GUILLAUME LE BRETON.
PHILIPPIDE : CHANT III
Oeuvre mise en page par par Partick Hoffman
texte latin numérisé par Philippe Remacle
COLLECTION
DES MÉMOIRES
RELATIFS
A L'HISTOIRE DE FRANCE,
depuis la fondation de la monarchie française jusqu'au 13e siècle
AVEC UNE INTRODUCTION DES SUPPLÉMENS, DES NOTICES ET DES NOTES;
Par M. GUIZOT,
PROFESSEUR D'HISTOIRE MODERNE A L’ACADÉMIE DE PARIS.
LA PHILIPPIDE,
POÈME,
Par GUILLAUME LE BRETON.
POUR LE TEXTE LATIN
.
CATHALOGUS MATERIE TERTII LIBRI.
Tertius everti Solymam dolet a
Saladino. INCIPIT TERTIUS LIBER.
Intellectus hebet, ratio caligat, adheret
Compatiens igitur rex miti corde Philippus
Dumque moraretur ibi rex, afflixit aquarum
Se rapit inde gradu propero, Montemque Tricardi
Hinc Montem-Luzonis adit; nec frena retorsit,
Bolonium vero comitem, qui, vincla Perone 90
Vindocino capto regisque in jura recepto,
Haud procul a muris Gisorti, qua via plures
Sirius ardebat solito ferventius, et sol
Rex igitur Francus, adstantibus undique Francis,
Interea Franci, solita feritate, suprema
Victor cum Francis victoribus inde recedens,
Postera vix summos aurora rubescere montes
Exierat portis exercitus omnis, iterque
At rex, militibus ut erat stipatus utrinque,
Armantur cives et progrediuntur apertis
Nuncius interea spirante citatior austro
Haud secus Hispanas Karolus properabat in oras,
Calcibus assiduis latus indefessus utrumque
Karolides igitur vicina crepuscula noctis
Ut comes erecta Guillelmum cominus hasta
Tertius occurrit heros Pictavus, et idem
Tunc non posse dolens manifesta vincere pugna
Talia jactantem leva ferit hasta sub aure,
At Droco Mellotides, totis conatibus instans,
Quo fugitis? revocate animos, in bella redite, 600
Hesperus interea confinia noctis agebat ;
Ast modicum Barrensis eques post tempus ab omni
Richardus comes interea petit a patre sponsam
Mensis erat cujus Jacobi sacrat atque Philippi 640
Interea patrem sequitur Richardus ; et illi
Inde iter accelerat Turonis festinus ad urbem,
Et jam nocturnas nova lux ammoverat umbras, 710
Anglicus interea pacem rogat, et, licet eger
Jamque suprema dies illi Chinona reverso
Hinctibi scire licet, homo, quid sit gloria mundi,
Heu ! quid anhelamus ad mundi gaudia? quid sic
Irrequieta solet gravis esse locutio ; vires |
65 CHANT TROISIÈME.
ARGUMENT. Ce troisième chant a la douleur d'annoncer la destruction de Jérusalem par Saladin. — Les rois prennent la croix, mais une querelle étant survenue entre eux, Philippe s'empare de nouveau de plusieurs châteaux. — Henri fuit à Gisors; mais ayant refusé la paix, il s'afflige de se voir vaincu et de voir abattre son ormeau. Le comte de Poitiers se prépare à la vengeance, et tandis qu'il s'efforce de vaincre Guillaume des Barres en un combat, il est vaincu et se sauve. — Bientôt cependant, abandonnant son père, il vole vers le roi Philippe, son père lui ayant refusé l'épouse qui lui était promise. — Philippe s'empare de vive force de Tours et du Mans. La paix se conclut, et le roi Henri meurt à la fin de ce chant.
L'esprit s'éteint, la raison s'obscurcit, la langue s'attache au palais, la plume frappée de stupeur tombe d'une main tremblante, l'ame du poète oublie ses chants et ses vœux, son cœur pénétré de douleur interdit à sa bouche ses accens accoutumés, car il ne peut refuser ses lamentations au sépulcre qui fut perdu, et que le Seigneur, offensé de nos péchés, livra cette même année aux Iduméens, selon qu'il lui plut. Il souffrit que Saladin, le tyran de l’Égypte et de la Syrie, détruisît la ville sainte, emportât même le bois de la croix très-sacrée, et, mettant à mort tous les serviteurs du Christ, ravageât toute la terre que 66 Dieu avait consacrée par le sang précieux de son Fils, lorsqu'il voulut mourir pour le salut du monde. Le roi Philippe s'associa du fond de son cœur à cette perte commune à tous les Chrétiens, et s'affligea profondément de voir les lieux saints ainsi maltraités et le culte de Dieu tombant en décadence. Il résolut alors d'aller visiter le sépulcre du Seigneur, et fit voir par des signes extérieurs de quelle ardeur son ame était intérieurement embrasée. Le roi des Anglais et le comte Richard, touchés d'un zèle non moins grand, s'armèrent aussi sous la bannière de la croix. A leur exemple, les grands et les comtes, et les ducs et les chevaliers d'un moindre rang, et les ministres de l'église et beaucoup d'hommes du peuple, formant les mêmes vœux, se hâtèrent pareillement de se revêtir du signe de la croix. Un même desir, une même ardeur, un même amour les animaient tous à voler au secours de la Terre-Sainte. Mais l'ennemi de l'homme ne supporta point cette vue, lui qui, toujours gonflé d'un venin plein d'amertume, cherche toujours à troubler le repos de la paix, qui emploie tous ses efforts à corrompre la sainte semence, et qui sème l'ivraie dans le champ du Seigneur. Ses inspirations rallumèrent donc une nouvelle querelle entre le comte Richard et le roi Philippe. En effet le farouche Richard avait envahi la ville de Toulouse, faisant une guerre injuste au comte Raymond, qui est appelé comte de Saint-Gilles et de Toulouse, et qui était soumis au roi Philippe en vertu du droit féodal. Ne pouvant apaiser Richard par ses remontrances, le roi se met de nouveau à sa recherche pour le combattre, et, suivi d'un grand nombre de 67 chevaliers, il dirige une seconde fois son armée vers le pays du Berri, s'empare avec une merveilleuse promptitude de Châteauroux, occupe Buzençois avec la même activité, et attaquant audacieusement et en même temps Argenton et Leuroux, il prend en peu de temps l'une et l'autre de ces places avec une vigueur extraordinaire. Tandis que le roi était retenu devant ces forteresses, une grande disette d'eau vint affliger son armée. Un soleil ardent avait desséché tous les ruisseaux. Mais la puissance divine n'abandonna point Philippe, ou plutôt elle montra combien il était digne de son amour. Il y avait un certain torrent qui, en temps d'hiver, était toujours rempli d'eau, mais alors, et déjà depuis long-temps, il se trouvait entièrement à sec. Une rosée envoyée du ciel le remplit tellement qu'il coula dans la vallée en un vaste torrent, tel qu'on n'en voit pas en cette saison d'été, répandant de tous côtés l'abondance de ses eaux, et celles-ci, limpides et profondes, servirent à abreuver toute l'armée, et rendirent la vie à tous les animaux. De là le roi partit en toute hâte pour aller assiéger Montrichard. Il employa beaucoup de temps avant de parvenir à s'en rendre maître, car la position naturelle de ce lieu, placé dans un étroit défilé, et dé fendu par des murailles élevées, et de plus la troupe valeureuse des bourgeois qui l'habitaient, faisaient qu'il était impossible de s'en emparer en peu de temps. Enfin le roi l'ayant pris, renversa de fond en comble la citadelle, et fit prisonniers quarante-deux chevaliers, et d'autres combattans au nombre de trois cents environ. 68 Le roi se rendit de là à Montluçon, et ne cessa de se porter en avant jusqu'à ce que l'Auvergne toute entière eût été soumise aux Français. Le roi des Anglais fuyait toujours devant lui, et en fuyant ainsi il se retira dans le fond de la Neustrie, et le roi l'y poursuivit encore d'une course rapide. Le roi des Anglais cependant l'empêcha de s'emparer d'abord de Vendôme, qui refusa de lui ouvrir ses portes, Vendôme, château très-fort, rempli d'une nombreuse population, au pied duquel la rivière du Loir roule ses belles eaux. Toutefois il fut inutile à cette forteresse d'être défendue par une triple enceinte et par un peuple nombreux, et elle n'en fut pas moins contrainte de céder à la force et de se rendre au roi à discrétion. Le roi y fit prisonnier et jeta dans les fers soixante-deux chevaliers qui défendaient la citadelle et les murailles, et qui avaient suivi la bannière de Robert, comte de Melle, malheureux qui secondait alors les armes du comte Richard, après avoir déserté sa douce et riche patrie, qui produit un vin digne d'être offert en breuvage aux dieux. Un juste motif cependant le guidait à cette époque, puisqu'il était lié envers les rois des Anglais par le droit féodal, et devait leur fournir des hommes et des armes, attendu qu'il tenait d'eux des domaines et plusieurs châteaux. Aussi ne suis-je point étonné, puisqu'il était ainsi engagé envers eux, qu'il favorisât leur parti de tout son pouvoir quoiqu'il tînt aussi un comté de notre roi. Mais le comte de Boulogne1, qui, ayant été chargé de fers à Péronne, languit maintenant de misère dans la citadelle élevée du Goulet, et y languira long- 69 temps, quel motif pouvait donc le pousser, à cette même époque, à suivre le comte Richard et les Anglais, avec lesquels il n'était engagé par aucune espèce de raison? Il semblerait que déjà en ce temps la fortune voulût qu'il lui arrivât ce qui devait lui arriver par la suite.» Vendôme s'étant rendu, le roi, après en avoir pris possession, se dirigea d'une marche rapide vers Gisors, où le roi des Anglais s'était retiré en fuyant, et d'où il lui fit demander une conférence pour traiter de la paix. On lui accorda une trève de trois jours, afin que les deux parties pussent négocier ce traité. Non loin des murs de Gisors, sur un point où la route se divise en plusieurs branches, était un ormeau d'une grandeur extraordinaire, très-agréable à la vue, et plus agréable encore par l'usage qu'on en pouvait faire. L'art ayant aidé à la nature, ses branches se recourbaient vers la terre et l'ombrageaient de leur feuillage abondant. Le tronc de cet arbre était tellement fort, que quatre hommes pouvaient à peine l'envelopper de leurs bras étendus: à lui seul il faisait comme une forêt, et son ombrage couvrant plusieurs arpens de terre, pouvait recueillir et soulager des milliers de personnes; dans son enceinte verdoyante et couverte de gazon, il présentait des siéges agréables à tout voyageur fatigué, et ornant les abords de la ville autant par son étendue que par sa beauté, vers le carrefour de la porte par où l'on se rend à Chaumont, il offrait aux promeneurs un abri également sûr contre la pluie et contre les ardeurs du soleil. 70 Sirius était embrasé plus vivement que d'ordinaire; le soleil, parvenu à toute son élévation, pressait ses coursiers; et sous les coups intolérables de ses rayons, la terre, déjà desséchée, s'entrouvrait de toutes parts. Le roi des Français, entouré de tous les siens, était au milieu de la plaine, exposé à toute l'ardeur du soleil, tandis que le roi des Anglais était assis sous l'ombre fraîche, et que ses grands se reposaient également sous l'abri du vaste ormeau. Tandis que l'interprète allait souvent des uns aux autres, portant réciproquement de ceux-ci à ceux-là les paroles qu'ils se transmettaient, et renvoyé tour à tour par chacun d'eux, les Anglais riaient de voir les enfans de la France ainsi dévorés par le soleil, tandis qu'eux-mêmes jouissaient de l'ombrage de l'arbre. Le troisième jour, les conférences continuaient encore, et nulle paix ne venait mettre un terme aux contestations des rois. Souvent lorsqu'une profonde indignation anime des cœurs généreux et s'accroît de leurs justes douleurs, la colère presse de plus vifs aiguillons les hommes naturellement courageux. Les Français donc, indignés et irrités à juste titre du rire et des moqueries des Anglais, que l'arbre et son ombrage garantissaient des rayons du soleil, tandis qu'eux-mêmes demeuraient sous la voûte des cieux, exposés à toutes leur ardeur, les Français donc, le cœur bouillant de colère, coururent brusquement aux armes, et tous, d'un commun accord, se lancèrent avec la même vivacité contre les Anglais. De leur côté, ceux-ci les reçurent bravement au premier choc, et leur résistèrent avec tout autant de vigueur; à leur tour, ils frappaient de même qu'ils étaient frappés; et la colère 71 enflammant ainsi tous les cœurs, un rude combat s'engagea des deux côtés; mais la victoire se décida très-promptement pour les Français; car le roi Henri, ne voulant pas se battre, ou plutôt redoutant de se battre avec son seigneur, jugea qu'il serait plus sûr pour lui de fuir, quand il en était temps encore, et de céder à la fortune, que de courir trop témérairement les chances incertaines d'une bataille; et de plus, sa conscience même le portait à se méfier du succès de sa cause, puisqu'il se refusait à ce qui n'était que juste. Il fuit donc, et une seule porte est trop étroite pour tous les bataillons qui se précipitent en même temps: beaucoup d'hommes tombent et sont foulés aux pieds par ceux qui arrivent sur leurs traces; nul ne prend soin de relever ceux qui sont tombés, de tendre seulement la main à son ami qui va mourir; chacun est assez préoccupé de sa propre frayeur; celui qui se sauve de sa personne s'estime assez heureux, et il lui suffit d'avoir songé à son propre salut. Le pont même, quoiqu'il soit assez large, ne peut contenir tous ceux qui font effort pour s'avancer en même temps; beaucoup d'hommes sont ainsi précipités dans le fleuve; et tandis qu'ils s'empressent trop vivement pour échapper au glaive, la mort, se présentant sous une autre forme, vient tout-à-coup les engloutir. Cependant les Français ayant, avec leur vigueur accoutumée, renversé les derniers bataillons, enlevé les prisonniers et mis un terme au massacre, tournent maintenant leurs glaives et le tranchant de leurs haches contre le tronc de cet arbre, que le roi des Anglais avait fait entourer avec beaucoup de soin d'une 72 grande quantité de fer et d'airain, enfermant ainsi sa propre fortune dans cet arbre, et disant: «De même que cet arbre ne peut être coupé ni arraché du sein du gazon qui l'entoure, de même les enfans de la France ne pourront jamais me rien enlever. Lors donc que j'aurai perdu cet arbre, je consens aussi à perdre toute cette terre.» Les Français avaient été informés de ces paroles insensées; aussi se portaient-ils avec une plus vive ardeur à la destruction de cet arbre, tout entouré de fer et d'airain. Mais quelle force ou quel artifice peut empêcher la valeur d'accomplir heureusement tout ce qu'elle entreprend? Ni le fer, ni l'airain, ni la puissance des hommes, ne purent garantir ce bel arbre de tomber, destiné à être consumé par le feu. Naguère tout verdoyant, il brillait de ses nombreux rameaux et des honneurs qu'on lui rendait, digne à lui seul de faire la gloire de la vallée du Vexin; maintenant, ô douleur, ô jour de deuil pour tout le pays! il est complétement arraché du sol qui l'a vu naître, maintenant son emplacement seul montre encore tout ce qu'il était lorsqu'il déployait toute sa vigueur. Une nouvelle génération de ses rejetons s'est élevée peu à peu du sein de la terre qui avait porté cet illustre bois, et ces rejetons innombrables forment maintenant une forêt élégamment disposée, afin qu'un arbre si noble ne demeure pas sans héritiers. Vainqueur, et se retirant de ce lieu avec les Français vainqueurs, le descendant de Charles se rendit le même soir à Chaumont. Mais le roi des Anglais, triste et ne conservant plus d'espérance, indigné et profondément affligé de la destruction de son arbre, 73 et plus encore des pertes qu'il avait éprouvées, se retira le jour même à Vernon, suivi de ses craintes; et n'osant même s'y arrêter plus d'une nuit, il pensa que les murailles de Paci-sur-Eure lui offriraient plus de sécurité. Ayant donc convoqué tous les siens, il leur adressa ces paroles, qui témoignaient assez la colère dont son ame était remplie: «Hélas! quelle honte de se retirer tant de fois! quel déshonneur que tant de milliers d'hommes soient mis en fuite par un si petit nombre, et ne puissent en venir aux mains, je ne dis pas pour vaincre en une fois ces enfans de la France au cœur superbe, mais du moins pour rabattre quelque chose de cet orgueil dont ils sont constamment possédés, et par lequel ils travaillent sans cesse à nous mettre sous leurs pieds, nous et tous les autres! Ce roi, à la vérité, est mon seigneur, et la justice, ainsi que la raison, prescrivent de redouter un seigneur, et nous enseignent qu'il n'est pas sûr de se battre contre lui. Mais quoi donc? celui de vous qui m'aidera pas à venger mon déshonneur, celui-là ne sera jamais mon ami, il sera plutôt mon ennemi, et me trouvera aussi son ennemi. Si donc la justice nous défend de faire la guerre au roi, auquel la raison nous prescrit de nous soumettre, comme à notre seigneur, n'y a-t-il pas devant nous assez de châteaux, de campagnes et de villes, pour que nous puissions aisément les renverser d'une marche rapide?» Ces paroles de son père furent agréables au comte Richard, et lui-même ajouta aussi quelques mots: «Voici, dit-il, nous avons des milliers de combat- 74 tans tout disposés à suivre tes commandemens. Nous avons en outre trois mille chevaliers, parmi lesquels je me range, dont la droite et le glaive feront leurs preuves. Il n'est point absent, ce Geoffroi de Lusignan, qui suffit à la guerre pour tenir tête à lui seul à cent Français! Et pourquoi passerais-je sous silence les comtes d'Arundel, ou ce Raoul, que Chester a envoyé, ou ce Jean, dont Leicester s'honore, et ces deux frères, qu'a nourris la terre de Pradelle, et cet Albemarle, doué d'une si grande force, et qui ne le cède à personne en valeur, lorsqu'il est revêtu de ses armes? Parlerai-je des Paganel et de ces deux lions, frères et enfans de la Bretagne, Hervey et Guidemarque, dont la protection fait la force de la généreuse Lionie? Celui-ci dernièrement a brisé devant nous, d'un coup de poing, la tête d'un cheval, et l'a contraint de subir la loi de la mort: pareillement, il a fait succomber à la mort l'économe de son père, en présence de celui-ci, en le frappant d'un seul coup de poing, quoiqu'il fût d'une taille élevée et d'une corpulence monstrueuse. Tels nous sommes, tels nous marcherons à la guerre; tels sont ceux, ô père chéri, qui s'avancent à la suite de ton camp. Il en est beaucoup d'autres que j'omets de nommer, et dont la vaillance t'est bien connue. Tous les autres, qui ne manquent nullement de courage, sont quatre fois dix mille à cheval, sans parler de la foule innombrable des hommes de pied. Quelle lâche paresse nous retient donc? quelle lâcheté paresseuse engourdit nos membres? pourquoi semblons-nous immobiles, comme ayant des ailes enduites de glu? 75 Allons-nous donc, comme des vaincus, tendre lâchement nos bras, libres de toutes blessures, afin que ceux-là mêmes qui ont toujours été odieux à nous et aux nôtres nous gouvernent selon leur bon plaisir? Ah! plutôt, tandis que la fortune et les circonstances nous appellent, formons nos bataillons; courons en avant, allons vite assiéger Mantes: elle se soumettra promptement à nos bras, si nous ne la laissons nous-mêmes rester debout. Le héros de Garlande est seul à la garder, et n'a avec lui qu'un petit nombre de chevaliers. L'archevêque de Rheims s'est rendu à Rheims. Le roi est seul avec un petit nombre d'hommes dans la citadelle de Chaumont. Le comte de Flandre a quitté le roi et s'est retiré à Arras. Déjà le comte Henri a revu Troyes et Bar; la joyeuse Bourgogne a reçu son duc Eudes; Thibaut est déjà retourné dans les forts de Châteaudun; Etienne est entré dans le Berri; Simon2 a retrouvé les plaines riantes d'Épernon; Matthieu est allé à Beaumont; déjà Clermont a tressailli de joie en voyant revenir Raoul; le Perche, couvert de forêts, s'est réjoui du retour de Rotrou; tous les autres grands, détestant les ennuis d'une trop longue campagne, sont retournés joyeusement visiter leurs pénates particuliers. Je tiens tous ces détails de la bouche d'un de mes éclaireurs, qui n'oserait me tromper par une parole fausse. Tandis que cela nous est permis, jouissons des dons de la fortune; à ceux qui sont bien préparés, tout délai a toujours été et est toujours funeste.» Alors tous les grands approuvent la proposition du 76 comte; et parmi tant de milliers d'hommes, il ne s'en trouve pas un seul qui ne veuille concourir de tous ses vœux à tout ce qu'il croit devoir être fatal au roi Philippe et à ses Français, que les Anglais haïssent tout naturellement; en sorte que s'ils ne peuvent leur nuire par leur valeur, ils leur nuisent du moins par leurs bavardages ordinaires et par le venin que distille leur langue. Ils irritent donc leur fureur par des paroles mordantes; ils s'encouragent mutuellement à la ruine des enfans de la France, tous sont d'accord sur ce point, et s'unissent dans les mêmes vœux. Alors ils se lèvent, chacun se retire dans son logement; et tous, remplis de joie, ils prennent soin de leur corps, soit en mangeant, soit en se livrant au sommeil. A peine l'aurore suivante avait-elle doré les cimes élevées des montagnes, les premières lueurs du jour n'avaient point encore atteint les vallées, nul ne pouvait encore reconnaître à la vue ce qu'il y a de différence entre un chien et un loup, lorsque les sons rauques du clairon retentirent dans tout le camp. Éveillés à cet horrible bruit, les jeunes gens s'élancent légèrement de leurs lits, et bientôt ils ont revêtu leurs armes. L'armée entière était sortie des portes et suivait la route qui conduit directement à la ville de Paris. Déjà elle s'était portée à deux milles en avant, et le soleil n'avait point encore entièrement déployé son orbite doré. Dès que Henri reconnaît qu'il a atteint de son pied malheureux le territoire de Philippe, il commande à ses coureurs: «Allez, leur dit-il, allez par bandes; n'épargnez aucune métairie; livrez les 77 maisons aux flammes; frappez de mort les hommes qui n'auront pas voulu recevoir les fers, et enveloppez dans une cruelle destruction tout le pays des Gaulois.» Armés de fer et de feu, ses satellites s'empressent d'obéir à ces ordres; ils se répandent de toutes parts sur la terre ennemie, et se hâtent d'accomplir dans toute leur cruauté les commandemens de leur seigneur. Le roi cependant, entouré de tous ses chevaliers, et s'avançant à pas lents, bercé de ses vaines espérances, marchait toujours au milieu de la route, pensant qu'il lui serait facile de s'emparer de vive force du château de Mantes et de le détruire de fond en comble. Déjà Chaufour, Boissy-Mauvoisin, Neauflette, Bréval, Mondreville, Jouy, Favril, Ménerville, Mesnil, la Folie-Herbaut, Aunay sous Anet et Landelle étaient enveloppés de fumée; déjà Fontenai, Lamoye et Blaru étaient tout en flammes; en ces mêmes instans, le feu se répand de tous côtés. Les Anglais enlèvent du butin, chargent les hommes de fer, se chargent eux-mêmes de dépouilles; rien ne demeure à l'abri de leur fureur, la fortune enveloppe tout le pays dans une même calamité. Le roi se réjouit et tressaille en son cœur impie de voir autour de lui tout le pays noyé dans des tourbillons de fumée et les campagnes brûlées à la fois de tant de feux. Déjà les nôtres avaient acquis la certitude, et par les flammes qu'ils voyaient et par leurs espions, que le roi de Londres arrivait avec d'innombrables milliers d'hommes pour les assiéger et investir leurs murailles, et que, s'il les enlevait de vive force, il changerait la ville en une campagne fertile, après en avoir 78 expulsé les citoyens, ou les avoir frappés d'une mort honteuse. C'était par de telles menées que le roi faisait tous ses efforts pour obtenir que les citoyens effrayés consentissent spontanément à lui permettre de dresser ses bannières au milieu de la place de Mantes, et à se soumettre volontairement au joug des Anglais. Mais nous voyons souvent que les paroles sont bien différentes des actions, et que ceux qui se répandent en menaces ne frappent pas toujours à leur gré. Les Français ne sont pas tellement faciles à être émus par la frayeur, que les menaces mêmes ne les rendent au contraire plus audacieux: l'indignation qu'elles excitent dans leur ame redouble leurs forces, ils n'en deviennent que plus zélés pour veiller à leur propre salut et pour se venger des insultes qui leur sont faites. Les citoyens donc prennent leurs armes, et, ouvrant leurs portes, s'avancent dans la plaine: le chevalier de Garlande s'associe à eux, et avec lui marche à la rencontre de l'ennemi une troupe de cinquante chevaliers, remplis de courage et bien armés. Aussitôt que le roi d'Angleterre les aperçoit de loin, rangés en bon ordre et tout disposés à se défendre, il est frappé de stupeur, et donnant un signal pour faire retentir les trompettes, il rassemble ses escadrons dispersés et ralentit un peu sa marche. Alors, rempli d'admiration, il murmure tout bas ces paroles: «Que signifie un tel acte de folie de la part de ces Français, et d'où peut venir au peuple d'une seule ville une telle témérité, d'oser attendre mes phalanges innombrables? A peine sont-ils cinq mille en tout, et ils semblent cependant vouloir opposer 79 leurs forces à mes forces, eux qui devraient chercher des asiles cachés et fermer leurs portes plutôt que de courir ainsi à ma rencontre le glaive nu. Il se peut toutefois que le roi dans sa prévoyance leur ait envoyé des secours; peut-être est-il enfermé lui-même derrière ces murailles avec de nombreux chevaliers, afin de pouvoir, lorsque nous en serons venus aux mains, s'élancer vivement et à l'improviste, et répandre la terreur dans toute notre armée.» II dit, et donne ordre à ses troupes de se retirer un peu; puis réunissant ses forces, il s'arrête dans les plaines de....3 et là, disposant son armée par compagnies et par cohortes, et établissant un ordre régulier, il ordonne que nul n'aille errer et ne s'avise, dans sa témérité, de quitter, sous un prétexte quelconque, le rang qui lui est assigné, jusqu'à ce qu'il connaisse mieux lui-même les secrets enfermés dans la ville de Mantes, et que les connaissant il puisse délibérer sur ce qui lui conviendra le mieux, ou de diriger ses bannières vers Ivry, ou de tenter de briser les portes de Mantes. De son côté, dès que la commune de Mantes, digne d'éloges éternels, vit que le roi faisait un mouvement rétrograde, elle se mit aussi à se porter en avant, toujours en bataillon serré, et parvint ainsi au sommet de la colline de Pongebœuf. O commune, de quelles louanges dignes de toi pourrai-je t'exalter? quels éloges suffiront à te célébrer? quel glorieux courage te porta à suivre ainsi la marche du roi des Anglais? C'est pour toi un immense triomphe qu'à cause de toi il ait reculé d'un seul pas, 80 que la terreur de ta présence l'ait contraint à se retirer en arrière. Si j'avais autant de talent pour bien dire que de bonne volonté, si ma langue était en état d'exprimer tout ce que pense mon cœur, ta renommée en deviendrait et plus belle et plus grande, le monde entier répéterait que tu as mérité les plus beaux éloges. Toutefois, si mes chants peuvent inspirer quelque confiance, si l'envie au teint livide permet qu'ils soient lus, tu seras à jamais célébre dans la postérité, et ton nom vivra dans tous les siècles. Tel est l'hommage que te présente avec empressement la voix de ton nourrisson, afin que tu ne puisses te plaindre d'avoir nourri en moi un ingrat, en moi qui, chargé déjà de onze lustres, et portant des cheveux blancs, fus envoyé, pour être élevé chez toi, de la Bretagne, ma patrie, quand je n'avais encore que douze ans, et quand déjà j'aspirais avec ardeur à m'abreuver dans la fontaine de Castalie. Pendant ce temps un messager plus rapide que le vent du midi était envoyé au roi Philippe: mais déjà le roi était positivement instruit de tous ces faits, et la fumée et les flammes qu'il avait vues du haut du château de Chaumont, avaient prévenu l'arrivée du messager. Le roi donc, rendant les rênes à son cheval, s'était porté en avant de son armée, tout empressé d'arriver promptement à Mantes, car les malheurs particuliers étaient ce qui touchait le plus vivement son cœur; le spectacle des affreux désastres que les siens avaient eu à subir lui faisait hâter sa marche, et derrière lui marchaient sur ses traces dix mille hommes de pied et trois cents chevaliers. Une semblable ardeur animait Charles se rendant 81 sur les terres d'Espagne, alors que séduit par les présens du roi Marsilius, le misérable Ganélon avait trahi les escadrons français, car Charles desirait vivement tirer vengeance de cette horrible scène de carnage dans laquelle le prince Rolland, à la suite de brillans combats, et ces douze chevaliers dont la valeur faisait l'honneur de la France, succombèrent sous les mains sanglantes des Sarrasins, et anoblirent de leur sang généreux la vallée de Roncevaux. Infatigable et pressant sans cesse de l'éperon les flancs de son cheval, le visage tout couvert de poussière, les cheveux mêlés et agités par le vent qui lui souffle en face, les joues inondées d'un fleuve de sueur, déjà entièrement changé et méconnaissable pour tous, le roi dirige sa marche rapide à travers les deux portes de Mantes, et ne s'arrête que lorsqu'il est parvenu sur la colline de Pongebœuf; et là, attendant les siens, il revêt ses membres de leur armure de fer. L'arrivée du roi réjouit les gens de la commune, ils s'encouragent les uns les autres aux œuvres de la valeur, et reprennent leurs armes. Le roi aussi se réjouit et leur rend grâces de les trouver ainsi bien armés, hors de leurs portes, et disposés à se défendre. Déjà toute la troupe des combattans, dont naguère il avait devancé la marche, s'est rassemblée autour du roi. Tous alors réunissent leurs divers corps, et se portant en avant, ne forment plus qu'une seule armée. Le roi et ses fidèles, animés d'un même zèle et d'un même esprit, brûlent de rejoindre le roi des Anglais, croyant que lui-même veut aussi leur livrer bataille; mais déjà celui-ci avait donné à ses troupes 82 le signal de la retraite, et chargé le comte Richard et le comte de Leicester de prendre soin de ses derniers escadrons. Déjà les chevaux du soleil, inclinant le timon de leur char, se réjouissent de voir près d'eux le repos qui doit les soulager de leurs fatigues du jour; Thétis triomphante s'apprête à réparer leurs forces en les recevant dans son humide sein, et déjà ils peuvent reconnaître, au terme de leur course, la barrière auprès de laquelle ils espèrent jouir du repos pendant la nuit. Déjà aussi l'armée anglaise avait franchi les hauteurs de la colline, et quoique la septième partie de cette armée fût plus nombreuse que celle qui marchait avec le roi Philippe, elle craignit cependant d'attendre l'approche de cette dernière. Alors le descendant de Charles voyant arriver le crépuscule du soir, et reconnaissant que l'ennemi avait fait sa retraite, ne voulut pas pousser plus loin sur les traces des fuyards, et s'arrêta au milieu de la plaine que ceux-ci avaient abandonnée. Le noble baron des Barres ne put supporter cette vue. Ce chevalier, nommé Guillaume, doué d'un grand courage dans les combats, modèle de tous les hommes de l'ordre des chevaliers, qui faisait l'honneur de la renommée, la gloire et l'illustration de la nation française, était beau de corps, rempli de force, et riche de toutes sortes de bonnes qualités. La nature, en l'élevant ainsi au-dessus de tous les autres, en sorte qu'il ne lui manquait aucun de ses dons, s'admirait dans son propre ouvrage, et applaudissant à ce qu'elle avait créé, elle se faisait de lui une image, et prenait modèle sur lui pour former les autres à cette ressemblance. Ce chevalier donc, se dérobant furtivement 83 du milieu du groupe qui entoure le roi, prend des mains de son écuyer son bouclier et sa lance: «Qui viendra avec moi? dit-il alors. Voilà, comme s'il était attaché au milieu de ce champ, le comte de Poitiers nous provoque; voilà, il nous appelle au combat: je reconnais sur son bouclier les dents des lions; il est là en place tel qu'une tour de fer; il est là, et de sa bouche insolente il blasphème le nom des Français; il a oublié de fuir, il se livre à tout son orgueil, et s'il ne trouve pas à combattre, il s'en ira en mauvaise disposition. Je vais donc voir cet homme de plus près.» Il dit, et s'élance au milieu de la plaine. A sa suite, marchent le héros de Mellot4 et Hugues, sous la seigneurie duquel, ô Alencurie, s'accrut infiniment ta gloire, et par qui ta renommée fut célébrée dans le monde; et de plus Baudouin et Girard de Fournival. Ces hommes et un petit nombre d'autres, excités par l'amour de la gloire, s'avancent de loin à la suite de la bannière du chevalier des Barres, tous accompagnés de leurs écuyers, qui ne pouvaient manquer à leurs seigneurs, et d'une bande de ribauds, lesquels, quoiqu'ils n'aient point d'armes, n'hésitent jamais à se jeter au milieu des périls, quels qu'ils soient. Ainsi jadis Jonathas, à l'insu de son père, et suivi de son écuyer, parvint, en grimpant, au sommet d'une montagne escarpée; et ayant massacré de sa main vingt Philistins, seul, il força des milliers d'hommes à prendre la fuite devant lui. Aussitôt qu'il vit près de lui Guillaume brandissant 84 sa lance, le comte d'Hirondelle5, plus rapide que l'oiseau qui lui donne son surnom, et dont il porte l'image sur son bouclier, s'élance du milieu des rangs, et plonge sa lance vigoureuse, à la pointe bien affilée, dans le bouclier resplendissant que Guillaume portait de son bras gauche en avant de son corps. Volant avec une pareille légèreté, le comte de Chichester6 brandissant sa lance, veut essayer aussi dans le même moment de renverser Guillaume. Mais de même que ni le souffle impétueux de Borée ne renverse le mont Rhodope et qu'aucun torrent débordé n'ébranle le mont Hémus, quoiqu'ils soient livrés à toute la violence de ce redoutable choc, de même le chevalier des Barres ne tombe point sous les doubles coups qui lui sont portés de près, et son corps ne fléchit sous aucune de ces attaques. Au contraire, dès le premier effort, sa lance remporte un succès, et enveloppe dans une même chute et le comte et son cheval; puis, dans sa fureur, il frappe l'autre chevalier du revers de sa lance, et le précipite par terre à la renverse. Brisant les liens qui le retenaient, le cheval, rendu à la liberté, s'enfuit à travers champs, pour devenir la proie d'un ennemi quelconque. Il se fait un grand fracas, dont le retentissement se prolonge dans la colline voisine, lorsque tombent à la fois et le cheval, et les deux comtes et leurs armes. Un troisième combattant se présente alors, c'est le héros de Poitiers, fils du roi, qui bientôt deviendra 85 roi lui-même. Guillaume l'a reconnu tout de suite; sa lance est demeurée toute entière, il se réjouit, et ne cache point la joie qu'il éprouve d'avoir rencontré son pareil, et de pouvoir combattre à armes égales. Néanmoins il ne l'attend point, et marche au contraire à sa rencontre. Rassemblant toutes ses forces, il frappe de sa lance de frène le bouton qui fait saillie au milieu du bouclier de son adversaire, et lui-même est atteint d'un coup tout aussi vigoureux, dont Richard le frappe de sa droite. Ainsi l'une et l'autre lance vont à travers les boucliers chercher le corps qui en est couvert; dans leur audace, elles percent le premier plastron, et font sauter en éclats une triple cuirasse. Ardentes à se porter en avant, à peine sont-elles arrêtées par une nouvelle cuirasse fabriquée en fer cuit deux fois, dont chacun des combattans avait eu la précaution de recouvrir sa poitrine. Là, les deux lances ne pouvant supporter tant de résistance, se brisent, et, rendent, en éclatant, un son clair et retentissant. Les tronçons cependant ne tombent point des mains des combattans, et ils s'en servent l'un et l'autre pour se porter des coups redoublés autour des tempes. Mais enfin ces débris de leurs lances s'étant aussi usés, et n'ayant pu résister à des armes trop dures, les deux ennemis s'attaquent plus vivement avec leurs épées, se frappant tour à tour, et cherchant l'un et l'autre la mort. Ils n'ont point a feindre la colère, leur droite montre à découvert la haine qui remplit leur cœur; le secret de leur pensée perce à travers les traits de leur visage, et le glaive de chacun d'eux cherche quelque moyen de donner la mort à son adversaire. 86 Alors le comte, irrité de ne pouvoir triompher de Guillaume à force ouverte, médite une ruse, et enfonce son épée jusqu'à la garde dans le flanc du cheval de son ennemi. Celui-ci s'en aperçoit; et, sentant son cheval chanceler sur ses genoux tremblans, il s'élance aussitôt à terre, et, se tenant ferme sur ses pieds et debout, il frappe le comte d'un coup si vigoureux qu'il le renverse sur le sable de tout le poids de son corps; et tout aussitôt, afin de lui faire plus de mal, il frappe et tue son cheval d'un autre coup de son glaive, et fait rouler le cheval sur le cavalier. Pourquoi cela? parce qu'il ne pouvait emmener le comte prisonnier, le dépouiller de ses armes, ou le frapper de mort après l'avoir vaincu, se trouvant lui-même seul, enveloppé de tous côtés d'une foule d'ennemis, qui ne cessaient de l'accabler de traits et de pierres, et de faire pleuvoir sur lui, et de loin, une grêle de flèches, car aucun d'eux n'osait se rapprocher davantage, en venir aux mains avec lui, ni se hasarder dans un nouveau combat. Lui cependant était là, ferme comme une barre, opposant son bras comme une barrière à cet essaim d'ennemis, tournant légèrement dans son cercle, et renversant tantôt les uns, tantôt les autres. Tel un sanglier, entouré de chiens aboyans, se voyant enveloppé de toutes parts, ne trouvant aucune sûreté dans la fuite, et ne pouvant s'approcher d'aucun de ses ennemis pour se livrer aux transports de sa fureur, tantôt renverse sa tête sur ses reins, tantôt se retourne à droite ou à gauche, et transperce de sa dent recourbée ceux de ses ennemis qu'il peut atteindre. Cependant les compagnons du comte accourent, 87 et, le trouvant renversé dans la poussière, se hâtent de le relever. Il était couché sur le dos, tout meurtri de la chute de son cheval, accablé du poids énorme de ses armes et du corps qui l'accablait; il se relève cependant sans délai, avec l'assistance de ses amis empressés. Alors il se dresse sur ses pieds, remonte sur un cheval tout frais, et s'excite de nouveau à attaquer le chevalier des Barres, afin de l'emmener vivant, ou de le laisser mort sur la place. Celui-ci, tout couvert de sang, peut à peine se tenir sur ses pieds; son bouclier, tout brisé et percé sur mille points, est horriblement hérissé de traits, qui le rendent semblable à un hérisson; nul cependant n'essaie encore de s'approcher de lui, sans être aussitôt frappé de mort. Alors le comte s'écrie: «Nous avons rompu la barrière; réjouissez-vous, guerriers; Barres est enfin en nos mains; nulle petite barrière ne peut désormais nous enlever Barres.» Tandis qu'il se vantait ainsi, Hugues7 le frappe sous l'oreille gauche de sa lance, qu'il brandit d'un bras vigoureux. Le comte se tourne sur la droite, la lance se brise sans porter de coup et sans faire tomber ni blesser celui qu'elle attaque. Hugues s'écrie alors: «Si tu as cru pouvoir triompher de l'invincible seigneur des Barres, voici, quoiqu'un peu tard, nous arrivons à temps encore pour porter secours à Barres fatigué. Que ta bouche s'abstienne de pareilles bravades: et pourquoi te les permettrais-tu? Nous te connaissons; souviens-toi de ta chaste mère; désormais ne blasphème plus contre les enfans invin- 88 cibles de la France, et sache qu'on ne peut leur résister.» Il dit, et, faisant rouler son glaive autour de lui, il frappe à la tête Richard, qui de son côté le presse avec ardeur; et le remplissant d'étonnement, il le force enfin à reculer. Cependant Dreux de Mellot, renouvelant ses efforts, renverse Marcel8 de son cheval, et ajoute le comte de Leicester à ceux qui sont déjà tombés. Mais tandis qu'il se hâte de renverser tantôt ceux-ci, tantôt ceux-là, Pierre de Pradelle accourt de loin, le glaive nu, et, furieux du massacre de ses compagnons, frappe Dreux lui-même dans le milieu du front; le casque qui couvrait mal sa tête tombe en arrière, et Dreux est atteint, son bras ayant mieux servi sa valeur que défendu sa personne. Le noble baron est marqué d'une large blessure dont il porte encore et portera toujours la cicatrice sur le front. Son fils en devient furieux; s'oubliant lui-même, le jeune Dreux s'élance au milieu des ennemis; il renverse, repousse, attaque, donne la mort; son bras valeureux frappe à tout hasard, il se livre avec ardeur à tout l'emportement de sa fureur, pour venger la blessure de son père. Fournival renverse Pierre de Pradelle, Baudouin renverse Raoul, Hugues renverse Foulques, Robert abat Henri. Ainsi les Français, unis d'un même sentiment, font rage contre leurs ennemis. Ils ne sont qu'une petite troupe, mais ils ont un courage terrible à la guerre, une force toute bouillon- 89 nante, une valeur à toute épreuve; ils ne savent pas se laisser vaincre, et le glaive vengeur supplée ainsi pour eux à la faiblesse du nombre. Bientôt Dreux, ayant pansé sa blessure, a repris son casque; Guillaume des Barres a retrouvé un cheval, et saisissant de nouveau ses armes, il frappe de nombreux combattans et est frappé à son tour. Les champs s'engraissent du sang répandu. Les chevaux qui ont perdu leurs maîtres vont errans dans la campagne: la plaine se hérisse de lances et de flèches; naguère elle était comme une aire tout à nu, maintenant elle est comme une forêt couverte de bois. La terre disparait sous les débris des armes; vous verriez couchés çà et là les hommes et les chevaux, touchant aux portes de la mort. Déjà les rangs s'éclaircissent, une fuite rapide découvre l'un et l'autre côté de la plaine; l'ennemi fuit irrévocablement, ne pouvant soutenir plus longtemps la fureur terrible des Français, et sur tant de milliers d'hommes, vous n'en trouveriez pas un seul qui voulût vendre ses éperons pour mille livres. Où fuyez-vous? reprenez vos esprits, revenez au combat, ou du moins arrêtez-vous au milieu de la plaine. Personne ne vous presse, personne ne poursuit vos escadrons. Cette jeunesse si courageuse est bien clair semée. Devant qui fuyez-vous? Oh! soyez honteux que mille chevaliers et beaucoup d'autres encore, en qui brille la vertu guerrière, qu'une naissance illustre entoure des plus grands honneurs, soient aussi facilement mis en fuite par trente hommes tout au plus! Cependant l'étoile de Vénus annonçait l'approche de la nuit; le soleil ayant disparu avait livré le monde 90 aux ténèbres, et la lune dorée se disposait à remplir sa place et éclairait les divers points du monde, à peu près de la moitié de son globe. Les vainqueurs reviennent alors, et déjà la renommée avait répandu le bruit qu'ils étaient tous mis à mort ou faits prisonniers par les ennemis. Ils conduisaient à leur suite deux fois six chevaliers et quatre fois huit hommes de l'ordre des gens de pied, laissant derrière eux un plus grand nombre d'hommes à demi-morts. Les écuyers et les bandes des ribauds revenaient pareillement enrichis de dépouilles, de chevaux et de toutes sortes de provisions. A l'entrée même de la nuit le clairon enroué résonne et annonce leur retour: bientôt le roi et ceux de sa suite rentrent à Mantes en triomphe, et tout joyeux, ils prennent soin de leur personne en mangeant et en se livrant au sommeil. Dès ce moment le roi des Anglais n'osa plus attaquer nos frontières avec ses chevaliers armés. Peu de temps après, le chevalier des Barres, parfaitement guéri de ses blessures, reprend les armes, tel qu'un jeune chevalier brûlant d'une nouvelle ardeur; il veille sans cesse pour les bonnes actions, croyant n'avoir jamais rien fait s'il n'ajoute quelque nouvel exploit à ses exploits précédens; et ne recherchant jamais rien que les honneurs de la gloire, oubliant toujours le passé, il se lance de plus en plus en avant par des œuvres de valeur. Dans le même temps, Richard demande à son père de lui rendre la fiancée qui lui appartient de droit, que le roi Henri, à l'ame cruelle, retenait honteusement enfermée dans une tour, au mépris des droits de son futur et de son frère Philippe, privant ainsi un frère 91 de sa sœur, un mari de sa femme, et s'exposant en outre au soupçon du crime d'inceste, car la renommée répandait en tous lieux qu'il avait séduit sa belle-fille. C'est pourquoi le fils se retira avec juste raison loin de son père, et se réconcilia avec Philippe par les doux liens de la paix. On était arrivé au mois dont le premier jour est consacré par le martyre de Jacques et de Philippe9, à l'époque où la gelée blanche des humides matinées est d'ordinaire plus dangereuse pour les raisins naissans. Le descendant de Charles rassemble ses troupes à Nogent-le-Rotrou, conduit ses bataillons victorieux à la Ferté-Bernard, et, s'étant emparé de vive force du château, va tout-à-coup mettre le siége devant la ville du Mans, que le roi Henri, fort d'innombrables compagnies d'hommes de pied et de chevaliers, occupait en ce moment et tenait fermée, car il y était accouru peu auparavant de Vendôme, afin d'en interdire l'entrée aux Français et à son fils. Lorsqu'il apprit cependant que Philippe se présentait devant ses portes, il se mit aussitôt à fuir sans oser jeter un regard en arrière: la crainte qui l'agite lui donne tout-à-coup des ailes; il fuit, oubliant sa réputation et sa dignité royale, parcourant vingt milles sans s'arrêter, jusqu'à ce qu'il se soit mis en sûreté derrière les murailles d'Alençon10. Bientôt ayant brisé les portes, l'armée entre dans la ville du Mans, ainsi abandonnée au pillage: des chariots à quatre chevaux sont chargés de dépouilles opimes; les bêtes de somme plient sous les effets 92 précieux, les vêtemens de soie, l'ivoire, les vases d'argent, les monnaies d'un poids inconnu, les ornemens de lits tout gonflés de riches plumes, et les brillantes étoffes de toutes sortes de couleurs. Toutes les têtes s'affaissent sous les fardeaux dont elles se chargent, et les cœurs des hommes n'en sont pas moins remplis d'avidité, quoiqu'ils soient comblés, quoiqu'ils ne puissent enlever plus de butin: ils ont moins de joie de tout celui qu'ils emportent que de tristesse pour ce qu'ils sont contraints de laisser. Richard cependant s'était porté sur les pas de son père, et à son retour il voit, non sans étonnement et surtout avec une grande douleur, la ville si promptement livrée au pillage; et je ne m'étonne pas s'il s'affligea en voyant dévaster cette ville, qui appartenait de droit à ses ancêtres, qui leur prêtait particulièrement des secours, qui était le noble berceau de sa race. Alors notre généreux roi, voulant le consoler d'une si grande douleur, lui donna toute la ville avec tous les habitans et les colons qui cultivaient les riches campagnes des environs. De là le roi se rendit en toute hâte vers la ville de Tours, que deux fleuves, savoir, la Loire et le Cher, enveloppent de leurs ondes limpides. La ville est assise entre les deux fleuves; renommée par sa position, belle par le sol qui l'entoure, agréable par les eaux qui l'avoisinent, riche en arbres et en grains, fière de ses citoyens, puissante par son clergé, remplie d'une nombreuse population et de richesses, embellie par les bois et les vignes des environs, elle est de plus décorée par la présence du corps très-saint de l'illustre prélat Martin, dont la gloire a, 93 répandu un très-grand éclat sur toutes les églises. Cette ville étant la capitale et la métropole des Bretons, se réjouit d'avoir sous son autorité douze sièges épiscopaux. Aussitôt que les habitans furent informés de l'arrivée du roi, ils précipitèrent leur pont dans les eaux de la Loire, afin que le roi ne pût transporter son armée plus loin et assaillir les murailles avec plus de facilité. Mais quels efforts ou quelles précautions peuvent résister à la valeur? qui peut contenir un cœur tout bouillant de courage? Le roi, sous la conduite d'un certain ribaud, s'en va partout cherchant un gué, jusqu'à ce qu'enfin, s'appuyant sur sa lance au milieu du fleuve, dont les eaux l'enveloppent de toutes parts, il se trouve tout-à-coup parvenu sur l'autre rive. Ayant ainsi trouvé un gué comme par miracle, contre toute espérance, et même contre les habitudes du fleuve, l'armée entière passa sur l'autre rive, sans avoir besoin de rameurs. Aussitôt que les hommes porteurs de lances eurent atteint la terre, ils virent se déployer devant eux, non loin des murailles, une plaine très-propre pour l'établissement d'un camp, et dont les eaux de la Loire et du Cher rongaient les deux extrémités: au milieu étaient des moissons et des prairies verdoyantes; sur quelques points des vignes, ou des pruniers, arbre fécond en son temps, des poiriers, des cerisiers, des pommiers, ou des arbres dont le bois pouvait servir aux soldats pour fortifier leur camp. Le roi fit dresser ses tentes au milieu de cette plaine, dont les fruits lui offraient tant d'avantages, et qui de plus était si belle à la vue. 94 Déjà le jour nouveau avait chassé les ténèbres de la nuit, et la présence du soleil venait de rendre la clarté au monde: les bandes des hommes de pied, gens inquiets, à qui tout repos est en tous lieux insupportable, dressent leurs échelles contre les murailles, à l'insu du roi, et ne rencontrent personne qui vienne les repousser, ou qui ôse défendre toute la circonférence de la ville, tant la frayeur avait saisi tous les habitans. S'étant donc bornés à fermer et à barricader les portes, tous les habitans, tous les citoyens s'étaient enfermés dans la citadelle, pensant ne pouvoir défendre que ce seul point. Se lançant donc en foule, les hommes de pied grimpent sur les murailles, montent par les escaliers, ouvrent en dedans les barricades et les portes, et appellent leurs compagnons à se réunir à eux. Enfin les chevaliers et le roi sont informés de cet événement. Ils s'étonnent et se réjouissent à la fois; et le roi, rempli d'allégresse, rend des actions de grâces à Dieu, qui fait prospérer toutes ses entreprises. Tous ceux qui le veulent entrent dans la ville; et aussitôt, sur les ordres du roi, on se dirige avec une même ardeur vers la citadelle. Gilbert, qui la défendait, avait avec lui soixante-dix hommes de cheval et trois cents hommes de pied, dont il était le commandant et le connétable. Voyant qu'il lui serait impossible de résister à tant de forces, il aima mieux, après la ville prise, livrer au roi la citadelle toute entière, en sauvant tous ses effets, ainsi que sa personne et celle de ses compagnons, que d'avoir à se rendre enfin, à la suite d'un combat, et après avoir été vaincu. 95 Cependant le roi des Anglais demanda la paix; et quoiqu'il fut malade et travaillé d'une fièvre chaude, il quitta Chinon, et fit effort pour se rendre à Colombiers, pour l'amour de la paix. Le roi traita donc avec lui et le réconcilia solidement aussi avec le comte de Poitiers, sous la seule condition que l'un et l'autre, ou du moins l'un des deux, l'accompagnerait dans son voyage au pays de Syrie. Le roi cependant ne put parvenir à réconcilier le prince Jean avec son père, à qui ce malheureux faisait la guerre en d'autres lieux, destiné par là à devenir la cause de sa mort, ajoutant par sa perfidie de nouveaux tourmens aux douleurs qu'endurait son père, et déchirant son cœur tandis que la fièvre faisait rage contre son corps. Trois jours après, le roi des Anglais étant retourné à Chinon, son dernier jour se leva pour lui: il fut enseveli à Fontevrault, après avoir été vaincu et poussé à la mort par ses propres enfans, qui eurent la douleur d'avoir abrégé sa vie. Heureux, s'il se fût appliqué à être agréable au Roi des rois, et s'il eût craint d'offenser ses serviteurs! heureux, s'il n'eût pas été meurtrier de saint Thomas et de ses frères, et s'il se fût complu à les aimer! heureux, si ses enfans lui eussent été chers, si lui-même eût été cher à ses enfans, qu'il mit au monde, sous de funestes auspices, pour devenir plus tard les auteurs de sa ruine et de sa mort! Par là, tu peux apprendre, ô homme, ce qu'est la gloire du monde, ce que sont le luxe, les richesses, les honneurs, la souveraine puissance! Celui auquel naguère encore ne pouvaient suffire pour le loger ses villes et ses châteaux, et qui n'en prenait jamais assez, celui que redoutait la plus grande partie de notre 96 royaume, qu'il tenait à titre de fief du roi des Français, la Neustrie, le Poitou, l'Aunis, la Gascogne, la Saintonge, l'Armorique, le Berri, l'Auvergne et toute l'Angleterre; à qui, de plus, beaucoup de peuples que l'Océan enveloppe de ses vastes eaux, des rois et des tyrans, étaient soumis et contraints d'obéir, maintenant une étroite maison l'enferme tout entier; et de ceux à qui il a donné la vie, aucun n'est présent pour lui rendre les honneurs suprêmes, ou du moins pour accompagner son cadavre au tombeau. Hélas! pourquoi aspirons-nous si vivement aux joies du monde? pourquoi nos desirs insensés nous attirent-ils sans cesse vers les choses de là terre? Soyez riches, soyez pauvre, il en sera de même; la mort, égale pour tous, de sa main impérieuse, met également un terme à toute fortune. Donc, tandis que tu vis, ô homme, prends garde de perdre cette vie sans savoir quelle fin douloureuse t'est réservée à la suite de tes joies, de peur qu'après ces jours périssables, les flammes de la géhenne ne te dévorent, et que tu ne sois tourmenté par une mort immortelle, dans laquelle celui qui la souffre vit toujours et ne vit jamais. Un discours dans lequel on ne fait aucune pause devient fatigant: un silence raisonnable répare les forces de la langue lorsqu'elles sont épuisées. Il convient donc, ô muse, que tu prennes un moment de repos, afin que cette troisième interruption te rende de nouveau ton éloquence.
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NOTES( 1) Renaud. (2) Simon de Montfort. (3) Le texte porte Soendrinis; on n'a pu découvrir le sens de ce mot. (4) Dreux de Mellot. (5) Le comte d'Arondel, que le poète appelle d'Hirondelle pouf amener un jeu de mots, se nommait Guillaume d'Aubigny. (6) Il se nommait Ranulphe. Le manuscrit porte Cicestricus: dans d'autres éditions on lit Acestricus et Ocestricus. (7) Hugues d'Alencurie. (8) On ne trouve point de Marcel parmi les chevaliers du roi d'Angleterre ci-dessus dénommés. Peut-être faut-il lire Mandeville. Guillaume de Mandeville assista en effet à ce combat. (9) Le 1er mai 1189. (10) Les écrivains anglais disent que le roi se réfugia à Chinon. |