ERMOLD LE NOIR.
FAITS ET GESTES DE LOUIS-LE-PIEUX
Introduction - LIVRE I
Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer
COLLECTION
DES MÉMOIRES
RELATIFS
A L'HISTOIRE DE FRANCE,
depuis la fondation de la monarchie française jusqu'au 13e siècle
AVEC UNE INTRODUCTION DES SUPPLÉMENS, DES NOTICES ET DES NOTES;
Par M. GUIZOT,
PROFESSEUR D'HISTOIRE MODERNE A L’ACADÉMIE DE PARIS.
A PARIS,
CHEZ J.-L.-J. BRIÈRE, LIBRAIRE,
RUE SAINT-ANDRÉ-DES-ARTS, N°. 68.
1824.
FAITS ET GESTES
DE
LOUIS-LE-PIEUX,
POÈME,
Par ERMOLD LE NOIR.
NOTICE
SUR
ERMOLD LE NOIR.
Ermoldus Nigellus, ou Ermold le Noir, nous serait absolument inconnu sans le poème qu'il a consacré à chanter les louanges de Louis le Débonnaire, et son ouvrage est le seul monument qui nous apprenne quelques circonstances de sa vie. Nous y voyons qu'au moment où il le composa, c'est-à-dire peu avant l'an 826, il était exilé à Strasbourg pour quelque faute dont rien ne nous indique la nature. Quelques savants ont cru qu'il avait trempé dans la grande conspiration des fils de Louis le Débonnaire, mais cette conspiration n'éclata qu'en 830; la conjecture n'est donc pas fondée. On trouve, en 834, un abbé Ermold envoyé par Louis à son fils Pépin, roi d'Aquitaine, pour faire rendre aux églises les biens dont elles avaient été dépouillées, et notre poète, à la fin de son premier chant, forme le vœu d'aller vivre dans le royaume de Pépin. Trois diplômes de Louis le Débonnaire (en 835 et 837) font des concessions à Erménald, abbé du monastère d'Aniane en Languedoc, dans le diocèse de Maguelonne; les noms d'Erménald et d’Ermold sont à peu près semblables; le neuvième siècle offre beaucoup d'exemples de transformations de ce genre; et Ermold a célébré avec complaisance le monastère d'Aniane et les vertus de saint Benoît son fondateur. Du rapprochement de ces circonstances et de quelques autres éparses dans les vers du panégyriste de Louis le Débonnaire, Muratori a conclu qu'Ermold dut à son poème la fin de son exil, qu'il rentra dans les bonnes grâces de l'empereur, reçut de lui diverses missions, et mourut abbé d'Aniane. Ces conjectures, adoptées en général par les érudits, ne manquent pas de probabilité.
Quant à l'ouvrage même d'Ermold, il est demeuré, jusqu'au dix-huitième siècle, enfoui dans les manuscrits de la bibliothèque impériale de Vienne. Marquard Freher en avait publié quelques vers, mais sans y attacher aucune importance ni donner aucuns détails sur Fauteur. Pierre Lambeck le fit mieux connaître dans ses Commentarii de Augustissima bibliotheca Caesarea Vindobonensi (Vienne, 1665—1679; 8 in-fol.); il rendit compte du but et de la marche du poème, en cita le commencement et la fin, essaya de découvrir ce qu'avait été Ermold lui-même; et, après avoir excité la curiosité des érudits, promit de la satisfaire en publiant l'ouvrage entier. La mort l'empêcha d'accomplir sa promesse. Gentilotti, son successeur dans la charge de bibliothécaire à Vienne, la renouvela et ne la tint pas davantage; il paraît même que, par une misérable jalousie, il mit obstacle aux efforts du savant Muratori qui fit plusieurs tentatives pour se procurer une copie du poème d'Ermold, et l'insérer dans sa collection des historiens italiens. Gentilotti mourut à son tour, et Garelli qui le remplaça, animé, pour la science, d'un zèle plus désintéressé, se hâta d'envoyer à Muratori cette copie tant désirée. L'illustre bibliothécaire de Modène la publia aussitôt en y joignant une dissertation sur le manuscrit, sur Ermold lui-même, et des notes où il porta son érudition et son exactitude accoutumées. L'édition de Muratori a été reproduite, avec son commentaire, dans la collection des historiens français de Dom Bouquet
Il ne faut pas chercher dans ce poème une histoire complète de Louis le Débonnaire, ni même des faits omis par les chroniqueurs qui nous raconté le règne de ce prince; on n'y trouve rien de nouveau en ce genre, non plus que dans la plupart des grossiers essais poétiques de la même époque. Mais en revanche on y rencontre, sur les mœurs, la manière de vivre et d'agir, l'état général de la société au neuvième siècle, des détails beaucoup plus étendus et plus animés que dans les chroniqueurs. Ces derniers ne s'inquiètent guère que des faits matériels; ils énumèrent les expéditions, les conquêtes, les révoltes, et ne nous font point pénétrer, pour ainsi dire, dans l'intérieur des événements; en sorte que nous apprenons d'eux ce qui est arrivé sans jamais savoir comment se passait la vie des hommes qui y prenaient part, sans assister aux scènes dont ils ne nous indiquent que les résultats. Une telle sécheresse est impossible dans un poème, quelque simple et inhabile que soit le poète; la poésie vit de scènes et de détails; elle veut peindre ce qu'elle raconte; il lui faut des descriptions, des discours; elle recherche les circonstances qui donnent au récit de la vie et de la vérité; et quelque froide ou grossière que soit l'imagination du poète, il nous introduit bien plus avant que le chroniqueur dans les faits ou dans ta société dont il nous entretient. C'est là le mérite de l'ouvrage d'Ermold et ce qui en fait un monument historique d'une assez haute importance. On ne rencontre nulle part des renseignements aussi précis et aussi animés sur les réunions des Champs de Mai et les discussions qui y avaient lieu, sur la marche et les vicissitudes des expéditions militaires, sur les travaux dont les empereurs carolingiens chargeaient leurs missi dominici, sur les fêtes de la cour, les chasses royales, etc. Ermold ne raconte que peu d'événements; et pourtant je n'hésite pas à dire que ses tableaux du siège de Barcelone, de la campagne de Louis le Débonnaire contre le Breton Murman, de la visite du pape Etienne iv à Reims, et de celle du Normand Hérold à Aix-la-Chapelle, contiennent plus de faits que les récits des chroniqueurs les plus minutieux.
Quant au mérite littéraire de ce poème, il est de peu de valeur, pas aussi méprisable cependant que l'ont répété presque tous les érudits, plus révoltés d'une latinité barbare que touchés de quelques détails vrais et naïfs. A travers l'emphase laborieuse et l'ignorante rusticité du style d'Ermold on rencontre çà et là, dans ses vers, quelques tableaux animés, quelques sentiments naturels, et surtout quelques comparaisons d'une simplicité assez poétique pour saisir vivement l'imagination dû lecteur.
Le nom d'Ermold lui-même serait peut-être resté inconnu sans la bizarre peine qu'il a prise pour que la première et la dernière lettre de chacun des vers que comprend l'obscure invocation qu'il a placée en tête de son poème, formassent, par leur réunion, le vers suivant:
Ermoldus cecinit Hludoici Caesaris arma.
Nous reproduisons ici le texte de cette invocation pour faire comprendre cet étrange acrostiche qu'Ermold a sans doute regardé comme un tour de force admirable, et qui, à coup sûr, lui a coûté de bien longs efforts.
Editor,
aetherea splendes qui Patris in arcE
Regnator mundi, fautorque,
Redemptor, et auctoR
Militibus dignis reseras qui
regna poloruM
Olim conclusos culpa parientis
AvernO
Luminis aeterni revehis qui
Christe tribunaL
David psalmianus praesaga
carminis illuD
Voce prius modulans, dudum
miranda relatU
Sacra futurorum qui prompsit
dogmat vateS
Confer rusticulo, quo possim
Caesaris in hoC
Eximii exiguo modulanter
poscito ritE
Carmine gesta loqui. Nymphas
non deprecor istuC
Insani quondam ut prisci
fecere peritI
Nec rogo Pierides, nec Phoebi
tramite limeN
Ingrediar capturus opem, nec
Apollinis almI
Talia cum facerem , quos vana
peritia lusiT
Horridus et teter depressit
corda VehemotH
Limina siderei potius peto
luminis, ut SoL
Verus justitiae dignetur dona
precatU
Dedere: namque mihi non
flagito versibus hoc, quoD
Omnia gestorum percurram
pectine parvO
In quibus et magni possunt
cessare magistrI
Caesaream flectant aciem, sed
cantibus huc huC
Incipiam celebrare. Fave modo,
Christe, precantI
Carmina, me exsilio pro quis
nunc principis ab hoC
Auxilium miserando levet, qui
celsus in aulA
Erigit abjectos, parcit
peccantibus, atquE
Spargit in immensum clari
vice lumina soliS
Alta regis Christi princeps
qui maxime sceptrA
Rex Ludovice pie, et pietatis
munere CaesaR
Insignis merit, praeclarus
dogmate ChristI
Suscipe gratanter, profert
quae dona NigelluS
Ausubus acta tamen qui tangere
carmine vestrA
Regis ob aeterni vestro qui
pectore sempeR
Mansit amor. Caesar famulum
relevato cadenteM
Altitonans Christus vos quo
sublimet in aethrA.
C'étaient là les expédients dont un poète s'avisait au neuvième siècle pour attacher son nom à son ouvrage et le transmettre sûrement à la postérité.
F. G.
FAITS ET GESTES
DE
LOUIS LE PIEUX,
POÈME, par
Editor,
aetherea splendes qui Patris in arcE LIBER PRIMUS. Augustos
opibus celebres praecellis et armis, Nempe sonat
Hluto praeclarum, Wigch quoque Mars est: |
INVOCATION.
Créateur, maître et moteur de ce monde que tu protèges et as racheté, toi qui brilles dans la demeure éthérée de ton père, toi qui ouvres, à ceux qui combattent clignement pour ton nom, le royaume des cieux autrefois fermé par la faute de celle qui est vouée aux douleurs de l'enfantement ! toi, ô Christ ! qui as reconquis sur l'enfer le trône d'éternelle lumière, verse sur moi, homme simple et grossier, ce don des vers qu'eut jadis David, le chantre des psaumes, dont la voix, instruite à prédire l'avenir, dévoila, il y a tant de siècles, par ses accents prophétiques, les dogmes sacrés du temps futur si admirables à raconter, afin que je puisse, dans ce petit poème, célébrer les hauts faits du grand César avec quelque harmonie et le ton qu'exige un tel sujet! Je n'invoquerai point ici les nymphes, comme le faisaient autrefois dans leur folie les doctes de l'antiquité; je ne supplierai pas les muses; je n'irai pas, gravissant un rude sentier, fouler le seuil du temple de Phébus pour dérober son secours ou celui du puissant Apollon. Quand les anciens, jouets d'une vaine habileté, se livraient à de telles illusions, l'horrible et noir démon pesait sur leurs cœurs; je m'élèverai plutôt vers les demeures des astres lumineux pour que le vrai soleil de justice daigne accorder ses dons à mon humble prière. Non, je ne me flatte pas de parcourir dans mes vers, avec mon faible archet, le vaste cercle de ces hauts faits dont le récit pourrait fatiguer les plus grands maîtres, ni d'être assez heureux pour attirer les regards de César; mais enfin je tenterai d'en illustrer çà et là quelques-uns par mes chants. O Christ ! prête donc une oreille favorable à mes supplications ! fais que mes vers m'obtiennent la fin de mon misérable exil des bontés secourables de ce prince qui, du haut de son trône, élève les humbles, épargne les pécheurs, et tenant la place du brillant soleil, répand la lumière dans l'immensité ! Et toi, monarque qui tiens en tes puissantes mains le sceptre sublime du Christ, pieux roi Louis, César si fameux par tes mérites et ta piété, toi en qui la foi du Christ jette un si vif éclat, reçois avec bienveillance l'offrande que te présente Le Noir qui a tant d'audace que d'effleurer ton histoire dans ses vers ! je t'en conjure par cet amour qui toujours a rempli ton cœur pour le roi de l'éternité. César, puisse le Christ qui tonne du haut des cieux te récompenser d'avoir relevé ton serviteur dans sa chute, et t'assurer une place au sommet de la voûte éthérée! D’ERMOLD LE NOIR, EN L'HONNEUR Du très Chrétien LOUIS, César-Auguste.
CHANT PREMIER.Louis, Auguste César, tu surpasses les plus célèbres empereurs par les richesses et la gloire des armes mais plus encore par ton amour pour Dieu. Grand prince dans mon audace j'aspire à chanter tes louanges! Daigne le Tout-puissant, source de toute force m’en donner les moyens! Ces hauts faits du valeureux César, que dans son pieux amour le monde publie avec tant de raison, je vais tenter de les décrire peut-être serait-il plus sage de m'arrêter dans une telle entreprise et de m'en tenir à pleurer sur les funestes fautes dont je me suis rendu coupable. Homme simple et sans culture, j'ignore les secrets des muses et ne saurais produire des chants disposés suivant les règles de l’art; mais la bonté d'un roi que touche plus l’intention que la valeur même du présent qu'on lui fait enhardit ma timidité qui balance. De plus et je l'avoue, mon exil me pousse dans la carrière; les dons à présenter me manquent, et j'offre le seul bien dont je dispose. Je n'irai point au reste raconter une à une toutes les actions de Louis; je n'en ai ni la prétention ni le pouvoir, et mon talent serait trop au dessous d'une si grande tache. Non, quand Maron, Nason, Caton, Flaccus, Lucain, Homère, Tullius et Macer, Cicéron ou Platon, Sedulius, Prudence, Juvencus ou Fortunat, et Prosper lui-même vivraient encore, à peine pourraient-ils les renfermer toutes dans leurs fameux écrits, dussent-ils même redoubler leurs célèbres et mélodieux ouvrages; et moi cependant, misérable nocher, n'ayant qu'un grossier esquif qui fait eau de tous côtés, je veux m'élancer dans le vaste océan de cette mer immense! Que la main qui, pour sauver le fidèle Pierre de la fureur des flots prêts à l'engloutir, souleva sa barque et lui prêta de nouvelles forces, prenne pitié de moi, me préserve de me perdre dans les gouffres de l'onde, et me pousse, magnifique César, vers le port de ta faveur. Allez donc mes vers, mettez dans tout leur jour les actions de Louis, et, dans le grand nombre, sache ma plume en choisir quelques-unes. Dans le temps où le sceptre des Francs fleurissait dans les mains vigoureuses de Charles, que tout l'univers honore hautement du nom de père, quand la France répandait au loin et de tous côtés les éclats de son tonnerre, et remplissait Je monde de la célébrité de son nom, le sage Charles, de l'avis de ses grands assemblés, distribua entre ses enfants les insignes de la royauté.[1] La France eût obéi à un prince du même nom de Charles, si le successeur désigné eût recueilli l'héritage de son père. Ce monarque donna le royaume d'Italie à son bien-aimé Pépin, et à toi, Louis, il te conféra la couronne d'Aquitaine. La renommée instruisit bientôt l'univers de ce partage si égal, et Louis se rendit en triomphe dans les États confiés à ses soins. Ce fut par un miracle que ses parents donnèrent ce nom de Louis à ce jeune prince qui devait être si fameux par les armes, si puissant et si pieux. Ce nom de Louis, qui vient du mot Ludus, apprend en effet que c'est en se jouant qu'il a donné la paix à ses sujets. Que si l'on préfère consulter la langue des Francs pour connaître l'étymologie de ce nom, on verra clairement qu'il est composé de Hlut, qui veut dire fameux, et de Wig, qui signifie Mars. Encore enfant, ce noble rejeton qu'animait le souffle divin, accrut son royaume par l'honneur, le courage et la bonne foi. Avant tout, il se hâta d'enrichir de ses dons les temples des serviteurs du Christ, et rendit aux saintes églises les biens dont autrefois on les avait dotées. Ne régnant sur les peuples que par la loi et la force de la piété, il rétablit l'ordre dans les États soumis à son sceptre, et leur donna une vie nouvelle. Par sa sage habileté, ce pieux roi dompta le caractère farouche des Gascons, et fit des agneaux de ces loups dévorants. Tournant ensuite ses armes rapides contre les Espagnols, lui-même les chassa loin de leurs propres frontières. Combien de hautes montagnes et de châteaux forts il soumit, en courant, à son empire, avec la faveur de Dieu ! Qui combattait pour lui ? je l'ignore ; et quand je le saurais, ma plume grossière ne pourrait les rappeler tous. Je dirai cependant ceux dont la renommée a porté récemment les noms jusqu'à mes stupides oreilles. Je laisse aux savants à parler des autres. Il était une cité inhospitalière pour les escadrons Francs, et, de plus, associée aux intérêts des Maures; les anciens Latins l'appelèrent Barcelone, et Rome la polit en y introduisant ses mœurs. Toujours elle offrait un asile sûr aux brigandages des Maures; toujours des ennemis armés la remplissaient, quiconque venait d'Espagne ou y retournait en secret, une fois entré dans cette ville, trouvait partout une entière sûreté. Habituée de tout temps à tomber sur de petits corps de nos fantassins pendant leur retraite, elle triomphait de les dépouiller. Beaucoup de nos ducs l'assiégèrent longtemps et firent contre elle diverses tentatives guerrières ; mais toujours le succès trompa leurs vœux. Quoiqu'on déployât contre elle la force des armes, l'adresse, ou toute espèce de machines, toujours fortifiée comme elle l'était de murs d'une immense épaisseur et construits, de toute ancienneté, du marbre le plus dur, elle repoussa loin d'elle les efforts de la guerre. Chaque année, aussitôt que le mois de juin élève vers le ciel les moissons blanchissantes, et que l'épi déjà mûr appelle le tranchant de la faucille, le Franc menace les murailles de cette ville, inonde les champs et les métairies, arrache les fruits de la terre, et dépouille la campagne de ses dons, ou bien encore il ravage les vignobles au temps où le Maure a coutume de mettre au pressoir les doux présents de Bacchus, art inconnu au Franc. Ainsi lorsque dans la saison d'automne d'épaisses armées de grives ou d'autres oiseaux habitués à se nourrir de raisins fondent du haut des airs sur les vignobles, elles arrachent et emportent les grappes, et les plus beaux raisins tombent sous les coups de leurs ongles et de leurs becs ; en vain alors du haut de la montagne le triste et malheureux vigneron frappe des cymbales ou s'étudie à pousser de grands cris; ce n'est pas pour lui une tâche facile d'empêcher ces cruels ennemis de s'avancer en troupe serrée et de ravager les fruits dont ils se gorgent. De même les Francs, aussitôt que le temps arrive de recueillir les fruits de la terre, enlèvent aux hameaux toutes leurs richesses; et cependant ni de si cruelles dévastations, ni d'autres malheurs divers, ni les coups pressés des armes de nos ducs ne peuvent briser le dur cœur du Maure. A peine les Francs agiles lui ont-ils ravi tant de biens, que de rapides vaisseaux lui en rapportent par mer d'aussi abondants. Longtemps le succès incertain se balança donc entre les deux partis, et la guerre se poussa des deux côtés, dit-on, avec un acharnement égal. Au printemps, lorsque la terre échauffée commence à reverdir, que l'hiver fuit chassé par la rosée des astres, que l'année se renouvelant rapporte aux fleurs les parfums qu'elles avaient perdus, et que l'herbe rajeunie ondoie remplie d'une sève nouvelle, nos rois agitent les intérêts du royaume et rappellent les antiques lois;[2] chacun d'eux ensuite se rend sur ses frontières pour les mettre à l'abri de toute attaque. Alors le fils de Charles, suivant la vieille coutume des Francs, mande et rassemble autour de lui la foule distinguée des hommes les plus éminents dans la nation,[3] les grands du royaume, dont les conseils décident des mesures à prendre pour le bien de l'État. Les grands se présentent en toute hâte et obéissent de plein gré; le faible vulgaire les suit, mais sans armes. Tous les puissants s'asseyent sur l’ordre qui leur en est donné;[4] le roi monte sur le trône de ses aïeux, et le reste de la tourbe dépose au dehors les dons accoutumés qu'elle apporte au prince. L'assemblée s'ouvre; le fils de Charles prend la parole et profère ces mots du fond de son cœur: « Magnanimes grands, vous que Charles a préposés à la garde des frontières de la patrie, et qui, par vos services, vous êtes rendus si dignes de cette noble récompense, le Tout-Puissant n'a daigné nous élever au faîte des honneurs qu'afin que nous pourvoyions aux besoins de nos peuples conformément aux anciennes lois. L'année revient après avoir parcouru son cercle; voici le moment où les nations se poussent sur les nations, et courent aux armes avec une alternative de succès partagés. La guerre est chose qui vous est bien connue; mais nous, nous l'ignorons dites donc votre avis, et quelle route il nous faut suivre. » Ainsi parle le roi. Contre cette idée s'élève Loup-Sancion.[5] Sancion, prince des Gascons, qui gouvernait sa propre nation, se sentait fort d'avoir été nourri à la cour de Charles, et surpassait tous ses ancêtres en esprit et en fidélité. « Roi, dit-il, de ta bouche découle l'inspiration de tout sage conseil; c'est à toi de commander, à nous d'obéir. Si cependant cette affaire est livrée à notre discussion, mon avis est, je le jure, qu'on conserve une tranquille paix. » Le duc Guillaume, de la cité de Toulouse, fléchit le genou, baise les pieds du monarque, et s'exprime en ces termes: « Lumière des Francs, roi, père, honneur et bouclier de ton peuple, toi qui l'emportes sur tes ancêtres par ton mérite et ta science, illustre maître, chez qui le sublime courage et la sagesse coulent, avec une abondance égale, de la source paternelle ! monarque, prête, si je le mérite, une oreille favorable à mes conseils, et que la bonté, grand prince, exauce mes prières. Il est une nation d'une noire cruauté, celle qui tire son nom de Sara, et est dans l'habitude de ravager nos frontières. Courageuse, elle se confie dans la vitesse de ses chevaux et la force de ses armes. Je ne la connais que trop, et elle me connaît bien aussi. Souvent j'ai observé ses remparts, ses camps, les lieux qu'elle habite et tout ce qui les environne. Je puis donc conduire les Francs contre elle par un chemin sûr. A l'extrémité des frontières de ce peuple est en outre une ville funeste qui, par son union avec lui, est la cause de tant de maux. Si, par la bonté de Dieu, et succombant sous tes efforts, elle est prise, la paix et la tranquillité seront assurées à tes peuples. Grand roi, dirige tes pas contre cette cité, porte les funérailles sous ses murs massifs, et Guillaume te servira de guide. » Le monarque souriant serre dans ses bras ce serviteur dévoué, lui rend le baiser qu'il en reçoit, et lui adresse cette amicale réponse: « Nous te remercions pour nous, brave duc, nous te remercions pour notre père Charles. Toujours, sois-en sûr, tes services recevront les honorables récompenses qui leur sont dues. Les détails que tu viens de donner, depuis longtemps j'ai pris soin de les tenir gravés dans le fond de mon cœur, et maintenant j'aime à les entendre publier hautement. Comme tu le demandes, je me rends à tes conseils et souscris à tes désirs; toi, Franc, confie-toi en la promptitude de ma marche. J'en suis réduit, je l'avoue, Guillaume, à n'avoir qu'une seule chose à te dire; mais que ton âme recueille avidement mes paroles. Si, comme je l'espère, Dieu m'accorde de vivre assez pour cela, et que lui-même me protège dans ma route, cruelle Barcelone qui, dans ton orgueilleuse joie, te vantes de tant de guerres faites aux miens, je verrai tes murailles, j'en atteste ces deux têtes (car en disant ces mots il s'appuyait par hasard sur les épaules de Guillaume); ou il faudra que la foule profane des Maures se lève contre moi, et que, pour sauver ses alliés et elle-même, elle en vienne à tenter le sort du combat; ou toi, Barcelone, tu seras, bon gré mal gré, contrainte de m'ouvrir ces portes où il ne nous a pas encore été donné d'entrer, et réduite à implorer mes ordres. » Il dit: les grands poussent des murmures confus d'approbation, et leur foule pressée baise les pieds du puissant monarque. Ce prince alors interpelle Bigon,[6] cher à son cœur, et fait entendre à son oreille ces paroles si douces à sa grande âme. « Va rapide Bigon, signifie ce que je vais te dire à la foule de nos fidèles, et que ta bouche leur rapporte nos propres paroles. Dès que le soleil montera dans le signe de la vierge, et que sa sœur suivra son cours dans le cercle qui lui est assigné, que nos troupes triomphantes et bien armées pressent de leurs bataillons les murs de la ville que nous avons nommée. » Le docte Bigon exécute sans tarder ce que lui prescrit son maître bienveillant, et court de tous côtés porter avec célérité ses augustes commandements. Cependant le jeune roi, brûlant d'amour pour le Christ, éleva pieusement pour les serviteurs de Dieu des murs dignes de les recevoir. La renommée publie en effet qu'il institua dans ses Etats de nombreuses congrégations de moines réguliers vouées au très Haut; que si quelqu'un désire connaître tous ces saints établissements, qu'il parcoure, je l'en conjure, le royaume d'Aquitaine ; pour moi, dans cet essai, je n'en chanterai qu'un seul. Il est un lieu célèbre par le culte de la religion que le premier roi de la race de Charles a lui-même nommé Conques.[7] Autrefois l'asile des bêtes fauves et des oiseaux mélodieux, il était resté inconnu à l'homme que rebutait son aspect sauvage. Aujourd'hui on y voit briller une troupe de pieux frères adorateurs du Christ, dont la célébrité s'étendit bientôt au loin jusqu'aux deux. Le monastère qui les renferme, le religieux monarque l'a construit de ses dons, en a posé les fondements, l'a comblé de biens et s'est fait un devoir de l'honorer spécialement. Il est situé dans une grande vallée que baigne un fleuve bienfaisant et que couvrent des vignes, des pommiers et tout ce qui sert à la nourriture de l'homme. C'est Louis qui a fait tailler le roc à force de travail et de bras, et ouvrir le chemin qui a rendu ce lieu accessible. Un certain religieux, nommé Date, est, dit-on, le premier qui vint l'habiter. Pendant qu'il conservait encore sa mère et vivait avec elle sous le toit de ses pères jusqu'alors échappé à la rage des ennemis, voilà que tout à coup les Maures répandent un effroyable désordre, et ravagent de fond en comble la contrée du Rouergue. La mère de Date, les débris de sa maison et tous ses meubles firent, dit-on, partie du riche butin de ces cruels ennemis. Dès que ceux-ci se sont retirés, chacun des fugitifs court à l'envi revoir sa maison et visiter les pénates qui lui sont connus. Date, dès qu'il a la triste certitude que sa mère et sa maison ont été la proie des Maures, sent peser sur son cœur mille pensées diverses. Il équipe son coursier, se couvre de ses armes, réunit les compagnons de son malheur, et se prépare à poursuivre les ravisseurs. Le hasard, veut que le camp où les Maures se sont retirés avec leur butin soit fortifié par un rempart et des murailles de marbre. Le rapide Date, ses compagnons et tout le petit peuple y volent à l’envi et se préparent à en rompre les portes. Ainsi quand un épervier étendant ses ailes fond à travers les nues, enlève un oiseau dans ses serres et s'enfuit vers l'aire dont la route lui est bien connue, c'est en vain que les compagnons de la victime poussent des cris, font retentir les airs de leurs voix lugubres et poursuivent le ravisseur; celui-ci, retiré dans son nid, à l'abri de tout danger, étouffe sa proie dans ses serres, la tue et la retourne sur le côté qui lui plaît pour la dévorer ; de même les Maures, défendus par un rempart et maîtres de leur butin, ne craignent pas davantage l'attaque de Date, sa lance et ses menaces. Un d'eux l'interpelle du haut des murs et lui adresse, d'une voix moqueuse, ces cruelles paroles: « Sage Date, dis-nous donc, je t'en conjure, quelle cause amène toi et tes compagnons vers notre camp ? Si tu veux nous donner sur-le-champ, en échange du présent que nous te ferons, le coursier sur lequel tu viens couvert de ton armure ; ta mère ira te rejoindre saine et sauve, et nous te rendrons le reste des dépouilles qu'on a enlevées ; si tu refuses, tes yeux seront témoins de la mort de ta mère. » Date profère cette réponse affreuse à redire: « Fais donc périr ma mère, peu m'importe, car ce coursier que tu demandes, jamais je ne consentirai à te le donner; il n'est pas fait, vil misérable, pour recevoir un frein de ta main. » Sans plus différer, le Maure cruel fait monter la mère de Date sur le rempart et la déchire, sous les yeux même de son fils, par d'horribles supplices. On raconte en effet que ce barbare lui coupa d'abord les mamelles avec le fer, puis lui trancha la tête, et dit à Date: « Tiens, voilà ta mère. » L'infortuné, furieux du meurtre de celle qui lui donna le jour, grince des dents, gémit et flotte incertain entre mille projets divers; mais, pour venger son trépas, aucune voie ne lui est ouverte, et la force lui manque: triste et l'esprit égaré il fuit loin de ce funeste lieu. Abandonnant tout, et revêtu d'armes plus sûres pour son salut, il devient bientôt un pieux habitant du désert. D'autant plus dur pour lui-même qu'il s'était montré cruellement insensible autrefois à la mort de sa mère, ô Christ ! il revient d'un pas plus ferme sous ton joug. Longtemps plein de mépris pour la vie criminelle du monde, il pratiqua, sur lui-même et dans la solitude, de rudes mortifications. La renommée en arriva aux oreilles du pieux roi qui, sur-le-champ, appelle dans son palais le serviteur de Dieu; et le prince et l'homme du Seigneur, tous deux égaux en piété, passent alors toutes leurs journées dans des entretiens où tous deux s'entendent également bien; alors aussi le monarque et Date jettent les fondements de Conques, et préparent des retraites futures pour de saints moines. C'est ainsi que dans le lieu où naguère des troupes redoutables d'animaux sauvages trouvaient un abri, s'élèvent maintenant des moissons agréables à Dieu. Cependant les grands du roi et les phalanges du peuple, avertis, obéissent à l'envi aux ordres de Louis. Des bataillons de Francs arrivent de tous les points suivant l'antique usage, et une nombreuse armée entoure les murs de Barcelone. Avant tous les autres, accourt, le fils de Charles à la tête d'une troupe brillante, et lui-même guide les chefs qu'il a réunis pour la destruction de cette ville. De son côté, le prince Guillaume plante ses tentes ; ainsi le font Héribert, Liuthard, Digon et Béron, Sancion, Libulf, Hildebert, Hisambart et plusieurs autres qu'il serait trop long de nommer. Le reste de la jeunesse guerrière, Francs, Gascons, Goths ou Aquitains, se répand et bivouaque dans les champs. Le bruit de leurs armes s'élève jusqu'au ciel et leurs cris retentissent dans les airs. Dans la ville, au contraire, tout est terreur, larmes et gémissements. C'est quand l'étoile de Vénus ramène avec elle les ombres de la nuit que tout se dispose contre toi, Barcelone ; et bientôt tes richesses seront la proie de l'ennemi. Aussitôt en effet que la brillante aurore revient visiter les mortels, tous les comtes sont mandés et se rendent sous la tente du monarque; tous s'assoient sur l'herbe, chacun selon son rang, et, l'oreille attentive, sollicitent les ordres de leur prince. Alors le fils de Charles fait, de ses sages lèvres, descendre ces paroles: « Grands, que vos esprits accueillent mon avis. Si ce peuple honorait le vrai Dieu, était agréable au Christ, et voulait recevoir la sainte eau du baptême, nous devrions faire avec lui une paix solide et l'observer fidèlement, afin de le réunir au Seigneur par les liens de la religion; mais il est toujours pour nous un objet d'exécration, repousse la foi qui nous assure le salut, et suit les lois du démon. La bonté miséricordieuse du maître du tonnerre livre donc en nos mains cette race impie et la voue à nous servir comme esclave. Courons, Francs, renversons ses murs et ses forts, et que vos cœurs retrouvent leur ancienne valeur. » Ainsi lorsque sur l’ordre d'Éole les vents rapides volent à travers les campagnes, les forets et les ondes, et renversent nos toits domestiques, les moissons et les bois s'agitent en tremblant, l'oiseau du soleil peut à peine se tenir sur ses serres recourbées, et le malheureux nautonier, cessant de se confier à sa rame et à sa voile de lin, la serre rapidement et s'abandonne aux flots incertains de la mer; de même à l’ordre de Louis toute l'armée des Francs court en foule çà et là pour préparer la ruine de Barcelone; on se précipite dans les forêts; la hache active fait de tous côtés retentir ses coups, les pins sont abattus, le haut peuplier tombe ; l'un façonne des échelles, l'autre aiguise des pieux; celui-ci apporte en toute hâte des engins pour l'attaque; celui-là traîne des pierres; des nuées de javelots et de traits armés de fer crèvent sur la ville; le bélier tonne contre les portes et la fronde frappe à coups pressés. Cependant les bataillons épais de Maures rangés sur les tours se préparent à défendre leurs remparts. Un Maure nommé Zadun,[8] était alors le chef de cette cité, à laquelle son âme ferme et courageuse dictait des lois. Il s'élance vers les murs; la foule frappée de terreur l'environne et le suit. « Compagnons, s'écrie-t-il, quel est ce bruit nouveau ? » L'un des siens répond à sa question par ces mots qui ne lui annoncent que de cruels malheurs: Aujourd'hui ce n'est pas ce vaillant prince des Goths, que notre lance a cependant repoussé tant de fois loin de ces murs, qui vient tenter le sort des combats; c'est Louis, l'illustre fils de Charles; lui-même commande ses ducs et a revêtu son armure. Si Cordoue ne nous secourt promptement dans cette extrémité, nous, le peuple et cette ville redoutable nous périrons. » Le chef voit du haut d'une tour les armes ennemies au pied même des remparts, et du fond de son cœur abattu sortent ces tristes paroles: « Courage, pressez-vous, compagnons, sauvons nos murailles de la rage de l'ennemi; peut-être Cordoue nous enverra-t-elle quelque secours. Cependant une cruelle vérité qui m'afflige et me trouble, ô peuple ! assiège mon esprit; elle va vous frapper d'étonnement, mais je dois vous la révéler. Cette nation redoutable qui, vous le voyez, vient assiéger nos remparts, est courageuse, habituée à manier les armes, dure aux fatigues et active dans les combats. Voici maintenant, je vous l'avouerai, ce qu'il y a de plus affreux à vous apprendre; mais que je le taise ou le dise hautement, cela ne vous paraîtra pas moins funeste; tous ceux chez qui cette nation, célèbre a porté la guerre ont bon gré mal gré subi l'esclavage. Cet empire de Romulus, qui jadis fonda cette cité, elle l'a soumis à son joug avec tous ses vastes Etats. Toujours elle a les armes à la main ; dès l'enfance elle se familiarise avec la guerre. Regardez, le jeune homme porte les lourds matériaux pour l'attaque, et le vieillard dirige tout par son expérience. Je frémis d'horreur en rappelant seulement le nom des Francs; car c'est de sa férocité que le Franc tire son nom. Mais pourquoi, citoyens, mon triste cœur vous en dirait-il davantage ? Hélas ! les maux qui nous menacent je ne les connais que trop bien; mais ils sont douloureux à vous annoncer. Ces murs qu'il nous faut défendre, ajoutons à leur force par une garde constante et courageuse, et que la troupe qui veille aux portes se montre intelligente et digne de confiance. » Cependant la jeunesse des Francs, que suivent d'épais bataillons, foudroie les portes avec le bélier; de toutes parts Mars fait entendre son tonnerre; les murs, entourés d'un quadruple revêtement de marbre, sont frappés à coups redoublés, et les malheureux assiégés sont percés d'une grêle de traits. Alors le Maure Durzaz, du haut d'une tour élevée, crie aux. Francs d'un ton railleur et avec l'accent d'un orgueilleux mépris: « Nation trop cruelle, et qui étends tes ravages sur le vaste univers, pourquoi viens-tu battre de pieux remparts et inquiéter des hommes justes ! Penses-tu donc renverser si promptement des murailles, travail des Romains, et qui comptent mille ans d'existence ? Barbare Franc, éloigne-toi de nos yeux ; ta vue n'a rien d'agréable, et ton joug est odieux. » A ces outrages, Childebert ne répond point par des paroles mais il saisit son arc, court se placer en face de l'insolent discoureur, et, tenant dans ses mains son arme de corne, il la courbe avec effort; le trait part, vole, s'enfonce dans la noire tête du Maure, et la flèche mortelle se plonge dans sa bouche insultante. Il tombe, quitte à regret le haut de ses murs, et en mourant souille les Francs de son sang noir. Ceux-ci, le cœur plein de joie, poussent de grands cris, et les malheureux Maures au contraire ne font entendre que gémissements plaintifs. Alors divers guerriers précipitent d'autres Maures sur les sombres bords. Habiridar tombe sous les coups de Guillaume, et Uriz sous ceux de Liuthard; Zabirezun est percé par la lance et Uzacam par un javelot; la fronde frappe Corizan, et la flèche rapide atteint Gozan. Les Francs ne pouvant combattre de plus près, employaient tour à tour les traits et les pierres, car l'adroit Zadun avait défendu aux siens de hasarder une bataille et de quitter leurs remparts. La lutte se prolongea ainsi pendant vingt jours avec des succès divers. Aucune machine n'est assez forte pour ouvrir un passage à travers les murs, et l'ennemi ne donne dans aucune embuscade. Cependant le Franc ne cesse de poursuivre sa belliqueuse entreprise, et continue de faire gémir les portes sous les coups redoublés des poutres. Cependant aussi l'illustre fils du puissant Charles, tenant son sceptre dans ses mains et suivi d'une foule nombreuse, parcourt les rangs, exhorte les chefs, excite les soldats ; et, comme le faisait toujours son père, les appelle aux armes. « Croyez-moi bien, disait-il, vaillante jeunesse, et vous tous grands, croyez-moi bien, et que mes paroles restent gravées dans vos âmes. Si Dieu le permet, je ne veux revoir ni le palais paternel ni mon royaume avant que cette ville et ses habitants vaincus par les armes et la faim ne soient venus humblement reconnaître mes lois. » Dans le même instant aussi l'un des Maures, se tenant à l'abri derrière les murs, et élevant sa voix jusqu'aux deux, faisait entendre ces mots ironiques: « Francs, quelle est votre folie! Pourquoi fatiguer nos murailles de vos coups ? Il n'est point d'artifice qui puisse vous rendre maîtres de cette cité. Les vivres ne nous manquent pas; la viande et le miel abondent dans la ville, et c'est vous que désole la famine. » Guillaume ne laisse pas ce discours sans réponse, et s'écrie du ton du mépris: « Maure orgueilleux, retiens bien, je te prie, mes paroles ; elles ne te seront pas douces et ne te plairont point; mais je les crois vraies. Regarde ce coursier si remarquable par ses taches de diverses couleurs, et sur lequel je menace vos remparts encore de trop loin; il tombera sous nos morsures, et, broyé par nos dents, nous servira de nourriture, avant que nos cohortes quittent vos murs dont rentrée nous est trop longtemps fermée; et cette guerre une fois commencée ne finira jamais. » Le Maure frappe de ses noirs poings sa noire poitrine ; le malheureux déchire son noir visage de ses ongles recourbés; le cœur glacé de terreur il tombe sur la face et pousse des hurlements lamentables qui font retentir le pôle. Ses compagnons, saisis d'étonnement, tremblent de la persévérance des Francs et de leurs terribles menaces, et désertent les remparts. Zadun, furieux, court à travers les flots d'un peuple immense, en criant: « Où fuyez-vous, citoyens ? Quelle route prenez-vous donc ? » Zadun, les tiens alors te rapportent la réponse du Franc. « Voici ce qu'a résolu l'ennemi, disent-ils; écoute-le avant tout. De sa dent truelle il mangera ses chevaux plutôt que de consentir jamais à abandonner le pied de tes murailles. — Infortunés citoyens, répond le chef, je vous l'ai prédit depuis longtemps, telles sont les guerres que fait cette redoutable nation; maintenant, dites, quel parti vous semble le plus utile pour vous, et comment pourrai-je vous servir encore? —Tu vois, réplique le peuple, des nuées de Francs qui travaillent de tous côtés à briser les murs, et les tiens tombent déchirés par le fer. Cordoue ne t'envoie aucun des secours qu'elle t'a promis ; la guerre, la faim, la soif nous affligent de leur triple fléau: quel moyen de salut nous reste-t-il donc, sinon de demander la paix aux Francs et de leur envoyer des députés en toute hâte ? » Zadun, frémissant de rage, déchire ses vêtements, arrache ses noirs cheveux et se meurtrit les yeux. Il veut parler, le nom de Cordoue s'échappe à plusieurs reprises de sa profane voix, et longtemps les sanglots lui coupent la parole, ô Maures! si prompts dans les combats, s'écrie-t-il enfin, d'où vient ce funeste découragement ? Compagnons, montrez donc votre fermeté accoutumée ! S'il vous reste encore quelque amour pour moi, je ne vous demande qu'une faveur; accordez-moi cette seule grâce et je serai satisfait. J'ai remarqué un endroit où les épais bataillons de l'ennemi laissent une place vide au pied de nos remparts et où il n'y a que peu de tentes dressées ; c'est un piège sans doute, mais peut-être pourrai-je me frayer un passage sans être atteint et arriver à toute course, chers compagnons, jusqu'aux lieux bien connus dont nous attendons du secours. Vous, cependant, mes frères, jadis inaccessibles à toute crainte, donnez tous vos soins à défendre les portes jusqu'à mon retour ici; qu'aucun événement, je vous en conjure, ne vous fasse quitter vos fortes murailles et sortir en armes dans la plaine. » Tout en donnant encore aux siens une foule d'ordres, il quitte la ville, se glisse en se cachant, et plein de joie franchit un corps de Francs. Déjà il marche plus tranquille à la faveur du silence de la nuit; mais son malheureux coursier se met bientôt à hennir: à ce bruit, les gardes donnent l'éveil, des troupes sortent du camp, se dirigent vers le lieu d'où est parti le hennissement et poursuivent Zadun; troublé par la peur, il abandonne la route, retourne son coursier et se jette en aveugle au milieu de nos épais bataillons. L'infortuné, le front chargé d'ennuis, ne voit autour de lui que des phalanges ennemies et n'a plus aucun moyen de s'arracher de leurs mains. Il est bientôt pris, chargé de fers qu'il n'a que trop bien mérités, et traîné tout tremblant à la tente de Louis. La renommée, dans son vol rapide, trouble toute la ville de ses cris, et sa bouche lui annonce que son roi est prisonnier. Pères, mères, jeunes gens se laissent entraîner au désespoir; le faible enfant et la jeune fille portent partout cette triste nouvelle. Du camp des Francs un bruit non moins éclatant s'élève de toutes parts jusqu'au ciel, et les soldats se livrent de concert aux frémissements de la joie. Cependant les noires ombres de la nuit se dissipent, et la brillante aurore ramène le jour. Les Francs alors se précipitent vers la tente du roi. Le fils de Charles leur parle d'un esprit calme, et adresse avec bonté ces paroles à ses fidèles guerriers: Zadun se hâtait de se rendre auprès des troupes espagnoles dans le dessein de solliciter des secours, des armes et tous les autres moyens de prolonger la guerre, fait prisonnier malgré sa résistance, on le tient maintenant dans les chaînes et désarmé en dehors de cette tente, et il n'a point encore paru devant nos yeux. « Allez, Guillaume, faites-le placer dans un lieu d'où il puisse voir ses remparts, et qu'il ordonne sans tarder qu'on nous ouvre les portes de la ville. » Cet ordre s'exécute sur-le-champ; Zadun, attaché avec des courroies, suit la main qui le traîne; mais, par une ruse coupable, il lève de loin sa main étendue. Lui-même, en effet, avant de se séparer des siens, leur avait dit: « J'ignore si la fortune me sera funeste ou favorable ; mais si le sort veut que je tombe au milieu des phalanges de Francs, vous, comme je vous l'ai recommandé, restez, je vous en conjure, enfermés dans vos murailles. » Maintenant, tendant les mains vers ces murs chéris, il criait: « Hâtez-vous, compagnons, d'ouvrir vos portes trop longtemps fermées. » Mais en même temps il courbait les doigts avec adresse et serrait les ongles contre la paume de la main; c'était un jeu perfide: par ce signe, en effet, il exhortait les siens à défendre leurs remparts, tandis que, bien malgré lui, sa bouche criait: Ouvrez vos portes. » Guillaume s'aperçoit de la ruse, prompt comme l'éclair, il frappe le captif de son poing, et ce n'est pas un jeu. Frémissant de rage, il renferme sa colère dans son âme, admire le Maure et bien plus encore son artifice ingénieux, et lui dit: « Crois-moi, Zadun, si l'amour et le respect pour mon roi ne me retenaient, ce jour serait le dernier de ta vie. » Cependant, tandis que Zadun est soigneusement gardé par les Francs, ses compagnons se préparent à défendre leurs murs. La lune venait pour la seconde fois, dans sa marche régulière, de terminer son cours ; Louis et ses Francs marchent alors vers ces remparts toujours fermés pour eux. D'énormes machines font retentir leurs coups; de tous côtés elles battent les fortifications; la guerre déploie une fureur à laquelle jusqu'alors on n'a rien vu d'égal; des grêles de flèches volent sur la ville: la fronde, tordue avec violence, écrase l'ennemi; le monarque lui-même dirige l'attaque et anime les ducs. Les Maures infortunés n'osent ni descendre de leurs murs élevés, ni même, du sommet de leur tour, jeter les yeux sur le camp des Francs. Ainsi lorsqu'une troupe d'oiseaux aquatiques, inquiète et tremblante, se plonge dans un petit fleuve, et que tout à coup l'aigle qui les aperçoit fond du haut de la nue et vole longtemps au dessus d'eux, les uns cachent leurs têtes dans les eaux et osent à peine la relever dans l'air, celui-ci se tapit au milieu des joncs, et celui-là s'enfonce dans la vase; mais l'aigle les menace sans cesse de ses ailes, les glace d'effroi, les fatigue et enlève ceux qui se hasardent à montrer la tête au dessus des flots: de même Je glaive, la terreur et la mort poursuivent les Maures timides fuyant à travers leur cité. Alors le pieux roi brandissant dans sa main son javelot, le lance violemment contre la ville; le trait rapide vole, fend l'air, frappe les murs et s'enfonce dans le marbre de toute la force qui l'a poussé. A cette vue les Maures, l'âme troublée de crainte, regardent avec étonnement et le fer et bien plus encore le bras qui l'a lancé. Enfin, déjà plus que vaincus par la guerre et la faim, ils se décident, d'une voix unanime, à rendre leur ville; les portes s'ouvrent, les asiles les plus cachés se montrent au grand jour. Barcelone, domptée par un long siège, subit la loi de Louis.[9] Sans perdre un instant, les Francs vainqueurs se montrent à tous les yeux dans cette cité dont ils souhaitaient tant la conquête, et commandent à l'ennemi. Ce fut le jour du sabbat que les Francs obtinrent ce glorieux succès, et que la ville commença de s'ouvrir pour eux. Le lendemain, jour de fête, le roi Louis, empressé d'acquitter les vœux qu'il avait faits à Dieu, entre triomphant dans cette cité, purifie les lieux où l'on adorait le démon, et rend au Christ de pieuses actions de grâces. Le monarque victorieux confie alors Barcelone à une garnison sûre, et, avec la faveur de Dieu, lui et son peuple retournent heureusement dans leurs demeures. Cependant un immense butin, composé des dépouilles des Maures et d'offrandes des chefs Francs, est conduit pompeusement vers Charles; on y voit des armures, des cuirasses, de riches habits, des casques ornés de crinières flottantes, un cheval parthe avec son harnois et son frein d'or. Zadun, tout tremblant, qui voudrait tant ne plus revoir les Francs, et ne marche que d'un pas tardif, accompagne ces dons à regret. L'adroit Bigon se hâte de devancer l'escorte, vole à la cour de Charles, et est le premier à annoncer les nouvelles de cet heureux succès. La renommée les répand bientôt dans toute la cour, et bientôt aussi le bruit de ce triomphe arrive jusqu'aux oreilles de César. Bigon est appelé, se présente, baise les pieds du puissant empereur, reçoit l’ordre de parler, et obéit en ces termes: « Le roi Louis, ton fils, envoie des présents à l'auguste Charles son tendre père. Ces dons, ce roi victorieux les a conquis sur les Maures par le glaive, le bouclier et la valeur de son bras. Il te remet le prince de la ville que ses armes ont soumise. César, Zadun est devant tes yeux, et la cité qui jadis a détruit un si grand nombre de Francs, abattue, subjuguée maintenant par la guerre, sollicite humblement les lois de notre monarque. » L'empereur Charles, levant alors les yeux, et les mains vers le ciel, dit d'une voix pleine de douceur: « Puisse surtout la bonté du très Haut accompagner constamment cet enfant bien aimé! Quant à notre faveur, qu'il y compte à jamais ! Rejeton digne de moi, comment pourrai-je rendre à Dieu toutes les actions de grâces que je lui dois pour le don qu'il m'a fait de toi, enfant justement célèbre et que j'ai toujours chéri, conservant dans mon cœur la mémoire de ce qu'autrefois me prédit de toi le patriarche Paulin[10] ! » Ce savant prélat vint, dit-on, en effet, sur l’ordre du pieux monarque, le trouver dans son palais un jour qu'il était dans la basilique occupé, dans un respectueux recueillement, à chanter les louanges du Christ; Charles, l'illustre fils de l'empereur, entre par hasard entouré d'une foule de grands pour prier le Seigneur, et s'avance à grands pas vers l'autel où le saint prêtre remplissait ses augustes fonctions. Paulin demande quel est ce prince; un serviteur qui l'entend le lui dit, mais le prélat en apprenant que c'est Charles, le premier né du roi, garde le silence, et celui-ci poursuit sa route. Quelque temps après paraît le héros Pépin suivi d'une foule de vaillants jeunes hommes; Paulin interroge avec empressement le même serviteur, et celui-ci répond de même avec vérité. Le prélat, dès qu'il entend le nom du prince, se rappelle qu'il est son roi, incline sur-le-champ la tête, et Pépin sort bientôt. Enfin Louis arrive le dernier, embrasse l'autel, se prosterne à terre en suppliant, fond en larmes, et prie longtemps le Christ qui règne dans les cieux de lui accorder sa secourable protection. Le saint évêque, à cette vue, se lève de son siège saisi d'un divin désir d'adresser de pieuses paroles à ce prince, véritable oint du Seigneur. Auparavant, au contraire, lorsque Pépin et Charles s'étaient éloignés, il était resté sur son siège et n'avait pas prononcé un seul mot. Le jeune Louis se prosterne avec respect aux pieds du pontife; Paulin relève ce pieux roi, lui cite des passages de psaumes pleins de diverses allusions prophétiques, et lui dit : « En récompense de votre piété, allez trouver le grand Charles. Adieu. » Dès que l'homme de Dieu put arriver jusqu'à l'oreille de Charles, il lui raconta toutes ces choses comme elles s'étaient passées, ajoutant: « Si Dieu veut qu'un prince de ton sang règne sur les Francs, c'est Louis qui sera digne de s'asseoir sur ton trône. » Ces paroles, le prudent Charles les répéta à un petit nombre de serviteurs intimes qui avaient su lui plaire et mériter toute sa confiance. Cependant l'empereur ordonne à l'envoyé de se rapprocher et lui demande tous les détails de la victoire de Louis, comptent cette fameuse Barcelone a été subjuguée, par quelle heureuse adresse on s'est emparé de Zadun, et quels ducs celui-ci a fait succomber dans cette guerre cruelle. Le brave Bigon obéit et raconte tous les faits avec une exacte vérité; le pieux empereur récompense honorablement ses paroles et, plein de joie, lui tend la coupe dans laquelle il buvait alors par hasard. Bigon la saisit et avale tout d'un trait le vin qui la remplit. César congédie bientôt ce zélé serviteur, le comble de dons et d'honneurs, et lui remet de riches présents pour son illustre fils, joyeux et chargé de louanges et de bienfaits, Bigon se rend en toute hâte auprès de son maître. Puisses-tu de même, redoutable César, qui du haut de ton trône lances la foudre, permettre qu'un malheureux exilé retourne joyeux dans le royaume du puissant Pépin ! Et toi, mon premier chant, finis par ce mot de joie, afin de t'accorder en tout avec tes trois frères ! (suite)
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[1] En 781. [2] Dans les champs de Mai. [3] Le texte porte electos populi; quelques savants ont entendu par là les élus du peuple, et en ont conclu qu'il vivait à cette époque de vraies élections, une représentation nationale; mais cette opinion est repoussée par tous les faits, et les mots electos populi désignent ici non pas les élus, mais l’élite du peuple. [4] En 801. [5] Sancio, c’est-à-dire Sanche. Ce Loup-Sanche était probablement le petit-fils de cet autre Loup, aussi duc des Gascons, qui, en 769, avait livré à Charlemagne l'Aquitain Hunold, réfugié dans son territoire [6] Probablement le même Bigon que plus tard Louis le Débonnaire; nomma comte de Paris. [7] Le monastère de Conques, dans l'évêché de Rodez. [8] Zadon, Zade, Zate. [9] En 801. [10] Patriarche d'Aquilée.
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