ERMOLD LE NOIR.
FAITS ET GESTES DE LOUIS-LE-PIEUX
LIVRE II
Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer
COLLECTION
DES MÉMOIRES
RELATIFS
A L'HISTOIRE DE FRANCE,
depuis la fondation de la monarchie française jusqu'au 13e siècle
AVEC UNE INTRODUCTION DES SUPPLÉMENS, DES NOTICES ET DES NOTES;
Par M. GUIZOT,
PROFESSEUR D'HISTOIRE MODERNE A L’ACADÉMIE DE PARIS.
A PARIS,
CHEZ J.-L.-J. BRIÈRE, LIBRAIRE,
RUE SAINT-ANDRÉ-DES-ARTS, N°. 68.
1824.
FAITS ET GESTES
DE
LOUIS-LE-PIEUX,
POÈME,
Par ERMOLD LE NOIR.
LIBER SECUNDUS. Jamque,
favente Deo, Francos pax undique habebat, (suivant)
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(précédent)CHANT SECOND.Les Francs, grâces à la bonté de Dieu, jouissaient de la paix sur tous les points de leur empire ; le Seigneur et leur épée avaient partout terrassé leurs ennemis. Charles, cet empereur si respecté de l'univers, accablé déjà par la vieillesse, convoque dans son palais une nouvelle assemblée.[11] Assis sur un trône d'or autour duquel sont placés les premiers d'entre les comtes, il s'exprime en ces termes: « Grands que nous avons nourris et enrichis de nos bienfaits, écoutez: nous vous dirons des choses vraies et suffisamment reconnues. Tant que chez nous la vigueur des forces de la jeunesse a secondé le courage, les armes et les fatigues violentes ont été nos jeux. Jamais alors, nous nous en glorifions, nous n'avons souffert, par une lâche mollesse et une honteuse frayeur, qu'aucune nation ennemie insultât impunément les frontières des Francs. Mais déjà notre sang se refroidit; la cruelle vieillesse nous engourdit, et l'âge a blanchi la chevelure qui flotte sur notre cou. Ce bras guerrier autrefois si renommé dans tout l'univers, mais où ne coule plus qu'un sang glacé, tremble maintenant et peut à peine se soutenir. Deux fils nés de nous ont été successivement enlevés de cette terre et reposent, hélas! dans le tombeau. Mais du moins il nous est resté celui qui depuis longtemps a toujours paru plus agréable au Seigneur; et le Christ ne vous a point abandonnés, ô Francs ! puisqu'il vous a conservé ce précieux rejeton de notre race! Toujours cet illustre enfant s'est plu à obéir à nos ordres et à proclamer hautement notre pouvoir; toujours, dans son amour pour Dieu, il a su rendre aux églises leurs droits; toujours il a sagement régi les Etats que nous lui avons conte fiés. Vous l'avez vu, il vient de nous envoyer un roi prisonnier, des armes, des captifs et de magnifiques trophées, tous dons conquis par la destruction des Maures. Que devons-nous donc faire ? Francs, dites votre avis avec un cœur sincère, et nous nous empresserons de le suivre. » Alors Éginhard, homme aimé de Charles, renommé par la sagacité de son esprit et la bonté de son cœur, tombe aux pieds du monarque, baise ses pas illustres, et, savant dans l'art d'ouvrir de sages conseils, prend le premier la parole. « César, dit-il, toi dont la gloire remplit la terre et les mers, et s'est élevée jusqu'au ciel ! toi à qui les tiens doivent de jouir du titre d'empereur! il ne nous appartient pas de rien ajouter à la sagesse de tes propres desseins et en former de meilleurs est ce que le Christ n'a a daigné accorder à aucun mortel. Obéis, je t'y engage, aux pensées que Dieu dans sa miséricorde inspire à ton cœur, et empresse-toi de les réaliser. Grand prince, il te reste un fils, un fils bien cher à ton cœur, et que ses vertus rendent digne de succéder à tes vastes États ! Tous, grands et petits, nous demandons qu'il en soit ainsi; l'Eglise le sollicite aussi, et le Christ lui-même se montre favorable à ce projet. Ce fils saura, sois-en sûr, lorsque ta mort viendra nous affliger, maintenir par les armes et le talent les droits de ton empire. » César, plein de joie, approuve ce discours, prie humblement le Christ, et envoie à son fils l'ordre de se rendre en toute hâte auprès de lui. Alors, en effet, comme je l'ai dit plus haut, le clément Louis régnait sur les Aquitains. Mais pourquoi tarder davantage à Je raconter ? Ce jeune roi arrive sans perdre un instant à la cour de son père, et dans Aix-la-Chapelle, clercs, peuple, grands, et surtout l’auteur de ses jours, se livrent à la joie. Charles alors rapporte mot pour mot à cet enfant bien aimé tout ce qui s'est passé, et lui parle en ces termes: « Viens, fils si cher à Dieu, à ton père et à tout ce peuple soumis. Toi que le Seigneur a daigné me conserver pour la consolation de ma vie, tu vois, mon âge s'avance rapidement; ma vieillesse va bientôt succomber, et pour moi le temps de la mort s'approche à grands pas. Les soins de l'empire que Dieu a daigné me confier, quelque indigne que j'en fusse, occupent le premier rang dans mes pensées. Ce n'est, crois-moi, ni la prévention ni la légèreté ordinaire à l'esprit humain, mais le seul amour de la vérité, qui dicte les paroles que je t'adresse. Le pays des Francs m'a vu naître, le Christ m'a comblé d'honneurs, le Christ a permis que je possédasse les États de mon père. Je les ai conservés et rendus plus puissants; je me suis montré le pasteur et le défenseur du troupeau du Christ; le premier des Francs j'ai obtenu le nom d'empereur, et transporté aux Francs ce titre des enfants de Romulus. » Il dit, et place sur la tête de son fils la couronne enrichie d'or et de pierres précieuses, signes de l'autorité impériale. « Mon fils, poursuit-il, reçois ma couronne; c'est le Christ qui te la donne, et prends aussi, cher enfant, les honorables insignes de l'empire. Puisse le Dieu qui dans sa bonté t'a permis d'arriver au faite des honneurs, t'accorder de réussir toujours à lui plaire ! » Alors le père et le fils, également satisfaits de ce don éclatant, reçurent avec piété la divine nourriture du Seigneur. O jour heureux et à jamais célèbre dans les siècles! Terre des Francs, tu possédas deux empereurs ! France, applaudis ! Et toi, magnifique Rome, applaudis aussi ! Tous les autres royaumes contemplent cet empire. Le sage Charles recommande longuement à son fils d'aimer le Christ et d'honorer l'Eglise, le presse de ses bras, le couvre de baisers, lui permet de retourner dans ses propres États, et lui dit le dernier adieu. Peu de temps après, accablé par les ans et la vieillesse, César va rejoindre dans la tombe ses antiques aïeux.[12] On lui fait des funérailles dignes de son rang, et ses restes sont déposés dans la basilique que lui-même a fait construire à Aix-la-Chapelle. On envoie cependant un exprès annoncer au fils la mort de son père. C'est le rapide Rampon qui part chargé de cette mission ; il vole jour et nuit, traverse d'immenses pays et parvient enfin au château où habitait le jeune monarque. Au-delà du fleuve de la Loire est un lieu fertile et commode; entoure d'un côté pur des forêts, de l'autre par des plaines, il est traversé par les oncles paisibles du fleuve qui le vivifient; les poissons s'y plaisent, et il abonde en bêtes fauves. C'est là que le triomphant Louis a élevé un magnifique palais. Demandes-tu quel il est, cher lecteur? son nom est Thedwat.[13] Là gouvernant avec piété les clercs et le peuple, César dispensait ses sages lois à ses sujets soumis. Tout à coup Rampon pénètre dans ce lieu et jette le trouble dans toute la cour par la nouvelle de la triste mort du pieux Charles. Dès que le bruit en parvient aux oreilles du bon roi, il s'afflige, pleure et gémit sur son père. Bigon accourt au milieu des officiers qui attendent les ordres du monarque; accoutumé à voir son maître avant tous les autres, il l'exhorte à sécher ses yeux et à cesser ses pleurs. « D'autres soins, dit-il, doivent maintenant t'occuper. Prince, tu le sais dans le fond de ton cœur, le sort de ton père est celui qui attend tout le genre humain; tous, il n'est que trop vrai, nous irons à notre tour vers ces lieux d'où nul ne peut cependant revenir. Lève-toi, hâtons-nous de nous rendre tous dans la basilique; il est temps d'adresser à Dieu nos vœux et nos chants religieux. » A la voix de ce fidèle serviteur, Louis se lève et engage tous les siens à venir avec lui offrir des prières au Seigneur. Cette nuit entière fut consacrée au chant des psaumes et des hymnes, et le jour suivant se passa dans la célébration de messes solennelles. Déjà le ciel brillant voit se lever la troisième aurore, et le soleil remplit l'univers de l'éclat de ses rayons, de tous les coins du royaume accourt la foule empressée des Francs; le peuple, ivre de joie, se précipite tout entier au-devant de son roi; les grands de la cour de Charles, les premiers de l'État et la cohorte amie des prêtres viennent tous en grande hâte; les chemins sont encombrés; les portiques des palais regorgent: on ne veut point être renfermé par le toit, on monte sur le faîte des maisons: ni le fleuve, ni la sombre horreur des forêts, ni les glaces de l'hiver, ni les torrents de pluie n'arrêtent les plus timides ; celui qui n'a pu trouver de bateau s'efforce, dans son impatience, d'être le premier à traverser la Loire à la nage. Quelle immense multitude n'eût-on pas vue, du haut d'une roche élevée, s'élancer dans le fleuve faute de bâtiments pour la transporter ! Les habitants d'Orléans sourient aux efforts des nageurs, et du sommet de la tour la foule appelle de ses vœux le bord désiré. Un même amour enflamme tous les cœurs, et tous n'ont qu'un même désir, c'est de parvenir à voir le visage de leur prince. Tous arrivent enfin; le pieux monarque les accueille tous aussi avec bienveillance, et chacun selon son rang. César entre bientôt en triomphateur dans les murs d'Orléans, là brille l'étendard de la croix ; là reposent vos reliques, saint Aignan, là vous brillez d'un éclat sacré, bienheureux Tiburce, qui le premier avez élevé la fameuse cathédrale de cette ville; et vous, saint Maximin et saint Avite, si renommés par votre sainteté. De là Louis hâte sa marche vers les murs de Paris, où le martyr Etienne occupe le temple le plus élevé; où, très saint Germain, on honore tes précieux restes; où brille Geneviève, cette vierge consacrée à Dieu. Applaudis avec joie, Irmin,[14] voici ce que tu as si souvent demandé qui te fût accordé; tu vas voir l'arrivée de César, celui qui tonne au haut des cieux le permet; et toi, martyr Denis, ce prince n'a point passé devant ton temple sans y entrer pour solliciter de toi-même ta secourable intervention! De là on prend le chemin direct, on traverse les États des Francs, et le roi, après une route heureuse, entre dans Aix-la-Chapelle. Muse, courage; c'est ici qu'il faut fatiguer Dieu des plus humbles prières pour qu'il nous accorde le don de l'éloquence. Par où commencerai-je ? Chacune des choses qu'a faites ce héros a droit d'occuper le premier rang, et ses actions, pleines de bonté, jettent toutes un grand éclat. Après avoir enfin, par de sages mesures, pourvu à la sûreté des frontières du royaume, et tout réglé jusqu'aux bornes de l'empire, le libéral empereur se hâte de dispenser les trésors amassés par ses aïeux pour racheter les fautes de son père et obtenir le repos de son âme. Tout ce que le courage de ses ancêtres et Charles avaient entassé, lui-même il le distribue aux pauvres et aux églises. Il donne les vases d'or} les vêtements et les nombreux manteaux, il répand avec profusion d'innombrables talents de l'argent le plus pur; il sème des richesses de toute nature et des armes dont on ne saurait dire le nombre, et vous prodigue, infortunés, les dons qui vous sont réservés. Heureux Charles qui a laissé dans ce monde un fils soigneux d'aplanir à son père le chemin du ciel ! Sa piété ordonne d'ouvrir les antres des prisons, brise les fers des malheureux qu'on y a jetés et rappelle les exilés. Tout ce qu'il fait tient du merveilleux, tout devrait être consigné dans des chants dignes de mémoire: aussi sa renommée s'élève-t-elle aujourd'hui au dessus des astres. Louis, sans perdre un instant, envoie dans tout l'univers des commissaires, tous hommes choisis, d'une vie probe, d'une fidélité éprouvée et que ne puissent faire fléchir devant leurs devoirs ni les parents, ni les perfides caresses, ni la faveur et l'ingénieuse et corruptrice séduction du puissant. Ils ont ordre de parcourir rapidement les vastes États des Francs, de rendre justice à tous, de réformer les jugements iniques, et de délivrer ceux que, sous le règne de sort père, l'argent ou la fraude avait accablés d'une dure servitude. Combien d'hommes et quels hommes victimes de droits cruels, de lois corrompues par l'or, et du pouvoir des richesses, ce grand monarque, par amour pour l'auteur de ses jours, arrache au malheur et rend à l'honneur de jouir de la liberté! Lui-même leur accorde et confirme de sa propre main des chartes qui leur assurent à toujours le paisible usage de leurs droits. Lorsque votre père, âme des combats, conquérait des royaumes par la force de ses armes, et donnait ses soins assidus à la guerre, cette funeste oppression avait été sans cesse croissante de tous côtés pendant un grand nombre d'années ; et vous, Louis, à peine sur le trône, vous avez enfin et sur-le-champ coupé le mal dans sa racine. Quels criminels efforts du démon ce prince n'a-t-il pas encore déjoués dans toute la terre ! de combien de dons aussi n'a-t-il pas comblé les adorateurs du Christ! Ces bienfaits, l'univers les célèbre par des chants de triomphe ; partout la gloire en retentit, et le peuple les publie mieux que ne saurait le faire l'art des vers. Ce héros dont la science remplit le monde de son éclat toujours grandissant, ordonne, arme et nourrit l'empire confié à ses mains. Vers ce temps,[15] il invite à quitter le palais de Rome et à venir vers lui ce père des Chrétiens auquel notre heureux siècle a donné le nom d'Etienne; le saint pontife obéit par amour, se rend à ses ordres redoutables avec plaisir, et s'empresse de visiter le royaume des Francs. De la ville de Reims où il avait prescrit d'avance à tous les grands de se réunir, l'empereur, plein d'une sainte joie, voit s'approcher le vicaire de Jésus-Christ. Des députés courent en foule de toutes parts au devant de lui par l'ordre de César, et portent ses plus tendres vœux au ministre du Seigneur. Bientôt un messager qui devance le pontife romain accourt annoncer qu'il arrive et presse sa marche ; Louis alors dispose, arrange, prépare et place lui-même les clercs, le peuple et les grands; lui-même règle quelles personnes se tiendront à sa droite ou occuperont sa gauche, et qui doit le précéder ou le suivre. Une foule de prêtres marche à droite sur une longue file et contemple pieusement son chef en chantant des psaumes ; de l'autre côté s'avancent l'élite des grands et les premiers de l'État ; le peuple suit au dernier rang et ferme le cortège. Au milieu César resplendissant d'or et de pierreries se fait remarquer par ses vêtements, et brille bien plus encore par sa piété. Le monarque et le pontife viennent de deux côtés opposés l'un au devant de l'autre; celui-ci est puissant par sa dignité, celui-là est fort par sa bonté. A peine ont-ils fixé leurs regards l'un sur l'autre, que tous deux se précipitent au devant de pieux embrassements. Le sage roi cependant fléchit d'abord le genou et se prosterne trois et quatre fois aux pieds du pontife en l'honneur de Dieu et de saint Pierre. Etienne accueille le monarque avec humilité, et le relève de ses mains sacrées, L'empereur et le pontife se baisent alors réciproquement sur les yeux, la bouche, la tête, la poitrine et le cou; alors aussi Etienne et Louis se tenant par la main et les doigts entrelacés s'acheminent vers les éclatants édifices de Reims. Ils entrent d'abord dans la basilique, adressent leurs prières au maître de la foudre et lui expriment, dans des chants religieux, leurs actions de grâces et leurs hommages. Bientôt après tous deux montent au palais où les attend un festin magnifique ; ils prennent place, et les serviteurs font couler l'eau sur leurs mains. Tous deux font honneur à un repas digne d'eux, savourent les dons de Bacchus, et leurs bouches échangent ces pieux discours: « Saint pontife, dit César, pasteur du troupeau romain, vous qui, par succession apostolique, nourrissez de la parole divine les brebis de saint Pierre, quel motif a pu vous déterminer à venir dans le pays des Francs : Répondez, je vous en conjure. » Le doux évêque réplique avec tout le calme de l'âme et en caressant toujours le roi de ses regards: « La cause qui autrefois fit braver à une reine du midi, par le seul désir de voir un sage, les dangers d'un voyage à travers des peuples divers, les neiges et les mers, est celle qui m'a conduit, César, dans les États d'un prince qui m'offre ici des festins dignes de la magnificence de Salomon. Depuis longtemps, illustre monarque, la renommée m'a appris quels secours paternels vous prodiguez au peuple de Dieu, de quelle splendeur vos doctrines frappent le monde, et combien vous surpassez vos aïeux par vos lumières et votre foi. Aucun obstacle dès lors n'a été assez fort pour briser ma ferme volonté de venir admirer de mes propres yeux vos actions; aucun discours n'eût pu me redire sur vous tout ce que m'apprennent mes propres regards, témoins de votre bonté. Je ne saurais donc que vous répéter les paroles que cette grande reine fit retentir aux oreilles de Salomon quand elle vit le roi, ses serviteurs, la richesse de ses vêtements, ses échansons et ses divers palais. Heureux les serviteurs et les esclaves qui vous entourent et peuvent contempler sans cesse vos illustres actions ! heureux mille fois le peuple dont l'oreille peut recueillir vos instructions ! heureux les royaumes qui sont sous vos lois ! Que tout votre amour honore constamment le très Haut, dont la bonté paternelle vous a dispensé tant de sagesse, et qui, maître d'accorder à qui il lui plaît l'avantage de succéder au trône de ses aïeux, a aimé assez son peuple pour vous établir sur lui. Voilà ce que disait la reine de Saba au puissant Salomon, et ce que moi, humble mortel, j'ose vous adresser. Et cependant vous êtes plus grand et plus puissant! Salomon ne connut que J'ombre de la vérité; c'est la vérité même que vous honorez de votre culte. Il fut très sage, sans doute; mais il céda trop aux douceurs de l'amour. Egalement sage, vous ne vivez que pour le chaste amour du Seigneur. Il ne régna seulement que sur le petit peuple d'Israël, et vous, pieux monarque, vous étendez votre empire sur tous les royaumes de l'Europe. Pressons donc tous Dieu de nos ferventes prières pour qu'il vous conserve à ses enfants pendant de longues années. » Ces discours et beaucoup d'autres encore sont ceux que le saint prêtre adresse à l'illustre roi, et que César à son tour fait entendre au pontife. Cependant les coupes circulent abondamment ; Bacchus émeut des cœurs tout disposés à s'épancher, et le peuple pousse des cris unanimes de joie. Le repas terminé, César et Etienne se lèvent, quittent la table et se retirent dans l'intérieur du palais. Cette nuit, tous deux la passent comme il fallait s'y attendre, dans des soins et des méditations divers; le sommeil fuit des yeux de tous deux. A peine le jour paraît que l'empereur appelle auprès de lui Etienne, les grands et ceux qui forment son conseil; tous s'empressent de se rendre aux ordres du roi. Louis, couvert de ses vêtements impériaux, se place sur un trône élevé, roulant dans son esprit une foule de pensées qu'il se dispose à développer; à ses côtés, sur un siège d'or, il reçoit le pontife et semble l'associer au monarque qui le chérit, les grands s'asseyent chacun suivant son rang. Alors le pieux César, prenant le premier la parole, adresse au pape et à ses fidèles serviteurs ces admirables paroles: « Écoutez grands, et vous très saint chef des prêtres; Dieu tout-puissant a daigné permettre dans sa miséricorde que j'héritasse des États et du haut rang de mon père; ce n'est pas, je le sens, en raison de mes mérites, mais pour ceux de l'auteur de mes jours que le Christ, plein de bonté, m'a accordé de jouir de tant d'honneurs. Je vous supplie donc, vous mes fidèles, et vous illustre pontife, de me prêter, comme cela est juste, le secours de vos conseils. Mais vous, serviteurs qui veillez avec moi à la conservation de cet empire, et vous bienheureux prélat, que ce secours soit tel que le clerc et l'homme de la dernière condition, le pauvre comme le plus riche, puissent, à l'ombre de mon sceptre jouir également des droits que leur ont transmis leurs pères; que la sainte règle donnée par les Pères de l'Eglise force le clerc à ne pas s'écarter de la bonne voie ; que les lois vénérables de nos Écritures maintiennent le peuple dans une douce union, et que l’ordre des moines, fidèle aux préceptes de Benoît, fleurisse chaque jour davantage, et se rende digne, par ses mœurs et la pureté de sa vie, de participer aux festins des saints; que le riche exécute la loi, que le pauvre lui soit soumis, et qu'il ne soit fait en rien acception des personnes; que les mauvaises œuvres cessent de se racheter avec l'or et de prévaloir, et que les présents corrupteurs soient repoussés bien loin. Si toi et moi, bien aimé pasteur, nous gouvernons avec justice le riche troupeau que le Seigneur a confié à nos soins, si nous punissons les médians, récompensons les bons et faisons que les peuples suivent les lois de nos pères; alors la miséricorde du très Haut accordera, tant à nous qu'à ce peuple qui nous imitera, de jouir du bienheureux royaume des cieux, et sur cette terre elle nous conservera nos honneurs et dissipera au loin nos cruels ennemis. Soyons l'exemple des clercs et les guides des hommes même des derniers rangs, et que chacun des deux pouvoirs suprêmes enseigne aux siens la justice. Israël, ce peuple choisi par Dieu dans son amour, à qui le Seigneur fraya un chemin sec à travers les flots de la mer, pour qui pendant tant d'années il fit pleuvoir dans le désert la manne nourrissante, et jaillir l'eau de la roche amollie, dont il fut lui-même l’armure, le glaive, le bouclier et le conducteur, et qu'il fit entrer triomphant dans la terre promise, ce peuple, tant qu'il conserva les préceptes que Dieu lui avait donnés, qu'il respecta la justice, montra de la sagesse, chérit d'un pieux amour ce même Dieu, suivit ses ordres sacrés et rejeta ceux des dieux étrangers, vit le Seigneur, par sa puissance divine, abattre devant lui les nations ennemies, lui accorder a toutes choses prospères, et repousser loin de lui l'adversité. Quel eût été son bonheur si toujours il fût demeuré fidèle aux commandements de Dieu ! Il eût régné triomphant et à toute éternité ! Mais dès qu'une fois il se laissa entraîner à l'imprudente soif des richesses, il abandonna les voies de la justice et de toute honnêteté, déserta le vrai Dieu, et adora bientôt de vaines idoles. Aussi souffrit-il alors justement tant de maux qui l'affligèrent. Mais le père du monde qui habite les cieux, en envoyant sur son peuple des plaies et des fléaux divers, le corrigea, l'instruisit et lui rendit ses anciens droits. Aussitôt qu'Israël, accablé par le malheur, manifestait la volonté de se souvenir du Seigneur, le compatissant distributeur de tous biens recevait son peuple en grâce. Cette nation séide connaissait le vrai Dieu, l'adorait et obéissait le plus souvent aux ordres du très Haut. Le reste de la foule des hommes suivait les commandements de Satan, ignorait son créateur et ne prêtait l'oreille qu'aux inspirations du démon. O douleur ! l'esprit de ténèbres régnait sur les trois quarts de l'univers, et y tenait le genre humain sous son sceptre ; prêtres, rois, tous négligeaient les lois solennelles du Seigneur et les saints sacrifices. Alors notre miséricordieux créateur s'affligea sur nous, et envoya sur la terre le Verbe du salut dont la pieuse bonté devait nous tirer de l'abîme. Touché de nos maux, le Fils de Dieu lava de son propre sang les péchés du monde, lui donna d'admirables préceptes, brisa, par sa divinité toute-puissante, les portes de l'enfer, lui ravit ses élus et fit la guerre aux démons. S'élevant ensuite dans les régions supérieures de l'air, il monta victorieux jusqu'au plus haut des cieux, et nous accorda la félicité de porter le titre d'adorateurs du Christ. Quiconque veut aujourd'hui jouir du nom de Chrétien doit donc s'efforcer de suivre la route par laquelle son maître s'est élevé au ciel. Je le sais, grâce à la bonté de Dieu, les Chrétiens remplissent aujourd'hui le monde, et partout règne la foi de l'Église, maintenant le nom du Christ retentit dans tout l'univers, et ce n'est plus le temps où il fallait que les serviteurs de Dieu courussent à la mort pour rendre témoignage à son nom; la tourbe des infidèles qui rejette les préceptes du Seigneur fuit au loin dispersée par la lance du Chrétien, ces Pères de l'Eglise et nos ancêtres, victimes autrefois d'une mort cruelle, brillent à présent dans la cour du très Haut. Mais si nous n'avons plus à les imiter dans leur mort, efforçons-nous au moins de mériter, par la pureté du cœur, la justice et la foi, de partager leur triomphe; que, suivant le précepte de Jean, chacun aime le frère qui est sous ses yeux, et se rende ainsi digne de voir en esprit le Christ; c'est lui qui dit à Pierre; Simon, m'aimes-tu ou non ? Pierre lui répondit par trois fois: Seigneur, tu sais combien je t'aime. Si, répondit le Christ, tu m'aimes en effet, Pierre, je te le recommande, conduis mes brebis avec amour. Pontife, c'est donc à nous de veiller sur ce peuple soumis dont le Seigneur nous a confié la conduite. Nous sommes, toi, le saint prêtre, et moi le roi des serviteurs du Christ. Travaillons à leur salut avec le secours de la loi, de la foi et des saintes instructions. » César ajouta ensuite ce peu de paroles que recueillit la pieuse oreille du saint pontife: « Vous qui régissez le domaine de Pierre, et avez été choisi pour gouverner son troupeau, dites si vous jouissez pleinement de tous vos droits; s'il en était autrement, je vous en conjure, parlez librement sur tous les points ; ce que vous demanderez, je le ferai volontiers, Les miens se sont toujours montrés les appuis de la dignité de Pierre, et, dans mon amour pour Dieu, illustre prélat, je saurai la protéger aussi. » Alors le monarque appelle Hélisachar, son serviteur bien aimé, et lui adresse ces ordres pieux: « Ecoute et cours dresser des chartes où tu inscriras ce que je vais dire pour que cela demeure, car telle est ma volonté ferme et fixe à toujours. Nous entendons que dans tous les royaumes que, par la grâce de Dieu, régit notre sceptre, et dans toute l'étendue de l'empire, les droits de l'Église de Pierre et de son siège, qui ne doit jamais périr, conservent toute leur force, et que nul n'ose y porter atteinte. Cette Église, si grande par le zèle de ses pasteurs, a, dès les premiers temps, tenu le rang le plus élevé dans la chrétienté; nous voulons qu'elle continue de l'occuper. Les honneurs de Pierre se sont accrus sous le règne de notre père Charles, qu'ils s'accroissent encore sous le nôtre. Mais, pontife, c'est, nous le répétons, à la condition que celui qui est assis sur le trône de Pierre se montrera fidèle aux lois de la justice. Voilà, saint prélat, pour quel motif nous vous avons pressé de vous rendre auprès de nous. C'est à vous, maintenant, bienheureux évêque, à nous assister puissamment dans cette tâche. » Le pontife alors levant les yeux et les mains au ciel, prie et adresse à Dieu ces touchantes paroles: « Dieu qui tonnes du haut des cieux et as créé tous les empires, Jésus-Christ son fils, et toi Esprit saint, toi Pierre, illustre dépositaire des clés du ciel, qui enveloppes les fidèles dans tes filets et les conduis aux royaumes d'en haut ; et vous habitants des cieux dont Rome conserve les saintes reliques, et à qui elle rend, avec un zèle continu, de pieux devoirs, je vous en conjure, conservez pendant de longues années ce monarque pour le bonheur de son peuple, la gloire de ses États et de l'Église ! Il surpasse ses ancêtres en science, en valeur et en foi; il veille tout ensemble aux besoins de l'Église et aux soins de son empire; il comble d'honneurs le siège de Saint-Pierre et se montre en mémo temps le père et le pontife, le nourricier et le défenseur des siens. » A peine a-t-il achevé que, ravi du respect dont on l'honore et des dons faits à Saint-Pierre, il se précipite dans les bras du bienveillant empereur et lui prodigue de tendres embrassements, ce pieux pontife ordonne ensuite à tous, par un signe, défaire silence, reprend la parole, et, de sa bouche sacrée, fait entendre ces mots pleins de bonté: « César, Rome t'envoie les présents de Saint-Pierre; ils sont dignes de toi comme tu es digne d'eux, et c'est un honneur qui t'est dû. » Il enjoint alors d'apporter la couronne d'or et de pierres précieuses qui ceignit autrefois le front de l'empereur Constantin; il la prend dans ses mains, prononce sur elle des paroles de bénédiction, et prie en élevant vers le ciel et ses yeux et le riche diadème: « O toi, s’écrie-t-il, qui tiens le sceptre de la terre et gouvernes ce monde, toi qui as voulu que Rome fût la reine de l'univers, ô Christ! je t'en supplie, a entends ma voix et prête à mes prières une oreille favorable ! Saint roi des rois, je t'en conjure, exauce mes vœux, et qu'André, Pierre, Paul, Jean et Marie, illustre mère d'un Dieu de bonté, les secondent; conserve longtemps Louis, ce sage empereur; que toutes les misères de cette vie fuient loin de lui; que tout lui soit prospère; écarte l'infortune de ses pas, et qu'il soit heureux et puissant pendant de longues années. » Il dit, s'empresse de se tourner vers l'empereur, lui impose ses mains sacrées sur la tête, et ajoute: « Que le très Haut, qui a fécondé la race d'Abraham, l'accorde de voir des enfants qui t'appellent du doux nom d'aïeul ; qu'il te donne une longue suite de descendants; qu'il en double et triple le nombre, afin que de ton sang s'élèvent d'illustres rejetons qui règnent sur les Francs et sur la puissante Rome aussi longtemps que le nom chrétien subsistera dans l'univers. » Le pontife alors répand sur César l'huile sainte, chante les hymnes adaptés à la circonstance, et place sur la tête de Louis le brillant diadème, en disant: Pierre se glorifie, prince charitable, de te faire ce présent, parce que tu lui assures la jouissance de ses justes droits. » Le saint évêque voit alors l'impératrice Hermengarde, l'épouse et la compagne de Louis ; il la relève, la tient par la main, la regarde longtemps, pose aussi la couronne sur son auguste tête, et la bénit en ces termes: « Salut, femme aimée de Dieu ! que le Seigneur t'accorde vie et santé prospère pendant de longues années, et puisses-tu toujours être l'honneur de la couche d'un époux qui te chérit ! » Le chef de l'Église distribue ensuite avec profusion de nombreux cadeaux en or et en habits qu'il tient de la munificence de Rome ; il en offre à l'empereur, à l'impératrice, à leurs enfants brillants de beauté; et chacun des fidèles serviteurs du monarque en reçoit à son tour et selon son rang. Le sage César paie à Etienne un ample tribut de reconnaissance, et donne l'ordre de le combler des plus riches présents. On y distingue deux coupes brillantes d'or et de pierreries avec lesquelles le saint prêtre doit s'abreuver des dons de Bacchus; viennent ensuite de nombreux et magnifiques coursiers tels qu'il en naît d'ordinaire dans le pays des Francs. Là ce sont mille objets divers d'or massif; plus loin sont entassés les vases d'argent, les draps du plus beau rouge et les toiles d'une éclatante blancheur. Que dirai-je de plus ? Le Romain reçoit des dons qui surpassent cent fois ceux que lui-même apporte de sa cité; tous cependant sont uniquement pour le pontife. Quant à ses serviteurs, la pieuse munificence de César leur dispense des largesses proportionnées à leur rang. Ce sont des manteaux d'étoffes de couleur, des vêtements propres à la taille de chacun et coupés d'après la mode si parfaite des Francs, et des chevaux de divers poils qui, relevant fièrement la tête, ne se laissent monter qu'avec peine. Le prélat et les siens, charmés des présents qu'on leur a prodigués, se préparent bientôt, avec la permission de César, à reprendre la route de Rome. Alors des députés, tous personnages distingués, ont ordre d'accompagner le saint prêtre Etienne pour lui faire honneur, et de le reconduire jusque dans ses États. Le pieux empereur, non moins satisfait, revient, avec son épouse et ses enfants, dans son palais de Compiègne. La mort alors lui enlève le fidèle Bigon. Le monarque n'apprend pas sans chagrin le trépas, d'un serviteur qui rie se sépara qu'à son grand regret d'un maître chéri, et César, par amour pour le père, partage entre les enfants et les biens et les honneurs que possédait Bigon. Bientôt cependant le bruit se répand au loin dans l'univers que le religieux monarque veut réformer tous les abus sous lesquels ses États gémissent affligés. Louis ordonne en effet que l'élite des clercs et des fidèles éprouvés, dont la vie lui est bien connue et mérite son auguste suffrage, aillent dans les villes, les monastères et les châteaux, remplir toutes les bienfaisantes volontés que leur dicte ce bon maître. « Serviteurs dévoués, leur dit-il, qui pouvez vous vanter d'avoir été élevés par nous, et qui avez sucé les excellents préceptes de Charles notre père, montrez-vous attentifs à nos ordres et gravez religieusement nos paroles dans vos cœurs. Vous allez avoir à remplir une tâche difficile, il est vrai, mais qui, si je m'en crois, est utile et digne de zélés serviteurs du a Christ. Grâce à la bonté du Tout-Puissant et aux heureux travaux de nos pères, les frontières de notre empire n'ont maintenant aucune insulte à redouter ; la renommée de la valeur des Francs a repoussé loin de nous de féroces ennemis, et nous goûtons dans la joie les plaisirs d'une douce paix. Mais c'est parce que nous n'avons pas de guerres à soutenir que nous croyons le moment favorable pour donner a nos sujets des lois dictées par une sage équité. Nous voulons avant tout rendre à l'Église le lustre et la richesse qui ont élevé jusqu'au ciel le nom de nos augustes ancêtres, et c'est un dessein arrêté dans notre esprit ; bientôt nous enverrons dans tout l'univers des délégués qui gouverneront les peuples d'après les règles de la piété. Quant à vous, partez sans perdre un instant; recueillez sur tout d'exacts renseignements, et parcourez scrupuleusement toutes les parties de notre empire, scrutez sévèrement les mœurs des chanoines, celles des religieux et des religieuses qui remplissent les saints monastères; recherchez quels sont leur vie, leur respect pour la décence, leurs doctrines, leur conduite, leur piété et leur zèle pour les devoirs de la religion; informez-vous si partout la bonne harmonie règne entre le pasteur et le troupeau, si les brebis aiment leur berger, et si celui-ci chérit ses ouailles; sachez enfin si les prélats fournissent exactement et dans des lieux convenables, les enclos, les habitations, la boisson, le vêtement et la nourriture aux curés, qui ne pourraient s'acquitter comme ils le doivent des fonctions de leur saint ministère, si ces secours ne leur étaient assurés avec un soin religieux par leurs évêques. Mais en même temps, examinez bien quelles sont les ressources de chaque église, si leurs terres sont bonnes ou peu fertiles. Tout ce que vous aurez découvert, confiez-le soigneusement à votre mémoire ; montrez-vous empressés de nous instruire de tout, et dites-nous bien quels ministres du Seigneur vivent dans l'abondance, la médiocrité ou la gêne, et quels manquent de tout, ce que nous souhaitons qui ne soit pas ; apprenez-nous aussi quels sont ceux qui demeurent fidèles aux anciennes règles tracées par les saints Pères. Nous ne vous avons indiqué que bien sommairement les objets dont vous avez à vous occuper, et c'est à vous d'y ajouter et d'étendre vos informations. » César ordonne ensuite de faire venir devant lui, pour recevoir ses instructions, des délégués choisis dans la classe des moines ; il les envoie visiter les saints monastères, et les invite à s'assurer si dans tous on mène une pieuse vie.[16] Dans ces temps était un saint homme appelé Benoît,[17] bien digne d'un tel nom, et qui, par ses exemples, avait su mettre un grand nombre de gens dans la voie du ciel. Il fut d'abord connu du roi dans les champs de la Gothie, et l'on n'a que peu de choses à. dire de la vie qu'il menait alors; depuis il fut ajuste titre préposé comme pasteur et abbé à la direction du troupeau d'Aniane, et se montra pour ses brebis un doux conducteur. Le cœur du pieux monarque brûlait d'un ardent désir de voir l'ordre des moines et leur sainte vie s'étendre chaque jour davantage; Benoît seconda ce vœu et fut lui-même la règle, l'exemple et le maître auxquels les monastères doivent l'avantage d'être aujourd'hui agréables au Seigneur. Dans les pieuses mœurs de Benoît régnait une admirable bienveillance; il était vraiment saint autant qu'il est permis d'en juger à un simple mortel. Doux, aimé de tous, affectueux, calme et modeste, toujours il portait la règle religieuse gravée dans son cœur sacré. Ce n'est pas seulement aux moines, mais à tous, qu'il était utile, et, en toutes choses, il se montrait le père de tous. Tant de vertus l'avaient rendu cher au pieux empereur. Aussi ce prince s'empressa-t-il de l'emmener avec lui dans le royaume des Francs; aussi encore distribua-t-il les disciples de ce saint homme dans tous les couvents pour servir de modèles et de guides aux religieux, réformer tout ce qui pouvait se corriger, et lui transmettre par écrit de fidèles rapports sur les vices qu'ils ne sauraient déraciner. Cependant le pieux roi et le saint prêtre Benoît agitaient dans leur esprit des projets agréables au Seigneur. Bientôt l'empereur, poussé par son zèle religieux, prenant le premier la parole, adresse à Benoît ces mots pleins de son ordinaire bonté: « Tu sais, je n'en cloute pas, cher Benoît, quelle fut ma bienveillance pour ton ordre, du premier moment où je le connus; aussi désiré-je, dans mon sincère amour pour Dieu, fonder, non loin de mon palais, un temple desservi par trois religieux, et qui soit vraiment ma propriété. Trois motifs ont fait naître cette envie dans mon cœur, et je vais te les faire connaître. Tu vois d'abord de quel fardeau pesant la vaste étendue de l'empire surcharge mon esprit; l'immensité des affaires rend en vérité la tache trop rude. Dans ce couvent je pourrais au moins goûter quelque repos, et offrir au Seigneur, dans ce secret asile, des prières que rien ne troublerait, et qui lui en seraient plus agréables. Une seconde raison me détermine; tu l'avoueras, ton séjour dans mon palais contrarie tes propres vœux, et tu penses qu'il ne convient pas à des religieux d'intervenir dans les affaires civiles et de courir au-devant des fonctions de cour. Ce monastère une fois établi, tu pourras surveiller les travaux de tes frères et consacrer tes soins pieux aux hôtes qui visiteront ce saint lieu; puis une fois retrempé par la retraite, revenir dans mon palais et t'y montrer, comme à l'ordinaire, le protecteur des religieux. Le grand avantage dont sera pour mes sujets et pour moi un tel établissement auprès d'Aix-la-Chapelle, est la troisième considération qui me frappe. Si en effet la mort venait promptement détruire la partie terrestre de mon être, mes restes pourraient être confiés au tombeau dans ce monastère; là aussi ceux qui abjureraient la vie du siècle prendraient sur-le-champ celle des serviteurs du Christ ; et quiconque le souhaiterait y trouverait de salutaires instructions. » A peine le saint religieux a-t-il entendu ces mots qu'il se précipite aux pieds du monarque qui l'honore de son amitié, loue le Seigneur, célèbre la pieuse foi de César, et s'écrie: De tout temps, magnanime empereur, j'ai soupçonné ce désir de ton âme. Puisse Dieu, le dispensateur de tout bien, te confirmer dans ce sage projet ! » Ce monastère, construit par Louis et Benoît, fut appelé Inde, et prit le nom de la rivière qui coule devant ses portes. Trois milles seulement le séparent du palais impérial bâti dans la ville d'Aix-la-Chapelle, dont la renommée a porté le nom si loin. L'endroit où s'élève ce couvent était autrefois un asile où se plaisaient les cerfs aux longs bois, les buffles et les chevreuils ; mais l'actif Louis en chassa bientôt les animaux sauvages, y bâtit, avec le secours de l'art, un monument agréable au Seigneur, dont lui-même posa les premiers fondements avec célérité, qu'il combla d'immenses richesses, et où, saint Benoît, l'on voit aujourd'hui fleurir ta pieuse règle. Benoît est en effet le supérieur de cette maison, mais Louis en est tout à la fois l'empereur et le véritable abbé; souvent il la visite, en inspecte le saint troupeau, en règle les dépenses et lui prodigue ses largesses. Muse, que ta voix s'arrête à ce second chant brûle de se réunir à son aîné; et toi-même dois te réjouir du récit qui le termine. (suivant)
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[11] En 813. [12] En 814. [13] Le château de Doué. [14] Abbé de Saint-Germain-des-Prés, l'un des signataires du testament de Charlemagne. [15] En 816. [16] On se rapporte aux années 816 et 817.
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