Agathias traduit par Mr. Cousin

AGATHIAS

 

HISTOIRE DE L'EMPEREUR JUSTINIEN

LIVRE II

Traduction française : Mr. COUSIN

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

LIVRE I - LIVRE III

 

 

 

 

HISTOIRE DE L'EMPEREUR JUSTINIEN,

ECRITE PAR

AGATHIAS.

 

 

LIVRE SECOND

 

Chapitre I.

1. Narsès oblige ses soldats à faire leurs exercices durant l’hiver. 2. Les Français pillent l'Italie. 3. Ils respectent les Eglises & les Allemands les profanent. 4. Leur impiété est punie.

1. Au commencement du printemps on assembla toutes les forces de l’Empire, suivant les ordres qui en avaient été donnés. Narsès avait obligé les soldats à faire chaque jour les exercices pour entretenir la vigueur de leur courage par cette image de guerre. Il avait voulu qu’ils s’accoutumassent à monter à cheval & à faire sous les armes les pas & les mouvements de la dance pyrrhique, pendant que le son de la trompette leur inspirait l’ardeur de combattre, de peur que s’abandonnant à l’oisiveté dans leurs garnisons, ils n’en devinssent ensuite moins capables des fatigues militaires.

2. Cependant les Français qui marchaient à petites journées, pillaient & ruinaient tout ce qui se rencontrait sur leur passage. Ils étaient déjà au delà de Rome, ayant à la droite la mer Tyrrhénienne & à la gauche le golfe Ionique. Lorsqu’ils furent arrivés à la contrée de Samnium, ils se divisèrent. Butilin avec la plus grande & la meilleure partie de l’armée s’avança le long du rivage de la mer Tyrrhénienne ; fourragea presque toute la Campanie, se rendit maître de la Lucanie & de la Brutie & enfin passa jusqu’au détroit qui sépare la Sicile de l’Italie. Leutaris conduisant le reste des troupes, pilla la Pouille & la Calabre & pénétra jusqu’à Otrante, ville assise sur le bord de la mer Adriatique, à l’endroit où le golfe Ionique commence.

3. Les Français qui étaient parmi ces troupes n’approchèrent des Eglises qu’avec respect : car ceux de cette nation (comme je l’ai déjà remarqué) font profession de la Religion Chrétienne, aussi bien que les Romains ; Mais les Allemands les violèrent avec une insolence sacrilège & en enlevèrent les bénitiers, les encensoirs, les calices & les autres vases consacrés aux saints Mystères, pour les employer à des usages profanes. Leur fureur alla plus avant. Ils démolirent les Temples & en ruinèrent jusqu’aux fondements. Ils répandirent le sang des hommes dans le lieu même où avaient été les Autels & ils couvrirent la campagne de corps morts, qui y demeurèrent sans sépulture.

4. Mais une impiété aussi horrible que celle-là fut bientôt suivie du châtiment qui lui était dû. Plusieurs de ceux qui la commirent furent depuis tués par leurs ennemis. Les autres moururent de maladie & aucun ne jouit du fruit qu’il en avait espéré. Ce qui fait voir qu’on se doit toujours abstenir des actions contraires à la Religion & à la Justice & qu’elles ne peuvent jamais être utiles jamais surtout, lorsqu’on entreprend une guerre. Ce n’est pas qu’il n’y ait autant de piété que de valeur à prendre les armes pour la défense de son pays & pour la conservation des lois, sur lesquelles le gouvernement est établi. Mais c’est aussi une impiété pleine d’aveuglement & de sacrilège, d’entrer sur les terres de ses voisins par le seul désir de s’enrichir & sans y avoir été obligé par aucune injure que l’on ait reçue & de ne pas considérer qu’il y a des peines terribles réservées pour la punition de ces crimes. En effet quelque avantage que les coupables semblent en tirer, leur prospérité n’est pas de longue durée & elle se termine bientôt aux plus funestes disgrâces. C’est ce qui arriva à ces Barbares.

Chapitre II.

1. Leutaris se résout de retourner en France. 2. Il perd en chemin un parti considérable. 3. Et après son arrivée il périt par maladie avec toute son armée.

1. Quaνd ils furent chargés des dépouilles de l'Italie, Leutaris l'un de leurs Chefs prit résolution de retourner en France au commencement des grandes chaleurs & il écrivit à son frère pour l'exhorter d'y retourner pareillement & de ne se plus exposer aux hasards de la guerre & à l'inconstance de la fortune. Mais Butilin refusa ce parti, à cause qu'il s'était engagé aux Goths par un traité solennel accompagné de serment, à donner avec eux la bataille contre les Romains ; & que d'ailleurs il était flatté par l'espérance qu'ils lui donnaient de l'élire pour leur Roi. Il demeura donc en Italie pour y continuer la guerre qu'il y avait commencée & Leutaris prit le chemin de France, résolu toutefois de renvoyer ses troupes à son frère lorsqu'il y serait arrivé & qu'il aurait mis toutes ses richesses dans un lieu de sureté : mais il ne lui fut pas possible d'exécuter ces desseins là, ni de secourir son frère comme il souhaitait.

2. Dans toute la marche il ne rencontra point d'ennemis jusqu'au pays des Picentins. Mais quand il y fut arrivé & qu'il eut campé proche de la ville de Fano, il détacha, ainsi qu'il avait accoutumé, trois mille hommes de l'armée, qu'il envoya devant pour découvrir s'il n'y avait point d'embuscade sur les chemins par où il fallait passer & pour combattre les partis qui pourraient paraître. Cependant Artabane & Uldaque étaient ensemble dans Pisaure avec des troupes tant de Huns, que de Romains, pour attendre les Français au passage. Ayant donc aperçu ces trois mille soldats qui étaient venus les premiers, qui marchaient le long du rivage du golfe Ionique en l'endroit où il est le plus étroit, ils sortirent de la ville en bon ordre, les chargèrent avec furie & en tuèrent un grand nombre. Quelques-uns étant montés sur le haut des rochers qui bordent tout le rivage en tombèrent dans la mer & furent emportés par les vagues. Car en ce lieu-là il s'élève une chaîne de montagnes, au haut desquelles quand on est arrivé on ne trouve du côté de la mer que des précipices. La plus grande partie étant ainsi péris misérablement ; ceux qui se sauvèrent coururent avec une précipitation extrême vers l'armée & la remplirent d'une confusion étrange par les cris & par les hurlements épouvantables qu'ils jetèrent comme s’ils eussent encore été poursuivis. Alors Leutaris rangea son armée & se prépara à donner bataille. Tous les soldats prenant leurs rangs composèrent un corps très serré, mais toutefois étendu en long. Ils furent obligés dans une conjoncture si pressante d'abandonner la garde d'un grand nombre de prisonniers, qui se retirèrent à l'instant dans les forts les plus proches avec le butin qu'ils purent emporter. Artabane & Uldaque n'étant pas assez forts pour combattre une si puissante armée, demeurèrent dans Pisaure. Alors les Français quittèrent leurs rangs & ayant reconnu la grandeur de la perte qu'ils avaient faite, ils se résolurent d'avancer toujours vers leur pays, de peur qu'il ne leur arrivât quelque autre plus grande disgrâce. Laissant donc à droite le golfe Ionique & les sables de ce pays-là, ils marchèrent le long de l'Apennin & de là droit vers l'Emilie & vers les Alpes Cotiennes, où ils passèrent le Pô avec beaucoup de peine. Quand ils furent arrivés au territoire de Venise & à la ville de Cenete, qui pour lors était soumise à leur puissance, ils s'y arrêtèrent comme étant en sureté. Cependant ils avaient un déplaisir & une douleur extrême qu'ils ne pouvaient s'empêcher de témoigner de ce qu'il leur restait si peu de chose de tant de riches dépouilles qu'ils avaient enlevées d'Italie & de ce que toutes leurs fatigues étaient devenues stériles & infructueuses. Mais ce ne fut pas là le seul, ni le plus grand de leurs malheurs.

3. Ils furent attaqués d'une maladie contagieuse qui s'éleva tout à coup. Quelques-uns l'attribuaient à l'air du pays contraire à leur tempérament. D'autres croyaient qu'elle procédait du changement soudain de leur manière de vivre & de ce qu'incontinent après avoir souffert les travaux les plus pénibles de la guerre & des voyages, ils s'étaient plongés dans toute sorte de débauches. Mais ceux qui en jugeaient de la sorte n'en connaissaient pas la véritable origine, qui n’était autre que l'énormité de leurs crimes, par lesquels ils avaient violé toutes les lois divines & humaines. Il n’était que trop visible que les peines dont leur Général était tourmenté étaient envoyées par la colère du ciel. Il tomba dans une rage semblable à celle des insensés & des furieux. Il poussait des cris horribles, il s'agitait avec de violentes contorsions & se roulait par terre tantôt sur le ventre, tantôt sur un côté & tantôt sur l'autre. L'écume lui sortait de la bouche, ses yeux étaient troublés & affreux & son mal monta à un tel excès, qu'il mangeait ses propres membres, qu'il se déchirait les bras avec les dents, qu'il s'arrachait les muscles & qu'il se suçait le sang comme une bête sauvage & il périt ainsi consumé misérablement par soi-même. Les autres mouraient en foule & la maladie ne s'apaisa que quand il ne resta plus personne qui en pût être frappé. Quelques-uns étaient emportés par une fièvre ardente & ne laissaient pas toutefois de conserver jusqu'à la fin la connaissance & le jugement. D'autres étaient étouffés en un instant d'une apoplexie. D'autres tombaient dans l'assoupissement & dans les rêveries. Enfin quoi qu'il y eût plusieurs symptômes différends, toutes les maladies étaient mortelles. Tel fut le succès des armes de ce Général en Italie.

Chapitre III.

1. Butilin se retranche auprès de Capoue & se prépare au combat. 2. Il anime ses soldats. 3. Armes des Français & leur manière de combattre.

1. Pendant que ces choses se passaient dans le territoire de Venise, Butilin après avoir pillé presque tous les forts & toutes les villes jusqu'au détroit de Sicile, revenait en diligence vers Rome, où il avait appris que Narsès assemblait toutes les forces de l'Empire : & il se préparait de son côté à la guerre résolu de donner une bataille générale : car il avait déjà perdu un grand nombre de ses gens : cela était venu de ce que faute de vivres, que Narsès avoir enlevés, ils avaient mangé au commencement de l’automne trop de raisin & bu trop de vin doux, qui leur avait causé de furieuses dysenteries. C’est ce qui fut fait résoudre Butilin à hasarder le combat, avant que cette maladie lui ôtât un nombre plus considérable de ses soldats. Etant donc arrivé à la Campanie il s'arrêta assez proche de Capoue le long du Cafulin, qui tirant sa source de l'Apennin, arrose les plaines voisines & se décharge dans la mer Tyrrhénienne. Là il renferma ses troupes dans un bon retranchement où il se tenait très assuré. La rivière lui servait à droite comme de rempart pour empêcher le passage des ennemis. Des autres côtés il ferma son camp d'une barricade faite des roues de ses chariots, qu'il enfonça bien avant en terre & des pieux dont il fit une palissade tout autour, à la réserve d'un endroit d'une médiocre largeur, qu'il laissa libre pour faire sortir & rentrer ses troupes lorsqu'il serait nécessaire. Il se rendit aussi maître du pont, de peur que les Romains n'en tirassent quelque avantage & il bâtit une tour de bois, où il mit quelques-uns des plus aguerris & des mieux armés de ses soldats, afin qu'ils pussent être à couvert pour tirer sur les Romains, au cas qu'il leur prit envie de forcer ce passage. Ayant ainsi retranché son armée il· se persuadait que le temps du combat ne dépendrait plus que de lui & qu'il ne pourrait jamais y être engagé que quand il voudrait. Il n'avait·reçu aucune nouvelle de tout ce qui était arrivé à: son frère Leutaris dans le territoire de Venise. Il s'étonnait seulement de ce qu'il ne lui avait pas renvoyé ses troupes comme ils en étaient convenus & il se doutait que ce retardement procédait de quelque disgrâce qui leur était survenue. Il espérait toutefois remporter la victoire sans ce secours : car son armée était composée de trente mille combattants, au lieu que celle des Romains n’était pas de dix-huit mille.

2. Jamais il ne fut si gai, ni si résolu. Il tâchait d'inspirer une pareille ardeur à ses soldats en leur représentant l'importance de cette journée qui déciderait de leur fortune. Ou l’Italie, disait-il, pour laquelle nous combattons sera le prix de notre victoire, ou notre défaite sera suivie d'une mort infâme. Nous sommes les maîtres du choix & il ne dépend que de notre valeur de remporter l’avantage que notre ambition se propose. Il animait sans cesse ses gens par de semblables discours, tellement que remplis de belles espérances, ils réparaient leurs armes. Les uns aiguisaient des haches, les autres des javelots. Les autres refaisaient des boucliers ; & cela leur était facile: car comme il n'y a rien que de simple dans leurs armes, il n’est pas nécessaire d'avoir d'autres ouvriers pour les refaire, que les soldats mêmes qui les portent.

3. Ils ne savent ce que c'est que de cuirasse, de cuissards, ni de bracelets, la plupart ont la tête découverte & il y en a très peu qui portent des casques. Ils sont nus par devant & par derrière jusqu'à la ceinture. Ils ont le reste du corps couvert de peaux ou de toile. Ils ne se servent presque point de chevaux, parce qu'ils sont merveilleusement exercés dès leur première jeunesse à combattre à pied selon la coutume de leur pays. L'épée & le bouclier leur pendent au côté gauche. Ils n'ont point de frondes, de dars, d'arcs, de flèches, ni d'autres armes propres à être jetées de loin. Ils se servent principalement de haches qui coupent des deux cotés & de javelots, qui n'étant ni fort grands, ni aussi trop petits, mais médiocres, sont propres & à jeter de loin dans le besoin & à combattre de près. Ils sont tout garnis de lames de fer, de sorte qu'on n'en voit point le bois. Au dessous de la pointe il y a des crochets fort aigus & recourbés en bas en forme de hameçon. Quand le Français est dans une bataille, il jette ce javelot. Que s'il entre dans le corps de l'ennemi il est difficile de l'en retirer à cause des crochets qui sont enfoncés dedans qui causent de grandes douleurs, de sorte que quand la blessure n'aurait pas d'ailleurs été mortelle, elle ne laisse pas de causer la mort. Que si le javelot ne perce que le bouclier, il y demeure attaché & traîne à terre par le bout d'en bas. Il est impossible à celui qui en est frappé de l'arracher à cause des crochets qui le retiennent ; Il ne peut non plus le couper à cause des lames qui le couvrent. Quand le Français voit cela il met le pied sur le tout du javelot & pèse de toute sa force sur le bouclier, tellement que le bras de celui qui le soutient venant à se lasser il découvre la tête & l’estomac ainsi il est aisé au Français de le tuer en lui fendant la tête avec sa hache, ou le perçant d'un autre javelot. Telles sont les armes dont ils se servent & telle est la manière dont ils combattent.

Chapitre IV.

1. Narsès sort de Rome à la tête de son armée. 2. Les deux partis se préparent au combat. 3. Canarange brûle une tour des Français. 4. Impatience de cette Nation. 5. Sévérité exemplaire de Narsès.

1. Narsès ayant appris toutes ces choses, il fit sortir son armée de Rome & la mena camper si proche des ennemis qu’on en pouvait voir le retranchement & en entendre le bruit.

2. Quand les deux armées furent en présence, on apporta de part & d'autre toute la diligence possible pour faire garde & pour les ranger en bataille. Les Chefs se promenaient le long des bataillons & des escadrons pour y donner les ordres nécessaires. Enfin tout était diversement agité par la crainte, par l'espérance & par les autres mouvements qui ont accoutumé de s'élever dans l'âme de ceux qui sont prêts de s'exposer à un grand danger. Toute l'Italie était dans l'inquiétude de l'événement & dans l'incertitude du parti qu'elle embrasserait. Les Français ruinaient cependant les bourgs & les villages voisins & en tiraient les provisions nécessaires pour leur subsistance.

3. Narsès ne pouvant voir, sans beaucoup d'indignation & de honte, que des goujats eussent la hardiesse d'enlever à la vue d'une armée Romaine tout ce qu'ils trouvaient, comme ils auraient fait dans un pays où il n'y aurait point eu d'ennemi, ordonna à Canarange d'aller faire des courses sur eux & de les incommoder autant qu'il pourrait. Ce Canarange était un Arménien qui commandait parmi les Romains & qui était campé le plus proche des Français. Il était prudent, courageux & aimait le danger. Il court donc sur eux avec un petit nombre de cavaliers, prend quelques chariots & tue ceux qui les conduisaient. Il mène ensuite un de ces chariots chargé de foin, proche de la tour que les Français avaient bâtie, (comme je l'ai remarqué) pour garder le pont. Il y met le feu, qui gagne à l’instant la tour. Les Français qui étaient dedans ne pouvant éteindre l'embrasement, furent contraints d'en sortir pour n'en être pas consumés & de se retirer en diligence vers l'armée. Ainsi les Romains demeurèrent maîtres du pont & du passage.

4. Cela excita un grand tumulte parmi les Français; de sorte qu'ils coururent aussitôt aux armes, frémissant de dépit & de colère, achetant plus maîtrcs.de leur courage. Ils voulaient donner bataille le jour même, comme s'ils eussent été assurés de la victoire, sans s'arrêter aux prédictions des devins Allemands, qui les menaçaient que s'ils se battaient cette journée là, ils seraient infailliblement défaits. Pour moi je suis persuadé que quand ils eussent donné la bataille le lendemain, ou un autre jour, elle n'eût pas eu un autre succès ; parce que le seul changement du temps ne suffisait pas pour les exempter de la peine que méritait leur impiété. Cependant plusieurs ont crû que ce présage n'avait pas été un présage vain & inutile, soit qu'ils n'en aient jugé que par l'événement, ou qu'en effet les devins aient eu quelque connaissance de ce qui devait arriver. Quoiqu'il en soit, je rapporterai fidèlement tout ce qui se passa depuis. Les Français transportés, comme j'ai dit, de l'ardeur de combattre, avaient déjà pris les armes. Narsès avait aussi commandé à ton armée de sortir de ses retranchements & d'aller dans le champ où elle devait être mise en bataille.

5. Comme, on commençait à marcher & que Narsès était déjà à cheval, on lui vint dire qu'un des premiers & des plus considérables des Eruliens, avait impitoyablement mis à mort un de ses domestiques pour une faute légère. A l’instant il arrêta son cheval & fit amener le coupable, n'estimant pas qu'il lui fût permis de donner bataille qu'il n'eût auparavant expié un si grand crime. Le Barbare au lieu de nier l'action qu'il venait de faire, soutint qu'il avait usé de son droit & que les maîtres avaient le pouvoir de disposer à leur gré de la vie de leurs esclaves, afin de retenir les autres dans le devoir, par la crainte d'un pareil traitement. Ainsi bien loin de témoigner du regret de son crime, il en faisait gloire. Cela fut cause que Narsès le condamna a la mort & sur le champ l'exécuteur de la Justice le perça de son épée. Les Eruliens furent extrêmement fâchés de cette exécution. Et comme ce sont des peuples barbares, ils se mutinèrent & proposèrent entre eux de ne pas combattre avec le reste de l'armée. Narsès bien aise d'avoir expié ce meurtre & se souciant fort peu du secours des Eruliens, dit tout haut au milieu de l'armée que ceux qui voudraient avoir part à la victoire le suivissent, témoignant par là l'assurance qu'il avait de la remporter & la grande confiance qu'il avait de la protection du Ciel. Sindoual, Chef des Eruliens, étant persuadé qu'il y aurait de la lâcheté & de l'infamie à se séparer de l'armée sur le point d'une bataille & jugeant bien que sa retraite ne ferait pas sitôt attribuée à l'affection qu'il aurait portée à celui qui venait d'être mis à mort, qu'à la crainte des ennemis, il manda à Narsès qu'il était prêt d'aller joindre le reste des troupes & qu'il le suppliait de l'attendre. Narsès lui fit réponse, qu'on ne pouvait l'attendre; mais que s'il venait on lui donnerait place, quoi qu'il arrivât plus tard que les autres. Ainsi les Eruliens marchèrent en bon ordre pour aller joindre l'armée.

Chapitre V.

1. Disposition de l’armée Romaine. 2. Deux Eruliens se retirent parmi les Français. 3. Disposition de leur armée. 4. Leur défaite. 5. Impiété punie. 6. Digression de l’historen. 7. Joie des Romains.

1. Quaνd toutes les troupes furent assemblées dans le champ où se devait donner la bataille, Narsès commença à les ranger. Il disposa aux deux ailes toute la cavalerie, qui était armée de lances, de javelots, d'arcs, de boucliers & d'épées. Il se mit à la pointe de l'aile droite. Sandales, maître de sa maison, y était aussi avec tous les officiers avec qui il voulait courir le hasard de cette journée. Valérien & Artabane étaient placés des deux côtés en embuscade dans l'endroit le plus épais de la forêt, avec ordre d'en sortir pour fondre sur l'ennemi quand ils le verraient venir à la charge. Toute l'infanterie était entre les deux ailes. L'avant-garde était armée de casques & de cuirasses, & tenait ses boucliers bien serrés. Le reste était rangé derrière dans une campagne de vaste étendue. Ceux qui portaient des frondes & qui n'étaient armés qu'à la légère, furent mis à la queue. On laissa au milieu une place pour les Eruliens lorsqu’ils feraient arrivés.

2. Deux hommes de cette nation s'étaient déjà retirés chez les Français & comme ils ne savaient pas encore la résolution que Sindoual avait prise, ils les exhortaient à fondre promptement sur les Romains, leur persuadant qu'ils les surprendraient dans un étrange désordre à cause de la retraite des Eruliens & de la sédition des autres troupes.

3. Butilin ajouta aisément foi à ces discours, parce qu'il souhaitait qu'ils fussent vrais & à l’instant il commanda à ses soldats d'avancer ; mais au lieu de marcher en bon ordre, ils coururent avec la même impétuosité, que si la nouvelle qu'ils venaient d'apprendre leur eût attaché des ailes & ils se précipitèrent avec une témérité pleine d'aveuglement s'imaginant qu'ils déferaient tout ce qui se présenterait devant eux. L'armée était disposée en la forme d'un δ, c'est-à-dire qu'elle était étroite du front & large par derrière. Tous les rangs en étaient bien serrés. Sa figure avait quelque rapport avec la tête d'un sanglier. Les ailes composées de décuries & de centuries s'étendaient fort loin & par leur éloignement laissaient entre elles un si large espace, que le dos des soldats en demeurait découvert & exposé à l'ennemi. Mais ils s'adossaient les uns contre les autres afin de combattre toujours de front & de pouvoir se couvrir de leurs boucliers. Cependant tout réussissait heureusement à Narsès, parce que la prudence de sa conduite était fécondée par la faveur de la fortune.

4. Les Barbares étant venus fondre sur les Romains avec des cris & avec des hurlements effroyables, ils rompirent d'abord l’avant-garde & ayant passé au milieu de la place qu'on avait réservée pour les Eruliens qui n'étaient pas encore arrivés, sans avoir fait grande exécution, quelques-uns allèrent jusques au camp pour le piller. Alors Narsès faisant tourner & avancer doucement les deux ailes, commanda à la cavalerie de tirer dans le dos des ennemis. Il n'était pas difficile à des gens de cheval de percer des gens de pied qui étaient proches, qui étaient dispersés & qui ne résistaient pas de front. Chacune des ailes tirait incessamment sur les Français & chacune en tuait un grand nombre sans qu'ils puissent non seulement parer les coups, mais même découvrir d'où ils venaient. Comme ils ne voyaient point d'autres ennemis que ceux qu'ils combattaient de front & sur qui ils s'étaient d'abord furieusement acharnés, ils ne songeaient nullement à la cavalerie qui les chargeait par derrière & ne connaissaient pas l'extrémité du péril où ils étaient engagés. Plusieurs n'avaient garde de le connaître, parce qu'ils tombaient morts à l'instant même auquel ils étaient frappés. Ainsi les moins avancés étant tués les premiers, ils découvraient le dos de ceux qui étaient devant eux, qui étaient percés ensuite ; tellement que cette tuerie continuant longtemps, leur nombre fut beaucoup diminué. Sur ces entrefaites les Eruliens commandés par Sindoual survinrent & chargèrent les Français qui avaient enfoncé l'avant-garde de l'armée Romaine : Si bien qu'étant épouvantés de ce changement inopiné & accusant les Eruliens de trahison, ils prirent la fuite. Sindoual les poursuivit vivement, en tua une partie & poussa l'autre jusqu'à une rivière voisine extrêmement large & profonde. Quand il fut arrivé au lieu qui lui avait été réservé & qu'il eut rempli l'espace qui était resté vide dans le corps de l'armée, les Français se trouvèrent enfermés comme dans un filet, ne gardant plus leurs rangs & ne sachant plus comment se défendre. Ainsi ils étaient percés par les traits que les Romains jetaient sans cesse, ou assommés avec des pieux & taillés en pièces avec les épées. La cavalerie étant survenue acheva de les invertir ; de sorte que ceux qui évitèrent les armes des ennemis, se précipitèrent eux mêmes dans la rivière, où ils périrent misérablement. Telle fut la défaite de Butilin & de son armée & des Eruliens qui s'étaient joints à lui. On dit qu'il n'y eut que cinq Allemands qui s'en sauvèrent & qui retournèrent en leur pays.

5. Peut-on douter que la perte entière d'une si nombreuse armée n'ait été une peine dont la justice Divine a voulu punir l'impiété de cette nation ? Cette multitude prodigieuse de Français, d'Allemands & d'autres peuples qui avaient inondé l'Italie fut taillée en pièces & les Romains ne perdirent que quatre-vingt soldats qui avaient soutenu le premier effort. Toutes les légions Romaines firent bien leur devoir dans cette journée. Entre les troupes auxiliaires Aligerne Général des Goths & Sindoual, Chef des Eruliens, se signalèrent par dessus les autres ; mais tous relevaient avec des louanges extraordinaires la sage conduite de Narsès & lui attribuaient tout l’avantage qu'ils avaient remporté : En effet cette victoire fut si considérable, que je ne sais si dans les siècles passés il y en a eu de plus illustre.

6. Que si quelques peuples ont autrefois souffert une défaite semblable, on trouvera que c'était un châtiment de leur injustice. Quand Datis, Satrape de Darius amena à Marathon cette formidable armée avec laquelle il pensait assujettir à sa puissance, non seulement le pays Attique, mais toute la Grèce, ses armes n'avaient point de cause plus légitime, ni plus honnête que l'ambition, qui ne pouvant plus se contenir dans les bornes de l'Asie, se débordait sur l'Europe. Voila pourquoi Miltiade défit entièrement les Mèdes & en laissa un plus grand nombre sur la place que n'était celui des Athéniens devant la bataille. On dit qu'ayant fait vœu à Diane de lui sacrifier autant de boucs qu'il auraient tué de Barbares, cette Déesse qui préside à la chasse, leur fut si favorable qu'ils tuèrent plus d'ennemis, qu'il ne se trouva de boucs ni de chèvres dans toute la Grèce. D'où vient que Xerxès fut vaincu par les Grecs·, quoi qu'il eût des forces prodigieuses ; si ce n’est qu'il était un fier & un violent usurpateur qui voulait imposer le joug de la servitude à des peuples de qui il n'avait reçu aucune injure & que se fiant au nombre de ses troupes & à ses grands préparatifs, il faisait la guerre sans art & sans conduite, au lieu que les Grecs qui défendaient une cause juste & qui combattaient pour la conservation de leur liberté, n'omettaient rien de ce qu'il fallait faire pour prendre de sages résolutions & pour les exécuter avec succès. Les trophées de Gylippe, la défaite de Nicias & de Démosthène & toutes les autres pertes que les Athéniens fournirent devant Syracuse, ne procédèrent que de l'injustice de leur entreprise & de l'imprudence de leur conduite : Car quelle raison avaient-ils de négliger un ennemi qu'ils avaient à leur porte pour faire la guerre en Sicile ? Il ferait facile de produire beaucoup d'autres exemples, qui font voir que les conseils téméraires & violents ont toujours été funestes à ceux qui les ont formés.

7. Les Romains après un avantage si signalé, donnèrent la sépulture à leurs morts, suivant la coutume & avec les cérémonies de leur pays, dépouillèrent ceux des ennemis & amassèrent quantité d'armes. Ensuite ils pillèrent le camp, le ruinèrent & ramenèrent leur Général à Rome comme en triomphe, chargés d'un riche butin, tenant des couronnes dans leurs mains pour marque de leur victoire & chantant des airs très agréables. Tous les champs des environs de Capoue étaient teints de sang & couverts de membres, épars çà & là. Le lit de la rivière était rempli de corps morts & ses eaux s'étaient débordées sur les terres. Un homme du pays m'a dit, qu'au bord de cette rivière il y avait une pierre où ces vers étaient gravés.

Quand du fameux Narsès la prudente valeur

Eut dompté des Français la fierté redoutable

Le Cafulin qui vit cet exploit mémorable

En noyant le Vaincu célébra le Vainqueur.

De cent ruisseaux sanglants ayant enflé son cours.

Comblé de bord en bord des restes de la guerre,

Plus chargé de trophées qu’il n'en est sur la terre.

Il en remplit la mer après mille détours.

Soit que cette Epigramme ait été gravée, soit qu'elle n'ait été que chantée par ceux du pays, j'ai cru qu'il était à propos de la transcrire en cet endroit & qu'elle pourrait servir d'un agréable monument de cette fameuse journée.

Chapitre VI.

1. Dissolution des Romains dans leur victoire. 2. Sage remontrance de Narsès.

1. Daνs ce même temps les Romains apprirent de quelle manière Leutaris & les troupes étaient péries dans le territoire de Venise. Ce qui fut cause que les soldats & les bourgeois s'abandonnèrent encore plus que devant aux jeux & aux danses, se tenant tout à fait exempts de guerre & s’assurant de jouir à l'avenir d'une paix profonde. Ils s'imaginaient que les ennemis qui avaient inondé l'Italie étant défaits, d'autres n'y pourraient jamais revenir. Voila les sentiments du peuple qui aime l'oisiveté, qui n'examine rien murement & qui ne juge que par passion & par caprice. Narsès au contraire pénétrant l'état des affaires avec une sagesse très éclairée, trouvait que c’était une imagination extravagante & ridicule de croire qu'on pût abandonner les exercices de la guerre & se plonger dans les divertissements & dans les délices. En effet il ne restait plus à ces gens-là pour comble de leur folie que de rompre leurs armes & de changer leurs boucliers & leurs casques pour avoir des bouteilles, des luths & d'autres instruments de débauche. Ce sage & judicieux Général prévoyait bien que dans peu de temps les Français recommenceraient la guerre & il appréhendait avec raison que la volupté n'amollît tellement le courage de ses soldats, qu'ils lâchassent le pied, quand il se présenterait des occasions ou le danger est joint à la gloire. Et cela fût sans doute arrivé, s'il n'eût été au devant de ce désordre en assemblant ses troupes & en leur faisant un excellent discours, pour les faire souvenir de leur ancienne valeur & pour modérer l'excès de leur joie. Quand toute l'armée fut assemblée il se mit au milieu & parla en ces termes:

2. Il n’est pas étrange que ceux à qui il arrive des prospérités extraordinaires, qui surpassent autant leur attente que leur mérite, en soient si fort surpris, qu’ils ne gardent plus aucune modération. Mais pour vous vous seriez inexcusables, si vous tombiez aujourd’hui dans une pareille faute. En effet de quel prétexte vous serait-il possible de la couvrir ? Diriez-vous que n’étant pas accoutumés à la victoire vous n'aviez jamais bien goûté tout le plaisir qu’elle donne. Vous qui avez subjugué Totila, Teïas, & la Nation entière des Goths ? Est-cxf que le dernier succès de vos armes vous semble beaucoup au dessus de votre valeur ? Ne savez-vous pas qu’il n'y a point d’événement pour grand, ni pour heureux qu'il paraisse, qui ne soit encore au-dessous de la gloire à laquelle la vertu romaine s’est élevée ? Il n'y a rien qui nous soit si propre ni si naturel que de vaincre. Vous avez vaincu nos ennemis: mais cette victoire était due à votre courage ; elle a été le prix de votre vertu, et non pas un présent de la fortune. Vous ne l'avez pas trouvée dans l'oisiveté, ni dans le repos, mais vous l'avez été chercher au milieu des dangers avec des travaux, & avec des fatigues incroyables. C'est un avantage que vous ne pouvez conserver que par les mêmes moyens par lesquels vous l'avez acquis & en prenant autant de peine pour vous en assurer la jouissance à l'avenir, que vous ressentez de joie de le posséder maintenant. Le bonheur de ceux qui gardent une autre conduite n'est jamais de longue durée. On n’en saurait produire un exemple plus sensible que celui de la défaite des Français, qui fait le juste sujet de votre joie. Ils jouissaient chez eux d'une heureuse tranquillité, quand l’insolence qui accompagne la bonne fortune leur a fait prendre les armes, ne reconnaissant pas la vanité de leurs espérances & de leurs projets, ils se sont plutôt ruinés par leur propre, indiscrétion, qu'ils n'ont été défaits par la puissance de notre Empire. Il vous serait honteux de tomber dans les mêmes défauts que ces Barbares & de ne les pas surpasser autant en prudence que vous les surpassez en valeur. Du reste ne vous imaginez pas n'avoir plus d'ennemis à craindre. Quand il serait véritable qu'ils seraient tous morts, il ne vous serait pas pour cela permis de négliger votre devoir en négligeant les exercices ordinaires de la discipline militaire. Mais cette imagination est très éloignée de la vérité; car la Nation des Français est une Nation nombreuse & qui se plaît merveilleusement à la guerre. Ceux qui ont été défaits n’étaient qu'une petite partie de ceux qui sont demeurés dans le pays & la perte qu'ils ont soufferte leur inspire moins de terreur, que de désir de le venger. Il n’y a point d'apparence qu'ils demeurent jamais en repos. Ils reviendront avec une armée plus puissante que la première. Quittez donc les divertissements & les jeux. Et puisque les dangers qui vous restent à coure ne sont pas moindres que ceux que vous avez déjà courus, reprenez vos exercices accoutumés avec une ardeur toute nouvelle. Si les ennemis font encore irruption en Italie ils vous trouveront tout préparer à les repousser, & quand ils ne viendraient pas si tôt vous auriez moins la satisfaction de vous être acquittés de votre devoir en pourvoyant à votre sureté.

Ce discours de Narsès fit concevoir à ses soldats de la honte & du regret de leur débauche. De sorte qu'ils se remirent à l’instant dans une discipline très exacte.

Chapitre VII.

1. Sept mille Goths s'enferment dans le fort de Campsas. 2. Narsès y met le siège. 3. Ragnaris demande à conférer & tire en trahison sur Narsès. 4. Les Goths se rendent. 5. Clotaire demeure seul Roy de France après la mort de Thibaut & de Childebert.

Il y avait un petit corps séparé composé d'environ sept mille Goths extrêmement aguerris & qui avaient souvent suivi le parti des Français, qui considérant l'état des affaires présentes & jugeant que les Romains ne s'arrêteraient pas dans le cours de leur victoire, mais qu'ils tourneraient leurs armes contre les plus proches de leurs voisins se retirèrent à Campsas. C’est une place des plus fortes & des mieux munies, assise sur le haut d'une montagne escarpée & inaccessible de toutes parts. Les Goths s'y étant enfermés y croyaient être en sureté résolus de s'y bien défendre, au cas qu'il prît envie aux Romains de les attaquer. Ils étaient confirmés dans cette résolution par Ragnaris qui était leur Capitaine, quoi qu'il ne fût pas de leur pays mais de celui des Bitoriens, qui sont de la nation des Huns. Il était devenu leur Chef par l’adresse particulière qu'il avait à conduire l'esprit & à ménager l'intérêt des peuples. Il s'était avisé de jeter les semences de cette nouvelle guerre par le seul dessein de rendra son nom célèbre.

2. Narsès fît marcher en diligence toutes ses troupes contre ce fort : mais comme il ne lui était pas possible d'en approcher ni de combattre les assiégés dans un lieu qui lui était si désavantageux, il se contenta de leur fermer tous les passages, de sorte qu'ils ne recevaient plus de vivres & qu'ils n'avaient plus la liberté de sortir. Ils ne souffraient pas toutefois une grande incommodité du siège, parce qu'ils avaient abondance de toute sorte de provisions qu'ils avaient portées avec leurs meubles précieux dans cette place, qu'ils tenaient imprenable. Mais comme ils trouvaient qu'il y avait de la honte à demeurer si longtemps investis, ils firent diverses sorties sur les Romains pour tâcher de les contraindre de se retirer, il ne s'y fit rien néanmoins de remarquable.

3. L'hiver s'étant écoulé de cette sorte Ragnaris souhaita au commencement du printemps de conférer avec Narsès & ayant reçu un passeport pour aller avec quelques-uns de sa foire dans un lieu situé entre la place, de le camp, ils s'y trouvèrent & parlèrent ensemble. Mais Narsès voyant que ce Barbare enflé d'un orgueil insupportable & parlant en des termes pleins d’insolence & de fierté lui demandait des conditions déraisonnables rompit la conférence & le renvoya sans conclure aucun traité ; dont Ragnaris frémissant de rage & de dépit, se retourna tout à coup dès qu'il fut sur le haut de la montagne proche de la muraille du fort, banda son arc, & tira sur Narsès. Mais le coup manqua & le trait tomba d'un autre coté sans blesser personne. Un attentat si étrange fut réprimé sur le champ comme il méritait : car les gardes de Narsès irrités d'une si haute insolence tirèrent à l'instant, & le percèrent de plusieurs traits. Et certes on ne peut les blâmer d'avoir vengé de la sorte une action aussi lâche & aussi injuste que celle-là. Ceux de sa suite le reportèrent dans le fort avec beaucoup de peine, où il mourut deux jours après d'une manière digne de sa perfidie & de sa fureur.

4. Les Goths ne croyant pas pouvoir soutenir le siège, prièrent Narsès de leur conserver la vie : ce qui leur ayant été promis, ils se rendirent & lui remirent la place entre les mains. Il leur garda fidèlement la parole qu'il leur avait donnée, persuadé qu'il était d’ailleurs que c’était une inhumanité de massacrer des vaincus. Mais afin qu'ils ne pussent à l'avenir exciter de troubles, il les envoya à Constantinople.

5. Pendant que toutes ces choses se passèrent Thibaut qui commandait en France dans les provinces les plus voisines de l'Italie, mourut dans la fleur de la jeunesse d'une maladie qu'il avait contractée dès sa naissance, Childebert & Clotaire comme ses plus proches parents furent appelés par la loi du pays à la succession de son Royaume. Mais peu s'en fallut que les différends qui s'élevèrent entre eux pour le partage ne ruinassent leurs Etats. Childebert outre son extrême vieillesse, était atteint d'une langueur incurable. Il n'avoir que des filles & point d'enfant mâle qui pût être l'héritier de sa Couronne. A l'égard de Clotaire il était encore plein de vigueur & seulement dans cet âge où commencent à paraître les premières rides. Il avait quatre fils qui étaient tous quatre hardis, courageux & entreprenants. Il prétendait que son frère étant prêt de lui abandonner en mourant son propre Royaume, ne devait prendre aucune part dans celui de Thibaut. Et certes cette prétention n'était pas destituée de toute sorte de fondement. Ce vieillard lui laissa volontairement toute la succession par la crainte qu'il avait de sa puissance & par le désir de conserver son amitié. Peu après il mourut; ainsi Clotaire demeura seul Roy de tous les Français. Tel était en ce temps-là l'état des affaires de la France & de l'Italie:

Chapitre VIII.

1. Tremblement de terre. 2. Digression sur la cause des tremblements. 3. Etat pitoyable de l'île de Cos. 4. Tralles autrefois ruinée par un tremblement & réparée par Auguste.

1. LΈτε suivant il y eut un furieux tremblement de terre à Constantinople & en plusieurs autres endroits de l'Empire qui ruina un grand nombre de villes, tant dans les îles qu'en terre ferme & qui fit périr presque tous les habitants. Béryte, ce bel ornement de la Phénicie, en fut entièrement détruite & tous ses magnifiques bâtiments furent renversés par terre. Une multitude incroyable de personnes furent écrasées sous les ruines tant d'originaires du lieu, que de jeunes étrangers des meilleures maisons de leur pays qui avaient été envoyés pour apprendre les lois Romaines dans le fameux collège qui faisait la principale gloire de cette ville. Les Docteurs transférèrent leurs écoles à Sidon ville voisine, durant que l’on relevait Béryte. Quoique sa nouvelle structure fût fort éloignée de son ancienne magnificence, elle en conservait encore quelques vestiges, auxquels on la pouvait reconnaître. Mais il fallait un grand nombre d'années pour la rebâtir telle qu'elle était auparavant & pour y rétablir l'étude du droit.

Dans le même temps on sentit aussi quelques légers tremblements dans la grande ville d'Alexandrie assise sur le bord du Nil, ce qui fut pris pour un prodige par les habitants & principalement par les vieillards, parce que le pays n'y est point sujet & qu'il n'y en était jamais arrivé. Personne ne demeura alors dans sa maison, mais tout le monde étonné d'un accident si nouveau courut en foule aux places publiques. Pour moi qui y étudiais en droit en ce temps-là, j'avoue que quand je fis réflexion sur ce qui était arrivé; & que d'ailleurs je considérai que les maisons n'étant que de brique, elles ne pouvaient résister à de violentes secousses, je fus saisi d'une grande crainte. Toutes les personnes les plus intelligentes & les plus habiles avaient aussi la même appréhension, non tant pour le danger qui était passé, que pour de plus grands, dont ils croyaient être menacés.

2. Ceux qui ont recherché la cause de ces furieux mouvements, disent que ce sont des exhalaisons sèches & ardentes, qui étant enfermées dans les entrailles de la terre & ne pouvant s'y dissiper, s'agitent avec violence, jusqu'à ce qu'elles rompent & enlèvent tous les corps qui les retiennent. Ceux-là même ajoutent que la nature ne produit point en Egypte de semblables exhalaisons, parce que le pays est plat & que la terre est exempte de concavités & de plus qu'elle a des fentes & des ouvertures par où elles pourraient sortir si elles y étaient enfermées. Comme cette opinion était peu solide, quoi qu'elle fût assez commune, ces galants hommes appréhendaient avec raison qu'il n'y eût lieu de changer l'ancienne épithète & qu'on ne dît à l'avenir, que Neptune est un Dieu qui ébranle la terre, au lieu qu'on disait autrefois qu'il la soutenait. Peut-être que quand quelque partie de l'Egypte deviendrait sujette aux tremblements, ceux qui sont savants dans la connaissance de la nature ne manqueraient pas d'autres raisons que celles que nous avons rapportées pour défendre l'opinion dans laquelle ils sont touchant les exhalaisons & les vapeurs. Pour moi, s'il m’est permis de parler d'une matière si obscure & si cachée, je dirai que quoi que leur sentiment ait de la vraisemblance, il n’est nullement conforme à la vérité. Car comment pourrions-nous avoir une connaissance certaine d'un sujet si fort éloigné de nos sens & si élevé au dessus de nous. Nous devons nous contenter de savoir que toutes les créatures sont gouvernées par une sagesse & par une providence éternelle. Nous pouvons bien étudier les divers mouvements de la nature & rechercher par le raisonnement les causes des effets qui nous paraissent étranges & surprenants, mais nous tomberions dans une présomption insupportable & dans la plus grossière de toutes les ignorances, si nous nous imaginions en avoir pleinement découvert la vérité. Je m'aperçois que cette digression n’est déjà que trop longue, retournons à notre sujet.

3. Dans le même temps l’île de Cos fut agitée de semblables mouvements & en ressentit d'horribles effets. Il n'y en eut qu'une petite partie préservée de ruine, tout le reste ayant été abimé. La mer enflée extraordinairement, inonda les maisons les plus proches du rivage & les entraîna avec les meubles & les hommes. L'impétuosité violente dont la terre était ébranlée, ne trouvant point d'issue pour se dissiper, il n'y avait rien qu'elle ne renversât. Tous les habitants furent enveloppés dans ce malheur général, tant ceux qui demeurèrent dans leurs maisons, que ceux qui coururent aux Eglises, ou qui se trouvèrent en quelque autre endroit. Passant d'Alexandrie à Constantinople j'abordai par occasion à cette ville-là & je vis ce pitoyable spectacle, qui ne peut être assez bien représenté par le discours. Toute la ville n'était plus qu'une éminence de terre avec un amas confus de pierres, de poutres & de colonnes rompues. L'air était obscurci d'une poussière si épaisse, qu'on ne pouvait plus reconnaître le lieu ou avaient été les rues & les places publiques. Les maisons de brique, de pierre ou de quelque autre matière solide, étaient tombées & il ne restait que des cabanes de terre. Quelques habitants paraissaient çà & là avec un visage triste & abattu & qui portait les marques de leur désespoir. Pour comble de tant de malheurs l’eau des puis était devenue salée. Enfin c’était une désolation effroyable & il ne restait plus aucun ornement à cette pauvre ville que le nom des Asclépiades & la gloire d'avoir porté le grand Hippocrate. Ce ferait manquer d'humanité que de n'être pas touché de compassion à la vue de ces désordres ; mais il faudrait ignorer l'histoire des siècles passés & ne pas savoir que la nature a rendu ces pays-là sujets à différents changements pour en être surpris d'étonnement. Il y a eu souvent des villes englouties par des tremblements de terre, qui après avoir enseveli sous leurs ruines tous leurs habitants en ont été retirées elles mêmes par de nouveaux citoyens.

4. Tralles fut autrefois une ville d'Asie, bâtie par les Pélagiens sur le bord du Méandre ; mais elle fut abîmée sous l'Empire d'Auguste, sans qu'il en demeurât aucune partie entière. On dit qu'un laboureur du pays nommé Cheremon, ne pouvant supporter la douleur qu'il avait conçue d'un si funeste malheur, s'avisa d'une entreprise qui est digne d'être admirée & qui est aura peine d'être crue. Il se résolut d'aller trouver l'Empereur non à Rome ; mais aux extrémités de l'Espagne & sur le bord de l’Océan, où il faisait la guerre, pour lui porter la triste nouvelle de cet accident & il n'en fut détourné ni par la longueur du voyage, ni par l'importance de l'action, ni par l'incertitude du succès, ni par la crainte des dangers, ni par l'amour de sa famille, ni par aucune des considérations qui peuvent se présenter à l'esprit lorsqu'il est sur le point de former de pareilles résolutions. Son discours toucha si sensiblement ce Prince qu'au même temps il choisît sept Consuls des plus considérables par leur naissance & par leurs richesses qu'il envoya avec une suite fort nombreuse & avec des sommes fort considérables, pour rebâtir Tralles, telle qu'on la voit maintenant. Ainsi cette ville doit plutôt passer pour une colonie de Romains, que pour une colonie de Pélagiens, quoi qu'ils aient choisi la langue Grecque, parce qu'ils sont voisins des Ioniens. La vérité de ce récit est établie sur l'histoire du pays & confirmée par une Epigramme que je lus lorsque je fus sur les lieux. On voit encore dans un champ assez proche de la ville nommé Sidère, d'où était Cheremon, un Autel fort ancien, sur lequel il y a apparence qu’était autrefois sa statue, quoi qu'elle n'y soit plus aujourd’hui & sur cet Autel sont gravés ces vers.

Tu vois sur cet Autel de Cheremon l'image,

Qui de son cher pays regrettant le ravage

Par sa rare vertu mérita cet honneur

D'en être réputé le fécond fondateur.

D'Auguste il implora les hontes sans pareilles.

Et de Tralles refit les superbes merveilles.

Voila ce qui regarde la ville de Tralles. Plusieurs autres villes, tant des Ioniens que des Eoliens furent agitées par de pareils mouvements & ensevelies dans leurs propres ruines. Mais je laisse la description de tous ces malheurs & reprenant la fuite de mon histoire, je passerai dans le pays des Laziens pour y voir les guerres qui s'élevèrent entre l'Empire des Romains & celui des Perses.

Chapitre IX.

1. Trêve entre les Romains & les Perses. 2. Origine des Colchéens. 3. Ils sont attaqués par les Perses. 4. Préparatifs de Mermeroës. 5. Description du fort de Télèphe. 6. Mermeroës le prend par stratagème. 7. Sage conduite de Théodore. 8. Désordre des Romains, 9. Différentes manières de mesurer les parasanges. 10. Ile entre le Phase & le Docone.

1. IL y avait longtemps que ces deux peuples étaient ennemis & qu'ils ravageaient quelquefois les terres l'un de l'autre par des courses imprévues & qu'ils donnaient quelquefois de justes batailles. Depuis peu ils avaient fait une trêve, par laquelle ils étaient demeurés d'accord de n'exercer aucun acte d'hostilité du côté d'orient & sur les frontières d'Arménie, quoi qu'ils ne laissassent pas de continuer la guerre dans la Colchide.

2. Les Colchéens sont les mêmes qu'on appelait autrefois Laziens, & on n'en pourra douter si l'on prend la peine de considérer que ce sont les mêmes qui habitent sur les rives du Phase, sur le mont Caucase & dans les lieux circonvoisins. On dit que les Colchéens sont venus d'Egypte & que beaucoup devant la descente de Jason, devant l'établissement de l'Empire des Assyriens & devant le règne de Ninus & de Sémiramis, Sésostris, Roy d'Egypte, ayant levé une puissante armée, courut & désola toute l'Asie & laissa en cet endroit là une colonie, d'où la nation des Colchéens est descendue. Tout ceci est rapporté par Diodore Sicilien & par plusieurs autres historiens. Enfin, quelque, nom qu'on donne à ces peuples & soit qu'on les appelé Colchéens, Laziens, ou Egyptiens, ce sont ceux qui dans notre temps ont donné divers combats pour la défense de leur pays

3. Chosroès, Roi des Perses, avait déjà réduit sous sa puissance les plus importantes de leurs places & se préparait à se rendre maître de toutes les autres ; mais Justinien ne crut pas pouvoir abandonner avec justice Gubaze, Roy des Laziens & une nation entière qui était unie avec les Romains par une affection étroite & par la profession de la même religion. D'ailleurs il considéra que si les Perses avaient l'avantage, il n'y aurait plus rien qui les empêchât de naviguer sur le pont Euxin & de passer jusqu'au milieu de son Empire ; c’est pourquoi il se résolut d'employer toutes ses forces pour les secourir & de lever une puissante armée, dont il donna le commandement à trois excellents Capitaines, à Bessas, à Martin & à Busés, qui avaient signalé leur prudence & leur courage dans une infinité d'occasions. Il y envoya aussi Justin fils de Germain, qui quoique dans la fleur de sa jeunesse était déjà habile dans l'art de la guerre.

4. Cependant Mermeroës, Général des Perses, ayant attaqué deux fois Archeopole & en ayant été repoussé, fit divers petits exploits, que je passerai sous silence, à cause qu'ils ont été rapportés très amplement par Procope. Ensuite (car c’est en cet endroit que je reprends le fil de l'histoire) il s'approcha des forts de Muchirise & de Cotese, résolu de surmonter toutes les difficultés des passages qui sont aux environs du fort de Télèphe, de pénétrer jusqu'au Phase & ayant épouvanté les Romains par une irruption si peu attendue, de prendre de force diverses petites places qui sont dans le pays, ce qui lui eût été impossible s'il eût pris le chemin ordinaire.

5. Martin s’était enfermé dans le fort de Télèphe & le gardait avec toute sorte de soin. La place est presque inaccessible par son assiette. Il n'y a qu'un chemin très étroit qui y conduise & ce chemin est escarpé de rochers & bordé de précipices. Il n'y a point d'avenue de tous les autres côtés, parce que le pays est plein de marécages & tellement embarrassé de bois & de buissons, qu'un seul homme vêtu à la légère n'y saurait passer qu'avec beaucoup de peine, bien moins une multitude de soldats chargés de toutes leurs armes. De plus, les Romains ne s'épargnaient aucune fatigue pour boucher avec des pieux & avec des pierres tous les endroits qui leur paraissaient un peu trop larges ; & ils demeuraient incessamment occupés à ce travail.

6. Mermeroës était cependant dans une étrange perplexité & cherchant dans son esprit toute sorte de moyens pour surmonter ces difficultés du passage, il n'en trouva qu'un seul par lequel il espéra d'en venir à bout, qui fut de faire en sorte que les Romains se relâchassent un peu du soin & de la vigilance avec laquelle ils le gardaient : car pendant qu'ils veilleraient selon leur coutume, il ne voyait nulle apparence de les surprendre & de vaincre tout ensemble la nature du lieu & la résistance des ennemis. Mais il croyait que quand ils auraient diminué quelque chose de la rigueur de leur discipline & qu'il ne lui resterait plus d'autre obstacle que celui des forêts & des rochers, il ne lui serait pas impossible de le surmonter. Il s'assurait que pour lors il abattrait les bois, qu'il aplanirait les montagnes & qu'il s'ouvrirait un chemin par son courage. Il s'avisa donc de cette ruse. Il feignit d'être attaqué d'une maladie dangereuse, se mit au lit & commença à plaindre son malheur. Aussitôt le bruit se répandit dans l'armée que le Général était à l'extrémité & qu'on n'en attendait plus que la mort. Les traîtres qui recevaient de l'argent, pour leur donner avis de ce qui se passait, ne sachant rien du secret de cette affaire qui avait été communiquée à peu de personnes, ne purent dire que ce qu'ils avaient appris parmi le peuple & les Romains se trouvèrent très disposés à le croire comme véritable, parce qu'ils souhaitaient qu'il le fût. Dès ce moment ils commencèrent à se dispenser de l'exacte discipline qu'ils gardaient auparavant. Peu de jours après la nouvelle de la mort de Mermeroës arriva. Il s’était cependant caché dans une cabane, sans que les plus intimes de ses amis sussent qu'il était vivant. Ce fut alors que les Romains croyant qu'il leur était inutile de se consumer de fatigues, laissèrent les travaux imparfaits, qu'ils prirent une manière de vie plus douce & plus commode, qu'ils donnèrent toute la nuit au sommeil & passèrent les jours entiers dans des maisons de plaisance sans faire garde, sans poser de sentinelles & sans prendre aucun soin, comme s'ils eussent été assurés que les Perses ne songeaient qu'à se retirer depuis qu'ils avaient perdu leur Chef. Mermeroës qui savait tout ce qui se passait découvre sa ruse, paraît à la tête de ses troupes, les conduit avec une ardeur non pareille, surmonte les difficultés des passages par les moyens qu'il avoir projetés, s'approche du fort & surprend les Romains étonnés de sa prudence & hors d'état de se défendre. Martin aima mieux abandonner dès lors la place, que d'attendre que l'ennemi y entrât par force & qu'il fit tout passer au fil de l'épée. Car il était impossible qu'une garnison aussi faible que la sienne, entreprît de soutenir l'effort des assiégeants, sans être taillée en pièces. Ainsi les Romains vaincus par l'adresse des Barbares, firent une retraite honteuse & allèrent joindre leur armée commandée par Bessas & par Justin, qui n’était qu'à sept stades de Télèphe, dans un lieu appelé le marché des pots de terre. Là toutes les troupes étant assemblées, les gens de commandement furent d'avis de les ranger en bataille, pour attendre de pied ferme l'ennemi.

7. Il y avait parmi les principaux officiers un certain Théodore Tzanien, qui avait été élevé parmi les Romains, où il avait oublié les mœurs de son pays & où il était devenu très poli. Ce Théodore avait eu ordre de demeurer avec cinq cents soldats de sa Nation proche du fort de Télèphe & de n'en point partir qu'il n'eût découvert le nombre des ennemis & le dessein de leur marche. Il exécuta cet ordre avec beaucoup de prudence & de courage & se retira dès le moment qu'il eut reconnu que les Perses ne voulaient pas s'arrêter dans ce fort, mais qu'ils avaient envie de donner bataille. Il rencontra sur le chemin plusieurs soldats de l'armée Romaine, qui au lieu d'aller droit à leurs rendez-vous comme il leur avait été ordonné, le détournaient pour piller les maisons & pour en enlever le blé & d'autres provisions. Il fit ce qu'il pût pour les détourner du pillage, en leur représentant l'extrémité du péril où ils étaient. Quelques-uns déférèrent à ses avis & le suivirent : mais il n'eut pas assez de loisir pour avertir les Chefs de la venue de Mermeroës. Car les Romains étant encore arrêtés à piller, les Perses survinrent, en tuèrent un grand nombre & mirent le reste en déroute, de sorte que ceux qui se sauvèrent étant arrivés au camp, le remplirent de tumulte & jetèrent tant de frayeur & tant d'épouvante dans l'esprit de leurs compagnons, qu'ils étaient tous prêts de s'enfuir & d'abandonner le bagage. Les Chefs qui n’avaient pas encore rangé les troupes craignaient d'être surpris dans un tel désordre, ils négligeaient d'exécuter la résolution qu'ils avaient prise & ne se trouvaient pas capables d'en prendre une nouvelle, inquiétés qu'ils étaient par la crainte & pressés par le temps. Ce qu'ils purent faire fut de décamper incontinent & de le retirer avec une si grande précipitation, qu'ils ne s'arrêtèrent que lorsqu'ils furent arrivés à une île, distante de Télèphe de l'espace de cinq parasanges. Ces braves hommes fournirent vaillamment cette carrière en un jour.

8. Un parasange contient trente stades suivant le sentiment d'Hérodote & de Xénophon. Les Ibériens & les Perses n'y en mettent que vingt & un. Les Laziens les comptent de même façon, quoi qu'ils se servent d'un autre nom & qu'ils les appellent des pauses; & certes avec un fondement assez raisonnable : car parmi eux quand les messagers ont fait un parasange ils se reposent & donnent leur paquet à un autre. Mais soit qu'il faille se servir de ce mot de parasange, ou de quelque autre, l’île dont je parle n'est éloignée du fort de Télèphe que de cent cinquante stades.

9. Elle est forte & de difficile accès, étant entourée de deux grandes rivières. Car le Phase & le Docone étant sortis du mont Caucase par deux canaux différents, coulent longtemps allez éloignés l'un de l'autre, puis ils s'approchent peu à peu, comme pour obéir à la situation du pays. Les Romains ont autrefois creusé une tranchée, par où ils ont fait entrer le Phase dans le Docone. Ainsi ces deux fleuves se joignent du côté d'orient. De là ils font divers tours, au milieu desquels ils laissent un champ assez étendu, & vers le couchant ils se rejoignent & forment une île, qui est celle-là même où les Romains s'étaient enfermés.

CHAPITRE X

1. Mort de Mermeroës. 2. Son éloge. 3. Coutume des Perses et exposer aux bêtes les corps morts. 4. Réflexion sur cette coutume.

1. Quand Mermeroës fut arrivé au marché des pots de terre, il se mit en grande colère contre ceux qui n'av aient pas eu le courage de le suivre & il leur reprocha leur lâcheté avec des termes pleins d'outrages, quoi qu'ils ne le pussent entendre puisqu’ils étaient absents. Il ne jugea pas toutefois qu’il fût à propos d'approcher plus près de l'île parce qu'il n'y avait pas assez de vivres dans le pays pour faire subsister une armée aussi nombreuse que la sienne & parce que d'ailleurs il n'avait pas toutes les machines qu’il eût fallu pour former un siège. Il n’était pas aussi d'avis de retourner à Télèphe, ni de surmonter encore une fois les difficultés des passages. Il dressa donc un pont avec des ais & avec des claies qu'il avait préparées à cet effet & fit passer le Phase à son armée sans aucune résistance. Ensuite il renforça les garnisons qu'il avait mises dans le fort d'Onogure, qu'il avait bâti auparavant dans le territoire d’Archeopole & y ayant donné tous les ordres nécessaires, il se retira à Cotese & à Muchirise. En ce lieu-là il tomba dans une fâcheuse maladie, ce qui l'obligea de laisser la plus grande partie de ses troupes dans le pays pour la défense des places & de se faire porter à une ville d'Ibérie nommée Mechiste, où il mourut.

2. C’était un des plus grands personnages qui ait jamais été parmi les Perses. Il était prudent dans le conseil, intrépide dans le danger & avait le courage merveilleusement élevé. Quoi qu'il fût chargé d’années & si fort incommode des deux pieds depuis longtemps qu'il ne pouvait plus monter à cheval, il ne laissait pas d'entreprendre toutes les fatigues avec la même ardeur que s'il n'eût point eu d'indisposition & qu'il eût été dans la fleur de son âge. Il se faisait porter dans sa litière au milieu de son armée & dans cet état il imprimait de la terreur à ses ennemis; il inspirait de la hardiesse à ses soldats ; enfin il donnait tous les ordres avec une sagesse si éclairée, qu'ils ont presque toujours été suivis des victoires les plus signalées. Ce qui fait bien voir que ce n’est pas la force du corps, mais la sagesse de l'esprit, qui fait les grands Capitaines.

3. Les plus proches parents de Mermeroës portèrent son corps hors de la ville & l'exposèrent tout nu pour être mangé par les chiens & par les oiseaux infâmes qui se repaissent de carnages. Voila la belle cérémonie que les Perses ont accoutumé de garder dans leurs funérailles. Après que ces animaux ont dévoré toutes les chairs, les os demeurent épars en divers endroits sur la terre. Parmi eux il n'est pas permis d'ensevelir les morts, ni de les enfermer dans des tombeaux. Que s'il arrive qu'un corps qui a été exposé de cette sorte, ne soit pas au même moment déchiré par les chiens, ou par les oiseaux de proie, ils s'imaginent que cela vient de ce que l'âme de cette personne est encore toute souillée des crimes de sa vie passée & qu'elle est condamnée à souffrir d'horribles supplices. Pour lors ses parents le regrettent & le pleurent amèrement comme étant véritablement mort & comme étant dans une condition tout à fait malheureuse & digne de larmes. Ils se persuadent au contraire que ceux-là sont heureux dont les corps sont dévorés aussitôt qu'ils ont été exposés & que c’est une marque que leur âme est sainte & divine & qu'elle jouit d'une félicité immortelle. Quand quelque soldat est attaqué d'une maladie dangereuse, on le sépare des autres & on l'expose tout vivant avec un peu de pain & d'eau & avec un bâton, afin qu'il puisse se nourrir & se défendre contre les bêtes, tant qu'il lui restera assez de force. Que s'il arrive que la violence du mal ôte à ceux qui ont été exposés de cette manière la liberté du mouvement, sans toutefois leur ôter entièrement la jouissance de la vie, alors ils sont dévorés à demi-vivants & ils perdent par la cruauté des bêtes l’espérance de la guéridon. On en a vu quelquefois, qui après avoir recouvré leur santé sont revenus dans leurs maisons & y ont paru avec des visages aussi pâles & aussi défigurés que ceux que les poètes retirent des portes de l’enfer sur les scènes & sur les théâtres. Mais quand quelqu'un retourne de cette sorte tout le monde le fuit comme un profane & on ne permet pas qu'il rentre dans la conversation des autres hommes, ni qu'il reprenne son train de vie ordinaire, sans qu'il ait été auparavant réconcilié par les Mages, purifié, s'il faut ainsi dire, de l'attente de la mort & comme rétabli dans se commerce de la vie.

4. Il est évident que lorsqu'une Nation entière a été élevée dans quelque coutume durant une longue suite d'années, elle la croit juste & raisonnable & qu'elle rejette tout ce qui lui est contraire comme extravagant & impie. Les hommes n'ont jamais fait de lois, qu'ils ne les aient appuyées sur quelques raisons. Mais de ces raisons les unes ont de la solidité, & les autres n'ont que de l’apparence. C’est pourquoi je ne trouve pas étrange que les Perses emploient divers arguments pour défendre l’usage de leur pays & pour montrer qu'il doit être préféré à celui des autres peuples. Mais je m'étonne qu'ils observent un usage, qui constamment a été inconnu aux plus anciens habitants de leur pays, aux Assyriens, aux Chaldéens & aux Mèdes. On voit encore aux environs de Ninive & de Babylone & dans toute la Médie des tombeaux semblables aux nôtres, où sont enfermés les ossements & les cendres des hommes qui ont vécu dans les premiers siècles. Ce qui fait connaître qu'alors on donnait la sépulture à la façon des Grecs & non pas à la façon que les Perses gardent maintenant. Ce sont donc eux qui depuis ces anciens temps ont violé la sainteté des sépulcres, comme ce sont eux qui ont corrompu l'honnêteté des mariages, quand ils ont permis que les frères aient épousé leurs sœurs, que les oncles aient pris leurs nièces pour femmes, que les pères soient devenus les maris de leurs filles & ce qui est plus digne d'exécration, ô sentiments de la nature ou êtes-vous ? quand ils ont souffert que des fils se soient mariés avec leurs mères. On ne peut douter qu'ils n'aient été les premiers auteurs de cette infamie. On rapporte que Sémiramis cette ancienne Reine des Assyriens, fut capable d'une si horrible incontinence, que de concevoir de l'amour pour son fils Ninyas ; & qu'elle eut assez d'impudence pour lui découvrir sa passion. Mais que ce jeune Prince l'ayant rebutée avec indignation, il ne trouva point d'autre moyen de se délivrer de ses importunités, que de la tuer & qu'ainsi il commit un parricide pour éviter un inceste. Je pense que Ninyas n'eût pas eu tant de cruauté, si les désirs de Sémiramis eussent été conformes à la coutume de la Nation. Mais qu'est-il nécessaire de recourir à des histoires si anciennes? Pen avant la ruine de la monarchie des Perses & l'établissement de celle des Macédoniens, Parysatide femme de Darius brûla du même feu pour Artaxerxès son fils. Il ne la tua pas pourtant, il se contenta de lui témoigner l'horreur qu'il avait de sa passion & de la rejeter comme une brutalité détestable & condamnée par les mœurs & par l'usage de leur patrie. Ce sont donc les Perses de ce temps-ci qui ont négligé, ou plutôt qui ont violé toutes leurs anciennes lois & qui se sont laissé corrompre par les mœurs des étrangers que Zoroastre a introduites.

Chapitre XI.

1. Religion des Perses changée par Zoroastre 2. Changements de domination en Asie. 3. Divers progrès de l’autorité des Mages. 4. Histoire merveilleuse de la naissance d’Artaxare. 5. Agathias promet la liste de ses successeurs.

1. Il n’est pas facile de marquer précisément le temps auquel ce Zoroastre ou Zarade (car on rappelle indifféremment de l’un ou de l'autre de ces deux noms) a régné & a publié ses lois. Tout ce que les Perses modernes en disent est qu'il a vécu sous Hystaspes sans distinguer si cet Hystaspes est le père de Darius, ou si c’est un autre. Mais enfin en quelque temps qu'il ait vécu, il est certain que c'est lui qui a changé la religion de ses sujets & qui a institué de nouvelles cérémonies & donné cours à des opinions ridicules & extravagantes. Autrefois ils adoraient Jupiter, Saturne & les autres Dieux des Grecs, quoi que ce fût sous d'autres noms : car ils appelaient Jupiter Bel, ils appelaient Hercule Sandene, ils appelaient Venus Anaïtis & ainsi des autres, comme le témoignent Bérose Babylonien, Athonocle & Symmaque qui ont écrit l'histoire ancienne des Assyriens & des Mèdes. Maintenant ils sont dans la même erreur que les Manichéens, en ce qu'ils reconnaissent comme eux deux premiers principes, l'un qui est bon & qui produit tous les biens & l'autre qui est mauvais & qui produit tous les maux. Ils ont imposé à ces deux divinités deux noms barbares tirés de leur langue. Ils appellent Ormisdas le Dieu qui est la source du bien & Arimane le Dieu qui est la cause du mal. Ils ont une grande fête appelée la destruction des maux, qu'ils célèbrent avec beaucoup de solennité. Ils y tuent une grande multitude de serpents & d'autres animaux & les présentent aux Mages pour marque de leur piété, en cela ils croient faire une chose agréable au Dieu du bien & désagréable au Dieu du mal. Ils ont une vénération si grande pour l'eau, que jamais ils n'y touchent, jamais ils n'en lavent leur visage & jamais ils ne s'en servent que pour boire & pour arroser les herbes & les plantes. Ils reconnaissent un grand nombre d'autres Dieux, à qui ils font des prières & des sacrifices, mais en cela il n’y a rien que de conforme aux mœurs & aux coutumes des Grecs, non plus que dans les expiations, dans les augures & dans quelques autres cérémonies qu'ils observent. Le feu est un des plus considérables objets de leur piété. Les Mages l'entretiennent toujours dans les cellules du temple, pour s'en servir dans la célébration des mystères & pour en tirer des présages de l'avenir. Je crois que cette cérémonie vient des Chaldéens ou de quelques autres étrangers, parce qu'il ne se fait rien de semblable parmi les Grecs. Toute la Religion des Perses est composée du mélange de diverses superstitions & je ne trouve pas étrange que cela soit, car je ne sais aucun état qui ait changé aussi souvent de face & de forme qu'a fait celui-là & qui se soit si peu de temps maintenu dans la même assiette. Comme il a passé par la suite des siècles sous la domination de divers peuples, il ne faut pas s'étonner qu'il ait retenu des traces & des vertiges d'une inanité de lois & de coutumes différentes,

2. Les Assyriens sont les premiers dont nous avons ouï parler qui aient été maîtres de toute l'Asie, à la réserve des Indes qui sont au delà du Gange. Ninus y établit le premier la puissance souveraine. Après lui régna Sémiramis & ensuite leurs descendants; jusqu'à Bel, fils de Dercetade. La postérité de cette reine étant finie en la personne de ce Bel, un certain Belitaran intendant des jardins du Roy, eut assez d'adresse pour cueillir le sceptre & pour le planter dans sa famille, ou il le conserva, jusqu'à ce que venant comme à se flétrir dans les mains de Sardanapale, Arbace Médien, & Belessys Babylonien se défirent de ce lâche Prince & ôtèrent l'Empire aux Assyriens, pour le donner aux Mèdes, mille trois cent six ans après que Ninus eut commencé à régner, comme il est rapporté par Ctésias Cnidien & par Diodore Sicilien. Pour lors les Mèdes possédèrent la puissance souveraine & gouvernèrent par leurs lois. Ils en jouirent l'espace de trois cents ans, jusqu'à ce que Cyrus fils de Cambyse défît Astyage & qu'il fit passer l'Empire aux Perses. Il n'y eut pas de sujet de s'en étonner, puisqu'il était Persan & grand ennemi des Mèdes à cause des guerres qu'il avait faites contre Astyage. Les Rois de Perse demeurèrent l'espace de deux cent vingt-huit ans sur le trône, après quoi il fut renversé & toute leur grandeur abattue par Alexandre fils de Philippe, qui défit Darius fils d'Arsame & qui fournit la Perse à la Macédoine. Ce fut un si fier & si invincible ennemi, que la seule terreur de son nom conserva longtemps l'autorité souveraine à ses successeurs qui étaient Macédoniens comme lui. Et je crois qu'ils en jouiraient encore s’ils ne l'eussent perdue par leurs propres divisions & par la fureur des guerres civiles, qui firent connaître à leurs ennemis qu'il n’était pas impossible de les vaincre. Il ne s'en faut que sept ans, si nous en croyons Polyhistore, que leur Empire n'ait duré autant que celui des Mèdes. Il fut détruit par les Parthes, dont la Nation avait été presque inconnue jusqu'en ce temps-là, & n'avait jamais eu que l'obéissance en partage. Cependant ils ont possédé toute l'étendue de ce vaste empire, à la réserve de l'Egypte.

Arsace fut le premier auteur du soulèvement & pour ce sujet ses descendants ont été nommés Arsacides. Peu après Mithridate éleva le nom des Parthes à un très haut point de gloire. On compte deux cent soixante & dix ans, depuis Arsace premier Roy des Parthes jusqu'à Artabane, qui fut le dernier & qui régna au temps qu'Alexandre fils de Mammée gouvernait l'Empire Romain. Ce fut donc en ce temps-là que commença la puissance des prédécesseurs de Chosroès & que la Monarchie des Perses qui subsiste encore aujourd’hui, fut établie. Un certain Artaxare, qui jusqu'alors n'avait acquis aucune réputation, mais qui toutefois était hardi & entreprenant, ayant amassé quelques conjurés tua Artabane, mit la couronne sur sa tête, renversa le trône des Parthes & releva celui des Perses.

3. Il était fort adonné aux superstitions de la magie & à ces mystères qu'il n’est pas permis de nommer. Cela fut cause que les Mages devinrent insolents & s'attribuèrent une grande autorité. Ils portaient longtemps devant le même nom, mais ils ne recevaient pas les mêmes honneurs : au contraire ils étaient traités par les Princes avec mépris, comme il est aisé de le justifier par l'histoire d'un Mage nommé Smerdez, qui ayant voulu après la mort de Cambyse fils de Cyrus, s'emparer de la puissance souveraine, fut tué avec tous ceux de son parti. On ne croyait donc pas pour lors qu'il appartint à un Mage d'aspirer à la dignité d'Empereur. Car ce meurtre au lieu de passer pour un crime, fut considéré comme un exploit signalé, dont on voulut conserver la mémoire par l'institution d'une fête appelée la tuerie des Mages, dans laquelle on en rend encore des actions de grâces. Mais maintenant on leur porte toute sorte de respects. L'Etat est gouverné par leurs conseils & par leurs oracles. On les consulte dans toutes les affaires publiques & particulières & on ne trouve rien de juste ni de légitime s'il n’est autorisé par leur approbation & par leur suffrage.

4· On dit que la mère de cet Artaxare fut mariée à un homme de basse condition nommé Pabeque, qui était tailleur d'habits & qui avait quelque connaissance de l’astrologie judiciaire, un soldat nommé Safane voyageant dans le pays des Caduséens, logea chez ce Pabeque, qui ayant découvert par l'art de la magie, que de ce soldat il naîtrait un fils, qui se rendrait illustre & qui s'élèverait à une haute fortune, ressentit en même temps du déplaisir de ce qu'il n'avait ni fille, ni sœur, ni autre parente pour lui donner en mariage. Mais enfin mettant sous les pieds toutes les considérations de l'honneur, il lui prêta sa propre femme & se persuada que les avantages qu'il en tirerait à l'avenir compenseraient la honte d'une telle prostitution. De cette conjonction naquit Artaxare, qui fut élevé par Pabeque & qui envahit l'Empire dans la fleur de sa jeunesse. Pour lors il se forma une grande contestation entre Pabeque & Safane chacun d'eux prétendant à la gloire de lui imposer son nom. Ils s'accordèrent néanmoins à condition qu'on l'appellerait le fils de Pabeque & qu'on ajouterait qu'il avait tiré sa naissance de Safane. Voila la généalogie d’Artaxare, que les Perses assurent être véritable & avoir été tirée des archives de leur Royaume.

5. Je rapporterai les noms de ceux qui lui ont succédé & je remarquerai précisément le temps & la durée de leur règne, ce qui a été presque toujours négligé par ceux qui ont écrit sa chronologie jusqu'a présent. Ils ont eu assez de soin de compter les Rois & les Empereurs des Romains depuis Romule & peut-être même depuis Enée, fils d'Anchise, jusques à Anastase ou jusques au vieux Justin. Mais ils n'ont jamais pris la peine de faire une liste exacte des Princes qui ont commandé chez les Perses, depuis la ruine de l'Etat des Parthes; & de distinguer, comme il fallait faire, les années, durant lesquelles chacun d'eux est demeuré sur le trône. C’est pourquoi j'en ai recueilli fidèlement tout ce qui est renfermé dans l'histoire de ces peuples là & j'estime que pour l'intelligence du sujet que nous traitons, il est très nécessaire de s'en souvenir. Dans les occasions j'en ferai observer au Lecteur ce que je jugerai à propos, encore qu'il y ait un grand nombre de noms barbares à rapporter & que quelquefois il n'y ait qu'un simple catalogue à faire de plusieurs Rois, qui durant toute leur vie n'ont rien exécuté de considérable. Je me contenterai en cet endroit de faire une remarque importante & qui apportera beaucoup de lumière au reste de notre histoire, qui est, qu'il y a un espace de trois cent dix-neuf ans, depuis la mort de Mermeroës, jusques à la vingt-cinquième année du règne de Chosroès; & cette même année-là est la vingt-huitième de l'Empire de Justinien. Je dirai ici quelque chose de ce Chosroès & puis je reprendrai la fuite de la narration que j'ai quittée.

Chapitre XII.

1. Jugement d’Agathias touchant Chosroès. 2. Portrait d’un Médecin nommé Uranie. 3. Son voyage en Perse. 4. Sa réception en la Cour de Chosroès. 5. Voyage de plusieurs autres Philosophes en Perse. 6. Article accordé en leur faveur. 7. Merveilleuse aventure qui leur arriva à leur retour. 8. Insupportable vanité d’Uranie.

1. Il est loué & admiré plus qu'il ne mérite & non seulement par les Perses mais aussi par les Romains. On dit qu'il aime les belles lettres, qu'il a lu les plus excellents ouvrages des Grecs traduits en sa langue & qu'il en a tiré une connaissance profonde de l'ancienne Philosophie, qu'il possède plus parfaitement Aristote que jamais Démosthène ne posséda Thucydide. Qu’il a l'esprit tout rempli de la doctrine de Platon, ayant pénétré le Timée avec toutes les spéculations de la Physique & de la Géométrie, qui le rendent plus obscur qu'aucun autre dialogue de ce Philosophe & ayant entendu parfaitement ceux qui paraissent d'ordinaire les plus difficiles, comme sont ceux de Phédon, de Gorgias & de Parménide. Pour moi, je ne saurais me persuader qu'il soit aussi habile qu'on le publie, ni qu'il soit arrivé à cette perfection sublime des sciences. Comment se pourrait-il faire que la beauté & la grâce des expressions, qui dans la langue Grecque répond si proprement à la nature de chaque chose, se fût conservée dans une langue barbare ? Comment un Prince élevé dans le faste corrompu de la flatterie & accoutumé aux mœurs d'une nation farouche & d'ailleurs occupé continuellement aux exercices de la guerre, aurait-il fait un progrès notable dans les sciences ? Que si l'on se contentait de le louer de ce qu'étant Empereur des Perses & commandant à tant de peuples, il a quelque goût des lettres & de ce qu'il en fait gloire, je croirais bien que cet éloge ne lui devrait pas être refusé & je le préférerais en cela à d'autres Princes. Mais je pense que ceux qui lui attribuent une érudition extraordinaire & qui le préfèrent aux plus fameux Philosophes de l'antiquité, comme s'il avait acquis la perfection des Sciences & des Arts, dont les Péripatéticiens n'avaient formé que l'idée, se laissent surprendre par de faux bruits & qu'ils s'éloignent fort de la vérité.

2. Il y avait à Constantinople un certain Syrien, nommé Uranie, qui faisait profession de la Médecine & qui n'ayant aucune connaissance exacte de la Philosophie d'Aristote, ne laissait pas d'être enflé d'une haute opinion de la doctrine, qui n’était fondée que sur quelque facilité de parler & sur l'obstination avec laquelle il défendait ses sentiments. Il se trouvait souvent dans les boutiques des Libraires & à l'entrée du Palais; & là, il agitait avec des personnes qui n'avaient aucune teinture des sciences & encore moins de probité des questions pleines de témérité & d'insolence, sur le sujet de l’essence & des attributs de Dieu. Un objet si grand & si sublime en lui-même, si fort élevé au dessus de la bassesse de nos pensées & si admirable par la sainte obscurité qui l'environne, ne leur donnait point de frayeur. Ils s'assemblaient sur le soir après avoir donné la plus grande partie de la journée à la débauche & discouraient selon leur caprice des matières les plus hautes & les plus difficiles, sans persuader jamais les autres & sans se laisser persuader eux mêmes. Ainsi ils demeuraient dans les erreurs dont ils avaient été une fois prévenus & ils terminaient toutes leurs contestations par des injures aussi atroces que celles qui se vomissent dans les querelles, que la fureur du jeu a excitées. Voila la fin la plus ordinaire de leurs disputes. Le fruit qu'ils en tiraient n’est autre qu'une aversion réciproque avec laquelle ils se séparaient. Uranie tenait comme le premier rang parmi ces gens-là & il y faisait autant de bruit que Thersite dans Homère. Cependant, bien loin d'être solidement savant il n'avait jamais appris la manière de former un doute raisonnable ; tantôt il se précipitait pour combattre certaines propositions presque devant qu'elles lui fussent faites ; tantôt il demandait la raison des questions qui lui étaient proposées au lieu d'y répondre lui même. Enfin, il troublait toujours l'ordre qui se doit garder dans une conférence réglée & il empêchait toujours qu'on ne découvrît la vérité. Il affectait de douter de tout & concevait toutes ses réponses selon la méthode de Sexte & de Pyrrhon. Il s'imaginait que l'opinion où il était, qu'on ne pouvait avoir aucune connaissance certaine, lui procurèrent une tranquillité parfaite; & l'exempterait entièrement d'agitations & de troubles. Ainsi sa capacité était très médiocre & il n'en avait qu'autant qu'il en fallait pour surprendre les plus grossiers & les plus simples. Que s'il était ignorant dans les sciences, il l'était encore plus dans la connaissance du monde & dans l'usage de la vie civile. Il allait souvent dans les maisons des Grands, où après avoir fait bonne chère & avoir bu avec excès, il s'abandonnait à la licence des paroles, qui faisaient rire la compagnie & qui lui attiraient souvent des coups & d'autres outrages. De force qu'il ne contribuait pas moins au divertissement du festin que font d'ordinaire les bouffons & les bateleurs.

3. Cet Uranie étant tel que je viens de le dépeindre, fut mené en Perse par un Ambassadeur nommé Arebiride. Il y entra comme un imposteur adroit, qui savait déguiser finement ses défauts & colorer toutes ses actions de quelque image de vertu. Il avait des habits fort honnêtes & semblables à ceux que les Philosophes &. les Docteurs portent parmi nous. La première fois qu'il eut l’honneur de saluer Chosroès, il parut devant lui avec un visage si sérieux &si grave, qu'il lui imprima une opinion avantageuse de sa personne & en reçut un accueil favorable. Ce Prince fit assembler des plus savants du pays, qu'on appelé Mages, pour conférer avec lui. Ils agitèrent ensemble plusieurs questions naturelles ; comme de savoir si le monde est éternel, s'il y a un principe de toutes les choses. Uranie n'étant nullement instruit de ces matières, sa hardiesse toute seule soutenait sa réputation ; & comme Socrate a dit dans Gorgias, il avait cet unique avantage dans son ignorance que ceux avec qui il disputait en savaient encore moins que lui. Ce fourbe entra si avant dans l'esprit du Roy qu'il lui donna de riches présents, le mit à sa table, & lui présenta la coupe après avoir bu dedans, qui est un honneur qu'il n'avait jamais fait à personne, protestant qu'il n'avait point encore trouvé d'homme aussi habile que lui, quoi qu'il eut vu les plus fameux Philosophes du siècle qui étaient partis exprès de Grèce pour aller en son Royaume.

5. Il est certain que peu de temps auparavant Damascius de Syrie, Simplicius de Cilicie, Eulamius Phrygien, Priscien de Lydie, Ermée & Diogène de Phénicie & Isidore de Gaze; c'est-à-dire l'ornement & la fleur des Philosophes de nôtre âge, ne pouvant approuver la Religion qui était la plus autorisée dans l’Empire Romain, se résolurent de se retirer chez les Perses & ils furent confirmés dans ce sentiment par des discours avantageux qu'ils avaient ouï publier du gouvernement de ces peuples. Ils avaient ouï dire que la puissance y est toute légitime, & toute juste & telle que Platon s’est imaginé, qu'elle se formait par l'union de la Royautés de la sagesse. Ils avaient ouï dire que les sujets y sont toujours retenus dans les termes d'une humble soumission & d'une profonde obéissance. Que parmi eux il n'y a point de voleurs & que la fidélité y est si inviolable, qu'on peut porter dans le lieu le plus désert ce qu'on a de plus précieux & l'y laisser sans appréhender de le perdre. L'espérance de tant de biens dont ils croyaient qu'ils jouiraient en Perse & la crainte de n'avoir jamais de repos dans l'Empire, à cause des nouvelles ordonnances auxquelles il leur était impossible de s'accommoder, les firent partir pour aller passer le reste de leur vie dans un pays dont les coutumes étaient tout à fait contraires à leurs inclinations : car aussitôt qu'ils y furent arrivés, ils virent que les grands avaient une fierté & un orgueil insupportable.

Ensuite ils reconnurent qu'il y avait quantité de voleurs, pour lesquels il n'y avait presque point de châtiment ; qu’il s'y commettait impunément toute sorte d'injustices. Que les puissants opprimaient les faibles ; Et que ceux du pais exerçaient entre eux des violences & des cruautés horribles. Et surtout, qu'ils ne s'abstenaient pas des adultères, quoi qu'ils eussent une licence effrénée, de posséder autant de femmes qu'il leur plaisait. Ces désordres déplaisaient extrêmement à ces Philosophes & leur faisaient condamner la pensée qu'ils avaient eue devenir chercher un nouvel établissement parmi des Barbares. Mais quand ils eurent parlé au Roy & qu'ils eurent vu qu'il n’était pas tel qu'ils se l'étaient imaginé. Qu’il ne savait point la Philosophie, quoi qu'il eût la vanité d'en discourir. Que ses opinions étaient fausses & dangereuses & qu'il autorisait l'infâme coutume dont j'ai parlé, ils prirent la résolution de s'en retourner irrités surtout de la corruption étrange des mariages des Perses. Le Roy qui les aimait tâcha de les retenir ; mais ils eussent mieux aimé venir mourir à la vue des frontières de nôtre Empire, que de jouir des plus grands honneurs de celui des Perses. Ils revinrent donc dans leur pays & renoncèrent de bon cœur à toutes les civilités & à toutes les promesses de ce Prince.

6. Il faut avouer toutefois que ce voyage leur fut utile & qu'il leur fit passer plus agréablement le reste de leur vie: car il fut accordé par un article particulier du traité qui se fit pour lors entre les Romains & les Perses, que ces Philosophes jouiraient d'une entière liberté de retourner dans leurs maisons & de demeurer dans leurs sentiments, sans qu'ils pussent être inquiétés au sujet de leur Religion & jamais Chosroès ne voulut consentir depuis que cet article souffrît d'atteinte.

7. On dit que dans leur retour il leur arriva une merveilleuse aventure, qui est digne d'être consignée à la postérité. S'étant arrêtés dans un champ pour se rafraîchir, ils aperçurent un corps mort jeté sans sépulture, à la façon du pays. Le spectacle de cette coutume cruelle les toucha de compassion & ils crurent qu'il y aurait de l'inhumanité à souffrir devant leurs yeux cet outrage fait à la nature. Ils commandèrent donc à leurs gens de couvrir ce corps: le mieux qu'il leur serait possible. La nuit suivante, un d'eux dont je ne sais pas le nom, vit durant son sommeil un vieillard dont il ne connaissait point le visage, mais, fort grave & fort vénérable & qui à sa barbe & à son habit paraissait être un Philosophe, de qui il reçut cette remontrance envers.

Que ce mort de pitié ne touche point ton âme,

Son cœur brûla jadis d’une trop noire flamme

De ses brutalités le juste châtiment

Est de ne pas avoir l'honneur d’un monument.

S'étant soudainement éveillé, tout saisi de crainte, il raconta son songe aux autres, qui ne comprirent point ce qu'il pouvait signifier. Le matin ils se levèrent & passèrent par le même chemin où le jour précèdent ils avaient donné à la hâte la sépulture à ce corps & ils le trouvèrent encore tout nu, comme si la terre l'eût jeté hors de son sein & qu'elle eût refusé de le défendre contre la violence des bêtes auxquelles il devait servir de pâture. Ils s'en allèrent fort surpris d'un si étrange événement, sans se mettre davantage en peine de rendre aucun nouveau devoir au cadavre : Mais rappelant le songe dans leur esprit, ils jugèrent que c’était avec justice que la nature voulait que les Perses fussent déchirés par les chiens après leur mort, pour punir les conjonctions criminelles des enfants avec leurs mères.

8. Quoi que Chosroès eût assez reconnu par sa propre expérience le mérité de ces grands hommes, il ne laissait pas d'avoir encore plus d'estime pour Uranie. La raison m'en paraît bien claire & bien naturelle : C'est que nous avons de l'amour pour tout ce qui nous est semblable & de l'aversion pour ce qui est au dessus de nous. Après qu’il fut revenu en ce pays-ci, il lui écrivit des lettres pleines de civilité, dans lesquelles il l'appela son maître. Après cela cet Uranie ne fut plus du tout supportable, tant l'amitié de Chosroès avait augmenté sa fierté. Depuis ce temps-là il témoignait un mépris extrême pour tout le monde. Il ne parlait dans les compagnies & dans les festins que des honneurs qu'il avait reçus de ce Prince & il répétait sans cesse les discours qu'ils avaient tenus ensemble : de sorte qu'il semblait n'avoir apporté de ce voyage que de l'arrogance & de l'orgueil, quoi qu'il n'en eût déjà que trop auparavant. Les éloges qu’il donnait continuellement à ce Roy, trouvèrent de la créance dans quelques esprits & leur firent croire qu'en effet il était solidement savant. Ceux qui avaient une grande curiosité pour toutes les choses nouvelles & étrangères & qui n'examinaient pas qui était celui qui louait & celui qui était loué, étaient surpris par les artificieuses paroles de cet imposteur.

Que s'il était question des qualités qui sont nécessaires pour former un grand Capitaine, on pourrait avec justice admirer la grandeur du courage de Chosroès, qui ne fut jamais abattu ni par le poids de la vieillesse, ni par les fatigues de la guerre: Mais pour ce qui est des sciences, il faut être persuadé qu'il n'en avait appris que ce qu'en avait pu apprendre un disciple d'Uranie.