ERMOLD LE NOIR.
FAITS ET GESTES DE LOUIS-LE-PIEUX
LIVRE III
Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer
COLLECTION
DES MÉMOIRES
RELATIFS
A L'HISTOIRE DE FRANCE,
depuis la fondation de la monarchie française jusqu'au 13e siècle
AVEC UNE INTRODUCTION DES SUPPLÉMENS, DES NOTICES ET DES NOTES;
Par M. GUIZOT,
PROFESSEUR D'HISTOIRE MODERNE A L’ACADÉMIE DE PARIS.
A PARIS,
CHEZ J.-L.-J. BRIÈRE, LIBRAIRE,
RUE SAINT-ANDRÉ-DES-ARTS, N°. 68.
1824.
FAITS ET GESTES
DE
LOUIS-LE-PIEUX,
POÈME,
Par ERMOLD LE NOIR.
C'étaient là les expédients dont un poète s'avisait au neuvième siècle pour attacher son nom à son ouvrage et le transmettre sûrement à la postérité.
F. G.
LIBER TERTIUS. Caesaris arma
Dei crescebant munere celsi, (suivant)
|
(précédent)CHANT TROISIEME.Aidée de la protection du Tout-Puissant, la gloire des armes de César allait toujours croissant; toutes les nations jouissaient des douceurs d'une paix garantie par la foi, et les soins du grand Louis portaient la renommée des Francs au-delà des mers, et l’élevaient jusqu'aux cieux. Cependant César, fidèle aux anciennes coutumes, ordonne aux principaux gouverneurs des frontières de ses Etats et à l'élite des ducs de se réunir autour de lui.[18] Tous, empressés d'obéir, accourent au plaid indiqué, et font entendre des discours convenables à leur haute dignité. Parmi eux se distingue le noble Lambert[19] issu de la race des Francs. Poussé par son zèle, il arrive en toute hâte de la province qu'il commande. C'est à lui qu'est confiée la garde de ces frontières qu'autrefois une nation ennemie, fendant la mer sur de frêles esquifs, envahit par la ruse. Ce peuple, venu des extrémités de l'univers, était les Brittons, que nous nommons Bretons en langue franque. Manquant de terres, battu par les vents et la tempête, il usurpe des champs, mais offre d'acquitter des tributs au Gaulois, maître de cette contrée à l'époque où parut cette horde vomie par les flots ennemis. Les Bretons avaient reçu l'huile sainte du baptême; c'en fut assez pour qu'on leur permît de s'étendre dans le pays, et de cultiver paisiblement les terres où ils s'étaient établis. Mais à peine ont-ils obtenu de jouir des douceurs du repos qu'ils allument d'horribles guerres, se disposent à remplir les campagnes de nouveaux soldats, présentent à leurs hôtes la lance meurtrière pour tout tribut, leur offrent le combat pour tout gage de reconnaissance, et les payent de leur bonté par une insultante hauteur. Le Franc renversait alors de ses armes triomphantes des royaumes dont la soumission lui paraissait entraîner une lutte plus pénible: aussi la conquête de cette contrée fut-elle ajournée pendant un si grand nombre d'années que les Bretons, se multipliant chaque jour davantage, couvrirent bientôt tout le pays: aussi, encore enflés de trop d'orgueil, ils ne se contentèrent plus du sol où ils étaient venus mendier un asile, et portèrent la dévastation jusque sur les États des Francs. Malheureuse et aveugle nation! parce qu'elle est faite à de misérables combats, elle se flatte de vaincre le Franc impétueux ! César cependant, attentif à imiter les exemples de ses aïeux, interroge Lambert, l'invite à lui faire sur tout un exact rapport: Quel culte cette nation rend-elle au Seigneur? Quelle foi professe-t-elle? De quels honneurs jouissent parmi elle les églises du vrai Dieu? Quelles passions animent ce peuple ? Aime-t-il la justice et la paix ? Respecte-t-il la royauté ? Mérite-t-il notre bonté? Nos frontières n'ont-elles surtout aucune insulte à redouter de sa part? « Illustre Franc, dit Louis, je t'en conjure, satisfais complètement à toutes ces questions. » Lambert s'incline, embrasse les genoux de l'empereur, et répond en ces termes que lui dicte son cœur fidèle: Cette nation trompeuse et superbe s'est e. montrée jusqu'ici rebelle et sans bonté. Dans sa perfidie, le Breton ne conserve du chrétien que le nom, les œuvres, le culte, la foi, il n'en est point chez lui; les orphelins, les veuves, les églises n'ont rien à attendre de sa charité. Chez ce peuple, le frère et la sœur vivent dans une infâme union; le frère enlève la femme de son frère; tous s'abandonnent à l'inceste, et nul ne recule devant aucun crime. Ils habitent les bois, n'ont d'autres retraites que les cavernes, et mettent leur bonheur à vivre de rapine comme les bêtes féroces. La justice n'est parmi eux l'objet d'aucun culte, et ils ont repoussé loin d'eux toute idée de juste et d'injuste. Murman est leur roi, si cependant on peut appeler roi celui dont la volonté ne décide de rien. Souvent ils ont osé se montrer jusque sur nos frontières, mais ils n'ont jamais regagné les leurs sans être punis de cette témérité. » Ainsi parle Lambert. Le pacifique et pieux César, si célèbre par tous les genres de mérite, lui répond: « Le récit dont tu viens, Lambert, de frapper nos oreilles nous est bien pénible à entendre, et nous paraît au dessus de toute croyance. Quoi ! une nation errante jouit des terres de notre Empire sans acquitter aucun tribut, et pousse encore l'orgueil jusqu'à fatiguer nos peuples par d'injustes guerres! A moins que la mer qui apporta ces hommes ne leur offre un refuge, c'est par les armes qu'il faut châtier leur crime; l'honneur et la justice le commandent. Mais avant tout qu'un envoyé se rende en notre nom auprès de leur roi, et lui porte nos propres paroles. Ce roi a reçu les saintes eaux du baptême, et c'est assez pour que nous croyions devoir l'avertir, par cette démarche, du sort qui le menace. » L'empereur alors appelle Witchaire, homme probe, habile et d'une sagesse éprouvée, que le hasard avait amené à l'assemblée. « Cours, Witchaire, dit Louis, porte au tyran de ce peuple nos ordres souverains ; répète-les-lui dans les ternies où nous allons te les dire et confier ; dis-lui bien que l'effet suivra de près la menace. Lui et les siens cultivent dans notre Empire de vastes terres où la mer les a jetés comme de misérables exilés condamnés à une vie errante. Cependant il nous refuse un juste tribut, veut en venir à des combats, insulte les Francs, et porte contre eux ses armes. Depuis que, par la bonté de Dieu et sur la demande de toute la nation, nous sommes monté sur le trône de notre père et avons ceint la couronne impériale, nous avons supporté la conduite de ce roi, attendant toujours qu'il se montrât fidèle, et vînt lui-même solliciter nos lois. Mais depuis trop longtemps déjà cet esprit perfide balance à remplir son devoir, et, pour comble de tort, le voilà qui prend les armes, et nous suscite des guerres criminelles. Il est temps, il est plus que temps que ce malheureux cesse d'abuser et les siens et lui-même; qu'il se hâte de venir humblement demander la paix aux Francs. S'il s'y refuse, vole, et reviens nous l'aire un rapport fidèle et détaillé. » Ainsi parle le pieux César. Witchaire s'élance sur son cheval, et court exécuter les ordres si sages de son maître. Ni ce roi des Bretons, ni le lieu où il a fixé sa demeure ne lui sont inconnus ; près de ses frontières même Witchaire possédait une abbaye et des richesses vraiment royales qu'il tenait de la munificence de l'empereur. Non loin est un endroit qu'entourent d'un côté des forêts, de l'autre un fleuve tranquille, et que défendent des haies, des ravins et un vaste marais, au milieu est une riche habitation. De toutes parts les Bretons y accouraient en armes, et peut-être alors était-elle remplie de nombreux soldats. Ce lieu, Murman le préférait à tout autre, et y trouvait tout ce qui pouvait lui garantir un repos assuré. Secondé par la fortune, l'agile Witchaire y arrive précipitamment, et demande à être admis à parler au roi. Murman n'a pas plutôt appris qu'un envoyé du puissant Louis se présente, que son audace l'abandonne. Cependant il veut connaître la cause d'un événement si extraordinaire. Tous ses traits feignent l'espérance ; il dissimule sa terreur, affecte la joie, commande à ceux qui l'accompagnent de se montrer gais, et ordonne enfin d'introduire Witchaire. « Salut, Murman, dit celui-ci; je t'apporte aussi le salut du pieux et pacifique, mais vaillant César. » Murman l'accueille bien, l'embrasse comme le veut l'usage, et lui répond sur Je même ton: « Salut aussi à toi Witchaire, puisse, je le désire, le pacifique Auguste jouir constamment de la santé et de la vie, et gouverner son Empire pendant de longues années ! » Tous deux s'asseyent, et font éloigner tous ceux qui les entourent. Alors commence entre eux un important entretien que chacun soutient de son côté. Witchaire prend la parole le premier pour développer l'objet de sa mission, et Murman l'écoute; mais la sincérité ne dirige ni son oreille ni son cœur. « L'empereur Louis, dit Witchaire, que l'univers proclame la gloire des Francs, l'honneur du nom chrétien, sans égal dans l'amour de la paix et la foi à sa parole, sans rival non plus dans la guerre, le premier des princes par sa science et sa piété, m'envoie vers toi, Murai an. Toi et les tiens vous cultivez dans son Empire de vastes terres où la mer vous a jetés comme de misérables exilés condamnés à une vie errante. Cependant tu lui refuses un juste tribut; tu veux en venir à des combats; tu insultes les Francs, et prépares tes armes contre eux. Il est temps, plus que temps, infortuné, que tu cesses d'abuser toi et les tiens; hâte-toi donc de venir demander la paix. Je t'ai répété les propres paroles de César ; j'en ajouterai quelques-unes, Murman, mais qui viennent de moi seul, et me sont dictées par mon attachement pour toi. Si tu exécutes sans tarder, et sans que rien t'y contraigne, les ordres de mon prince, comme lui-même t'y invite dans sa bonté, si tu désires conserver avec les Francs une paix éternelle, comme le réclament et le commandent même ton propre intérêt et celui des tiens, pars à l'heure même, cours recevoir les lois du pieux monarque, et acte quitte envers lui des tributs que tu dois à lui seul et sur lesquels tu n'as aucun droit. Songe, je t'en conjure, à ta patrie, à tout ton peuple, songe à tes enfants et à la femme qui partage ton lit; pense surtout que ta nation et toi vous avez le tort d'adorer de vaines idoles, de violer les saints commandements, et de suivre les voies du démon. Peut-être le pieux roi te renverra dans tes champs, qui alors seront bien la propriété; peut-être même te comblera-t-il de dons plus considérables encore. J'admets que tu fusses plus puissant que tu ne l'es, que ton Empire s'étendît sur de plus vastes terres, que tu eusses des soldats plus nombreux et une armée mieux équipée; je veux même que toutes les nations et tous les peuples accourussent à ton secours, comme autrefois le firent pour Turnus les Rutules, l'agile Camille, les cohortes de l'antique Italie, et tous les Latins, qui cependant ne purent vaincre Enée; je veux que tu eusses pour toi le Pyrrhus de l'Odyssée, ou le redoutable Achille, ou Pompée à la tête de l'armée avec laquelle il combattit son beau-père, il ne te serait cependant point permis de faire la guerre aux Francs qui t'ont reçu dans leurs champs, et t'y souffrent par bonté. Quiconque, au reste, a commencé une fois à s'attaquer à eux, malheur à lui et à toute sa race ! Le Franc n'a point son égal en courage; c'est son amour pour le Seigneur qui le fait vaincre, c'est sa foi qui lui assure le triomphe, il aime la paix, et ne prend les armes que malgré lui, mais une fois qu'il les a prises, nul n'est capable de tenir devant lui. Quiconque, au contraire, recherche la fidèle amitié du Franc et la protection de ses armes, vit heureux dans le repos et la joie. Courage donc ! plus d'inutiles délais; ne souffre pas que des conseils ennemis t'abusent, et te précipitent dans mille malheurs divers. » Murman attentif tenait son front et ses yeux fixés vers la terre qu'il frappait de son pied. Déjà Witchaire, par son discours adroit et des menaces insinuées avec art, avait commencé à fléchir le Breton qui hésitait encore dans ses projets. Tout à coup la femme perfide et au cœur empoisonné de Murman sort de la chambre nuptiale, et vient d'un air superbe solliciter les embrassements accoutumés de son époux; la première elle lui baise le genou, la barbe et le cou, et presse de ses lèvres sa figure et ses mains. Elle va, vient, tourne autour de lui, lui prodigue en femme habile les plus irritantes caresses, et s'efforce avec une adresse insidieuse de lui rendre mille tendres petits soins. L'infortuné la reçoit enfin sur son sein, la serre dans ses bras, cède à ses désirs et s'abandonne à ses douces caresses. La perfide alors se penche à son oreille, lui parle bas longtemps, et parvient bientôt à porter le trouble dans les sens et l'esprit de son époux. Ainsi, lorsqu'au milieu des forêts et dans la saison des frimas, une troupe de bergers s'empresse de livrer aux flammes le bois que la hache a coupé, l'un apporte en toute hâte les morceaux les plus propres à prendre feu; l'autre jette de la paille au milieu du combustible le plus sec ; un troisième anime le foyer de son souffle: bientôt le bûcher pétille, s'allume, et élève ses flammes jusqu'aux astres. Les membres glacés du berger se réchauffent, mais tout à coup le tonnerre gronde; la grêle, la pluie, la neige tombent avec fracas, et toute la forêt retentit des éclats de la foudre: le feu succombe à regret sous des torrents d'eau, et le bâcher ne donne plus, au lieu de chaleur, qu'une épaisse fumée. De même cette femme qui porte le malheur avec elle étouffe dans le cœur de son époux l'effet des paroles du sage Witchaire. Jetant alors sur cet envoyé des yeux pleins d'une méprisante colère, et le regardant avec hauteur, elle adresse à Murman cette perfide question: « Roi et honneur de la puissante nation des Bretons, toi dont le bras a élevé jusqu'aux cieux le nom de tes ancêtres, de quel lieu vient un tel hôte? Comment est-il parvenu jusque dans ton château? Apporte-t-il des paroles de paix ou de guerre? » Murman, lui souriant, répond en ces termes ambigus: « Ce député m'est envoyé par les Francs; qu'il apporte ou la paix ou la guerre, c'est l'affaire des hommes; quant à vous, femme, ne songez qu'à vous acquitter comme vous le devez des soins qui appartiennent à votre sexe. » Witchaire n'a pas plutôt entendu cet entretien qu'il prend à son tour la parole: « Murman, dit-il, donne-moi donc enfin la réponse que tu souhaites que je reporte à mon roi ; il est plus que temps que j'aille lui rendre compte de l'exécution de ses ordres. — Souffre, répond Murman dont le cœur roulait mille tristes et inquiétantes pensées, souffre que je prenne le temps de la nuit pour me consulter avec moi-même. » Étendus sur la terre, les laboureurs avaient goûté les douceurs du sommeil; déjà les chevaux du Soleil ramenaient l'Aurore au sommet de la voûte azurée. L'abbé Witchaire court, dès la pointe du jour, se présenter à la porte de Murman, et demande sa réponse. Le malheureux paraît; il est enseveli dans le vin et le sommeil, ses yeux peuvent à peine s'ouvrir; ses lèvres, embarrassées par l'ivresse, ne s'écartent que difficilement pour laisser échapper ces mots entrecoupés par les fumées de son estomac, et dont il n'aura jamais dans la suite à se féliciter: « Hâte-toi de reporter ces paroles à ton roi: les champs que je cultive ne sont pas les siens, et je n'entends point recevoir ses lois. Qu'il gouverne les Francs; Murman commande ajuste titre aux Bretons, et refuse tout cens et tout tribut. Que les Francs osent déclarer la guerre, et sur-le-champ moi aussi je pousserai le cri du combat, et leur montrerai que mon bras n'est pas encore si faible. — Nos ancêtres, réplique Witchaire, ont toujours dit, la renommée le publie, et j'en acquiers aujourd'hui la certitude, que l'esprit de ta nation se laisse entraîner à des mouvements inconstants, et que son cœur embrasse sans cesse les partis les plus opposés. Il a suffi d'une femme pour tourner l'esprit d'un homme comme une cire molle, et pour renverser par de vains propos les conseils de la prudence. Le roi Salomon nous dit dans ses préceptes de sagesse que lit fréquemment et que révère l'Église: Retirez le bois du feu, et le feu cesse sur-le-champ; de même rejetez les sots discours, et toutes les querelles s'évanouissent. Mais puisque tu refuses de te rendre à mes conseils, je ne suis plus pour toi qu'un prophète de malheur, et je vais t’annoncer de dures vérités. Aussitôt que la France apprendra ta criminelle réponse, elle frémira d'une juste colère, et se précipitera sur tes Etats, des milliers de soldats t'accableront de leurs armes; les javelots des Francs te couvriront de blessures; des hordes pressées de combattants rempliront tes champs, et emmèneront toi et ton peuple prisonniers dans les contrées qu'elles habitent; tu mourras misérable, tu resteras étendu sur une terre humide, et le vainqueur triomphant se parera de tes armes. Ne t'abuse pas; ni tes bois, ni le sol incertain de tes marais, ni cette demeure que défendent des forêts et des remparts, ne te sauveront. » Murman, le cœur plein de rage, se lève furieux du trône des Bretons, et lui répond avec hauteur: « Contre les traits dont tu me menaces, il me reste des milliers de chars, et à leur tête je m'élancerai, bouillant de fureur, au devant de vos coups. Vos boucliers sont blancs; mais je pourrai leur en opposer encore beaucoup que recouvre une sombre couleur: la guerre ne m'inspire aucune crainte. » Ainsi se parlent ces deux guerriers, et tous deux cependant sont animés de sentiments divers. Witchaire part chargé de cette réponse, et court reporter au pieux monarque les coupables discours de Murman. Aussitôt César parcourt les États des Francs, et ordonne de tenir partout les armes prêtes. Sur le bord de la mer, à l'endroit où le fleuve de la Loire y décharge ses eaux avec violence et s'étend au loin sur la plaine liquide, est une ville que les anciens Gaulois ont appelée Vannes. Le poisson y abonde, et le sol est pour elle une source de richesses. Le cruel Breton l'attaque souvent dans ses courses, et y porte, suivant son usage, tous les fléaux de la guerre. César enjoint aux Francs et à toutes les nations soumises à son Empire de se réunir dans cette cité pour une assemblée générale, et lui-même s'y rend de son côté. Bientôt y accourent les peuples connus de tout temps sous le nom antique de Francs: familiarisés avec la guerre, ils ont leurs armes prêtes, et les portent avec eux. Des milliers de Suèves à la blonde chevelure, rassemblés parieurs centeniers, viennent d'au-delà du Rhin; on y voit les phalanges saxonnes: elles ont de larges carquois, et avec elles marchent les troupes de la Thuringe. La Bourgogne envoie aussi une jeunesse diversement armée, qui se mêle aux guerriers des Francs, et en augmente ainsi le nombre. Mais redire les peuples et les immenses nations de l'Europe qui se pressent vers ce lieu, est une tâche que j'abandonne; les nombrer serait impossible. Cependant César traverse paisiblement ses propres Etats. Bientôt ce grand monarque arrive aux murs de Paris; déjà, dans sa marche triomphante, saint martyr Denis, il a revu ton monastère où l'attendaient les dons que tu as préparés pour lui, puissant abbé Hilduin; Germain, ce prince a ensuite visité ton temple et celui du martyr Etienne ; le tien aussi, Geneviève, l’a reçu dans son enceinte. Le pieux empereur traverse ensuite les campagnes d'Orléans, et arrive au château de Vitry. C'est là, Matfried,[20] que tu as disposé pour ton maître de superbes appartenons, et que tu lui offres des présents magnifiques et dignes de lui plaire. Mais bientôt, quittant ce lieu, il gagne la cité d'Orléans, et va y solliciter pour ses armes les grâces et le secours de la divine croix. Alors, saint évêque Jona,[21] tu accours au devant de lui, jaloux de lui rendre les hommages dus à son rang. Déjà, monastère d'Aignan, il revoit tes murs, mais ne s'y arrête que pour demander quelques provisions; et toi, Durand,[22] tu viens et t'empresses de mettre aux pieds de César tout ce que tu tiens de sa munificence. Louis marche ensuite vers Tours, et veut visiter les temples de l'illustre Martin et du pieux martyr Maurice. Allons, ne perds pas un moment, savant Friedgies,[23] le temps presse: heureux abbé, tu vas jouir de l'arrivée de César; offre-lui de riches présents. Déjà le puissant Martin supplie instamment le Seigneur d'accorder à ce monarque un voyage heureux. Le glorieux empereur parvient bientôt à la cité d'Angers, et va, saint Albin, honorer tes précieuses reliques. Là, Hélisachar, son serviteur chéri, se présente à sa rencontre le cœur plein de joie, et se montre soigneux d'ajouter par ses dons aux immenses richesses de son maître. César se rend ensuite dans la ville de Nantes, visite tous les temples, et dans tous offre à Dieu ses humbles prières. Là, Lambert, tu revois enfin ce roi après lequel tu soupirais de tous les vœux de ton cœur: tu le combles de présents magnifiques; tu sollicites l'honneur de marcher contre les odieux Bretons, et tu pries César de daigner se reposer sur le secours de ton bras. Ma muse ne saurait redire les noms de la foule des autres comtes et grands du royaume dont ni le nombre ni les richesses ne pourraient se compter. L'illustre empereur arrive enfin à Vannes. Aussitôt, fidèle à l'usage de ses aïeux, il dispose tout pour marcher aux combats, et assigne à chacun de ses ducs la place qu'il doit occuper. Cependant Murman, le superbe roi des Bretons, travaillait sans relâche à joindre, pour soutenir la guerre, la force des armes et les ressources de la ruse. César, poussé de nouveau par cette religieuse bonté qui lui est ordinaire, charge un envoyé d'aller en toute hâte remettre encore sous les yeux des Bretons les maux qui les menacent. « Cours, dit-il, demande à ce malheureux quelle rage insensée le dévore? que fait-il? pourquoi nous contraint-il à le combattre ? ne se souvient-il plus de la foi qu'il a jurée, de la main qu'il a si souvent donnée aux Francs, et des devoirs de sujet qu'il a remplis envers Charles? dans quel abîme court-il se précipiter? L'insensé! pourquoi veut-il donc être traître à lui-même, à ses enfants et à ses compagnons d'exil, surtout quand une même foi nous unit à son peuple? Si Dieu nous seconde, l'infortuné périra, et, ô douleur! il périra sans être revenu à la foi. Telle sera sa fin s'il persiste dans sa révolte. Que ce malheureux fasse ce que nos ordres lui ont prescrit, et se hâte de recevoir nos lois; qu'il s'unisse aux adorateurs du Christ par les liens de la paix et de la foi, et abandonne pour l'amour du Seigneur les armes du démon. S'il s'y refuse, nous lui déclarerons, quoique bien à regret sans doute, une guerre sans relâche, et qu'il n'aura que trop raison de craindre. » L'envoyé court, comme il en a l'ordre, porter à Murman les augustes paroles du roi, et mêle la prière aux reproches. Mais l'infortuné, justement dévoué à un cruel malheur, ne sait point garder sa foi, et repousse les pieux commandements de César. Affermi dans ses funestes idées par les sollicitations de son orgueilleuse femme, il ne répond qu'en termes durs, et montre un cœur embrasé de haine. La guerre est ce qu'il désire, il y appelle tous les Bretons, dispose des embuscades, et prépare de perfides ruses. A peine cependant César a-t-il entendu la réponse de l'orgueilleux Breton qu'il ordonne de la publier parmi les Francs. Aussitôt leurs cohortes s'enflamment d'un noble courroux: déjà tout est prêt pour le combat; le camp se lève, et le clairon frappe l'air de ses terribles sons. Cependant le pieux empereur place sur tous les points de fortes gardes avancées, et leur donne ces ordres que dicte son amour pour le Seigneur: « Soldats, veillez au salut des églises; gardez-vous de porter la main sur les murs sacres, et que, par respect pour Dieu, la paix soit conservée à ses saints temples. » Déjà les champs retentissent du bruit des clairons, toute la forêt s'en émeut, et la creuse trompette pousse ses gémissements à travers les campagnes. De toutes parts on se met en marche: les bois offrent à ces peuples divers mille routes écartées, et la terre se couvre de guerriers Francs. Partout ils recherchent les approvisionnements cachés dans les bois et les marais, ou que l'adresse et la charrue ont confiés à la terre. Hommes, bœufs, brebis, tout devient la proie malheureuse du vainqueur. Nul marais ne peut offrir un asile aux Bretons; nulle forêt n'a de retraite assez sûre pour les sauver. De toutes parts le Franc se gorge d'un riche butin. Comme César l'a recommandé, les églises sont respectées, mais tous les autres bâtiments sont livrés aux flammes dévorantes. Orgueilleux Breton, tu n'oses te présenter devant les Francs en rase campagne, et tu fuis le combat. A peine quelques-uns des tiens se laissent-ils apercevoir de loin, et enfoncés au milieu des buissons et des épais taillis qui couvrent les rochers; à peine font-ils entendre le cri de guerre. Comme on voit tomber la feuille du chêne à la première gelée, les pluies d'automne, ou même la rosée dans les jours de la brûlante canicule, de même les infortunés Bretons remplissaient de leurs cadavres massacrés les bois, asile des bêtes féroces, ou les vastes prairies des marais; ils opposaient qu'une vaine résistance dans les défilés les plus étroits, et, défendus même par les murailles de leurs maisons, ils ne livraient aucun combat. Déjà, Murman, le vainqueur parcourt dans tous les sens les côtes sablonneuses de tes Etats; déjà même s'ouvrent devant lui et tes bois inaccessibles et ton orgueilleux palais. Cependant, au fond de vallées qu'ombragent des taillis touffus, ce fier Breton excite ses coursiers, prend ses armes accoutumées, exhorte les siens d'un air de triomphe, gourmande longtemps leur lenteur, et fait entendre ces paroles échappées de son cœur superbe: « Vous, ma femme, mes enfants et mes serviteurs, restez sans crainte dans vos demeures ombragées par les bois. Quant à moi, suivi d'un petit nombre de guerriers, je vais me rendre aux lieux où je pourrai plus sûrement passer la revue de mes bataillons, et bientôt, je l'espère, mon agile coursier me ramènera couvert de trophées et chargé de dépouilles sous mon toit domestique. » A ces mots, il équipe son coursier, revêt son armure, ordonne à ses fidèles compagnons de prendre les leurs, et charge ses deux mains de javelots. Il s'élance légèrement sur son coursier, et lui presse les flancs de l'éperon acéré; mais en même temps il retient les rênes, et le fougueux animal s'agite et piaffe sous son maître. Au moment de franchir les portes, il commande d'apporter, suivant l'usage, d'immenses coupes remplies de vin, en prend une, et l'avale d'un trait. Alors, plein d'une confiante gaîté, il sollicite, selon la coutume, et au milieu de tous ses serviteurs qui l'entourent, les embrassements de sa femme et de ses enfants, et leur rend de longues caresses. Brandissant ensuite avec violence les javelots dont ses mains sont armées, il s'écrie: « Femme de Murman, retiens ce que je vais te dire: tu vois, ma bien-aimée, ces traits que tient dans ses mains ton époux animé par la joie, et déjà monté sur son coursier. Si mes pressentiments ne me trompent point, tu les reverras aujourd'hui même à mon retour, teints du sang des Francs. Je le jure, objet de ma tendresse, le bras de Murman ne lancera aucun javelot qui ne porte coup. Adieu, épouse chérie, adieu, porte-toi bien. » Il dit, et s'enfonce à toute bride dans des forêts exposées à tous les feux du soleil. L'insensé, c'est toi, Louis, qu'il va chercher pour son malheur! Il anime d'un cœur ferme les siens à courir aux armes, et tous, enflammés par le démon de la guerre, se précipitent à l'envi sur ses pas. « Vous le voyez, jeunes Bretons, s'écrie-t-il, l'armée des Francs dévaste les campagnes, enlève et traîne tout après elle, hommes et troupeaux. O amour de la justice! ô renommée de nos ancêtres autrefois si glorieuse! hélas! vous rougissez que votre souvenir soit sans effet! Vous en êtes témoins, les infortunés citoyens courent mendier un asile aux forets, et n'osent se présenter en armes et en rase campagne contre l'ennemi. Non, il n'y a plus à compter sur la fidélité. Où sont maintenant ces bras dont on me promettait le secours pour une année entière? Personne n'a le courage d'affronter les Francs: partout ils sont les maîtres; partout ils pillent et emportent triomphants les richesses que les Bretons ont amassées à force de temps et de travail. Que la fortune ne permet-elle que je me trouve en face de leur roi! peut-être pourrais-je lancer ce trait contre lui ; peut-être, au lieu de tribut, lui ferais-je don de ce fer: certes, du moins, oubliant tout danger, je me précipiterais en armes sur lui, et je m'estimerais heureux de me dévouer moi-même à la mort pour la gloire de mon pays et le salut du monde. » Un de ceux qui s'étaient associés à la fortune de ses armes lui répondit ces paroles qui n'étaient que trop vraies, mais ne pouvaient lui plaire: O roi ! ils sont vains les discours que laisse tomber un cœur triste; il y a maintenant plus de choses à taire qu'à publier. Tu le vois, des milliers de Francs occupent la plaine; ils sont innombrables ceux qui remplissent nos forêts et nos bois escarpés. Quant à leur puissant monarque, entouré d'une foule de soldats de diverses nations, il suit les routes frayées, et traverse paisiblement tes campagnes. Hélas ! cette race n'a que trop étendu ses conquêtes jusques aux quatre coins de l'univers, et tout être humain est soumis à son empire. Murman, si tu m'en crois, contente-toi de poursuivre ceux des Francs que tu verras marcher isolés; t'attaquer à leur roi ne serait pas sûr. » Murman secoue longtemps la tête, et s'écrie enfin: « Tout ce que tu me dis est vrai sans doute, mais n'a rien qui puisse me plaire. » Les larmes alors inondent ses joues, le chagrin oppresse son âme, et son esprit troublé se précipite dans mille projets opposés. Bientôt il s'élance, prompt comme l'éclair, sur les ennemis qu'il rencontre, les attaque par derrière, et plonge son épée dans leurs larges poitrines; il porte la fureur de ses armes tantôt sur un point, tantôt sur l'autre, et, fidèle à la manière de combattre de ses ancêtres, il fuit un instant pour revenir sur-le-champ. Déjà Murman, dans sa fureur, fait tomber sous ses coups la tourbe des gardeurs de pourceaux et des malheureux bergers qui suivent l'armée, et jonche la terre de leurs cadavres: telle une ourse dévorante à qui ses petits nouveau-nés viennent d'être enlevés, court en hurlant de rage à travers les champs et les forêts. Dans ces lieux était un certain Coslus. Une famille de Francs lui a donné naissance, mais sa race n'a rien de noble; ce n'est qu'un Franc de la classe ordinaire, et jusqu'alors la renommée n'a rien publié de lui; mais de ce moment la vigueur de son bras lui crée un nom célèbre. Murman, au milieu du carnage, l'aperçoit de loin; plein de confiance dans la vitesse de son coursier, il fond tout bouillant de colère sur cet ennemi. Le Franc qui ne compte pas moins sur la bonté de ses armes accourt à sa rencontre. La fureur les anime l'un et l'autre. Murman insulte de loin à son adversaire par ces dures paroles: « Franc, c'est toi qui le premier vas jouir de mes dons; ils t'appartiennent à juste titre, et te sont réservés depuis longtemps ; mais, en les recevant, souviens-toi que c'est de ma main qu'ils te viennent. » Il dit, brandit longtemps sa javeline armée d'un fer aigu, et la lance avec force. L'adroit Coslus se couvre de son bouclier, et repousse loin de lui le trait meurtrier. Supérieur par la force de ses armes et par son courage, le Franc répond alors avec le ton du triomphe aux menaces de son ennemi: « Orgueilleux Breton, je n'ai point refusé les présents que me destinait ta main: c'est à toi maintenant de recevoir ceux qu'un Franc va t'offrir. » A ces mots, il presse son coursier de ses talons armés de fer, et fond avec impétuosité sur Murman. Ce n'est plus le moment de combattre avec de misérables javelots ; la lance du Franc s'enfonce dans les larges tempes du Breton. Une armure de fer couvrait sa tête et toutes les parties de son corps; mais le Franc adroit lui porte un coup assuré. Murman que la lance a percé tombe sur la terre, et l'infortuné fait gémir bien à regret le sol sous le poids de son corps. Coslus alors s'élance de dessus son coursier, tire son glaive, et coupe la tête du vaincu. Le Breton pousse un profond soupir, et la vie fuit pour jamais loin de lui ; mais avant qu'elle l'eût complètement abandonné, un des compagnons de Murman frappe Coslus d'un coup mortel. Imprudent Coslus, ainsi tu péris, hélas ! au milieu de ta victoire ! Enflammé par son amour pour son maître, le serviteur de Coslus plonge son glaive dans le flanc de ce cruel ennemi, et celui-ci, quoique mourant, fait à son adversaire une blessure aussi fatale, et tous deux tombent sous le fer l'un de l'autre: ainsi dans le même champ où ces quatre guerriers avaient combattu avec un superbe courage, un sort pareil réunit et le vainqueur et le vaincu. Cependant la renommée, fendant l'air de son vol léger, répand peu à peu dans tout le camp des Francs et fait passer de bouche en bouche la nouvelle que le cruel et orgueilleux Murman a succombé sous sa destinée; le bruit court que déjà sa tête est apportée dans le camp. Empressées de la contempler, les cohortes des Francs se précipitent en foule de toutes parts, et poussent des cris de joie. On leur présente sur-le-champ cette tête que le glaive vient de séparer du corps; elle est souillée de sang et dans un horrible désordre. On appelle Witchaire; on vent qu'il paraisse sur-le-champ, on le presse de décider si la nouvelle qui se publie est fausse ou véritable. Il lave à l'instant même cette tête dans une onde pure, à l'aide d'un peigne en arrange la chevelure, reconnaît promptement la vérité du fait sur lequel on lui ordonne de prononcer, et s'écrie: « Cette tête est celle de Murman, croyez-m'en tous; ces traits me sont trop bien connus pour que je n'en aie pas conservé le souvenir. » Cependant le religieux César commande, dans sa bonté, de confier à la terre, suivant l'usage, le cadavre du vaincu; et les restes des Francs sont aussi déposés dans le tombeau avec toutes les cérémonies de la religion et les chants sacrés que l'Eglise a prescrits. D'un autre côté, la renommée parcourt les forêts des Bretons, y répand la terreur, et crie d'une voix tonnante: « Une mort cruelle vous enlève votre roi. Hélas ! malheureux citoyens, courez, hâtez-vous d'aller implorer les ordres de César, et Lâchez que du moins la vie vous soit, accordée. Notre Murman est tombé sous la lance d'un Franc, et a porté la peine de son aveugle confiance dans les conseils de sa femme. » Les Bretons sont alors contraints de venir solliciter eux-mêmes le joug du roi Franc, et avec eux comparaissent les fils de Murman et toute sa race. Le triomphant Louis reçoit sur-le-champ les sermons des Bretons, leur dicte ses lois, leur accorde sa foi et leur rend ainsi la paix et le repos. Ce prince victorieux rend ensuite au Seigneur de profondes actions de grâces, réunit à sa couronne un royaume depuis tant d'années perdu pour l'empire, ne laisse dans le pays qu'un petit nombre des siens, et, avec le secours de la bonté divine, reprend, plein de joie, le chemin de ses puissants États. Cependant les envoyés que César avait depuis longtemps chargés de parcourir la vaste étendue de l'empire pour ajouter encore aux richesses et aux honneurs de l'Église, ont accompli les ordres de leur pieux souverain, ont mis toutes choses dans la règle la plus parfaite, et arrivent de tous les points prêts à lui faire de fidèles rapports. Ils reviennent après avoir, comme le leur avait enjoint le très grand empereur, parcouru soigneusement des villes sans nombre, visité tous les monastères, les congrégations de chanoines, et tes religieux, ô Benoît ! Nous avons vu, disent-ils, beaucoup de saints lieux richement pourvus, grâce à la faveur de Dieu et à vos fidèles efforts, et pieusement dirigés, administrer sagement leurs biens, donner de bons exemples, remplir régulièrement toutes les cérémonies du culte, et, par la protection divine, suivre la droite voie. Dans plusieurs, mais en moins grand nombre, nous avons trouvé les biens négligés, la conduite relâchée, et le service divin célébré avec trop peu de pompe; nous avons prescrit fortement et avec tout le poids que nous lirions de vos paroles, que chacun s'acquittât des devoirs qui lui étaient imposés; nous leur avons donné, d'après vos propres instructions, des règles qui puissent les aider à marcher d'un pas toujours ferme dans le bon chemin, et recommandé même l'étude du livre où votre toute-puissance a recueilli les doctrines des évêques, et qu'elle a fait rédiger par leurs soins.[24] Ce livre, si nécessaire à l'un et à l'autre sexe, nous l'avons répandu dans les villes et les châteaux, et nous avons dit à tous les hommes rassemblés pour nous écouler: Relisez sans cesse ce livre; le pasteur s'y attache avec tendresse, le troupeau le chérit avec ardeur, et la foule du peuple se montre toujours soigneuse de le révérer; dans ce livre enfin, les jeunes gens et les vieillards même a chargés d'instruire les autres trouvent, ceux-là ce qu'ils doivent apprendre, ceux-ci ce qu'ils doivent enseigner, et tous ce qu'ils doivent aimer et vénérer. Nous l'ajoutons avec confiance, César, depuis les temps du Christ, depuis que la sainte Église a commencé de fleurir dans l'univers, jamais, nous ne disons que la vérité, elle n'avait, sous aucun roi, porté la foi aussi loin qu'elle étend aujourd'hui, sous votre règne et grâce à la miséricorde du maître du tonnerre, l'amour du Seigneur et le respect dû à son nom. Votre bras chasse au loin tous les hommes criminels; votre bras protège tous les pieux serviteurs de Dieu. Vos doctrines rappellent tout ce qu'ont enseigné nos ancêtres, et vous contraignez tous vos sujets à s'y conformer religieusement. Terrible aux médians, vous vous montrez bienveillant et doux pour les bons, et le monde prospère par vos mérites. » César leur témoigne du fond de son cœur toute sa satisfaction, et les récompense par de magnifiques présents. Les Francs ont une coutume qui remonte à la plus haute antiquité, dure encore, et sera, tant qu'elle subsistera, l'honneur et la gloire de la nation. Si quelqu'un, cédant à la force, aux présents ou à l'artifice, refuse de garder envers le roi une éternelle fidélité, ou tente, par un art criminel, contre le prince, sa famille ou sa couronne, quelque entreprise qui décèle la trahison, et si l'un de ses égaux se présente et se porte son accusateur, tous deux doivent à l'honneur de se combattre le fer à la main en présence des rois, des Francs et de tout ce qui compose le conseil de la nation, tant est forte l'horreur qu'a la France pour un tel forfait. Un grand, nommé Béro,[25] célèbre par d'immenses richesses et une excessive puissance, tenait de la munificence de l'empereur Charles le comté de Barcelone, et y exerçait depuis longtemps les droits attachés à son titre.[26] Un autre grand, auquel son propre pays donnait le nom de Sanilon,[27] exerça des ravages sur ses terres; tous deux étaient Goths de naissance. Ce dernier se rend auprès du roi et porte, en présence du peuple et des grands assemblés, une horrible accusation contre son rival. Béro nie tout. Alors tous deux s'élancent à l'envi, se prosternent aux pieds illustres du monarque, et demandent qu'on leur mette dans les mains les armes du combat. Béro s'écrie le premier: « César, je t'en supplie au nom même de ta piété, qu'il me soit permis de repousser cette accusation ; mais qu'il me soit permis aussi, conformément aux usages de notre nation, de combattre à cheval, et de me servir de mes propres armes. » Cette prière, Béro la répète avec instance. « C'est aux Francs, répond César, qu'il appartient de prononcer; c'est leur droit; il convient qu'il en soit ainsi, et nous l'ordonnons. » Les Francs rendent leur sentence dans les formes consacrées par leurs antiques usages. Alors les deux champions préparent leurs armes, et brûlent de s'élancer dans l'arène du combat. César, poussé par son amour pour Dieu, leur adresse cependant ce peu de paroles, expression vraie de sa bonté: « Quel que soit celui de vous qui se reconnaîtra volontairement devant moi coupable du crime qu'on lui impute, plein d'indulgence et enchaîné par mon dévouement au Seigneur, je lui pardonnerai sa faute, et lui remettrai toutes les peines dues à son délit. Croyez-le, il vous est plus avantageux de céder à mes conseils que de recourir aux cruelles extrémités d'un horrible combat. » Mais ces deux ennemis renouvellent leur demande avec instance, et crient: « C'est le combat qu'il nous faut ; que tout soit disposé pour le combat. » Le sage empereur, cédant à leurs désirs, leur permet de combattre selon la coutume des Goths, et les deux rivaux ne tardent pas un instant à lui obéir. Tout près du château impérial, nommé le palais d’Aix, est un lieu remarquable, dont la renommée s'étend au loin. Entouré de murailles toutes de marbre, défendu par des terrasses de gazon et planté d'arbres, il est couvert d'une herbe épaisse et toujours verte. Le fleuve, coulant doucement dans un lit profond, en arrose le milieu, et il est peuplé d'une foule d'oiseaux et de bêtes fauves de toute espèce. C'est là que le monarque va souvent, et quand il lui plaît, chasser avec une suite peu nombreuse, Là, ou bien il perce de ses traits des cerfs d'une immense stature, et dont la tête est armée de bois élevés, ou bien il abat des daims et d'autres animaux sauvages. Là encore, lorsque, dans la saison de l'hiver, la glace a durci la terre, il lance contre les oiseaux ses faucons aux fortes serres. Là se rendent Béro et Sanilon tremblants de colère. Ces guerriers d'une haute taille sont montés sur de superbes coursiers; ils ont leurs boucliers rejetés sur leurs épaules, et des traits arment leurs mains. Tous deux attendent le signal que le roi doit donner du haut, de son palais; tous deux aussi sont suivis d'une troupe de soldats de la garde du monarque, armés de boucliers, conformément aux ordres du prince, et qui, si l'un des champions a frappé du glaive son adversaire, doivent, suivant une coutume dictée par l'humanité, arracher celui-ci des mains de son vainqueur, et le soustraire à la mort. Dans l'arène est encore Gundold qui, comme il en a l'habitude dans ces occasions, se fait suivre d'un cercueil. Le signal est enfin donné du haut du trône. Un combat d'un genre nouveau pour les Francs, et qui leur était inconnu jusqu'alors, s'engage entre les deux rivaux: ils lancent d'abord leurs javelots, se servent ensuite de leurs épées, et en viennent à une lutte furieuse, ordinaire chez, leur nation. Déjà Béro a percé le coursier de son ennemi: aussitôt l'animal furieux: se cabre sur lui-même, et fuit à toute course à travers la vaste prairie. Sanilon feint de se laisser emporter, lâche enfin les rênes, et de son épée frappe son adversaire qui alors s'avoue coupable. Aussitôt la vaillante jeunesse accourt, et, fidèle aux ordres de César, arrache à la mort le malheureux Béro épuisé de fatigue. Gundold s'étonne, et renvoie son cercueil sous le hangar dont il l'avait tiré ; mais il le renvoie vide du fardeau qu'il devait porter. César cependant accorde la vie au vaincu, lui permet de se retirer sain et sauf, et pousse même la clémence jusqu'à consentir qu'il jouisse des produits de ses terres. O bonté vraiment trop grande qui remet aux criminels leurs fautes, leur laisse des richesses, et souffre qu'ils continuent de vivre ! que cette même bonté, je le demande avec d'instantes prières, moi qui toujours me suis montré fidèle, s'étende jusqu'à me rendre au pieux Pépin ! Déjà, Benoît, tu as fourni la carrière que t'avait marquée le ciel, et, comme le dit la voix tonnante de l'apôtre Paul, tu as gardé la foi due au Seigneur: aussi tu vas maintenant suivre dans la cour céleste le saint dont tu portais le nom, et que tu as si bien imité sur la terre. Ton nom mettra fin à ce troisième chant, afin que tu daignes, illustre mort, te souvenir de ton Ermold. (suivant) |
[18] En 818. [19] Comte de Nantes. [20] Comte d'Angers. [21] Evêque d'Orléans. [22] Abbé du monastère de Saint-Aignan d'Orléans. [23] Abbé de Saint-Martin de Tours. [24] Ce livre, intitulé: De Vita clericorum et sanctimonialium, fut rédigé, d'après les ordres de Louis, par les Pères du concile d'Aix-la Chapelle, tenu en 816. [25] Béra. [26] En 820. [27] Sanila.
|