur permettait de crier: «Sois-nous propice, prends pitié des malheureux; roi très-bon, si tu n'as compassion de nous, nous périssons d'une mort injuste. Ici l'odieuse faim se repaît depuis long-temps de nos membres; plus cruel qu'un ennemi, notre concitoyen nous a livrés à cet affreux supplice; il nous a chassés, sans aucun motif, au nombre de douze cents, et à peine aujourd'hui en reste-t-il la moi- 201 tié.» Le roi, toujours facile pour les supplians, car il était né pour avoir compassion des malheureux et les épargner toujours, le roi, touché de ces lamentations, dit à ceux qui l'entouraient: «Laissez-les sortir, et qu'après s'être rassasié de nourriture, chacun d'eux puisse se rendre sans rien craindre où sa volonté le portera. Loin de nous que l'affliction des affligés s'accroisse jamais par nous! Il ne convient point que l'on puisse nous imputer la mort de ceux qui, déjà trop punis, ne peuvent plus faire de mal à personne.» Il dit, et commande de les faire tous sortir, et de leur donner à manger. Ceux-ci donc ayant reçu cette permission, et étant sortis de leurs cavernes, nous vîmes parmi eux un certain homme (spectacle déplorable!) qui s'obstinait à emporter encore la cuisse d'un chien: et, comme on lui disait de la jeter, cet homme dit: «Je ne renoncerai à cette cuisse, qui m'a fait vivre long-temps, que lorsque je serai rassasié de pain.» Alors un autre la lui enleva, et lui donna du pain; il le porta tout de suite à sa bouche, mais à peine pouvait-il mâcher: cependant, et quoique les morceaux de pain fussent mal broyés entre ses dents, il les avalait avec une extrême voracité, tant ses longues souffrances l'avaient à la fois affaibli et affamé. Mais déjà l'hiver était fini, et la terre, imprégnée d'une chaleur toute nouvelle, produisait des plantes et des fleurs, que Flore soignait, les recommandant à Zéphire son époux, et suppliant celui-ci de vouloir bien, de son souffle bienfaisant, colorer de pourpre, dans les jardins, les fleurs dont cette déesse tresse des cou 202 ronnes pour parer la chevelure des amans. Voyant la lenteur de ce siége, et pensant qu'il ne pourrait s'emparer de la Roche qu'au bout d'un très-long-temps, le roi, impatient en son cœur, et ne pouvant supporter de retard dans toute entreprise où le pousse son courage, qui, toutes les fois qu'il se met en devoir de mener à bien une œuvre quelconque, la commence avec vigueur et la termine avec plus de vigueur encore, ardent à commencer, et plus intraitable encore. pour arriver à ses fins, le roi, dis-je, dès l'entrée du printemps, rassemble ses cohortes armées, établit son camp sur le sommet de la montagne, et le prolonge des deux côtés jusques à la rive du fleuve, à travers les pentes escarpées de la colline, afin de tenter un moyen quelconque de parvenir jusques aux murailles et de s'emparer de la citadelle le plus promptement qu'il sera possible. Quel obstacle ne s'aplanirait devant le courage? Quel lieu résisterait à l'art ou au génie de l'homme, dont l'esprit se dresse toujours contre les plus grandes difficultés? Voici donc, du sommet de la montagne, jusqu'au fond de la vallée, et au bord des premiers fossés, la terre est enlevée, à l'aide de petits hoyaux, et reçoit l'ordre de se défaire de ses aspérités rocailleuses, afin que l'on puisse descendre du haut jusques en bas. Aussitôt un chemin suffisamment large et promptement tracé à force de coups de hache, se forme, à l'aide de poutres posées les unes à côtés des autres et soutenues des deux côtés par de nombreux poteaux en chêne, plantés en terre pour faire une palissade. Le long de ce chemin, les hommes, marchant en sûreté, transportent des pierres, des branches, des troncs d'arbres, de lourdes 203 moites de terre, garnies d'un gazon verdoyant, et les rassemblent en monceaux, pour travailler à combler le fossé. Ensuite les serpettes et les hoyaux, s'employant sur plusieurs points à arracher les buissons, les ronces et tous les arbrisseaux, forcent les plans inclinés des collines à s'adoucir sous leurs coups; et bientôt ce qui était une pente, se trouvant converti en plaine, toutes les aspérités trop rudes disparaissent successivement. Le sol de la campagne se réjouit de se voir ainsi aplani, et bientôt, par l'effet du zèle vigilant des ouvriers, s'élèvent sur divers points (résultat que nul n'eût osé espérer) de nombreux pierriers et des mangonneaux, dont les bois ont été en peu de temps coupés et dressés, et qui lancent contre les murailles des pierres et des quartiers de rocs, roulans dans les airs. Et afin que les dards, les traits et les flèches, lancés avec force du haut de ces murailles, ne viennent pas blesser sans cesse les ouvriers et ceux qui, transportant des projectiles, sont exposés à l'atteinte de ceux des ennemis, on construit entre ceux-ci et les remparts une palissade de moyenne hauteur, formée de claies et de pieux, unis par l'osier flexible, afin que cette palissade, protégeant les travailleurs, reçoive les premiers coups, et repousse les traits, trompés dans leur direction. D'un autre côté, on fabrique des tours, que l'on nomme aussi beffrois, à l'aide de beaucoup d'arbres et de chênes tout verts, que la doloire n'a point travaillés, et dont la hache seule a grossièrement enlevé les branchages; et ces tours, construites avec les plus grands efforts, s'élèvent dans les airs à une telle hauteur que la muraille opposée s'afflige de se trouver fort au dessous d'elles. 204 Là était Périgas Blondel, et avec lui d'autres hommes, que leur talent d'archers avait rendus précieux au roi, qui les enrichissait de terres, d'effets mobiliers et d'argent. Ces hommes ne cessaient de lancer contre les assiégés des traits qui leur faisaient de nombreuses blessures et portaient la mort de tous côtés. D'autres, se répandant çà et là, cherchaient des positions convenables d'où leurs frondes, qui font entendre un léger sifflement, leurs arbalètes ou leurs arcs, pussent lancer incessamment de petites pierres, des dards et des flèches, dont les assiégés eussent cherché vainement à se défendre sur tous les points où se trouvaient des créneaux ou des fenêtres. Dans l'intérieur du château il y avait aussi un pierrier qui vomissait sans relâche de grosses pierres, un mangonneau qui en lançait de plus petites, et les bras des assiégés s'employaient avec autant d'ardeur à jeter aussi des pierres. Leurs arbalètes, leurs frondes et leurs arcs ne demeuraient pas non plus en repos: nul homme, dans toute l'enceinte du château, n'était oisif, et chacun remplissait son office sans aucune interruption, afin que l'on combattît à armes égales au dedans ainsi qu'au dehors. De son côté, et pour animer de plus en plus les autres, le roi couvert de son casque était sans cesse au milieu des combattans, se portant tous les jours aux premiers rangs, encourageant de ses vives paroles tantôt ceux-ci, tantôt ceux-là, s'avançant jusque sur les fossés, et opposant son bouclier aux flèches et aux traits qui venaient sans cesse siffler autour de sa tête, et s'enfonçaient dans l'armure qui le protégeait. A l'extrémité de la Roche et dans la direction de 205 l'est était une tour élevée, flanquée des deux côtés par un mur qui se terminait par un angle saillant, au point de sa jonction. Cette muraille se prolongeait sur une double ligne depuis le plus grand des ouvrages avancés et enveloppait les deux flancs de l'ouvrage le moins élevé. Or voici par quel coup de vigueur nos gens parvinrent à se rendre d'abord maîtres de cette tour. Lorsqu'ils virent le fossé à peu près comblé, ils y établirent leurs échelles et y descendirent promptement. Impatiens de tout retard, ils transportèrent alors leurs échelles vers l'autre bord du fossé, au-dessus duquel se trouvait la tour fondée sur le roc. Mais nulle échelle, quoiqu'elles fussent assez longues, ne se trouva suffisante pour atteindre au pied de la muraille, non plus qu'au sommet du rocher, d'où partait le pied de la tour. Remplis d'audace, nos gens se mirent alors à percer dans le roc avec leurs poignards on leurs épées, pour y faire des trous où ils pussent poser leurs pieds et leurs mains, et se glissant ainsi le long des aspérités du rocher, ils se trouvèrent tout-à-coup arrivés au point où commençaient les fondations de la tour. Là, tendant les mains à ceux de leurs compagnons qui se traînaient sur leurs traces, ils les appellent à participer à leur entreprise; et, employant des moyens qui leur sont connus, ils travaillent alors à miner les flancs et les fondations de la tour, se couvrant toujours de leurs boucliers, de peur que les traits lancés sur eux sans relâche ne les forcent à reculer, et se mettant ainsi à l'abri, jusqu'à ce qu'il leur soit possible de se cacher dans les entrailles même de la muraille, après avoir creusé en dessous. Alors ils remplissent ces creux de troncs d'arbres, de 206 peur que cette partie du mur ainsi suspendue en l'air ne croule sur eux et ne leur fasse beaucoup de mal en s'affaissant; puis, aussitôt qu'ils ont assez agrandi cette ouverture, ils mettent le feu aux arbres et se retirent en un lieu de sûreté. Cet immense Ilion tombe alors, et fait en tombant un horrible fracas, semblable à celui dont fut jadis épouvanté, lorsqu'on l'enleva des bras d'Andromaque éplorée, le jeune enfant fils d'Hector, que le fils d'Achille, encore tout couvert du sang de Priam, fit rentrer dans la terre, après avoir brisé ses membres délicats. Alors s'élève dans les airs en tourbillon tortueux un nuage formé de flammes, de fumée et d'autant de poussière qu'il peut s'en exhaler du sein d'une si grande destruction. A cette heure même Roger fit aussi embraser dans cette même enceinte tout ce que la flamme pouvait atteindre, afin qu'aucun de ces matériaux ne pût servir aux Français. Tout brûlait donc, la violence du feu n'était point encore apaisée, et déjà les Français se précipitant au milieu des flammes et des torrens de fumée, animés qu'ils étaient par les cris des combattans et le retentissement des trompettes, inondent les retranchemens et les murailles de leurs nombreux bataillons. Avant tous les autres, Cadoc planta sa bannière sur la tour à demi renversée et au point le plus élevé. Mais comme ils se trouvaient arrêtés de nouveau par un fossé très-large, qui séparait cette partie du château de l'enceinte suivante, et par une muraille qui se présentait encore et s'élevait garnie de tours, il devenait difficile de pénétrer dans la seconde enceinte, où l'ennemi tout effrayé venait de s'enfermer, après s'être sauvé. Alors les servans d'armes, dont c'est 207 l'office de combattre avec le glaive ou les lances, Bogis, Eustache, Manassé, Auricus, Grenier, et toute la troupe fidèle, se mettent à rôder autour de la muraille, cherchant partout si le hasard leur ferait découvrir quelque issue, par laquelle on pût s'avancer dans les retranchemens et combattre de près les ennemis. Sur le sommet de la colline, Jean avait fait construire l'année précédente une certaine maison, contigüe à la muraille et placée sur le côté droit du château, en face du midi. La partie inférieure de cette maison était destinée à un service qui veut toujours être fait dans le mystère du cabinet14, et la partie supérieure, servant de chapelle, était consacrée à la célébration de la messe: là il n'y avait point de porte au dehors, mais en dedans il y en avait une, par où l'on arrivait à l'étage supérieur, et une autre qui conduisait à l'étage inférieur. Dans cette dernière partie de la maison était une fenêtre prenant jour sur le dehors, et par laquelle le flambeau doré du soleil éclairait le cabinet. Bogis et ses fidèles compagnons ayant vu cette fenêtre, et rassemblant aussitôt toutes les forces de leur corps et de leur cœur, se glissent avec une adresse merveilleuse le long des fossés, puis s'accrochant des pieds et des mains pour grimper au sommet de la colline, arrivent enfin secrètement au pied des remparts. Alors s'élevant sur les épaules de ses compagnons avec une légèreté admirable, Bogis s'élance de tout son corps par la fenêtre ouverte devant lui, puis tendant une corde à ses compagnons, 208 il les tire à lui l'un après l'autre, et lorsqu'ils se trouvent tous enfermés dans le même cabinet, il les excite à en faire sauter les portes avec le feu, afin que tous puissent s'élancer au plus tôt sur l'ennemi et porter le désordre dans ses rangs. Alors il se fait un grand bruit, les portes brisées tombent avec fracas; remplis d'ardeur, les jeunes gens s'empressent pour se jeter en avant; mais bientôt, et dès que tout ce bruit a frappé les oreilles des assiégés, ceux-ci se dirigent vers ce côté, et ramassant des bois de toutes parts, ils y mettent aussitôt le feu, afin de brûler tout l'intérieur du bâtiment ou d'empêcher du moins ceux qui l'occupent de trouver un chemin pour parvenir jusqu'à eux. Mais nul incendie ne peut arrêter l'œuvre de la valeur, nulle force ne peut suffire pour ralentir les exploits des grands courages. A peine les portes sont-elles abattues, les jeunes gens s'élancent, l'épée nue, à travers les flammes; déjà le cabinet est embrasé, et avec lui toutes les maisons et le château sont également en feu. L'ennemi fuit alors devant l'incendie et les armes inattendues des guerriers, et se retire dans la citadelle, qu'il croyait pouvoir défendre encore pendant long-temps, à raison de son élévation et de sa position sur la roche entourée de murailles. A peine cependant, de tous ceux que Roger avait naguère avec lui, lui restait-il encore cent quatre-vingts hommes en état de combattre, tant il y avait étendus çà et là sur la terre de corps privés de vie, tant il s'en trouvait d'autres atteints de mortelles blessures et pour la vie desquels leurs amis ne conservaient aucune espérance! De plus, tout ce qui faisait le plus 209 bel ornement du château était réduit en cendres; les murailles et toutes les fortifications avaient péri, il ne restait plus rien de tout ce qui faisait l'honneur de ce beau lieu. Et nous, pendant ce temps, nous pensions que Bogis et tous ses compagnons avaient été également enveloppés dans ce grand désastre; mais ils s'étaient mis en sûreté dans les profonds replis d'une caverne, dans laquelle les assiégés enfermaient naguère leurs pierres et leurs traits. A peine cependant la fumée a-t-elle un peu diminué, à peine le feu s'est-il apaisé, que Bogis sortant de son antre, et courant à travers les charbons ardens, aidé de ses compagnons, coupe les cordes, et abat, en le faisant rouler sur son axe, le pont mobile qui était encore relevé, afin d'ouvrir un chemin aux Français pour sortir par la porte. Les Français donc s'avancent en hâte et se préparent à assaillir la haute citadelle dans laquelle l'ennemi venait de se retirer en fuyant devant Bogis. Au pied du rocher par lequel on arrivait à cette citadelle, était un pont taillé dans le roc vif, que Richard avait fait ainsi couper autrefois, en même temps qu'il fit creuser plus profondément les fossés. Ayant fait glisser une machine sur ce pont, les nôtres vont sous sa protection creuser au pied de la muraille. De son côté l'ennemi travaille aussi à pratiquer une mine, et ayant fait une ouverture, il lance des traits contre nos mineurs et les force ainsi à se retirer. Les assiégés cependant n'avaient pas tellement entaillé leur muraille, qu'elle fût menacée d'une chute; mais bientôt une catapulte lance contre elle d'énormes blocs de pierre. Ne pouvant résister à ce choc, la 210 muraille se fend de toutes parts, et crevant bientôt par le milieu, une partie du mur s'écroule, une autre portion demeure encore debout, mais une large brèche se trouve ouverte, et les travaux que l'ennemi avait faits intérieurement se tournent contre lui-même. A cette vue, nos Français s'élancent à travers les décombres, et, s'accrochant de leurs mains, arrivent bientôt par la brèche sur la muraille. Ils s'emparent alors de vive force de tous ceux qu'ils rencontrent, car aucun des ennemis ne se rendait de plein gré au vainqueur; chacun d'eux au contraire se débattait encore, et résistait, autant qu'il lui était possible, à celui qui voulait le prendre. Enfin le roi s'étant emparé de Château-Gaillard, à la suite de tant de combats, fit réparer tout ce qui avait été renversé par lui-même, et tout ce qu'un ennemi acharné avait détruit par le feu; et dans cette triple enceinte, à l'intérieur aussi bien qu'au dehors, les murailles et tous les autres édifices furent relevés, remis en meilleur état, et rebâtis plus solidement qu'ils n'avaient jamais été. Cependant le roi des Anglais, désespéré et couvert de confusion, voyant bien qu'il ne pourrait plus désormais défendre aucun château, après avoir perdu un château plus fort que tout autre, et qu'il regardait comme absolument inexpugnable, méditait en secret d'abandonner les champs de Normandie, pensant qu'il ne pourrait plus y demeurer en sûreté, et redoutant d'être trompé par ses propres amis, car il était bien fondé à craindre tous les hommes, les ayant tous offensés. Ainsi tourmenté par les remords de sa conscience, le malheureux détruit lui-même ses pro- 211 pres biens et renverse le pont que l'on appelle de l'Arche, le Moulineaux et les remparts de Montfort-sur-Rille, afin d'enlever à sa patrie les forces qu'elle possède encore. De là, prêt à se retirer, et ayant fait préparer furtivement sa flotte, il livra tout son royaume aux bandes des routiers, particulièrement à Martin d'Arque et à Lupicar, et disant un dernier adieu à ce pays, il se rendit dans son royaume d'Angleterre pour ne plus aborder désormais sur les côtes de Normandie. Mais déjà fatigué et sourd aux coups de la férule, il est temps, Guillaume, que tu détèles ta mule et que tu répares par quelques instans de repos tes forces épuisées par un long travail. Il te reste encore trois chants à ajouter à ceux-ci, afin que ton ouvrage se complète au nombre de dix chants, car si tu te reconnais inférieur en voix à Gautier15, montre-toi du moins égal à lui par le nombre de tes chants, à moins cependant qu'il ne survienne inopinément quelque nouvel accident qui te forcera peut-être à les prolonger encore. |
NOTES (20) De Mantes. (21) Roger de Lascy, que Matthieu Pâris appelle le connétable de Chester (1) En 1003. (2) Robert de Dreux. (3) Simon de Montfort. (4) Brandin était un chef de routiers. (5) Renaud. (6) Le chevalier des Barres. (7) Habile marin, né à Mantes, et dont le poète parle encore dans le onzième chant. (8) Appelé Louis Galiot dans le neuvième chant. (9) Jean de Nivelle. (10) Voyez Jules César, de Bello civili, liv. iii. (11) Roger de Lascy, qui défendait le château de la Roche-Gaillard pour le roi Jean. (12) Allusion au vers de Lucain: Perusiana fames, mutinœque labores. (13) Voyez César, de Bello civili, liv. i. (14) Dans son histoire en prose l'auteur dit que c'était des latrines, quod quidem religioni contrarium videbalur, ce qui paraissait bien contraire à ta religion, ajoute-t-il, attendu le voisinage de la chapelle. (15) Gautier de Châtillon. |