GUILLAUME LE BRETON.
PHILIPPIDE : CHANT II
Oeuvre mise en page par par Partick Hoffman
texte latin numérisé par Philippe Remacle
COLLECTION
DES MÉMOIRES
RELATIFS
A L'HISTOIRE DE FRANCE,
depuis la fondation de la monarchie française jusqu'au 13e siècle
AVEC UNE INTRODUCTION DES SUPPLÉMENS, DES NOTICES ET DES NOTES;
Par M. GUIZOT,
PROFESSEUR D'HISTOIRE MODERNE A L’ACADÉMIE DE PARIS.
v LA PHILIPPIDE,
POÈME,
Par GUILLAUME LE BRETON.
POUR LE TEXTE LATIN
.
CATHALOGUS MATERIE SECUNDI LIBRI.
Subjugjlt Atrebati comitem
Flandrosque secundus ; SECUNDUS LIBER INCIPIT.
Hactenus acta levi cecinisti regia
plectro,
Octavus decimus regi virtutibus
aucto 10
Rex super hoc semel ac iterum convenit eumdem
At comes hec contra dabat allegamina regi :
Sic allegabat pro se comes ; ocius illi
Verbaferens graviter comes ista, repatriat ; inde
Rebus et ornatu diversicolore refulgent 150
Tunc comitis votum spes intercepta fefellit, 180
Continuo fessi metantur castra sub ipso 190
Nil ita proficiens comes, et non absque pudore
Dum nova Bestisios perterritat undique muros
Rex dolet ereptum comitem sibi, frendit, et ire
Cum nihil ex facto referat nisi dedecus illo ;
Certus erat Bobas regem transire Radulphus, 290
Francigenis nostris illis ignota diebus
Cratibus interea, pluteis et robore crudo
Dum rex magnanimus arcem contundere summam
Vespere jam sero, jam sole sub equore merso, 380
Postquam nota fuit tanta indignatio regis 430
Pace reformata, redeunt ad propria leti :
Tempus erat quo jam falx pratis curva minatur,
Classica per vicos resonant ; per castra, per
urbes,
Jam post bis denos effluxerat unus et alter
Nec mora, Gaufridus ejusdem natus, in ipsum 500
..............
Pictavusque comes, ejusdem regia proles,
Regis ad edictum coeunt in bella quirites,
Rex ubi collectas ex omni parte cohortes
Postea Crazaium castellaque plurima frangens,
Turribus et muris nimis altis atque profundis
Talia dum dubio sub martis agone geruntur,
Jam stabant acies modici discrimine campi
Hic requiem tibi, Musa, velis parare secundam.
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38 CHANT SECOND.
ARGUMENT. Le roi réduit sous le joug le comte d'Arras1 et les gens de la Flandre. — Vaincu dans la contestation, le comte prend les armes et se précipite sur le pays, en brûlant tout devant lui; mais le roi vole aussitôt à sa rencontre et le met en fuite. —Le château de Boves ayant été forcé, le comte rend au roi tout ce qu'il avait pris. — Après la mort du duc Geoffroi et du jeune roi2, la discorde commence à éclater entre les deux rois. — Les Français s'emparent d'Issoudun et assiègent Chàteauroux; mais au moment où leurs armées se disposent à combattre, les rois font un nouveau traité de paix.
Jusqu'a présent, ô Polymnie, tu n'as chanté sur un luth léger que les actions que fit le roi, lorsqu'il entrait à peine dans l'âge de la puberté. Veuille maintenant rapporter de quels mouvemens de colère la Flandre irrita ce roi parvenu à l'adolescence, et avec quelle force d'ame il lui résista, et fit en même temps rétablir son domaine dans l'intégrité de ses droits. Ne garde point le silence sur les causes pour lesquelles la Flandre d'abord, et ensuite l'Angleterre, encoururent l'inimitié du roi très-auguste, car tu le sais et c'est toi qui préserves de l'oubli. 39 Le roi, croissant toujours en vertu, parcourait sa dix-huitième année, et se distinguait par son esprit et par ses œuvres. Pendant ce temps le comte de Flandre, homme grand et sage dans le conseil, issu d'une race illustre, et portant un grand nom, qui avait présenté le roi enfant sur les fonts sacrés, et lui avait conséquemment, selon que l'usage l'exige, donné son nom, nom dont la France victorieuse se glorifie maintenant avec transport, le comte de Flandre occupait plusieurs places qui eussent dû appartenir au roi. En effet Montdidier, Roye, Nesle, Péronne, la ville d'Amiens et ses dépendances, étaient au pouvoir du comte, et en outre tout le Vermandois; et cela sans aucun droit, si ce n'est que le vieux roi Louis les lui avait données pour un temps, et que l'enfant devenu roi avait facilement confirmé les actes de son père. Que n'eût-il pas obtenu en effet de celui dont il était le tuteur, le précepteur et le parrain? Le roi invita le comte une première et une seconde fois à lui restituer ce qui était bien connu pour appartenir en propre à son trésor, et à ne pas diminuer les possessions du royaume, possessions qui devaient bien plutôt, selon la justice, être accrues par les soins de celui qui lui avait été donné pour maître et pour fidèle gardien. Et afin qu'il n'advînt pas de plus grands malheurs à ce sujet, le roi employa les plus fortes raisons pour déterminer le comte à lui restituer sans combat et sans contestation ce qui ne lui appartenait point. Il ajouta aussi les menaces à ses paroles royales et pacifiques, déclarant hautement qu'il ne pourrait être l'ami de celui qu'il 40 verrait dans l'intention d'enlever à son domaine ce qui lui appartenait en propre. Mais le comte répondit au roi par les allégations suivantes: «Ton père m'a donné ces pays, et tu te souviens que toi-même tu as confirmé ces dons de ton sceau royal. Tels sont les véritables titres qui ont fondé mes droits sur les choses que tu redemandes: ne cherche point à troubler le repos du royaume, afin que ceux qui sont tenus de t'obéir ne deviennent pas tes ennemis. Il serait inconvenant que la promesse d'un roi fût si peu solide; il serait inconvenant que sa parole pût être ainsi reprise. Et quand même (ce que je dis sans préjudice des raisons que je fais valoir), quand même je n'aurais aucun droit sur ces choses, je les possède cependant, par ton fait et par celui de ton père, et la possession suffirait seule à établir mon droit; car vouloir forcer le possesseur à dire en vertu de quel titre il possède, semble aussi par trop incivil. Cependant je n'ai pas besoin d'un tel argument, puisque ces choses m'ont été légitimement données par leurs véritables seigneurs. Ainsi la bonne foi, ainsi un titre juste fondent mon droit et me disculpent de tout reproche; et il ne t'est pas permis d'ignorer qu'en justice nul ne doit perdre, s'il n'a point commis de faute, la chose qui lui a été justement conférée.» Ainsi disait le comte dans son intérêt; le roi lui répondit aussitôt: «En peu de mots, de mon côté, j'apporterai aussi beaucoup d'argumens en faveur de mon droit. Ce que mon père t'a cédé pour être occupé pendant un temps, une si courte pres- 41 cription ne peut le perpétuer entre tes mains; et quant à ce que tu te vantes que j'ai moi-même confirmé ce dont la possession qui est concédée par un enfant n'est d'aucune force. Ceci est suffisant pour moi; je puis cependant ajouter encore quelques mots. Il y avait dernièrement quelqu'un qui, de ton propre avis, demandait, par la voie de la justice, la restitution du bien paternel. L'accusé lui disait: Il ne t'appartient pas, au cas dont il s'agit, mon frère, d'intenter aucune action, car la chose que tu me demandes maintenant m'a été concédée par toi, quand tu étais enfant; maintenant que tu as grandi, tu redemandes ce que tu as donné volontairement, ce que j'ai déjà possédé sous tes yeux depuis plusieurs années. Loin de nous que des paroles si légères sortent à effet!» Je ne pense pas, ô comte, que tu aies encore oublié ce que tu dis alors, et quelle fut ton opinion, lorsque tu dis que la première donation n'avait aucune valeur en justice, et lorsque tous les autres déclarèrent la même chose, en sorte que cet homme s'en alla remis en possession de son bien. Voudrais-tu donc déclarer une justice pour les autres, et une autre justice pour toi? Non, il faut que tu supportes la loi que tu as portée. Cesse donc de parler davantage, car si tu diffères encore de réintégrer mon domaine dans ses biens, tu verras ce que la force unie au bon droit peut donner de supériorité au seigneur qui demande des choses justes.» Ayant entendu ces paroles avec chagrin, le comte retourne alors dans son pays, et convoque aussitôt ceux qui doivent le secourir. Des troupes choisies de jeunes gens s'élancent en nombreux bataillons; et il 42 n'est besoin de contraindre personne, car chacun se porte volontairement à nuire à notre roi. L'amour de la guerre fermente dans tous les cœurs: la commune de Gand, fière de ses maisons ornées de tours, de ses trésors et de sa population, donne au comte, à ses propres frais et comme auxiliaires dans les combats, deux fois dix mille hommes et plus, tous habiles à manier les armes. Après elle vient la commune d'Ypres, non moins renommée, dont le peuple est célèbre pour la teinture des laines, et qui fournit deux légions à cette guerre exécrable. La puissante Arras, ville très-antique, remplie de richesses, avide de gain, et se complaisant dans l'usure, envoie des secours au comte, avec d'autant plus d'ardeur qu'elle est la capitale et la principale ville de Flandre, et l'unique résidence du gouvernement, Arras qui obéissait à un comte particulier à l'époque où Jules César dirigea ses armes contre les peuples des Gaules1. Au milieu de tant de fracas, Bruges ne manqua point non plus d'assister le comte de plusieurs milliers d'hommes, envoyant à la guerre les hommes les plus vigoureux; Bruges qui fournit des bottines pour couvrir les jambes des seigneurs puissans, Bruges, riche de ses grains, de ses prairies et du port qui l'avoisine; Dam, aussi ville funeste, Dam véritablement et de nom et de fait, Dam qui devait par la suite être fatale à nos vaisseaux, assista aussi nos ennemis selon ses ressources. Après toutes ces villes, Lille déploie pareillement ses armes ennemies, et ce n'est pas pour envoyer à la guerre un petit nombre de phalanges; Lille, ville 43 agréable, dont la population rusée poursuit sans cessele gain; Lille qui se pare de ses marchands élégans, fait briller dans les royaumes étrangers les draps qu'elle a teints, et en rapporte les richesses dont elle s'enorgueillit; Lille, dont la foi peu solide devait dans la suite tromper le magnanime Philippe. Alors cependant, ses habitans se précipitèrent vers leur ruine, lorsqu'ayant accueilli Ferrand, ils virent leurs murailles renversées, leurs maisons garnies de tours réduites en cendres, lorsqu'ils se virent eux-mêmes faits prisonniers ou massacrés par les chevaliers français2. Le peuple qui vénère Saint-Omer, lié aussi par serment au parti du comte, lui envoya également plusieurs milliers d'hommes, jeunes gens brillans de valeur, et de plus Hesdin, Gravelines, Bapaume et Douai, ville riche et puissante par ses armes, remplie d'illustres citoyens, et qui s'indigne d'être ainsi confondue avec tant d'autres, envoyèrent chacune des bataillons de combattans. Leurs antiques querelles ne retiennent ni les Isengrins et les Belges, ni les Blavotins; les fureurs intestines qui les animent les uns contre les autres et les déchirent tour à tour ne les empêchent point d'être fidèles à leurs sermens et de se précipiter vers la guerre; en combattant contre les enfans de la France, ils se réjouissent de suspendre leurs anciennes inimitiés. Mais pourquoi m'arrêtai-je ainsi à désigner chaque ville par son nom? la Flandre toute entière lança spontanément à la guerre ses belliqueux enfans, car ils détestaient en secret les Français, et la colère récente du comte les avait en outre irrités aussi contre 44 le roi. La Flandre abondait en richesses variées et en toutes sortes de biens. La population, fatale à elle-même par ses querelles intestines, est sobre pour la nourriture, facile à la dépense, sobre pour la boisson, brillante par ses vêtemens, d'une taille élevée, d'une grande beauté de forme; elle porte de beaux cheveux, elle a le teint haut en couleur, et la peau blanche. Le pays est couvert d'un grand nombre de petites rivières guéables et poissonneuses, de beaucoup de fleuves et de fossés qui obstruent tellement les routes que l'accès en est rendu très-difficile aux ennemis qui y veulent entrer, en sorte qu'elle serait suffisamment garantie à l'extérieur, si à l'intérieur elle renonçait à ses guerres civiles. Ses champs l'enrichissent de grains, ses navires de marchandises, ses troupeaux de lait, son gros bétail de beurre, la mer de poisson; sa terre la plus aride est réchauffée par le jonc marin dont on la couvre, après l'avoir haché lorsqu'il est sec. Peu de forêts répandent de l'ombre sur les plaines, nulle vigne ne s'y trouve. Les indigènes font une boisson par un mélange d'eau et d'orge, qui leur sert en guise de vin, non sans donner beaucoup de peine pour être ainsi préparée. Ces bataillons resplendissent, couverts de richesses et d'ornemens de couleurs variées; leurs bannières flottent au gré des vents, leurs armes, frappées par les rayons du soleil, redoublent l'éclat de sa lumière. Le terrible hennissement des chevaux porte l'effroi dans les oreilles; sous leurs pieds ils broient la terre poudreuse, et les airs sont obscurcis des flots de poussière qu'ils soulèvent; à peine les rênes suffisent-elles pour les contenir et les empêcher d'emporter au 45 loin leurs cavaliers d'une course vagabonde. Tandis que les escadrons s'avancent ainsi d'une marche régulière, pouvant à peine enfermer sa joie dans les limites de son cœur, le farouche comte s'anime à la guerre et se croit déjà vainqueur, espérant qu'avec tant de milliers d'hommes réunis par serment sous ses drapeaux, et faisant la guerre volontairement, il lui sera bien facile de vaincre le roi dans une bataille, ou de le lier à son gré par une paix telle que lui-même n'ait rien à perdre des biens en litige. Déjà déchirant son ennemi avec fureur de sa gueule de lion, il brûle de se mesurer avec le roi, encore absent. Bientôt prenant son élan, il dirige ses troupes contre les murs de Corbie; la fortune favorise sa première attaque, il enlève de vive force le rempart qui formait la première ligne de fortification, et, l'ayant renversé, il y met en outre le feu; tout est en confusion, et le comte s'abandonne tout entier à sa colère. Les citoyens prennent la fuite et se retirent dans des lieux de sureté, suivant prudemment les conseils de la prudence, car le poète Nason nous enseigne qu'il faut se retirer toujours devant les premiers transports de la fureur. La nature opposa au comte l'obstacle du courant de la Somme, qui sépare la ville de ses fortifications extérieures. Ce fleuve donc l'empêcha de transporter ses forces de l'autre côté, afin qu'une si bonne ville ne succombât point sous un transport furieux, et qu'une si grande victoire n'échût pas subitement à un homme qui en était si indigne. Ainsi le comte échoua dans ses vœux et vit ses espérances déçues, et sa fortune fit un mouvement 46 rétrograde en présence de cette faible barrière, car les citoyens précautionneux avaient rompu tous les ponts, consentant à de moindres dommages pour en éviter de plus grands: ainsi le castor se châtre de ses propres ongles, aimant mieux perdre une partie que le tout, et instruit par un don de la nature, qui nous demeure inconnu, que ce n'est pas pour lui-même qu'on le poursuit à la chasse, et que les chasseurs ne le recherchent pas pour son corps, mais seulement pour cette portion de son corps dans laquelle il sait que réside une vertu curative. Vers-le soir, les gens de Flandre, accablés de fatigue, dressent leur camp sur les rives du fleuve, au milieu des champs qui s'étendent au loin, et prennent soin de leurs corps en se nourrissant des mets qui leur sont présentés et en se livrant au sommeil. La ville de Corbie fut ainsi investie pendant plusieurs jours, et cette nouvelle parvint enfin à Philippe-Auguste. Tandis que le comte faisait ses préparatifs pour transporter son armée à travers le fleuve, afin d'investir de toutes parts cette grande place avec ses bataillons, et de l'assiéger vivement, des soldats et des escadrons de chevaliers envoyés par le roi viennent fortifier le château et le remplir d'armes et de provisions, par où le courage des assiégés se trouve redoublé. Les citoyens se livrent aux transports de leur joie, et tandis que les troupes du comte s'abandonnent au dehors à leur fureur, ils vont souvent mesurer leurs forces avec elles et engager de fréquens combats. Ne pouvant rien obtenir, et sur le point de se retirer de Corbie, non sans honte, le comte laisse pru- 47 demment en arrière des cavaliers chargés de protéger les derniers bataillons, afin que l'ennemi ne puisse faire de sortie et leur porter de fâcheuses blessures, en les poursuivant comme des fuyards. Lui-même s'associe avec un grand nombre de chevaliers aux escadrons qui se portent en avant, et place au milieu les hommes doués de moins de courage, les chariots et les chevaux qui sont chargés des bagages et des provisions de bouche, car tel est l'ordre qu'on doit toujours observer dans la disposition d'une armée. Dévastant à droite et à gauche tout ce qui se présente, il vole de ses ailes légères au-delà de la rivière d'Oise, ne cessant de piller les peuples, d'enlever du butin, de réduire les maisons en cendre, de charger de chaînes les captifs, et arrive enfin devant la ville de Senlis. Mais celle-ci était défendue par ses murailles et par ses habitans; et comme le comte ne put y pénétrer du premier élan, tout ce qu'il trouve en dehors des remparts, il le frappe de mort, ou s'en empare, ou l'enlève, ou le brûle, en sorte que rien dans l'étendue de ce diocèse ne demeure à l'abri de ses coups. Le seigneur de Dammartin qui ne redoutait rien de semblable, et se nommait le comte Albéric, étant à table à dîner, fut surpris, et se sauvant par une petite porte, eut à peine le temps de s'échapper. Le noble château de Dammartin fut dépouillé de tout ce qu'il enfermait, et toute la plaine qui s'étend en dessous de ce château, plaine si belle, si riche en productions et si peuplée, fut livrée au fer et au feu par les gens de Flandre, qui s'y répandirent à leur gré. «Il n'y a encore rien de fait, disait le comte, si je ne brise les portes de 48 Paris avec les chevaliers de Flandre, si je n'établis mes dragons sur le Petit-Pont, et si je ne plante ma bannière au milieu de la rue de la Calandre.» Les grands cependant le dissuadent de ce projet conçu dans la malice de son esprit, car ils redoutaient le roi, qui déjà se hâtait et desirait vivement leur opposer ses forces au milieu même de ces plaines. Afin donc que tant d'arrogance ne pût enfin devenir fatale au comte, les clairons retentissent de tous côtés et rassemblent les bataillons répandus çà et la et qui parcourent tout le pays; ils se rendent de là à Béthisy, et, sur leur chemin, ils n'en continuent pas moins à piller les campagnes et à les brûler avec leur violence accoutumée. Tandis qu'un nouveau siége porte de tous côtés l'épouvante dans les murs de Béthisy, et que le comte forme des vœux superflus pour réussir à s'emparer en peu de temps d'un château si fort, le roi sort avec ses bataillons de la ville de Senlis. Pendant que les chevaliers se dirigeaient vers ce lieu, d'une course rapide, desirant sur toutes choses que le comte voulût les attendre et s'en remettre, dans une bataille, à la décision de la fortune, le comte, s'étant assuré de l'approche du roi par les nuages de poussière qu'il voyait dans les airs, abandonna en toute hâte et sans résultat le siége qu'il avait entrepris, prit la fuite par la forêt de Cuise, et se retira suivi par la honte. Déjà ses escadrons étaient harassés de fuir à travers champs, et il lui eût beaucoup mieux valu s'arrêter et prendre du moins quelques instans de repos, et réparer par quelques alimens les forces épuisées de ses guerriers, lorsque le comte, animé 49 d'un desir de vengeance, alla, par une nouvelle témérité, assiéger la citadelle de Choisy-au-Bac. Mais bientôt il s'enfuit aussi de ce lieu, redoutant l'arrivée du roi; et, déçu dans ses espérances, il se retira sur les frontières de la Flandre. Le roi cependant s'afflige que le comte lui ait ainsi échappé; il frémit et ne peut contenir dans le fond de son cœur les mouvemens de sa colère; la rougeur lui monte au visage et trahit ouvertement la vive indignation qui remplit sa grande ame. Telle, dans les forêts de la Libye, une jeune lionne, à la gueule écumante, aux griffes redoutables et aux dents crochues, remplie de force et hurlant horriblement, à peine âgée de deux ans, que l'épine du chasseur a frappée par hasard à l'épaule et légèrement blessée, roidit et hérisse sa crinière; elle s'élance dans sa fureur sur son ennemi qui déjà se retire et voudrait bien maintenant ne pas l'avoir atteinte, car il ne retirera d'une telle action que la honte de fuir: elle ne prend plus ni délai ni repos, jusqu'à ce qu'elle ait dévoré son ennemi, à moins que celui-ci, dans sa sagesse, lui présentant toujours la pointe de son arme, opposant un bouclier à ses griffes, ne poursuive ainsi sa marche rétrograde, et ne parvienne enfin à se retirer dans un lieu où l'animal ne puisse l'attaquer. Tel le roi enfant se passionne de fureur contre le comte et le poursuit d'une marche rapide, en suivant la trace de ses pas. Mais voyant que le sort lui a enfin soustrait celui que la fuite protége bien plus sûrement que les armes, le roi, changeant de dessein, entré sur le territoire d'Amiens, voulant délivrer des mains du comte cette ville illustre que le comte avait 50 osé fortifier contre lui-même, aussi bien que plusieurs châteaux qui l'enveloppent de toutes parts, afin que nul ne pût facilement conduire ses forces contre cette ville, et sans s'être auparavant appliqué à renverser toutes ces forteresses. Parmi ces châteaux, celui qui se nommait Boves était le plus illustre et par ses titres de noblesse et par ceux qui l'habitaient; il était placé dans un beau site, et fier de ses tours et de ses murailles, de ses fossés et de ses retranchemens. Il avait pour possesseur le comte Raoul, uni par serment aux armes du comte, et père de cet Hugues qui dans la suite, allié avec d'antres, fit la guerre au roi, traître abominable envers son royaume et son pays, qui devait enfin être frappé d'une mort bien méritée, après avoir été vaincu et en fuyant loin des combats, et qu'en effet un vaisseau ballotté par la fureur des vents et naufragé envoya à Neptune pour qu'il reçût de lui la sépulture. Ayant acquis la certitude que le roi passerait devant le château de Boves, Raoul, enflé d'orgueil et séduit par de vaines espérances, pourvut à la sûreté de son château en le remplissant de chevaliers et de nombreux satellites, et en y entassant des armes et des provisions de bouche; puis il osa repousser les premiers soldats qui se présentèrent à l'entrée, et fit fermer ses portes devant le roi, lorsqu'il parut lui-même. Le roi ayant appris que les remparts de Boves refusaient de lui obéir, tressaille de joie, déclarant combien il s'estime heureux de trouver enfin une occasion de déployer ses forces, et de produire dans l'action une valeur depuis long-temps enfermée dans son cœur; car le courage, s'il ne s'exerce par des 51 actes, languit et se dessèche, et il ne peut se montrer s'il n'a un ennemi en présence; si au contraire il trouve de quoi s'exercer, il va croissant et redouble la puissance de ses heureux efforts, succès qu'il n'accorde qu'à ceux qui s'y livrent avec passion. Alors tous s'élancent vers les retranchemens, les hommes de pied aussi bien que les chevaliers, dont les corps, protégés du côté gauche par les boucliers, sont mis ainsi à l'abri des pierres qu'on leur lance et des flèches messagères de la mort, tandis que dans leur droite brillent étincelantes la hache simple ou la hache à deux tranchans, ou l'épée, et que leur cuirasse les enveloppe et protége l'un et l'autre côté de leur corps. Mais de même que dans une forêt tombent les bois abattus, de même tombent ici les portes; bientôt les premiers retranchemens s'écroulent, et nos guerriers arrivent au sommet des fossés, qui seuls maintenant les empêchent d'ébranler les murailles dans leurs fondemens. Pendant ce temps, tombant comme la pluie ou comme la grêle, les pierres et les projectiles de tous genres, que les ennemis ne cessent de lancer du haut de leurs murailles, accablent et écrasent les nôtres. En ce temps nos enfans de la France ignoraient entièrement ce que c'était qu'une arbalète et une machine à lancer des pierres; dans toute son armée, le roi n'avait pas un seul homme qui sût manier de telles armes, et l'on pensait que tout chevalier n'en était que plus léger et mieux disposé pour combattre. Ainsi donc, tandis que l'on combat des deux côtés, du dedans aussi bien que du dehors, les uns pour résister, les autres pour attaquer avec vigueur, ceux 52 ci, pour venger l'insulte faite à leur roi, ceux-là pour défendre la renommée de leur pays, de leur seigneur et de leur propre réputation, aucun d'eux n'hésite à déployer toutes ses forces dans cette lutte, les uns pour n'être pas vaincus, les autres pour remporter la victoire. Pendant ce temps, les assiégeans construisent avec des claies, des cuirs et de forts madriers, un chat3 sous laquelle une jeunesse d'élite puisse se cacher en toute sûreté, tandis qu'elle travaillera sans relâche à combler les fossés; puis, lorsque ceux-ci sont comblés, les chevaliers appliquent leurs petits boucliers contre les murailles, et sous l'abri de ces boucliers les mineurs travaillent avec des poinçons et des piques à entailler les murailles dans leurs fondations; et de peur que le mur, venant à tomber fortuitement, n'écrase de son poids et ne frappe les travailleurs d'une mort indigne d'eux, on étançonne avec de petits troncs d'arbres et des pièces de bois rondes la portion de la muraille qui demeure comme suspendue et menace incessamment les ouvriers. Ainsi les fossoyeurs déchaussent sur tous les points le pied de la muraille, à plus de moitié de la profondeur des fondations, et lorsqu'ils jugent que c'est assez creusé, ils y mettent le feu et se retirent prudemment dans leur camp. La flamme cependant fait fureur, et lorsqu'elle a complétement consumé tous les supports, la muraille s'écroule par terre, les flots de poussière et de fumée cachent le soleil à tous les yeux. A cette vue les assiégés prennent la fuite, mais non pas tous sans 53 éprouver quelque mal. Une troupe de jeunes gens armés de fer s'élance à travers les débris des murailles, au milieu des flammes et des torrens de fumée, massacre beaucoup d'ennemis, et fait beaucoup de prisonniers. beaucoup d'autres enfin s'échappent par la fuite et se retirent dans la citadelle, dont un rocher escarpé, flanqué d'une double muraille, fait un asile sûr. Aussitôt la machine, construite pour plusieurs fins,»e dresse et attaque la citadelle à coups redoublés; tantôt c'est un mangonneau qui, à la manière de ceux que les Turcs emploient, fait voler dans les airs de petites pierres., tantôt c'est une pierrière terrible qui, mise en mouvement par des cordes que l'on tire du côté de la plaine, à force de bras, et roulant ainsi en sens inverse sur un axe incliné, plus rapide que les plus grandes frondes, lance des blocs de pierres énormes, tout bruts et d'un tel poids que deux fois quatre bras suffiraient à peine pour en soulever un seul. Ainsi Jupiter dans sa colère lançait la foudre, de sa droite, sur ses ennemis les enfans de la terre, lorsque ceux-ci voulurent tenter de faire la guerre aux dieux. Déjà l'on voit paraître sur les murailles de nombreuses fentes; déjà la citadelle, fatiguée de tant de coups, s'entr'ouvre sur un grand nombre de points. Tandis que l'ennemi fatigué se défendait encore un peu, qu'on ne voyait plus que quelques hommes encore debout sur le haut des remparts, que tous les autres se sauvaient avec empressement pour chercher des abris dans.les guérites; tandis que le roi magnanime faisait de tels efforts pour renverser la citadelle élevée, ajoutant sans cesse à ses forces de nouvelles forces, voilà que le comte, rassemblant aussi et de 54 tous côtés toutes celles qui lui appartiennent, s'écrie: «Me voici, je viens m'opposer à toi pour protéger les citoyens. Permets aux assiégés de vivre; ose mesurer tes forces avec les miennes; quelle gloire y a-t-il de triompher de quelques hommes? ton triomphe sera bien plus grand et plus beau si tu réussis à battre tant d'hommes tous ensemble dans la plaine et en une épaisse mêlée. Que le glaive donc termine notre querelle en un seul coup de la fortune, et que celui à qui le sort et sa valeur donneront de remporter la victoire, s'en retourne vainqueur,» Ayant ainsi crié à haute voix, et espérant, à l'aide de l'artifice caché sous ces frivoles paroles, pouvoir éloigner le roi du château de Boves, le comte ose de plus aller établir son camp non loin du camp du roi; mais le roi s'indignant et saisissant ses armes avec ardeur, paraît dans tout son éclat hors de son camp, impatient d'engager la bataille que le comte vient de lui proposer. Déjà la soirée était avancée et le soleil avait disparu sous les flots de la mer, lorsque tout-à-coup Guillaume, noble archevêque, illustre par sa naissance, et en qui l'éclat de sa race était redoublé par celui de son courage, Guillaume, l'un de ceux qui sont revêtus du nom de cardinaux apostoliques, frère de la reine et oncle du roi, accourt et se présente devant le roi au moment où il est rempli d'une nouvelle ardeur et transporté des fureurs,de la guerre. Avec lui sont d'autres grands, et parmi ceux-ci est Thibaut, frère de ce même archevêque, à qui obéissent toute la Beauce, et le pays Blaisois et Châteaudun et ses vastes campagnes, et un grand nom- 55 bre de châteaux, et de plus la ville de Chartres, ville qu'enrichissent ses nombreux habitans et ua clergé très-puissant et surtout extrêmement riche, ville qui est l'honneur de l'Eglise, tellement qu'on n'en trouverait aucune autre dans le monde qui puisse, à mon avis, lui être comparée pour la régularité, la grandeur et la beauté, ville pour laquelle la bienheureuse Vierge, mère du Christ, mettrait de côté toutes les autres villes, portant à celle-là une affection toute particulière, ainsi qu'elle le montre par d'innombrables miracles et par de précieuses faveurs, daignant souvent s'appeler elle-même Notre-Dame de Chartres; dans laquelle tous les habitans ont en vénération la chemise dont la Vierge était vêtue alors qu'elle mit au monde l'Agneau qui ôta les péchés du inonde, et qui de son sang très-pur releva le monde de la chute de nos premiers parens, qui sanctifia en elle un trône de pureté, afin que, demeurant vierge, elle jouît des honneurs de la maternité. Ces deux hommes donc, se distinguant entre tous les autres par un zèle plus grand, présentent au roi leurs sages avis, et lui adressent ces paroles amicales: «Illustre roi, un tel moment n'est point propre à un tel combat. Un roi si vaillant ne doit se battre contre personne au moment de la nuit: il doit d'abord disposer ses escadrons, donner des chefs aux chevaliers et aux autres combattans, afin que chacun sache, à ne pouvoir s'y méprendre, quelle place il doit occuper et quel homme il doit suivre: ainsi que le veut tout bon ordre de bataille. O roi très bon, ne te conduis point de telle sorte; ne t'oublie pas toi-même à ce point, que toi, qui seul es pré- 56 férable à d'innombrables milliers d'hommes, tu ailles exposer ta tête à de si grands périls, au milieu d'un tel désordre. Il te convient beaucoup mieux de combattre demain, en plein jour, alors que chacun pourra distinguer son ami et son ennemi; de ne point te confier témérairement a la fortune, mais plutôt d'entreprendre l'œuvre de la valeur avec des chances assurées. Gardons-nous que la France commence à donner à son ennemi quelle que sujet de joie, ou se livre à une destinée incertaine, elle qui a toujours été victorieuse dans ses exploits guerriers, déployant sa puissante valeur contre les superbes, et les foulant à ses pieds.» A peine ont-ils pu réussir par de telles paroles à fléchir la colère du roi; à peine peuvent-ils,le contenir et le ramener dans le camp. Tel Alexandre était blâmé par tous ses chevaliers lorsque, s'élançant du haut d'une muraille au milieu des ennemis, et à peine soutenu par un petit nombre d'hommes, il fut, non sans danger, arraché à leurs coups, déjà tout couvert de sang. Cependant le comte d'Arras, informé de la violente colère du roi, craignit pour lui-même, et donna ordre de lever le camp, afin que son armée passât de l'autre côté du fleuve. Les gens de Flandre obéissent, enlèvent leurs tentes, traversent le fleuve, et, dressant leur camp sur l'autre rive, s'établissent en face, mais loin du camp du roi. Aussitôt après, et dans le courant de la même nuit, le comte adresse un écrit à Guillaume et à Thibaut pour les supplier instamment d'employer leur adresse à déterminer le roi, dont ils étaient l'un et l'autre précepteurs et oncles, à lui accorder du moins une trève de huit jours. 57 Il obtint en effet cette trève par leur médiation, et enfin renonçant à son orgueil, le comte, rentrant en lui-même, déposant les armes et se soumettant, vint se prosterner aux pieds du roi, lui restitua tout ce que le roi lui redemandait, et lui fut dès ce moment soumis comme à son seigneur. La paix ainsi rétablie, tous retournent joyeusement chez eux, celui-ci parce qu'il a fait rentrer dans son domaine ce qui lui appartenait, celui-là parce qu'il a obtenu de retrouver l'affection du roi et sa bienveillance depuis long-temps perdue, ainsi que la douce paix, et parce qu'il n'estime point comme un dommage de perdre ce qui n'était point à lui, En conséquence toute la contrée où se développe le vaste Vermandois, tout le territoire d'Amiens, et le riche sol de Santerre, passèrent sous les lois du roi Philippe. C'était le temps où la faux recourbée menace déjà les prairies, ou les blés s'élèvent en paille, alors que la fleur étant tombée, l'épi se prépare à se développer en grains délicats. A cette époque surtout il est dangereux de fouler les blés sous les pieds. Dans les champs cependant où le roi s'était établi aux environs du château de Boves, pour en faire le siége, tous les blés foulés aux pieds se relevèrent et naquirent une seconde fois; les champs présentèrent un aspect plus beau qu'ils n'avaient eu auparavant, et les épis se remplirent de plus de grains; mais aux lieux où les gens de Flandre avaient dressé leur camp, aucune récolte ne se releva et ne fleurit une seconde fois durant toute l'année. Ainsi le Seigneur sait reconnaître les justes et les injustes, ainsi Dieu sait discerner le 58 vrai et le faux; ainsi il enseigne aux siens par des faits la différence qu'il y a entre ses amis et ses ennemis, et déclare par des signes évidens quels sont ses véritables serviteurs. Mais les clairons résonnent dans toutes les rues. Dans les châteaux, dans les villes, le clergé et le peuple se portent de tous côtés à la rencontre du roi; leurs voix sonores, leurs joyeux applaudissemens, leurs vêtemens de fête témoignent la jubilation de leurs cœurs; ils chantent les louanges de Dieu et rendent grâces à ce Dieu, dont l'infinie bonté a accordé au roi un triomphe si facile, sans qu'un seul chevalier ait reçu de blessure, sans aucun de ces combats où les corps des hommes illustres eussent pu, comme il arrive si souvent à la guerre, au détriment du royaume et à la grande douleur de leurs parens, frappés des coups aveugles de la fortune, succomber d'une mort déplorable, tandis que, vivant bien plus utilement pour leur patrie, ils contribuent par l'éclat de leurs vertus à la joie du royaume et au bonheur de leurs parens. Maintenant nous sommes appelés à rapporter d'autres guerres, et les choses qui se sont passées offrent un vaste sujet à nos écrits. Après avoir parlé des guerres de Flandre, notre plume va s'appliquer à raconter les guerres avec les Anglais. Déjà deux années s'étaient ajoutées pour le descendant de Charles à deux fois dix années, et déjà la noble reine Isabelle l'avait rendu père de Louis. Or le jeune roi Henri, illustre fils du roi des Anglais, tandis qu'il faisait la guerre à son père et à son frère, acquitta à cette même époque sa dette envers la nature, 59 et laissa sa femme, Marguerite, sœur du roi Philippe, veuve et désolée; Marguerite qui, dans la suite, fut donnée en mariage au roi Bêla, qui régnait sur les Hongrois, les Dalmates et les Pannoniens. Comme elle n'avait eu aucun enfant de son premier mari, le farouche roi des Anglais, s'étant emparé de vive force des biens que son père lui avait donnés jadis en la mariant, savoir Gisors et beaucoup d'autres domaines, ne voulait pas reconnaître qu'il dût les restituer à la reine et à son frère, et prétendait avoir droit sur ces biens, auxquels cependant il était étranger. Bientôt après, Geoffroi, fils du même roi, tandis qu'il se préparait avec ses autres frères à diriger ses armes cruelles contre son propre père, mourut à Champeaux, laissant le pays des Bretons d'Armorique veuf de son prince: ainsi Dieu commençait à venger ouvertement sur les enfans de cette race la mort de l'illustre martyr Thomas, que leur barbare père avait fait périr, parce qu'il voulait, avec toute la fermeté de son ame, que le roi, le clergé et l'Église, fussent également soumis aux règles canoniques............4 Le comte de Poitiers, fils du même roi, et nommé Richard, homme illustre par ses titres et par ses exploits, à qui le sceptre royal passa bientôt après par droit de primogeniture, lors de la mort de son père, était tenu, sans nul intermédiaire, d'être homme lige et fidèle de Philippe, de se lier à lui par serment comme à son seigneur, et de lui fournir le service que le droit féodal impose. Mais son père lui défendit d'en rien faire, et ne voulut pour aucun motif lui permettre de se soumettre au roi. La valeur in- 60 vincible de Philippe s'indigna à ce sujet; et ne pouvant supporter qu'on lui refusât ainsi les droits qui lui appartenaient, jugeant qu'il ne convenait nullement que le rejeton d'une race si illustre essuyât tant de refus pour des droits légitimement acquis, il prépara ses armes, pensant qu'il serait trop honteux de recourir encore aux paroles. Sur l'édit du roi, les guerriers se rassemblent pour la guerre: les servans d'armes, aussi bien que les chevaliers, les grands et les ducs, s'élancent volontairement; leur affection pour le roi et leur bravoure naturelle les animent à se jeter au milieu des dangers, sans qu'il soit besoin d'aucune violence, ni même d'aucun ordre pour les entraîner; tant dans leur ardeur guerrière ils sont alléchés par le desir de vaincre pour l'honneur du roi! Aussitôt que le roi vit ses cohortes rassemblées de toutes parts demander la guerre d'une voix unanime et revêtir leurs armes avec une violente ardeur, il partit d'une marche rapide de la ville de Bourges, entra sur le territoire de Châteauroux, réduisit dès le premier choc le noble château d'Issoudun, et soumit toute cette contrée, tellement riche et puissante qu'elle se suffit à elle-même, et n'a à regretter aucun de ces avantages dont tant d'autres pays s'affligent d'être privés. Les trésors de Cérès l'enrichissent; Bacchus l'inonde de ses faveurs, tellement qu'on est forcé de transporter beaucoup de vin dans le pays lointain; et plus on le transporte, plus il se fortifie; et si l'on en boit imprudemment, il enivre tous ceux qui dédaignent de le mêler avec de l'eau. Après cela, forçant Graçay et plusieurs autres châ- 61 teaux, dévastant les campagnes et les bourgs remplis d'habitans et de richesses, le roi arriva enfin devant Châteauroux. Les portes sont aussitôt fermées, et les jeunes gens s'élancent sur les remparts, disant qu'ils aiment mieux succomber à la mort, pour défendre leur patrie, que se rendre en vaincus et sans combattre. Le roi, de son côté, se prépare au combat, se dispose aux plus grands efforts, ajoute à ses forces de nouvelles forces, afin de parvenir à expulser les assiégés de la place qui les enferme, et à peine peut-il supporter les délais indispensables pour préparer les machines de guerre. Défendue par des tours et des murailles très-élevées, ainsi que par des fossés profonds, la ville semblait en sûreté contre tout ennemi et vraiment inexpugnable, car elle était puissante par ses armes et fière de ses nombreux citoyens, sans compter même les troupes auxiliaires que le roi Henri lui avait envoyées, en attendant que lui-même se portât à son secours, aussitôt qu'il lui serait possible. Le roi cependant, ayant dressé ses bannières sur tous les points, osa les investir de toutes parts avec ses chevaliers armés de casques. Ni le nombre des guerriers, qui sont principalement chargés de défendre la ville, ni la position même du lieu, ni les traits qui tombent en grêle épaisse du haut des remparts, ni la nouvelle que le roi des Anglais accourt en toute hâte, ne peuvent effrayer Philippe et l'empêcher d'attaquer les ennemis et de les presser et le jour et la nuit. Il fait dresser des madriers, et entrelacer une tortue, afin que, sous l'abri de ces machines, les mineurs puissent aborder le pied des rem- 62 parts et les entailler dans leurs fondations, en dressant leurs boucliers au dessus de leurs têtes. Une pierrière, tournant à force de bras, lance d'énormes blocs de pierre; un bélier, frappant à coups redoublés, attaque de front et fait effort pour briser les grandes portes, toutes doublées de fer; des tours mobiles, formées de claies et de pièces de bois non travaillées, s'élèvent, plus hautes que les tours et les murailles, afin que de là nos combattans puissent lancer des projectiles et des traits de toutes sortes, et, voyant les ennemis à découvert, les atteindre et les renverser plus aisément. Pendant ce temps, les balistes et les arcs ne cessent de jouer: ceux-ci lancent une pluie de'flèches, les autres des carreaux5. La fronde aussi jette de petites pierres et des balles rondes. Les échelles sont dressées contre les murailles, les servans d'armes s'élancent d'une course légère: mais tandis qu'ils se précipitant imprudemment, beaucoup d'entre eux sont renversés; d'autres se tiennent encore de leurs mains fortement accrochés au sommet des remparts; mais l'ennemi leur résiste avec beaucoup de valeur, combattant du haut des murailles pour son salut et pour sa patrie. L'un est frappé à la tête d'une lance ou d'une massue; à l'autre, une hache à deux tranchans fait jaillir la cervelle loin de la tête; mais ni la hache à deux tranchans, ni l'épieu, ni la lance, ni la hache simple, ni le glaive, ne produisent aucun résultat décisif; les jeunes gens du dehors et ceux de l'intérieur sont animés d'une égale fureur; rien ne peut les arrêter lorsqu'ils s'élancent pour accomplir leur destinée. 63 Tandis que l'on combattait ainsi avec des succès balancés, voilà, le comte Richard arrive, ainsi que son père, tous deux accompagnés de bataillons portant d'innombrables bannières, et ils dressent leurs tentes non loin du camp du roi. Bientôt ayant donné leurs ordres, ils écrivent au roi ces quelques mots; «Ou tu nous abandonneras en entier notre patrimoine, et te retireras promptement avec tes Français dans le pays qui t'appartient, ou bien tu verras quelle est notre valeur à la guerre. Point de milieu, il faut absolument combattre ou se retirer: que les coureurs, les valets de l'armée et les torches incendiaires soient écartés; qu'un seul jour mette un terme à ces longues querelles; que la fortune et nos bras décident enfin du juste et de l'injuste.» Une telle option présentée au roi lui plaît infiniment: il interrompt l'entreprise commencée; il dispose ses troupes en ordre régulier pour la bataille, afin que chaque compagnie soit placée sous les ordres de son commandant, que chaque escadron obéisse à son chef, que nul ne puisse ignorer quel est celui qui obéit et celui qui commande, ou celui dont il doit suivre la bannière, ou bien encore combien il a d'hommes qui marchent sous ses drapeaux. Chacun des chefs forme donc son corps de troupes, afin que tous soient bien préparés à la bataille, et qu'il ne leur manque aucune des choses nécessaires dans le combat, lorsque l'heure en sera venue. Déjà les armées étaient en présence, séparées seulement par un petit espace de terre, et tous n'avaient qu'une seule pensée, savoir de déployer toutes leurs forces, de vaincre ou d'être vaincus. On n'entendait 64 aucune voix, aucun cri: tous attendaient que la trompette retentissante donnât le signal de s'élancer vers la mort; mais Dieu qui tient dans ses mains les cœurs des hommes puissans, qui laisse tomber ses regards sur eux au moment des plus grands dangers, et qui, lors même qu'il est irrité, se souvient encore de ses miséricordes, Dieu ne voulut point envelopper tant de puissans seigneurs dans un désastre où beaucoup d'entre eux pouvaient succomber, même sans l'avoir mérité. Bientôt en effet le comte Richard et son père, touchés par celui qui sait à son gré changer les cœurs et les actions, rejettent les armes et le ton menaçant; et marchant humblement, la tête baissée, ils accourent, tendent les bras, fléchissent les genoux, et demandent en priant à leur seigneur la paix et le pardon, se déclarant prêts à réparer promptement tous leurs torts. Le roi très-pieux consent à leur demande, se réjouit de vaincre sans avoir combattu, leur accorde le pardon et la paix qu'ils sollicitent, et ne retient que le château d'Issoudun pour gage de cette paix. Ce traité est aussitôt confirmé par serment, et l'on détermine aussi la peine que devra encourir et acquitter celui, quel qu'il soit, qui oserait le violer par une entreprise quelconque. Les grands se retirent joyeusement; chacun rentre dans son pays, et tous, le clergé et le peuple, les chevaliers et les citoyens, rendent à Dieu leurs actions de grâces et célèbrent ses louanges. Ici, ô muse, goûte un instant de repos pour la seconde fois, afin de reprendre plus vivement ta course dans un troisième chant!
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NOTES (10) Philippe d'Alsace. (11) Geoffroi, duc de Bretagne, et Henri le Jeune, tous deux fils de Henri II, roi d'Angleterre. (1) Voyez Jules César, liv. 4, 6 et 8 de la guerre des Gaules. (2) Voyez le chant neuvième de ce poème. (3) Sorte de machine de guerre dite cattus ou catus, parce qu'on se croyait en sûreté, cautus, sous son abri. (4) Il manque ici un vers. (5) Quadrellos.
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