GUILLAUME LE BRETON.
PHILIPPIDE : CHANT IV
Oeuvre mise en page par par Partick Hoffman
texte latin numérisé par Philippe Remacle
COLLECTION
DES MÉMOIRES
RELATIFS
A L'HISTOIRE DE FRANCE,
depuis la fondation de la monarchie française jusqu'au 13e siècle
AVEC UNE INTRODUCTION DES SUPPLÉMENS, DES NOTICES ET DES NOTES;
Par M. GUIZOT,
PROFESSEUR D'HISTOIRE MODERNE A L’ACADÉMIE DE PARIS.
v LA PHILIPPIDE,
POÈME,
Par GUILLAUME LE BRETON.
POUR LE TEXTE LATIN
.
CATHALOGUS MATERIE QUARTI LIBRI.
Quartus Richardo confert patre sceptra sepulto; INCIPIT LIBER QUARTUS.
Lege patrum veteri, Richardum, patre sepulto,
Anxius interea rex Christo reddere votum,
Pharita dum classis legeret freta, forte suborta
Rex quoque Richardus, properans haud segnius illo
Rex Guillelmus erat nuper defunctus, et ejus
Heu ! quam mutari levis est affectio mentis
Reges ecce duos amor unus, spiritus idem,
110
Obstupet et nimia rex obmutescit ab ira ;
Regis verba placent Richardo, nil petit ultra ;
150
Navibus egressi firma vestigia planta
Nec mora detinuit Richardum longa Sicanis
Postea nolebat Syrus vel forte nequibat
Urbe refirmata positis custodibus, omnes
Unus et undecies centum deciesque noveni
Hinc quoque progreditur exercitus, et sibi muros
Solus cum paucis hec inter agenda Philippus,
His igitur curis vigili ratione peractis,
At rex Anglorum Joppen Gazamque, vel ultro,
Tunc rex Richardus, multis infestus, ab illa
Heu ! quis fortuitos casus evadere possit,
Anno preterito, magnus Fredericus, abhorrens 360
Non tulit ulterius, ac si resideret avito
Rex igitur dictum re firmat, et inde recedit
At jam Rodolie Vallis qua pascua lambit 430
Tali quippe modo, circumvenientibus Anglis,
Tam detestanda pollutus cede Johannes
Tempore rex illo castellum Vernoliense
Haud procul hinc portus fama celeberrimus atque
Inde revertentes, posito Richardus in arcto
Dehinc Bellum montem celer in sua jura reducens,
Est inter Fractam Vaflem Blesenseque castrum 530
Necdum prima quiesepulis4, clamatur ad arma :
Prefuit huic operi Galterus junior ; ille
Domni Martini comes interea Reginaldus,
Contigit haud multo decurso tempore post hec,
Et quia jam nostrum reddit tam durus anhelum |
s 97 CHANT QUATRIÈME.
ARGUMENT. La mort de Henri fait passer le sceptre dans les mains de Richard, qui bientôt après se met en route pour Jérusalem avec le roi Philippe. — Ils passent l'hiver sur le territoire de Sicile, d'où leurs querelles ne leur permettent pas de partir ensemble. — Chypre se soumet aux Anglais, la ville d'Accaron aux enfans de la France; les villes de Gaza, Ascalon et Joppé se soumettent aux deux rois. — Philippe tombe malade et retourne dans sa patrie. — Richard revenant aussi est fait prisonnier, mais il est racheté de captivité et résiste avec une grande valeur aux Français qui lui font la guerre. — Jean fait périr des Français par une horrible perfidie. — Gautier rétablit les chartes perdues du domaine royal.
Conformément aux lois antiques, le droit de primogéniture rendit Richard roi des Anglais, après la mort de son père. Parvenu au trône, il demeura ferme dans son amour pour Philippe, et l'honora respectueusement comme son seigneur. Durant une année entière, il ne s'éleva entre eux aucune discorde, et la douce paix établit de bonnes relations entre les deux royaumes. Cependant le roi, empressé de s'acquitter envers le Christ du vœu qu'il lui avait offert dans de saintes intentions, se hâtait d'y travailler, prenait toutes ses mesures avec un soin vigilant, et préparait toutes les choses qui peuvent être nécessaires pour une si 98 grande entreprise et pour un voyage de si long cours. Il prit avec lui des guerriers pleins de vigueur, autant qu'il crut en avoir besoin pour une aussi grande affaire, tous hommes d'élite, et éprouvés dans leur patrie pour la guerre aussi bien que pour la paix. Ce fut en l'année 1190 que le roi Philippe partit pour les royaumes au-delà des mers. Ayant fait charger sur ses innombrables navires des grains, des légumes, de l'argent, des viandes, de l'or, des effets, des chevaux, des armes, du pain-biscuit et du vin, et lorsque sa flotte se trouva toute prête, s'abandonnant au souffle du zéphir, il partit de la ville d'Italie qui a illustré le nom de Gènes. Naviguant pendant trois semaines sur les flots de la mer Tyrrhénienne, ayant Rome à sa gauche, à sa droite les forts de Carthage, après avoir essuyé plusieurs tempêtes, échappé à de grands périls, et éprouvé des pertes considérables, il aborda enfin au rivage de Sicile. Tandis que la flotte longeait le détroit de Messine une tempête s'étant subitement élevée, les vaisseaux étaient sur le point de périr, et eussent été engloutis sous les ondes si le prudent pilote n'eût jeté à la mer des chevaux, des grains, des alimens et des tonneaux remplis de vin. Nul n'essaya de le contredire; chacun au contraire s'empressait de jeter ses effets à l'eau, aimant mieux perdre ce qui lui appartenait que perdre la vie sans recevoir de sépulture, et nourrir les poissons de son bien plutôt que de sa personne; et nul ne considérait comme une perte tout moyen de retarder, même pour peu de temps, l'heure de sa mort. Les navires ainsi déchargés, déjà l'on avait dépassé le milieu de la nuit, la tempête durait toujours 99 avec la même violence, l'aspect effrayant de l'atmosphère faisait désespérer de tout moyen de salut; le tonnerre, les nuages, et d'épaisses ténèbres cachaient la vue des astres; de fréquens éclairs venaient seuls interrompre cette scène et porter l'effroi dans tous les cœurs; alors le roi, déployant la force de son ame, consola par ces paroles ceux qui étaient ainsi frappés de stupeur: «Que toutes vos craintes cessent; voici, Dieu nous visite du haut des cieux, voici, la tempête se retire; déjà les frères de Clairvaux se sont levés pour les matines; déjà les saints, qui ne vous oublient point, rendent leurs saints oracles en l'honneur du Christ; leurs prières nous réconcilient avec le Christ, leurs prières vont nous délivrer de ce grand péril.» A peine avait-il dit, et déjà tombent tout le fracas et le tumulte de l'atmosphère, la fureur des vents s'apaise, les ténèbres sont dissipées, et la lune et les astres répandent une lumière éclatante. Ainsi tous ayant retrouvé le salut après les paroles du roi, la nuit se retire, un vent favorable pousse la flotte sous la protection de Dieu; et enfin, après avoir fait des pertes considérables, les voyageurs, remplis d'allégresse, échappent au péril et entrent dans le port de salut en poussant des cris de joie. Alors le roi ouvrant ses trésors répandit ses dons de tous côtés, afin de faire oublier aux champions du Christ les pertes qu'ils avaient éprouvées, et qu'aucun d'eux ne manquât de chevaux ou de fourrage pour les nourrir. De son côté le roi Richard, non moins empressé que Philippe pour le service de la croix (car il était tenu, de droit et par serment, de s'associer à cette en- 100 treprise), partit de la ville de Marseille si bien fourni en effets et en armes, et suivi de tant d'hommes d'élite, qu'il ne paraissait inférieur à Philippe ni pour les forces ni pour toutes les autres provisions dont il pouvait avoir besoin. De là conduit rapidement sur les flots de la mer de Toscane, il aborda avec une nombreuse flotte dans les ports de la Sicile, n'ayant souffert aucun dommage, et son arrivée renouvela les joies des Français et du roi Philippe, qui venait de se rendre à Messine, et demeurait depuis peu dans cette ville. Les Siciliens se livrent alors à leurs transports, la Sicile toute entière se réjouit d'accueillir de tels hôtes, suivis de si nombreuses armées. Le roi Tancrède leur rendit les plus grands honneurs; il portait alors le sceptre de la riche Sicile, dont il s'était habilement emparé en unissant l'artifice à la violence. Le roi Guillaume était mort tout nouvellement1, et sa femme Jeanne se réjouissait d'avoir Richard pour frère; mais elle n'avait aucun enfant qui pût la consoler dans son veuvage et se porter pour héritier du roi défunt. La sœur de celui-ci, Constance2 prétendit après sa mort avoir droit à lui succéder, puiqu'il ne laissait pas d'enfant; mais Tancrède, qui était oncle du roi défunt3, ne voulut pas souffrir que Constance s'emparât du sceptre de ses pères, prétendant sans aucun droit succéder à son neveu, et se faisant reconnaître roi, au préjudice de 101 sa tante. Celle-ci cependant, lorsqu'elle eut épousé le roi Henri, qui peu de temps après fut élevé à l'empire romain, devint reine de Sicile, par l'assistance de son nouvel époux. Décorée à la fois du diadème d'un empire et de celui d'un royaume, elle parvint aussi à se faire réintégrer dans ses droits: c'est elle qui plus tard a donné la vie à Frédéric, qui règne maintenant et gouverne aujourd'hui les Teutons, les Romains et les Siciliens, Hélas! combien le cœur humain est facilement changé, de combien de mouvemens divers il se montre susceptible, lorsqu'il se laisse séduire aux artifices, de l'instigateur de toute iniquité! Celui-ci, toujours en guerre contre l'amour et soufflant toujours la haine, sème la division entre les amis, désunit par ses ruses ceux qu'il voit tendrement unis, afin de se soumettre en les séparant ceux qu'il ne peut vaincre lorsqu'ils sont liés d'un amour réciproque, et lorsqu'ils se tiennent debout sans se baisser imprudemment pour laisser un passage à celui qui n'a le pouvoir de tromper que ceux qui fléchissent devant lui pour le laisser passer. Nous aussi, nous sommes trop faciles à lui céder, à lui qui n'a sur nous aucun droit que celui-là même que nous lui accordons; bien plus, lorsque nous le voulons, et autant de fois que nous sommes tentés par lui, nous avons suffisamment en nous de quoi lui résister dans la force que nous prête la puissance divine, et nul n'est poussé à être méchant s'il n'accueille volontairement l'ennemi; notre volonté seule nous soumet au tentateur, et si nous n'avons pas cette volonté il n'y a en nous nul péché. 102 Voici deux rois qu'une même affection, un même esprit, une même foi unissent et lient tellement l'un à l'autre, que l'un n'aime ou ne fait que ce que l'autre aime ou fait également, tant leur affection réciproque les attache l'un à l'autre; mais une si grande tendresse ne peut subsister long-temps entre eux. Richard, ayant trouvé une occasion favorable, découvrit ce qu'il tenait caché dans le fond de son cœur, et parla à Philippe en ces termes: «Bon roi, à qui la France obéit, dont je suis le chevalier, aux armes de qui mes sermens me lient, envers qui je me reconnais pour engagé comme envers mon seigneur, devant qui tremblent l’Égypte et le pays de Palestine, dont la croix et le sépulcre du Seigneur attendent les secours, dont le nom prononcé fait pâlir Saladin, vers qui les Parthes déjà vaincus tente dent les bras, sous les bannières duquel les remparts d'Accaron s'inclinent, je t'en supplie, que les paroles que je vais te dire ne te déplaisent pas. Je te rends ta sœur, et, je t'en prie, veuille ne pas me demander le motif secret qui me porte à cette démarche4. Elle ne s'est mariée que par les fiançailles; il n'y a rien de plus, je ne l'ai jamais connue selon la chair. Déjà Bérengère s'est unie à mon lit, Bérengère fille du roi de Navarre; déjà l'union de la chair a confirmé le saint sacrement, et nous ne sommes plus qu'une même chair. Il n'y a absolument aucun motif pour que je puisse la renvoyer, puisqu'elle est maintenant liée à moi et par la chair et par la loi. Mais il est des comtes, il est des ba- 103 rons, ô roi vénérable, à l'un desquels ta sœur pourra être unie d'un lien plus solide.» Le roi demeure frappé de stupeur et garde le silence, tant est grande sa colère. Bientôt cependant il répond à Richard en quelques mots: «Si tu me rends ma sœur, tu dois pareillement me rendre tout le douaire de ma sœur. Il t'a été donné avec elle à titre de dot; maintenant il doit me faire retour, puisque ma sœur revient vers moi. Mais pour le moment je ne fais aucune plainte et ne demande rien; je ne veux point menacer. Une œuvre plus grande nous appelle. Terminons sans querelle l'entreprise qui nous presse, vouons-nous sans réserve au service de la croix et à la gloire de celui qui a ôté les péchés du monde, et pour l'amour duquel nous sommes venus en pélerins sur des rives étrangères. Je t'accorde une trève de sûreté tant que tu porteras les armes pour le service de la croix; plus tard, redoute et moi et les miens.» Les paroles du roi sont agréées par Richard, il ne demande rien de plus; la trêve qu'on lui accorde lui suffit. Dès ce moment cependant il ne se montra plus à cœur ouvert ni à Philippe ni aux siens, et de son côté Philippe n'eut plus pour lui la même bienveillance. Après qu'ils eurent demeuré cinq mois d'hiver dans le pays de Sicile, notre roi invita le roi des Anglais à se mettre en route avec lui et à aller porter secours au sépulcre du Seigneur, comme il s'y était engagé par serment. Mais Richard ne voulut point partir, et demeura en Sicile, prêtant son assistance au roi Tancrède pour les guerres dans lesquelles il était engagé de toutes parts. Au commencement du printemps, le 104 roi Philippe, suivi de ses Français, livra donc ses voiles au souffle des zéphirs, et laissant à sa gauche la Grèce, à sa droite l'île de Paros, dépassant heureusement les îles de Crète et de Chypre, il alla débarquer dans la ville d'Accaron, la veille de la sainte Pâque, ainsi conduit par la grâce divine, afin qu'il pût célébrer sur la terre ferme la solennité de ce jour sacré. Déjà il avait été précédé à Accaron par l'illustre Jacques d'Avesne, d'une valeur brillante, qui, n'ayant avec lui qu'un petit nombre d'hommes, avait audacieusement assiégé cette ville, mettant toute sa confiance dans le Seigneur, qui, dans sa bonté, lui envoya en effet en temps utile un secours très-précieux, car le Seigneur est toujours favorable à ceux qui se confient en lui. Les Français, sortis de leurs vaisseaux, se réjouissent de poser le pied sur la terre ferme, et vont sautant et étendant leurs corps sur le sable. Joyeux après les ennuis prolongés d'un voyage sur mer, ils s'emparent avec empressement du rivage, et respirent un air plus pur qui leur rend au dedans la santé, au dehors l'air de la gaîté et de la vigueur. En même temps ils se hâtent, à l'envi les uns des autres, de dresser leurs tentes dans la plaine et dans les vallons, et ils investissent la ville de tous côtés, afin que personne ne puisse en sortir, et que nul ne vienne la secourir en y apportant du dehors des armes ou des vivres; puis ils s'appliquent à enfermer toute l'enceinte de leur camp derrière des retranchemens et des fossés profonds, et en même temps ils élèvent sur divers points de hautes machines à trois étages et des tours en bois, afin que Saladin ne puisse les attaquer à l'improviste, car 105 il ne cessait de livrer de fréquens combats aux serviteurs du Christ, et de les harceler la nuit et le jour, quoiqu'il se retirât toujours vaincu et accablé de confusion; il n'avait nulle honte d'être constamment battu, de fuir honteusement après une défaite, et de perdre dans ces engagemens successifs les hommes qui lui étaient le plus chers, s'affligeant seulement de ne pouvoir donner aux assiégés aucun conseil salutaire, ni les secourir d'une manière avantageuse. Richard cependant ne séjourna pas long-temps sur le territoire de la Sicile. Il se rendit de là à Chypre, et ayant assiégé cette île pendant deux mois, il la soumit par sa brillante valeur et pour son propre compte, et s'en étant emparé, il fit en outre prisonnier le prince qui la gouvernait. Quoique le Christ y fût reconnu et adoré selon le rit des Grecs, le pays de Chypre repoussait cependant les serviteurs du Christ qui s'étaient croisés, refusait de porter secours au sépulcre du Seigneur, et favorisait les Sarrasins. Après avoir ainsi triomphé de Chypre, Richard, chargé d'or et de dépouilles, se rendit en hâte devant Accaron, dont les murailles étaient déjà renversées de toutes parts, et que les habitans demandaient instamment de livrer, sous la seule condition d'avoir la vie sauve. A ce prix Saladin s'était déjà engagé envers le roi des Français, Philippe, à rendre tous les serviteurs du Christ retenus dans une dure captivité par les Sarrasins, et à restituer la sainte croix. Mais le roi catholique ne voulait pas jouir tout seul d'un si grand triomphe avant l'arrivée du roi des Anglais, à qui il avait promis d'être toujours compagnon fidèle tant que l'un et l'autre se consacreraient avec le même zèle 106 au service de la Croix; et il attendait son compagnon pour partager avec lui l'honneur que la clémence du Christ lui avait accordé à lui seul, par la force invincible d'une race invincible à la guerre, et qui s'était couverte de son propre sang pour le service du Christ. Après cela le Syrien ne voulut pas, ou peut-être ne put pas tenir sa parole et remplir les promesses qu'il avait faites à Philippe. En conséquence Richard, le cœur enflé d'une juste colère, fit (sans que Philippe y mît aucune opposition) décapiter et envoyer dans le Tartare tous les serviteurs de Mahomet qu'il trouva enfermés dans la ville, au nombre de douze mille5. La ville ayant été réparée et munie de défenseurs, toutes les rues et les campagnes des environs furent distribuées entre les serviteurs du Christ, et les pélerins construisirent de nouvelles églises dans lesquelles ils pussent adorer le nom du Christ. Les affaires et ces lieux prirent aussitôt une face riante et toute nouvelle: bientôt le nom de Mahomet se trouva banni de toutes les bouches, et dans toute la contrée le culte de la foi catholique s'établit ouvertement et de toutes parts. Onze cent quatre-vingt-onze années s'étaient écoulées depuis que Dieu s'était fait homme, lorsque la race des Français, conduite par son roi Philippe, s'empara de la ville d'Accaron, laquelle se rendit le onzième jour de juillet. 107 L'armée, partie de ce lieu, s'avança joyeusement pour renverser les murailles d'Ascalon, où était né jadis cet Hérode qui livra à la mort cent quarante-quatre mille enfans, craignant de perdre son royaume par la naissance du prince éternel, et croyant faire périr le Christ parmi tant d'autres enfans. De là, et sous la conduite de Richard, les pélerins triomphèrent de Joppé et de Gaza, villes illustrées anciennement par d'éclatans exploits. Celle-là fut jadis rendue célèbre par ce centenier qui, cédant aux invitations de l'ange, adopta les enseignemens de Pierre, et mérita d'être purifié et de renaître dans les eaux sacrées du baptême; l'autre ville fut souvent attaquée et battue dans d'illustres combats par Samson, doué d'une force qui n'avait jamais été et ne fut jamais, dans la suite, donnée à aucun homme. Après l'avoir frappée de nombreuses calamités, Samson emporta dans ses bras les battans de ses portes, toutes resplendissantes d'airain et couvertes de drapeaux, et alla s'arrêter sur le sommet d'une haute montagne; puis, aveuglé par les artifices de sa femme, il mourut enfin, tuant par sa mort un plus grand nombre d'hommes qu'il n'avait renversé d'ennemis durant sa vie. Cet événement nous fait voir que le Christ, en nous donnant la vie par sa mort, a crucifié notre mort sur sa propre croix; qu'en mourant pour son église, qu'il s'est choisie lui-même au milieu des nations, il a brisé les barrières et les portes de fer, et que s'emparant dans sa force des armes de l'ennemi armé et vigoureux, il s'est ensuite élevé dans les cieux, vainqueur et chargé de dépouilles. Mais la Judée n'a 108 point encore mérité de voir la face du nouveau Moïse, puisqu'elle cueille dans la loi la paille et non le bon grain. Au milieu de ces événemens, Philippe, entouré d'un petit nombre des siens, possédé d'une forte fièvre, et souvent accablé d'un pénible tremblement, était malade et couché dans son lit dans la ville d'Accaron. De violentes sueurs, de terribles chaleurs, firent un si grand ravage dans ses os et dans tous ses membres, que les ongles tombèrent de tous ses doigts, et les cheveux de sa tête, en sorte que l'on crut, et ce bruit même n'est pas encore dissipé, qu'il avait goûté d'un poison mortel. La bonté divine cependant nous épargna en lui, afin que la France mutilée n'eût pas à déplorer si promptement la perte de son prince, dont les soins assidus devaient la faire jouir dans la suite des bienfaits d'une longue paix. Toutefois il languit long-temps: à force de temps cependant il commença à rentrer peu à peu et lentement en convalescence, et comme il ne pouvait se guérir complétement, il se décida enfin, sur l'invitation des grands, ses amis, et de l'avis des médecins, à retourner dans sa patrie et vers les lieux de sa naissance; mais avant de partir, il donna à cinq cents chevaliers, et sur son propre trésor, les sommes nécessaires pour fournir à toutes leurs dépenses pendant trois années, prenant soin en outre de leur adjoindre dix mille hommes de pied, voulant qu'ils travaillassent tous avec un même zèle et une même fidélité à combattre en sa place pour le sépulcre du Seigneur, et confiant au duc des Allobroges6 le soin de les commander. 109 Après avoir pourvu d'un esprit vigilant à tous ces arrangemens, le roi, profitant d'un vent favorable, reprit la route de la mer. Arrivé à Rome, il y fut accueilli avec les plus grands honneurs par le pape Célestin, le troisième de ce nom, qui gouvernait dans cette ville, et qui, issu de l'illustre sang des rois, était aussi uni au roi, au troisième degré de parenté. Après qu'il eut été très-honorablement fêté par les pères et le collége sacré, il prit enfin congé, et traversant les sommets escarpés du Radicophon, passant sur des collines toutes couvertes de fanges et impraticables, par où un voyageur peut à peine aller ou revenir, laissant ensuite derrière lui les lauriers de Montecchio et la cime du mont Bardon, voisine du ciel, il entra dans la plaine de la Ligurie; de là, traversant péniblement les échelles du mont Cenis et la vallée de la Maurienne, passages difficiles et dangereux, il découvrit enfin la Bourgogne. Après avoir pris quelque repos dans ce pays pour se délasser de son voyage à travers d'affreux rochers, le long des Alpes cottiennes et au-delà des fleuves de l'Isère et du Rhône, où l'on ne trouve point de gué, il arriva enfin chez lui vers le milieu du mois de novembre (de quoi nous rendons grâces à Dieu), sain et sauf, le visage riant, et ayant retrouvé l'éclat ordinaire de son teint. Cependant le roi des Anglais avait perdu Gaza et Joppé, soit en les abandonnant volontairement, soit qu'on les lui eût enlevées de vive force, car il envoyait des écrits à Saladin, et celui-ci lui en envoyait à son tour, et même ce dernier réussissait souvent à l'apaiser par de nombreux présens. Déjà les comtes 110 Thibaut de Blois et Philippe de Flandre, déjà le comte de Vendôme7 et ceux qu'avaient envoyés Gien8 Clermont9 et le Perche10, avaient vu sortir de leurs vases d'argile leurs ames bienheureuses; Sancerre s'était affligé des funérailles de l'illustre Etienne; la Bourgogne avait pleuré la perte de Hugues. La cruelle mort ne voulut pas même épargner Jacques, et Avesne s'attrista à cause de cette mort déplorable. Dans tout le royaume, à peine trouvait-on un lieu dans lequel quelqu'un n'eût quelque sujet de pleurer, soit pour la perte de son seigneur, soit pour celle d'un frère ou de quelque proche parent: celui-ci avait à regretter ses enfans, celui-là son père; l'un se lamentait sur la mort de ses parens, l'autre sur celle de ses amis; celui-ci pleurait son serviteur, celui-là son compagnon; l'un ses oncles, l'autre ses neveux, tant était grand le désastre qui précipita nos grands seigneurs dans la tombe, lorsqu'ils furent tous frappés par la mort dans la ville d'Accaron. Alors le roi Richard, devenu odieux à beaucoup d'hommes, songea à abandonner secrètement cette terre. Cachant sa dignité de roi, et suivi seulement de quelques navires, il sillonna la mer, et étant sorti de la mer d'Ionie il entra dans l'Adriatique; puis naviguant vers la droite, il descendit sur le rivage d'Illyrie, et là, quittant ses vaisseaux, il entra sur le territoire de l'Empire sous le simple habit d'un Templier, afin de voyager avec plus de sûreté sous ce déguisement. En effet il avait offensé beaucoup de grands 111 seigneurs, et comme il en redoutait un grand nombre, il se cachait à beaucoup d'entre eux. Il fut reconnu cependant par ton duc11, ô Autriche, par ce duc dont il avait brisé les tentes dans le pays de Syrie, et qu'il avait accablé d'indignes affronts12. Hélas! qui peut échapper aux coups imprévus du sort et éviter les périls que le destin lui a d'avance assignés? Souvent on tombe par hasard dans des violences pires que celles qu'a préparées l'astuce, et souvent il arrive, par l'enchaînement des destins, qu'un ennemi rencontré à l'improviste est plus dangereux que celui qui va cherchant de tous côtés. A quoi bon dresser des mets, servir dans la cuisine? A quoi bon que le seigneur s'avilisse aux fonctions de l'esclave? à quoi sert à ce roi de s'être détourné de sa route, d'avoir changé de vêtemens, de s'être fait moindre que le moindre des serviteurs? Marius ne trouva aucun profit à se cacher dans les marais de Minturne, ni le fils de Thétis, couvert de vêtemens honteux, à se mêler aux chœurs des jeunes filles dans la cour de Lycomède. Un roi ne se dissimule point, non plus qu'une montagne ne se cache: la majesté royale ne se laisse pas ainsi renier; quoi qu'il fit, la personne du roi se découvrait de toutes parts, et se refusant à s'envelopper des ténèbres tant desirées, elle se trahissait, ne trouvant pas même de retraite au milieu des ombres, et brillant de tout 112 l'éclat qui lui est propre jusque dans l'asile le plus secret. Ainsi donc, tout en se cachant, le roi fut fait prisonnier par celui-là même qu'il redoutait le plus, et qu'il voulait le plus éviter; ainsi il fut pris en se cachant de celui qui ne le cherchait point, et qui certainement n'avait aucun espoir de le rencontrer. L'année précédente le grand Frédéric, ayant horreur des longs ennuis de mer, s'était mis en marche pour Jérusalem à travers les plaines de la Cilicie, s'étant croisé avec d'innombrables milliers de Teutons. Comme il se dirigeait en hâte vers Nicée, après être sorti du pays d'Antioche, brûlé par le soleil et ayant voulu, pendant la chaleur du milieu du jour, se baigner imprudemment dans les profondeurs d'une certaine rivière, englouti par les eaux il devint subitement la proie de la mort. Lui donc étant ainsi décédé, son fils Henri, successeur et héritier des droits paternels, parvint à l'empire. Cependant il y fut moins promu en vertu de ses droits de succession qu'à l'aide de l'élection du clergé et des grands, car tel est l'ordre établi chez les Teutons que nul ne règne sur eux s'il n'est auparavant élu du consentement unanime du clergé et des grands. Henri donc avait succédé de cette manière à son père, et il séjournait dans la ville de Mayence lorsque le duc d'Autriche vint lui présenter le roi des Anglais, et Henri parla à celui-ci en ces termes: «Naguère, ami d'un roi usurpateur, tu faisais la guerre contre nous, t'étant lié par serment aux armes impies de Tancrède, et tu voulais dépouiller notre épouse du trône de son père; naguère aussi, palpant dans la Syrie les tré- 113 sors de Saladin, tu as livré les serviteurs du Christ aux ennemis de la croix du Christ, en souffrant de plein gré que Gaza, Joppé et Ascalon fussent renversées, sans en venir aux mains et sans combattre, et tu n'as pas rougi de faire mourir quelques-uns des grands de mon empire et d'en maltraiter un plus grand nombre. Bien plus, tu as voulu livrer aux Parthes ton seigneur, l'ami de notre père et notre frère, afin que la France, ainsi mutilée, eût à s'affliger de la perte de son chef, et ne pût réclamer les choses qui lui appartiennent de droit et que tu retiens injustement.» Richard ne put supporter plus long-temps ce langage; et, comme s'il eût été assis sur le trône de ses ancêtres, ou dans la cour de Lincoln, ou au milieu de la ville de Caen, comme s'il eût oublié le vêtement sous lequel il était retenu prisonnier, d'une bouche royale et éloquente et d'un cœur de lion, il prit brusquement la parole: «Que celui qui m'accuse de trahison comparaisse, qu'il se présente tout armé, qu'il consente à un duel avec moi, pour essayer s'il peut me convaincre sur ce point. Certes, mon courage ne m'a point abandonné jusque là que quelqu'un puisse me vaincre, lorsque je me confie en mon droit et en ma vigueur accoutumée. Qu'on fasse donc ce qui est prescrit en droit. Si la loi ne me favorise, je ne dis plus un mot pour écarter la mort. Si j'ai combattu pour les droits d'une sœur, et si par moi, Tancrède lui a enfin rendu ce qui lui revenait, je n'ai point, par une telle conduite, offensé votre empire. Prends pitié, je t'en supplie, de mes voyages et de mes fatigues; prends pitié 114 de ma patrie, que mon frère dévaste, hélas! en suscitant méchamment contre moi les armes des enfans de la France! Tandis que je demeure ici captif, le roi Philippe renverse à son gré mes châteaux, détruit les remparts de Gisors; déjà il a soumis Pacy et Ivry-sur-Eure, déjà il a pris Beaumont-le-Roger et le château de Lions. Tu es prince depuis peu, des guerres te menacent, je vois que tu as un très-grand besoin de sommes considérables et de beaucoup d'argent: si tu veux triompher d'autant d'ennemis qu'il s'en présente maintenant, tout prêts à se montrer rebelles contre toi, je te donnerai cent fois mille marcs d'argent, et je reconnaîtrai moi et mon sceptre pour tes vassaux. Ma captivité n'est pour toi d'aucun avantage; il n'y a nulle gloire à remporter une victoire sur un roi désarmé. Permets donc que j'aille porter secours à mon royaume, déjà trop désolé.» Le prince approuva ces paroles et se radoucit, et son consentement se manifesta par ces quelques mots: Fais donc comme tu l'as dit, et va-t-en en liberté.» Alors le roi confirma ses paroles par des faits; et, se retirant libre, il revoit enfin Sandwich, après une longue absence. L'Angleterre se réjouit de l'arrivée de son roi; Jean s'exile alors de ce pays, et va secrètement s'attacher au roi des Français. Mais déjà le Vaudreuil, au point où la rivière d'Eure, baigne les prairies de ses eaux divines, jusqu'aux lieux où, tombant dans un fleuve de plus grande renommée, elle adopte elle-même un plus grand nom, des lieux où loin de là elle reçoit dans son sein l'Orne gracieuse, et lui donne son nom, jusqu'aux lieux où la Risle, coulant 115 au milieu de riantes prairies, arrose en souriant les campagnes de Brionne, et tout le territoire enfin qui s'etend de là jusqu'à la fontaine de Serens, qui prend sa source de la rivière d'Epte, et féconde les jardins et les champs, avant de se perdre au loin dans le fleuve de la Seine, déjà toute cette contrée s'était soumise aux puissantes armes du descendant de Charles. Dans sa prévoyance, il remplit les châteaux d'armes et d'hommes, il fait recreuser les fossés, il relève les citadelles renversées, afin que toute forteresse devienne beaucoup plus forte qu'elle n'a jamais été auparavant, et pour ne pas perdre en une heure ce qu'il a acquis au prix de tant de fatigues. Cependant, ayant fortifié Evreux avec un soin encore plus grand, après avoir rempli cette ville d'un grand nombre d'armes et de guerriers, et de beaucoup de provisions, il la donna à Jean, par amour pour lui, et afin qu'il la lui conservât, sans lui livrer toutefois la citadelle. Celui-ci, plein d'artifices, qui avait trahi son père et plus récemment son frère, ne pouvait pas ne pas trahir aussi le roi. Dépassant tous les tyrans de la Sicile par la méchanceté de l'ame, Jean invite donc à un festin tous les enfans de la France qu'il put trouver à Evreux, et les chevaliers, et les servans d'armes, à l'exception d'un petit nombre, que le hasard fit demeurer dans la citadelle. Ceux-ci donc ayant déposé leurs armes, le prince, après les avoir tous rassemblés dans une seule maison, où ils croyaient se réunir pour dîner, appelle tout-à-coup, du sein de leur retraite, ses Anglais armés, et enveloppe trois cents hommes dans un même massacre. Puis, ayant fait attacher leurs têtes à des piques brû- 116 lantes, il les promène tout autour de la ville (spectacle épouvantable), afin d'ajouter encore à la douleur du roi par une action tellement monstrueuse, déclarant par de telles œuvres ce qu'il avait de reconnaissance pour les mille marcs que le roi lui avait donnés13. Jadis Horse et Hengist massacrèrent d'une semblable manière tous les patriciens bretons qu'ils avaient traîtreusement invités à un repas, et qu'ils firent envelopper par des Anglais: un seul d'entre eux s'échappa, Eldon de Salisbury, lequel, ayant trouvé, par un heureux hasard, un fort épieu, et renversant devant lui mille ennemis, se sauva de sa personne, et, recommençant ensuite la guerre, remporta la victoire sur ses ennemis. Souillé d'un si horrible carnage, Jean se rendit en hâte auprès de son frère; mais une action si criminelle ne pouvait plaire à celui-ci. Quel homme en effet, à moins qu'il ne soit possédé du démon, absolument abandonné de Dieu, et qu'aucune vertu ne compense en lui ses vices, pourrait se complaire à de si cruels artifices, ou poursuivre la paix au prix d'un tel crime? Mais, comme il était son frère, et qu'il détestait une action également détestable à tous, Richard ne lui refusa point, bien qu'il en fût indigne, son alliance fraternelle, et ne retira point son amour à celui qui naguère voulait le dépouiller lui-même de son sceptre. En ce temps, le roi assiégeait depuis trois semaines déjà le château de Verneuil, dont les habitans, race 117 infiniment méchante et accoutumée à provoquer les Français avec la langue, avaient, sur la porte même du château, peint la figure du roi, armé d'une massue, ne cessant d'accabler de leurs insultantes railleries cette image muette d'un homme vivant. Mais enfin ils renoncèrent entièrement à ces bravades et à tous ces grands discours, et, la tête baissée, ils honorèrent respectueusement le roi, et portèrent humblement le joug des Français, s'affligeant de se voir privés de leurs murailles et de leurs superbes tours, que le roi fit raser, afin de leur apprendre, à leurs propres dépens, à réprimer la malignité de leurs langues. Aussitôt cependant que le roi fut informé positivement de la trahison de Jean et du massacre des siens, il leva le siége qu'il avait entrepris; et, pressé de l'aiguillon de la colère, tout brûlant du desir d'exterminer son ennemi, il alla d'abord mettre le feu à Evreux, et réduisit cette ville en cendres, tellement que les flammes dévorèrent toutes les maisons et toutes les églises. De là, incendiant toutes les habitations, et dévastant les campagnes, il entra dans le pays de Caux, et força Richard à lever le siége d'Arques. Tandis que celui-ci s'enfuyait, les chevaliers souteniaient de rudes combats avec les Français, et se défendaient dans la forêt. Dans l'un de ces combats, l'illustre Jean de Leicester, très-renommé dans. le monde par de beaux exploits, rassemblant toutes ses forces, frappa Matthieu de Marle et lui transperça les deux cuisses de sa lance; et Matthieu, le frappant à son tour dans la poitrine, de la pointe ferrée de son épieu (quoique le sang coulât en abondance de ses 118 deux cuisses), le força à marquer sur la terre l'empreinte de son corps immense, et à subir la captivité, en se confessant vaincu. Les autres enfans de la France ne sortirent pas sans gloire de ce combat, ayant fait prisonniers vingt-cinq chevaliers illustres par leurs exploits et un grand nombre d'autres ennemis, et en ayant tué encore plus. Non loin de là, était un port très-célèbre et une ville puissante en richesses nommée Dieppe. Vers le même temps, les Français allèrent piller tous ses trésors, et, après l'avoir dépouillée, ils la réduisirent en cendres. Ainsi enrichi, le corps d'armée se retira en triomphe, attendu que personne ne pouvait dire qu'il y eût un lieu ou une ville quelconque qui contînt tant de richesses ou des objets si précieux. Comme les Français revenaient de là, Richard, s'étant posté au débouché d'une certaine forêt, avec beaucoup de chevaliers et de serviteurs armés à la légère, dans un lieu favorable à une embuscade, leur fit beaucoup de mal, et leur enleva beaucoup d'hommes de l'arrière-garde, tout chargés de dépouilles et de butin. De là, se retirant promptement vers Beaumont-le-Roger, sur son territoire, il entra dans le Berri: le descendant de Charles l'y suivit d'une course rapide, et l'Anglais, informé de son approche, se disposa à lui tendre de nouvelles embûches. Entre Fretteval et le château de Blois, est un lieu peu célèbre nommé Beaufour, perdu en quelque sorte au milieu des bois, et enfoncé dans de noires vallées. Le roi était par hasard en ce lieu avec ses barons; et vers le milieu de la matinée, il prenait son repas, tandis que les troupes cheminaient avec les 119 chariots et les chevaux chargés d'armes, de vases et de toutes les autres choses nécessaires pour l'usage d'un camp. Tout-à-coup le roi des Anglais s'élance du sein de sa retraite, et disperse facilement ce peuple désarmé et tout chargé de vivres et d'effets: il tue, emmène, enlève les chariots, les bagages, les chevaux, les corbeilles et les vases des cuisines et des tables, vases que l'or et l'argent rendaient éclatans et plus précieux que tous les autres. Le ravisseur n'épargna pas davantage les petits tonneaux tout remplis d'écus, non plus que les sacs qui renfermaient les ornemens, les registres des impôts et les papiers du fisc; le sceau royal lui-même fut enlevé aussi bien que tous les autres effets; et le roi éprouva une perte si considérable en ce lieu, que l'on pourrait croire que ce village avait réellement reçu son nom de la guerre et de la fraude14. On n'était pas encore au premier moment du repos, quand tout-à-coup on crie aux armes! tous les hommes courent aux armes pêle-mêle; nul ne s'informe s'il s'empare des armes qui lui appartiennent ou de celles de son compagnon, et chacun prend pour lui celles qu'il trouve le plus à sa portée. Mais déjà, chargés de dépouilles et de butin, les ravisseurs s'étaient prudemment dispersés dans les bois et dans les vallées lointaines, où le roi ne pouvait conduire des hommes d'armes. Lorsqu'il reconnut qu'il n'y avait aucun moyen de poursuivre les ennemis, il continua sa route, et ordonna de refaire tout ce qui avait été perdu et de le garder désormais avec un plus grand 120 soin. A la place de toutes les choses perdues, il lui fut facile d'en faire faire de meilleures, ou qui fussent du moins également précieuses; mais on ne put rétablir qu'avec une peine infinie les registres par lesquels on connaissait à l'avance ce qui était dû au trésor, quels étaient, et à combien se montaient les subsides, ce que chacun était tenu de payer, à titre de cens, de taille, ou pour droit féodal, quels étaient ceux qui en étaient exemptés et ceux qui étaient condamnés aux corvées, quels étaient les serfs de la glèbe et les serfs domestiques, et enfin par quelles redevances un affranchi était encore lié envers son patron. Gautier le jeune présida à ce travail; il prit pour lui cette rude tâche, et, guidé par son esprit naturel et par un jugement plein de vigueur, il rétablit toutes choses dans leur état antérieur et légitime, éclairé à l'avance par celui qui enseigna à Esdras à refaire les Livres de la loi et des prophètes, les Psaumes, les petits Livres, et enfin tous les écrits de l'ancien Testament, que l'impiété chaldéenne avait entièrement livrés aux flammes, lorsque la cité sainte fut prise par le prince des bouchers, sous, les ordres du roi d'Assyrie15, lequel, ayant crevé les yeux au roi16, le fit conduire à Babylone, ainsi que tout son peuple. Ce dernier ayant pris, au milieu d'un festin, une boisson relâchante qui lui fut présentée traîtreusement, en souffrit terriblement dans son estomac, et ce breuvage lui donna, dans sa prison, du chagrin et la mort. Pendant ce temps Renaud, comte de Dammartin, à qui le roi avait donné en outre la comtesse avec 121 tout le comté de Boulogne, et Baudouin, investi des premiers honneurs du palais, fier de ses aïeux, frère de la reine Elisabeth, et comte de Flandre et du Hainaut, ayant abandonné le roi des Français, avaient passé dans le parti du roi des Anglais. En outre beaucoup de barons, devenus secrètement ses amis, le favorisaient en dissimulant dans leur cœur, car ce roi s'attachait tous les grands seigneurs, et pourchassait les cœurs avides des enfans de la France, par l'abondance de ses présens et l'attrait de ses promesses, leur distribuant généreusement de l'or et de l'argent, et leur donnant des ornemens, des alimens, des domaines et des métairies. Toutefois il ne put parvenir à corrompre par ses présens le seigneur des Barres. Il arriva, peu de temps après ces événemens, que la Vierge mère de Dieu, qui nous apprend par ses paroles et par les faits qu'elle est la dame de Chartres, voulant rétablir dans un appareil plus éclatant l'église que cette ville lui a spécialement consacrée, permit par une merveilleuse dispensation que les feux de Vulcain se déchaînassent à son gré contre cette église, afin qu'un tel remède mît un terme à la maladie de langueur qui consumait la maison du Seigneur dans le lieu où elle était située, et que cette destruction devînt le principe de la nouvelle construction, qui brille aujourd'hui d'un plus grand éclat que toute autre église du monde. Cette église ayant donc été démolie, une nouvelle église s'élève, déjà parfaite en beauté, dont tout le corps est enfermé sous une vaste voûte, et qui n'a rien à redouter du feu jusqu'au jour du jugement. De cet 122 incendie aussi est provenu le salut de beaucoup de personnes, par le secours desquelles le nouvel ouvrage a été entrepris et terminé. En effet l'ennemi du genre humain, toujours injuste, se complaît toujours à ajouter un nouveau malheur à un malheur, et ne peut jamais ni vouloir ni aimer le bien. Lui-même cependant ne fait jamais aucun mal sans que le Seigneur même le permette, et le Seigneur le permet ainsi afin qu'il pèche toujours en toutes choses. Toutefois, à travers tous ces actes, Dieu a toujours en vue les avantages qui peuvent en résulter pour le genre humain: il punit le péché ou bien il réprime dans les cœurs des hommes les sentimens d'orgueil, afin que le juste soit encore justifié par les afflictions présentes, et que celui qui est souillé se souille encore par un juste jugement; car la patience, gardienne de la vertu, fortifie le juste, et la volonté une fois enchaînée au vice fait persévérer l'injuste. Par là il arrive que, bon et mauvais en même temps, l'ennemi nous est également utile par la même action, tandis qu'il est nuisible à lui-même et aux siens; et cela non qu'il puisse ou qu'il veuille être tout simplement bon, mais parce que, même en étant mauvais, il est une occasion au développement de notre bien. Ainsi, mauvaise pour les Juifs et bonne pour nous, la passion du Christ fut transformée pour nous en vie, pour eux en mort. Le même événement qui a été si grandement utile au monde, en tant que passion nous sauve, en tant qu'action commise par les Juifs damne ceux-ci: la première plaît au Père éternel, la seconde lui déplaît. Mais comme notre marche à travers un si rude 123 sentier ôte la respiration à notre coursier, qu'il lui soit permis de s'arrêter un moment, afin qu'après cette quatrième pause il puisse courir avec plus de légèreté. |
NOTES (1) Guillaume le Bon, roi de Sicile, mort au mois de novembre 1189. (2) Constance était tante de Guillaume le Bon, et fille du roi Roger. (3) Il était fils d'une concubine de Roger, duc de Pouille, fils ainé du roi Roger. (4) L'opinion publique accusait le roi Henri d'avoir séduit la future de son fils Richard. (5) Guillaume de Neubridge dit: environ deux mille six cents (liv. iv, ch. 23). Rigord parle de cinq mille hommes, et même plus. (6) Hugues, duc de Bourgogne. (7) Jean. (8) Guillaume Goeth. (9) Raoul, comte de Clermont. (10) Rotrou, comte du Perche. (11) Léopold. (12) Dans les environs d'Accon, Richard enleva à un certain chef la bannière du duc d'Autriche, et après l'avoir brisée, il la jeta honteusement dans un bourbier profond, au grand déshonneur du duc.» Voyez la Vie de Philippe-Auguste par Rigord, dans cette Collection. (13) Rigord raconte ce même événement, mais sans l'imputer au prince Jean. (14) Méchant jeu de mots sur le nom Belfogia (Beaufour): Bel pour bellum, et fogia pour fraus. (15) Nabuchodonosor. (16) Sédécias. |