GUILLAUME LE BRETON.
PHILIPPIDE : CHANT V
Oeuvre mise en page par par Partick Hoffman
texte latin numérisé par Philippe Remacle
COLLECTION
DES MÉMOIRES
RELATIFS
A L'HISTOIRE DE FRANCE,
depuis la fondation de la monarchie française jusqu'au 13e siècle
AVEC UNE INTRODUCTION DES SUPPLÉMENS, DES NOTICES ET DES NOTES;
Par M. GUIZOT,
PROFESSEUR D'HISTOIRE MODERNE A L’ACADÉMIE DE PARIS.
v LA PHILIPPIDE,
POÈME,
Par GUILLAUME LE BRETON.
POUR LE TEXTE LATIN
.
CATHALOGUS MATERIE QUINTI LIBRI.
Quintus habet strages et particularia bella. INCIPIT QUINTUS LIBER.
Interea sterili comes obsidione Johannes
Sed jam cum populo miles convenerat omnis,
Bituricis iterum cum rex in tinibus esset,
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Ad regis cursum redeo, quem more gigantis
Postea rex iterum Richardus, rexque Philippus,
Proh dolor! eximii castrum splendoris, abundans
Rex ubi cognovit quam sepius antea fraudem
Sed rex, Danguto capto prius, impiger illuc
Richardus vero Britones invasit, eosque
Nec mora, Richardus Britonum de linibus exit,
Rex ita Richardus belli fervore
calescens,
Interea comitis nec dextera Simonis alget,
Nec multo post hec, Gaillonis cingere muros
Protinus extremis Anglorum finibus agmen
Facta movent regem Richardum talia, nec se
Inde per irriguas vallesvada transvadat Epte
Elapso post hec non multo tempore, frater
At rex Anglorum conceptam presule capto
Nescius ille doli, vel ubi rex Anglicus esset,
Proh ! quam gnara nihil mens est humanafuturi !
Temporis haud multum post hec effluxerat, et jam
Atropos interea Clothon Lachesimque sorores
Non minus interea Richardus menia circum
Interea regem circumstant agmina mixtim ;
Hic mihi Musa, querens odiose tedia cure,
Mentis segnities excusatoria semper |
124 CHANT CINQUIÈME.
ARGUMENT. Ce cinquième chant contient des massacres et des combats particuliers. — Le roi chasse les ennemis du Vaudreuil, et leur fait lever un siège après avoir fait en trois jours une marche de huit jours. — Richard s'étant emparé de Vierzon tourmente les habitans de la Bretagne, mais ceux-ci cependant refusent de rendre Arthur à son oncle. — Philippe détruit les châteaux de Dangu et d'Aumale. Là le roi Richard voulant lever son camp est vaincu, et ensuite il est blessé à Gaillon d'un trait qui l'atteint dans le genou. — Les Français prennent le comte de Namur et massacrent trois mille Gallois. — Richard, ayant pris l'évéque de Beauvais, veut tout-à-coup entreprendre de s'emparer de la personne de Philippe tandis que celui-ci marche vers Courcelles, suivi seulement d'un petit nombre de chevaliers; mais remplie d'indignation, Atropos coupe la trame des jours de Richard.
Cependant le comte Jean assiégeait Vaudreuil et faisait de vains efforts pour le réduire sous la domination de son frère. Il avait avec lui le comte David1, l'archevêque d'Yorck2 le seigneur d'Arundel3, une multitude bavarde venue de la superbe ville de Rome, les gens du pays d'Auge, qui boivent le cidre 125 mousseux; ceux de Lisieux, qui n'ont point de fontaine, et qui, au lieu d'eau de source, se contentent de boire l'eau de marais bourbeux, dans lesquels les crapauds sont entassés les uns sur les autres, tandis que la grenouille s'accouple avec son mâle dont le corps est tout tacheté; les gens du Vexin, qui produit beaucoup de grains; les durs habitans du pays de Caux, et ceux du Hiémois, qui s'affligent de n'occuper que des montagnes stériles. Tous ces peuples et beaucoup d'autres réunis faisaient de concert tous leurs efforts pour s'emparer du château. Mais tous les chevaliers et le peuple, enfans de la France, autant qu'on avait pu en rassembler dans les lieux voisins, s'étaient réunis et avaient dressé leur camp sur les bords de la belle rivière d'Eure. Le roi Philippe se rendit auprès d'eux en toute hâte, de la ville de Bourges. En trois jours (ô miracle!) il fit une marche de huit jours, sans descendre de cheval, sans prendre un seul moment de repos pour se rafraîchir. Inondé de sueur, et tout couvert de poussière, il fut encore le premier à traverser l'Eure au gué. Nul délai ne retient les Français; tout aussitôt ils s'élancèrent avec leur légèreté accoutumée contre l'ennemi déjà troublé de leur approche, qui déjà n'estimait plus qu'il fût honteux pour lui de tourner lâchement le dos, et qui aima mieux fuir et s'aller cacher dans la forêt voisine, que se défendre en combattant. Les chevaliers anglais s'enfuient donc, jetant leurs armes, afin de se sauver plus légèrement, et les hommes de pied sont faits prisonniers, ne pouvant avec leurs pieds seuls se soustraire à la poursuite du vainqueur. Lorsque le roi fut rentré de nouveau sur le terri- 126 toire du Berri, Jean alla assiéger Bressoles, mais il y éprouva le même sort, et les habitans du pays le chassèrent à eux seuls, à sa très-grande honte. Je reviens à cette course du roi, pour m'étonner encore qu'il ait pu, semblable à un géant, faire en trois jours cette marche de huit jours. Et qui ne serait étonné que ce roi, suivi de troupes et chargé d'armes, volant en quelque sorte à tire d'ailes, plutôt que marchant sur des pieds, ait pu, en si peu de temps, accomplir tant de journées de marche? Quel coureur, ou quel pélerin aux pieds ailés, brûlant du desir de rentrer dans sa patrie, après avoir accompli un vœu, peut se vanter d'avoir jamais fait ainsi, en trois jours, une marche de cent quarante milles? On ne nous a point rapporté que jadis le grand Alexandre ait poursuivi d'un vol rapide Narbazan et Bessus, lorsqu'ils se hâtaient de rentrer dans la Bactriane, après la mort de Darius. Tel, à ce qu'on raconte, César parti de la ville de Sens arriva à Paris en une journée de marche, lorsque les Parisiens, ayant chassé de chez eux les Romains, prétendirent se donner pour roi Camulogène, que la Neustrie leur avait envoyé de la ville de Rouen, ce qui fit que Lutèce fut assiégée et prise une nouvelle fois. Après cela le roi Richard et le roi Philippe se trouvèrent de nouveau en présence et préparés à combattre; mais Richard renonça à demeurer armé, et sans autre avertissement, si ce n'est de celui qui tient dans ses mains les cœurs et les bras des hommes puissans, il se remit à la disposition de son seigneur et se déclara tout prêt à lui obéir en toute chose. Il renouvela donc ses sermens de fidé- 127 lité, et jura qu'il serait fidèle à son seigneur, en paix et en bonne amitié; mais peu de temps après il renonça même à cette paix. Toutefois, comme il ne pouvait la violer par une entreprise patente, redoutant les reproches de la renommée s'il se montrait ouvertement rebelle envers son seigneur, et sans aucun motif, il s'appliqua à faire secrètement ce qu'il ne pouvait faire de vive force, et inséra une fraude dans l'écrit par lequel il s'engagea. Ainsi, par cet artifice caché, il suscita une cause de guerre telle que Philippe fût contraint à l'entreprendre le premier, et que cette insulte lui fournît, à lui Richard, une sorte de droit, en vertu duquel il lui fût permis de repousser les attaques dirigées contre lui. Un port situé sur le bord du fleuve de la Seine, et qui s'appelle Porte-Joie, sert au passage de ceux qui se rendent dans le pays de Vexin et dans le Vaudreuil. Là est une île qui coupe en deux le lit du fleuve, et qui, située au milieu du courant, est commune à l'une et à l'autre rive. Le roi Richard fit construire sur cette île une citadelle élevée et garnie de remparts, au mépris des stipulations de la paix qu'il avait jurée; et comme Philippe voulut le réprimander à ce sujet, il s'en excusa avec autant de perfidie que d'adresse, faisant en sorte de cacher son injustice sous l'apparence du bon droit, et cherchant à pallier sa fraude avec un art plein de subtilité. Quoique le roi eût bien démontré et mis à découvert cette perfidie, il ne voulut point reprendre les armes pour ce fait. Il demeura donc tranquille; et Richard alors eut recours à de nouveaux moyens. Il intenta un procès au seigneur de Vierzon, et méconnaissant toute règle, se faisant à la 128 fois juge et partie, il l'appela devant lui pour cet injuste procès, sur une affaire qui appartenait selon le droit à la juridiction de Philippe. Le brave seigneur, le cœur rempli d'indignation, ne put supporter cette insulte, et se rendit à Paris pour en porter ses plaintes au roi. Mais avant qu'il pût être de retour dans ses propriétés, Richard envahit subitement tout ce qui lui appartenait, dépouilla et pilla entièrement Vierzon, livra au feu toutes les maisons, et enleva un riche butin. O douleur! ce château d'une beauté admirable, abondant en toutes les choses qui peuvent concourir à l'ornement d'un château, se trouva réduit au néant par un artifice imprévu et par un ennemi qui n'était pas même suspect, et qu'en droit on ne devait nullement redouter. Sur tout le territoire du Berri, que le soleil brûle de ses rayons, on ne pouvait trouver aucun château plus beau que celui-là et dont les terres fussent plus fertiles. A sa droite il était embelli par les plaines de la Sologne, dont la terre est féconde en grains; et le côté gauche était orné par le Cher, qui coule doucement au milieu de prairies verdoyantes, dont les rives sont rendues plus agréables par les arbres et les terres bien cultivées qui l'entourent, qui porte des bateaux et donne aux habitans du pays des poissons et toute sorte d'autres avantages. Le roi, lorsqu'il fut informé d'un acte de perfidie, tel qu'il en avait plusieurs fois éprouvé de semblables, envoya beaucoup de serviteurs et de chevaliers pour fortifier les places du Berri, afin que Richard ne pût s'en rendre maître par de pareils artifices, et alla, avec beaucoup de troupes, assiéger Dangu. Richard ayant tenté plusieurs fois de l'en 129 chasser, et n'ayant pu y réussir, passa la rivière d'Eure, et Nicolas, séduit par ses présens, lui livra le château de Nonnancourt qu'il était charge de garder. Puis, ayant reconnu combien c'était une action criminelle de violer ainsi ses engagemens envers celui qui s'était confié à sa foi, et de livrer le château de son seigneur, Nicolas prit l'habit de Templier, et s'enfuit sur les rivages de Syrie. Mais le roi, après s'être d'abord emparé de Dangu, infatigable, se dirigea vers le château de Nonnancourt, et le réduisit sous sa domination. Ceux que Richard avait laissés dans ce château, le roi les fit tous charger de fers et les enferma dans la tour de Mantes, où ils furent gardés par Josselin, homme d'une valeur brillante, très-zélé en fait de chevalerie, rempli de forces et de courage, magnifique, et portant en son cœur une tendre compassion pour les affligés. Il donnait donc généreusement à boire et à manger à ses prisonniers, et très-souvent il leur permettait de se coucher devant les tables avec lui, sans précaution pour lui-même; tandis qu'il buvait au milieu d'eux, il fut tué par ces hommes, enfans de Satan, qui le frappèrent d'un coup de poignard dans le cœur, au moment même où il buvait. Cet acte de trahison, depuis long-temps médité, étant ainsi consommé, les prisonniers qui, par une fraude secrète, avaient depuis long-temps aussi limé leurs chaînes, ouvrirent alors les portes, descendirent jusqu'à terre, par une pente rapide, à travers les aspérités d'un escalier, et se trouvèrent ainsi hors de la tour. Tandis que, comptant sur les ténèbres d'un brouillard très-épais, ils se disposaient déjà à sortir 130 de divers côtés par les faussés portes, tout-à-coup un grand bruit s'élève dans toute l'enceinte du château, les habitans accourent, ferment les portes devant ces hommes tout tremblans, et bientôt ils les arrêtent presque tous. Le lendemain, élevés la tête en l'air au haut d'un gibet, ils furent justement offerts en sacrifice à Jupiter, et enlevés à bon droit de dessus la terre, sans être cependant reçus dans la demeure des cieux; car, également détestables à la terre et au ciel, ils. ne méritaient d'être accueillis ni par l'une, ni par l'autre, et à peine l'air mobile leur permit-il de se balancer dans son sein. Châtiment moins grand que le crime sans doute, s'il était seul infligé à un pareil forfait, mais bien moins redoutable que la punition réservée aux ames, lorsqu'elles ont dépouillé la chair. Richard cependant, ayant fait une invasion chez les Bretons, les frappa de toutes sortes de calamités, renversa plusieurs châteaux, et dévasta beaucoup de bourgs et de villes, n'épargnant ni les enfans, ni les hommes faits. Bien plus, le jour même où l'on célèbre l'adorable Passion du Christ, il fit périr beaucoup d'hommes par le glaive, et, préparant dans sa cruauté un genre de mort inoui, il en contraignit beaucoup d'autres à périr dans les flammes et la fumée, après qu'ils furent entrés dans les caves, et jusque dans les entrailles de la terre, pour fuir la mort: mais la mort poursuit en tous lieux ceux qui la fuient, et les atteint dans toutes les retraites. Toutefois avec sa férocité, Richard ne put détourner les Bretons de leur obéissance à Philippe et de leur fidélité aux Français; il ne put non plus les faire consentir à lui livrer son neveu Arthur, pour lequel ils souffraient tant de 131 maux, Arthur, encore enfant, que Guidenoc, évêque de Vannes, gardait à cette époque, qu'il remit ensuite sain et sauf au roi Philippe, qui fut élevé pendant son enfance à la cour de Paris avec Louis, enfant comme lui, et qui vécut plusieurs années à cette cour, sans y éprouver aucun mal: il périt de la main de son oncle, aussitôt qu'il fut tombé en son pouvoir, ayant vécu en sûreté au milieu des étrangers, et fut assassiné par les mains d'un ami4. Sans autre délai Richard quitta le territoire de Bretagne, et suivi de toutes ses bannières rassemblées en foule, passant à travers les champs de Bayeux, tout couverts d'ivraie, et les plaines du pays de Caux, laissant ensuite Beauvais derrière lui, il conduisit ses troupes d'une marche rapide, se vantant de son projet de combattre le roi Philippe si celui-ci ne se hâtait de lever le siége du château d'Aumale, dont il avait depuis six semaines investi les remparts, établis sur le sommet d'une colline et au milieu des rochers. Richard choisit donc les meilleurs parmi ses braves chevaliers, ceux dont le courage et la fidélité lui inspiraient le plus de confiance, pour les mener avec lui attaquer à l'improviste le camp des assiégeans. Parmi ces chevaliers, le plus vaillant à la guerre était Gui de Thouars, qui devint peu de temps après duc des Bretons, en épousant la mère d'Arthur et recevant d'elle ce duché. Avec eux encore étaient Hugues le Brun, héros de la Marche, et Guillaume de Mauléon, suivi de beaucoup de chevaliers. 132 Ricliard, transporté par l'ardeur de la guerre, espérant avec de tels auxiliaires triompher de tous ses ennemis, s'élança d'une marche rapide jusque vers le camp. Sortant du mëme camp, et volant à sa rencontre avec non moins d'ardeur, s'avancèrent alors le comte Simon5, le baron des Barres, Alain le Breton de Dinant, à qui naguère le roi Richard avait enlevé injustement et de vive force le seul de ses aïeux qui lui restât encore; avec eux sont des jeunes gens d'élite, dont le courage est indomptable, et le bras accoutumé à la guerre. Richard répète sans cesse qu'il n'y a rien à craindre, et presse les siens pour les pousser toujours aux entreprises les plus difficiles. Mais aussitôt que le lion vigoureux vit devant lui ces guerriers au courage indomptable, il les reconnut successivement à la bannière de chacun d'eux. Tel un lion de Libye se transporte de colère contre les taureaux qu'il voit s'avancer au milieu des pâturages, dressant leurs cornes, se tenant étroitement unis et tous prêts à se défendre: le lion n'ose leur présenter le dos pour s'enfuir, et cependant il n'ose pas non plus les aborder, ne pouvant espérer de remporter la victoire. De même le noble roi demeure frappé de stupeur en voyant son ennemi si près de lui; il n'ose s'élancer sur lui, et la fierté de son ame ne lui permet pas non plus de se porter en arrière. Ce dernier parti le ferait manquer à l'honneur, mais il y aurait plus de sûreté; dans l'autre il n'y a point de sûreté, mais aussi il y à surtout de l'honneur. Enfin le vaillant roi, jaloux de conserver son honneur autant qu'il lui est possible, préfère cet honneur 133 au parti qui lui offre plus de sécurité. Rempli d'ardeur, baissant son glaive, et pressant de ses éperons les flancs de son coursier, il s'élance sur les guerriers- avec un transport de colère, et les guerriers s'élancent aussi vers lui. On combat des deux parts avec des chances diverses; les lances se brisent, les glaives s'émoussent sous les coups redoublés, et bientôt un rude combat s'engage entre les poignards sortis de leurs fourreaux. Selon son usage le chevalier des Barres fait rage contre les ennemis, s'ouvrant un chemin avec son épée afin de parvenir jusques au roi, avec lequel il desire ardemment en venir aux mains; le chevalier renverse trois chevaliers de dessus leurs chevaux, sans s'arrêter à leur imposer des fers, et ne cherchant qu'à en renverser d'autres encore. Pendant ce temps le bras du comte Simon n'était point inactif, et les autres seigneurs ne combattaient pas avec moins de valeur. De son côté la troupe des Poitevins-ne se montrait pas inférieure en courage, et ne faisait pas moins d'exploits dignes d'éloges. Ils frappent l'ennemi et sont frappés; ils sont renversés et renversent; ils font des prisonniers et sont à leur tour faits prisonniers. Il est encore incertain de quel côté la victoire voudra se fixer, auquel des deux partis la fortune accordera ses faveurs; des deux parts on combat avec des chances variées, jusqu'au moment où le roi a vu, au milieu de milliers d'ennemis, Alain seul dans la plaine, et qui s'était retiré pour réparer son casque brisé. L'ayant reconnu, le roi sort de la mêlée, et, redressant sa lance, se dirige rapidement dans la plaine, vers le lieu où il 134 pourra rejoindre Alain A peine a-t-il vu le roi s'avancer vers lui, le Breton ne se réjouit pas moins de le voir animé du desir qui le possède aussi. Mais la lance du roi, en se choquant contre un bouclier percé, se brise et refuse d'accomplir le vœu de son maître. De même la lance du Breton ne peut percer le bouclier du roi, mais glissant sur le bouclier et s'avançant plus loin, elle pénètre dans les entrailles du cheval, entre les deux cuisses; de sa pointe bien affilée elle coupe la queue du cheval au point où elle est attachée, et se brisant enfin à cette place elle s'arrête. Le roi et l'animal tombent alors; mais le roi se relève avec une admirable légèreté, et s'élance plus promptement qu'il n'eût pu l'espérer sur un autre cheval. Déjà les troupes tournaient honteusement le dos et prenaient la fuite, déjà même le roi ne pouvait plus soutenir de si rudes assauts. Gui, qui devait devenir duc des Bretons, est fait prisonnier avec beaucoup d'autres. Les Français cependant poursuivent les fuyards, la plaine se nettoie, et ceux qui fuient laissent derrière eux de précieux otages, trois fois dix chevaliers et cinquante autres guerriers moins considérables. Dans toute la troupe des enfans de la France, nul ne fut fait prisonnier ou frappé de mort. A la suite d'un si grand triomphe, les Français s'abandonnent dans leur camp aux transports de leur joie, et après avoir assiégé pendant quarante-neuf jours le château d'Aumale, et l'avoir pris enfin, non sans de grands efforts, ils le détruisirent entièrement, en sorte qu'il en reste à peine la trace. Le roi Richard se retira alors tristement, ne pouvant supporter 134 en son cœur soulevé de douleur d'avoir perdu tant de ses chevaliers et abandonné la plaine par une fuite honteuse, sans avoir même, au milieu des vicissitudes de ce rude combat, donné la mort à un seul de tous les Français, sans en emmener un seul du moins en captivité. Peu de temps après, Richard voulant assiéger et investir les murailles de Gaillon, s'étant approché des remparts de ce château, et cherchant avec soin les chemins par lesquels il pourrait monter le plus facilement pour pénétrer jusque dans la citadelle, le seigneur de ce château, Cadoc, l'ayant vu du haut d'une tour, lui lança un trait de son arbalète, et le trait frappa le roi au genou et s'enfonça dans le flanc du cheval. L'animal roule aussitôt, et blessé d'un coup mortel, à peine eu-t-il la force de transporter jusqu'au milieu des siens son maître, qui proférait en même temps mille menaces contre le seigneur de Gaillon, si du moins il conservait la vie. Au bout d'un mois, lorsque sa blessure eut été guérie à l'aide puissans remèdes, et par les soins d'une main savante, le roi, plus fort et plus irrité que jamais, reprend toute sa fureur; ayant retrouvé sa vigueur, il frémit et brûle de reprendre les armes, semblable à la couleuvre qui, ayant dépouillé sa vieille peau, présentant au soleil son dos luisant, travaille à armer ses dents de leur poison, attendant celui contre lequel elle lancera son dard, ou qu'elle blessera le premier de son venin tout fraîchement composé. Bientôt le roi appelle à lui des extrémités de l'Angleterre une immense troupe de Gallois, afin qu'ils se répandent dans les pays couverts de forêts, 136 et qu'avec leur férocité naturelle ils dévastent le territoire de notre royaume par le fer et le feu; car voici quelles sont les habitudes particulières des Gallois, entre tous les peuples indigènes de l'Angleterre, habitudes auxquelles ils demeurent fidèles dès les premiers temps de leur existence: au lieu de maisons ils habitent dans les bois, ils préfèrent la guerre à la paix, ils sont prompts à la colère et légers à la course dans les lieux où il n'y a point de chemins; leurs pieds ne sont point garnis de semelles, ni leurs jambes de bottines; ils sont instruits à souffrir le froid et ne reculent devant aucune fatigue; ils portent l'habit court et ne chargent leur corps d'aucune espèce d'armes; ils n'enveloppent point leurs flancs de la cuirasse, ils ne couvrent point leur tête du casque, ne portent d'autres armes que celles avec lesquelles il peuvent donner la mort à l'ennemi, la massue avec le javelot, des épieux, des piques, une hache à deux tranchans, un arc, des flèches, des dards noueux ou la lance. Ils se plaisent à enlever sans cesse du butin, à répandre le sang, et rarement meurent- ils autrement que par une mort violente, à la suite de blessures; si quelqu'un est en droit de reprocher à un autre que son propre père est mort sans être vengé par la mort, c'est pour celui-ci l'excès du déshonneur. Le fromage, le beurre et des viandes mal cuites sont réputés par les plus considérables d'entre eux le festin le plus délicieux; ils pressent leurs viandes à plusieurs reprises dans le tronc entr'ouvert d'un arbre, et les mangent souvent après en avoir seulement exprimé le sang.-Les viandes leur tiennent lieu de pain, au lieu de vin ils boivent du lait. Ces hom- 137 mes donc, ravageant notre territoire sur tous les points où ils trouvaient un libre accès, tourmentaient horriblement les vieillards elles jeunes gens, les enfans et leurs parens. Cependant à l'entrée de la vallée d'Andely, notre armée ayant sagement disposé ses escadrons en avant et en arrière de la vallée, resserra tellement ces Gallois, qu'un seul jour en vit périr jusqu'à trois mille quatre cents. Cet événement émut violemment le roi Richard, et il ne put contenir en son cœur la terrible colère qui l'agitait. En ce moment il avait par hasard trois Français enchaînés dans ses prisons: aussitôt qu'il apprit le carnage des siens, dans sa fureur il fit précipiter ces trois hommes sur le bord de la Seine, du haut d'un rocher sur lequel il fit construire dans la suite les remparts de Château-Gaillard, et les plongeant par un jugement inique dans le gouffre de la mort, il fit périr ces hommes qui n'avaient rien mérité de semblable, et qui en tombant eurent tous les os et les nerfs du corps brisés. Ensuite, et dans la même prison, il fit encore arracher les yeux à quinze hommes, leur donnant pour guide un homme à qui il fit laisser un œil, afin qu'il les conduisît en cet état auprès du roi des Français. Celui-ci, animé d'une juste colère, fit infliger le même supplice à un pareil nombre d'Anglais, et les faisant sortir en même temps de prison, les envoya au roi des Anglais, sous la conduite de la femme de l'un d'eux, et il en fît aussi précipiter trois autres du haut d'un rocher, afin que nul ne pût le croire inférieur à Richard en force ou en courage, ou penser qu'il le redoutât. Il prit soin en outre de ceux qui avaient perdu la vue à cause de lui, et leur 138 donna pour les secourir les choses dont ils pouvaient avoir besoin, afin qu'ils eussent en suffisance ce qui est nécessaire pour l'entretien de la vie. De là Richard, traversant des vallées bien arrosées, alla passer au gué la rivière d'Epte, entra sur le territoire de Beauvais, et après avoir tué beaucoup de monde, enleva un immense butin en hommes et en bestiaux. L'évêque de Beauvais6 se précipita à sa rencontre, et avec lui le noble Guillaume seigneur de Mellot, voulant tenter du moins de défendre sa patrie; mais ils furent tellement enveloppés par la bande de Marchader, que tous deux, combattant ainsi pour leur pays, furent faits prisonniers, chargés de fers, et jetés dans une prison, où ils souffrirent long-temps toutes sortes de tourmens. Ce même évêque était l'illustre fils de Robert7, lequel était lui-même un rejeton royal de Louis le Gros, en sorte que ce fils était le cousin-germain du roi; mais ni sa dignité de prélat de l'église, ni l'ordre sacré auquel il était lié, ni sa valeur personnelle, ni l'illustration d'une telle naissance, ne lui furent d'aucun secours pour l'empêcher d'être enfermé comme le moindre soldat du petit peuple dans une prison de criminels, et d'y languir misérablement pendant plusieurs années. Peu de temps après ces événemens, le frère du comte de Flandre, qui lui-même était de son propre droit comte de Namur, tandis qu'il parcourait les environs de Sens avec beaucoup de chevaliers de son pays, fut fait prisonnier, et avec lui seize chevaliers qui l'accompagnaient. Les amis du roi, qui défendaient en son nom cette contrée, les vainquirent 139 dans un combat et les forcèrent à recevoir des fers. Cependant le roi des Anglais, ne pouvant contenir en son cœur toute la joie qu'il éprouve de la prise de l'évêque, brûle du desir de livrer bataille à son seigneur, quel que doive être l'arrêt du sort. Ayant avec lui quinze cents chevaliers armés, quarante mille combattans d'un ordre inférieur et les bandes innombrables de Marchader, et ayant appris d'une manière certaine que le roi se dirigeait presque seul vers les murailles de Gisors, Richard inonde de ses chevaliers, tous armés de casques, les plaines et les wallons qui entourent Courcelles, et dispose en bon ordre ses cohortes armées dans les champs du Vexin, afin que Philippe ne puisse trouver aucun chemin ouvert pour se rendre à Gisors, comme il en avait le projet. Celui-ci, ignorant cet artifice, et ne sachant pas même où était le roi des Anglais, avait laissé toutes ses troupes dans le château de Mantes, et, ne craignant rien pour lui-même, n'avait pris avec lui que quarante-quatre chevaliers et une centaine de servans d'armes. Déjà ils avaient dépassé Courcelles, dont le roi des Anglais avait renversé les remparts et emmené captif le seigneur, qui se nommait Robert, et qui avait reçu à la tête une blessure terrible. Aussitôt que les Français virent les vallées toutes remplies de guerriers, dont les armes étincelantes redoublaient dans les champs l'éclat du soleil, ils furent saisis de stupeur, et ne purent trouver, ni à droite, ni à gauche, aucun chemin pour sortir d'embarras. Le roi, toujours intrépide, suivait le chemin qu'il voyait devant lui, lorsque Manassé de Malvoisin, homme fort 140 dans le conseil, et plus fort encore dans le combat, l'arrêta par la bride de son cheval, et, l'ame remplie de fureur, lui adressa ces paroles: «Où cours-tu, ô toi qui vas périr? Quels secours pourront te prêter nos armes? Pourquoi sembles-tu vouloir te livrer avec tous les tiens aux coups de l'aveugle fortune? Comment une si faible troupe osera-t-elle combattre tant de milliers d'hommes, de manière à défendre sa vie seulement pendant une heure? Alexandre ne conduisit pas tant de Grecs au combat; Xerxès (quoique l'on rapporte que son armée épuisait les fleuves lorsqu'elle prenait un repas) ne traversa pas la mer auprès du mont Athos avec autant de navires qu'il y a là d'hommes qui vous attendent. Ne vois-tu donc pas comme tous les chemins sont occupés à l'avance, et qu'il n'y a dans les vallées ni dans les champs aucune issue par où nous puissions passer? Ainsi donc, le plus tôt possible, tandis qu'il nous est permis de le faire, et que l'ennemi ne nous enveloppe pas encore de tous côtés, tournons bride promptement, et retirons-nous en un un lieu de sûreté. Ou plutôt, va-t-en tout seul, sans qu'aucun sentiment de honte t'arrête, tandis que nous combattrons pour résister à l'ennemi. Notre mort ne sera qu'une perte légère, mais en toi reposent l'espoir et la gloire de tout le royaume; toi seul demeurant sain et sauf, la France n'a rien à redouter.» Il en aurait dit davantage, mais le roi, transporté de colère: «Loin de moi, s'écria-t-il, que j'abandonne mon entreprise pour quelque ennemi que ce soit, ou que je tourne le dos pour marcher 141 en fuyard. Il faut que cette route royale me conduise à Gisors. Loin de nous que, dans notre royaume, un étranger puisse nous effrayer! Si l'on nous refuse tout chemin, si les champs et les vallons nous sont fermés, de telle sorte que nous ne puissions trouver aucune issue pour nous porter plus loin, que chacun se fasse avec son épée un chemin à travers les ennemis. Que nos glaives soient nos guides pour accomplir le voyage que nous avons entrepris. Loin de nous que l'on puisse reprocher une faute au roi des Français! La valeur ne se mesure pas au nombre, mais au cœur des guerriers.» Il dit, et s'élance avec un brillant courage au milieu des bataillons; tous les enfans de la France se portent en avant avec une pareille agilité, et se mouvant comme un seul homme: chacun se fraie un passage, à l'aide de son glaive étincelant; et en peu de temps, mettant en fuite les ennemis, en renversant et en tuant un grand nombre, ils ont conduit jusque dans la plaine le roi qui marchait toujours selon son droit chemin, comme il l'avait promis naguère. Tandis donc que le roi s'en allait, sans avoir reçu de blessure, l'ennemi fuyait, mécontent, et ne voyant qu'avec douleur et sa défaite et le triomphe de celui-ci, qui poursuivait sa marche. Pendant ce temps, les plus illustres des enfans de la nation française continuent à se battre, faisant beaucoup de mal aux ennemis, et teignant l'herbe de leur sang. Mais, tandis qu'un si petit nombre d'hommes ne peuvent triompher de tant de milliers d'adversaires, et quoiqu'ils sachent bien qu'ils ne peuvent 142 se confier au visage trompeur de la fortune, la plupart d'entre eux, ne sachant pas céder, s'obstinent à combattre, sans vouloir se laisser vaincre, et sont retenus prisonniers par l'ennemi. Ainsi furent pris Matthieu de Marle, Philippe de Nanteuil, Pierre, surnommé la Truie, Gautier, qui était connu sous le nom de la Porte, et quatre-vingt-douze autres grands, jeunes gens illustrés à la guerre, tous décorés du rang de chevaliers, d'une naissance distinguée, et portant des noms fameux. En outre, le pont de Gisors, par lequel on arrive à la porte de fer, ne pouvant supporter tous ceux qui s'y précipitaient d'une course rapide, s'écroula, et entraîna dans le fleuve plusieurs guerriers. Le cheval du roi traversa le fleuve, et arriva avec le roi sur la rive opposée, sans aucun accident: de tous ceux qui le suivaient, le roi ne perdit personne, ou noyé dans le fleuve, ou tué sur le champ de bataille. Quant au roi des Anglais, se regardant comme vainqueur avec ses quatre-vingt-douze chevaliers prisonniers, après avoir pris quelques momens de repos, il se dirigea vers Château-Gaillard, joyeux et triomphant, et pouvant à peine contenir ses transports. Oh! combien le cœur de l'homme est ignorant des choses de l'avenir! Hélas! combien il a les yeux aveuglés, celui qui ne se rappelle jamais les événemens passés, qui ne redoute jamais ceux de l'avenir, qui ne se met point en garde contre ce qui doit arriver, et ne s'occupe que du présent! Cette victoire même, ô Richard, te tournera à mal; bientôt il arrivera que tu te repentiras de l'avoir remportée, et d'avoir combattu de manière ou d'autre contre ton seigneur (avec le- 143 quel ta mère t'avait instruit à ne jamais en venir aux mains, l'enseignant au contraire à lui rendre honneur respectueusement), lorsqu'un rude carreau t'ayant atteint au milieu du corps, la mort frappera à ta porte, puisque ni la Passion du Christ, ni le temps sacré du carême, ne peuvent te détourner des combats. Telle est la mort que te réserve devant Chalus8 celui qui doit être ton meurtrier! Pourquoi te réjouis-tu imprudemment? pourquoi t'enorgueillis-tu de ta victoire? Insensé, quels sont ces transports? quelle vaine gloire te séduit? tu éclates de joie pour le présent, et tu ne considères pas ce que peut t'apporter l'heure de demain, quelle fin peut mettre un terme à ton allégresse du moment, combien la gloire est trompeuse, combien la destinée de l'homme est mobile! la sagesse seule mesure le terme de toutes choses. Que ne présentes-tu de vives actions de grâces au Seigneur? Pourquoi attribues-tu à toi seul ce qu'il t'a accordé dans sa bonne volonté pour toi? Tu es insensé si tu penses que la même chose puisse revenir sans cesse, que les circonstances présentes ne changent jamais, comme si la fortune demeurait obstinément au même lieu! Ne connais-tu pas les caprices de cette souveraine? ceux qu'elle élève le plus haut, tout-à-coup elle les fait descendre au plus bas par une chute plus terrible. Le sort mobile laisse toujours dans l'obscurité celui qui est tombé derrière lui. Le cœur s'enfle et s'exalte avant la ruine qui accable l'imprudent, et, lorsqu'il est tombé à l'improviste, il est livré à un supplice que subit bien justement l'homme qui, par ses propres actions, s'est préparé lui-même tous ces 144 maux, afin que celui qui se fie trop en lui-même, et n'a pas voulu devenir sage par ses fautes, apprenne enfin par le châtiment combien il eût dû se montrer humble dans le triomphe. Mais l'orgueil surtout doit être réprimé plus sévèrement, lorsque la miséricorde de Dieu nous a soumis un ennemi, lorsque Dieu a donné à ceux qui ne les méritent point les honneurs d'un monde fragile, de peur que nous ne perdions à la fois et les dons de celui qui donne, et celui-là même qui seul donne et enlève toutes ces choses. Ce roi, à qui tu te vantes témérairement d'avoir inspiré la frayeur, que tu crois avoir vaincu, t'a vaincu plutôt toi-même; et lorsqu'il s'est frayé lui-même avec son glaive un chemin à travers l'armée qui cherchait en vain à l'arrêter, frappant de confusion toi et les tiens, et triomphant, invincible à la guerre, de toi et des tiens, il s'est fait véritablement bien plus d'honneur en échappant à toutes tes forces avec si peu de chevaliers, que lu n'as pu en acquérir en arrêtant quelques chevaliers avec un si grand nombre d'hommes. C'est donc à lui qu'appartient ce triomphe, et déjà il n'est plus à toi. Déjà un peu de temps s'était écoulé depuis ces faits; on était au-delà de la mi-carême, et le peuple fidèle se disposait à célébrer la Passion vénérable du Christ, lorsque, bien loin, dans le territoire de Limoges, un fait prodigieux arriva. Dans la terre de Chalus, un certain paysan, placé sous les ordres d'un seigneur qui se nommait Achard, retournait la terre avec sa charrue, pour y semer de la vesce ou du millet, lorsqu'il trouva dans le champ labouré un trésor caché; et l'ayant trouvé, il alla le révéler à son seigneur. Celui-ci en- 145 leva l'or en cachette, n'ayant avec lui qu'un petit nombre de témoins, selon ce que rapportent ceux qui aiment à raconter les faits mensongèrement. Cet événement fut connu de Richard, par les récits de la bavarde renommée, qui ajoute toujours de grandes choses aux choses moins grandes, et qui se plaît, dans ses bavardages, à mêler le faux avec le vrai. Réjoui par ces agréables rapports, Richard, négligeant tout autre soin, s'appliqua uniquement à cette affaire, afin d'amener Achard de manière ou d'autre, soit de vive force, soit par affection, à lui remettre le trésor qu'il avait découvert. D'abord donc il lui écrivit, mais sans obtenir aucun résultat. Alors il rassembla ses cohortes, et arriva en grand fracas sous les remparts de Chalus, proférant d'horribles menaces, et déclarant qu'il allait tout détruire, si Achard ne lui livrait au plus tôt l'or qu'il avait trouvé. Cependant Achard supplie et demande une trève pour les jours saints, jusqu'à ce que du moins la solennité de Pâque soit passée. Il se déclare parfaitement innocent du crime et ignorant du fait que le roi lui impute; mais il promet qu'il se soumettra très-volontiers à tout ce que décidera sur ce sujet la cour de France, qui doit régir selon ses lois les grands du royaume et Richard lui-même. Le roi, de plus en plus furieux, demeure sourd à toutes ces propositions, n'accueille pas même les raisons, et n'écoute ni la justice, ni l'équité. Ce qui lui plaît est aussi ce qu'il juge juste, et il fait en même temps les plus grands efforts pour s'emparer du château. Déjà la plus grande partie des murailles est tombée; la tour elle-même est ébranlée, et Achard n'aura bientôt plus rien pour 146 se défendre. Mais il en est venu à ce point où le désespoir donne des forces, ce qui arrive lorsque la dernière infortune accable les malheureux, et qu'ils ne peuvent enfin redouter de plus grands malheurs. Six chevaliers et neuf serviteurs combattent encore dans la tour, et déploient toutes leurs forces pour défendre le château. Plus ils voient qu'il leur devient impossible d'échapper à la mort, et plus ils se montrent audacieux pour résister à la mort en combattant; aucune crainte ne se manifeste plus là où il ne reste plus aucun espoir de salut. S'ils ne trouvent aucun autre projectile sous leurs mains, ils lancent à l'envi des planches, des poutres, des débris de la tour, et, à force de jeter toutes sortes de choses, ils ne cessent de réduire le nombre de leurs ennemis. Pendant ce temps, Atropos adresse ces paroles à ses deux sœurs, Clotho et Lachésis: «Pourquoi, Clotho, pourquoi fournis-tu tant à Lachésis de quoi filer pour l'usage du roi Richard? A quoi sert d'avoir pris tant de peine pour celui qui ne le mérite point? pour celui que notre patience, à ce que je vois, ne rend que trop orgueilleux, que nos bienfaits font rebelle envers nous, qui n'espère que trop pouvoir abuser de nos dons, comme s'il devait vaincre toujours, comme si je ne devais jamais avoir la puissance de rompre, quand je le voudrai, le fil que tu tresses; lui qui, entraîné par son excessive avidité, ose mépriser les jours très-saints et le temps bienheureux qu'a consacrés, par le sang de son propre Fils, le Père qui tonne dans les cieux, et qui nous a donné d'être ses ministres; lui enfin qui a tant de fois rompu les traités qu'il avait conclus avec son 147 seigneur, et qui naguère encore a voulu se saisir de sa personne. Je passe sous silence les fraudes par lui commises dans le pays de Syrie et dans le royaume de Palerme; je me tais sur le grief d'avoir tant de fois méconnu les droits de la nature. Que sont, Clotho, ces murmures qui répondent à ma voix? toi, qui n'es autre chose que la force par laquelle le Père souverain appelle chaque chose à l'existence, en son temps, et comme il lui plaît; en sorte que tu n'as que le pouvoir de tenir la quenouille, et rien au-delà. Et toi, Lachésis, qu'es-tu autre chose si ce n'est le sort par lequel ce même Créateur conduit ce qui est déjà produit, le fait végéter, et le dirige à travers l'existence? Mais en moi, qui domine sur toutes choses, il n'y a aucun changement, rien ne peut me faire obstacle: ma force dépouille de l'existence tout ce qui par vous vient à l'existence, ou parcourt l'existence. Mais c'est assez, la parole irrévocable du Père me presse. Fais, Clotho, fais que ta quenouille apprenne à s'arrêter; fais, Lachésis, que ce fuseau que tu tournes avec le pouce cesse de s'enfler. Tu peux garnir plus utilement tes fuseaux pour ce Philippe, qui respecte et nous et notre Père, qui lui présente ses hommages en tous lieux, et honore partout ses ministres. Pourquoi trembles-tu, Achard? pourquoi crains-tu? ta tour est à la dernière extrémité, elle redoute la chute, et déjà elle est délivrée. Voici, je viens à ton secours: que dis-tu qu'il n'y a plus de traits? regarde la muraille; sous cette poutre encore ferme, à côté de toi, est suspendue une courte flèche, à la pointe carrée, que Richard a envoyée 148 contre toi, desirant te frapper d'une mort subite. Présente cette flèche à Gui9, qui porte une arbalète, afin qu'il renvoie à Richard ce que Richard a envoyé: je veux que Richard périsse de cette mort, et non d'une autre, afin que celui qui a montré le premier aux enfans de la France l'usage de l'arbalète, en fasse lui-même l'expérience, et sente en lui-même la force de l'instrument dont il a enseigné la pratique aux autres.» Atropos a dit; ses paroles ont plu à ses deux sœurs; Clotho quitte la quenouille, et Lachésis renonce à ses pensées. Pendant ce temps, Richard continue à aller et revenir sans cesse tout autour des murailles du fort: Gui, l'ayant reconnu du haut de la citadelle, fait tourner de son pouce gauche la noix de son arbalète, presse la clef de la main droite; la corde a vibré, et voilà, la flèche fatale est entrée dans l'épaule du roi. Tout-à-coup, un bruit de deuil se répand dans tout le camp; tout chevalier regagne tristement sa tente; les jeunes gens, déposant leurs armes, s'abandonnent aux lamentations; ils rapportent le roi vers sa couche royale, et les soldats, vaincus par la douleur, n'attaquent plus que faiblement. Oubliant les combats, ils répandent des larmes et non plus des traits. Les assiégés se livrent aux transports de leur joie; déjà Achard ne se cache plus; n'ayant plus de crainte, il se complaît à parcourir les remparts avec ses com- 149 pagnons d'armes, car déjà l'ennemi s'est éloigné. Cependant les troupes se pressent pêle-mêle autour du roi. Les médecins appliquent des caïmans, les chirurgiens taillent dans la blessure afin d'en retirer le fer avec moins de danger. Le coup n'était pas mortel; mais le roi refusa d'écouter les salutaires avis des médecins et de ses amis, et préférant les mauvaises joies de la volupté aux conseils des sages, il attira la mort sur lui sans s'en douter. Déjà Atropos avait rompu la trame de sa vie. Aussitôt donc le roi invincible est dissous par la mort, ce roi, tel que nul de ceux qui ont porté le sceptre des Anglais n'eût été meilleur que lui s'il eût pris soin de garder sa foi au roi à qui la loi l'obligeait de se soumettre, et s'il eût eu la crainte du roi suprême. Le clergé de l'église de Rouen enferma son cœur dans l'or et l'argent, le déposa au milieu des corps sacrés des saints, dans l'édifice consacré à cet usage, et lui rendit dévotement les plus grands honneurs, afin que la dévotion d'une église si illustre attestât publiquement combien elle avait chéri pendant sa vie celui dont elle daignait encore honorer ainsi les mânes. La tête et le reste du corps furent ensevelis à Fontevrault, auprès du roi son père. Oh! combien l'état des royaumes est changeant, et combien sont souvent dissemblables entre eux les chefs qui échoient aux empires! A Richard succéda Jean, homme tel que nul dans le monde ne fut plus mauvais que lui, et qui était dépourvu de toute espèce de bon sentiment. Frère de Richard, il succéda à son frère par une injustice du sort, car Arthur eût dû plutôt succéder à Richard, puisqu'il était fils du frère ainé de Jean. Le sort 150 aveugle lui fut contraire, car souvent les arrêts du destin se montrent opposés aux jugemens des hommes. Ici ma muse se plaignant de l'ennui de ces soins odieux, me dit: «Je suis lasse et veux me reposer encore. Ce chant veut être fini en même temps que finit un si grand roi: fais donc que ce chant et Richard aient une même fin. Ma fatigue m'invite à prendre quelques instans de repos.» Otez une année, et la mort du roi Richard se trouve marquée à l'année mille deux cent depuis la naissance du Christ. La paresse de l'esprit trouve toujours des paroles d'excuse pour les paresseux, et ne cherche point à lui présenter des soins pour lesquels il veuille renoncer à sa mollesse et endurer les fatigues, ni qui puissent le rendre l'hôte toujours empressé du courage, lequel, exempt de mollesse, se complaît à être le compagnon de la fatigue. Prenons donc un moment de repos; mais que ce moment soit court, de peur, si un trop long retard tournait en habitude, que l'esprit ne devînt languissant et ne fût enfin captif et dominé par la paresse.
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NOTES (1) David, comte de Huntington, frère de Malcolm IV, roi d'Ecosse. (2) Geoffroi, bâtard de Henri II, roi d'Angleterre, et qui fut fait archevêque en 1191. (3) Guillaume. (4) Arthur, duc de Bretagne, fils de Geoffroi, troisième frère de Richard et frère aîné du roi Jean, fut assassiné par celui-ci, son oncle, en l'année 1203. (5) Simon de Montfort. (6) Philippe. (7) Comte de Dreux. (8) Le château de Chalus, dans le Limousin. (9) Les témoignages des historiens varient sur le nom de celui qui a tué Richard. Matthieu Pâris l'appelle Pierre de Bâle, Roger de Hoveden le nomme Bertrand de Gourdon (et M. de Sismondi a adopté cette opinion); d'autres écrivains ne l'ont pas nommé, et ont dit, les uns que c'était un chevalier, les autres un arbalétrier. |