Texte numérisé et mis en page par Thierry Vebr
AUSONE
LETTRES
I.
Ausone à son père, au sujet de la naissance de son fils.
Je
croyais que rien ne saurait ajouter à ma tendresse, vénérable père, et que
mon amour pour toi ne pouvait s’accroître encore. Il a reçu pourtant un degré
de plus, grâce aux dieux, grâce à cet enfant qui devient le centre de nos
affections, et qui donne un double titre à chacun de nos deux noms. Il est ton
petit-fils, et il te fait grand-père ; il est mon fils, et je suis le tien ;
par cette naissance, nous voilà pères l’un et l’autre. Ce n’est plus ma
seule piété filiale qui m’engage à t’aimer ; je t’aime encore parce que
tu as deux fois le nom de père. Ainsi ce nouveau titre augmente la vénération
que tu m’inspires, et je puis apprendre à mon fils comment on aime un père.
Il me semble que je suis ton égal, aujourd’hui que cet enfant m’ennoblit à
mon tour de cet honorable nom. D’ailleurs notre âge est presque le même ;
car mes années suivent de près les tiennes, et je pourrais passer pour ton frère
: il n’y a pas, entre ta naissance et la mienne, autant d’intervalle qu’il
s’en trouve d’ordinaire entre beaucoup d’autres. J’ai vu des frères
dont l’âge différait autant que le nôtre. Un titre de plus n’ajoute point
au nombre des années. Chez toi, la belle jeunesse s’enchaîne si bien à la
vieillesse, que
ta première saison se prolonge quand la dernière a commencé : déjà on
dirait que ces deux âges sont convenus de se montrer l’un et l’autre sans
presser leur marche : l’un s’écoule doucement, l’autre s’avance avec
lenteur, apportant le fruit mûr quand la fleur brille encore. Je ne sais pas le
nombre de tes années, ô mon excellent père, je te l’atteste, et je ne te
donne que celles que je crois avoir moi-même. Un fils doit ignorer l’âge de
son père, et laisser de pareils calculs à l’avide héritier qui couve plus
de testaments que de tendres vœux en son cœur, et qui par son mauvais exemple
apprend à ses propres enfants qui grandissent à refuser aussi de voir vieillir
leur père. Pour moi, qui suis né d’un père jeune encore, j’aime, je
l’avouerai, que son âge soit ainsi rapproché du mien. Ce que je dois comme
fils, la pieuse tendresse du petit-fils engage le père à l’accroître
encore, pour en faire hommage à l’aïeul. Et toi aussi, mon père, réjouis-toi
de ton double titre, du nom d’aïeul que te donne un fils encore jeune. Mais
c’est peu d’être aïeul que la faveur des dieux fasse plus encore, et que
par son petit-fils l’aïeul devienne bisaïeul ! Les destins aussi pourront étendre
et prolonger ta vieillesse....
Mais
j’y songe, il n’y a de vœux exaucés que les vœux modérés.
II.
Le père à son fils.
Quand,
au jour de la
tyrannie, le père était resté à Trèves, après le départ
de son fils. C’est le commencement d’un poème inachevé, transcrit
ainsi d’après le brouillon.
Tu
dois à notre amour, fils tendrement chéri, le récit qui va suivre, bien
qu’un nom si calme convienne mal à cette inquiète lamentation de mes
douleurs. Sur le dos engourdi de la froide Moselle, le navire déjà
t'emportait, ô mon fils, et le fleuve jaloux t’avait arraché aux
embrassements et aux baisers d’un père désolé. Et moi j’étais seul ;
malgré le cercle d’amis qui m’entouraient encore, j’étais seul, et
j’adressais les vœux de mon amour à la nef fugitive ; et seul te voyant
toujours, ô mon fils, je maudissais la marche rapide de la remorque qui
t’entraînait en remontant le fleuve. Quelle journée pour moi Non, cette année
composée par les doctes soins de Méton l’Athénien n’est pas plus longue !
Ainsi délaissé, je parcours les grèves désertes et solitaires. Tantôt je
cingle les pousses cotonneuses du saule, tantôt je déchire les lits de gazon,
ou d’un pied mal assuré sur des cailloux glissants j’écrase les vertes
herbes des rivages. Ainsi passa la première journée, ainsi s’acheva la
seconde, ainsi les deux nuits qu’une révolution successive emporta tour à
tour, ainsi les autres ; ainsi l’année s’écoulera pour moi, jusqu’à ce
que ta destinée te rende à ton père. Cette nécessité pourtant, je
l’accepte, j’accepte la mort même, pourvu que tu sois là pour honorer les
restes de ton père, ô mon fils, et que tu me survives.
III.
Ausone à Hesperius.
Telle
que la grive, au croupion dodu et blanc comme la cire, qui dépouille
l’olivier du Picenum, ou qui, après avoir ravi à la vigne ses raisins
transparents, reste pendue et captive aux rets tendus qui flottent comme des nuées
à la brise du soir ou à la rosée du matin ; telles ces grives qui ont voulu
se prendre dans nos haies désolées par l’hiver, et que nous t’envoyons.
Elles sont douze, tout autant qu’un vol étourdi en a jeté dans nos filets à
la lueur douteuse de l’Aurore. Nous y joignons un gibier mâle que nous a
fourni l’étang voisin : ce sont des canards aux pieds rameurs, et dont le
large bec dépeuple les eaux. Leur jambe a le rouge éclat de la pourpre, leur
plumage est nuancé des couleurs variées de l’iris, et leur cou est
comparable à celui de la colombe. Ce ne sont point des mets dont je prive ma
table : mange-les, j’en jouis davantage.
Porte-toi
bien, pour que je me porte bien aussi.
IV.
Ausone à Théon.
Ausone,
dont la férule est respectée du sceptre, à Théon, campagnard chez les Médules,
salut.
Comment
va ta santé, au bout du monde où est ton gîte, poète laboureur de sables ;
toi qui ratisses la grève près des lieux où finit l’Océan, où le soleil
se couche ; toi qu’une méchante hutte étouffe sous son toit de roseaux, et
que barbouille d’une suie résineuse une chaumière qui pleure de fumée ?
Comment vont les Muses et le chantre Apollon ? Non les Muses filles d’Hélicon
et de la fontaine du cheval, mais celles qui fécondent la veine de Clementinus
où les poètes à sec vont puiser des inspirations étrangères. Clementinus
laisse faire, et il a raison : qui voudrait, en effet, revendiquer la propriété
de ses vers, quand on a le plaisir moins dangereux de rire à tes dépens ?
Ceux-ci même, dont je pourrais bien rougir, récite-les, et sans sentir on
pourra les croire de toi. Cependant,
quelle vie mènes-tu sur les plages des Médules ? Fais-tu le commerce ? A
l’affût des bons marchés, achètes-tu, pour les revendre ensuite, avec une
hausse énorme, à des prix fous, de blanches mottes de suif, de gras pains de
cire, la poix de Narycie, le papyrus en feuilles, et ces torches fumantes et
infectes, éclairage du paysan ? Ou bien, jouant un plus noble rôle, ne fais-tu
pas la chasse aux voleurs qui rôdent par toute la contrée, afin que, dans la
crainte du dernier supplice, ils t’appellent au partage de leurs rapines ? Et
toi, la douceur même, toi qui as horreur du sang humain, tu fais grâce
du crime en faveur des écus : tu dis qu’ils se sont oubliés, tu imposes une
amende sur chaque tête de bœuf enlevé, et de juge tu deviens complice du vol.
Ne vas-tu pas aussi avec ton frère envelopper dans tes mailles et tes longs réseaux
emplumés les cerfs errants par les halliers sauvages, ou poursuivre de tes
clameurs le sanglier écumant et le pousser dans tes pièges ? Garde toi bien
toujours, je te le conseille, de lancer de trop près l’épieu sur cet ennemi
foudroyant. Crains l’exemple de ton frère, qui, en retroussant sa robe,
laisse voir de vilaines entailles près de ses parties honteuses, et des trous
à ses fesses dans le voisinage de l’anus : si bien qu’il trotte partout
pour en faire parade, pour être admiré de Gédippa, de l’ami Ursinus, du
fils de Jovinus, et de Taurinus, qui le compare aux héros antiques, au
Calydonien vainqueur du sanglier d’Olène, ou à ce jeune Grec qui terrassa le
monstre d’Érymanthe. Mais toi, renonce à ces chasses meurtrières, évite
les dangers connus des forêts
: n’imite pas le fils de Cinyre, et ne force pas Vénus à pleurer encore un
Adonis. Car tu as aussi de blonds cheveux, des bras de neige, des tresses dorées
qui retombent sur de blanches épaules, une poitrine douillette, le ventre plat
et droit comme un jonc, le tour de la cuisse arrondi, les mollets potelés ;
bref, tu es charmant des pieds à la tête, comme autrefois ce ravisseur qui sur
l’Etna fleuri enleva Déoïs au milieu des vierges ses compagnes, comme Orcus
échappé des fournaises du Styx. Mais si tu fuis la chasse à cause de ces
grands périls, le goût de la pêche t’entraîne peut-être. Car tout
l’ameublement de Domnotonus n’étale jamais d’autres richesses que les vêtements
noueux des sujets de Nérée, des lignes, des éperviers, et tous ces filets de
noms rustiques, des nasses, et des hameçons garnis de vers de terre. Confiant
en ces trésors, tu te rengorges. Partout, dans ton opulente maison, abondent
les dépouilles des mers : on t’apporte
du sein des eaux le turbot, la pastenague meurtrière, la molle plie, le thon brûlant,
l’élacat mal défendu par son épine, et la sciène qui ne peut se conserver
plus de six heures.
Essayes-tu
aussi, pour t’amuser, quelque inceste poétique avec les filles harmonieuses
de Mnémosyne, qui sont ou trois ou huit sœurs ? Puisque nous en sommes sur ce
chapitre, si tu veux connaître la différence qui existe entre une muse savante
et des muses pour rire, reçois cet échafaudage de bagatelles, frivoles mystères,
que tu ne saurais néanmoins pénétrer sur ces pages déroulées à tes yeux,
quand tu te purgerais dix fois la cervelle avec du vinaigre d’oignon marin, ou
que tu passerais en sagacité le Lucumon de Samos ; non pas même avec
l’assistance de cet interprète de tes amis qui devina mes énigmes, et
t’apprit ce que c’était que les filles brunettes de Cadmus, la blanche
fille du Mélo, les notes de la sèche noire, et les nœuds de Guide. Qu’il
t’assiste encore aujourd’hui, et sans doute, puisqu’il vient de passer maître
en littérature, il débrouillera sans peine nos barbouillages de soldat.
Je
te fais des vers, ô poète, et des vers qui te sont connus ; car tu sais
qu’on les appelle des hendécasyllabes : mais ce que tu ne sais pas, c’est
qu’ils marchent sur trois mesures différentes. Inventés autrefois par Phalécus,
il en est qui ont d’abord une peuthémiméris ; puis, après un demi-pied deux
ïambes. D’autres se forment de fragments d’hexamètres, d’une penthémiméris
d’abord, puis de ce
qui reste après la césure bucolique. D’autres enfin, créés par la belle
Sapho, commencent par un second hippius, suivi d’un choriambe, et se terminent
par un antibacchus. Mais tu ne peux plus, à ton âge, Théon, aller à l’école,
et il ne convient pas à un précepteur royal comme moi d’enseigner l’art
des vers à un pataud plébéien. Devine donc, et réponds tout de suite à ma
question : je ne te demande que ce qui se trouve dans les livres, et non le sens
caché d’un mystique papyrus. Si tu m’expliques ce badinage, ô poète, je
t’absous pleinement au nom de Vacuna ; et tu ne craindras plus désormais
qu’on dise encore : “Voilà Théon, ce faux poète, cette mauvaise boutique
de bons vers !”
V.
Ausone à Théon.
Ausone
envoie un salut à son cher Théon, et va essayer de lui exprimer en vers ses désirs
et ses regrets.
Trois
fois la Lune a renouvelé ses vaches au pied fendu, depuis que tu n’as paru,
doux ami, à mon foyer. J’ai passé loin de toi, mon très-cher,
quatre-vingt-dix jours, et des jours d’été encore ! Ce qui pour moi en
double presque le nombre. Je dirai, si tu veux, que neuf fois dix jours, ou dix
fois neuf jours se sont écoulés : c’est un quart de l’année perdu pour
moi. J’ai usé sans toi deux mille cent soixante heures ; et, sans toi, une
heure même me pèse ! Pour un tel nombre de jours, la volonté de la loi mesure
dix-huit cents milles bien comptés à l’accusé avant de comparaître, et
j’aurais pu aller à Rome à pied et revenir de même, depuis le temps que
quelques milles te séparent de moi. Le toit de roseaux de Domnotonus a-t-il
donc tant de charmes pour son poète ? la villa Pauliacus en aurait moins pour
moi. Aux termes d’un billet que ta main n’a souscrit qu’à regret, tu me
dois une certaine somme : est-ce de peur que je ne la réclame que tu ne viens
pas ? Ces quatorze philippes d’or, monnaie royale, me coûteraient trop cher :
j ‘aime mieux les perdre,
Théon, que d’être plus longtemps privé d’un homme si profondément
enraciné dans mes entrailles. Ainsi, ou rends-moi les darius susdits, et en
t’acquittant mets un terme à ta paresse et à ton absence ; ou je t’en
donnerai quatorze autres, afin de pouvoir contempler enfin les traits d’un ami
bien cher, quoique toujours gueux. Embarque-toi au plus vite, déroule les plis
de ta voile flottante. L’haleine du zéphyr des Médules t’emportera
mollement, abrité
sous des draperies, étalé sur la couche, et nulle secousse ne dérangera
la masse de ton gros corps. Une marée te portera des rives de Domnotonus au
port de Condate, si tu fais diligence, et si, pour remplacer le vent, quand le
souffle te manquera, tu as soin de faire marcher ton navire à force de rames.
Tu trouveras là sous ta main des chariots attelés de mules, et tu arriveras
promptement à la villa Lucaniacus. Apprends ainsi à construire un vers en
partageant un mot, et tu sauras imiter le poète Lucilius.
VI.
Ausone à Théon.
Ausone,
consul, salue derechef le poète Théon.
Tu
m’envoies des pommes d’or, Théon, mais des vers de plomb : qui croirait que
ces deux échantillons viennent du même bloc ? Un même nom les désigne l’un
et l’autre, mais il y a pourtant cette différence entre l’un et l’autre,
que tu devras appeler tes oranges des pommes [mala],
et tes vers de méchants [mala].
Adieu
Théon : c’est là un heureux nom, emprunté aux dieux : mais c’est aussi un
participe qui souvent désigne un homme qui bat la campagne.
VII.
Ausone à Théon.
Qui
lui avait envoyé une trentaine d’huîtres, grosses il est vrai, mais combien
peu !
J’attendais
la réplique aux plaisanteries que je m’étais amusé à écrire sur ta négligence
vraiment impie, et sur mes propres instances. Tu as dédaigné de remplir à ma
considération ce devoir d’une mutuelle amitié. Mais j’ai retrouvé à demi
rongée des vers une vieille épître où je te parlais avec une obscurité
affectée des huîtres et des moules. Ces essais un peu hasardés du jeune
homme, le vieillard aujourd’hui les a retouchés. La composition, quoique
remise à neuf, a gardé sa forme satirique et burlesque : maintenant au moins
tu répondras sans doute à ces refrains connus, après avoir condamné des
nouveautés par ton silence.
Ces
rivales des huîtres de Baïes, ces huîtres que les vagues du reflux des mers
engraissent dans les douces eaux des Médules, je les ai reçues, mon cher Théon,
et le compte en est facile. Or, chacun des vers suivants en exprime la quantité.
Il y en avait autant que l’index désigne de nombres en frappant trois fois le
pouce ; autant qu’il y eut de Géryons, si on les multiplie par dix ; autant
que feraient les dix années de la guerre de Troie multipliées par trois ;
trois fois autant que le soleil couronné de flammes mesura de mois à la fille
d’Éole ; autant que la lune voyageuse éclaire de nuits d’un croissant à
l’autre ; autant qu’il faut de jours à Titan pour parcourir chacun des
signes, ou d’années au lointain Phénon pour remplir sa carrière ; autant
que d’années fixées au ministère des vierges de Vesta ; autant que dura
d’années le règne du descendant de Dardanus ; autant que Priam eut
d’enfants, si on en retranche deux dizaines ; autant qu’il y a de
gardiens, si on en double le nombre, des oracles de l’Amphrysienne ; autant
que la truie d’Albe engendra de petits sous les chênes ; autant qu’il y a
d’as dans quatre-vingt-dix triens ; autant enfin que de rosses
attelées à un chariot de Vasates.
Si
ces formules déguisées sous le voile de la fable, si ces nombres enveloppés
des ambages de la science, échappent à ton intelligence étouffée sous une
masse de graisse, tu sauras au moins compter comme le vulgaire : je vais donc te
présenter ces quantités
retournées sur elles-mêmes.
il y en avait trois fois dix, je crois, ou cinq fois six ; ou deux fois
cinq, puis dix et dix encore ; ou quatre fois six et deux fois trois ; ou quatre
fois sept, plus un et un ; ou dix fois deux, et une dizaine ; ou
trois fois quatre additionnées avec deux fois neuf ; on deux de moins
que quatre fois huit ; ou deux fois treize et une fois
quatre ; ou six et neuf additionnées avec huit et sept ; ou deux fois
sept complétées par deux fois huit ; enfin, pour ne pas t’ennuyer plus
longtemps, il y en avait trente au total.
Les
moules, qui accompagnaient les huîtres limoneuses, composèrent le premier
service de mon repas. C’est un mets délicieux, goûté des nobles, et un
aliment de peu de dépense au foyer du pauvre. On ne va pas le chercher au sein
d’une mer orageuse, en bravant des périls qui en doubleraient le prix ; mais
au bord des eaux, quand la vague s’est retirée, on le recueille sur le
rivage, parmi les algues dont il a la couleur. Il est enfermé dans les cavités
d'une double écaille, qui, lorsqu’elle est échauffée par les vapeurs de
l’eau bouillante, laisse voir nue chair blanche comme le lait.
Mais
devant nous s’ouvre une carrière trop chère à parcourir. Muse, suspends ta
marche dans ces champs de papyrus. Arrêtons là le sillon que trace en son
chemin le roseau de Cnide au pied fendu, qui va dessinant sur la surface de la page
aride les traits noirâtres des filles de Cadmus, ou que, passant sur
tous ces vers ensemble, l’éponge efface la sèche noire sous la blancheur du
lait. Épargnons la vilenie du seigneur de Domnotonus ; ses huîtres nous coûteraient
plus de papier qu’elles ne valent.
VIII.
Ausone au rhéteur Axius Paulus, salut.
Enfin
nous avons secoué les doux liens qui nous retenaient encore ; nous avons quitté
les molles délices de Burdigala, pour nous rapprocher de la ville des Santones,
dans une campagne de son voisinage. Viens essayer, excellent Paulus, si
ce lieu pourrait te plaire. Que les mules aux pieds de corne
t’emportent sur le petoritum ; saute, si tu le préfères, dans un cisium
à trois chevaux ; monte
le bidet rapide, ou le cheval de poste aux reins brisés ; peu importe, pourvu
que tu viennes promptement. Car l’approche des solennités de la Pâques
nous rappelle, et ne nous permet pas de prolonger notre séjour ici. Apporte
avec toi dans cette excursion trois milliers d’odes, et de ces plaidoiries
pour rire, que vous semez dans
vos écoles. Tu ne trouveras rien de terici : tout ce qui nous restait de nos
anciens badinages, nous l’avons
laissé là-bas avec notre esprit.
IX.
Ausone à Paulus.
Les
huîtres connues par les festins des nobles et les dépenses des dissipateurs,
et réfugiées çà et là dans les profondeurs
des mers ; celles que laisse à nu le flot qui se retire ; celles qui se
cachent sous les voûtes des rochers, dans les rocailleuses cavités des récifs
; celles qu’une verte mousse,
qu’une algue vile recouvrent ; celles qui, adhérant par leurs écailles,
s’agglomèrent comme une masse de pierre ; celles qui, changeant de gîte,
s’enfoncent dans un
épais limon, et s’y nourrissent des sucs cachés du liquide qu’elles
renferment, tu veux que je les décrive toutes, ô mon Paulus, vieil ami,
accoutumé aux badinages de ma muse enjouée. J’essayerai, bien que ce sujet
n’éveille guère l’intérêt d’un vieillard, et que je le croie indigne
d’un homme sobre. Car je connais peu les mets des Saliens et ces ragoûts recherchés
qui chargeaient la table des prodigues amants de Pénélope, et de ces jeunes courtisans
d’Alcinoüs, à la peau luisante et
fleurie. Je les décrirai donc d’après l’opinion et le témoignage
des amateurs, dont les éloges toujours différent comme les goûts.
Pour
moi les plus précieuses sont celles que nourrit l’océan des Médules, ces huîtres
de Burdigala que leur qualité merveilleuse fit admettre à la table des Césars,
qualité non moins vantée que l’excellence de notre vin. Ces huîtres, entre
toutes, ont mérité la première palme ; elles ont de bien loin le pas sur les
autres : leur chair est grasse, blanche, très-tendre, et à l’exquise douceur
de son suc se mêle un goût, légèrement salé, de saveur marine. Celles qui
en approchent le plus, mais qui n’en approchent qu’à une énorme distance,
sont les huîtres de Massilia ; celles que Narbo engraisse au port de Vénus ;
celles que protégent sur les côtes sauvages d’Abydos les eaux de
l’Hellespont ; ou celles qui pendent flottantes aux digues de Baïes ; celles
qu’enferme la mer des Santones ; celles que connaît le Genaune ; et celles
que le fleuve des Ébores, en se jetant à la mer, laisse en paix au sein des
algues où elles gisent enfouies et cachées : rude est leur coquille,
mais leur chair est tendre et succulente, On vante aussi les huîtres des mers
de l’Armorique ; celles que recueille l’habitant des rivages Pictaves, et
ces huîtres merveilleuses que parfois le reflux découvre aux bords Calédoniens.
Viennent ensuite celles qui naissent aux rivages de Byzance, dans les vagues
houleuses de la Propontide, et qu’une renommée récente a rendues fameuses,
grâce au nom du général Promotus dont on les honore.
Je
ne parle pas ici comme un poète, comme un historien, ou comme un gastronome qui
aurait couru tout l’univers : je répète ce que plusieurs m’ont appris,
comme il arrive chaque fois qu’à une bonne table un aimable débat et de doux
propos éveillent la gaîté de Lyéus. Ces connaissances, je ne les ai pas
cherchées parmi le peuple, dans les tavernes, dans les réunions des parasites
de Plaute ; mais comme souvent, aux jours de fête, j’ai traité quelques
amis, qui à leur tour m’appelaient à leur table, soit aux solennités du
jour natal, soit au repas des noces, ou à celui du lendemain sacré pour les pères,
j’ai entendu là plus d’un bon juge, et je n’ai point oublié leurs
nombreux éloges.
X.
Ausone à Paulus.
S’il
est parfois permis de croire
aux fictions des poètes, si leur art n’est pas toujours un mensonge, ô
Paulus, autrefois le plus célèbre nourrisson des Muses de Castalie,
aujourd’hui leur père, ou leur aïeul, ou leur bisaïeul, ou quelque chose de
plus vieux encore, comme était jadis le roi de Tartessus ; souviens-toi que tes
promesses doivent être sacrées pour toi. Phébus veut qu’on dise vrai ; et s’il
permet aux sœurs du Piérus de dévier quelquefois, jamais lui-même il ne détourne
son sillon. Ainsi ne regrette point la parole que tu m’as jurée : viens au
plus vite, à l’aide de la rame on de la roue, du côté que la Garonne enflée
par le reflux des vagues ondoyantes, défie l’océan, ou par cette route
battue et sablonneuse, qui mène à Blavia la guerrière. Car, dès les premiers
jours qui suivront la sainte Pâque, nous avons envie d’aller aux champs. Au
milieu des cohues populaires, des rixes hideuses des carrefours, le dégoût
nous prend à voir ainsi bouillonner dans les rues étroites les flots de la
multitude, et les places, envahies par la foule, en perdre leur nom. Un
tourbillon de cris confus ébranle les échos : “Arrête ! frappe ! tire !
donne ! gare !” Ici un porc fangeux qui se sauve, là un chien enragé qui
s’élance pour mordre, ou des bœufs qu’on a mal attelés au chariot.
C’est en vain qu’on se réfugie dans le réduit le plus enfoncé du logis :
les cris percent la muraille.
Tout
cela, tout ce qui peut blesser nos goûts paisibles, nous force de quitter la
ville, pour aller retrouver les doux loisirs d’une retraite champêtre et les
délassements sérieux qui en font le charme. Là tu peux disposer ton temps à
ta guise : tu es libre de ne rien faire ou de faire ce qu’il te plaît. Si tu
aspires à ce bonheur, accours au plus vite avec toute la cargaison de tes
muses. Vers dactyliques, élégiaques, choriambiques, lyriques, musique de
socque et de cothurne, charge tout sur tes chariots ; car le bagage du vrai poète,
c’est du papier. Chez nous tu trouveras des caténoplies ; et si tu veux en
user, que ce ne soit pas avec la foi punique, mais avec la foi grecque.
XI.
Ausone à Paulus, salut.
Dans
leur intérêt et par une modestie bien entendue, mes vers se cachaient au jour
: en leur envoyant ton poème et ton discours, tu pensais les attirer ; tu leur
as fait peur. L’orateur, le poète, qui essaye d’inspirer à d’autres la
hardiesse de paraître, les effraye par les conseils mêmes dont il les flatte.
Il faut que l’auditeur cache son savoir, s’il veut encourager un auteur
tremblant à parler, et le vétéran consommé ne doit pas faire sonner à
l’oreille d’un novice ses armes émérites. Vénus l’a bien senti au jour
longtemps différé de cette sentence douteuse qui devait adjuger la palme de la
beauté. Pudiquement voilée dans une première épreuve, car elle était devant
son père, elle n’inspira aucune défiance à ses rivales, dont la parure était
la même. Mais quand le procès des déesses fut renvoyé à l’examen du
berger, elle parut telle qu’elle était sortie de la mer, ou qu’elle s’était
livrée à Mars ; elle déconcerta ainsi son juge et renversa les prétentions
de ses rivales. Si donc ton Extravagant, qui, malgré la légèreté du
sujet, n’est pas une oeuvre légère, n’eût pas arrêté mes opuscules dont
tu voulais favoriser l’essor, depuis longtemps déjà, comme un rameau hardi
et malgré les hivers, j’aurais poussé dans l’air mon bourgeon effronté,
et, dans mon empressement irréfléchi, bravé l’épreuve d’un jugement
dangereux. Bref, ce chant discordant, proprement appelé, je crois, colonomon
par les grammairiens ... après avoir lu tes vers, je n’ose céder à
tes instances, et je t’envoie ceux que je t’avais déjà récités en
courant. Tu avais demandé cela, et j’ai préféré ceci : tu voulais par ta
faute te cogner deux fois à la même pierre ; moi, quoi qu’il arrive, je
n’aurai qu’une fois à rougir. Vois, mon Paulus, à quel être inepte tu
t’es attaqué : son style est rude, ses phrases sont hachées, ses pensées
mal suivies, ses vers mal tournés, sa plaisanterie n’a aucun charme naturel,
aucune des finesses de l’art ; son sel est délayé et son fiel affadi ; il ne
saurait passer à la fois du mime au planipède, du comédien à l’histrion.
Enfin si tu ne devais lire toi-même ce que je t’envoie, tu rirais encore de
ma prononciation. Aujourd’hui, ces vers ont du bonheur : car, si c’est moi
qui les ai faits, c’est toi qui les adoptes.
Quand
j’aurai acheté le vin que je veux au premier jour transporter à Santonus sur
une voiture à deux chevaux, apporte de ton côté ton oeuf de moineau de mer :
ton intendant assure qu’il est resté là-bas, dans ta villa du pays des
Bigerri, ta patrie.
XII.
Ausone à Paulus.
Partagé
entre la muse grecque et la muse latine, Ausone salue Axius en badinant dans les
deux langues.
Muses,
que faisons-nous ? Pourquoi sourire au vain espoir qui nous berce, et ne pas
songer que nous vieillissons de jour en jour ? Dans les champs des Santones où
l’hiver est rude, nous errons, poètes grelottants, roides et gelés,
serviteurs transis des Piérides aux doux cheveux. Partout le froid prend aux
pieds et glace les dents, car rien ne réchauffe ce pays couvert de neige, et
les faiseurs de vers à la glace y redoublent la froidure. Mais, commençant au
matin ... la
colère ……… j’enverrai à mon Paulus mes préludes doux comme le miel.
Filles célèbres de Mnémosyne au front ceint d’un bandeau, ô vous, les neuf
vierges verbeuses et couronnées de lis, prêtez-moi vos chants faciles, vos
jeunes mélodies : déposez un livre ailé sur mon front ………… composez
pour Paulus des vers mêlés ...
car il ne serait pas
juste, pendant que je suis dans ce pays, de sevrer Axius de nos muses. C’est
le confident de toutes nos pensées ; il sait s’accommoder avec toute sorte de
grâce de mes travaux sérieux ou plaisants. Et maintenant il est retiré dans
sa campagne solitaire de Crebennus, dans un pays sans vignes, en assez triste
compagnie : il n’y reçoit pas un ami, pas un convive ; il ne converse ...
qu’avec des Muses
rechignées.
Assez
déjà, mon cher Paulus, nous avons essuyé de fatigues à plaider au forum, à
enseigner la rhétorique dans des chaires ingrates, et cela sans aucun profit.
Toute notre sève de jeunesse a coulé : la vieillesse tremblotante obscurcit
nos yeux, et notre bourse légère fournit de moins en moins à nos dépenses.
Car un homme éreinté n’a pas …… et un vieillard alité ne …………
Si tu es sage, tu
aimeras beaucoup mieux dormir, afin d’oublier ainsi le travail et le besoin.
Ce qui vaut mieux encore, c’est d’aller à tous les festins, cherchant dans
la bouteille, dans la coupe, fidèle compagne des Muses, de doux soulagements
aux tristesses de l’âme. Là aussi tu trouveras les dons de Cérès féconde
en beaux fruits, et des mets savoureux, et de larges tasses, où tu mêleras, à
ton gré, le nectar d’un bon vin. Ainsi tous deux nous passerons les loisirs
de notre vie, tant que nos moyens, notre âge et les sœurs aux fuseaux de
pourpre nous fileront des jours.
XIII.
Ausone à Paulus.
Le
consul de Rome au péroreur ou au poète, Ausone à Paulus : viens donc voir tes
amis.
XIV.
Ausone à Paulus.
Ami,
j’ai quitté pour toi la Garonne marine ; pour toi, j’habite les champs des
Santones. Rapproche-toi donc au plus tôt
de nous, et si ton impatience égale la mienne, viens profiter de ma présence.
Mais pourtant ne te hâte qu’autant que ton âge et tes forces te le
permettent ; pourvu que je te voie en santé, je te verrai toujours assez tôt.
Si, après ce funeste essai dans l’art de tenir les rênes, ta vigueur est
revenue, si tes membres ont retrouvé leur souplesse, si tu retournes à la
source de Pimpla où s’ébattent les Muses, si tu es poète encore, et non
plus cet Automédon qui fait claquer son fouet, dissipe le nuage et la torpeur
d’un assoupissement qui énerve, et d’un pas ferme et allègre prends ta
route. Mais par précaution monte dans un cisium ou sur un cheval
de poste à l’allure paresseuse : ne recherche pas une rheda légère
ou un coursier fringant. Évite, je te le conseille, le petoritum que les
chevaux connaissent mal, et, tombé comme Metiscus, ne pique pas la mule rapide.
Que les Muses te soient faciles, la conception vive, la mémoire heureuse ; que
des flots de miel coulent de tes lèvres ; que ton Crebennus, qui, depuis un si
longtemps, est en vente, sans trouver d’acheteur, te reste plutôt que son
prix. Cependant, pour arriver plus vite et moins charger ta monture, laisse au
logis l’histoire, les mimes, et les vers. Lourd bagage que celui des Muses !
Tant d’âges sont accumulés dans les livres, qu’à peine supportables à
leur siècle, ils écrasent le nôtre. Chez nous tu trouveras une quantité de
vers de toutes les mesures, les subtilités des grammairiens, les recherches du
beau langage, le dactyle héroïque, le choriambe lyrique, et, avec les choeurs
de Thalie, les robes traînantes de Terpsichore, le sotadique effronté, ionique
double, et la régulière harmonie du rhythme pindarique ; le scazon boiteux, et
le trimètre qui ne cloche pas ; les huit livres de Thucydide, les neuf d’Hérodote,
les rhéteurs et leurs chefs-d'œuvre, les philosophes des sectes les plus célèbres,
enfin tout ce que tu pourras désirer, et même davantage, si tu le désires.
Telle est l’offre que je te fais de mes livres, je t’invite à en profiter.
Porte-toi bien ; et, si tu veux que je me porte bien aussi, viens vite.
XV.
Ausone à Tetradius, salut.
Ô
toi, dont la verve féconde
est nourrie de charmantes saillies ; Tetradius, toi qui as soin que tes pages
acerbes ne manquent ni d’enjouement ni de douceur ; qui, par un heureux mélange
du fiel et du miel en tes vers, combats la torpeur de la Muse ; qui sais donner
du charme aux pensées d’un goût trop fade aussi bien qu’à celles d’une
âcre saveur ; toi qui surpasses enfin les muses grossières de Suessa, et qui
leur cèdes pour l’âge, non pour le style : pourquoi, lorsque je suis si près
des murs de Santonus, m’éviter comme autrefois la jeunesse romaine fuyant à
la vue des bœufs de Lucanie dont la furie recommençait le combat ? Ce n’est
pas un tigre, ce n’est pas un lion qui te poursuit ; c’est un tendre ami qui
t’appelle. Je brûle de contempler les traits de mon élève, et de jouir à
souhait de son esprit.
Avec
bien du regret autrefois j’ai dévoré la nécessité de ta première absence
: les dures fonctions de l’enseignement te retenaient enfermé dans Iculisna,
et je voyais avec douleur les trésors des Muses enfouis dans ce lieu solitaire
et détourné. Mais aujourd’hui que tu brilles au grand jour, au nombre des
plus illustres hommes et non loin de moi, aujourd’hui que le vent te porte
notre haleine, et que ma voix peut frapper ton oreille, pourquoi, le cœur gonflé
d’arrogance et d’orgueil, mépriser ainsi le poète-consul ? Moi qui
t’aime, moi qui t’admire, moi qui aspire après tes vers, pourquoi, du haut
de tes dédains, me négliger dans l’oubli ? Je te punirais en t’imitant, si
mon cœur, toujours stable en sa foi, n’aimait encore l’ingrat malgré lui-même.
Porte-toi bien et si tu veux que je me porte bien aussi ; accours avec tes
tablettes et tes Muses.
XVI.
Ausone à Probus, préfet du prétoire, salut.
Les
copistes m’ont causé bien du retard, et je sais, ô Probus, excellent homme,
que l’accomplissement de ma promesse a perdu tout son mérite à se faire
attendre pourtant, je regarde comme un bonheur de n’avoir pas trompé ton
espoir. J’ai envoyé à ta Noblesse les Apologues de Titianus, et les Chroniques
de Nepos, qui sont presque aussi des apologues (car elles ressemblent
bien à des fables), et je suis heureux et fier de penser que, par mon zèle à
te servir, j’aurai contribué pour quelque chose à l’éducation de tes
enfants. J’ai placé en tête du recueil de ces Apologues quelques vers,
d’une impudence extrême avec leur envie de te plaire : je dis quelques vers ;
j’en juge d’après moi, en bavard ; mais toi, quand tu les auras lus, tu les trouveras
trop nombreux encore. Je te jure, et j’en atteste ta bienveillance, qui connaît
ma modestie, qu’ils ont coulé d’inspiration soudaine. D’ailleurs on ne médite
pas longtemps de pareils vers ; ils en fourniront eux-mêmes la preuve. Veuille
le sort m’accorder assez de vie encore pour que je puisse un jour, tout
mal-appris que je suis, mettre en relief quelqu’une de tes actions : alors si,
à la lire, tu n’approuves pas mon oeuvre, tu trouveras bon du moins que je
l’aie écrite et comme j’aurai imité la sottise de Chérilus, tu me
pardonneras avec la magnanimité d’Alexandre. En attendant, ces vers seront,
comme dit Plaute, le prologue de ces fables : vers babillards et trompeurs,
composés pour être l’hommage d’une respectueuse déférence, et qui
n’ont pris leur vol que pour étourdir les oreilles. Adieu, et aime-moi.
A
son livre, pour qu’il aille vers
Probus.
Va,
petit livre, à Sirmium, et dis à mon maître et au tien Bonjour et Salut
plusieurs fois. Quel est ce maître ? L’ignores-tu, petit livre ? Non ; tu le
sais, mais tu aimes à entendre ce nom qui te charme. Je puis te le dire d’un
mot ; mais j’aime mieux
prendre un détour, et longtemps parler pour prolonger le plaisir. C’est celui
dont la parole puissante surpasse la diction concise et harmonieuse du plus
jeune des Atrides, et les grêles d’Ulysse, et les flots de miel de Nestor, et
la phrase savante de Tullius. C’est celui qui seul, après nos trois maîtres,
est le premier des maîtres et le chef du prétoire. C’est celui qui préside
le sénat, qui est préfet tout ensemble et consul (car le nom de consul dure éternellement),
le collègue d’Auguste au consulat, le soutien de la curule romaine, le
premier avec les seconds faisceaux ; car il doit être le premier entre tous
celui qui est le second consul quand le prince est le premier. Rejeton d’une
souche d’or, père d’une famille d’or, il a démenti le poète d’Ascra,
pour qui tout âge est âge de fer ; il a réparé l’outrage du temps en
donnant une vie nouvelle à la famille Annia, et il pare des mêmes bandelettes
l’arbre nobiliaire des Anicius. C’est Probus enfin, tu le connais bien : nul
ne peut prononcer son nom sans faire son éloge. Va donc, petit livre, et jouis
d’un bonheur sans limites. Bien plus, s’il y consent, adresse-lui d’un ton
soumis cette demande : “De grâce, vrai sang de Romulus, dis-nous la cause de
ton nom. Est ce ta vertu qui t’a donné ce nom ? Ou ce nom a-t-il servi
de modèle à ta vertu ? Est-ce celui qui connaît l’avenir, est-ce
l’arbitre suprême du monde, qui, en te créant pour la vertu, voulut
t’appeler d’un nom qui répondît à tes mœurs ; d’un nom, symbole de la
louange et témoignage d’une belle vie ?”
Heureux petit livre, qu’un tel homme va tirer de son sein et parcourir,
sans se plaindre d'occuper son temps à ce doux loisir, qu’il va honorer des
mille modulations de sa voix ou d’un léger frémissement de ses lèvres, et
sur qui daignera s’ouvrir et veiller la prunelle de ses yeux ; que son esprit,
que son oreille vont connaître, et que, hormis certains passages, il lira tout
entier ! Quelque sort qui t’attende, va, petit livre, et jouis d’un bonheur
sans limites. Dis-lui que je me porte bien, et que je vis : dis-lui que je vis
pour adresser des vœux au ciel, pour demander d’une voix pieuse que celui que
naguère la curule a donné pour collègue au fils de l’empereur, Auguste le père
l’immortalise encore en l’associant à ses faisceaux. Ajoute aussi, mais
plus bas : “Voici les Apologues que t’envoie, des limites du Rhin, Ausone,
Italien par le nom, précepteur de ton Auguste ; ce sont des trimètres ésopiques,
traduits d’un style simple et arrangés en humble prose par Titianus,
l’artisan de discours. Et maintenant cet enfant, l’orgueil d’un aïeul et
d’un père, brillant mélange du sang des Probus et des Anicius (comme
autrefois, dans les murs d’Albe, ce dernier rejeton d’Énée, qui
participait des Silvius et des Iules), ton fils enfin, la fleur des fleurs de
Romulus, au milieu des contes de sa nourrice et des refrains du lalla
qui l’endort, s’accoutumera à chercher dans ces fables ingénieuses
un plaisir et une leçon tout ensemble.»
Ajoute aussi ce vœu que j’ai formé à la face du Dieu saint : “Ainsi
qu’Auguste le père a donné Probus pour collègue à son fils, ainsi puisse
Gratien associer un jour ce nouveau Probus aux enfants qu’il aura !” Et cet
espoir s’accomplira dans l’avenir les mérites de Probus et les destins le
veulent ainsi. Mais laissons parler Julius il faut, bien qu’à regret, mettre
un terme à ton verbiage, dimètre aux pieds ailés ; et si tu as dit Bonjour,
dis Adieu maintenant.
XVII.
Ausone à Symmaque.
Je
comprends maintenant combien c’est un doux miel que la parole, et tout ce
qu’il y a de charme, de séduction dans l’éloquence. Tu m’as persuadé
que mon épître, qui t’a
été rendue à Capoue, n’était pas une composition sans art ; mais
cela n’a duré que le temps de lire ta lettre, qui m’attire à elle toujours
alléché par ces flatteuses douceurs dont elle est imprégnée comme d’un suc
de nectar. En effet, aussitôt que je pose ce papier, et que je m’interroge,
alors mon absinthe me monte au nez, et je m’aperçois que le bord de ma coupe
est enduit de ton miel. Si, au contraire, ce que je fais souvent, je retourne à
ta lettre, je suis de nouveau sous le charme ; mais de nouveau ce souffle si
suave, si parfumé de ta parole, s’évapore quand j’achève la lecture, et
ne laisse ainsi ni poids ni crédit à ces compliments. C’est comme le reflet
dans l’air d’une feuille d’or, comme les teintes des nuages, qui ne
plaisent qu’aussi longtemps qu’on les regarde : Je vis comme le caméléon
qui emprunte ses couleurs à chacun des objets qui le frappent : autre est
l’impression que je reçois de ta lettre, autre est le sentiment de ma
conscience. Et tu oses m’honorer des éloges dus aux maîtres de l’éloquence
! Et c’est toi qui m’en crois digne, toi qui as su t’élever au-dessus des
louanges des hommes ! Personne a-t-il assez d’éclat qu’il ne pâlisse
comparé à toi ? Qui approche ainsi que toi de la grâce d’Esopus, des périodes
cadencées d’lsocrate, des raisonnements de Démosthène, de l’abondance Cicéronienne,
de la propriété d’expression de notre Virgile ? Qui peut atteindre une seule
des qualités que tu réunis toutes ? N’es-tu pas en effet l’assemblage
parfait de tous les mérites du génie dans les beaux-arts ? Et dans ce langage,
mon seigneur, mon fils Symmaque, je ne crains pas qu’on voie plus de flatterie
que de vérité. Tu as pu juger de ma sincérité de cœur et de paroles, tout
le temps que nous avons vécu ensemble à la cour. Nos âges n’étaient pas
les mêmes : soldat novice, tu y remportas les couronnes du vieux guerrier ;
moi, vétéran déjà, je semblais commencer un apprentissage. A la cour, je
t’ai prouvé ma franchise, et tu ne peux supposer, quand je n’y suis plus,
que je me compose pour t’en faire accroire : à la cour, dis-je, où l’homme
découvre son front et voile sa pensée, tu as trouvé en moi un père et un
ami, plus encore peut-être, s’il est un nom plus tendre que ces deux-là.
Mais laissons cela ; à te rappeler ainsi le passé, je pourrais éveiller en
toi les appréhensions de Sosie.
Autre point
que j’allais oublier : avec quelle bonté d’âme tu ajoutes que je
t’envoie quelque opuscule didascalique, ou quelque discours en forme
d’exhortation ! Moi, te donner des leçons, quand je devrais en recevoir, si
j’étais encore en âge d’apprendre ! Moi, que je te conseille, quand ton
esprit est si vigoureux et si actif ! Autant vaudrait conseiller aux Muses de
chanter, à la mer de battre ses rivages, aux vents de souffler, au feu de
chauffer ; autant vaudrait consumer d’inutiles efforts pour seconder la
nature, qui accomplit son oeuvre, même en dépit de nous. C’est assez d’une
faute, assez d’avoir laissé paraître, bien qu’à regret, quelques essais
de moi, qui par bonheur sont tombés entre des mains amies, S’il en était
arrivé autrement, tu ne me persuaderais pas que j’eusse pu jamais plaire.
Voilà ma réponse à ta lettre. Quant au reste, si tu veux en savoir davantage,
j’ai un moyen plus
court de te satisfaire, car cette épître est déjà bien longue. Je t’envoie
Julianus, un des serviteurs de notre maison, qui te répondra si tu juges à
propos de l’interroger sur mon compte. Je te prie en même temps, aussitôt
que tu connaîtras le motif de son arrivée, de seconder ses efforts que tu as
en partie favorisés déjà. Adieu.
XVIII.
A Ursulus, grammairien de Trèves.
Qui
reçut, grâce au poète, les étrennes
que l’empereur, aux
calendes de janvier, ne lui avait
pas données.
Le
premier fruit que tu retires d’un honneur qui fait ta joie, c’est de tenir
le bienfait de la main d’Auguste ; un autre avantage, mais à un moindre degré,
c’est que le questeur était ton ami et que sa sollicitude a veillé pour tes
étrennes. Reçois donc ce royal présent, ces philippes qui t’échappaient,
et dont le nombre égale celui de deux Géryons, celui de trois attelages à
deux chevaux, celui des Muses moins trois, celui des signes du Zodiaque tournés
vers la terre, celui des héros auxquels Rome et Albe remirent leurs destins,
celui des heures de tes leçons, celui des heures de ton repos au logis ; celui
de la moitié des portes qui s’ouvrent en criant dans le cirque, si on excepte
l’entrée du milieu qui fait face au stade ; celui des pieds de l’abeille ou
du vers homérique ; la durée du flux et du reflux de la mer ; le nombre des
fables dramatiques données au théâtre par le poète qui repose enterré au
sein de l’Arcadie ; celui des pans dont se compose à ses extrémités et à
son milieu la forme géométrique des alvéoles ; celui des unités dont se
forme seul le premier nombre parfait ; le total qu’il produit en multipliant
l’un par l’autre un pair et un impair, puisque seul il réunit en lui deux
fois trois et trois fois deux : le même nombre, s’il est doublé, contient
seul autant d’unités qu’en renferment ensemble
les deux nombres qui le précèdent et qui le suivent, et qui servent à
compter, l’un les Hyades et l’autre les Pléïades. ………… Ta gloire,
Ursulus, c’est d’avoir Harmonius pour collègue, Harmonius que traiteraient
en égal Claranus, Scaurus, Asper, Varron, et Cratès plus vieux que Varron, et
celui qui rassembla en corps les membres déchirés du divin Homère, et celui
qui marqua d’un signe les vers supposés ; Harmonius, l’orgueil commun des
Muses de l’Attique et du Latium, et qui seul mêle si bien le vin d’Amminée
au vin de Chio.
XIX.
Ausone à Pontius Paulinus, son fils.
Déjà
les coursiers du Soleil avaient disparu derrière Tartessus et Calpé, et Titan
radieux plongeait ses roues frémissantes
dans la mer d’Ibérie. Déjà la
Lune, qui le suit, pressait le pas de ses génisses pour vaincre la nuit
de ses rayons et rivaliser avec son frère. Déjà les oiseaux, déjà la race
humaine, esclave des soucis, savouraient les tranquilles douceurs du sommeil et
de l’oubli. Les ides avaient passé ; décembre au milieu de son cours se hâtait
de rattacher ses derniers jours aux jours nouveaux de janvier, et une nuit bien
longue ordonnait à la dix-neuvième des calendes de paraître au plus tôt
pour la célébration
des fêtes.
Tu
ne sais pas, j’imagine, ce que je veux dire avec tous ces vers. Par ma foi, je
ne le sais pas bien moi-même ; pourtant je m’en doute. C’est que la nuit
qui précède le dix-neuvième jour des calendes de janvier commençait, quand
on m’a remis ta lettre vraiment toute littéraire, accompagnée d’un poème
délicieux : un abrégé des trois livres de Suétone sur les rois, rédigé
avec tant d’art, que seul jusqu’ici tu me sembles avoir atteint un résultat
contre nature, la concision sans l’obscurité. Ces vers m’ont appris que
l’Europe et l’Asie, les deux plus vastes membres de la terre, auxquelles
Salluste en hésitant ajoute la Libye, jointe à l’Europe, et qu’on pourrait
appeler la troisième partie du monde, ont eu beaucoup de rois dont la mémoire
s’est effacée, et dont les noms barbares n’étaient point passés dans la
langue de Rome : Illibanus, le Numide Avélis, le Parthe Vonon, et Caranus qui a
donné naissance aux rois de Macédoine, et Necepsus qui enseigna
aux mages de vains mystères, et Sésostris qui n’eut point d’héritier de
sa gloire.
Tous
ces noms, tu sais les énoncer avec tant d’art et d’habileté, avec une mélodie,
une douceur si conformes au génie de la langue romaine, que ces termes n’ont
rien perdu de leur véritable accent et de leur force première. Que dirai-je du
style ? Je puis affirmer hautement que pas un de nos jeunes Romains ne t’est
comparable pour la richesse de la poésie. Voilà de toi ce que je pense. Si je
me trompe, je suis ton père, supporte-moi, et n’exige pas un jugement qui
serait démenti par mon amour. Mais, si je te chéris tendrement, je te juge
aussi avec franchise et sévérité. Fais-moi souvent, je t’en prie, de
semblables présents : ils me plaisent et m’honorent. Au mérite de la poésie,
tu joins encore le miel de la flatterie. Que
signifient en effet ces vers :
Le
téméraire qui a donné son nom à la mer icarienne, et le sage qui nagea dans
l’air jusqu'à la citadelle de Chalcis,
sinon
que tu appelles témérité ta verve impétueuse et sublime, et que tu me
proclames, moi,
un esprit avisé, qu’un fils doit prendre pour modèle, un homme doué d’une
salutaire sagesse ? Et c’est le contraire qui est vrai. Car tu t’élèves de
façon à n’avoir point de chute à craindre ; et moi, c’est beaucoup pour
ma vieillesse que de se soutenir. J’ai dicté à la hâte, dès le matin, ce
peu de mots, le lendemain de cette soirée dont je parlais tout à l’heure :
ton messager insistait pour avoir une réponse à te porter. Si j’en ai le
loisir, je prendrai plaisir à déraisonner avec toi plus longuement, pour
t’arracher une réplique, et pour me procurer quelque satisfaction. Adieu.
XX.
Ausone à Paulinus.
A
Paulinus, Ausone. Le
mètre exige ainsi que tu sois le premier, et que ton nom passe devant le mien.
Aussi bien tu es inscrit avant moi dans les Fastes ; ta chaise curule a précédé
à Rome mon siège d’ivoire, et la palme de poésie qui depuis longtemps te
couronne, est ornée d’un ruban de pourpre qui manque à la mienne. Le nombre
des années, le privilège de la vieillesse, me placent seuls au-dessus de toi.
Mais qu’importe l'âge ? Est-ce une raison pour que la corneille soit avant le
cygne ? Et parce que l’oiseau du Gange vit mille ans, efface-t-il, ô paon
royal, tes cent yeux ? Nous te cédons en génie, autant que nous te passons en
âge : notre Muse se lève pour saluer la tienne. Vis et porte-toi bien, et
recueille dans l’avenir autant d’années que ton père et le nôtre en ont
compté.
XXL.
Ausone à son Paulinus, salut.
Quel
bonheur pour moi, Paulinus,
ô mon fils, que, sans qu’on te l’ait rapporté, tu aies pu supposer que
j’avais à me plaindre ! Craignant que je ne fusse pas content de l’huile
que tu m’avais envoyée, tu as réitéré le présent, et tu as mis le comble
au bienfait en y ajoutant de la saumure de Barcino. Tu sais d’ailleurs que ce
nom de saumure,
usité parmi le peuple, je n’aime et je ne
puis le prononcer car les plus savants hommes de l’antiquité, ceux
même qui dédaignent les expressions grecques,
n’ont point de terme
latin pour désigner le garum. Mais, quelque
nom que je lui donne, ce liquide s’appelle la liqueur des
Alliés. Adieu.
J’en
remplirai mes plats ; je veux que cette sauce, qu’on ménageait trop à la
table de nos aïeux, inonde nos cuillers.
Mais
est-il rien de plus aimable, de plus hospitalier, que de te priver ainsi, pour
les partager avec moi, de ces délices dans leur primeur et leur nouveauté ? Oh
! Tu es plus doux que le miel, plus adorable que la beauté des Grâces ! Et
tous les hommes devraient t’étreindre d’un embrassement paternel. Pourtant
ces traits et d’autres semblables, qui prouvent une âme si libérale, peuvent
quelquefois, quoique bien rarement, se retrouver chez un autre ; mais l’érudition
de tes lettres, l’agrément, l’invention et la marche de ton poème, j’en
fais le serment, personne jamais ne les imitera, bien qu’on se flatte de les
pouvoir imiter. Pour cet ouvrage, je ferai ce que tu demandes. Partout
soigneusement je passerai la lime et, bien que tu aies donné la dernière main
à ton oeuvre, j’y appliquerai le poli superflu de mon ciseau, plutôt pour
t’obéir que pour ajouter quelque chose ces perfections. En attendant, et pour
que ton messager ne s’en retournât pas sans un petit bouquet de poésie,
j’ai eu l’idée de préluder par quelques ïambes, avant de commencer sur le
mètre héroïque le travail que tu désires. Ces ïambes, aussi vrai que j’ai
à cœur ta santé et celle d’Hesperius, me sont échappés dans l’espace
d’une seule veille, et ils te fourniront eux-mêmes la preuve qu’ils n’ont
rien reçu d’une seconde touche. Adieu.
Ïambe,
plus rapide que la flèche du Parthe et du Cydon ien, ïambe plus agile que
l’aile de l’oiseau, plus impétueux que les torrents de l’Éridan
fougueux, plus abondant que les flots épais de la grêle sonore, plus vif que
les traits enflammés de la foudre, alerte ! Les talonnières de Persée, le pétase
du dieu d’Arcadie te soutiendront dans les airs : prends ton vol. Si ce
qu’on dit est vrai, si d’un choc de son pied un coursier frémissant fit
jaillir l’Hippocrène, tu naquis dans la source même de Pégase, et le
premier tu enchaînas les mesures des pieds nouveaux : là, aux accents des neuf
Muses, tu excitas le Délien au meurtre du dragon. Porte mon salut, d’un pied
prompt et ailé, aux lieux qu’habite Paulinus, je veux dire à Hebromagus. Et
sur l’heure, s’il a repris ses forces, si son corps rétabli a retrouvé sa
vigueur et ses libres mouvements, après l’avoir salué, demande-lui un salut
en retour. Ne t’arrête point et pendant que je parle, reviens : imite
l’auteur de ton origine, qui s’éleva dans son vol au-dessus des triples
brasiers de Chimère en furie, sans craindre les approches des flammes. Dis à
Paulinus : “Bonjour
!” Dis-lui : “Bonne
santé ! C’est ton ami qui m’envoie, ton voisin, ton admirateur, l’auteur
de tes dignités, le nourricier de ton génie.»
Dis-lui : “C’est ton maître.»
Dis-lui : “C’est
ton père.» Dis-lui tous les noms d’un tendre et pieux amour. Et, après
avoir dit Bonjour, dis Adieu, et reviens aussitôt. Que s’il te demande ce que,
mûri par l’âge et
l’expérience je pense de ses nouveaux écrits, tu répondras que tu
l’ignores, mais que déjà s’apprête une pleine charretée de vers héroïques
: j’y attellerai de ces chevaux qui tournent la meule et roulent les lourdes
pierres du moulin, des rosses boiteuses aux reins brisés de coups, pour
voiturer les trois compagnons messagers. Peut-être il te demandera quels sont
ces messagers qui viennent de compagnie. Réponds : “J’ai vu le dactyle aux
trois syllabes prêt à partir sur la haridelle clopinante : côte à côte
cheminait le spondée au pied lent, qui, placé aux lieux pairs, alourdit mon
allure ; et cet autre, qui est mon pareil, quoique toujours mon contraire, qui
n’est ni pair ni impair, et qu’on appelle un trochée.» Dis-lui tout cela
en courant, et sans attendre, reprends ton vol, non toutefois sans me rapporter
quelque petit présent des libéralités de son trésor de mélodie.
XXII.
Ausone à son Paulinus.
Je
reçois de fréquentes et nombreuses preuves de ton obligeance, mon fils
Paulinus, et tous ces bienfaits ont leur source, ou dans les heureux hasards
d’une circonstance soudaine, ou dans la facile bonté de ta bienveillante
nature. En effet, comme tu ne refuses jamais quand je demande, tu aiguises mes
appétits au lieu de les émousser : c’est ce que tu reconnaîtras
aujourd’hui au sujet de Philon, mon ancien intendant. Après avoir renfermé
dans Hebromagus les marchandises qu’il avait achetées çà et là dans les
campagnes, et profité de l’hospitalité que tes gens lui avaient accordée,
il est en danger maintenant d’en être congédié avant le temps. Si tu ne lui
accordes, à ma demande, la liberté d’y prolonger son séjour selon ses
besoins, si tu ne lui prêtes un nausum ou tout autre navire jusqu’à
la ville pour nous apporter quelques provisions et sauver à temps Lucaniacus de
la disette, voilà toute la maison de l’homme de lettres réduite, non pas aux
Blés de Cicéron, mais au régime du Charançon de Plaute. Pour
obtenir plus facilement cette grâce, ou te faire craindre un surcroît
d’importunité, si tu refuses, je t’envoie une épître composée d’ïambes,
et scellée ; car tu pourrais prendre mon messager pour un suborneur, s’il ne
se présentait sous la foi de mon sceau. Je ne l’ai pas scellée, comme dit
Plaute,
Avec
de la cire et du fil, et
les lettres explicatives ;
mais
je l’ai marquée du sceau de la poésie : c’est un cachet dont tu connais
l’empreinte.
Philon,
qui a été l’intendant de mes terres, ou, comme il veut qu’on dise, mon épitrope
(car ce pauvre Grec voit un titre glorieux sous ce vernis de la langue dorique),
appuie nos prières de ses doléances, dont je vais te conter lentement
l’histoire. Tu le verras en personne. Quelle figure il va faire devant toi !
C’est l’image de sa fortune : le poil blanchi, ébouriffé, mal peigné ; le
ton rogue et grommelant comme le Phiormion de Térence ; le crin roide et
rude comme le hérisson marin ou comme mes vers. Souvent, quand les moissons
avortées trompaient son espoir, il
maudissait le nom de fermier ; et après avoir semé ou trop tard ou beaucoup
trop tôt, par ignorance des astres, il attaquait le ciel, et, se déchargeant
de sa faute, il en accusait les dieux. Ce n’était point un cultivateur actif,
un laboureur avisé, c’était un dépensier plutôt qu’un économe ; il a
fini par condamner un sol ingrat et stérile, et préférer le commerce. Il
brocante sur tous les marchés, il fait des échanges avec la bonne foi d’un
Grec, et, plus sage que les sept modèles de la Grèce, il est sur les rangs
pour être le huitième. Il troque du vieux sel contre du froment : le voilà
marchand consommé, il court les fermes, les campagnes, les villages, les cités,
négocie par terre et par mer : barques, bateaux, chaloupes, brigantins,
vaisseaux, le promènent sur le Tarn et la Garonne. Il fait ses profits de nos
pertes, et sauve ses pertes par la fraude : il s’enrichit, et me ruine.
Débarqué
naguère à ta villa d’Hebromagus, il y a déposé ses marchandises ...............
il les transportera
de là sur un bateau …………pour notre usage, à ce qu’il dit. Ne le
tourmente donc pas pour quelques jours d’hospitalité ………… qu’il
parvienne, à l’aide d’un de tes navires, jusqu’au port de la ville, et
qu’il sauve Lucaniacus de la famine de Pérouse et de Sagonte. Si j’obtiens
de toi cette faveur, je t’honorerai de préférence à Cérès ; et tous ces
vieux noms de Triptolème, d’Épiménide, ou de Buzygès le Bullien,
n’auront qu’après le tien leur place en mes hommages car le bienfait alors
viendra de toi.
XXIII.
Ausone à Paulinus, salut.
Ainsi,
Paulinus, nous secouons le joug qu’un juste tempérament nous faisait aimer,
ce joug si léger à subir, si facile à porter ensemble, quand nous marchions
sous les rênes égales d’une douce concorde ; ce joug que, dans une si longue
suite d’années révolues, jamais un bruit menteur, jamais une plainte n’ébranla
; que rien ne put écarter de nous, ni les reproches, ni la colère, ni les méprises,
ni le soupçon, ce mauvais conseiller, qui croit aux fautes qu’il suppose et
sait l’art de leur donner une coupable vraisemblance ; ce joug si paisible et
si doux, que ton père et le mien ont tramé depuis leur naissance jusqu’à
leur vieillesse, et qu’ils ont imposé à leurs pieux héritiers, désirant
qu’il durât jusqu’au jour éloigné qui terminerait leur vie. Et il a duré
tant que l’amitié nous a souri, tant que nous en avons sans peine et sans
effort observé les communs devoirs, qui se suivaient d’eux-mêmes,
et sans être surveillés continuaient leur cours. A ce joug si léger se prêteraient
d’un cou docile les chevaux de Mars, et les féroces coursiers chassés des étables
de Diomède, et ceux qui, rebelles aux rênes nouvelles d’un soleil inconnu,
précipitèrent dans le Pô Phaéthon foudroyé. Cependant nous le secouons,
Paulinus ! Et la faute n’en est pas à tous deux, mais à toi seul. Car pour
moi ce sera toujours un bonheur d’y courber ma tête. Le compagnon de mes
travaux m’abandonne ; et ce qu’on porte si bien à deux doit peser à un
seul, quand son ami lui fait faute. Ce n’est ni le cœur ni les forces qui me
manquent ; mais la condition n’est plus égale quand le fardeau n’est plus
partagé, quand tout le labeur retombe sur celui qui reste, et qu’il subit le
surcroît de la charge de l’autre. Ainsi, un membre corrompu attire la
contagion dans les parties saines du corps humain, et malgré l’exiguïté de
l’endroit malade, toutes les pièces de l’immense assemblage chancellent.
Cependant, dût-il m’écraser, j’accepte le fardeau ; je ne trahirai jamais,
tant que je vivrai, la foi d’une vieille amitié, afin que cette chaste
consolation, gravée dans son souvenir, me rende un jour le compagnon qui m’a
fui. Impie ! Tu aurais séparé Thésée de Pirithoüs ; .tu aurais détaché
Nisus des bras de son Euryale ; tu aurais persuadé à Pylade de fuir et
d’abandonner Oreste, et au Sicilien Damon de manquer à sa parole !
Que
de joie perdue pour le peuple ! Que de vœux déçus pour les gens de bien qui
espéraient tant de bonheur ! Chacun nous abordait en nous félicitant. Ou
parlait déjà de mêler nos deux noms à ceux des antiques modèles d’un âge
meilleur. Pylade était vaincu : nous effacions la gloire du Phrygien Nisus, et
la fidélité de Damon revenant dégager sa parole jurée. Nous donnions de plus
heureux exemples ; on nous comparait au grand Scipion, à Lélius, le sage
vieillard. Nos goûts, nos penchants, qui étaient les mêmes, faisaient
l’admiration de tous, d’autant plus que nous restions égaux, malgré l’inégalité
de l’âge. Je crois que le roi de Pella aurait plus facilement délié ces
courroies du joug fatal, dont un noeud déguisait si bien, dans ses secrets
replis, les deux extrémités. Sans doute nous aurons prononcé quelque grand
mot, et la Rhamnusienne vengeresse traverse nos vœux exagérés. Ainsi jadis,
irritée des triomphes du roi des Arsacides, cette déesse, pour réprimer
d’arrogantes paroles et punir les armes des Mèdes, déjoua les projets de ce
roi, qui voulait élever un monument sur la terre des Cécropides ; et au moment
où elle allait déjà servir de trophée contre les Grecs, Némésis se dressa
d’elle-même déité de l’Attique, aux yeux des Perses vaincus. Pourquoi, déesse,
persécuter à plaisir les premiers noms de Rome ? C’est contre tes Mèdes et
tes Arabes qu’il faut marcher à travers les nuages et les ténèbres du chaos
: que les Romains ignorent tes atteintes. Cherche d’autres amitiés à
combattre, là où ta haine jalouse et ton noir venin divisent les coeurs
ouverts à tes fraudes. Mais Paulinus et Ausone, des hommes que la pourpre sacrée
de Quirinus, que la trabée a vêtus de ses plis dorés, ne doivent point
succomber aux embûches d’une divinité étrangère.
Mais
pourquoi ces plaintes ? Pourquoi accuser la barbarie du monstre oriental ?
C’est l’occident, c’est la rive du Tage, c’est Barcino la Punique, qui
causent mes douleurs ; c’est la cime neigeuse des Pyrénées baignées par
deux mers ; c’est cette lointaine province, qui nous sépare en se prolongeant
par delà les monts, sous un autre soleil, au delà des fleuves et des villes ;
c’est enfin toute cette étendue de ciel et de terre placée entre l’Ana
d’Emérita et le large cours de la Garonne. Que si une étroite limite ne
mettait entre nous qu’un espace supportable
(quoique tout
paraisse loin quand on veut être ensemble), l’affection du moins
rapprocherait les distances, comblerait
l’intervalle par un échange de paroles et des murs de la patrie distinguerait
encore la forme du vêtement et du visage. C’est ainsi que Santonus communique
avec Burdigala, qui
touche elle-même à Aginnum et aux
peuples qui cultivent les champs de l’Aquitaine ; c’est ainsi que la
double Arélas se rapproche à une égale distance des murs de l’alpestre
Vienna et de Narbo, et que toi-même, Narbo Martius, tu corresponds avec Tolosa
aux cinq villes. Si nos cités étaient aussi voisines, je t’embrasserais
alors comme si tu étais à portée de mon cœur, et
le souffle de ma voix irait effleurer ton oreille. Mais ta demeure à présent
est au delà des Alpes, au delà des Pyrénées aux flancs de marbre, dans les
murs de Césarea-Augusta, non loin de Tarraco la Tyrrhénienne, et de Barcino
assise sur une mer féconde en
huîtres. Moi, de leur
triple courant, trois fleuves me
séparent de Burdigala et de la tourbe populaire, et j’occupe mes loisirs
parmi les coteaux où fleurit la vigne,
les champs fertiles
qui sourient au laboureur, et les vertes prairies,
et les bois aux mobiles ombrages, et la société nombreuse d’un
village peuplé, au sein de mes domaines du bourg de Noverus, tous voisins les
uns des autres, et disposés tellement que toute l’année leur température
diffère ; si bien que
pour moi les tièdes hivers n’ont point de glaces, et que, pendant les dévorantes
chaleurs de l’été, de doux Aquilons me soufflent une piquante fraîcheur.
Mais sans toi nulle saison de l’année n’a pour moi de charme : le printemps
fuit pluvieux et sans fleurs ; la Canicule brûle tout de ses feux ; Pomone ne
varie plus les saveurs de l’automne,
et le Verseau attriste l’hiver de ses torrents
de pluie.
Reconnais-tu
ta faute, Pontius bien-aimé ? Car pour moi, ma
foi est sûre ; je garde une immuable vénération à mon Paulinus des anciens
jours, et cet esprit de concorde qui animait mon père et le tien. Si
quelqu’un a pu tendre aisément l’arc d’Ulysse, si un autre que son maître
a pu lancer le frêne d’Achille, la Rhamuusienne aussi, après un si
longtemps, pourra nous désunir. Mais pourquoi semer en de tristes vers de si
lamentables plaintes ? Et pourquoi mon cœur ne penche-t-il pas vers un meilleur
espoir ? Loin de moi cette crainte ! J’ai la ferme confiance que si Dieu le père,
que si le fils de Dieu exaucent les vœux d’une bouche pieuse, tu pourras être
rendu à nos prières ; nous n’aurons pas à pleurer la ruine et le pillage de
la maison du Paulinus d'autrefois, ses royaumes morcelés aux mains de cent maîtres,
à te pleurer toi-même errant au loin par toutes les Espagnes, oubliant tes
vieux amis pour te fier à des étrangers. Accours, ô notre gloire, ô mon
souci le plus cher ! Nos vœux, nos bons présages, nos prières te rappellent :
hâte-toi, pendant que tu es jeune, et que notre vieillesse conserve encore,
pour te fêter, son ancienne vigueur. Et quand donc à mon oreille retentira
cette nouvelle ? “Voici ton Paulinus qui arrive ! Déjà il quitte les cités
neigeuses des Ibères ; déjà il foule les champs des Tarbelles ; déjà il
entre dans Hebromagus ; déjà il traverse les voisins domaines de son frère ;
déjà il descend le courant du fleuve ; déjà il est en vue ; déjà sa proue
est retournée vers le fleuve ; il entre dans son port où se presse la foule,
il devance les flots d’un peuple entier accouru à sa rencontre, il passe
devant sa porte, il vient frapper à la tienne” Le croirai-je ? Ou ceux
qui aiment se forgent-ils des rêves ?
XXIV.
Ausone à Paulinus.
J’avais
pensé que les plaintes de ma dernière lettre auraient
su te fléchir, Paulinus, et
qu’un tendre reproche t’arracherait une parole. Mais non : il semble
qu’un serment sacré t’enchaîne ; tu as juré le plus profond silence, tu
t’es fait une loi de te taire, et tu y persistes ! N’es-tu pas libre ? Et
rougis-tu de voir vivre encore un ami qui conserve sur toi les droits d’un père,
et qui t’oblige aux devoirs d’un fils ? Aux lâches une telle crainte ! Mais
toi, bannis toute frayeur ; et cet usage de recevoir et de rendre un salut,
retiens-le hardiment. Ou si la trahison te menace, si tu redoutes l’importune
censure d’un questionneur, aie recours à la ruse, qui a su voiler plus d’un
mystère. Une femme autrefois, que la cruauté forcenée d’un roi thrace avait
rendue muette, sur un tissu de fil exprima ses douleurs, et confia le forfait à
la toile discrète. Une vierge pudique révéla ses amours à une pomme, et ne
rougit pas d’un aveu que ce fruit devait taire. Le serviteur d’un roi creusa
un trou pour apprendre à la terre la difformité de son maître, et le sol fidèle
cacha longtemps ce secret : le roseau, qu’animait le souffle de la brise, le
chanta dans la suite. Trace des lettres avec du lait : le papier en séchant
retiendra ces caractères toujours invisibles : la cendre chaude les fera reparaître.
Ou bien imite la scytale lacédémonienne : roule autour d’un bâton arrondi
une bande de parchemin, écris dessus tes vers tout d’une suite : déroulée,
elle n’offrira que des signes confus, incohérents et sans ordre, jusqu’à
ce qu’elle soit repliée autour d’un bâton semblable au premier. Je puis
t'apprendre mille moyens de déguiser l’écriture, et te découvrir les
langages secrets des anciens, si tu crains d’être trahi,
Paulinus, si tu
trembles qu’on ne te fasse un crime de notre amitié. Que Tanaquil l’ignore.
Fais peu de cas des autres, mais ne dédaigne pas d’adresser quelques mots à
un père : c’est moi qui t’ai élevé, moi qui fus ton premier maître, moi
qui t’ai le premier procuré les honneurs, moi qui t’ai conduit le premier
dans la compagnie des Muses.
XXV.
Ausone à son Paulinus, salut.
Voici
la quatrième épître, Paulnus, qui te retrace mes plaintes connues, et de ses
doux reproches harcèle ta froideur. Mais en retour nulle page de toi qui me
rende ce pieux devoir ; pas une lettre dont l’heureux début m’apporte la
formule d’un salut. Pourquoi ce refus ? Et comment mon langage a-t-il eu le
malheur de mériter ces superbes dédains et un si long silence ? L’ennemi reçoit
un salut de l’ennemi, bien qu’en termes barbares ; et les mots : “Je te
salue !” arrivent au milieu des armes. Les rochers mêmes répondent à
l’homme, et les antres renvoient la parole qui les frappe. Les bois renvoient
aussi l’image de la voix ; les brisants crient, sur les rivages ; les
ruisseaux donnent leurs murmures ; la haie bourdonne quand l’abeille d’Hybla
la dépouille ; les roseaux de la rive ont une douce mélodie, et la tremblante
chevelure des pins a son langage avec les vents. Chaque fois que l’Eurus léger
incline le feuillage sonore, le chant du Dindyme répond aux forêts du Gargare.
Rien n’est muet dans la nature. Ni l’oiseau des airs, ni le quadrupède ne
se taisent ; le serpent siffle, et les troupeaux des mers soufflent, comme une
faible voix, leur haleine. La cymbale heurtée rend un son, et la scène en rend
un autre sous les pieds des
danseurs. Les tambours mugissent dans les flancs creux de leurs peaux tendues.
Les sistres maréotiques font grand bruit pour fêter Isis. L’airain de Dodone
tinte longtemps chaque fois que, sous le choc des baguettes qui les frappent en
cadence, les bassins dociles répondent par une modulation aux coups qui les ébranlent.
Toi, comme un taciturne habitant de l’Ébalienne Amyclée, ou comme si l’Égyptien
Sigalion avait scellé tes lèvres, Paulinus, tu t’obstines à te taire. Je
comprends ta honte : ta continuelle négligence excuse et caresse son vice ;
comme on rougit d’un si long silence, on n’aime plus à remplir les devoirs
mutuels de l’amitié : ta paresse opiniâtre se complaît dans sa faute. Qui
donc empêche d’écrire simplement ces mots si courts : Bonjour et Adieu, et
de confier au papier ces souhaits de bonheur ? Je ne demande pas une page brodée
d’un long tissu de vers, ou des tablettes chargées de phrases accumulées.
Une seule voyelle servit de réponse aux Lacédémoniens, et ils plurent, même
par un refus, à un roi irrité. Car la brièveté est encore une politesse. On
dit que Pythagore ressuscité l’enseignait ainsi, et quand des parleurs
semaient de mots diffus un langage équivoque, à tout sa seule réponse était
: Oui, ou Non. Voilà la règle certaine du discours : rien n’est plus bref et
plus complet que ces deux mots ; ils confirment ce qui est prouvé, ils
infirment ce qui ne l’est pas. Personne n’a jamais plu en ne parlant pas,
plusieurs, au contraire, en parlant peu. Mais où vais-je ainsi m’égarer
sottement moi-même en ces discours démesurés ? Que ces deux défauts, quoique
bien divers, sont voisins pourtant : toujours dire, et toujours se taire ! Nous
avons tort l’un et l’autre. Et cependant je ne puis me taire, parce que
l’amitié veut être libre et n’accepte aucun joug, parce qu’elle n’aime
point à faire passer la flatterie avant la vérité.
Tu
as donc changé de
sentiments, Paulinus bien-aimé ! Voilà ce
qu’ont produit ces forêts de la Vasconie, ces neigeuses
retraites des Pyrénées,
et l’oubli de notre ciel ! A toi donc mes
justes imprécations, terre d’Ibérie ! Que le Carthaginois te dévaste
! Que le perfide Hannibal te brûle ! Que Sertorius exilé te rapporte la guerre
! Ainsi, cet orgueil de sa patrie et le mien, cet appui du sénat, c’est
Bilbilis, c’est Calagurris attachée à des rochers, qui le posséderont ! Ou
cette Herda qui, du haut de ses ruines couchées sur des monts rocailleux,
contemple dévorée de sécheresse le Sicoris qui roule à ses pieds ! Et
c’est là, Paulinus, que tu transportes ta trabée, et la curule du Latium ; là
que tu enseveliras les honneurs reçus de ta patrie ? Quel est donc l’impie
qui t'a persuadé
d’un si long silence ? Que celui-là jamais ne puisse faire usage de sa voix !
Que nulle joie ne vivifie son âme : que jamais les doux accents des poètes,
les modulations variées d’une tendre élégie, que jamais le cri de la bête
ou la voix des troupeaux, que jamais l’oiseau ne charment son oreille ; que
jamais il n’entende Écho retirée au fond des bois aimés du pasteur, et qui
nous console en répétant nos plaintes ; que, triste et pauvre, il habite les déserts
; qu’il parcoure muet les croupes des cimes alpestres, comme on dit
qu’autrefois, privé de la raison, fuyant les approches et les traces des
hommes, Bellérophon promena ses pas errants dans les lieux solitaires !
Voilà
mes vœux ! Muses, divinités de la Béotie, exaucez cette prière, et rendez le
poète aux Muses du Latium. idylles extraits divers
|