GUILLAUME LE BRETON.
PHILIPPIDE : CHANT VI
Oeuvre mise en page par par Partick Hoffman
texte latin numérisé par Philippe Remacle
COLLECTION
DES MÉMOIRES
RELATIFS
A L'HISTOIRE DE FRANCE,
depuis la fondation de la monarchie française jusqu'au 13e siècle
AVEC UNE INTRODUCTION DES SUPPLÉMENS, DES NOTICES ET DES NOTES;
Par M. GUIZOT,
PROFESSEUR D'HISTOIRE MODERNE A L’ACADÉMIE DE PARIS.
v LA PHILIPPIDE,
POÈME,
Par GUILLAUME LE BRETON.
POUR LE TEXTE LATIN
.
CATHALOGUS MATERIE SEXTI LIBRI.
In sexto patruus scelerat se cede nepotis; INCIPIT LIBER SEXTUS.
Post alternatam requiem, post dulcia somni
Jam post regis erat Richardi fata Johannes
At comes Atrebati natarum cara duarum
Bolonides etiam cruce se signarat ut ipsi,
Scripta placent regi ficto condita lepore,
Talibus atque aliis vox deceptiva Johannis
Adveniente die, nec verbo stare Johannes,
Obsidet ergo duo sibi que tradenda fuerunt
Haud procul a muris stagnum pregrande tumebat,
Non magis Ionias preceps Achelous in undas
Municipes fugiunt ne submergantur, et omnis
Rex ubi Gornacum sic in sua jura redegit,
Protinus Arturo, quem jam produxerat etas
Quos ubi nec plures Arturus vidit adesse,
His verum Arturus suadebat6 et utile verbis,
His animum verbis stimulant illustris ephebi,
Jam Mirabelli muros Pictonicus ardor
Guillelmus vero de Rupibus (ille maligni
Fallaci respondet ad hec rex impius ore :
Quem non infatuet talis juratio ? Quis non 430
Protinus abscedit ab eo Guillelmus, et omnes
Interea famulos, de quorum mentibus ipse
Sic fatus baro, se transtulit inde Braosam,
Oceanus quoties lunaribus estuat horis,
Rex ergo in portu, solito quem more replerat
Ecce Neronis opus, quo post preclara virorum
Ecce Judas alter ; Herodes ecce secundus,
Sic tibi continget Arturi morte, Johannes;
At tibi, Calliope, requies alterna placere, |
151 CHANT SIXIEME.
ARGUMENT. Dans ce sixième chant, un oncle devient coupable du meurtre de son neveu. — Jean ayant enlevé à Hugues le Brun sa femme, mérite par là de perdre Gournay et plusieurs autres châteaux. — Arthur, espérant imprudemment pouvoir se confier aux Poitevins, est fait prisonnier, et enfin assassiné par son oncle. — Philippe assiège le château des Andelys, dit le château de l'Ile, et cherche les moyens de venger la mort d'Arthur. — Pendant la nuit Jean se dispose à faire une irruption dans son camp.
Après le repos que nous venons de goûter, après les doux. instans du sommeil, muse, il faut que nous nous réveillions plus légèrement, et que, chassant la langueur, nous reprenions nos travaux. Il nous reste encore à dire avec quelle valeur Philippe s'empara de Château-Gaillard, avec quelle force d'ame il assura notre bonheur à Bovines en nous procurant une paix solide, don du ciel. Trempe ta plume et ta langue dans l'encre véridique du cœur, afin que tes paroles soient plus vraies. Les faits doivent être rapportés par écrit dans toute leur vérité, et des actions aussi éclatantes n'ont pas besoin, pour briller davantage, d'être reproduites sous des couleurs factices. Il faut toujours employer un langage vrai pour une histoire véritable, car l'histoire ne peut souffrir de 152 briller de l'éclat du mensonge, et il lui suffit de resplendir des rayons de sa propre lumière. Ainsi donc, après la mort du roi Richard, Jean était devenu monarque des Anglais sous les plus sinistres auspices. Ce roi craignant de perdre les droits de ses ancêtres s'il n'obtenait d'être en paix avec le roi Philippe, et remplissant prudemment ses poches d'or et d'argent, se recommanda au roi par des présens, et le supplia avec adresse afin de tenir sous sa seigneurie les biens que tu avais aussi tenus, ô Richard; renonçant d'ailleurs à tout ce qui avait été conquis par les armes, et renouvelant ainsi une paix interrompue, il jura de se soumettre au roi, comme à son seigneur, pour les mêmes droits féodaux, et d'acquitter ses tributs annuellement1. A l'époque même de cette paix, voyant que la fortune le favorisait d'un regard de bonté, il obtint que sa nièce s'unît d'un heureux mariage avec Louis, sa nièce Blanche, blanche en effet de cœur et de visage, et annonçant par son nom le mérite dont elle brillait à l'intérieur comme à l'extérieur; elle tenait à une race royale par l'un et l'autre de ses père et mère, et s'élevait encore au-dessus d'eux par la noblesse de son ame. Aujourd'hui encore son père, le roi Alphonse, gouverne très-sagement les Ibères, et est administrateur et héritier du royaume de Castille; sa mère 3 était fille du roi des Anglais. Cependant le comte d'Arras, laissant des gages chéris dans ses deux filles aux habitans de la Flandre 153 et du Hainaut, et prenant la croix, s'exila, poussé par la peur, de sa belle et riche patrie, car, après la mort du roi Richard, il redoutait Philippe, envers lequel il avait été perfide, s'étant retiré de lui, et ayant, malgré la défense qu'il en avait reçue, soutenu de ses armes son ennemi capital. Avec lui, le comte de Blois, et ceux que leurs cœurs blessés poursuivaient de remords, et que leur esprit, complice d'un si grand crime, accusait de la même faute, se croisèrent pareillement, cédant à une crainte du même genre, et promirent leurs services à la croix et au sépulcre du Seigneur. Comme donc ils se rendaient en hâte vers ces lieux, en passant, les croisés prirent Constantinople, et, frappant le roi d'une mort bien méritée, ils firent perdre la vie à cet homme, qui avait espéré régner, après l'assassinat de son neveu, dont son père lui avait laissé la tutelle en mourant2. Bientôt tous les Français, d'un commun accord, se donnèrent Baudouin pour chef, afin que, revêtu des honneurs suprêmes, il occupât seul le noble empire des Grecs. Dès ce moment, la Grèce fut contrainte de se soumettre à la domination des Français, célébrant les sacremens de l'Eglise selon notre rite, abandonnant la loi de la religion grecque, et parlant l'idiome latin dans la plupart des villes. Le comte de Boulogne4 s'était aussi croisé comme les autres, et avait, ainsi que les autres, consacré ses armes au Crucifié. Il ne voulut point cependant se faire leur compagnon, ou les assister, ni abandonner 154 sa terre, par crainte de ce roi, qu'il connaissait pourtant si facile au pardon et tellement rempli de bonté et de clémence pour ceux qui le suppliaient, que jamais il ne refusa de pardonner à un ennemi repentant. En conséquence, quoique lui-même l'eût déjà abandonné à diverses reprises, quoiqu'il se reconnût indigne de pardon, comme ayant osé rompre tant de traités de paix, il s'enhardit cependant à supplier l'offensé et à implorer son pardon. Le suppliant obtint facilement la paix; et, bien qu'il en fût indigne, la bonté innée au cœur de Philippe lui donna plus qu'il n'eût osé demander ou espérer; et il se montra tellement généreux envers lui que le comte lui-même en fut frappé d'étonnement. Dans sa bonté, chassant de son cœur tous les griefs du passé, le roi daigna par la suite aimer le comte d'un amour aussi grand que s'il n'eût jamais été offensé par lui; et, pour mieux assurer cette paix, il permit que la fille du comte5 fût unie, par la loi du mariage, à son fils Philippe. A la vérité, dès ce moment, le comte fut fidèle au roi, l'assista pendant long-temps de toutes ses forces dans les guerres qu'il eut à soutenir, et le fit prince de cinq comtés. Ensuite, comme la trahison était toujours la compagne inséparable du roi Jean, et qu'il ne pouvait jamais s'empêcher de s'y livrer de manière ou d'autre, la paix, ne pouvant demeurer long-temps sur un siége indigne d'elle, échappa à celui qui n'était pas digne de la posséder. Misérable, et ne sachant prévoir l'avenir, le roi Jean, par un secret jugement du ciel, se faisait toujours des ennemis de 155 ses propres amis, et rassemblait lui-même les verges dont il devait être battu. Il enleva donc la femme6 du comte Hugues le Brun, qui gouvernait sagement la Marche, et, au mépris de son mari et de Dieu, il s'unit avec elle. Elle avait pour père le comte d'Angoulême7, et sa mère8 se réjouissait d'avoir pour cousin-germain le roi Philippe, car elle était fille de Pierre de Courtenai, que le roi Louis le Gros avait eu pour fils, après la naissance de Louis. Après cela, le roi Jean assiégea le noble château du comte d'Eu9, que les habitans du pays appellent le château de Driencourt10, et l'enleva frauduleusement à son seigneur, tandis que ces deux comtes étaient dans un pays éloigné, faisant la guerre par les ordres du roi. Aussitôt que la renommée les eut informés de leurs malheurs et des graves insultes qu'ils, recevaient aussi publiquement, chacun d'eux se rendit en hâte auprès du roi des Français, et ils lui demandèrent de leur faire rendre justice. Alors le roi, afin d'observer les règles de la justice, avertit d'abord et exhorta Jean, par des écrits et des missives, à faire réparation pour ce fait à ses barons, sans aucune contestation, et à réprimer dans son cœur ces premiers mouvemens par lesquels il en viendrait à se priver de l'affection de ses barons. Celui-ci, rempli de ruse, et ajoutant la fraude à ses fraudes antérieures, n'hésitant point à tromper celui qu'il avait souvent trompé, osa lui écrire ces paroles fallacieuses: «Je suis le 156 seigneur de ces comtes; toi, roi, tu es mon seigneur, je confesserai la vérité. Loin de moi que jamais mon langage se détourne du sentier de la vérité! Loin de moi que je manque jamais à la souci mission envers le roi, mon seigneur! Cependant il est de droit, et toi-même tu reconnaîtras qu'il est juste, que ceux qui sont mes vassaux subissent premièrement l'examen de ma cour. Et si par hasard je venais à manquer sur ce point (ce dont je sois préservé!) je me conduirais alors d'après le jugement de mes pairs. Qu'ils viennent donc d'abord devant moi, qu'ils se présentent à moi en jugement. Je ferai tout ce que la justice aura ordonné à leur égard, je les traiterai selon l'avis de leurs pairs; ou plutôt, sans autre contestation et toute plainte cessant, afin de conserver la faveur de votre majesté, je leur restituerai entièrement, et sans en retenir pour moi aucune portion, tout ce qu'ils se plaignent que je leur ai enlevé. Et, afin qu'on porte un plus grand respect à votre honneur, puisque vous nous sollicitez ainsi pour leurs intérêts, je ferai réparer complétement tous les dommages qu'ils prouveront leur avoir été faits par moi. Détermine toi-même le jour où je devrai accomplir tous ces engagemens; ensuite veuille souffrir avec bonté qu'ils me donnent aussi satisfaction, si je viens à démontrer qu'ils ont péché en quelque chose contre moi.» Cet écrit, assaisonné d'une feinte douceur, plut au roi, et il fixa le jour et le lieu où Jean devait réaliser les engagemens qu'il venait de prendre. Mais celui qui était tenu, par un écrit patent, à s'en tenir, en toute vérité et sans aucun détour, aux termes des conven- 157 tions dans lesquelles il s'était enfermé, ne voulut cependant ni se rendre au lieu désigné, selon ce qu'il avait promis, ni fournir un sauf-conduit à ces hommes, tandis que le procès était pendant, quoique les règles de la justice le prescrivent toujours ainsi. Se voyant joués, les comtes reviennent, et demandent de nouveau au roi d'entendre la cause des uns et des autres, après avoir cité Jean, lequel s'était rendu tant de fois suspect, et ne pouvait être le juge de ceux qu'il avait dépouillés lui-même. Mais le roi, plein de longanimité, et aimant mieux vaincre à force de patience que condamner subitement un coupable, de peur que quelqu'un ne pût croire qu'il voulait empiéter sur la juridiction d'autrui, écrivit de nouveau à Jean, et ajouta dans sa lettre des menaces telles qu'il convient à un roi. Mais Jean, dépourvu de toute pudeur, chercha par ses niaiseries, et les prétextes que voici, à excuser sa conduite remplie de fourberie: «Que votre dignité veuille bien écouter, et prêter avec calme une oreille bienveillante à nos discours. Votre domination sait parfaitement combien des soins divers, des affaires importantes, entraînent les rois, elle qui gouverne avec tant d'éclat et de succès un si noble royaume. Un jour, il est vrai, a été fixé: mais ce jour même, une affaire très-épineuse, et qu'il m'était impossible de remettre, plus encore qu'on ne pourrait le croire, m'a forcé à m'absenter. Quant à vos plaintes sur le sauf-conduit, qui aurait dû leur être fourni, sauf l'honneur dû à mon souverain, il n'a pas été nécessaire de faire cela, puisque nous ne pouvions nous trouver au rendez-vous, ayant été forcé par une circonstance impré- 158 vue de nous transporter ailleurs. Qu'ils viennent maintenant, et qu'on leur accorde tout ce qu'exigeront les règles de la justice, et ma cour terminera en un moment toute cette contestation; qu'on leur assigne Angers pour lieu de rendez-vous, et qu'eux-mêmes viennent à Loudun, attendre qu'un homme leur soit envoyé pour les conduire en toute sûreté et les ramener sains et saufs.» Telles étaient, et d'autres encore, les vaines paroles que répondait la voix perfide de Jean: mais, tandis qu'il comptait séduire encore le roi, il se montrait de plus en plus ingrat envers lui, et, en voulant le tromper par un langage rempli de flatterie, il se privait de plus en plus de son affection. Quoique la malice de son esprit fût bien manifeste pour tous, quoique notre roi fût déjà pleinement autorisé à lui faire la guerre, il voulut encore attendre avec patience que Jean cherchât, pour son plus grand avantage, à réformer sa conduite remplie de méchanceté. Il le réprimanda donc par un écrit plus amer, et, dans l'excès de son indignation, il fit entendre des paroles plus menaçantes. Enfin, ayant usé tous ses mensonges dans ses écrits, Jean s'engagea avec le roi par des liens plus solides, et conclut un nouveau traité par un écrit public, s'obligeant à remettre au roi les deux forts châteaux de Boutavan et de Tillières, lesquels devaient lui être livrés en gage, de telle sorte que, si Jean manquait désormais à ses engagemens, dès lors ces châteaux appartiendraient à jamais au roi des Français; eh même temps il désigna un jour fixe pour livrer ces deux châteaux et pour réintégrer les comtes, ainsi que la cour jugerait qu'ils devraient 159 être réintégrés, renonçant d'ailleurs à tout ressentiment. Le jour fixé étant arrivé, Jean ne voulut ni tenir sa parole, ni exécuter son écrit, ni accorder la trève convenue, afin que les comtes pussent se rendre en sûreté à la cour. La clémence du roi ne put cependant cacher plus long-temps combien était grande l'indignation qui remplissait son cœur irrité. Il s'abandonna aux justes mouvemens de sa colère, et ne put plus souffrir que la fourberie tournât ainsi au profit du fourbe, ni que la ruse réussît si souvent à l'homme rusé; car, par l'effet d'une juste loi, la ruse se complaît à se retourner contre celui qui l'emploie, et elle se déclare à bon droit contre celui-là même qui l'a inventée. Le roi donc mit le siége devant les deux châteaux, qui eussent dû lui être livrés, si Jean eût voulu tenir fidèlement sa parole. Pendant trois semaines, il les attaqua avec une grande vigueur; puis il les détruisit, renversa les murailles et les rasa. De là, il alla s'emparer de Long-Champ, de Mortemer, de la Ferté-en-Bray, et soumit ensuite les remparts du château de Lyons. Non loin de là était un bourg, fier de sa nombreuse population, rempli de toutes sortes de richesses, célébré par la renommée, situé dans une plaine, ceint d'une triple muraille, au milieu d'une vallée délicieuse et extrêmement belle. Il se nommait Gournay, était inexpugnable par sa position, quand même il n'y aurait eu dans l'intérieur personne pour le défendre; il était sous les lois de Hugues de Gournay, seigneur de beaucoup d'autres châteaux. Les fossés de celui-ci étaient très-vastes et très-profonds; 160 et l'Epte les avait tellement remplis de ses eaux que nul ne pouvait les franchir pour s'avancer vers les murailles. Voici cependant l'artifice que le roi employa pour s'en rendre maître. Non loin des murs était un très-vaste étang, dont les eaux, telles que celles d'une mer stagnante, étaient rassemblées pour former un lac plein de sinuosités, et contenues par une chaussée en terre, recouverte de pierres carrées et d'un gazon fort épais. Le roi fit rompre cette chaussée vers le milieu: par là s'écoula aussitôt un immense déluge; sous ce gouffre ouvert à l'improviste, la vallée disparut, et ne présenta plus que l'aspect d'une mer; l'inondation, se répandant avec impétuosité, porta de tous côtés les ravages, et fut ruineuse pour les habitans, entraînant avec elle les champs, les maisons, les vignobles, les meules, les frènes déracinés: les gens de la campagne fuient, gagnant en hâte les points les plus élevés, pour échapper au péril, et s'inquiétant peu des choses qu'ils perdent, pourvu qu'ils puissent sauver leurs corps; quiconque s'échappe sain et sauf croit lui-même n'avoir rien perdu, tant l'effroi s'était emparé de tous les cœurs!. L'Achéloüs ne s'élanca pas avec plus de rapidité dans les eaux de la mer d'Ionie, lorsqu'indigné de voir dédaigner ses présens, et conduisant ses flots écumans à travers les champs et les populations, il détacha les Cyclades du sein de la terre, et que, roulant à travers le fleuve dans les gouffres de la mer, avec les sept nymphes, il coupa en plusieurs îles ce qui d'abord ne faisait qu'une seule île, dispersant ces nymphes dans les cieux, sous la figure d'une cou- 161 ronne, et n'en séparant que la seule Périmèle qui, lorsqu'elle était nymphe, avait été secrètement connue de lui, si la fable du poète de Sulmone est véridique. Les habitans fuient donc pour ne pas être submergés, et tout le peuple évacue les champs et les laisse absolument déserts. Même en fuyant, le peuple ne craint point d'être pris par l'ennemi, car il pense que c'est un moindre mal d'être jeté dans les fers, ou de périr par le glaive, que de perdre la vie au milieu des flots subitement élevés, et de priver sa respiration des conduits qui doivent la mener naturellement se perdre dans l'air. Ainsi ce lieu, puissant par ses armes, fort de ses murailles et de ses habitans, qui ne craignait d'être pris ni par artifice, ni par force, est pris par un déluge inopiné. L'assaut que livrent les eaux renverse les remparts; en peu d'instans elles ont détruit. cette forteresse, qui naguère ne redoutait ni les machines de guerre, ni les armes des combattans. Le roi, après qu'il eut ainsi réduit Gournay sous sa domination, rappelant tous les gens du pays dans leurs propriétés, rendit aux peuples la paix et leur liberté première. Il fit ensuite reconstruire les murailles, les rues et les maisons, qu'avaient renversées avec violence les ondes se précipitant par torrens. Aussitôt après, le roi, selon l'antique usage des Français, ceignit la ceinture de chevalier à Arthur, que le temps avait déjà conduit de l'enfance à l'état de jeune homme, et il le fianca avec Marie, afin de devenir ainsi son beau-père. Bientôt Arthur, ayant reçu du roi de l'argent et des chevaliers, et le roi 162 lui ayant fourni en outre un petit nombre d'hommes d'armes, il partit en toute hâte pour envahir le territoire du Poitou, desirant exercer ses premières fureurs contre son oncle. Déjà il avait dépassé le pays du Vexin et de Poissy, et laissé derrière lui les villes de Chartres et de Blois, et était arrivé par une marche rapide dans la ville de Tours. Alors les grands se rassemblent promptement autour de lui, et parmi eux l'on remarque Godefroi de Lusignan, suivi de vingt chevaliers, qu'il avait lui-même choisis pour ses compagnons dans toute l'étendue de son pays; Guillaume Savary de Mauléon, qui arriva avec trente chevaliers et soixante et dix servans d'armes; le comte d'Eu11, qui amena quarante chevaliers, et Hugues le Brun, suivi de quinze chevaliers: ces deux derniers, animés d'une plus vive haine, excitaient la colère des autres contre le roi Jean, car Jean avait enlevé de vive force à Hugues le Brun son épouse chérie, et il avait osé dépouiller l'autre de son château. Voyant qu'il ne venait pas un plus grand nombre de seigneurs, Arthur craignit avec raison pour lui, et jugea qu'il ne serait pas prudent d'envahir le territoire de ses pères avec si peu de chevaliers. Il consulta donc les principaux, et, leur révélant les secrètes inquiétudes de son cœur, il leur adressa ce discours: «Illustres seigneurs, dont les éloges répétés en tous lieux rendent le Poitou très-célèbre dans le monde entier, dont la valeur s'est exercée dans de fréquens combats, vous savez toutes les choses dont 163 on a besoin pour faire la guerre, et votre sagesse connaît également l'une et l'autre fortune. Souvent, je l'avoue, l'une vous a montré un visage favorable, plus souvent l'autre vous a appris à supporter ses coups. Moi, qui suis inférieur à vous et par l'âge, et par la raison, enseignez-moi, je vous prie, comment il faut diriger, une si grande entreprise. Le roi n'a pu partager avec moi, pour l'œuvre présente, les guerriers dont lui-même a besoin en ce moment, occupé comme il est à ravager le territoire de la Neustrie. Il nous a accordé pour auxiliaires le comte Hervey12, Hugues de Dampierre, les Allobroges, les gens du Berri, Imbert de Beaujeu et tous les autres barons d'au-delà de la Loire: ils arrivent en hâte, et seront aujourd'hui, je pense, à Orléans. Notre Bretagne m'envoie cinq cents chevaliers et quatre mille hommes de guerre, et l'on dit qu'ils seront aujourd'hui ou demain à Nantes. Il me semble qu'il serait sage de notre part, si toutefois vous êtes de cet avis, vous en qui réside une plus grande sagesse, que vous voulussiez bien attendre ici pendant trois jours. Souvent un délai, même très-court, apporte un grand bien, et le coureur fait quelques pas en arrière afin de mieux sauter. Le sage nous apprend qu'il faut éviter, non les maux qui arrivent, mais ceux qui peuvent arriver: il est plus sûr d'attendre les vents sur le rivage, que si les matelots confessent qu'ils se sont trompés, lorsque le navire est déjà brisé. Aucun délai ne peut nous faire tant de mal, qu'une grande précipitation ne puisse nous en causer davantage. A ce que je vois, le nom- 164 bre de nos chevaliers s'élève à peine à une eentaine; mais, si nous attendons ici quelque peu, voilà, nous serons quinze cents chevaliers, et nous aurons avec nous trente raille hommes de pied. Alors notre armée pourra se présenter honorablement dans le pays de mon oncle et s'y établir en sûreté. Je sais combien mon oncle me hait; vous savez combien il est cruel, combien il a soif du sang, comme il sévit contre tous ceux que la fortune lui soumet. Maintenant il ne s'inquiète nullement de ce que le roi peut faire contre lui; il ne recherche que moi seul; c'est seulement contre mon royaume qu'il se déchaîne, parce que je suis et serai toujours du parti du roi, parce que je redemande le sceptre qui m'appartient, en vertu des droits de mon père, parce que je redemande ma sœur13, qu'il retient lui-même enfermée dans une prison, craignant qu'elle ne lui fasse perdre son royaume. La terre de Beauce se jaunit de moins d'épis chargés de grains, au temps de l'automne; le pays d'Eu se réjouit de moins de ces pommes dont les Neustriens ont coutume de se faire une agréable boisson; les rochers de Cancale sont battus de moins de coups par les flots de la mer, que la Normandie ne fournit à ce roi de combattans, ou que la solde qu'il paie ne lui procure d'hommes à gages: de plus, la terre d'Angleterre fait pleuvoir sur lui ses récoltes éclatantes de blancheur, car elle est plus propre à produire de l'argent que de vigoureux nourrissons. 165 Déjà il s'est emparé de Dol; et ceux qu'il a trouvés dans la citadelle, il leur a fait subir une cruelle mort par les tortures de la croix. Partant de là, il a dévasté tout le pays depuis Restes14 jusqu'à Rennes. Maintenant, à ce que je crois, il se dispose à traverser le fleuve de la Loire, n'ignorant point que nous approchons. Mais ce qui me touche surtout, c'est que le roi m'a mandé aujourd'hui, par un écrit que je viens de lire, que j'aie à prendre soin de me conduire avec sagesse et prudence, et de ne pas tenter d'envahir les terres de mon oncle avant l'arrivée des chevaliers qui sont en marche. Que votre sagesse donc juge ce qu'il convient de faire en cette occurrence.» Par ces paroles, Arthur disait la vérité et donnait un sage conseil. Ornant son discours de mille raisons, sa voix, pleine de maturité, était bien digne d'obtenir la faveur et les éloges de ceux qui l'entouraient. Mais les Poitevins, pour qui le changement de foi est un compagnon toujours agréable, et qui ont appris à transporter leur vénal appui d'un roi à un autre roi, race à qui nulle autre cependant n'est supérieure dans la guerre, les Poitevins donc répondirent par ce peu de mots: «Que ceux qui manquent de courage tremblent, que les lâches aient peur; la valeur des Poitevins ne redoute point un roi poltron. Qu'il vienne, s'il ose par hasard, se confier en ses forces, si une nouvelle veine de courage se trouve en lui, si sa lâcheté invétérée lui permet de découvrir en son cœur un mouvement de vaillance. Il n'y a point lieu de redouter une telle audace de la part de Jean; il 166 se gardera bien de venir où il croirait pouvoir nous trouver. Rejette donc tout retard, déjà tu n'es plus libre de différer. La reine, mère de Jean, est enfermée dans la tour de Mirebeau, la reine, par les conseils de qui Jean a fait tous ces maux, qui a enlevé à Hugues son épouse chérie, qui t'a privé de ton royaume, qui a ravi au comte son noble château, assiégeons-la; cette grande victoire nous sera facilement acquise, et, pour retrouver sa mère captive, Jean nous restituera tout ce qu'il nous a enlevé. Pendant ce temps, les seigneurs arriveront, ainsi que nos Bretons.» Ainsi ils excitent le courage de l'illustre jeune homme, ils redoublent son audace et lui inspirent l'ardeur du triomphe, car jeune et brûlant des premiers transports de la valeur, il espère aisément que rien ne lui pourra résister, aidé comme il l'est par de si illustres compagnons, que tant d'exploits ont souvent éprouvés. Déjà, dans leur ardeur, les Poitevins ont renversé les murailles de Mirebeau, et, dès le premier combat, cette victoire, qui devait trop peu durer, avait comblé de joie le duc Arthur. Mais la reine ne redoutait rien dans sa tour élevée, assurée qu'elle était que le fils se rendait en hâte auprès de sa mère, pour la délivrer, soit parles armes, soit par artifice, de ses ennemis couverts de confusion. Jean, quoiqu'il fût accompagné d'innombrables milliers d'hommes, n'osait cependant attaquer les ennemis en plein jour; en conséquence, ayant donné un signal, il ordonna à ses troupes de s'arrêter un moment, et adressa ces paroles à ses fidèles: 167 «Nul ne pourra penser que ce soit une guerre injuste, celle par laquelle un fils délivre sa mère d'un ennemi perfide. Puisqu'un si juste motif nous en traîne au combat, qui pourrait douter que la vie toire ne soit pour nous? Une juste victoire est due à qui soutient une juste querelle; nos adversaires sont assurés au contraire d'être vaincus par la justice, et, depuis long-temps, la crainte et le découragement les ont vaincus. Que toute crainte soit donc bannie de vos cœurs audacieux, marchons .avec vigueur contre les ennemis que le Seigneur lui-même livre à nos coups. Je pense cependant qu'il sera plus sûr de les attaquer de nuit, tandis qu'ils seront accablés de sommeil, chargés de vin, tandis qu'ils ne redouteront rien pour eux, et qu'après la boisson et la fatigue du jour, ils se livreront au repos, répandus çà et là sur divers points. Cette nuit donc, je vous en prie, que chacun soit bien préparé, afin que sans avoir à combattre, il puisse enchaîner un ennemi déjà enchaîné, et dont chacun sera, sans armes, endormi dans sa demeure.» Alors Guillaume des Roches, qui connaissait les ruses et le cœur perfide de ce méchant Jean, lui répond en ces termes: «Cette nuit même, nous te soumettrons tes ennemis, si tu veux jurer que tu n'en frapperas aucun de mort, que tu n'en jetteras aucun en prison, et surtout que tu accorderas à ton neveu une paix d'ami, et que tu lui rendras, après avoir pris l'avis de tes grands, tout ce que tu lui as ravi contre toute justice, comme aussi sous la condition qu'aucun d'eux ne franchira la Loire, mais 168 que plutôt ils resteront prisonniers dans ce pays, jusqu'à ce que la paix ait été réglée entre eux et nous.» A ces paroles, l'impie roi répond, d'une bouche trompeuse: «Je jure, Guillaume, qu'il sera fait ainsi que tu viens de le demander; que Dieu te soit le garant de ces promesses et te serve de témoin. S'il arrive que, de fait ou de parole, je manque au serment que je te fais ici en présence de tant d'illustres seigneurs, qu'il vous soit permis de méconnaître mes ordres, que nul ne me tienne plus pour roi, que nul ne m'obéisse, que je devienne ainsi votre ennemi public et l'ennemi de tous!» Quel homme n'eût été séduit par un tel serment? quel homme n'eût pris grande confiance aux paroles d'un roi jurant ainsi, et appelant en témoignage contre lui, et les hommes et les puissances du ciel? Ils s'avancent donc: déjà le bouvier paresseux avait mis ses étoiles en mouvement, et faisait rouler lentement son chariot; déjà la lune, en son plein, s'élevait vers le milieu du pole: nulle voix ne résonnait dans les rues de Mirebeau, nulle garde ne veillait aux portes; chacun se tenait dans sa demeure et se livrait au sommeil. Armés donc, et entrant furtivement, ils marchent vers des hommes désarmés; innombrables, ils prennent un petit nombre d'hommes; couchés sur leurs lits, sans armes et sans vétemens, ils les forcent à recevoir des fers, et la guerre se fait sans guerre, d'une manière vraiment étonnante. La victoire se donne volontairement à celui qui n'est point vainqueur; sans avoir la peine de vaincre, l'ennemi triomphe de son ennemi vaincu; prisonnier, mais non vaincu, l'ennemi est vaincu par l'ennemi: toutes cho- 169 ses arrivent selon les desseins pervers de Jean; la trompette ne sonne point l'attaque, le clairon ne proclame point la retraite; entré comme un voleur, Jean s'en alla comme un larron, se retirant au-delà de la Loire, au mépris de ses sermens, emmenant ses prisonniers, et violant ainsi les promesses par lesquelles il s'était engagé. Guillaume alors se retire aussitôt de lui, et tous les gens de l'Anjou, de la Touraine, du Maine, tous ceux auxquels il était cher auparavant, en font autant, et il devient pour tous un ennemi public. Bientôt Jean ordonne d'enfermer Arthur dans la tour de Falaise, et de l'y garder, jusqu'à ce qu'il ait délibéré en lui-même comment il pourra le faire périr, mais en prenant de telles précautions que nul ne puisse savoir que son neveu ait été tué, soit par son ordre soit par lui-même. Quant aux autres hommes, que décorait le rang de chevaliers, et qui étaient tout au plus quarante, selon ce que j'ai appris, il les jeta en prison, et prescrivit de ne plus leur donner aucune nourriture, ni même aucune espèce de boisson qui pût humecter leurs gosiers desséchés, les forçant ainsi de succomber à une mort d'un genre inoui. Quant aux hommes grands et illustres, comblés d'honneurs, imposans par leur majesté et fiers de leur noblesse, il n'osa les livrer ainsi à la mort (car il redoutait leurs cousins et leurs parens valeureux); mais il ordonna de les disperser en divers lieux, dans des châteaux et des places fortes, et de les garder soigneusement, et ne permit pas qu'ils fussent réunis, afin qu'ils ne pussent se donner mutuellement, des consolations. 170 Dans le même temps, Jean, appelant en secret auprès de lui ceux de ses serviteurs en qui il avait le plus de confiance, les excita, en leur promettant des présens, à chercher quelque moyen de faire périr secrètement son neveu. Dans le moment présent il ne trouva cependant personne qui voulût consentir à se charger d'un si grand crime. Il fit donc transférer et enfermer le jeune homme dans une antique tour, à Rouen. Déjà les mauvais desseins qu'il avait formés contre lui étaient parvenus aux oreilles de ses gardiens; mais Guillaume de Brause ne voulut être ni le fauteur ni le complice d'une si indigne trahison, et prévoyant avec sagesse les maux de l'avenir par les témoignages du passé, il dit au roi en présence des barons: «Je ne sais ce que la fortune réserve pour l'avenir à ton neveu, dont j'ai été jusqu'à présent le gardien fidèle, d'après tes ordres: nous te le remettons ici en parfaite santé, jouissant de la vie et intact dans tous ses membres. Toi fais qu'un autre nous remplace dans ces soins et le garde plus heureusement, si le sort veut le permettre. Le pénible soin de mes propres affaires m'occupe bien assez.» Ayant dit ainsi, le baron se retira à Brause, et renonça dès lors à un ministère de crime et d'angoisse15. Mais le roi à qui seul la vie de son neveu était odieuse, qui seul était poussé par son esprit à commettre un tel meurtre, s'éloigne secrètement de tous les officiers de sa cour, se détermine à s'absenter 171 pendant trois jours, et va se cacher dans les vallées ombrageuses de Moulïneaux; de là, et la quatrième nuit étant venue, au milieu de la nuit, Jean monte dans une petite barque et traverse le fleuve, en se dirigeant vers la rive opposée. Il se rend à Rouen, et s'arrête devant la porte par où l'on arrive à la tour, sur le port que la Seine inonde deux fois chaque jour, à de certaines heures, du reflux de ses ondes, et dont elle se retire peu de temps après, le laissant ainsi à sec. La cause qui opère des mouvemens si subits est connue de Dieu seul, et nul n'a pu et ne pourra jamais dans les siècles à venir la comprendre de son esprit humain: cette cause donc est cachée, mais voici comment le fait se manifeste à nous. Toutes les fois que l'Océan s'élève pendant que la lune brille, la Seine, comme si elle voulait par une marche rétrograde, remonter jusqu'à sa source, est forcée de refluer.aux mêmes heures, et ses flots s'élevant aussi, elle semble chassée en arrière par l'Océan; et ce qui est véritablement étonnant à nos 172 yeux, c'est qu'un fleuve si grand, si large et si profond, qui coule en une telle masse, venant d'un pays si éloigné par un chemin incliné, soit ainsi forcé à des heures si fréquentes, et tandis que la mer s'élève, de marcher en sens contraire, et de se porter en arrière sur une longueur de terrain telle qu'un homme quelconque pourrait à peine la franchir en courant durant trois jours. On demande, et non sans raison, par quelle puissance la bizarre amertume de l'eau de mer contraint ainsi l'eau douce à se retirer en arrière; ou bien l'eau salée est plus forte que le fleuve d'eau douce, ou bien l'eau douce, indignée contre cette eau trop amère, la déteste et refuse de s'unir aux ondes déplaisantes de Thétis; ou bien encore, comme la mer est mère de ces eaux qui se portent en arrière, le fleuve de condition inférieure rend hommage à son supérieur, et s'humilie devant l'auteur de sa vie, fuyant respectueusement devant lui lorsqu'il s'élève, et le suivant lorsqu'il s'abaisse, toujours empressé à faire honneur à sa mère. Laquelle de ces opinions peut le mieux expliquer de si grands mouvemens, ou bien aucune d'elles n'est-elle conforme à la vérité? recherchez cela, vous qui avez le pouvoir de connaître les secrets de la nature, qui, lorsque les cœurs des mortels se bornent à être saisis d'étonnement, portez en vous un esprit divin, et avez su soumettre tous les faits à des causes certaines, disant qu'il vous est évidemment démontré par l'art de la physique quel concours de circonstances agit, quel enchaînement de faits produit ce phénomène merveilleux de la fontaine de Breceil, dont l'eau, s'il arrive que quelqu'un la mette en mouvement lie plus 173 légèrement possible, en y jetant la première pierre qu'il trouve sous sa main, dont l'eau, dis-je, se dissipe tout-à-coup en grands nuages chargés de grèle, de telle sorte que l'atmosphère est en même temps forcée à retentir de coups de tonnerre subits et à s'envelopper d'épaisses ténèbres, et que ceux qui sont présens, qui ont le plus vivement desiré d'être témoins de ce fait, aimeraient mieux alors l'avoir à jamais ignoré, comme ils l'ignoraient auparavant, tant leurs cœurs sont saisis de stupeur, tant leurs membres sont pénétrés d'une sorte d'extase! Chose étonnante sans doute, mais parfaitement vraie, et dont beaucoup de gens ont l'expérience! Heureux celui qui a pu connaître les causes de pareils faits, causes que Dieu a voulu laisser ignorer aux hommes; heureux si toutefois il est permis d'appeler ainsi du nom d'homme celui que tant de science élève si fort au-dessus des choses de l'humanité! Quant à nous qui vivons ici-bas d'une vie toute humaine, il nous suffit de savoir le fait, qu'on nous permette d'en ignorer la cause. Le roi donc étant arrivé sur le port que les eaux avaient rempli, selon leur usage, se tenant debout sur le haut de la poupe de sa barque, ordonna que son neveu sortît de la tour et lui fût amené par un page; puis l'ayant placé avec lui dans sa barque, et s'étant un peu éloigné, il se retira enfin tout-à-fait. Alors l'illustre enfant, déjà placé près de la porte par où l'on sort de la vie, s'écriait, pour que du moins un crime si détestable fût signalé par son nom: «Mon oncle, prends pitié de ton jeune neveu; épargne, mon oncle, mon bon oncle, épargne ton neveu, épargne 174 ta race, épargne le fils de ton frère.» Tandis qu'il se lamentait ainsi, l'impie le saisissant par les cheveux au dessus du front, lui enfonce son épée dans le ventre jusqu'à la garde, et la retirant encore humectée de ce sang précieux, la lui plonge de nouveau dans la tête et lui perce les deux tempes; puis s'éloignant encore et se portant à trois milles environ, il jette son corps, privé de vie, dans les eaux qui coulent à ses pieds. Voilà bien une œuvre digne de ce Néron, qui après l'illustre trépas de tant d'hommes nobles, après avoir fait périr par toutes sortes de tourmens ses amis et ses proches, afin de demeurer seul à la tête de l'empire, osa bien percer le sein de sa mère, le sein dans lequel il avait été conçu, qui s'ouvrit devant lui lorsqu'il vint au monde, de ce Néron qui enfin se frappa lui-même de sa propre épée, redoutant de mourir de la mort des savetiers, en se perçant avec une alène. Voilà bien un nouveau Judas, le second de cet Hérode, qui pour chercher à perdre le Messie au milieu de tant d'enfans, afin de ne pas perdre un royaume, ne craignit pas de mettre à mort ses propres fils, et perdit son royaume ainsi que lui-même, en se coupant la gorge, de peur de ses autres enfans. Ainsi le Juif résolut de crucifier le Christ, par le conseil de Caïphe, craignant de perdre sa race et une place; mais le Christ ayant été crucifié, il perdit tout ce qu'il avait craint de perdre, et fut transporté dans les royaumes étrangers et livré à la servitude; et Vespasien le dispersa à tous les vents, le privant des honneurs de roi et de pontife, 175 ce que l'homme des regrets16. et Moïse, tous deux prophètes, avaient prédit jadis devoir arriver ainsi. De même Jean, t'en arrivera-t-il par la mort d'Arthur. Tu as craint de perdre ton royaume par sa vie, et par sa mort tu seras dépouillé de la vie et du royaume. Avant que tu fusses devenu monarque par un caprice de la fortune, tu avais reçu de ton père le nom de Sans-Terre, et afin que ton père n'ait pas été menteur en te donnant ce nom, ta mort justifiera par le fait et le nom et le présage, car ton heure fatale arrive, et elle n'est pas éloignée de toi, où devenu odieux à tous à cause de cette mort, tu deviendras et vivras sans terre pendant plusieurs années; et dépouillé de ton royaume, tu seras ensuite dépouillé de la vie. Avant ta mort cependant tu feras encore beaucoup de fraudes, tu feras périr beaucoup d'hommes, tu en condamneras beaucoup injustement, afin que tu deviennes plus digne d'être frappé de plus rudes châtimens, ne cessant d'ajouter de nouvelles fautes à des fautes, en sorte que tu ne mérites plus jamais aucune grâce. Mais, Calliope, d'ordinaire quelques momens de repos te plaisent et sont pour toi l'antidote agréable d'un trop long travail. Fais donc qu'une sixième pause te soulage de cette rude fatigue, afin que tu puisses mieux te souvenir des choses qui te restent à raconter.
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NOTES (1) Le traité que le roi Jean conclut avec Philippe-Auguste est de l'an 1200. (2) Éléonore, fille de Henri II. (3) Le poète attribue faussement à Alexis l'Ange, qui régnait alors sur les Grecs, ce que l'histoire rapporte d'Andronic Comnène. (4) Il se nommait Renaud. (5) Mathilde. (6) Isabelle. (7) Adhémar. (8) Alix. (9) Raoul d'Issoudun, comte d'Eu, était frère de Hugues le Brun, comte de la Marche. (10) Aujourd'hui Neufchâtel en Bray. (11) Baoul d'Issoudun. (12) Hervey de Donzy, comte de Nevers. (13) Eléonore, que le roi Richard avait destinée d'abord au fils de Léopold, duc d'Autriche, qui fut ensuite promise à Louis, fils de Philippe-Auguste, et envoyée enfin en Angleterre pour rompre ce mariage. (14) Ou le Relecq. (15) Voici ce qu'on lit au sujet de ce Guillaume dans le 13e volume de la Collection des historiens de France, p. 90: Guillaume de Brause épousa Mathilde de Saint-Valery, et en eu trois fils, Guillaume, surnommé Gain, Gilles, évêque d'Hereford, et Renaud. Il posséda intégralement et sans contestation les terres ci-dessus désignées. Toute la vie du roi Henri II, du roi Richard, et du roi Jean. Dans un mouvement de colère, ce dernier le chassa d'Angleterre sans jugement, s'empara de ses terres et de ses châteaux, au mois de mai 1208, et fit jeter en prison sa femme Mathilde, et son fils aîné Guillaume, dans le château de Corf, où ils moururent tous deux. — Matthieu Paris, racontant à l'année 1208 les motifs de la colère du roi, dit que la femme de Guillaume avait reproché au roi, avec l'insolence d'une femme, le meurtre d'Arthur. A l'année 1210, il dit encore: En ce même temps Guillaume de Brause, qui avait fui de devant la face de Jean, roi des Anglais, d'Irlande dans le pays de France, mourut la veille de la Saint-Laurent. Son corps fut transporté à Paris, et honorablement enseveli dans l'abbaye de Saint-Victor.» (16) Daniel. |