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LIVRE IV
Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer
ECRITE PAR
1. A victoire des Romains ayant un peu apaisé le bruit des armes, & apporté quelque sorte de trêve au milieu de cette guerre, on commença à procéder au jugement de ceux qui étaient accusés d'avoir assassiné Gubaze.[1] Athanase était assis sur un tribunal fort élevé, vêtu d'une robe magnifique, assisté de Greffiers, d’Huissiers, & d'autres Officiers intelligents dans l'ordre des procédures, qui avaient été envoyé de la capitale de l'Empire. Il y avait aussi d'autres ministres qui tenaient à la main des chaînes de fer, des carcans, & le reste des instruments qui servent, ou à garder les prisonniers, ou à leur donner la question. Et certes, ce fut par une résolution toute pleine de prudence, & de sagesse, que l'Empereur commanda que le jugement de cette affaire se fit, avec tant d'appareil, & avec tant de pompe, non seulement afin que les Barbares, admirant la majesté de nos cérémonies, s'accoutumassent à les préférer à celles de leur pays ; mais surtout afin que s'il était justifié que Gubaze eût favorisé le parti des Mèdes, & qu'il eut été tué avec justice, les Colchéens cessassent d'en témoigner tant de douleur, & d'en former tant de plaintes, comme d'une injure tout à fait insupportable ; & que si au contraire les accusés étaient convaincus d'avoir inventé contre lui cette noire calomnie pour avoir un prétexte spécieux de le massacrer, ils fussent plus solennellement condamnés, conduits & proclamés par le héraut, & enfin décapités en présence de toute l'armée, & qu'ainsi le châtiment en fut plus célèbre, & la satisfaction plus entière. Ce Prince si avisé, prévoyait que s'il ordonnait que Jean & Rustique fussent secrètement mis à mort, à la façon des Barbares, les Colchéens ne paraîtraient pas assez hautement vengés, ni les coupables assez sévèrement punis ; au lieu que si la cause était plaidée avec toutes les cérémonies qui sont ordinaires dans les affaires importantes, que les Huissiers passant tantôt d'un côté, & tantôt de l'autre, marquassent aux parties le temps de s’asseoir & d'être debout, de parler, & de se taire & que les Juges écoutassent les Avocats avec un silence plein de gravité, tout cet appareil qui peut sans doute contribuer à rendre la condamnation plus terrible, imprimerait dans l'esprit des Barbares une haute idée de l'action, & leur ferait croire qu'elle surpassent même la qualité de l'accusation, & du crime. Car si la solennité avec laquelle se prononcent les Arrêts, donne quelque sorte de crainte à ceux qui y ont souvent assisté dans Constantinople, ne doit-elle pas remplir d'étonnement & de frayeur, ceux qui n’y sont pas accoutumés ? Je me persuade que ce fut pour ces raisons qu'on voulut tenir dans un lieu aussi inculte, & aussi sauvage que le mont Caucase, une audience aussi célèbre que celle du sénat de Rome, ou de l'Aréopage d'Athènes. Rustique & Jean furent donc amenés de la prison, & placés au côté gauche où doivent être les accusés ; de l'autre côté étaient les plus habiles des Colchéens qui s'étaient chargés de former l'accusation,
2. Ils demandèrent d'abord que la lettre que Jean avait apportée des le commencement de l’affaire aux Chefs de l'armée, de la part de l'empereur, fut lue en présence de tout le monde, ce qui ayant été trouvé raisonnable, celui à qui cette fonction appartenait en fit la lecture à haute voix. En voici les propres termes : Ce que vous nous mandez de Gubaze nous paraît étrange & incroyable ; que violant toutes les lois il se sépare des Chefs de l'armée Romaine avec qui il avait toujours été étroitement uni pour se joindre à des peuples qui sont nos plus irréconciliables ennemis & qui font profession d'une Religion contraire à la sienne ; & tout cela sans que nous lui ayons donné le moindre sujet de mécontentement, & de plainte. La connaissance que nous avons de l'inconstance des choses humaines & de la diversité bizarre des accidents qui peuvent arriver dans le monde, ne nous permet pas de négliger un avis aussi important que le vôtre & de manquer de nous opposer au dessein que Gubaze pourrait avoir pris. Il nous laisse cependant dans une grande inquiétude, & dans une étrange incertitude de la vérité. Il est fâcheux de ne se pouvoir fier à personne & d'être obligé de concevoir des soupçons contre ceux mêmes pour qui on a le plus d'estime & d'inclination. Toutefois, il faut embrasser le sentiment le plus conforme à la nature, qui est celui de la défiance. Qu’afin de ne rien faire avec précipitation & de ne pas exercer d’abord une trop grande sévérité, afin aussi de ne pas agir avec trop de mollesse, par une vaine appréhension de blesser la bienséance, & afin d'éviter tous les sujets de repentir qui pourraient naître de part & d’autre nous pensons ne pouvoir rien faire de plus judicieux que de garder quelque sorte de tempérament en mandant Gubaze à Constantinople. Faites donc en sorte qu’il y vienne, de gré ou de force. Quand il saura votre ordre, s'il se met en défense, & qu'il emploie la violence & les armes pour vous repousser, alors nous aurons une preuve manifeste de sa perfidie & nous ne douterons nullement qu'il ne soit ennemi déclaré de notre Empire. De sorte que si quelqu'un le tue il n'en sera point recherché, & au lieu d'en être puni comme d'un meurtre, il sera loué d'avoir délivré l’Etat d'un factieux, & d'un rebelle. Voila tout ce que contenait la lettre de l'Empereur. Aussitôt les Colchéens ayant reçu d’Athanase la permission de parler, celui d'entre eux qui était chargé de porter la parole dit.
3. Quand nous demeurerions dans le silence, le meurtre qui a été commis publierait assez hautement de quelle peine ses auteurs méritent d'être punis. Mais puisque nos lois ne permettent pas de châtier les crimes les plus manifestes, & les plus atroces sans que la vérité en ait été reconnue dans la lumière de l'audience, nous y paraissons pour faire un récit fidèle de tout ce qui s'est passé. Ainsi nous satisferons à la coutume quoi que par un discours tout simple, destitué des ornements de l’éloquence, & de beaucoup inférieur à la dignité de son sujet. Nous ne saurions nous imaginer de quel prétexte se peuvent couvrir les accusés, & comment ils prétendent se justifier d'avoir mis à mort un si grand homme, qui était uni avec vous par une amitié si étroite, par une alliance si ancienne, par une conformité si parfaite de sentiments, & de mœurs, par la profession de la même religion, & par la communication des plus grands honneurs de l'Empire & d'avoir rendu un si bon office à nos ennemis en nous faisant un si grand outrage ? C'est un Roy qui a été tué, mais un Roy très illustre par l’étendue de son Royaume, par l’éminence de sa dignité, par la grandeur de sa vertu & par la sincérité de l'affection qu’il a toujours fait paraître au peuple Romain avec plus d'ardeur & plus de zèle que n'ont jamais fait les auteurs de sa mort. Il y a maintenant une confusion horrible dans l'état des Colchéens, ou plutôt dans votre Empire, puisque l'Etat des Colchéens en est une partie considérable. Car il est certain que vous n'auriez plus l’avantage de le posséder tout entier si cette partie était ruinée. Cependant ceux qui sont la cause de tous ces maux disent que vous ne devez pas tant considérer l’action qu'ils ont commise quelque atroce quelle paraisse que l'intention qu'ils ont eue, & ils s'efforcent de vous représenter par de fausses subtilités les avantages qui en sont venus, & en même temps ils vous empêchent d’en voir les suites funestes quoiqu'elles soient manifestes, & évidentes. Devant que la cause fût portée a cette audience, ils se sont efforcés de surprendre les esprits par ces mauvais raisonnements. Que s'ils ont encore présentement envie de les proposer qu'ils sachent qu'il n'y a rien de si contraire à l'ordre de la justice ni à la disposition des lois Romaines que de laisser sans châtiment un crime aussi public que ce lui dont il s'agit, & de chercher de vains déguisements pour si tromper soi-même & pour ne pas reconnaître la vérité. Peut-on souffrir que des gens avouent ouvertement qu'ils ont tué Gubaze, & qu'ils soutiennent en même temps par la plus malicieuse de toutes les impostures que sa mort a été utile à l’état ; Le moyen d'accorder des choses si incompatibles ? L'intention peut-elle être bonne si l’action a été mauvaise ? Jamais l'utilité du public n'a consistée dans la contravention aux lois, ni la justice dans la violence. Mais s’il faut examiner le dessein qu'ont eu les accusés, on trouvera qu'il a été pernicieux, & que leur but a été de favoriser les Perses. Ainsi ils-doivent être considérés non comme des citoyens Romains qui méritent d’être traités avec douceur, mais comme les plus irréconciliables de nos ennemis séparés déjà d'avec nous par le droit de la nature qui est un droit éternel, & immuable quoi qu’ils ne le soient pas encore par votre Arrêt. En effet ce n’est pas par la défiance des lieux que l’on reconnaît les ennemis, c'est par les actions, & par la conduite. Quiconque fait ce qui plaît à nos ennemis doit être réputé notre ennemi quand il serait au milieu de nous, quand il combattrait dans nos armées, quand il nous serait uni par le lien le plus étroit de la parenté, & de la nature. Mais les accusés disent que celui qu'ils ont tué n'était pas un ami du peuple Romain, que ce n’était pas un Roy, que c’était un tyran qui était d'intelligence avec les Perses ; ils se sont portés à cet excès de fureur de l'accuser après sa mort de conspiration contre l'Etat. Il est si misérable que de ne pouvoir trouver de sûreté ni de repos dans le tombeau, & d'être réduit a la nécessité de se défendre dans un temps où toute sorte de justification ne lui peut-être que très inutile. Y a-t-il quelque loi, ou parmi vous, ou même parmi les peuples les plus barbares qui permette d'attendre pour intenter une accusation que la condamnation fut prononcée ? Les ennemis de Gubaze se sont rendu ses dénonciateurs, ses juges, & ses bourreaux quoi qu'il fût innocent. Ils lui ont fait souffrir sans connaissance de cause la peine qui n’était due qu’à un coupable. Et maintenant qu'ils ont besoin de faire leur propre apologie ils se présentent pour l’accuser. Ils devaient l’accuser durant sa vie s'ils avaient de bonnes preuves, & non pas avoir recours à une récrimination quand ils sont accusés eux-mêmes. Que si cette conduite était permise nous n'aurions qu’à les tuer présentement, & quand on nous demanderait raison de notre action nous répondrions que nous aurions suivi leur exemple, & que tout notre crime serait de les avoir imités. Ainsi la vengeance que nous tirerions aurait quelque apparence de justice puisqu’elle aurait été provoquée par des injures qui sont connues de tout le monde, & notre défense serait fondée sur la propre conduite de nos ennemis. Mais les lois selon lesquelles nous vivons ne nous donnent pas ce pouvoir ni à aucun particulier. Si chacun entreprenait sur la vie de ses ennemis & que cette licence effrénée devint commune parmi les hommes, vous seriez dépouillés de l’autorité souveraine avec laquelle vous rendez vos jugements, le monde serait rempli de sang, & de meurtres sans que vos soins pussent arrêter un si effroyable désordre & quand vous y voudriez opposer la sévérité des lois, la fureur des vindicatifs préviendrait les ordres de votre justice. Mais les accusés demandent si c’est un grand crime d’avoir tué un traître dont le châtiment rendra les autres alliés du peuple Romain plus sages, & plus modérés. Et ils n’appréhendent point d'avancer que la mort des traîtres est toujours utile à l'Etat quand ceux qui l'ont procurée n'en tireraient aucun avantage. Il y a plutôt lieu de demander si c’est un moyen fort propre pour inspirer des sentiments de modération & de fidélité à vos alliés que de se défaire des plus gens de bien sans avoir aucune preuve qu'ils aient conspiré contre l’Etat. Il serait à craindre qu'ils ne rompissent les traités par lesquels ils sont unis avec vous, s'ils reconnaissaient que vous eussiez quelque part à un attentat si horrible. Ils croiraient que si vous traitiez vos amis avec si peu de justice, avec si peu d'humanité les étrangers avec qui vous ne seriez liés que par la nécessité de vos intérêts n’auraient pas sujet de croire qu'il y eut beaucoup de fidélité & de confiance dans vos paroles & dans vos promesses. Mais nous sommes persuadés que vous n'avez aucune connaissance du dessein des assassins & que vous n'êtes nullement enveloppés dans leur crime. L'action détestable où ils se sont portés n’est pas capable de détruire la réputation dans laquelle vous êtes depuis plusieurs siècles de garder inviolablement les alliances que vous contractez & de vous conduire par les plus justes, & par les plus saintes de toutes les lois. Nous ne doutons point que cette séance n’ait été établie pour conserver la gloire du peuple Romain, & pour faire connaître à toute la terre qu'il est innocent de la violence dont les Colchéens se plaignent. Que s'il restait dans les esprits quelque doute sur ce sujet et que la vérité en fut encore obscurcie par quelque nuage le jugement que vous allez prononcer la découvrirait pleinement & la condamnation que vous porterez incontinent contre les accusés serait avouer à tout le monde que vous ne trahissez jamais vos amis & que vous réprimez toujours les injustes, & les violents. Tous les discours qu'ils emploient sont inutiles pour leur défense, puisque leurs propres actions les condamnent, & qu'ils sont contraints de confesser qu'ils ont massacré Gubaze. La lettre de l'Empereur ordonnait aux Généraux de l'armée d'envoyer Gubaze à Constantinople. Elle leur ordonnait d'employer d'abord les voies de la douceur & de n'avoir recours à la force qu'au cas seulement qu'il se défendît. Elle ne leur permettait de le tuer qu'en cas que la trahison fut toute évidente & que son intelligence avec les ennemis fut manifestement découverte. Eux cependant qui n’étaient pas les généraux de l'armée & qui n'avaient aucun droit de faire ce qu'il leur plairait l'ont tué sans lui parler d'aller à Constantinople sans essayer d'user de la contrainte qui est permise par les lois dans le cas de la rébellion ; enfin sans tenter aucun des moyens par lesquels ils auraient pu reconnaître s'il eût refusé d'obéir à l'ordre de l'Empereur. Après cela ils ont l'impudence de publier qu'ils n'ont rien fait qu'exécuter le commandement de Justinien, eux qui ont combattu son intention, qui par leurs calomnies lui ont tracé de faux portraits de Gubaze, qui par les mouvements particuliers de leur passion ont fait tout le contraire de ce qui leur était prescrit. Et, ce qui est le plus criminel, eux qui ont caché la lettre qu'ils avaient reçue de Constantinople de peur d'être obligés de suivre la conduite qui y était marquée. Y a-t-il un supplice assez sévère pour expier un crime si énorme ? Les injures & les violences sont toujours blâmables & odieuses, mais elles ne le sont jamais tant que quand on les exerce contre un ami qui nous chérit tendrement & qui expose sa vie pour la défense de nos intérêts. Peut-on douter que Gubaze n'ait été l'ami du peuple Romain ? N’a-t-il pas préféré votre alliance à tout ce qui lui a été offert de grand & d'illustre de la part des Perses ? N'a-t-il pas méprisé l'aminé de Chosroès, & refusé les plus hautes dignités de son empire pour tenir un rang bien moins relevé dans le votre ? Lorsque les Mèdes s emparèrent des terres de votre obéissance & que les troupes que vous aviez envoyées au secours ne marchaient qu'à petites journées, ne fut-ce pas lui qui gagna avec une extrême diligence le sommet du mont Caucase, qui y supporta d'horribles fatigues, qui y prit des nourritures plus propres à des bêtes qu'à des hommes plutôt que de s'accommoder avec les ennemis, & de venir goûter dans un palais les plaisirs de la paix ? Enfin n'est-ce pas lui qui n'a jamais appréhendé ni de faire, ni de souffrir aucune chose pour votre service, & pour votre gloire ? C’est toutefois (ô justice ! ô lois où êtes-vous) c’est ce Gubaze qui a conspiré avec les Mèdes, & qui a voulu trahir les Romains, ce grand Prince a été massacré par Rustique & par Jean, les derniers & les plus méprisables de tous les hommes. Quand il aurait été coupable du crime dont on l’accuse, on n’aurait pas dû le mettre à mort comme on a fait. Il aurait fallu qu'il eût été jugé auparavant par le commun Empereur des Romains & des Colchéens avec une maturité pleine de sagesse. Mais comme ces assassins n’avaient aucun sujet de le massacrer, & qu'ils n'y ont été portés que par le mouvement d'une haine inspirée par une ancienne jalousie, ils n'ont consulté ni la justice, ni leur intérêt, ils ont suivi la fureur aveugle de la passion, sans considérer ni les circonstances de leur action ni l'état de nos affaires. Durant une guerre aussi fâcheuse que celle où nous sommes engagés, des hommes prudents auraient taché de gagner l'affection des Nations étrangères par de favorables traitements & par la douceur de leur conduite. Ceux-ci au contraire ont aliéné les esprits des anciens alliés du peuple Romain. Il n'a pas tenu à eux que nous n'ayons passé dans le parti des ennemis. Notre pays est occupé par les Perses, nos lois sont abolies & nous voyons de toutes parts de tristes présages de sédition & de révolte. Le crime qu'ils ont commis & tous ces désordres qu'ils ont causés, les rendent dignes des plus cruels de tous les supplices. Si nous sommes toujours demeurés fermes & confiant dans votre alliance, il n'est pas juste que ces traîtres tirent aucun avantage de notre fidélité, & qu'ils en soient traités avec moins de rigueur que ne méritent leurs attentats.
1. endant que les accusateurs prononcèrent ce discours, les troupes des Colchéens qui étaient présentes, quoi qu'elles n'en pussent pas entendre les paroles, ni en concevoir le sens, secondaient l'accusation autant qu'il leur était possible par la contenance, & par les gestes, & faisaient tantôt paraître de la compassion, & tantôt de l'espérance. Le Juge s'étant un peu arrêté comme pour délibérer, il s'éleva un murmure parmi les soldats, de ce qu'on ne traînait pas encore les accusés au supplice ; mais quand il leur permit de dire ce qu'ils voudraient pour leur défense, alors il se fit un grand bruit par toute l'armée. Toutefois les accusateurs l'ayant aussitôt apaisé par un signe de la main, Rustique s'avança au milieu de l'assemblée avec Jean son frère, & parla en ces termes.
2. La fortune s'est trouvée bien contraire à nos desseins & elle a produit des événements étrangement opposés à nos pensées & à nos intentions. Nous sommes réduits à nous défendre d'une accusation capitale pour un sujet, pour lequel nous devrions recevoir des récompenses. Toutefois ce combat nous est également agréable, & glorieux puisqu’il fera voir à tout le monde que nous avons seuls exterminé un tyran & assuré le repos de l'Empereur. Tellement que si nous sommes condamnés, nous nous soumettrons avec joie à cette fâcheuse nécessité & nous aurons au moins cette satisfaction dans notre malheur de laisser les Romains maîtres des Colchéens, & affranchis de toute autre puissance étrangère. Si nous parlions devant des Perses, nous aurions sujet de nier l'action que nous avons faite, & d'appréhender d'être convaincus ; nous serions en peine de trouver des paroles pour adoucir des Juges qui seraient aigris de ce que nous les aurions frustrés de leurs espérances ; mais puisque celui qui préside à ce jugement est un citoyen Romain, nous n'avons pas besoin de dissimuler ce que nous avons fait, ni de nous justifier de la mort d'un traître & d'un rebelle, devant des personnes qui en ont tiré de notables avantages. Il ne mérite pas qu'on lui donne le nom auguste de Roy puisqu’il l’a démenti par ses actions. Les accusateurs excitent un grand bruit & crient que l'on s’est porté à une entreprise bien hardie quand on a tué un Roy. Ce n’est pas les sceptres ni les autres ornements extérieurs qui donnent cette qualité, elle ne s'acquiert que par l’innocence des mœurs par la modération de l'esprit, & par la justice du gouvernement. si celui que nous avons mis à mort avait ces excellentes qualités, nous avouons que nous sommes coupables d'un grand crime, & que c'est avec raison que nos accusateurs s'élèvent contre nous & qu'ils nous traitent de parricides ; mais s'il ne les avait pas & si au contraire il était possédé d'une ambition furieuse, s'il conspirait avec les Perses pour les rendre maîtres de ce pays, ne valait-il pas mieux le prévenir par une généreuse exécution, que d'attendre par un vain respect de sa dignité qu'il nous eût livré a nos ennemis ? Quand on découvre un piège & qu’on le peut éviter sans se défaire de celui qui l'a dressé, il y aurait de la cruauté à se venger ; mais quand les machines commencent déjà à se remuer, & qu’on se voit prêt d'être accablé sans espérance d'aucun secours, la prudence veut qu'on emploie les plus prompts remèdes & qu'on fasse tous les efforts possibles pour se préserver d'une perte entière. Que les accusateurs se rompent donc les poumons tant qu'il leur plaira à crier au massacre, & au parricide, & qu'ils emploient des exclamations tragiques pour représenter notre action toute nue & dépouillée de toutes ses circonstances ; cela n'empêchera pas que vous ne considériez, avec votre sagesse ordinaire, les raisons qui nous y ont engagé, & que vous ne reconnaissiez la sincérité de nos intentions par la pureté de notre conduite. Quand on voit quelquefois dans les villes des imposteurs, des voleurs, ou d'autres criminels, à qui l’on a coupé la tête, ou les pieds, on ne blâme pas ces châtiment exemplaires, quoi qu'ils semblent contraires aux sentiments de l’humanité, & on ne témoigne pas d'indignation contre les Magistrats qui les ont ordonnés, en les appelant des cruels, & des impies. Quand on fait réflexion sur les crimes que ces gens-là avaient commis, & sur les peines qu'ils avaient méritées, on est bien aise de la sévérité avec laquelle on les a traités. Ce n'est pas en vain que les châtiments sont établis ; ce sont les seuls & les uniques moyens d'arrêter les désordres des hommes. Qu’avons-nous donc fait de si extraordinaire & de si étrange en tuant Gubaze ? En le tuant nous avons tué un traître, & un ennemi. Comme nos accusateurs conçoivent bien la force de ce mot, ils disent qu'il ne convient pas proprement à celui qui est né dans un pays étranger, mais à celui qui étant né parmi nous favorise les desseins des étrangers. Nous croyons aussi bien qu'eux que c'est là la véritable signification de ce terme, & nous la trouvons fort propre à notre sujet. Elle nous plaît autant qu'aux accusateurs, & nous nous en servirons contre eux, pour montrer que Gubaze était l'ennemi de l'Etat. Quand ce point sera une fois bien prouvé, ce sera une suite nécessaire qu'il était permis de le tuer. Tous les Barbares, quoi qu'ils soient sujets des Romains, ne laissent pas de leur être opposés par la diversité de leurs sentiments, par la cruauté de leurs mœurs & par une aversion secrète pour toutes les bonnes lois, ce qui est cause qu'ils aiment les nouveautés & qu'ils cherchent les occasions des changements, & des troubles, ils ne souhaitent rien tant que de se soustraire à notre puissance, pour vivre selon leur caprice, & pour être assurés de l’impunité. Quand cela n'est pas dans leur pouvoir ils tâchent de se fortifier par l'union qu'ils pratiquent avec les autres peuples dont les mœurs sont conformes à leur inclination. Gubaze était tout-à-fait de cette humeur. Il était barbare de naissance & il avait conservé contre nous la défiance qui est si naturelle a ceux de sa Nation, sa haine était montée à un tel point y qu'il ne la pouvait plus simuler ; & après l’avoir longtemps tenue cachée dans le fond de son cœur, il était prêt de la faire éclater par des actes publics d'hostilité. Tandis que nous courions toute sorte de dangers pour nous opposer aux desseins des ennemis, il demeurait en repos avec ses troupes ; il observait avec soin tout ce qui se faisait ; & quand il était évident que nous avions remporté quelque avantage, c’était alors qu'il faisait paraître sa jalousie, & qu'il ravalait par de piquantes railleries le mérite des plus belles actions, en disant que c’était un succès extravagant d'un conseil plein d'imprudence, &en attribuant à la témérité aveugle de la fortune ce qui n’était qu'un effet de notre valeur. Que s'il arrivait quelquefois, comme les affaires des hommes sont sujettes à divers changements, & qu'elles ne demeurent jamais dans un même état que nous reçussions quelque perte, aussitôt il prononçait comme un Juge souverain des événements, qu'il ne fallait pas en accuser la fortune, & qu'il était certain qu’il n'y en avait point d'autre cause que la lâcheté de notre courage, & la témérité de notre conduite. Que si les ennemis remportaient sur nous quelques petits avantages, il ne les imputait pas à la légèreté, ni à l’inconstance & à l'aveuglement du fort, il les publiait à l'instant, il les mandait aux armées des Perses, en faveur desquels il entretenait tant de cabales, & il supportait tant de fatigues. Il dépêchait des courriers pour en porter la nouvelle en Ibérie, aux Alains, aux Sufanes, à ceux qui habitent le sommet du mont Caucase, & à d'autres peuples encore plus reculés, & il l'eût fait savoir, s'il lui eut été possible à toute la terre. Ses lettres contenaient que les Romains étaient de pitoyables soldats & qu’ils avaient été battus par les Barbares. En cela son intention n’était pas seulement de décrier le peuple Romain quoi que cela seul eût été suffisant pour le faire déclarer criminel, & ennemi de l'Etat : mais le but principal qu’il se proposait, était de ruiner dans l'esprit des Nations étrangères la haute réputation que l’Empereur y possède de triomphant, & d'invincible & de changer en mépris & en insolence l'admiration & la crainte quelles ont de ses armes. Celui qui fait toutes ces choses doit-il être pris pour un ennemi ou bien comme prétendent les accusateurs pour un ami ; pour un allié, pour un Roy ? On reconnaît les amis, & les ennemis par la diversité des sentiments qu'ils font paraître dans les occasions importantes. Après que nous avons montré que Gubaze s'affligeait de nos victoires, & qu'il se réjouissait de nos pertes, n’est-ce pas en vain que ces Barbares implorent le secours des lois Romaines, qui punissent du dernier supplice ceux qui troublent la tranquillité de l'Etat ? Mais omettons, s'il vous plaît les conjectures & les raisons qui ne font peut-être que vraisemblables & suivons les traces que nous trouvons marquées dans les circonstances des choses qui se sont passées. Les Perses tenaient Onogure qui est un petit fort démembré du territoire d'Archeopole. C’était pour nous une honte insupportable que les ennemis fussent maîtres d'une place au milieu de notre pays. L’avis du conseil de guerre était d'attaquer leur garnison avec toutes nos forces, afin de nous délivrer de ses courses. Nous avions besoin pour cet effet des troupes des Colchéens, non seulement afin qu'ils nous montrassent les chemins qu'ils savaient beaucoup mieux que nous, mais aussi afin qu'ils nous aidassent à soutenir le choc des assiégés qui devaient fondre d'un lieu avantageux & à repousser les autres qui pourraient venir du côté de Muchirise. Que devaient faire en cette occasion les gens de commandement ? Il semble qu'ils devaient demander du secours au Chef de la Nation & lui représenter les raisons qu’il y avait de l’accorder. C'est aussi ce qu'ils firent. Mais lui comme un tyran qui n’a point d'autre loi que son caprice, le refusa & ne daigna pas seulement apporter une excuse honnête de fin refus : il se contenta de les renvoyer avec une fierté peu convenable à un allié qui recevait le paiement de ses services. Davantage il s’emporte de colère & il les charge d’outrages, comme si ces traitements injurieux eussent été des preuves de son grand courage ou des marques de sa royale puissance. Il dit ouvertement qu’ils avaient ruiné les affaires de l’Empire par leur imprudence. Après cela fallait-il attendre. Fallait il chercher de plus fortes preuves ? Fallait-il lui montrer la lettre par laquelle l’Empereur mandait qu’on l’envoyât à Constantinople, dans le temps même qu'on ne pouvait obtenir de lui qu’il nous accompagne devant un fort qui était tout roche ? Eussions nous pu envoyer à la ville capitale de l’Empire une personne tellement animée de haine contre nous sans exciter un désordre horrible sans remplir le pays de sang & de meurtres, sans l'engager dans une révolte manifeste, & sans donner lieu aux irruptions des Perses, toute la Nation étant merveilleusement portée au tumulte vu que les rebelles avaient un lieu de retraite, & de sûreté, au lieu que délivrant l’Etat du Chef de la rébellion nous avons si heureusement étouffé la source de tous les malheurs dont nous étions menacés, que maintenant on a peine d'en reconnaître le moindre vestige. Que nos accusateurs cessent donc de produire la lettre de l’Empereur, & de nous reprocher de n'avoir pas suivi les ordres qu'elle contenait, Car y a-t-il quelqu'un qui ne voie clairement que quand l'Empereur a mandé qu'on l'envoyât à Constantinople, il n’avait point d'autre intention que de fonder s'il obéirait volontairement ? Le mépris avec lequel il avait refusé le secours qu'il lui était facile d'accorder nous empêcha de lui proposer un voyage où il y avait de grandes difficultés, & la connaissance certaine que nous avions de la résolution où il était de ne point obéir, nous obligea de venir aux derniers remettes pour arrêter un mal qui était extrême. Il y a des moments destinés à l'exécution des grandes entreprises qu'il est impossible de recouvrer quand on les a une fois perdus. Que restait-il donc si ce n’est ce que disent les accusateurs de faire un procès à Gubaze, de former une vaine contestation devant des Juges, & de perdre dans un combat de paroles le temps & l’occasion de pourvoir à la sûreté de l'Etat ? Quand nous l'eussions voulu faire, les Perses qui étaient tout proche, & qui étaient prêts de s'emparer par la participation de ce traître du pays des Colchéens ne nous l'eussent pas permis. Après que nous avons fait voir par tant de preuves que Gubaze était l'ennemi des Romains, & qu’il méditait des desseins de rébellion & de révolte, je pense qu’il n'importe pas beaucoup qu’il ait été tué par nous ou par d'autres. L'amour de la patrie n'est pas propre aux généraux d'armée, & aux Capitaines, les moindres particuliers ont droit de s'intéresser dans sa conservation & de contribuer de tout leur possible au bien commun. C'est pourquoi si nous paraissons infâmes, & détestables au jugement de ceux qui se sont chargés de nous accuser, nous ne laissons pas d’être très fidèles à l'Empereur, très affectionnés au peuple Romain, & très capables de réprimer les perfides, & les traîtres. Que s'il est nécessaire d'ajouter encore quelque chose pour notre défense, nous dirons que nous n’avons pas entrepris l'action généreuse dont on nous fait un crime sans la participation de Martin.
3. Après que Rustique eut achevé ce discours, Athanase qui l'avait toujours écouté patiemment, tint deux conseils différents, dans lesquels ayant examiné l'affaire avec un soin particulier, il reconnut clairement que Gubaze n'avait nullement été coupable de trahison, que sa mort était un attentat commis contre toutes les lois, que le refus qu'il avait fait de marcher avec ses troupes vers le sort d'Onogure n'était point une marque d'intelligence avec les Mèdes, mais seulement un effet de l'indignation qu'il avait conçue contre les Chefs, qui avaient laissé perdre ce fort par leur lâcheté. Ayant considéré toutes ces circonstances avec beaucoup d'attention, il fut d'avis d'écrire à l'Empereur, que Martin se trouvait enveloppé dans l'accusation. Mais à l'égard des deux autres qui avaient confessé le meurtre, il rendit contre eux par écrit une sentence par laquelle il les condamna à avoir la tête tranchée. Ce fut un spectacle qui parut grand, & terrible aux Colchéens de voir les condamnés montés sur des mules, & conduits par toutes les rues, tandis que le Héraut publiait d'une voix épouvantable, que l'on apprît par leur exemple à respecter les lois, & à s'abstenir des meurtres. Après qu'on leur eut tranché la tête la vue de leur supplice changea l'indignation en pitié.
1. U reste les Colchéens demeurèrent fermes & constants comme auparavant dans l'alliance des Romains ; ensuite les troupes entrèrent en garnison dans les villes, & dans les autres places qui leur avaient été marquées.
En ce même temps les députés des Misimiens arrivèrent en Ibérie, pour informer Nacoragan de ce qui s'était passé entre eux, & Sotérique. Mais ils lui déguisèrent artificieusement la vérité, en disant que depuis qu'ils s'étaient déclarés en faveur des Perses, ils avaient reçu toute sorte d'injures des Colchéens, & des Romains. Que Sotérique était venu en leur pays en apparence pour distribuer de l'argent aux troupes, mais en effet pour pratiquer la ruine de leur Nation. Ils ajoutèrent, que dans une si fâcheuse conjoncture ils avaient été réduits, ou à se laisser opprimer, ou pour éviter l'oppression à se mettre en danger de passer dans l'esprit de quelques-uns pour des emportés, & des violents. Qu’ils avaient pris la résolution la plus naturelle, & la plus juste qui était de maintenir leurs droits, & leur liberté, & de préférer leur conservation aux bruits vagues & confus de la renommée. Qu'ils s'étaient défaits de Sotérique, & de ses gens par la nécessité de repousser sa violence qui leur était faite, & surtout par le désir d'entrer dans l'alliance des Perses, & de leur donner d'abord une preuve illustre de la fidélité avec laquelle ils voulaient y demeurer. Que comme les Romains irrités de cette séparation, & de la perte de leurs troupes ne manqueraient pas de faire leurs efforts pour se venger, il était de sa générosité de les protéger, de conserver un pays qui serait toujours soumis à ses ordres, & de ne pas laisser opprimer une Nation capable de contribuer à sa gloire. Que parmi eux il y avait des hommes habiles dans l’art de la guerre, que leur pays situé au dessus de celui des Colchéens fournirait des postes avantageux pour faire des courses, & pour tondre sur les ennemis.
Nacoragan écouta favorablement ce discours, loua le changement des Misimiens, & renvoya leurs députés avec assurance de les assister dans toutes les occasions. Quand ils furent retournés en leur pays, ils y rapportèrent la réponse qu'ils avaient reçue, & y remplirent les esprits d’espérance & de joie.
2. Au commencement du printemps les Chefs des Romains ayant tenu conseil de guerre résolurent de marcher contre les Misimiens. Busez & Justin furent laissés dans l’île pour la garder, & pour y pourvoir à tout ce qui serait nécessaire. Les troupes que l’on envoyait à la guerre, faisaient environ quatre mille hommes, tant de cavalerie que d'infanterie. Parmi ces troupes étaient Maxence, & Théodore, tous deux bons hommes de guerre : le dernier conduisait les Tzaniens. Martin devait bientôt arriver pour prendre le commandement. Mais tandis que l'on passait par les terres des alliés de l'Empire, il fut déféré à Barase Arménien, & à Farsante Colchéen, qui ne surpassaient nullement les autres en expérience, ni en courage. Barase n'avait eu aucune charge. Farsante avait celle de Capitaine des Gardes du Roy des Laziens. Mais ni l'un ni l'autre n'avait assez d'estime de sa personne, & de son mérite pour oser commander avec vigueur. Cette armée entra dans le pays des Apsiliens durant les plus grandes chaleurs, & elle y trouva de l'obstacle de la part des Perses qui s'y étaient assemblés. Car sur l'avis qu'ils eurent que les Romains préparaient leurs troupes, à dessein de marcher contre les Misimiens, ils partirent d’Ibérie, & des forts qui sont aux environs de Muchirise, pour s'emparer des passages & des postes avantageux, & pour secourir ces nouveaux alliés. Cela obligea les Romains de demeurer autour des forts du pays des Apsiliens, de gagner le temps, & de laisser passer la saison de la moisson : car ils croyaient qu'il y aurait beaucoup plus de témérité que de valeur de hasarder de combattre des Perses & les Mimisiens joints ensemble. Ainsi les deux armées ne faisaient rien autre chose que de se tenir en repos, & de s'observer.
3. Les Perses avaient parmi eux des Huns Sabiriens soudoyés. Cette Nation est nombreuse, & puissante, ton accoutumée à la guerre & au pillage : elle va volontiers dans les pays étrangers quand elle y est attirée par l’espérance de la solde, & du butin. C’est pourquoi elle change souvent de parti, & elle combat tantôt pour l'un, & tantôt pour l'autre : tantôt pour les Romains contre les Perses, & tantôt pour les Perses contre les Romains. Ils portaient les armes pour les Romains lorsqu'ils défirent les Dilimnites qui les étaient venus attaquer durant la nuit, comme nous l'avons rapporté. Quand cette guerre-là fut terminée, les Romains leur payèrent les sommes dont ils étaient convenus & à l'instant ils s'allièrent avec les Perses dont peu auparavant ils avaient été les ennemis, soit que ce fussent les mêmes soldats qui les avaient défaits, ou d'autres, au moins est-il constant que c'étaient des Sabiriens choisis entre toute leur Nation pour secourir les Perses dans cette guerre.
4. Il y en avait cinq cents campés à découvert assez loin de l'armée, où ils faisaient mauvaise garde, & ou ils vivaient avec peu de discipline. Maxence & Théodore en ayant eu avis envoyèrent contre eux trois cents hommes de cavalerie, qui entourèrent le mur, qui était si bas qu'un homme à cheval voyait aisément par-dessus, & qui accablèrent de tous côtés ces Barbares avec des flèches, avec des traits, & avec des pierres. Les Sabiriens troublés d'une surprise si imprévue, & s'imaginant que le nombre des assaillants était plus grand qu'il n'était en effet, n'eurent ni la hardiesse de se descendre, ni le moyen de se sauver. Ainsi ils furent tous tués à la réserve de quarante, qui ayant sauté par dessus le mur se retirèrent dans un bois qui était fort proche, où les Romains ne laissèrent pas de les poursuivre. Du moment que les Perses apprirent cette nouvelle, ils détachèrent deux mille hommes de Cavalerie : mais les Romains cédant au nombre, & se contentant de l'exploit qu'ils venaient de faire, se retirèrent dans le fort d’où ils étaient partis, fâchés seulement de l'accident arrivé à Maxence, qui avait reçu une blessure dangereuse d’un Barbare, qui s'était mis en embuscade dans la forêt. Il fut mis dans sa litière, & préservé des mains des ennemis contre toute sorte d'espérance. Ses gardes se hâtaient de le porter avant qu'ils fussent investis. Cependant les Romains fuyaient d'un autre côté pour y attirer les ennemis, & pour donner à ceux qui le portaient le loisir de le mettre dans le sort.
1. U même temps Justin fils de Germain, Xp, envoya de liste contre Rodopole, un de ses Capitaines, nommé Elminsur, Hun de nation, avec deux mille chevaux ; c'est une petite ville de Colchide, qui pour lors était tenue par les Perses, ayant été prise longtemps auparavant par Mermeroës, qui y avoir laissé garnison. Je ne rapporterai rien de ce qui se passa en cette occasion, parce qu'il a été écrit amplement par Procope. Elminsur y étant arrivé, y trouva la fortune favorable à ses desseins. La garnison était hors de la place, les habitants dispersés en divers endroits ; de sorte qu'il y entra sans aucun obstacle, & qu'il la réduisit à son obéissance. Il saccagea tout le pays circonvoisin, passa au fil de l'épée tous les Perses qui s'y trouvèrent ; mais il permit aux habitants de demeurer dans leurs maisons, parce qu'il savait que ce n'était que par la crainte, & contre leur propre inclination qu'ils avaient suivi le parti des ennemis. Il voulut néanmoins qu'ils lui donnassent des otages pour gage de leur fidélité, & ensuite il établit tous les ordres nécessaires ; ainsi Rodopole fut remise dans son premier état, c'est à dire sous les lois, & sous la puissance de l'Empire Romain.
2. Tout le reste de l'été il ne se passa rien qui soit digne d'être remarqué. Quand le froid commença, les Perses se retirèrent vers l'Ibérie, & vers le fort de Cotese, & quittèrent la pensée de secourir les Misimiens. Car ils n'ont point accoutumé de se tenir hors de leur pays durant l'hiver, ni de supporter durant une si fâcheuse saison les fatigues de la guerre.
3. Les Romains délivrés des embuscades des Perses continuèrent leur marche contre les Misimiens. Quand ils furent arrivés au fort nomme Tibeleon qui fait la séparation des terres de ces derniers peuples d'avec celles des Apsiliens, ils y trouvèrent Martin qui était venu pour les commander. Mais il en fut empêché par une fâcheuse maladie qui lui survint, & qui l'obligea de séjourner là quelque temps, & de se retirer ensuite dans le pays des Colchéens. Cependant l'armée continua sa marche sous la conduite des mêmes Chefs qui crurent devoir, avant toutes choses, sonder la disposition des Misimiens, pour voir s'ils prendraient d'eux-mêmes une sage résolution de témoigner du regret de leur crime, de se remettre sous l'obéissance de leurs légitimes souverains, & de restituer ce qu'ils avaient enlevé à Sotérique. Ils leur envoyèrent pour cet effet quelques personnages des plus remarquables de la Nation des Apsiliens. Mais ces malheureux, ces abominables, ces infâmes, enfin ces hommes dignes de toutes les autres épithètes qu'une juste indignation peut inspirer, furent si éloignés de sortir de leur fureur, & de réparer leurs attentats, que foulant aux pies le droit commun de tous les peuples ils massacrèrent les Ambassadeurs, quoi qu'Apsiliens de nation, quoi que leurs voisins, & leurs alliés, quoi que non suspects d'avoir contribué aux injures qu'ils croyaient avoir reçues des Romains & de Sotérique, quoi qu'ils ne leur fissent qu'une remontrance toute pleine de modération, & d'équité pour les porter à la paix, & au bien commun. Ainsi s’étant engagés d'abord par une brutalité aveugle à des actions inhumaines, & cruelles, ils les couronnèrent par les plus horribles, & par les plus détestables de tous les excès. La hardiesse qu'ils eurent de les commettre dans un temps où ils n'espéraient plus de secours de la part des Perses procédait de la confiance que leur donnait l'assiette de leur pays dont ils s'assuraient que les Romains ne pourraient jamais surmonter les difficultés.
4. Il est couvert, & défendu d'une montagne qui quoi qu'elle ne soit pas extrêmement haute, ne laisse pas d'être fort droite, & escarpée de toutes parts. Il n'y a qu'un chemin au milieu si étroit qu'à peine un homme seul, & des plus hardis y peut passer, & qu'un seul qui serait en haut en défendrait aisément l'entrée à un grand nombre de gens quand même ils seraient armés à la légère comme on dit que le sont les Isauriens. L'avantage de cette situation augmentait l'orgueil, & la présomption des Barbares.
5. Quand les Romains apprirent le massacre des Ambassadeurs, ils en conçurent une indignation extrême, & s'emparèrent du sommet de la montagne sans aucun obstacle & avec une vitesse incroyable, ils y avaient déjà rangé leurs troupes avant que les ennemis eussent songé à leur boucher le passage. Ceux-ci se voyant frustrés de leur vaine confiance, brûlèrent tous les forts qu'ils ne pouvaient garder, & se renfermèrent dans celui qu'ils croyaient le plus capable de résister. De tout temps on l’a appelé Tzacar, mais il a été surnommé de fer, parce qu'on pensait qu'il fût imprenable.
1. uarante hommes de Cavalerie, & quelques autres de l'infanterie Romaine tous gens d'élite, & qui avaient commandé dans les armées, s'étant trouvés séparés du reste des troupes furent rencontrés par six cens Misimiens, tant de cavalerie que d'infanterie, qui à cause de leur nombre s'imaginaient qu'il leur serait facile de les envelopper, & de les défaire. Mais ils gagnèrent adroitement une petite hauteur, & se comportèrent en gens de cœur. Le combat fut extrêmement échauffé, & demeura longtemps douteux, ceux-là tâchant d'enfermer les Romains, & ceux-ci rompant quelquefois avec violence les rangs de leurs ennemis, & d'autres fois se retirant en bon ordre. Sur ces entrefaites l'armée Romaine parut au haut d'une petite colline. Les Barbares croyant que tout ce qui s'était passé n'était qu'un piège qu'on leur avait tendu, prirent la fuite. Mais ils furent vivement poursuivis par les Romains qui s'étaient déjà joints tous ensemble, de sorte qu'il se fit un grand massacre, & qu'il n'en échappa que quatre-vingt.
2. Cette journée eût été la dernière de la guerre, si les Romains eussent attaqué le fort dans l'épouvante ou étaient les Barbares & s'ils l'eussent pressé avec une ardeur pareille à celle avec laquelle ils avaient donné la chasse aux fuyards. Mais ils ne firent aucun autre exploit remarquable, parce que les Chefs n'avaient ni réputation, ni mérite, & qu'ils ne surpassaient les soldats ni en prudence, ni en courage & parce que tous se tenant égaux, ils étaient plus prêts de commander que d'obéir, & que chacun prenait la licence de mépriser les ordres des autres. La diversité des avis était cause que tout ce qui se proposait demeurait sans exécution. Ceux dont on n'avait pas suivi le sentiment se comportaient lâchement dans l’occasion, & se réjouissaient du mauvais succès, l'attribuant au mépris qu'on avait fait de leurs conseils. Les choses étant en cet état les Romains se campèrent plus loin que ne devaient faire des assiégeants, & ils commencèrent à s'abandonner à l'oisiveté, & à négliger les principaux devoirs de la discipline militaire ; partant plus tard, & revenant plutôt qu'il ne fallait lorsqu'ils faisaient quelque entreprise.
3. Quand cela fut venu à la connaissance de Martin, il envoya en diligence un General pour commander l’année. Il se nommait Jean, & avait été surnommé Dacnan. Il était de Cappadoce, & avait été honoré d'une charge de Prêteur. Peu auparavant il avait été dépêché par Justinien vers les Colchéens, pour lui mander tout ce qui se passait dans ces pays-là, & pour distribuer les récompenses à ceux qui s'étaient signalés dans les occasions importantes. Du moment qu'il fut arrivé au camp il conduisit les troupes devant le fort, travailla au siège sans relâche, & fit tout son possible pour incommoder ceux des ennemis qui s'étaient logés hors l'enceinte des murailles. Car il y avait beaucoup de maisons bâties au dehors sur un rocher escarpé, & bordé de précipices, ce qui paraissait entièrement inaccessible à ceux qui n'étaient pas accoutumés d'y monter. Toutefois ceux du pays en descendaient par un chemin dérobé lorsqu’il leur était nécessaire, & remontaient, quoi qu'avec beaucoup de peines. Au bas coulait une source où ils puisaient l'eau pour boire. Ils ne se hasardaient pas toutefois alors d'y descendre durant le jour, mais seulement durant la nuit, à cause que les Romains faisaient bonne garde.
4. Comme ils y vinrent une fois, ils furent aperçus par un soldat isaurien de nation nommé Illus qui était en sentinelle, & qui les ayant laissé remplir leurs cruches les suivit de loin lorsqu'ils remontèrent, & monta après eux jusqu'au haut du rocher, considéra l'assiette du lieu autant qu'il lui fût possible dans les ténèbres, remarqua que l'avenue n'était gardée que par huit soldats, & revint par le même chemin dire tout ce qu'il avait découvert au General qui en fut fort aise, & qui ayant choisi cent soldats des plus hardis, & des plus vaillants, les envoya la nuit suivante pour reconnaître le lieu, & pour y monter si l'occasion le permettait. Il leur commanda aussi de sonner de la trompette lorsqu'ils seraient arrivés au haut, afin qu'en même temps les troupes battissent la muraille, & que les ennemis attaqués de toutes parts eussent plus de peine à se défendre. Illus marchait le premier, se conduisait ses compagnons par le chemin où il avait déjà passe. Siper garde de Marcellin le suivait de près. Apres lui allait Léonce fils de Dabragas. Ensuite Théodore Capitaine des Tzaniens & ainsi tous les autres. Quand ils eurent fait environ la moitié du chemin, les plus avancés aperçurent le feu du corps de garde, & les soldats qui étaient couchés. De huit qu'ils étaient il y en avait sept qui dormaient profondément, un seul appuyé sur son coude semblait combattre avec le sommeil, tantôt s'en laissant abattre, & tantôt faisant quelque effort pour se relever. Cependant Léonce glissa dans un bourbier, & étant tombé en arrière rompit son bouclier. Le bruit qu'il fit en tombant éveilla tous les soldats qui étaient de garde, de sorte qu'ils se levèrent, qu'ils tirèrent aussitôt leurs épées, & qu'ils se mirent à regarder de tous côtés. Mais la lumière du feu qui les environnait les empêchait de découvrir les Romains qui étaient dans l'obscurité, & l'assoupissement qui leur restait encore après le sommeil ne leur permettait pas de distinguer clairement si le bruit qui les avait éveillés procédait de la chute des armes, ou d'une autre cause. Les Romains observèrent avec une grande attention ce qui se passait, ne dirent pas une parole, & se tinrent aussi fermes dans la place où ils se trouvèrent que s'ils y eussent été attachés. L'un s'attacha à un rocher, l'autre se prit à un buisson, & ils gardèrent tous un merveilleux silence, n'osant presque respirer ; autrement ils eussent été découverts, & peut-être écrasés par quelque pierre qu'il eût été facile aux Barbares de rouler sur eux. Surtout j'admire comment ils purent convenir tous de ce qu'ils devaient faire dans un moment si périlleux, sans toutefois prononcer la moindre parole pour en donner, ou pour en recevoir les ordres. Les soldats qui étaient en garde ne se doutant plus d'aucun danger, se laissèrent aller une seconde fois au sommeil. A l'instant les Romains s'étant jetés sur eux les tuèrent, & même celui qui la première fois était à demi-éveillé. Ensuite ils s'approchèrent des maisons & sonnèrent de la trompette.
1. es Misimiens, ne sachant d'où pouvait venir ce bruit-là se levèrent promptement, & se mirent en état de se défendre. Ceux qui voulurent hasarder de sortir de leurs maisons furent tués sur le pas de la porte. Les femmes qui vinrent en foule dans les rues & qui les remplirent de cris, furent massacrées sans aucun respect de leur sexe, & portèrent une peine qui n'était due qu'à leurs maris. Une des plus qualifiées qui se faisait remarquer entre toutes les autres par un flambeau qu'elle tenait allumé, reçut un coup de flèche dans le ventre, dont elle mourut à l'instant. Un soldat prit le flambeau, & mit le feu aux maisons, qui n'étant que de bois, & couvertes seulement de paille, furent en peu de temps réduites en cendre. La flamme s'éleva si haut que l'embrasement fut aperçu par les Apsiliens, & par d'autres peuples encore plus éloignés. Ce fut alors que les Barbares périrent encore plus misérablement, & en plus grand nombre. Ceux qui demeurèrent dans les maisons, y furent consumés par le feu, ou étouffés par la fumée : ceux qui en voulurent sortir furent tous passés au fil de l'épée. Plusieurs enfants qui dans la faiblesse de leur âge imploraient le secours de leurs mères, furent impitoyablement massacrés. Les uns furent brisés contre des rochers d'autres furent jetés en l'air comme par une sorte de divertissement & de jeu, & quand ils retombaient par leur propre poids ils furent reçus sur la pointe des lances, & percés de part en part.
2. Il faut avouer que la colère & la vengeance dont les Romains étaient animés contre les Misimiens à cause des attentats qu'ils avaient commis en la personne de Sotérique, & en celle des Ambassadeurs, pouvaient avoir quelque sorte de justice, mais les cruautés qu'ils exercèrent contre des enfants, qui certainement étaient innocents des crimes de leurs pères, ne se peuvent excuser. Il est vrai aussi qu'elles ne demeurèrent pas longtemps sans être punies. Car après avoir passé toute la nuit dans ces massacres abominables ils se couchèrent croyant avoir désolé tout le pays, & n'avoir plus d'ennemis à craindre. Mais lorsqu'ils y pensaient le moins cinq cents Misimiens bien armés sortirent du fort, les chargèrent avec une extrême furie, en tuèrent un grand nombre, & mirent les autres en déroute, de sorte qu'ils se jetaient du haut des rochers. Ainsi ceux qui se sauvèrent retournèrent tout pleins de blessures, que leurs chutes, ou les armes de leurs ennemis leur avaient faites. Depuis il ne leur prit plus envie de grimper sur ce rocher : ils longèrent seulement à remplir le fossé, & à saper la muraille. Pour cet effet ils élevèrent quelques petits forts pour être à couvert durant qu'ils tireraient sur l'ennemi, & qu'ils feraient leur possible pour l'incommoder, & pour le réduire.
2. Quoi que les assiégés fussent extrêmement pressés, ils ne laissaient pas toutefois de se défendre. Quelques-uns d'entre eux s'étant mis sous une tortue pour aller ruiner les travaux des Romains, un soldat sclavon nommé Suarunas jeta si à propos son javelot contre celui qui était le plus découvert, qu'il le blessa à mort. Le blessé tombant du coup qu'il avait reçu fit aussi tomber la machine de sorte que tous les soldats qui étaient dessous demeurèrent exposés aux traits des Romains. Il y en eut un qui s'étant enfui, & étant déjà arrivé à la petite porte du fort fut tué sur le pas, tellement qu'il tomba mort moitié dedans, & moitié dehors. Les Misimiens prenant cet accident pour un présage funeste des malheureux succès dont ils étaient menacés & d'ailleurs étant lassés des longues fatigues qu'ils avaient souffertes, & fâchés d'avoir excité jusqu'à un tel point l'indignation des Romains, considérant aussi que le secours promis par les Perses n'arrivait point, & que d'eux-mêmes ils étaient trop faibles pour continuer la guerre contre un si puissant ennemi députèrent vers Jean des Ambassadeurs, pour le supplier de ne pas ruiner entièrement une Nation qui était sujette à l'Empire Romain depuis une longue suite d'années, qui faisait profession d'une même Religion, & qui avait de la souffert un assez grand châtiment pour une faute ou elle n'était tombée que par imprudence, & pour le prier de considérer qu'ils n'étaient pas tout à fait indignes de ressentir quelque effet de sa clémence, après avoir été punis par la perte de leurs maisons, par la mort de plus de cinq mille hommes, par le massacre d'un grand nombre de femmes, & d'enfants, & par la destruction presque générale de leurs forces. Jean reçut favorablement leurs soumissions, tant parce qu'il était las de fatiguer si longtemps ses troupes dans un pays extrêmement stérile & incommode pour le froid, que parce qu'il jugeait que ces Barbares n'avaient été que trop sévèrement punis. Ainsi il reçut leurs otages, tout ce qu'ils avaient pris à Sotérique, & les deniers de l'Empereur, qui montaient à la somme de deux millions huit mille huit cents écus d'or, & au reste leur permit d'habiter leur pays, & d'y vivre comme auparavant. Il ramena après cela en Colchide son armée toute chargée de gloire & diminuée de trente soldats seulement.
1. 'Empereur déposa Martin bientôt après, & établit en sa place Justin, fils de Germain, pour commander toutes les troupes de Colchide & d'Arménie. Il y avait déjà longtemps qu'il le fâchait de laisser le commandement entre les mains d'une personne qui avait eu part à l'assassinat de Gubaze : mais il avait dissimulé son sentiment durant les désordres de la guerre durant lesquels il eût été dangereux de changer de Général, & surtout de déposer Martin qui était agréable aux soldats à cause de sa longue expérience, & de la rare capacité avec laquelle il donnait les ordres nécessaires. Je crois aussi que son mérite lui sauva la vie, & que sans cela il eût été puni du même supplice que Jean & que Rustique. Le Prince relâcha quelque chose de la rigueur de la loi en faveur de sa personne, & par quelque sorte de respect de ses victoires, se contentant de le dépouiller de l'autorité de commander, & de le réduire à une condition privée. Ainsi il le déposa lorsque le bruit des armes fut un peu cessé & que les Perses commencèrent à se tenir en repos. Et ayant mandé à Justin qui était son proche parent, & dont le nom était déjà célèbre dans les armées, il lui donna le commandement, & l'envoya en Colchide pour y disposer de toutes choses comme il le jugerait à propos.
2. Il y avait à sa suite un Africain nommé Jean, homme d'une naissance obscure, & qui d'une extrême pauvreté qui l'avait contraint à suivre les soldats, & à leur rendre les plus vils de tous les services, passa en peu de temps à de grandes richesses, & s'éleva à une haute fortune. Il se fit connaître à Justin par diverses inventions dont il fut auteur. Car c'était un fourbe adroit qui ne refusait pas de s'abaisser aux métiers les plus infâmes quand ils lui pouvaient être utiles. Entre autres choses il lui demanda une certaine somme d'argent, à condition de lui fournir toutes les provisions nécessaires pour la subsistance de sa maison, & de lui rendre dans un temps préfix la somme entière & l'intérêt. Justin accepta cette proposition quoi qu'elle parût d'abord vaine, & frauduleuse, & qu'elle ne pût être exécutée que par des injustices, par des violences, & par la ruine entière de divers particuliers. Ainsi cet imposteur ayant reçu une pleine liberté de faire tout ce qu'il lui plairait, alla dans les bourgs & dans les villages de l'obéissance de l'Empire par où les gens de guerre devaient passer. Quand il en avait assemblé les habitants, & qu'il voyait qu'ils n'avaient pas beaucoup de bœufs, il leur déclarait que l'armée en avait besoin, & en même temps il leur montrait de l'or, & de l'argent pour en payer le prix. Quand ces pauvres gens lui représentaient avec toute sorte de soumission combien les bœufs qu'ils avaient leur étaient nécessaires pour labourer la terre, il se mettait en colère, & leur disait que c'était une chose étrange qu'un Général d'armée n'eût pas le pouvoir d'acheter ce dont il avait besoin. Enfin ce malheureux ne leur laissait aucun repos jusqu'à ce qu'ils eussent vendu ce qu'ils avaient de meilleur, & qu'ils lui en eussent donné le prix pour se racheter de ses vexations. Apres cela il allait en d'autres endroits où l'on n'avait jamais ouï parler de mulets ni de chameaux, & il disait aux habitants qu'il était venu pour en acheter, & usant du même artifice de leur montrer de l'argent, il emportait celui qu'ils avaient. Parcourant de cette manière divers lieux, & feignant d'y chercher ce qui ne s'y pouvait trouver, il tira des mains des paysans de grandes sommes sans qu'il leur en revint aucun profit, & il amassa le double de ce qu'il avait reçu de Justin sans toutefois avoir passé aucun contrat sans avoir vendu, ni acheté aucune chose. Quand il fut arrivé sur les terres des Colchéens il y exerça de semblables brigandages. De plus ayant assemblé plusieurs vaisseaux marchands il acheta par force, & à vil prix tous les fruits du pays pour les transporter ailleurs. Cependant l'armée était dans une si grande disette de vivres que l’on achetait jusqu'aux herbes. Il n'y avait que ce misérable marchand qui s'enrichissait, & qui des deniers qu'il avait volés payait à Justin tout ce qu'il lui avait promis, tant le principal, que les arrérages, & la dépense de sa maison. Quoi que ce Général fût informé de la vérité de ce qui se passait par les plaintes fréquentes qu'il recevait des peuples qui se venaient jeter à ses pieds pour le conjurer de les délivrer de l'oppression qu'ils souffraient, il était toujours demeuré insensible à leurs gémissements, & à leurs larmes, & il s'était nourri avec joie du fruit des injustices, & des violences, se plaisant extrêmement à faire des festins qui ne lui coutaient rien, & à posséder des richesses qui lui venaient sans aucune peine. Mais dans un autre temps il en devait souffrir un rigoureux châtiment. Car bien qu'il ait supporté depuis des fatigues incroyables pour arrêter les courses que les Barbares faisaient sur le bord du Danube, & qu'il en ait remporté une réputation immortelle, il est vrai toutefois que ces beaux exploits n'avaient pas apaisé la colère du ciel, ni effacé la mémoire de les crimes, & qu'ils se conservaient gravés en caractères qui ne se peuvent effacer : la punition en était seulement remise à une autre occasion.
3. Quand les hommes ont commis quelque faute ils n'en reçoivent pas toujours le châtiment à l'instant même. Ce n'est le plus souvent qu'après un notable intervalle, & lorsqu'ils en ont perdu le souvenir. De la vient qu'ils témoignent tant d'impatience dans les disgrâces qui leur surviennent, & qu'ils les attribuent à la jalousie de leurs ennemis comme s'ils ne les avaient pas méritées. Il est certain néanmoins que la Providence éternelle qui nous soutient, & qui nous gouverne dispense les châtiments en la manière, & dans les moments qu'il lui plaît. Je rapporterai tout ce qui lui est arrivé, & je raconterai les malheurs inopinés & funestes auxquels ses premières félicités se sont terminées lorsque l’ordre de mon histoire m'aura conduit à cet endroit de sa vie. Maintenant je reprendrai ce qui s'est passé auparavant.
1. ans le même temps que Justin fut établi Général de l'armée, comme je viens de le dire, les Perses ne se préparaient pas encore à recommencer la guerre, les Romains ne songeaient pas non plus à les attaquer, mais ces deux peuples demeuraient en repos comme s'il y eût eu entre eux une suspension d'armes, & chacun d'eux se contentait de faire bonne garde, & d'épier les desseins, & la contenance de l'autre. Cependant Chosroès ayant appris ce qui s'était passé proche de la ville de Phase, & de quelle manière Nacoragan s'était retiré du combat, il le rappela d'Ibérie, & le traita suivant la coutume du pays avec une extrême cruauté. Car croyant qu’une prompte mort ne serait pas un supplice assez grand pour punir sa lâcheté, il le fit écorcher tout vif, de sorte que sa peau étant renversée depuis la tête jusqu'aux pieds elle retenait encore la figure des membres, d'où elle avait été arrachée. Ensuite il la fit enfler, & attacher au haut d'un rocher.
2. Supplice funeste & lamentable, dont on dit que Sapor prédécesseur de Chosroès avait autrefois été l'inventeur.
3. Je n'ignore pas ce qu'on public de Marsyas Phrygien, qu'ayant osé disputer à Apollon la gloire de bien jouer de la flûte, il en fut vaincu, (& certes il le devait être, puisqu'il était si imprudent que de contester contre un Dieu) & que son vainqueur l’écorcha pour punir sa témérité, & pendit sa peau à un arbre. Mais ce n'est qu'une fable qui n’a rien de vrai, ni de vraisemblable. En effet si Apollon étant un Dieu jouait autrefois de la flûte, s'il entrait en dispute avec les hommes pour leur contester la gloire de cet art, il n'était pas possible qu'après avoir remporté la victoire, il conçût une colère assez furieuse pour exercer une vengeance si sévère, ni qu'il prît du plaisir dans le spectacle d'une si étrange cruauté : ce sont de vaines imaginations des poètes que l'antiquité a consacrées. C'est pour ce sujet que Nonnus de la ville de Panopole en Egypte, après avoir dit quelque chose d'Apollon dans ses Dionysiaques, dont je ne me souviens pas maintenant, ajoute les vers qui suivent :
Quand Marsyas osa défier Apollon
Il ressentit bientôt l’effet de sa colère,
Et fut écorché vif far ce Dieu trop sévère,
Qui lui enfla la peau de même qu'un ballon.
Il y a des preuves certaines, & indubitables par lesquelles ceux qui ne se laissent pas surprendre aux fictions de la poésie, & qui jugent solidement des choses de l'antiquité demeureront convaincus, que ce supplice barbare était inconnu dans les premiers temps. Je ne dirai pas si devant Sapor, ce Prince violent & inhumain qui ne respirait que le sang & que le carnage, il y a eu quelque exemple de cette cruauté brutale, ou si c'est lui qui l'a le premier exercée. Mais je sais bien qu'il est constant par le témoignage de plusieurs historiens, qu'ayant vaincu l'Empereur Valérien, & que l'ayant pris vif, il lui fit souffrir ce supplice.[2] Artaxare & Sapor qui commandèrent les premiers aux Perses après la ruine des Parthes étaient tous deux de cruels, & de méchants Princes. L'un tua son seigneur légitime pour usurper l'autorité souveraine. L'autre inventa ce nouveau genre de cruauté.
1. uisque l'ordre de mon discours m'a conduit à Artaxare, j'estime qu'il est à propos que j'exécute en cet endroit ce que j'ai promis ailleurs, & que je remarque la suite de ses successeurs. J'ai déjà rapporté assez exactement, si je ne me trompe, tout ce qui regarde sa naissance, & la manière dont il le rendit maître de Cidare. Il n'y a qu'une chose à y ajouter qui est qu'il s'empara de l'Empire cinq cents trente huit ans après la mort d'Alexandre le grand, & dans la quatrième année du règne d'Alexandre fils de Mammée ; & qu'il en jouit quinze ans moins deux mois.
2. Il eut pour successeur cet exécrable Sapor, qui commanda trente & un an, & qui fit une infinité de maux aux Romains. Car le persuadant qu'après avoir tué leur Empereur il ne trouverait plus rien qui pût s'opposer à ses armes, il ravagea la Mésopotamie, passa en Cilicie, & en Syrie, & y fit un dégât étrange. Pénétrant ensuite en Cappadoce il y fit un si horrible carnage, qu'il combla de corps morts une vallée renfermée entre deux montagnes, & qu'il se fit un chemin uni & égal pour conduire sa cavalerie du sommet de l'une au sommet de l'autre. Quand il fut retourné en son Royaume il y usa sans modération d'une puissance qu'il n'avait acquise que par injustice.
3. Mais son insolence fut réprimée par Odenat Palmyrénien de Nation, homme obscur & inconnu jusqu'alors, qui depuis toutefois devint célèbre par les disgrâces de Sapor, & par les maux qu'il lui fit souffrir.
4. Ormisdate son fils lui succéda, mais il ne régna qu'un an, & dix jours, & durant ce temps il ne fit rien de considérable. Non plus que Vararane qui régna après lui durant trois ans. Son fils qui portait le même nom régna dix-sept ans. Vararane troisième goûta de l'Empire pendant quatre mois seulement, il fut surnommé Segansaa, & je me persuade que ce fut pour quelque raison particulière fondée sur la coutume du pays.
5. Quand les Rois de Perse ont réduit à leur obéissance quelque Nation voisine ils tuent les Chefs, laissent aux peuples la vie & la liberté de cultiver les terres, à condition de leur en payer tribut. Et pour en conserver la mémoire, ils donnent à leur fils le nom de la Nation vaincue, & ce nom tient lieu de trophée, & de monument de la victoire. Vararane ayant donc subjugué les Segetans, son fils fut appelé Segansaa, c'est-à-dire Roy des Segetans. Celui-ci ayant été enlevé par une mort prompte & précipitée
6. Narsès lui succéda dans la puissance souveraine, la posséda l'espace de sept ans cinq mois. Il laissa son fils Ormisdate héritier de sa couronne, qui la porta précisément autant de temps que lui, ce qui parut tout à sait extraordinaire & surprenant.
1. apor régna après durant plusieurs années, & l’étendue de son règne fut égale à celle de sa vie. La Reine sa mère étant enceinte la loi du Royaume déférait la couronne à l’enfant qui devoir naître, mais il était incertain si ce serait un garçon, ou une fille. Les grands de l'Etat proposèrent un prix considérable aux devins qui seraient assez habiles pour le prédire. Mais auparavant ils leur firent amener une cavalle qui était pleine, afin qu'ils devinassent quel poulain elle devait avoir, étant assurés de reconnaître peu de jours après la vérité ou la fausseté de leur prédiction, & d'en tirer un préjugé de ce qu'ils prononceraient de l'enfant que la Reine mettrait au monde. Je ne dirai pas ce qu'ils prédirent du poulain, parce que je ne l'ai pas appris. Mais je sais bien que ce qu’ils en prédirent arriva, & cet événement ayant fait voir que ces devins étaient savants dans leur art, on les pressa de dire de quel enfant la Reine accoucherait. Ils répondirent que ce serait d'un garçon, & à l'instant les premiers du Royaume allèrent couronner le ventre de la mère & saluèrent en qualité de Roy un enfant, dont le corps ne commençait qu'à se former, & qui n'était encore capable que d'un faible mouvement. Ainsi quoi qu'ils eussent la témérité de s'assurer de ce qu'il y a de plus caché & de plus secret dans la nature, ils furent toutefois si heureux que de voir arriver ce qu'ils s'étaient promis, car peu après Sapor naquit avec l'autorité royale, il y fut élevé, & il y vieillit, n'étant mort qu'à l'âge de soixante & dix ans.
2. Ce fut dans la vingt-quatrième année de son règne que la ville de Nisibe fut enlevée aux Romains par la lâcheté de l'Empereur Jovien. Car Julien étant mort soudainement dans le fond de la Perse, celui-ci fut proclamé Empereur par l’armée. Mais se voyant revêtu de la puissance souveraine dans un pays ennemi où il lui était impossible d'apporter les remèdes nécessaires aux maux de l'Etat, & d'ailleurs s'ennuyant d'être si éloigné de Rome, & souhaitant d'y retourner promptement, il s'accorda à des conditions honteuses, & dont les Romains ressentent encore présentement les mauvais effets. Car il abandonna une grande étendue de pays, & rapprocha de beaucoup les bornes de son Empire. Comme tout ce qui se fit en ce temps-là a été rapporté par plusieurs autres Ecrivains, je n'ai pas dessein de m'y arrêter, & je vais reprendre l’ordre des choses que j'ai quittées.
3. Après la mort de Sapor son frère Artaxir lui succéda, & ne régna que quatre ans. Le fils de celui-ci fut aussi surnommé Sapor & ne régna que cinq ans. Son fils Vararane qui fut surnommé Cermasaa en régna onze. J'ai déjà remarqué le sujet de ces surnoms. Cerma est peut-être le nom d'un pays, ou d'un peuple subjugué par le père, & ce nom a été imposé au fils de même que celui d'Africain, de Germanique, ou de quelque autre Nation vaincue l'a été autrefois par les Romains aux grands Capitaines. Après lui Isdigerde fils de Sapor gouverna l'Empire des Perses, & c'est celui-là qui fut si célèbre parmi les Romains.
4. On dit que l'Empereur Arcadius étant proche de sa mort, fit son testament comme l’on a coutume de faire dans cette occasion importante, & que par un article de ce testament il confia la tutelle de son fils Théodose, & l'administration de son Etat à cet Empereur des Perses.
5. C'est une tradition ancienne qui a passé jusqu'à nous, & qui est également reçue par les savants, & par le peuple. Pour moi je ne sais aucune histoire où cela se trouve, & de tous les écrivains qui ont rapporté les circonstances de la mort d'Arcadius, il n'y a que Procope qui en ait fait mention. Il n'y a pas sujet de s'étonner que ce grand homme qui avait une connaissance si vaste, & si étendue de toute sorte d'histoires, ait su ce fait qu'il avait peut-être lu dans quelque Auteur ancien, & que je ne le sache pas moi qui sais si peu de chose. Mais j'estime qu'il y a lieu de trouver étrange, que ne se contentant pas de faire un simple récit de cet endroit de la vie d’Arcadius, il le relève par des éloges extraordinaires, & qu'il ne craigne pas d'avancer, que jamais ce Prince n'avait fait paraître tant de prudence, ni tant de sagesse qu'en cette rencontre. Je me persuade au contraire que ceux qui approuvent, & qui louent si fort ce conseil n'en jugent que par l'événement. En effet qu'elle apparence y avait-il qu'un Empereur Romain confiât ce qu'il avait de plus cher à un étranger, à un Barbare, au Chef d'une nation ennemie, qui était d'une religion contraire à la sienne, & dont il ne connaissait pas assez la fidélité, & la vertu ? Que si ce jeune Prince n'en souffrit aucun préjudice, & si son Etat lui fut fidèlement conservé durant son bas âge ce fut plutôt un effet de la probité de son tuteur, qu'une marque de la prudence de son père. Je n'empêche pas toutefois que chacun ne juge de cette action comme il lui plaira.
1. sdigerde régna vingt & un an, & durant ce temps il n'exerça aucun acte d'hostilité contre les Romains. Au contraire il demeura toujours constant dans leur amitié, & dans leur alliance soit que cela soit arrivé par hasard, ou par l'affection qu'il portait au jeune Prince son pupille, & par quelque respect de la tutelle qui lui avait été confiée.
2. Vararane son fils ayant pris possession de son Royaume leva une armée contre les Romains. Mais ayant été reçu avec toute sorte de civilité par les Gouverneurs des places, & par les Capitaines qui commandaient sur la frontière, s'en retourna sans faire aucun dégât sur les terres de l'Empire. Il régna vingt ans, & laissa son Royaume à son fils Isdigerde qui en régna dix-sept, & quatre mois. Après la mort Perose fut déclaré Empereur.
3. Il était d'un naturel fier, & insolent. Il se plaisait aux entreprises extraordinaires, & il affrontait volontiers les dangers. Mais il ne se conduisait pas par des conseils solides, & il avait plus de hardiesse que de prudence. Il périt malheureusement dans une guerre qu'il faisait aux Nephtalites, & ce ne fut pas tant par la valeur de ces peuples que par sa propre témérité. Car au lieu de marcher toujours avec défiance dans un pays ennemi, & de se donner de garde des embuscades il s'y précipita lui-même, & s'engagea dans des fossés creusés exprès au milieu d'une large campagne où il fut accablé avec toute son armée dans la vingt-quatrième année de son règne, & périt honteusement par l'artifice, & par les armes des Huns, car les Nephtalites sont de cette Nation.
4. Obalas son frère ayant été élevé à l'Empire n'y fit aucun mémorable exploit de guerre, non seulement parce qu'il était d'un naturel porté à la paix, mais aussi parce qu'il ne vécut pas longtemps, & qu'il ne régna que l'espace de quatre années. Il eut pour successeur Cavade fils de Perose qui eut plusieurs guerres contre les Romains, qui remporta divers avantages sur ses voisins, & qui passa toute sa vie sous les armes, & dans les hasards. Il se rendit fâcheux, & insupportable à ses sujets en changeant la police de l'Etat, & en renversant les coutumes les plus saintement établies.
5. On dit qu'il publia une loi pour rendre les femmes communes, non suivant l'intention de Socrate, ni de Platon, ni pour procurer à ses peuples les avantages que ces Philosophes ont cru qu'on pouvait tirer d'une pareille communauté, mais pour donner à tous les hommes une liberté effrénée de jouir de telle femme qu'il leur plairait quoi qu'elle fût liée à un autre par le nœud du mariage. Ainsi l'on tombait souvent dans les prostitutions les plus honteuses qui étaient autorisées par cette loi. Ce qui fâchait extrêmement les personnes de condition qui ne pouvaient se résoudre de souffrir cette infamie, de forte que cette nouvelle ordonnance fut l'occasion d'une conspiration contre lui, & de la ruine de sa grandeur.
6. Car ses sujets s'étant soulevés en l'onzième année de son règne ils l'enfermèrent dans un fort appelé le fort de l'oubli, & ils le dépouillèrent de l'autorité royale pour en revêtir Zamasphe, second fils de Perose, qui était en réputation de modération, & de clémence, de sorte qu'ils pensaient avoir si bien établi leur repos que rien ne serait plus capable de le troubler. Mais peu de temps après Cavade s'étant échappé soit, comme dit Procope, par l'intelligence de la Reine sa femme qui s’exposa à la mort pour le délivrer, ou par une autre manière il se retira sur les terres des Nephtalites, & implora la protection de leur Roy qui faisant réflexion sur l'instabilité des choses humaines lui fit un accueil favorable, le consola avec les paroles les plus obligeantes, le régala de magnifiques festins, & enfin l'honora de son alliance en lui donnant sa fille en mariage. Il leva ensuite une armée pour combattre ses ennemis, & pour se rétablir dans ses Etats. Il parut clairement par les changements surprenants dont sa vie fut partagée en un petit espace de temps combien le succès des entreprises que forment les hommes est souvent contraire à toutes les apparences. De souverain il fut réduit à la condition de sujet, & de prisonnier. Il se sauva de prison, & devint fugitif, étranger, & suppliant. De suppliant, & d'étranger il fut élevé à la dignité de gendre du Roy, & à l'honneur de sa plus étroite familiarité. Peu après il retourna en son Etat, & s'y rétablit avec aussi peu de fatigue, que de danger, comme si les conjurés lui eussent gardé, & non ravi cette place si haute, & si éminente ; Zamasphe se contentant d'avoir occupé le trône durant quatre ans en descendit sans regret, & s'accommodant sagement à la nécessité du temps il préféra sa sûreté & son repos aux périls, & aux inquiétudes qui sont inséparables de l'ambition de régner. Cavade jouit depuis son rétablissement l'espace de trente années d'une autorité plus absolue qu'il n'avait fait auparavant de sorte qu'il régna à deux fois quarante & un an. Les circonstances singulières de sa disgrâce, & de son rétablissement ont été remarquées par de bons historiens. J'ajouterai toutefois en cet endroit une réflexion qu'ils ont oubliée de faire. C'est un juste sujet d'admiration & d'étonnement que le même temps a produit de semblables mouvements dans l'Empire des Romains & dans celui des Perses, comme si dans l'un & dans l'autre la fortune eût pris plaisir à se jouer de la grandeur, & de la majesté des Princes.
7. Car peu auparavant Zénon l’Isaurien, Empereur des Romains, qui autrefois avait été surnommé Tarasiscodisée fut déposé par une conjuration d'Illus, de Basilisque, & de Conon appuyés par le crédit & par les cabales de l'Impératrice Berine. Ce prince ayant été obligé de se sauver en Isaurie en retourna quelque temps après, tua Basilisque, qui durant deux ans avait usurpé une puissance souveraine, & se rétablit dans ses Etats dont néanmoins il ne jouit pas longtemps parce qu'il mourut. D'un autre côté Népos, Empereur d'Occident, fut enveloppé en des malheurs aussi funestes, & aussi déplorables que ceux dont nous venons de parler. Car ayant été trahi par la perfidie d'Oreste, il fut contraint de s'enfuir d'Italie dépouillé des marques de sa dignité qu'il ne reprit plus étant mort dans une condition privée. Ainsi les puissances les plus relevées & les plus augustes furent sujettes en ce temps-là à des disgrâces extraordinaires, & tout-à-fait surprenantes. Ceux qui ont accoutumé de s'occuper à la méditation de ce qu'il y a de plus obscur, & de plus caché dans le monde en pourront rechercher la cause ; pour moi je finirai ici cette longue digression.
1. avade étant mort dans sa cinquième année de l'Empire de Justinien, Chosroès lui succéda, & fit une infinité de belles actions. Procope en a écrit quelques-unes. J'en ai aussi rapporté un grand nombre, & je rapporterai le reste dans la suite de cette histoire. Je n'en dirai rien maintenant de peur de troubler l'ordre du temps si ce n'est que son règne, qui a duré quarante-huit ans, a été un règne tout plein de victoires. En effet la vie de ce Prince a été si illustre qu'il a effacé la gloire de tous ses prédécesseurs. Je n'excepte pas Cyrus fils de Cambyse, ni Darius fils d'Hystaspe, ni le fameux Xerxès qui fit marcher sa cavalerie sur la mer, & voguer sa flotte sur la cime des montagnes. Mais l'éclat de ses actions, & la magnificence de ses trophées ne le purent exempter d'une fin déplorable & tout à fait indigne de la réputation glorieuse qu'il avait si justement méritée par tant de mémorables exploits. Car comme il était dans un bourg des Thamaniens aux environs des montagnes Carduchiennes ou il avait dessein de séjourner une partie de l'été à cause que l'air y est fort tempéré, Maurice,[3] fils de Paul, qui avait reçu de l'Empereur Tibère fils de Constantin, le commandement des légions d'orient, fit irruption dans le pays des Araxiens qui borne les terres de ce bourg, & y fourragea tout ce qu'il put rencontrer. Ayant ensuite passé le fleuve Zirma, il pénétra plus avant, & continua de piller & de brûler. Chosroès était si proche qu'il pouvait voir le feu des ennemis qui défoliaient toute la campagne. Il fut vivement touché de ce spectacle, qui lui était si nouveau, que jamais rien de semblable ne lui était arrivé, tellement que saisi de honte, & de crainte il n'eut pas le courage de se remuer pour donner la chasse à ces coureurs. Mais ne pouvant modérer la douleur qu'il ressentit de cette disgrâce, il s'abandonna au désespoir, & tomba dans une maladie dangereuse. On l'emporta aussitôt dans ses palais de la Séleucie, & de Ctésiphon, où il mourut peu de jours après. Si j'ai passé les bornes que je m'étais prescrites, & si j'ai laissé des choses qui semblaient se présenter à moi d'elles-mêmes pour en chercher d'autres plus éloignées, c'est que j'ai été emporté & comme ravi par la rareté des aventures merveilleuses. Mais puisque je reconnais maintenant combien je me suis détourné de mon sujet, il est à propos que je le reprenne, & que cependant j'omets toutes les autres narrations pour les placer après dans leur ordre.
2. Je me suis acquitté de ma promesse, & j'ai exposé avec une entière fidélité la suite des Rois de Perse, & le nombre des années de leur règne. Et je ne doute point que ce que j'en ai rapporté ne soit très véritable, parce que je n'ai fait que le transcrire de leurs archives. Serge, ce savant interprète des langues étant en ce pays-là, pria les gardes des chartres, comme je l'en avais souvent sollicité, d'avoir la bonté de les lui communiquer, afin que les Romains pussent s'instruire par écrit de ce qu'il y a d'utile dans les mœurs, & dans les coutumes des Perses. Ils lui accordèrent volontiers cette grâce, étant persuadés qu'il leur serait glorieux que nous connussions la suite de leurs Rois qui s'est conservée sans interruption durant un si grand nombre d'années, & que nous sussions les actions mémorables dont chacun d'eux a signalé son règne. serge ayant pris leurs noms, la durée de leur Empire, & ce qui s'y est passé de remarquable, en fit une traduction également fidèle, & élégante en langue Grecque, car il savait parfaitement l'art de traduire, & il en avait mérité l'estime de Chosroès, de qui il était considéré comme le premier interprète des deux Empires, & il me l'envoya avec une affection, & avec une bonté toute particulière, & m'exhorta en même temps à travailler, comme j'ai fait, au dessein pour lequel je la lui avais demandée. De là vient que je ne m'accorde pas avec ce que Procope a écrit touchant Cavade, croyant devoir suivre comme plus vrai ce que j'en ai trouvé dans les chroniques des Perses. Ce travail étant achevé il est temps que je reprenne la suite de mon histoire que j'avais quittée à la fin de la guerre des Laziens.
3. Nacoragan ayant été cruellement puni de la lâcheté avec laquelle il avait pris la fuite, & abandonné la victoire, Chosroès considéra qu'il lui était impossible de continuer la guerre dans le pays des Colchéens, parce que les Romains étaient maîtres de la mer, d'où ils tiraient toutes les provisions nécessaires, au lieu qu'il était obligé d'envoyer des vivres à ses troupes ou sur des bêtes de charge, ou même sur le dos des hommes ; ce qui ne se pouvait faire sans une fatigue incroyable. Cela fut cause qu'il se résolut de faire la paix, & que pour ce dessein il envoya un Ambassadeur à Constantinople nommé Sich, personnage d'une rare suffisance ; qui après avoir eu plusieurs conférences avec l'Empereur convint avec lui que les deux Nations retiendraient les places dont elles étaient en possession par le droit des armes, jusqu'à ce qu’elles eussent sait ensemble un traité à d'autres conditions. L'accord étant ainsi conclu, Sich retourna en Perse. Quand les deux armées en eurent appris la nouvelle, elles posèrent les armes, & commencèrent à s'abstenir, en exécution de ce traité, de tout acte d'hostilité, dont elles s’étaient déjà abstenues quelque temps auparavant, comme par une convention tacite.
[1] Le procès des assassins de Gubaze eut lieu à la fin de l’année 556.
[2] On ne sait pas en fait si ce fut le cas ou si Valérien fut traité honorablement.
[3] Le futur empereur byzantin Maurice.