Livre XL.
[1] [1] Au commencement de l'année suivante, les consuls et les préteurs
tirèrent au sort leurs départements. La Ligurie était la seule province qu'on
pût assigner aux consuls. M. Ogulnius Gallus eut la juridiction da la ville, M.
Valérius celle des étrangers, [2] Q. Fulvius Flaccus l'Espagne Citérieure, P.
Manlius l'Ultérieure, L. Caecilius Denter la Sicile, C. Térentius Istra la
Sardaigne. Les consuls eurent ordre de faire des levées. [3] Q. Fabius avait
mandé de la Ligurie que les Apuans songeaient à se révolter et qu'on avait à
craindre de leur part une irruption sur le territoire de Pise. [4] On avait
appris aussi des Espagnes que la Citérieure était en armes et que les Celtibères
avaient commencé les hostilités; que dans l'Ultérieure, la longue maladie du
préteur, en condamnant les soldats au repos et à la mollesse, avait relâché tous
les liens de la discipline. [5] Ces nouvelles firent décider qu'on lèverait de
nouvelles armées. Quatre légions, composées chacune de cinq mille deux cents
hommes d'infanterie et trois cents chevaux, avec un renfort de quinze mille
fantassins et huit cents cavaliers latins, devaient former les deux armées
consulaires destinées à agir contre les Ligures. [6] On devait enrôler en outre
sept mille hommes d'infanterie latine et quatre cents chevaux pour les envoyer
en Gaule à M. Marcellus qui était prorogé dans son commandement comme proconsul.
[7] Pour renforcer les troupes des deux Espagnes, on leva quatre mille
fantassins et deux cents cavaliers romains, ainsi que sept mille hommes
d'infanterie et trois cents de cavalerie latine. [8] Q. Fabius Labéo fut
également prorogé pour un an dans le commandement de l'armée qui servait sous
ses ordres en Ligurie.
[2] [1] Le printemps fut très orageux cette année. La veille de la fête de
Palès, un ouragan furieux, qui s'éleva vers le milieu du jour, causa de grands
dégâts dans plusieurs édifices sacrés et profanes. Il renversa des statues de
bronze au Capitole, [2] enleva la porte du temple de la Lune sur le mont
Aventin, et la lança contre la partie postérieure du temple de Cérès, abattit
plusieurs autres statues avec leurs piédestaux dans le grand cirque, [3] arracha
la toiture de quelques temples et en dispersa les débris de tous côtés. On
considéra cet ouragan comme un prodige, et les haruspices ordonnèrent d'en
conjurer les effets. [4] On fit aussi des expiations pour la naissance d'un
mulet à trois pieds dans la ville de Réate, et la chute de la foudre à Formia
sur le temple d'Apollon à Caiète. À l'occasion de ces prodiges on immola vingt
grandes victimes, et il y eut un jour de supplications. [5] Vers le même temps,
une lettre du propréteur A. Térentius annonça que P. Sempronius était mort après
un an de maladie dans l'Espagne Ultérieure. Cette nouvelle fit hâter le départ
des préteurs destinés à cette province. [6] Le sénat donna ensuite audience aux
ambassades des pays d'outre-mer. Il commença par celles des rois Eumène et
Pharnace, et celle des Rhodiens qui venaient se plaindre du désastre des
habitants de Sinope. [7] Puis vint le tour des envoyés de Philippe, des Achéens
et des Lacédémoniens. On ne leur répondit qu'après avoir entendu Marcius, qu'on
avait chargé d'aller examiner la situation des affaires en Grèce et en
Macédoine. [8] On déclara aux rois d'Asie et aux Rhodiens que des commissaires
iraient de la part du sénat prendre des informations sur les lieux.
[3] [1] Quant à Philippe, le rapport de Marcius avait augmenté les inquiétudes
sur son compte. La manière dont ce prince s'était soumis aux injonctions du
sénat prouvait assez clairement que cette soumission ne durerait qu'autant
qu'elle lui paraîtrait nécessaire. [2] On ne pouvait douter de ses dispositions
hostiles; toutes ses actions, toutes ses paroles annonçaient une rupture
prochaine. [3] D'abord il transplanta dans l'Émathie, appelée jadis Péonie,
presque tous les habitants des villes maritimes avec leurs familles, [4] et
livra ces villes à des Thraces et à d'autres barbares, persuadé qu'il pourrait
compter davantage sur la fidélité de ces peuples en cas de guerre avec les
Romains. [5] Cette mesure excita de violents murmures dans toute la Macédoine.
Parmi ceux qui abandonnaient leurs pénates avec leurs femmes et leurs enfants,
quelques-uns seulement imposaient silence à leur douleur; les autres se
répandaient en imprécations contre le roi: [6] la haine triomphait en eux de la
crainte. Philippe, aigri par ces manifestations, prenait ombrage de tout, des
hommes, des lieux, des circonstances. [7] Il en vint enfin à déclarer
ouvertement qu'il ne se croyait pas en sûreté, s'il ne faisait pas saisir et
jeter en prison les enfants de ceux qu'il avait mis à mort, et s'il ne se
débarrassait d'eux l'un après l'autre.
[4] [1] C'était un système atroce de cruautés; mais la tin tragique d'une
famille entière le rendit plus cruel encore. [2] Hérodique, l'un des principaux
Thessaliens, avait été plusieurs années auparavant égorgé par ordre de Philippe,
qui avait ensuite ôté la vie à ses deux gendres. Les filles d'Hérodique étaient
restées veuves, ayant chacune un fils en bas âge; elles se nommaient Théoxène et
Archo. [3] Théoxène ne voulut pas se remarier, malgré les nombreux prétendants
qui sollicitèrent sa main; [4] mais Archo épousa un certain Poris, qui était
sans contredit le plus considérable des citoyens d'Aenéa, et après lui avoir
donné plusieurs enfants, elle mourut laissant toute sa famille en bas âge. [5]
Alors Théoxène, pour veiller elle-même à l'éducation de ses neveux, unit sa
destinée à celle de Poris, et traita avec une égale tendresse son fils et les
enfants de sa soeur, comme si elle eût été leur véritable mère à tous. [6] Dès
qu'elle eut appris l'ordre donné par le roi d'arrêter les enfants de ses
victimes, persuadée qu'ils seraient le jouet des passions brutales du roi et
même de ses gardes, [7] elle conçut un horrible projet, et elle osa dire qu'elle
les tuerait tous de sa propre main plutôt que de les laisser tomber au pouvoir
de Philippe. [8] Poris frémit d'horreur à l'idée d'un si exécrable forfait, et
lui dit qu'il les conduirait à Athènes chez des hôtes fidèles et qu'il les
accompagnerait lui-même dans leur exil. [9] Ils partirent donc de Thessalonique
pour Aenéa, sous prétexte d'assister au sacrifice solennel que la ville offre
tous les ans en grande pompe à son fondateur Énée. [10] Après avoir, pendant la
journée, pris part au festin sacré, ils s'embarquèrent la nuit, vers la
troisième veille, quand tout le monde dormait, sur un vaisseau que Poris avait
fait préparer, et levèrent l'ancre comme pour retourner à Thessalonique; leur
intention était de passer en Eubée. [11] Mais le vent était contraire, et malgré
tous leurs efforts, ils étaient encore tout prêts du rivage lorsque le jour
parut. Les gens du roi, préposés à la garde du port, envoyèrent aussitôt un
brigantin armé, avec l'ordre exprès d'arrêter ce bâtiment et de ne pas revenir
sans le ramener. [12] Poris, voyant approcher l'ennemi, n'en excitait que plus
les rameurs et les matelots; par moments aussi il levait les mains au ciel et
conjurait les dieux de venir à son secours; [13] mais Théoxène, reprenant toute
son énergie, revint alors au dessein qu'elle avait formé, prépara du poison,
tira un poignard et présentant le breuvage et le fer à sa famille « La mort,
dit-elle, est notre unique ressource. [14] Voici deux moyens d'y arriver;
choisissez chacun celui qui vous convient et dérobez-vous aux outrages du tyran.
Allons, mes enfants, que les aînés donnent l'exemple; prenez ce fer ou buvez ce
poison, si vous préférez une mort plus lente. » [15] L'ennemi les
avait presque atteints, et leur mère ne cessait de les exciter à mourir. Ils
mirent tous fin à leur vie de différentes manières; puis leur mère, après les
avoir précipités mourants au sein des flots [15] et avoir embrassé son mari,
s'élança avec lui dans la mer. Le navire était vide, lorsque les gens du roi
s'en rendirent maîtres.
[5] [1] Cette sanglante catastrophe attisa le feu de la haine publique contre le
roi; on le maudit lui et ses enfants. Les dieux exaucèrent bientôt ces
imprécations et le livrèrent à une rage aveugle contre son propre sang. [2] En
effet Persée, voyant croître chaque jour la faveur et la considération que son
frère Démétrias avait obtenues en Macédoine, et le crédit dont il jouissait à
Rome, comprit que le crime seul pouvait lui frayer à lui-même le chemin du
trône; et tourna toutes ses pensées vers ce but. [3] Mais se sentant trop faible
pour mettre par lui-même à exécution son lâche projet, il s'occupa de sonder
tous les amis de son père l'un après l'autre par des discours équivoques. [4]
Plusieurs d'entre eux parurent d'abord repousser avec mépris ses insinuations,
parce qu'ils comptaient plus sur Démétrius. [5] Puis quand ils s'aperçurent que
la haine de Philippe contre les Romains s'augmentait de jour en jour, que Persée
prenait soin de la caresser, et que Démétrius faisait tous ses efforts pour la
combattre; quand ils prévirent que ce jeune prince périrait par sa loyauté,
victime des infâmes machinations de son frère, ils crurent devoir pousser
eux-mêmes à un dénouement inévitable, et s'attacher à la fortune du plus fort.
Ils entrèrent donc dans les vues de Persée; [6] remirent l'exécution de chaque
chose à son temps, et décidèrent seulement qu'on mettrait sur-le-champ tout en
oeuvre pour animer le roi contre les Romains et le pousser à la guerre, à
laquelle il n'était déjà que trop porté de lui-même. [7] En même temps, afin de
rendre Démétrius plus suspect de jour en jour, ils affectèrent de faire tomber
la conversation sur les Romains et de les tourner en ridicule, parlant avec
dédain tantôt de leurs lois et de leurs usages, tantôt de leurs exploits, tantôt
encore de l'aspect même de Rome, qui n'avait ni monuments ni maisons assez
remarquables pour l'embellir. Quelques-uns allaient même jusqu'à lancer des
sarcasmes contre les principaux citoyens. [8] Lejeune prince, n'écoutant que son
attachement pour les Romains et sa jalousie contre son frère, voulait répondre à
tout, et il ne faisait qu'exciter les soupçons de son père et fournir des
prétextes à la calomnie. [9] Aussi son père ne lui communiquait aucun de ses
projets contre les Romains; il avait reporté toute sa confiance sur Persée, et
c'était avec lui qu'il concertait ses plans nuit et jour. [10] À cette époque
revinrent en Macédoine les agents qu'il avait envoyés chez les Bastarnes pour se
procurer des secours; ils ramenaient avec eux quelques jeunes gens des premières
familles et même des princes du sang royal. L'un d'eux promettait sa soeur en
mariage au fils de Philippe, et l'alliance de cette nation belliqueuse avait
relevé le courage du roi. [11] Persée saisit alors l'occasion: « À quoi bon tout
cela? lui dit-il; l'appui qui nous vient des étrangers est moins grand que les
dangers dont nous menace une trahison domestique. [12] Nous avons dans notre
sein, je ne dirai pas un traître, mais du moins un espion; depuis qu'il a été en
otage à Rome, il a donné son âme aux Romains: nous n'avons de lui que son corps.
[13] Presque tous les Macédoniens ont les regards fixés sur lui, et s'attendent
bien à n'avoir d'autre roi que celui que les Romains leur donneront. »
[14] Ces paroles firent impression sur l'esprit du vieux roi déjà ulcéré, et le
ressentiment pénétrait d'autant plus avant dans son coeur qu'il s'étudiait à le
laisser moins paraître.
[6] [1] On touchait à l'époque de la revue de l'armée. Voici comment se fait
cette solennité. On coupe une chienne en deux et l'on place à droite du chemin
la partie antérieure avec la tête, à gauche la partie postérieure avec les
entrailles. [2] C'est entre ces deux moitiés de la victime que défilent les
troupes sous les armes. En tête du cortège, on porte les brillantes armures de
tous les rois de Macédoine, depuis les temps les plus reculés; vient ensuite le
roi en personne avec ses enfants, [3] puis le corps des compagnons et les gardes
du roi; le reste de l'armée macédonienne ferme la marche. [4] Philippe parut
donc ayant à ses côtés les deux jeunes princes ses fils, Persée âgé de trente
ans, et Démétrius, qui avait cinq ans de moins, l'un dans toute la force de la
jeunesse, l'autre à la fleur de l'âge, et tous deux par conséquent parvenus à
cette maturité qui devait faire le bonheur de leur père, s'il n'eût pas été
aveuglé par une erreur funeste. [5] Après la cérémonie religieuse de la revue,
l'armée exécutait ordinairement quelques évolutions, se partageait en deux corps
et faisait un simulacre de guerre. [6] Les deux jeunes princes commandèrent la
manoeuvre en cette occasion; mais ce ne fut pas une petite guerre; on se chargea
aussi vivement que s'il se fût agi de se disputer le trône. Quoiqu'on ne fît
usage que de bâtons, il y eut de part et d'autre un grand nombre de blessés, et
il ne manqua aux combattants que de véritables armes pour que la bataille fût
sérieuse et dans les règles. [7] Le corps qui avait pour chef Démétrius obtint
l'avantage. Persée en conçut un vif dépit; mais ses amis, plus clairvoyants que
lui, s'en applaudirent et lui représentèrent que ce succès pouvait déjà offrir
un prétexte pour accuser le jeune homme.
[7] [1] Les deux frères donnèrent ce jour-là un grand repas, chacun à ceux de
son parti; car Persée, invité par Démétrius, avait refusé d'accepter. [2] La
joie de la fête, les invitations pressantes du maître de la maison et la folle
gaieté de la jeunesse excitèrent de part et d'autre les convives à boire. [3] La
conversation tomba sur la bataille; on se laissa aller à des plaisanteries
contre ses adversaires, et l'on n'épargna pas même les chefs. [4] Persée avait
envoyé un de ses convives chez son frère pour recueillir les propos; l'espion
s'acquitta de son rôle avec maladresse; il fut surpris par quelques jeunes gens
qui étaient sortis par hasard de la salle du festin, et fort maltraité. [5]
Démétrius ignorait cette circonstance. « Que n'allons-nous dit-il à ses amis,
boire chez mon frère, et dissiper par notre franchise et notre gaieté l'humeur
qu'a pu lui laisser le combat? » [6] Sa proposition fut accueillie
par tout le monde, excepté par ceux qui avaient battu l'espion, et qui
craignaient les représailles. Mais, entraînés par Démétrius, ils cachèrent des
armes sous leurs vêtements, afin de pouvoir se défendre si on les attaquait. [7]
Il n'y a plus de secret possible du moment où la discorde règne dans une
famille; la maison de chacun des deux princes était remplie d'espions et de
traîtres. Un d'eux prit les devants et courut avertir Persée que Démétrius
arrivait avec quatre jeunes gens bien armés. [8] Persée n'ignorait pas le motif
de cette précaution; il savait que c'étaient ceux qui y avaient maltraité son
convive. Mais, pour prêter une apparence odieuse à leur conduite, il fit fermer
sa porte, et du haut de son palais, des fenêtres qui donnaient sur la rue, il
déclara qu'il n'ouvrirait pas à cette bande joyeuse, faisant entendre qu'elle
avait l'intention de l'assassiner. [9] Démétrius, échauffé par l'ivresse, se
plaignit à haute voix de ce refus; puis il retourna se mettre à table, ignorant
complètement ce qui s'était passé.
[8] [1] Le lendemain, dès que le roi fut visible, Persée se rendit au palais. Il
se présenta devant son père, le visage tout altéré, et se tint debout à quelque
distance sans proférer une parole. [2] Philippe s'informa aussitôt de sa santé
et lui demanda le motif de la tristesse empreinte sur ses traits: « Eh bien!
sachez donc, répondit Persée, que le hasard seul vous a conservé votre fils. Ce
n'est plus en secret que mon frère dresse contre nous ses pièges. Cette nuit
même, il est venu avec des gens armés pour m'assassiner dans ma propre demeure;
je n'ai échappé à sa fureur qu'en fermant mes portes et en me tenant à l'abri
derrière les murs de la maison. » [3] Voyant que son père était
agité tout à la fois de surprise et de frayeur « si vous pouvez, ajoura-t-il,
m'écouter un moment, je vous fournirai la preuve évidente de ce que j'avance. »
[4] Philippe déclara qu'il était prêt à l'entendre, et fit appeler aussitôt
Démétrius. En même temps il voulut consulter deux vieillards de ses amis, nommés
Lysimaque et Onomaste qui n'avaient pas pris parti dans la querelle des deux
frères et qui ne paraissaient plus que rarement à la cour; il les manda auprès
de lui. [5] En les attendant, il se promena seul roulant mille pensées dans son
esprit; Persée se tenait toujours à l'écart. [6] Lorsqu'il fut informé de leur
arrivée, il passa dans une chambre retirée avec ces deux confidents qui devaient
lui servir de gardes; il permit à chacun de ses fils de se faire accompagner par
trois de leurs gens sans armes [7] et prit place sur un siège: « Me voilà donc,
dit-il, père infortuné, réduit à siéger comme juge entre mes deux fils, dont
l'un s'est fait accusateur; l'autre est accusé de fratricide! me voilà dans la
triste alternative de trouver au sein de ma propre famille un coupable ou un
calomniateur. [8] Il y a longtemps que je pressentais cet orage qui vient
d'éclater; vos regards, qui n'avaient rien de fraternel, les paroles qui vous
échappaient, m'avaient averti. [9] Quelquefois pourtant je me flattais que vos
haines pourraient s'éteindre et vos soupçons se dissiper. Je songeais que des
ennemis même déposent les armes et font la paix, que des ressentiments
particuliers s'effacent souvent, [10] et j'espérais qu'un jour vous vous
souviendriez des liens qui vous unissent, de cette amitié si pure et si franche
de votre enfance, de mes leçons enfin, que je crains, hélas! d'avoir inutilement
données à des enfants indociles. [11] Que de fois, maudissant devant vous les
discordes fraternelles, ne vous ai-je pas retracé les déplorables catastrophes
dont elles sont suivies? Que de fois ne vous ai-je pas dit qu'elles avaient
causé la ruiné entière des frères ennemis, de leur famille, de leurs palais, de
leurs états? [12] À ces exemples j'en ai opposé de plus salutaires. Je vous ai
cité l'étroite union des deux rois de Lacédémone, qui, durant tant de siècles,
fut également avantageuse et pour eux et pour leur patrie, [13] tandis que
Lacédémone succomba du jour où chacun d'eux se fit tyran et voulut attirer à soi
toute l'autorité. [14] Je vous ai cité Eumène et Attale, ces deux frères, si peu
puissants d'abord qu'ils déshonoraient presque le titre de rois, et, que leur
union, leur union seule a rendus les égaux d'Antiochus, les miens, et ceux de
tous les princes nos contemporains. [15] Je vous ai même cité des Romains, et
rappelé des faits que j'avais vus, on dont on m'avait parlé: les deux Quinctius,
Titus et Lucius, qui m'ont fait la guerre; les deux Scipions, Publius et Lucius,
qui ont vaincu Antiochus; leur père et leur oncle, qui toujours unis pendant
leur vie ont été réunis par la mort même. [16] Mais ni le crime des uns et leur
juste châtiment n'ont pu vous guérir de vos fureurs insensées, ni la sagesse et
la prospérité des autres ne vous ont ramenés à de meilleurs sentiments. [17]
Votre coupable ambition n'a pas craint de se disputer mon héritage, pendant que
je vis et que je respire encore. [18] Vous ne voulez me voir vivre que jusqu'au
moment où, survivant à l'un de vous, je laisserai à l'autre par ma mort un trône
non contesté. Vous ne pouvez souffrir ni votre frère, ni votre père. Rien ne
vous est cher ni sacré: un désir insatiable de régner a étouffé dans vos coeurs
tout autre sentiment. [19] Commencez donc, épouvantez les oreilles de votre père
de vos horribles débats; faites assaut de calomnies en attendant que vous tiriez
l'épée. Révélez-nous tout ce que vous savez de vrai, dites- nous tout ce qu'il
vous plaît d'imaginer. [20] Mes oreilles sont ouvertes, pour se former désormais
aux délations secrètes d'un frère contre l'autre. » À ces mots
prononcés avec l'accent de la colère, tous les yeux se remplirent de larmes, et
un morne silence régna longtemps parmi les spectateurs.
[9] [1] Persée prit enfin la parole: « Sans doute, dit il, j'aurais dû ouvrir ma
porte la nuit, accueillir chez moi des meurtriers dans l'ivresse et tendre la
gorge à leurs poignards, puisqu'on refuse de croire au crime s'il n'est pas
consommé, et qu'après avoir vu mes jours menacés par une infâme trahison, je
m'entends adresser les mêmes reproches qu'à l'ennemi de mon repos, à mon
assassin. [2] On a bien raison de dire que Démétrius est votre seul fils, et de
me regarder comme un enfant supposé, comme un bâtard. [3] Si j'avais près de
vous le rang d'un fils, si je trouvais dans votre coeur la tendresse d'un père,
votre indignation éclaterait, non sur moi, qui viens vous dénoncer un complot
que j'ai découvert, mais sur l'auteur de ce complot, [4] et vous ne feriez pas
assez peu de cas de ma vie, pour n'être touché ni des dangers que j'ai courus,
ni de ceux qui me menacent, en cas que le crime reste impuni. [5] Si donc il
faut mourir sans se plaindre, je me tairai, me bornant à prier les dieux que
l'attentat essayé sur ma personne n'aille pas plus loin, et qu'on n'ait pas
commencé par moi pour arriver jusqu à vous. [6] Mais s'il m'est permis de suivre
ce sentiment naturel qui porte l'homme attaqué dans un désert à implorer le
secours de ceux même qu'il n'a jamais vus; si je puis, en présence du poignard
levé contre moi, pousser un cri de détresse, [7] je vous en conjure par votre
nom sacré de père, et vous savez depuis longtemps qui de nous deux le respecte
le plus, daignez m'écouter avec tout l'intérêt que vous m'eussiez témoigné, si,
réveillé au milieu de la nuit par ma voix plaintive, vous fussiez accouru à mon
aide et que vous eussiez surpris Démétrius à ma porte avec des gens armés. Les
cris d'effroi que m'arrachait la présence du danger, je les répète aujourd'hui
devant vous. [8] Mon frère, il y a longtemps que nous ne vivons plus dans
l'intimité qui existe entre compagnons de plaisir. Tu veux régner, je le sais;
mais mon âge, mais le droit des gens, mais l'antique usage de la Macédoine, mais
la volonté même d'un père sont autant d'obstacles à ton ambition; [9] pour les
franchir, il faut passer sur mon corps, et c'est là le but de tous tes efforts,
de toutes tes intrigues. Jusqu'à présent, soit précaution, soit bonheur, j'ai
échappé à tes mains parricides. [10] Hier, à la suite d'une cérémonie religieuse
et d'évolutions militaires, tu as fait d'un simulacre de combat presque une
affaire sanglante, et je n'ai évité la mort qu'en me laissant vaincre, moi et
les miens. [11] Au sortir de cette véritable mêlée, tu as voulu, comme après un
jeu entre frères, m'attirer à la table. Croyez-vous, mon père, que j'eusse
trouvé des convives sans armes, lorsqu'ils se sont présentés chez moi tout armés
pour continuer leur débauche? Croyez-vous que la nuit je n'aurais eu rien à
craindre de leurs épées, lorsqu'ils m'ont presque tué sous vos yeux à coups de
bâtons? [12] Que voulais-tu faire ainsi la nuit? pourquoi venir avec la haine
dans le coeur chez un rival irrité? pourquoi amener avec loi des gens armés? Je
n'ai pas osé risquer d'être ton convive, et je te recevrais à ma table lorsque
tu viens faire la débauche avec tes satellites! [13] Oui, mon père, si j'avais
ouvert ma porte, vous ordonneriez mes funérailles en ce moment même où vous
écoutez mes plaintes. Je ne parle pas ici en accusateur qui cherche des griefs,
et qui donne ses soupçons pour des preuves. [14] Car enfin, prétend-il qu'il
n'est pas venu à ma porte avec une troupe nombreuse, ou que ses gens n'étaient
pas armés? Faites appeler ceux que je vous nommerai: des misérables capables
d'un pareil forfait peuvent tout oser sans doute; eh bien! ils n'oseront pas
nier le fait. [15] Si je les avais arrêtés le fer à la main dans l'intérieur de
ma maison et que je vous les amenasse ici, vous n'hésiteriez plus à me croire;
que leur aveu vous tienne donc lieu de preuves.
[10] [1] Maudissez maintenant la soif de régner; évoquez les furies qui
punissent les fratricides. Mais, ô mon père! ne soyez pas aveugle dans vos
malédictions; distinguez et séparez le traître de sa victime; que vos
imprécations ne tombent que sur la tête du coupable. [2] Puisse celui qui
voulait tuer son frère encourir la colère des dieux vengeurs du père offensé!
Puisse celui qui pensa périr sous les coups d'un frère criminel trouver aide et
protection dans la justice et dans la pitié de son père! [3] Quel autre asile
puis-je avoir, lorsqu'on n'a respecté ma vie, ni dans la revue solennelle de
votre armée, ni dans les évolutions militaires, ni dans ma maison, ni à table,
ni pendant la nuit, que la nature si prévoyante accorde au repos des mortels?
[4] Me rendre à l'invitation de mon frère, c'est courir à la mort; lui ouvrir ma
porte et le recevoir à ma table, c'est m'exposer à la mort; que j'aille ou que
je reste, je ne puis éviter le piège. À qui donc avoir recours? [5] Je n'ai
appris à respecter que les dieux et vous, mon père. Je n'ai pas les Romains,
pour me donner asile; ils désirent ma mort, parce que je suis trop sensible à
vos affronts, parce que je n'ai pas été maître de mon indignation en vous voyant
dépouiller de tant de villes, de tant de pays, et tout récemment encore du
littoral de la Thrace. Tant que vous et moi nous vivrons, ils désespéreront de
placer la Macédoine sous leur joug. [6] Mais que nous mourions, moi de la main
de mon frère, vous de vieillesse, en supposant même qu'ils attendent ce moment,
ils savent qu'ils disposeront et du royaume et du roi de Macédoine. Encore s'ils
vous avaient laissé quelque coin de terre hors de la Macédoine, je me flatterais
d'y trouver un asile! [7] Mais, dira-t-on, je puis compter sur les Macédoniens?
Vous avez vu hier avec quel acharnement les soldats m'ont attaqué. Que leur
a-t-il manqué, sinon des armes? Et si elles leur ont manqué le jour, les
convives de mon frère en ont trouvé la nuit. [8] Parlerai-je de la plupart des
grands de Macédoine? Ils ont placé toutes leurs espérances d'élévation et de
fortune sur les Romains et sur celui qui est tout puissant auprès des Romains.
Déjà même ils le préfèrent ouvertement, non seulement à moi qui suis son aîné,
mais à vous-même, qui êtes son père et son roi. [9] C'est lui en effet qui a
obtenu votre grâce du sénat, lui qui vous met en ce moment à l'abri des armes de
Rome, lui dont la jeunesse se croit en droit d'enchaîner votre vieillesse à ses
volontés, et de l'assujettir à une dépendance humiliante. [10] Il a pour lui les
Romains, pour lui toutes les villes détachées de votre empire, pour lui les
Macédoniens, charmés de vivre en paix avec Rome. Et moi, mon père, exceptez
vous, quel espoir, quelle ressource ai-je au monde?
[11] [1] « Quel peut-être, selon vous, le but de la dernière lettre de T.
Quinctius, où il vous dit que vous avez agi dans vos intérêts en envoyant
Démétrius à Rome, et où il vous engage à l'y envoyer de nouveau avec une
ambassade plus nombreuse et les principaux seigneurs de la Macédoine? [2] T.
Quinctius est aujourd'hui le conseil et le maître du jeune prince en toutes
choses; Démétrius vous a renié pour son père et vous a remplacé par lui dans son
affection: c'est avec lui qu'il a mûri tous ses complots ténébreux. [3] C'est
pour se ménager des complices, qu'on vous engage à faire accompagner Démétrius à
Rome par une ambassade plus nombreuse des premiers de la nation. Ils partent
d'ici purs et irréprochables avec la conviction que Philippe est leur roi; ils
reviennent imbus d'autres principes, égarés et séduits par les Romains.
Démétrius seul est tout pour eux; ils l'appelaient leur roi, du vivant même de
son père. [4] Et si tout cela m'indigne, j'entends aussitôt, et tout le monde et
jusqu'à vous, mon père, me reprocher mon ambition criminelle. [5] Pour moi je ne
prends point ma part de ce reproche, s'il nous est adressé en commun. En effet,
quel est celui dont je me défais pour me mettre à sa place? je n'ai au-dessus de
moi que mon père, et fassent les dieux qu'il y reste longtemps! [6] si je lui
survis, et je ne le souhaite qu'autant que je mériterai qu'il le désire
lui-même, je recevrai le sceptre de ses mains, s'il m'en transmet l'héritage.
[7] L'ambitieux, l'ambitieux véritablement coupable, c'est celui qui veut
intervertir l'ordre de la naissance et de la nature, fouler aux pieds les usages
de la Macédoine et le droit des gens. 'Mon frère aîné est un obstacle à mon
élévation; ses droits et la volonté paternelle rappellent au trône. Eh bien!
qu'il périsse. [8] Je ne serai pas le premier qui me serai frayé le chemin au
trône en assassinant un frère. Mon père appesanti par l'âge, isolé, privé de son
fils, craindra pour lui- même et ne songera pas à le venger. Les Romains
applaudiront à ce meurtre, ils m'approuveront et me protégeront.' [9] Ces
espérances sont chanceuses, il est vrai, mon père, mais elles ne sont pas sans
fondement. Car voici la situation: [10] vous pouvez écarter tout péril de ma
tête, en punissant ceux qui se sont armés contre mes jours. Si leur crime
s'exécute, vous ne serez plus en mesure de venger ma mort. »
[12] [1] Dès que Persée eut fini de parler, tous les assistants portèrent leurs
regards sur Démétrius, comme s'ils eussent attendu une réponse immédiate. [2]
Mais il y eut un moment de silence; le jeune prince, suffoqué par ses larmes, ne
pouvait évidemment parler. Il triompha enfin de sa douleur, parce qu'on le
pressait de s'expliquer; il prit la parole en ces termes: [3] « Mon père, tout
ce qui est ordinairement la ressource des accusés, mon accusateur s'en est
emparé. Les larmes feintes qu'il a versées pour me perdre vous ont rendu
suspectes mes larmes véritables. [4] Depuis mon retour de Rome, il trame nuit et
jour avec ses partisans des complots contre ma vie; et c'est lui qui vient me
dépeindre à vos yeux comme un traître, que dis-je? comme un brigand et un
assassin déclaré. [5] Il vous effraie sur ses dangers imaginaires, afin de hâter
par vos mains la perte d'un frère innocent. Il se plaint de n'avoir plus d'asile
au monde, pour m'ôter à moi tout espoir même auprès de vous. [6] Je suis entouré
de piéges, isolé, sans appui, et il me fait un crime d'une protection étrangère
qui m'est plus nuisible qu'utile afin de m'accabler sous le poids de la haine.
Avec quel art perfide le calomniateur n'a-t-il pas lié l'aventure de la nuit
dernière aux attaques dirigées contre toute ma conduite passée? [7] Et cela pour
vous rendre suspect par le tableau de ma vie entière un fait que je vous
expliquerai bientôt, et pour corroborer, par ce récit mensonger d'un complot
nocturne, la vaine accusation d'espérances, de vues et de projets ambitieux
qu'il m'impute! [8] En même temps il s'est étudié à ce que son accusation parût
n'avoir rien de prémédité, et qu'on pût la croire inspirée par les terreurs de
la nuit et l'alerte qu'il avait éprouvée. [9] Mais, Persée, si je trahissais et
mon père et l'état, si je conspirais avec les Romains et les autres ennemis de
mon père, il ne fallait pas attendre le prétendu guet-opens de la nuit pour
m'accuser. Que ne révélais-tu d'avance ma trahison? [10] ou bien, si ton
accusation, dénuée de ce vain appui, était sans valeur et ne pouvait servir qu'à
manifester ta haine contre moi, plutôt que ma culpabilité, [11] il fallait
encore aujourd'hui la taire ou l'ajourner. C'était le moyen de prouver qui de
nous deux, dans cette rivalité d'une espèce toute nouvelle et toute
particulière, en voulait aux jours de l'autre. [12] Je vais néanmoins, autant
que le permettra le trouble d'une dénonciation si imprévue, séparer ce que tu as
confondu, et dévoiler les piéges tendus cette nuit soit par toi, soit par moi.
[13] Il veut faire croire que j'ai formé le projet de l'assassiner, et mon but
est de m'assurer par ce fratricide, à moi qui suis le plus jeune, la succession
que défèrent à mon frère son titre d'aîné, le droit des gens, les coutumes de la
Macédoine et même, à ce qu'il prétend, la volonté d'un père. [14] Que signifie
donc alors cette seconde partie de son discours, où il dit que j'ai cultivé
l'amitié des Romains, et que c'est sur leur appui que je compte pour m'élever au
trône? [15] Si je leur ai cru le pouvoir d'imposer à la Macédoine un roi de leur
choix, si j'ai eu tant de confiance dans mon crédit auprès d'eux, pourquoi
recourir au fratricide? [16] Est-ce pour le plaisir de ceindre un diadème teint
du sang d'un frère? Est-ce pour devenir un objet d'aversion et d'horreur aux
yeux mêmes de ceux dont je me suis concilié la faveur par une probité réelle ou
du moins simulée? [17] Ou peut-être supposes-tu que T. Quinctius, dont tu me
reproches de suivre maintenant les conseils et la sage influence, m'a poussé au
meurtre d'un frère, lui qui vit avec le sien dans une si tendre union? [18]
Persée veut encore qu'à l'amitié des Romains je réunisse le suffrage des
Macédoniens et presque le voeu unanime des hommes et des dieux, et il
n'admettrait pas que tous les avantages m'assurent la supériorité dans cette
lutte! Il semble au contraire me croire en tout point bien au-dessous de lui;
[19] car il m'accuse de n'avoir eu de ressource pour moi que dans le crime. [20]
Eh bien! veux-tu qu'on pose ainsi la question? Celui de nous deux, qui aura
craint de paraître moins digne de régner que son frère, sera déclaré coupable
d'avoir formé des projets d'assassinat.
[13] [1] « Suivons cependant, autant qu'il nous sera possible, le plan de ce
prétendu complot. Il m'accuse d'avoir attenté à sa vie de plusieurs manières, et
toutes ces tentatives ont été faites, assure- t-il, le même jour. [2] J'ai voulu
l'assassiner en plein jour, après la revue, au milieu du combat simulé,
c'est-à-dire, justes dieux! dans une fête religieuse. J'ai voulu, en l'invitant
à souper, m'en défaire, par le poison sans doute. J'ai voulu, en allant chez lui
pour m'asseoir à sa table avec des gens armés, lui plonger un poignard dans le
coeur. [3] Quel moment choisissais-je pour consommer mon fratricide? Vous le
voyez, celui d'un spectacle, d'un festin, d'une partie de plaisir. Et quel jour?
Le jour même où l'on a purifié l'armée, le jour où, après avoir passé entre les
deux parties de la victime, précédés des armures royales de tous les rois de
Macédoine vos prédécesseurs, et placés tous deux seuls à vos côtés, mon père,
[4] nous avons pris le commandement et fait manoeuvrer à notre suite les troupes
macédoniennes. Et c'est au milieu de ce sacrifice expiatoire, qui devait laver
toutes mes souillures, lors même que j'aurais eu le malheur de commettre
auparavant quelque forfait, c'est en ayant sous les yeux la victime placée sur
notre passage que j'aurais médité des projets de fratricide et d'empoisonnement,
que j'aurais songé à préparer des armes pour ensanglanter une orgie! Et quel
autre sacrifice aurait ensuite purifié cet âme souillée de tous les crimes? [5]
Mais en voulant rendre toutes mes démarches suspectes, ton esprit, aveuglé par
le désir de m'accuser, réunit pêle-mêle des faits contradictoires. [6] Si
j'avais l'intention de t'empoisonner à ma table, y avait-il rien de plus
maladroit que de t'irriter par une lutte sérieuse et acharnée et de te pousser
ainsi à refuser, comme tu l'as fait, mon invitation? [7] Après ce refus dicté
par la colère, devais-je chercher à te calmer, en attendant une autre occasion,
puisque j'avais du poison tout préparé, [8] ou bien changer brusquement de
projet, et prendre le parti de t'assassiner le même jour, en feignant de venir
m'asseoir à ta table? [9] Comment enfin, si je pensais que la crainte de la mort
t'avait empêché de venir chez moi, ne supposais-je pas que la même crainte
t'empêcherait de m'admettre chez toi? »
[14] [1] « Je ne rougis pas, mon père d'avoir, un jour de fête, avec des jeunes
gens de mon âge, fait des libations un peu trop copieuses. [2] Informez-vous, je
vous prie, de la gaieté folâtre qui animait hier mes convives, et des transports
indiscrets peut-être, que nous inspirait la joie de n'avoir pas eu le dessous
dans ces jeux militaires, si appropriés à de jeunes courages. Notre malheur et
nos alarmes ont eu bientôt dissipé les fumées du vin; [3] sans le coup qui nous
a frappés, nous serions encore, nous autres assassins, plongés dans un profond
sommeil. [4] Si j'avais eu dessein de forcer ta maison, si je me proposais d'en
égorger le maître, après y être entré, n'aurais-je pu m'abstenir de boire, au
moins un seul jour? n'aurai-je pas interdit le vin à mes compagnons? [5] Mais je
ne suis pas seul à me défendre avec ma trop grande franchise. Écoutons mon
frère, ce frère si loyal et si peu soupçonneux: Tout ce que je sais, dit-il,
tout ce dont je me plains, c'est qu'on est venu chez moi avec des armes sous
prétexte d'une partie de plaisir. [6] Fort bien; mais comment le sais-tu? Il te
faut avouer ou que ma maison était pleine d'espions envoyés par toi, ou qu'on
s'est armé si ostensiblement que tout le monde l'a vu. [7] Cependant pour se
défendre d'avoir fait surveiller ma conduite ou d'apporter ici des accusations
passionnées, c'est vous, mon père, qu'il engage à demander à ceux qu'il vous
nommera s'ils avaient des armes, comme si le fait était douteux et que leur
aveu, qui a devancé la question, entraînât la conviction du crime. [8] Que ne
leur fais-tu demander plutôt si c'est pour t'assassiner qu'ils ont pris des
armes? si j'en ai donné l'ordre? si je le savais? Car voilà ce que tu voudrais
faire croire, et non ce qu'ils avouent, ce qui est évident. [9] Ils prétendent
au contraire qu'ils ne se sont armés que pour se défendre. Ont-ils bien ou mal
fait? C'est à eux de rendre compte de leurs motifs. Ma conduite et leur
précaution n'ont rien de commun; ne cherche pas à les confondre; ou bien
explique-toi: devions-nous t'attaquer ouvertement ou te surprendre? [10] Dans le
premier cas, pourquoi n'étions-nous pas tous armés? Pourquoi n'y avait-il
d'armés que ceux qui avaient battu ton espion? [11] Dans le second cas, quel
était le plan du complot? Était-ce après le repas, lorsque j'aurais quitté
l'orgie, que quatre de mes gens devaient rester chez toi pour te surprendre au
milieu du sommeil? Comment auraient-ils trompé la surveillance des tiens, ces
étrangers, ces gens à moi, qui devaient être si suspects, surtout après la rixe
où ils venaient d'être engagés? Comment, après t'avoir assassiné, se seraient
ils échappés? Quatre poignards suffisaient-ils pour attaquer, pour forcer ta
maison? »
[15] [1] « Crois-moi, laisse là ton aventure de la nuit, et reviens au vrai
motif de ton chagrin, de l'envie qui te dévore. Dis franchement: [2] 'Pourquoi
parle-t-on quelquefois de t'élever au trône, Démétrius? Pourquoi certaines gens
te jugent-ils plus digne que moi de succéder à notre père? Pourquoi rends-tu
douteux un espoir, qui sans toi serait certain? ' [3] Voilà ce que pense Persée,
bien qu'il n'en dise rien; voilà ce qui fait qu'il me hait, et qu'il m'accuse;
voilà, mon père, ce qui remplit votre palais et votre royaume de soupçons et de
calomnies! [4] Pour moi, qui n'ai point à espérer le trône en ce moment, et qui
ne dois peut-être jamais y prétendre, puisque je suis le plus jeune et que votre
volonté est que je cède à mon aîné, je n'ai jamais dû non plus, et je ne dois
pas m'exposer à me rendre indigne de vous, mon père, indigne de la faveur de
tous les Macédoniens. [5] Et je le serais par ma faute, si j'avais l'arrogance
de ne pas souscrire à des droits incontestables. Tu m'objectes l'amitié des
Romains, et tu me fais un crime de ce qui devrait me faire honneur. [6] Ce n'est
pas moi qui ai demandé d'être livré comme otage aux Romains, ni d'être envoyé à
Rome comme ambassadeur. Vous m'avez ordonné de partir; j'ai obéi; et, dans ces
deux circonstances, je me suis conduit de manière à ne déshonorer ni mon père,
ni sa couronne, ni la nation macédonienne. [7] C'est donc à vous, mon père, que
je dois d'être devenu l'ami des Romains. Tant que vous serez en paix avec eux,
je cultiverai leur amitié; si la guerre se rallume, vous verrez ce fils, qui,
comme otage et comme ambassadeur a rendu quelques services à son père, devenir
leur plus implacable ennemi. [8] Je ne prétends pas aujourd'hui me prévaloir de
leur faveur; je demande seulement qu'on ne la tourne pas contre moi; ce n'est
pas au milieu de la guerre qu'elle a pris naissance, ce n'est pas là non plus
que je veux m'en servir. J'ai été le gage de la paix; mon ambassade a eu pour
but de la conserver: qu'on ne me fasse ni un crime ni un mérite de ces deux
missions. [9] Si j'ai manqué aux devoirs de la piété filiale, si j'ai ourdi
quelque trame criminelle contre mon frère, je suis prêt à subir tous les
supplices. Si je suis innocent, ne me laissez pas succomber sous le poids de
l'envie, quand on n'a pu trouver de crimes pour me perdre. [10] Ce n'est pas
d'aujourd'hui que mon père m'accuse; mais c'est la première fois qu'il le fait
ouvertement, sans que je l'aie mérité. Si mon père était irrité contre moi, ne
serait-ce pas à toi, Persée, d'intercéder en ta qualité d'aîné pour ton jeune
frère, d'excuser la légèreté de son âge et d'implorer son pardon? Tout au
contraire celui qui devait être mon appui ne veut que ma perte. [11] C'est au
sortir d'un festin et d'une partie de plaisir, qu'on vient presque m'arracher au
sommeil, pour que j'aie à répondre à une accusation de fratricide. On ne
m'accorde ni avocat, ni défenseur, et il faut que je plaide moi-même ma cause.
[12] Si j'avais à parler pour un autre, j'aurais pris le temps de méditer et de
préparer mon discours. Et pourtant qu'aurais-je à risquer, sinon ma réputation
de talent? Appelé sans savoir pourquoi, je trouve un père irrité qui m'ordonne
de me défendre et un frère qui s'est fait mon accusateur. [13] Ce frère prononce
contre moi un discours préparé dès longtemps et mûrement réfléchi; moi je n'ai
pu connaître que par l'accusation même ce dont il s'agissait. [14] Devais-je en
ce moment écouter l'accusateur ou préparer ma justification? Étourdi par ce coup
imprévu, à peine ai- je compris de quel crime on m'accuse, loin que je sache
comment me justifier. [15] Quel serait donc mon espoir, si je n'avais pour juge
mon père? Et si mon frère aîné a toute sa tendresse, du moins ma position
d'accusé me donne-t-elle quelques droits à sa pitié. [16] Oui, mon père, c'est
pour vous autant que pour moi que je vous prie de me sauver la vie; et mon
frère, c'est pour son repos qu'il vous demande ma mort. Comment croyez-vous
qu'il me traite, quand vous lui aurez transmis le trône, puisqu'il prétend déjà
que vous versiez mon sang au gré de ses désirs? »
[16] [1] Il achevait à peine ces mots que les larmes et les sanglots étouffèrent
sa voix. Philippe, après avoir fait sortir ses deux fils et conféré un moment
avec ses amis, déclara qu'il ne se déciderait ni sur des paroles, ni sur une
discussion si rapide, [2] mais sur un examen scrupuleux de la conduite et du
caractère des deux princes; qu'il étudierait donc leurs paroles et leurs actions
dans les petites comme dans les grandes choses. [3] Il fut évident pour tout le
monde que Démétrius avait facilement renversé l'édifice du complot de la nuit
précédente, mais qu'on lui savait mauvais gré de son crédit auprès des Romains.
Ainsi furent semés, du vivant même de Philippe, les premiers germes de la guerre
de Macédoine, qui devait éclater sous le règne de Persée. [4] Les deux consuls
partirent pour la Ligurie, qui était alors le seul département consulaire. À
l'occasion des succès qu'ils y obtinrent, on décréta un jour de supplications.
[5] Près de deux mille Ligures s'avancèrent jusqu'aux limites du département de
la Gaule où Marcellus campait en ce moment, pour le prier de recevoir leur
soumission. Le général romain leur enjoignit d'attendre dans la position qu'ils
occupaient, et on écrivit au sénat. [6] On lui fit répondre par le préteur M.
Ogulnius qu'il eût été plus convenable de demander aux consuls, chargés du
commandement de la province, ce qu'ils jugeaient utile aux intérêts de l'état;
mais qu'en tout cas, si Marcellus recevait la soumission des Ligures, on n'était
pas d'avis qu'il les désarmât, et qu'on l'engageait à les envoyer au consul. [7]
Vers le même temps, P. Manlius et Q. Fulvius Flaccus arrivèrent, l'un dans
l'Espagne Ultérieure qu'il avait déjà gouvernée pendant sa première préture,
l'autre dans la Citérieure où Térentius lui remit son armée. L'Ultérieure était
sans commandant depuis la mort du proconsul P. Sempronius. [8] Fulvius Flaccus
alla faire le siège d'une place forte nommée Urbicana. Les Celtibères
l'attaquèrent sous les murs de cette place et lui livrèrent plusieurs combats
assez meurtriers, dans lesquels un grand nombre de soldats romains furent
blessés ou tués. La constance de Fulvius triompha de ces obstacles; rien ne put
le forcer à lever le siège, et les Celtibères, épuisés par leurs diverses
attaques, se retirèrent. [9] Leur éloignement décida du sort dé la place qui fut
prise peu de jours après et livrée au pillage. Le préteur abandonna le butin à
ses soldats. [10] Toutes les opérations de Fulvius se bornèrent à cette
conquête; P. Manlius ne fit que réunir en corps d'armée les troupes qu'il avait
trouvées éparses; après quoi ils rentrèrent tous deux dans leurs quartiers
d'hiver. Tels furent les événements de celle campagne en Espagne. [11]
Térentius, qui avait quitté cette province, obtint à son retour l'ovation. Il
fit porter devant lui neuf mille trois cent vingt livres pesant d'argent,
quatre-vingts d'or, et deux couronnes d'or du poids de soixante-sept livres.
[17] [1] La même année, les Romains décidèrent sur les lieux mêmes une
contestation survenue entre les Carthaginois et Masinissa. [2] Il s'agissait
d'une province que Gala, père de ce prince, avait enlevée à Carthage. Syphax en
avait chassé Gala, et en avait fait don aux Carthaginois en considération de son
beau-père Hasdrubal. [3] Masinissa venait de la reprendre à son tour sur les
Carthaginois. L'affaire fut débattue devant les arbitres romains avec autant
d'animosité que le roi Numide et ses adversaires en avaient montré sur le champ
de bataille pour se disputer cette possession. [4] Les Carthaginois fondaient
leurs prétentions sur ce que la province avait appartenu primitivement à leurs
ancêtres, et qu'elle leur avait été ensuite restituée par Syphax. Masinissa
soutenait qu'il n'avait fait que reprendre une ancienne dépendance de sa
couronne, qu'il la possédait en vertu du droit des gens, et qu'il avait en sa
faveur le titre et la possession. [5] « Tout ce qu'il craignait dans cette
discussion, ajoutait-il, c'était que les Romains ne sacrifiassent ses intérêts
par délicatesse, et de peur qu'on ne pût leur reprocher un peu de partialité
pour un roi, leur allié et leur ami, contre leurs ennemis communs. »
[6] Les commissaires le laissèrent en possession de la province, sans rien
décider quant au fond, dont ils renvoyèrent la connaissance au sénat. En
Ligurie, il ne se passa plus rien d'important. Les ennemis s'étaient d'abord
retirés dans des défilés inaccessibles; ils licencièrent ensuite leur armée et
se dispersèrent dans leurs bourgades et dans leurs forts. [7] Les consuls
voulurent licencier aussi leurs armées et consultèrent à ce sujet le sénat. On
enjoignit à l'un d'eux de congédier ses troupes, et de revenir à Rome pour
l'élection des magistrats de l'année suivante, à l'autre de passer l'hiver avec
ses légions dans la ville de Pise. [8] Le bruit courait que les Gaulois
Transalpins armaient leur jeunesse; mais on ne savait sur quelle partie de
l'Italie ce torrent viendrait se déborder. Les consuls s'entendirent entre eux:
ce fut Cn. Baebius qui alla présider les comices, parce que son frère M. Baebius
se mettait sur les rangs.
[18] [1] On commença par les comices consulaires, où furent nommés P. Cornélius
Céthégus et M. Baebius Tamphilus. [2] On élut ensuite pour préteurs les deux Q.
Fabius, Maximus et Butéo, Ti. Claudius Néron, Q. Pétillius Spurinus, M. Pinarius
Rusca, et L. Duronius. [3] Dès que ces magistrats furent entrés en charge, on
tira leurs provinces au sort. La Ligurie échut aux consuls; parmi les préteurs,
Q. Pétillius eut la juridiction de la ville, Q. Fabius Maximus celle des
étrangers, Q. Fabius Cutéo la Gaule, Ti. Claudius Néron la Sicile, M. Pinarius
la Sardaigne, [4] et L. Duronius l'Apulie. À cette dernière province on ajouta
l'Istrie, parce que les habitants de Tarente et de Brindisi s'étaient plaints de
dévastations exercées sur leurs côes par des pirates d'outre-mer. Les Massiliens
se plaignaient aussi des courses maritimes des Ligures. [5] On procéda ensuite à
la répartition des armées: on assigna aux consuls quatre légions, composées
chacune de cinq mille deux cents hommes d'infanterie, de trois cents de
cavalerie romaine, et de quinze mille fantassins avec huit cents chevaux pris
parmi les alliés du nom latin. [6] On prorogea les anciens préteurs d'Espagne
dans le commandement de leurs provinces et de leurs armées; on y ajouta un
renfort de trois mille fantassins et deux cents cavaliers romains et de six
mille hommes d'infanterie latine et trois cents chevaux. On s'occupa également
de la marine. [7] Les consuls eurent ordre de nommer à cet effet des duumvirs
chargés de mettre en mer vingt vaisseaux dont ils formeraient les équipages avec
des citoyens romains, sortis d'esclavage; les commandants seuls devaient être de
condition libre. [8] On partagea la côte entre les duumvirs, de manière à ce que
le promontoire de Minerve leur servît de centre commun; ils avaient chacun dix
galères sous leurs ordres; l'un devait défendre la droite jusqu'à Marseille,
l'autre la gauche jusqu'à Bari.
[19] [1] Il y eut cette année plusieurs prodiges funestes soit à Rome soit dans
les provinces. [2] Il tomba une pluie de sang sur la place de Vulcain et sur
celle de la Concorde. Les Pontifes annoncèrent que les lances suspendues dans
ces temples s'étaient agitées d'elles-mêmes, et qu'à Lanuvium la statue de la
déesse Junon Sospita avait versé des larmes. [3] Une maladie contagieuse faisait
de si grands ravages dans la campagne, dans les bourgs, dans les conciliabules
et dans la ville même qu'on pouvait à peine suffire aux enterrements. [4] Les
sénateurs, alarmés de ces prodiges et de ces calamités, décidèrent que les
consuls immoleraient les grandes victimes à ceux des dieux qu'ils jugeraient à
propos d'honorer, et que les décemvirs consulteraient les livres sibyllins. [5]
Sur leur rapport, on décréta un jour de supplications à tous les autels. En
outre, et d'après leur avis encore, le sénat ordonna, et les consuls firent
proclamer qu'il y aurait dans toute l'Italie trois jours de supplications et de
féries. [6] La mortalité avait été si grande que les consuls se virent dans
l'impossibilité de lever les huit mille hommes d'infanterie latine et les trois
cents chevaux destinés à aller combattre les Corses révoltés et les Iliens qui
avaient pris les armes en Sardaigne. [7] Il y avait tant de morts, tant de
malades! Pour compléter ses cadres, le préteur eut ordre de prendre des hommes
dans l'armée du proconsul Cn. Baebius qui était en quartier d'hiver à Pise, et
de passer ensuite en Sardaigne. [8] L. Duronius qui avait le département de
l'Apulie, fut en même temps chargé de l'enquête sur les Bacchanales. Ces
désordres n'étaient pas entièrement étouffés; déjà l'année précédente on en
avait vu germer pour ainsi dire quelques débris; [9] mais le préteur L. Pupius
avait commencé une enquête sans pouvoir l'achever. Son successeur eut ordre de
couper le mal jusque dans ses racines, afin d'en arrêter les progrès. [10] Les
consuls, de l'aveu du sénat, soumirent aussi aux suffrages des lois contre la
brigue.
[20] [1] Ils présentèrent ensuite au sénat diverses ambassades; ils commencèrent
par celles d'Eumène, d'Ariarathe roi de Cappadoce et de Pharnace roi de Pont. On
se contenta de leur répondre qu'on enverrait des commissaires pour connaître de
leur démêlés et statuer à cet égard. [2] On reçut en second lieu les députés des
bannis de Lacédémone et ceux de la ligue achéenne; on fit espérer aux bannis que
le sénat écrirait aux Achéens en leur faveur. Les Achéens annoncèrent qu'ils
avaient repris Messène et qu'ils y avaient rétabli l'ordre; on approuva leur
conduite. [3] Philippe roi de Macédoine avait aussi envoyé deux ambassadeurs,
Philoclès et Apelle, dont la mission avait pour objet, non de présenter aucune
demande au sénat, mais d'examiner et de s'assurer si Démétrius avait eu
réellement, comme Persée l'en accusait, des conférences avec les Romains, et
principalement avec T. Quinctius pour enlever la couronne à son frère. [4] Leur
impartialité présumée avait fixé sur eux le choix de Philippe; mais au fond
c'étaient les agents de Persée et les complices de ses perfides desseins contre
Démétrius. [5] Ce jeune prince ignorait tout, excepté les criminelles intentions
de son frère, qui s'étaient naguère révélées au grand jour. Il ne désespéra donc
pas d'abord de fléchir son père, sans toutefois trop s'en flatter. Mais ensuite
le voyant sans cesse obsédé par son frère, il perdit peu à peu toute confiance.
[6] Aussi n'agissant et ne parlant plus qu'avec une grande circonspection, il
s'étudiait à ne pas augmenter les soupçons, et affectait de ne pas dire un mot
des Romains, de ne pas avoir de rapports avec eux; il alla jusqu'à s'interdire
toute correspondance par écrit, parce qu'il savait que c'était l'arme la plus
puissante dont ses ennemis se servaient pour aigrir son père.
[21] [1] Philippe, voulant tenir ses troupes en haleine et en même temps
éloigner tout soupçon de ses préparatifs hostiles contre les Romains, rassembla
son armée à Stobi, dans la Péonie et marcha conte la Médique. [2] Il s'était mis
en tête de monter au sommet du mont Hémus, sur la foi de l'opinion généralement
répandue, qu'on pouvait de cette hauteur embrasser d'un coup d'oeil le
Pont-Euxin, l'Adriatique, le Danube et les Alpes. Il pensait que cette vue lui
serait de quelque utilité pour organiser son plan de campagne. [3] Il consulta
sur cette ascension les gens qui connaissaient le pays; tous s'accordèrent à lui
représenter la route comme impraticable pour une armée, et très difficile même
pour une poignée d'hommes, légèrement équipés. [4] Fort de ces renseignements,
il s'adressa à son fils Démétrius, qu'il avait résolu de ne pas emmener avec
lui, et, cherchant à le flatter par les marques de la plus intime confiance, il
lui demanda d'abord s'il devait, en présence de difficultés si grandes,
persévérer dans son entreprise ou y renoncer. [5] « Dans le cas où il
persisterait, ajouta-t-il, il ne pouvait oublier ce qu'avait dit Antigone en
pareille circonstance. Battu par une violente tempête, et voyant toute sa
famille réunie avec lui sur le même vaisseau, il avait, dit-on, répété à ses
enfants d'avoir bien soin pour eux-mêmes, et de recommander à leurs descendants
de ne jamais risquer dans une situation dangereuse le salut de toute leur
famille à la fois. [6] Fidèle à cette recommandation, il devait donc se garder
d'exposer en même temps ses deux fila aux risques d'une entreprise si
périlleuse; et comme il emmenait avec lui son fils aîné, il renverrait le plus
jeune en Macédoine pour se ménager une ressource et assurer le défense du
royaume. » [7] Démétrius ne s'y trompa pas, il comprit qu'on
redoutait sa présence au moment où l'on choisirait sur les lieux mêmes le chemin
le plus court pour gagner l'Adriatique et l'Italie, et où l'on déciderait le
plan des opérations. [8] Mais il sentit aussi la nécessité de se soumettre, et
même d'applaudir à la détermination de son père, de peur qu'on ne le soupçonnât
d'obéir à regret. [9] Cependant, pour protéger son retour en Macédoine, on le
fit accompagner par Didas, l'un des généraux du roi, et gouverneur de la Péonie,
à la tête d'une escorte peu nombreuse. [10] C'était encore un homme dévoué à
Persée, ainsi que la plupart des courtisans de Philippe, qui tous étaient entrés
dans le complot formé contre Démétrius, depuis que la prédilection marquée du
roi ne laissait plus aucun doute sur le choix de celui à qui il destinait sa
succession. [11] Pour le moment les instructions de Didas lui enjoignaient de
s'insinuer aussi avant que possible dans les bonnes grâces de Démétrius par
toutes sortes de prévenances, afin de surprendre tous ses secrets et de pénétrer
ses pensées les plus intimes. Ainsi Démétrius s'éloigna, plus en danger avec
cette escorte perfide que s'il eût été seul.
[22] [1] Philippe, après avoir traversé d'abord la Médique, puis les déserts qui
séparent cette contrée de l'Hémus, arriva enfin, en sept jours de marche au pied
de la montagne. Il s'y arrêta un jour entier pour choisir ceux qu'il comptait
emmener avec lui, et se mit en route le surlendemain. [2] On gravit d'abord sans
beaucoup de difficultés les collines inférieures. Mais à mesure qu'on s'élevait
le terrain devenait plus boisé et souvent impraticable. [3] On arrive ensuite à
un fourré si épais, qu'on pouvait à peine apercevoir le ciel à travers le
feuillage serré des arbres et leurs branches entrelacées les unes aux autres.
[4] En approchant du sommet, on fut témoin d'un phénomène fort rare partout
ailleurs; la montagne était enveloppée d'un tel brouillard qu'on ne marcha plus
qu'en tremblant comme dans l'obscurité de la nuit; enfin le troisième jour on
parvint à la cime. [5] Les voyageurs, à leur retour, ne démentirent point
l'opinion reçue; mais je pense qu'ils voulurent épargner à leur amour-propre le
ridicule d'une vaine entreprise; car il est peu probable qu'ils aient aperçu du
même point des mers, des montagnes et des fleuves placés à une grande distance
les uns des autres. [6] Ils souffrirent tous des fatigues de la route, et le roi
plus que les autres, parce qu'il était d'un âge plus avancé. [7] Après avoir
élevé deux autels, l'un à Jupiter, l'autre au Soleil, et y avoir immolé des
victimes, Philippe descendit de la montagne; au lieu de trois jours qu'il avait
mis à monter, il n'en employa que deux; il craignait surtout la fraîcheur des
nuits, qui au lever de la canicule, sont aussi froides que les nuits d'hiver.
[8] Après les obstacles contre lesquels il venait de lutter, il n'eut guère plus
à se féliciter de la situation dans laquelle il retrouva sou camp: la plus
grande disette y régnait, comme on devait s'y attendre dans un pays tout entouré
de vastes déserts. [9] Il ne prit donc qu'un jour pour laisser reposer ses
compagnons de route, et passa chez les Denthélètes avec une précipitation qui
avait tout l'air d'une fuite. [10] Ces peuples étaient ses alliés, mais dans la
détresse où il se trouvait, il fit ravager leurs terres comme un pays ennemi.
[11] Les Macédoniens pillèrent d'abord les métairies isolées, puis ils
attaquèrent quelques bourgades, à la honte éternelle du roi, qui entendait ses
alliés implorer vainement d'une voix plaintive les dieux protecteurs des traités
et le nom même de Philippe. [12] Après avoir enlevé la récolte de ce pays, il
retourna dans la Médique, et entreprit le siège de la ville de Pétra. Il prit
position du côté de la plaine, [13] et chargea son fils Persée de tourner la
place avec un corps peu nombreux, pour s'établir sur les hauteurs. [14] Les
habitants, menacés de toutes parts, livrèrent des otages et se rendirent pont le
moment. Mais dès que l'armée macédonienne se fut éloignée, ils abandonnèrent la
ville, sans s'inquiéter de leurs otages et se réfugièrent dans des lieux
fortifiés ou dans les montagnes. [15] Philippe, voyant que tant de travaux
infructueux avaient épuisé ses soldats, et d'ailleurs prévenu de plus en plus
contre son fils par les perfides rapports de Didas, reprit le chemin de la
Macédoine.
[23] [1] Didas, chargé, comme on l'a dit plus haut, d'accompagner Démétrius,
avait abusé de la franchise du jeune prince; qui dans sa juste indignation ne
faisait aucun calcul de prudence. À force de le flatter, de manifester lui-même
une vive indignation, et de lui offrir ses services en toute occasion, il gagna
sa confiance et lui arracha l'aveu de ses secrets en l'assurant de sa
discrétion. [2] Démétrius projetait de s'enfuir à Rome; il regardait le
gouverneur de la Péonie comme un protecteur que lui avaient envoyé les dieux
mêmes pour assurer le succès de son évasion, et se flattait de pouvoir
s'échapper en toute sûreté par sa province. [3] Didas s'empressa de communiquer
ce projet à Persée, et, d'après l'ordre de ce prince, il en informa Philippe.
[4] Le roi en reçut la première nouvelle par un message, sous les murs de Pétra.
Il fit aussitôt jeter en prison Hérodore, le principal confident de Démétrius,
et surveiller le jeune prince, mais en secret. [5] Ces circonstances plus que
toutes les autres répandirent une grande tristesse sur le retour du roi en
Macédoine. Les dénonciations qu'on venait de lui faire ne laissaient pas de
l'inquiéter; il crut pourtant devoir attendre l'arrivée des ambassadeurs qu'il
avait envoyés à Rome pour y recueillir des informations. [6] Il passa quelques
mois au milieu d'une cruelle anxiété. Enfin ses ambassadeurs revinrent; les
rapports qu'ils devaient faire de leur mission avaient été concertés d'avance en
Macédoine. [7] Ils comblèrent la mesure de toutes ces manoeuvres infâmes, en
remettant au roi une lettre supposée de T. Quinctius, scellée d'un faux cachet.
[8] Dans ce message Quinctius demandait grâce pour les intelligences que le
jeune prince pouvait avoir nouées avec lui dans l'intérêt de son ambition. «
Démétrius; disait-il, n'oserait jamais rien entreprendre contre aucun des siens;
et quant à lui, on le savait incapable de donner quelque conseil criminel. »
Cette lettre confirma les accusations de Persée. [9] Hérodore fut donc aussitôt
mis à la torture; il mourut au milieu d'atroces douleurs sans avoir fait aucune
révélation.
[24] [1] Persée accusa une seconde fois Démétrius devant Philippe. Il dénonça
ses préparatifs d'évasion à travers la Péonie, et les tentatives faites pour
gagner des compagnons de fuite; il insista principalement sur la fausse lettre
de T. Quinctius. [2] Cependant on se garda bien de prononcer ouvertement une
sentence de mort contre le jeune prince; on jugea plus à propos de se défaire de
lui secrètement, non par égard pour lui, mais pour ne pas donner l'éveil aux
Romains par son supplice. [3] Philippe se rendait de Thessalonique à Démétrias;
il envoya Démétrius à Astrée, en Péonie, toujours sous la surveillance de Didas,
et Persée à Amphipolis, pour recevoir les otages des Thraces. [4] Lorsque Didas
prit congé de lui, il lui donna, dit-on, l'ordre de faire périr son fils. [5]
Didas résolut ou feignit d'offrir un sacrifice, auquel il invita Démétrius. Le
jeune prince se rendit pour cela d'Astrée à Héraclée, et ce fut, assure-t-on,
pendant le festin sacré qu'il fut empoisonné. [6] À peine eut-il pris le fatal
breuvage qu'il s'en aperçut. Bientôt des douleurs aiguës l'obligèrent à quitter
la table; il se retira dans sa chambre, et, au milieu des souffrances qu'il
endurait, on l'entendit se plaindre de la cruauté de son père, accuser Persée de
fratricide et Didas de scélératesse. [7] On fit alors entrer un certain Thyrsis
de Stubère et un certain Alexandre de Bérée, qui l'étouffèrent sous des
couvertures. [8] Ainsi périt Démétrius, victime innocente d'un acharnement qui
ne put se contenter d'un seul genre de mort.
[25] [1] Pendant que la Macédoine était le théâtre de ces événements, L.
Aemilius Paulus, continué comme proconsul dans son commandement, entra dès les
premiers jours du printemps avec son armée sur le territoire des Ligures
Ingaunes. [2] À peine ont-il établi son camp sur leurs frontières, que des
envoyés vinrent le trouver, sous prétexte de solliciter la paix, mais en réalité
pour reconnaître ses forces. [3] Paul-Émile répondit qu'il ne traiterait avec
eux qu'autant qu'ils feraient d'abord leur soumission. Ils parurent assez
disposés à lui obéir; seulement ils demandèrent du temps pour faire comprendre
cette nécessité à leurs farouches compatriotes. [4] Le proconsul ayant consenti
à une trêve de dix jours, ils le prièrent encore de ne pas envoyer ses soldats
recueillir du bois et du fourrage au-delà des montagnes voisines, sous prétexte
que cette partie du territoire était en pleine culture. [5] On le leur accorda
également. Alors ils rassemblèrent toutes leurs forces derrière ces montagnes,
dont ils avaient su écarter les Romains, fondirent tout à coup en masse sur le
camp, et attaquèrent toutes les portes à la fois. [6] Ils déployèrent la plus
grande vigueur dans cet assaut qui dura un jour entier; les Romains n'eurent ni
le temps de sortir hors de leurs lignes, ni la place de se former en bataille.
[7] Ils se pressaient en foule aux portes, et défendaient leur camp plutôt en
faisant un rempart de leurs corps qu'en combattant. Vers le coucher du soleil,
les ennemis se retirèrent. Paul-Emile fit aussitôt partir deux cavaliers avec un
message pour le proconsul Cn. Baebius, qui était à Pise; il lui mandait
qu'assiégé dans son camp à la faveur d'une trêve, il avait un besoin pressant de
ses secours. [8] Baebius avait livré son armée au préteur M. Pinarius qui
partait pour la Sardaigne. Mais il écrivit au sénat pour l'informer de la
position critique d'Aemilius, [9] et il adressa en même temps une lettre à M.
Claudius Marcellus, dont le département était le plus voisin, pour l'inviter à
passer avec son armée de Gaule en Ligurie, et à dégager Aemilius, assiégé par
les Ligures. Ces secours ne pouvaient qu'arriver fort tard. [10] Dès le
lendemain les ennemis recommencèrent l'attaque. Aemilius, qui l'avait prévu et
qui aurait pu se mettre en bataille hors de ses lignes, se tint enfoncé dans son
camp, pour gagner du temps et permettre à Baebius d'arriver de Pise avec une
armée.
[26] [1] La lettre de Baebius causa de vives alarmes dans Rome; [2] elles
redoublèrent peu de jours après à l'arrivée de Marcellus, qui avait laissé son
armée à Fabius. Ce retour fit perdre tout espoir de voir les troupes de Gaule
passer en Ligurie, parce qu'on était en guerre avec les Histriens, qui
s'opposaient à l'établissement de la colonie d'Aquilée. [3] Fabius avait marché
contre eux et ne pouvait renoncer à l'expédition ainsi commencée. [4] Il ne
restait qu'une seule ressource, encore était-elle fort tardive; c'était que les
consuls partissent en toute hâte pour leur département. Les sénateurs les
pressaient à l'envi de prendre ce parti. [5] Les consuls déclarèrent qu'ils ne
partiraient pas avant d'avoir terminé les levées, rejetant la lenteur de leurs
opérations non sur leur manque de zèle, mais sur la violence de l'épidémie. [6]
Ils cédèrent cependant aux instances unanimes du sénat et sortirent avec le
paludamentum, donnant aux soldats qu'ils avaient déjà enrôlés rendez-vous
général à Pise. On leur permit d'enrôler sur leur passage des volontaires et de
les emmener avec eux. [7] Les préteurs Q. Pétilius et Q. Fabius eurent ordre, le
premier de lever à la hâte deux légions de citoyens romains, et d'exiger le
serment militaire de tous ceux qui auraient moins de cinquante ans: le second,
de demander aux alliés du nom latin un contingent de quinze mille hommes
d'infanterie et huit cents chevaux. [8] On créa deux amiraux, C. Matiénus et C.
Lucrétius, et on leur équipa des vaisseaux. Matiénus, dont le département
s'étendait jusqu'au golfe de Gaule, eut ordre de faire voile au plus tôt vers la
côte de Ligurie, pour être à portée de secourir au besoin L. Aemilius et son
armée.
[27] [1] Paul-Émile, ne voyant arriver aucun secours et pensant que ses
courriers avaient été arrêtés, crut ne devoir pas tarder plus longtemps à
risquer un combat avec ses seules forces. Avant le retour des ennemis, dont
l'ardeur commençait à se ralentir, [2] il mit son armée en bataille aux quatre
portes du camp, pour qu'elle fut prête à faire une sortie générale au premier
signal. [3] Aux quatre cohortes extraordinaires, il en ajouta deux autres, et
les plaça sous le commandement de M. Valérius, son lieutenant, qui avait ordre
de sortir par la porte prétorienne. [4] Il plaça les hastats de la première
légion à la porte principale de droite, et derrière eux, comme réserve, les
principes de la même légion, sous les ordres des tribuns militaires M. Servilius
et L. Sulpicius. [5] La troisième légion fut postée en face de la porte
principale de gauche, [6] avec cette seule différence que les principes
formaient la première ligne et les hastats la réserve. Les tribuns militaires
Sextus Julius César et L. Aurélius Cotta commandaient cette légion. [7] Le
lieutenant L. Fulvius Flaccus prit position avec l'aile droite devant la porte
questorienne. Deux cohortes et les triaires des deux légions furent laissés à la
garde du camp. [8] Le général parcourut en personne tous les postes, haranguant
ses soldats, et employant, pour enflammer leur ardeur, tous les moyens qu'il
croyait propres à irriter leur colère. [9] Tantôt il accusait les Ligures de
perfidie, et leur reprochait d'en avoir demandé la paix que pour venir, à la
faveur de la trêve qu'ils avaient obtenue, et au mépris du droit des gens,
assaillir le camp romain; [10] tantôt il leur représentait combien il était
honteux pour une armée romaine de se laisser assiéger par des Ligures, qui
étaient plutôt de véritables brigands que des ennemis ordinaires. [11] « De quel
front, leur dit- il, si vous n'échappez à ce péril que par des secours
étrangers, et non grâce à votre valeur, aborderez-vous, je ne dis pas les
soldats qui ont vaincu Hannibal, et Philippe, et Antiochus, les plus grands
capitaines et les plus puissants monarques de notre siècle, [12] mais ceux qui
ont plusieurs fois taillé en pièces ces mêmes Ligures, et les ont poursuivis à
travers des défilés presque impraticables, lorsqu'ils fuyaient devant eux comme
de vils troupeaux? [13] Quoi! ni les Espagnols, ni les Gaulois, ni les
Macédoniens, ni les Carthaginois n'ont jamais osé approcher d'un camp romain, et
des Ligures viendraient l'assiéger et chercheraient à le prendre, ces lâches qui
s'étaient naguère enfoncés et cachés dans des bois inaccessibles, et que nous ne
pouvions trouver malgré toutes nos recherches! » [14] Les soldats
répondirent par un cri unanime: « on n'avait rien à leur reprocher, puisque
personne ne leur avait donné le signal pour faire une sortie. [15] Qu'on le leur
donnât, et on verrait que les Romains et les Ligures étaient toujours les mêmes.
»
[28] [1] Les Ligures avaient deux camps en deçà des montagnes. Les premiers
jours, ils en sortaient au lever du soleil, tous ensemble et en bon ordre; [2]
mais en ce moment, ils ne prenaient plus les armes qu'après s'être gorgés de
viande et de vin; ils sortaient par bandes et eu désordre, bien persuadés que
les Romains ne se présenteraient pas devant leurs retranchements. [3] Les
soldats de Paul-Émile les laissèrent s'avancer ainsi dans la plus grande
confusion, et poussant tous à la fois un cri terrible, auquel se mêla celui des
valets et goujats de formée, ils fondirent sur eux par toutes les portes du
camp. [4] Les Ligures ne s'attendaient pas à cette sortie, et ils en furent
aussi effrayés que s'ils fussent tombés dans une embuscade. Il y eut pendant
quelques moments une apparence de combat; mais bientôt ce ne fut plus qu'une
déroute générale, et les fuyards furent taillés en pièces. [5] Alors la
cavalerie romaine reçut l'ordre de monter à cheval et de ne laisser échapper
aucun des vaincus; elle les poursuivit tremblants et consternés jusqu'à leurs
camps, dont elle s'empara. [6] Les Ligures perdirent plus de quinze mille hommes
dans cette journée; on leur fit deux mille cinq cents prisonniers. Trois jours
après, toute la nation des Ingaunes donna des otages et fit sa soumission. [7]
On rechercha les pilotes et les matelots qui avaient monté les barques de
pirates, et on les mit tous en prison. Le duumvir C. Matiénus prit aussi sur la
côte de Ligurie trente-deux corsaires. [8] L. Aurélius Cotta et C. Sulpicius
Gallus furent chargés d'aller annoncer ses nouvelles et porter une lettre au
sénat; ils devaient en même temps demander pour L. Aemilius la permission de
quitter sa province où il avait terminé la guerre, et de ramener avec lui sou
armée qu'il licencierait. [9] Le sénat souscrivit à ces deux demandes, et
décréta trois jours de supplications à tous les autels. [10] Le préteur Pétilius
licencia les légions de la ville; Fabius renvoya aux alliés du nom latin leurs
contingents, et le préteur de Rome écrivit aux consuls que le sénat les
engageait à congédier sur- le-champ les soldats enrôlés à la hâte au moment du
danger.
[29] [1] Une colonie fut établie cette année à Gravisca, en Étrurie, sur un
territoire enlevé jadis aux Tarquiniens. [2] Chaque colon reçut cinq arpents.
Les triumvirs chargés de cet établissement furent C. Calpurnius Piso, P.
Claudius Pulcher, et C. Térentius Istra. Cette année fut marquée par une
sécheresse et une disette. Six mois entiers se passèrent, dit-on, sans pluie.
[3] Cette même année, des cultivateurs en creusant assez profondément la terre
au pied du Janicule, dans un champ qui appartenait au scribe L. Pétilius, y
trouvèrent deux coffres de pierre, longs d'environ huit pieds sur quatre de
large, et dont les couvercles étaient scellés avec du plomb. [4] Sur ces deux
coffres étaient des inscriptions grecques et latines, indiquant qu'ils
contenaient, l'un le corps de Numa Pompilius, fils de Pompo, roi des Romains, et
l'autre les livres de Numa Pompilius. [5] Le propriétaire du champ les lit
ouvrir après avoir pris conseil de ses amis; celui qui, suivant l'inscription,
devait être le cercueil de Numa, fut trouvé vide, sans aucune trace de corps
humain ou d'autre substance. Tout ce qu'il renfermait avait sans doute été
anéanti par un laps de temps si considérable. [6] Dans l'autre étaient deux
paquets ficelés et enduits de poix, contenant chacun sept volumes, qui non
seulement étaient bien conservés, mais paraissaient même tout neufs. [7] Sept
volumes étaient en latin; ils traitaient du droit des pontifes; les sept autres,
écrits en grec, avaient pour objet la philosophie telle qu'elle pouvait exister
alors. [8] Valérius Antias ajoute que c'étaient des livres de la doctrine
pythagoricienne; cette assertion de l'historien n'est probablement qu'un
mensonge officieux, bâti sur l'opinion généralement reçue que Numa était
disciple de Pythagore. [9] Ces livres furent lus d'abord par les amis du scribe,
qui se trouvaient là au moment de la découverte. Bientôt ils eurent un plus
grand nombre de lecteurs, et acquirent une certaine publicité. Q. Pétilius,
préteur de la ville, eut alors la curiosité de les lire, et les emprunta à L.
Pétilius, [10] avec qui il était assez intimement lié; car c'était lui qui,
pendant sa questure, avait fait entrer Lucius dans une décurie de scribes. [11]
Quand il eut parcouru l'ensemble des matières, il s'aperçut que la plupart des
principes étaient contraires au culte établi, et annonça à L. Pétilius qu'il
jetterait ces livres au feu; mais qu'avant de le faire, il lui permettait
d'employer pour les réclamer tous les moyens légaux, toutes les ressources qu'il
pourrait avoir; il ajouta qu'il ne lui en saurait pas mauvais gré. [12] Le
scribe s'adressa aux tribuns du peuple; les tribuns renvoyèrent l'affaire au
sénat. Le préteur déclara qu'il était prêt à jurer que ces livres ne devaient
être ni lus, ni conservés. [13] Le sénat décida que l'offre du préteur
suffisait, qu'on brûlerait au plus tôt les livres dans la place des comices, et
qu'on paierait à titre de dommage, au propriétaire, le prix que fixerait le
préteur Q. Pétilius et la majorité du collège des tribuns. Le scribe refusa la
somme. [14] Les livres furent brûlés dans la place des comices, en présence du
peuple, dans un feu allumé par les victimaires.
[30] [1] Cette année, une guerre terrible éclata dans l'Espagne Citérieure. Les
Celtibères avaient mis sur pied près de trente-cinq mille hommes, nombre qu'ils
n'avaient pas encore atteint jusque-là. Q. Fulvius Flaccus qui commandait dans
cette province, [2] ayant appris que les Celtibères armaient leur jeunesse,
avait de son côté levé chez les alliés tout ce qu'il avait pu se procurer de
troupes auxiliaires; mais son armée était loin d'égaler en nombre celle des
ennemis. [3] Dès les premiers jours du printemps, il entra dans la Carpétanie,
et campa sous les murs d'Ébura, après avoir jeté une faible garnison dans cette
ville. [4] Peu de jours après, les Celtibères vinrent se poster au pied d'une
colline à deux milles environ des Romains. Dès que le préteur fut instruit de
leur arrivée, il envoya son frère M. Fulvius à la tête de deux escadrons de la
cavalerie alliée reconnaître les positions ennemies, et s'assurer du nombre des
combattants en s'approchant autant que possible des retranchement. [5] Il lui
recommanda d'éviter tout engagement et de battre en retraite s'il voyait sortir
la cavalerie espagnole. Ces instructions furent ponctuellement suivies. Pendant
plusieurs jours les Romains, pour tout mouvement, se bornèrent à faire avancer
ces deux escadrons, qui se repliaient dès que la cavalerie des ennemis
commençait à s'ébranler. [6] À la fin, les Celtibères sortirent de leurs lignes
avec toutes leurs forces d'infanterie et de cavalerie, et vinrent se ranger en
bataille à égale distance des deux camps. [7] L'espace qui les séparait était
une plaine unie et propre au combat. Les Espagnols s'y arrêtèrent, attendant
leurs ennemis; mais les Romains se tinrent pendant quatre jours de suite
enfermés dans leurs retranchements, et, malgré la constance des Espagnols, qui
restèrent en bataille à la même place, ils ne firent aucun mouvement. [8] Alors
les Celtibères rentrèrent dans leur camp, parce qu'ils n'avaient pu faire
accepter le combat aux Romains; leur cavalerie seule manoeuvrait devant les
lignes, de manière à se tenir prête au moindre mouvement de l'ennemi. [9]
Derrière les deux camps, les soldats des deux armées allaient faire du bois et
du fourrage, sans s'inquiéter les uns les autres.
[31] [1] Le préteur romain, pensant que sa longue inaction avait assez convaincu
les Celtibères qu'il ne les attaquerait pas le premier, enjoignit à L. Acilius
de tourner, à la tête de l'aile gauche et de six mille auxiliaires fournis par
la province, la colline à laquelle s'étaient adossés les ennemis, et de fondre
sur leur camp dès qu'il entendrait le cri de guerre. [2] Ce détachement partit
la nuit afin de dérober sa marche. [3] Au point du jour, Flaccus fit avancer
vers les retranchements ennemis le préfet des alliés C. Scribonius avec la
cavalerie extraordinaire de l'aile gauche. [4] Les Celtibères, à la vue de ce
corps plus nombreux et plus hardi que ne l'étaient ordinairement les Romains,
envoyèrent à sa rencontre toute leur cavalerie; leur infanterie reçut en même
temps l'ordre de s'ébranler. [5] Scribonius, fidèle à ses instructions, n'eut
pas plus tôt entendu le bruit des chevaux, qu'il tourna bride et se replia vers
le camp. [6] Les Espagnols ne l'en poursuivirent qu'avec plus d'ardeur. Leur
cavalerie avait pris les devants, venait ensuite l'infanterie; ils ne doutaient
pas qu'ils ne forçassent ce jour même le camp du préteur. ils n'étaient plus
qu'à cinq cents pas environ des lignes romaines. [7] Flaccus, jugeant alors
qu'ils sont assez éloignés des leurs pour ne pouvoir être secourus, rangea ses
troupes en bataille derrière ses retranchements, et sortit par trois points à la
fois en faisant pousser un grand cri à ses soldats, moins pour exciter leur
ardeur que pour donner le signal aux Romains embusqués dans la montagne. [8]
Ceux-ci ne se firent pas attendre; ils fondirent, ainsi qu'ils en avaient reçu
l'ordre, sur le camp ennemi, où n'étaient restés que cinq mille hommes au plus
chargés de le défendre. [9] Les Espagnols, effrayés de leur petit nombre, de la
multitude des assaillants et de cette attaque imprévue, livrèrent le camp
presque sans combat. Acilius fit mettre le feu à la partie qui était le plus à
portée d'être vue du champ de bataille.
[32] [1] Les Celtibères placés sur la dernière ligne furent les premiers qui
aperçurent la flamme. Bientôt le bruit courut dans toute l'armée que le camp
avait été forcé, et qu'il était en ce moment tout en feu. [2] Cette nouvelle
augmenta l'effroi des ennemis et l'ardeur des Romains. Déjà ces derniers
entendaient les cris de leurs compagnons victorieux; déjà ils apercevaient la
lueur de l'incendie. [3] Les Celtibères eurent un moment d'hésitation et
d'incertitude. Mais quand ils virent qu'il n'y avait pas de retraite possible
pour eux s'ils lâchaient pied, et que leur unique ressource était de combattre,
ils revinrent à la charge avec un acharnement tout nouveau. [4] Au centre, ils
étaient vivement pressés par la cinquième légion. Ils se tournèrent avec plus de
confiance contre l'aile gauche des Romains, où Flaccus avait placé les
auxiliaires de la province, leurs compatriotes. [5] Cette aile était sur le
point de plier, lorsque la septième légion prit sa place; en même temps les
troupes qui formaient la garnison d'Ébura sortirent de la place et vinrent se
jeter au fort de la mêlée. De son côté Acilius avait pris les Espagnols à dos.
[6] Les Celtibères tinrent longtemps et se firent hacher sur place; ceux qui
échappèrent s'enfuirent dans toutes les directions. La cavalerie se mit à leur
poursuite, partagée en deux corps, et en fit un grand carnage. Il y eut, dans
cette journée, près de vingt-trois mille hommes tués et quatre mille sept cents
faits prisonniers; plus de cinq cents chevaux et quatre- vingt-huit étendards
tombèrent au pouvoir des Romains. [7] Cette importante victoire fut chèrement
achetée. Le préteur perdit un peu plus de deux cents soldats romains des deux
légions, huit cent trente alliés du nom latin, et près de deux mille quatre
cents auxiliaires étrangers. [8] Il ramena dans son camp ses troupes
victorieuses. Acilius eut ordre de rester dans celui dont il s'était emparé. Le
lendemain on recueillit les dépouilles des vaincus, et le général distribua en
présence de toute l'armée des récompenses à ceux qui s'étaient signalés par leur
valeur.
[33] [1] Après avoir fait transporter ses blessés dans Ébura, il traversa la
Carpétanie et marcha sur Contrébie, [2] dont il forma le siège. Cette ville
implora le secours des Celtibères; elle ne put les recevoir à temps, non que les
Celtibères eussent tardé à se mettre en route, mais parce qu'ils trouvèrent les
chemins impraticables et les fleuves grossis par des pluies continuelles;
perdant alors tout espoir, elle capitula. [3] Le mauvais temps força Flaccus
lui-même de loger ses troupes dans la ville. [4] Dès que les pluies eurent
cessé, les Celtibères, qui avaient quitté leurs foyers, passèrent les fleuves,
et arrivèrent en vue de Contrébie, dont ils ignoraient la reddition. Ne voyant
point d'armée campée en dehors des murs, ils pensèrent que les Romains s'étaient
établis de l'autre côté, ou avaient levé le siège, et ils s'approchèrent en
désordre et sans aucune précaution. [5] Les Romains profitèrent de cette
négligence; ils firent une brusque sortie per deux portes, les attaquèrent et
les mirent en déroute; [6] mais cette confusion même qui empêchait les
Celtibères de se défendre et d'engager le combat, parce qu'ils n'arrivaient ni
en masse ni avec ensemble, fut précisément ce qui facilita le plus leur fuite.
[7] Épars comme ils l'étaient, ils purent se répandre de tous côtés dans la
plaine; nulle part les Romains ne les trouvèrent formés en colonnes serrées.
Cependant, il y en eut jusqu'à douze mille de tués; on fit plus de cinq mille
prisonniers, et l'on s'empara de quatre cents chevaux et de soixante-deux
étendards militaires. [8] Ceux qui s'étaient éparpillés pour fuir et qui
rencontrèrent, en regagnant leurs foyers, une autre armée de Celtibères en route
vers Contrébie, lui annoncèrent la reddition de cette place ainsi que leur
défaite et lui firent rebrousser chemin. Ils se dispersèrent tous aussitôt dans
leurs bourgades et leurs châteaux forts. [9] Flaccus partit de Contrébie et alla
ravager, avec ses légions, la Celtibérie; il y prit un grand nombre de forts, et
contraignit enfin la plupart des Celtibères à faire leur soumission.
[34] [1] Tels furent les événements qui eurent lieu cette année dans l'Espagne
Citérieure; dans l'Ultérieure le préteur Manlius remporta plusieurs avantages
sur les Lusitaniens. [2] La même année, une colonie latine fut établie à Aquilée
sur le territoire des Gaulois. Les trois mille fantassins qui la composaient
reçurent chacun cinquante arpents, les centurions cent, les cavaliers, cent
quarante. [3] Les triumvirs chargés de l'établissement furent P. Cornélius
Scipion Nasica, C. Flaminius et L. Manlius Acidinus. [4] Cette année aussi eut
lieu la dédicace de deux temples: l'un à Vénus Érycine, près de la porte
Colline: ce fut le décemvir L. Porcius Licinus, fils de Lucius, qui en fit la
dédicace; il avait été voué par le consul L. Porcius dans la guerre de Ligurie;
l'autre de la Piété, dans le marché aux légumes: [5] ce fut le décemvir M'.
Acilius Glabrion qui en fit la dédicace. En même temps il plaça en l'honneur de
sou père Glabrion la première statue dorée qu'on ait vue en Italie. [6] C'était
ce même Glabrion qui avait voué le temple, le jour où il avait vaincu Antiochus
aux Thermopyles, et il en avait fait commencer la construction en vertu d'un
sénatus- consulte. [7] Vers la même époque, le proconsul Paul-Émile triompha des
Ligures Ingaunes. [8] Il fit porter devant lui vingt-cinq couronnes d'or: ce
furent les seuls objets de prix qui parurent à ce triomphe. Une foule de captifs
de distinction précédèrent le char du vainqueur. Chaque soldat reçut une
gratification de trois cents as. [9] Ce qui rehaussa la gloire de ce triomphe,
ce fut la présence d'une ambassade de Ligures qui venait demander une paix
perpétuelle et déclarait que les Ligures avaient résolu de ne plus prendre les
armes que sur l'ordre du peuple romain. [10] Le préteur Q. Fabius répondit au
nom du sénat « que ce langage n'était pas nouveau dans la bouche des Ligures,
mais qu'ils étaient plus intéressés que personne à mettre leurs sentiments en
harmonie avec leurs paroles; [11] qu'ils n'avaient qu'à se présenter aux consuls
et à exécuter leurs injonctions; que le sénat s'en rapporterait à ces magistrats
et pas à d'autres, sur la sincérité des dispositions pacifiques des Ligures. »
[12] On eut donc la paix en Ligurie. En Corse il fallut combattre les habitants
de l'île. Le préteur M. Pinarius en tua près de deux mille dans une bataille.
Cette défaite les contraignit à donner des otages et cent mille livres pesant de
cire. [13] De la Corse l'armée passa en Sardaigne et battit en plusieurs
rencontres la peuplade des Iliens, dont la réduction n'est pas encore
aujourd'hui entièrement consommée. [14] Cette année on rendit aux Carthaginois
cent de leurs otages, et Rome leur assura la paix non seulement en son nom, mais
aussi avec Masinissa, qui s'était emparé à main armée de la province en litige.
[35] [1] Les consuls n'eurent rien à faire dans leur département. M. Baebius,
rappelé à Rome pour présider les comices, proclama consuls A. Postumius Albinus
Luscus et C. Calpurnius Piso. [2] On créa ensuite préteurs Ti. Sempronius
Gracchus, L. Postumius Albinus, P. Cornélius Mammula, Ti. Minucius Molliculus,
A. Hostilius Mancinus et C. Maenius. Tous ces magistrats entrèrent en charge aux
ides de mars. [3] Au commencement de cette année, marquée par le consulat d'A.
Postumius Albinus et de C. Calpurnius Piso, le consul A. Postumius présenta au
sénat les députés que Fulvius Flaccus avait envoyés de l'Espagne Citérieure:
c'étaient son lieutenant L. Minucius, et deux tribuns militaires T. Maenius et
L. Térentius le Massiliote. [4] Après avoir rendu compte des deux victoires
remportées par le préteur, de la soumission de la Celtibérie et de l'entière
pacification de la province; après avoir annoncé qu'on n'avait besoin pour cette
année ni de la solde destinée ordinairement aux troupes, ni des vivres qu'on
avait expédiés, ils demandèrent au sénat [5] d'abord qu'en reconnaissance de ces
succès on offrit des actions de grâces aux dieux immortels; [6] en second lieu
que Q. Fulvius fût autorisé à ramener avec lui, en quittant sa province, cette
brave armée qui avait servi avec tant de distinction sous lui et sous plusieurs
de ses prédécesseurs. « Cette mesure, ajoutèrent-ils, qui n'était au fond qu'un
acte de justice, était devenue presque une nécessité. [7] Car les soldats
avaient une détermination bien arrêtée, et il semblait impossible de les retenir
plus longtemps dans la province. Si on refusait de les congédier, ils
partiraient sans autorisation, ou si on cherchait à les retenir de force, ils
pourraient se laisser aller à une révolte dangereuse. » [8] Le sénat
assigna la Ligurie pour département aux deux consuls. Les préteurs tirèrent
ensuite au sort leurs provinces. A. Hostilius eut la juridiction de la ville,
Ti. Minucius, celle des étrangers; P. Cornélius, la Sicile, et C. Maenius, la
Sardaigne. [9] Les Espagnes furent comprises dans le tirage; L. Postumius obtint
l'Ultérieure et Ti. Sempronius la Citérieure. [10] Ce dernier devait succéder à
Q. Fulvius Flaccus, et il craignait que sa province ne fût privée de son
ancienne armée. Il s'adressa à L. Minucius: « Puisque vous annoncez la
pacification complète de la province, lui dit-il, croyez-vous que les Celtibères
nous demeureront fidèlement soumis, et qu'on n'ait plus besoin de troupes pour
les contenir? [11] Si vous n'osez vous porter garant de la fidélité des
barbares, si vous ne pouvez rien nous affirmer à cet égard et que par conséquent
vous jugiez nécessaire d'avoir une armée dans cette province, conseilleriez-vous
au sénat d'envoyer des renforts en Espagne, de manière à ce qu'on puisse
licencier les soldats qui ont fait leur temps de service, et mêler les recrues
aux vétérans; [12] ou bien de rappeler les anciennes légions, d'en enrôler de
nouvelles et de les y envoyer, lorsqu'il est constant que le mépris inspiré par
des recrues serait capable de soulever les barbares les moins indomptables? [13]
N'est-ce pas chose plus facile à dire qu'à faire que de pacifier une province
naturellement remuante et habituée à se soulever? Si j'ai été bien informé, ce
sont quelques villes seulement, plus particulièrement menacées par nos quartiers
d'hiver, qui ont fait leur soumission; les plus éloignées sont toujours en
armes. [14] Puisqu'il en est ainsi, Pères conscrits, je vous déclare que
j'emploierai pour défendre mon département l'armée qui s'y trouve maintenant. Si
Flaccus ramène avec lui ses légions, je choisirai un pays ami pour y établir mes
quartiers d'hiver, et je n'exposerai pas de nouvelles levées contre des ennemis
belliqueux et aguerris. »
[36] [1] Le lieutenant répondit aux questions qui lui étaient adressées. « Ni
lui, ni personne ne pouvait, dit-il, deviner les dispositions présentes ou à
venir des Celtibères. [2] Aussi ne pouvait-il disconvenir qu'il ne fût plus sage
d'envoyer une armée, même dans un pays pacifié. mais qui n'était pas encore
assez façonné à l'obéissance. [3] Quant à dire si l'on avait besoin d'une armée
de recrues ou de vétérans, il fallait, pour décider cette question, savoir
jusqu'à quel point on pouvait compter sur les dispositions pacifiques des
Celtibères et être en mesure de répondre de la docilité des soldats, si on les
retenait plus longtemps dans la province. [4] À juger de leurs sentiments par
les conversations qu'ils avaient entre eux, ou par les clameurs dont ils
accueillaient les harangues de leur général, on devait s'attendre, comme ils
l'avaient déclaré hautement, ou qu'ils retiendraient le préteur avec eux dans la
province, ou qu'ils retourneraient avec lui en Italie. » [5] Cette
discussion entre Sempronius et le lieutenant de Fulvius fut interrompue par une
motion des consuls, qui proposèrent au sénat de régler d'abord les affaires de
leur département, avant de s'occuper de l'armée du préteur. [6] On décréta pour
eux la formation d'une armée toute nouvelle; composée de deux légions romaines
avec leur cavalerie, et du contingent ordinaire de quinze mille fantassins et de
huit cents chevaux fournis par les alliés du nom latin. [7] On leur enjoignit de
marcher avec cette armée contre les Ligures Apuans. P. Cornélius et M. Baebius
furent prorogés dans leur commandement, avec ordre de rester dans leurs
provinces jusqu'a l'arrivée des consuls. Alors ils devaient licencier leurs
troupes et revenir à Rome. [8] On s'occupa ensuite de l'armée de Ti. Sempronius.
Les consuls furent chargés de lever pour lui une légion nouvelle composée de
cinq mille deux cents hommes d'infanterie et de quatre cents chevaux, d'y
ajouter mille fantassins et cinquante cavaliers pris parmi les citoyens romains,
[9] et d'exiger des alliés latins sept mille hommes d'infanterie et trois cents
chevaux. Telle fut l'armée qu'on donna à Ti. Sempronius pour aller prendre le
gouvernement de l'Espagne Citérieure. [10] On permit seulement à Q. Fulvius de
ramener avec lui, s'il le jugeait à propos, tous les soldats, romains ou alliés,
qui avaient été transportés en Espagne avant le consulat de Sp. Postumius et de
Q. Marcius; il pourrait y joindre, quand les renforts seraient arrivés, tout ce
qui dépasserait, dans les deux légions réunies, le nombre de dix mille quatre
cents hommes d'infanterie, et six cents chevaux, [11] et dans les contingents
des alliés, le nombre de douze mille fantassins et six cents cavaliers. C'était
la récompense de la valeur qu'ils avaient déployée dans les deux combats livrés
par Fulvius aux Celtibères. [12] On décréta aussi des supplications en l'honneur
de ses succès. Les autres préteurs reçurent l'ordre de partir pour leur
destination. [13] Q. Fabius Butéo fut prorogé dans le commandement de la Gaule.
On mit ainsi sur pied, cette année, huit légions, indépendamment de la vieille
armée qui servait en Ligurie en attendant son licenciement prochain; [14] mais
on eut beaucoup de peine à la remplacer, à cause de l'épidémie qui, depuis trois
ans déjà, faisait beaucoup de ravages à Rome et dans l'Italie.
[37] [1] Ce fléau emporta le préteur Ti. Minucius, et peu après le consul C.
Calpurnius ainsi qu'un grand nombre d'autres personnages illustres de tous les
ordres. Aussi se décida-t-on enfin à le classer au nombre des prodiges. [2] On
chargea le grand pontife C. Servilius de chercher les expiations les plus
propres à fléchir la colère des dieux, les décemvirs de consulter les livres
sibyllins, et le consul de vouer des présents et de donner des statues dorées à
Apollon, à Esculape et à la déesse Salus. Il s'empressa d'exécuter ces ordres.
[3] Les décemvirs ordonnèrent, pour arrêter les progrès du mal, deux jours de
supplications dans la ville, les fora et les conciliabules. Tous les citoyens
âgés de plus de douze ans assistèrent à ces supplications avec des couronnes sur
la tête et des branches de laurier à la main. [4] On soupçonna aussi des
malfaiteurs de n'être pas étrangers à ces calamités; une enquête eut lieu en
vertu d'un sénatus-consulte pour s'assurer s'il y avait en quelques
empoisonnements. Elle fut confiée, dans l'intérieur de Rome et dans un rayon de
dix milles autour de Rome, au préteur C. Claudius, qui avait remplacé Ti.
Minucius; au delà de cette limite, dans les fora et les conciliabules, à C.
Maenius, qui n'était pas encore parti pour sa province de Sardaigne. [5] C'était
surtout la mort du consul qui paraissait suspecte. On disait qu'il avait péri
par les mains de sa femme Quarta Hostilia. [6] Lorsqu'on vit son fils Q. Fulvius
Flaccus nommé consul à la place de son beau-père Pison, les soupçons acquirent
plus de gravité. Des témoins affirmaient qu'après l'élection des consuls Albinus
et Pison, dans les comices mêmes où Flaccus venait d'échouer, sa mère lui avait
reproché d'avoir vu sa candidature déjà trois fois repoussée, et avait ajouté
qu'il se tînt prêt à se remettre sur les rangs, qu'avant deux mois elle saurait
assurer sa nomination. [7] Plusieurs autres témoignages se réunissaient contre
Hostilia; mais ce fut surtout cette parole trop malheureusement confirmée par
l'événement, qui décida sa condamnation. [8] Aux premiers jours du printemps,
tandis que les nouveaux consuls s'occupaient à Rome des enrôlements, et
qu'ensuite la mort de l'un d'eux et la nécessité de le remplacer ralentissaient
les opérations, [9] P. Cornélius et M. Baebius, qui n'avaient pu signaler leur
consulat par aucun exploit, conduisirent leur armée contre les Ligures Apuans.
[38] [1] Les Ligures ne s'attendaient à aucune hostilité avant l'arrivée des
consuls; déconcertés par cette attaque imprévue, douze mille d'entre eux se
rendirent. [2] Cornélius et Baebius, après avoir pris par lettres l'avis du
sénat, s'occupèrent de les transplanter de leurs montagnes dans un pays de
plaines, loin de leurs foyers, pour ne leur laisser aucun espoir de retour.
C'était le seul moyen, pensaient-ils; de mettre un terme à la guerre de Ligurie.
[3] La république possédait dans le Samnium un territoire qui avait appartenu
aux Taurasins. Ce fut là qu'ils résolurent de transporter les Apuans. Ils
ordonnèrent donc à ces peuples « de descendre de leurs montagnes avec leurs
femmes et leurs enfants, et d'emporter avec eux tous leurs effets. »
[4] Les Ligures envoyèrent à plusieurs reprises supplier les proconsuls de ne
pas les séparer de leurs pénates, des lieux où ils avaient vu le jour, des
tombeaux de leurs ancêtres; ils promirent de livrer leurs armes et des otages,
[5] mais ils ne purent rien obtenir; et comme ils n'étaient pas assez forts pour
recommencer la guerre, ils se résignèrent à obéir. [6] Leur transport s'effectua
aux dépens de la république: ils étaient près de quarante mille personnes de
condition libre, en y comprenant les femmes et les enfants. On leur donna cent
cinquante mille pièces d'argent, pour subvenir aux frais de leur nouvel
établissement. [7] Cornélius et Baebius, qui avaient conduit cette émigration,
présidèrent aussi au partage et à la distribution des terres; mais, sur leur
demande, le sénat leur adjoignit comme conseil des quinquévirs. [8] Quand cette
opération fut terminée, ils ramenèrent leur armée à Rome, où le sénat leur
décerna le triomphe. [9] Ce furent les premiers généraux qui obtinrent cet
honneur sans avoir combattu. Leur char ne fut précédé que de quelques Ligures;
ils n'avaient ni dépouilles à étaler, ni captifs à traîner devant eux, ni argent
à distribuer à leurs soldats.
[39] La même année, le proconsul d'Espagne, Fulvius Flaccus, voyant que son
successeur tardait à venir prendre le commandement de la province, quitta ses
quartiers d'hiver et poussa ses ravages jusqu'aux extrémités de la Celtibérie,
sur les terres dont les habitants n'avaient pas encore fait leur soumission. [2]
Ces hostilités irritèrent les barbares au lieu de les effrayer. Ils réunirent
secrètement leurs forces et se portèrent au défilé de Manlius, par où ils
savaient que l'armée romaine devait passer. [3] Gracchus avait chargé son
collègue L. Postumius Albinus, qui se rendait dans l'Ultérieure, d'inviter en
son nom Q. Fulvius à conduire son armée jusqu'à Tarragone. [4] « C'était là,
disait-il, qu'il se proposait de licencier les vétérans, d'incorporer les
recrues et d'organiser l'armée. Flaccus fut en même temps prévenu du jour de
l'arrivée de son successeur, et ce jour était peu éloigné. [5] Ces nouvelles
l'obligèrent à renoncer à son expédition et à sortir en toute hâte avec son
armée de la Celtibérie. Les barbares, ignorant le motif de sa retraite,
s'imaginèrent qu'il avait eu connaissance de leur défection et de leur armement
secret, et qu'il était effrayé: aussi s'établirent-ils avec plus de confiance
dans leur embuscade. [6] Au point du jour, dès que le proconsul se fut engagé
dans le défilé, ils se montrèrent tout à coup des deux côtés et fondirent sur
l'armée romaine. [7] Flaccus ne s'en fut pas plus tôt aperçu qu'il fit donner à
ses soldats par les centurions l'ordre de suspendre leur marche, de garder leurs
rangs et de préparer leurs armes; il fit cesser ainsi le premier moment de
confusion; [8] puis, rassemblant au centre les bagages et les bêtes de somme, il
mit ses troupes en bataille, soit par lui-même, soit par l'intermédiaire de ses
lieutenants et des tribuns militaires, montrant un admirable sang-froid et
prenant toutes les dispositions que lui permettaient la circonstance et la
nature des lieux. Il leur rappela » qu'ils avaient affaire à des
ennemis deux fois réduits par eux à se rendre, [9] et qui, pour avoir mis le
comble à leur scélératesse et à leur perfidie, n'en avaient ni plus de courage,
ni plus de résolution. Au lieu de rentrer sans gloire dans leur patrie,
ajouta-t-il, ils devraient à ces barbares une retraite honorable et illustre;
ils emporteraient à Rome, pour les étaler dans leur triomphe, leurs épées encore
fumantes au sang des rebelles et des dépouilles toutes sanglantes.« [10]
Il n'eut pas le temps d'en dire davantage. Les ennemis commençaient à charger et
déjà le combat était engagé aux deux extrémités. L'action devint bientôt
générale.
[40] [1] On se battait sur tous les points avec acharnement; mais les succès
furent balancés. Les légions déployèrent un grand courage, et furent vaillamment
secondées par les deux ailes. Mais les auxiliaires espagnols, vivement pressés
par des compatriotes plus aguerris, ne purent défendre leur poste. [2] Les
Celtibères, se sentant trop faibles pour tenir tête aux légions en combattant de
front et sur une même ligne, [3] chargèrent en triangle. Dans ces sortes
d'attaques, ils ont ordinairement un tel avantage, qu'il est impossible de
soutenir leur choc, quel que soit le point de l'armée ennemie contre lequel ils
chargent. Les légions romaines turent donc aussi ébranlées et leurs rangs
presque rompus. [4] À la vue de ce désordre, Flaccus courut à toute bride vers
les cavaliers légionnaires. « Puis-je compter sur vous, leur dit-il? c'en est
fait sans vous de cette armée. » Ils s'écrièrent tous à la fois
qu'il n'avait qu'à donner ses ordres et qu'il serait promptement obéi. [5] « Eh
bien! reprit-il, doublez les rangs, cavaliers des deux légions, et lancez vos
chevaux sur ce triangle menaçant qui fait plier notre infanterie. Peur que votre
charge soit plus irrésistible, ôtez la bride à vos chevaux; [6] c'est une
manoeuvre dont le succès a, dit- on, souvent fait le plus grand honneur à la
cavalerie romaine. » [7] Cet ordre fut aussitôt exécuté; les
cavaliers débridèrent leurs chevaux, et se précipitèrent sur l'ennemi; puis,
revenant sur leurs pas, ils traversèrent deux fois ses rangs, brisèrent toutes
les lances et firent un horrible carnage. [8] Quand les Celtibères virent leur
triangle enfoncé, ils perdirent tout espoir, s'ébranlèrent, et, renonçant à peu
près au combat, regardèrent autour d'eux s'il y avait moyen de fuir. [9] De son
côté la cavalerie des ailes, enflammée d'une noble émulation à la vue de la
charge brillante exécutée par les cavaliers romains, fondit sans attendre aucun
ordre sur les ennemis en désordre. [10] La déroute devint alors générale, et le
proconsul, regardant avec joie les Celtibères qui fuyaient, voua un temple à la
Fortune équestre et des jeux à Jupiter très bon, très grand. [11] Les vaincus
disposés dans toute la longueur du défilé furent égorgés sans résistance. On en
tua, dit-on, dix-sept mille dans cette journée; on fit plus de quatre mille
prisonniers, et l'on s'empara de deux cent soixante et dix-sept étendards et de
onze cents chevaux environ. [12] L'armée du proconsul ne campa point ce jour-là.
Elle avait chèrement acheté sa victoire, [13] elle laissait sur le champ de
bataille quatre cent soixante et douze soldats romains, mille dix-neuf alliés du
nom latin et trois mille auxiliaires. Ainsi elle revint triomphante à Tarragone,
après avoir renouvelé son antique gloire. [14] Le préteur Ti. Sempronius, qui
était arrivé depuis deux jours, s'avança à la rencontre de Fulvius, et le
félicita de ses succès. Les deux généraux réglèrent, avec le plus parfait
accord, le choix des soldats qu'ils voulaient licencier ou retenir. [15] Puis
Fulvius, ayant embarqué ceux qui avaient leur congé, partit pour Rome.
Sempronius conduisit ses légions dans la Celtibérie.
[41] [1] Les deux consuls entrèrent en Ligurie chacun de son côté. [2]
Postumius, à la tête de la première et de la troisième légion, s'empara des
monts Ballista et Letus, dont il ferma tous les défilés en y postant des corps
de troupes, intercepta ainsi tous les convois et réduisit les Ligures par toutes
sortes de privations. [3] Fulvius partit de Pise avec la seconde et la quatrième
légion, attaqua les Apuans, reçut la soumission de ceux d'entre eux qui
habitaient sur les rives de la Magra, les fit embarquer au nombre de sept mille,
et transporter à Naples en longeant la côte de la mer Tyrrhénienne. [4] De là on
les conduisit dans le Samnium, et on leur distribua des terres au milieu de
leurs compatriotes. [5] Quant aux Ligures des montagnes. A. Postumius fit couper
leurs vignes et brûler leurs moissons jusqu'à ce que tous ces désastres les
eussent obligés à se rendre et à livrer leurs armes. [6] Postumius s'embarqua
ensuite pour visiter la côte des Ingaunes et des Intéméliens. [7] Avant que ces
consuls eussent rejoint l'armée, dont le rendez-vous général était à Pise, elle
se trouvait sous les ordres d'A. Postumius [8] et de M. Fulvius Nobilior, frère
de Q. Fulvius. Nobilior était tribun militaire de la seconde légion. Pendant ces
deux mois de commandement il licencia la légion, après avoir fait jurer aux
centurions qu'ils restitueraient leur solde au trésor entre les mains des
questeurs. [9] Aulus ayant appris cette nouvelle à Plaisance, où le hasard
l'avait conduit, courut avec un détachement de cavalerie légère sur les traces
des soldats licenciés, châtia tous ceux qu'il put arrêter et les ramena à Pise.
Pour les autres, il se contenta d'informer le consul de ce qui avait eu lieu.
[10] Sur la proposition de ce magistrat, un sénatus- consulte relégua M. Fulvius
en Espagne au-delà de Carthage-la-Neuve, et le consul le chargea d'une lettre
pour Manlius, qui commandait dans l'Ultérieure. [11] Les soldats eurent ordre de
rejoindre leurs drapeaux, et, pour les punir on décréta qu'ils ne toucheraient
cette année que six mois de paie. Le consul fut invité à vendre tous les
réfractaires et à confisquer leurs biens.
[42] [1] La même année, L. Duronius, l'un des préteurs de l'année précédente,
qui était revenu d'Illyrie à Brindes avec dix vaisseaux, laissa son escadre dans
ce port et se rendit à Rome. Dans l'exposé qu'il traça de sa conduite, il accusa
positivement Gentius, roi d'Illyrie, de toutes les pirateries qui avaient été
commises. [2] « C'était de son royaume; dit-il, qu'étaient partis tous les
vaisseaux qui avaient ravagé les côtes de la mer supérieure. Il lui avait envoyé
une ambassade pour se plaindre, mais ce prince avait refusé de la recevoir. »
[3] D'un autre côté des ambassadeurs de Gentius étaient venus à Rome déclarer «
qu'au moment même où les Romains étaient arrivés à sa cour pour obtenir une
audience, leur maître se trouvait malade aux extrémités de son royaume; [4] il
priait le sénat de ne pas ajouter foi aux accusations mensongères de ses
ennemis. » Duronius répliqua que plusieurs citoyens romains et
alliés du nom latin avaient été maltraités en Illyrie, et que des citoyens
romains étaient, disait-on, retenus prisonniers à Corcyre. [5] On décida qu'ils
seraient tous ramenés à Rome, que le préteur C. Claudius prendrait des
informations et qu'on en attendrait le résultat pour répondre au roi Gentius et
à ses ambassadeurs. [6] Parmi toutes les personnes emportées cette année par
l'épidémie, il faut compter plusieurs membres du collège des prêtres, entre
autres le pontife L. Valérius Flaccus, qui fut remplacé par Q. Fabius Labéo et
le triumvir épulon; [7] P. Manlius, revenu tout récemment de l'Espagne
Ultérieure. On lui donna pour successeur Q. Fulvius fils de Marcus, qui portait
encore la prétexte. [8] Le remplacement de Cn. Cornélius Dolabella aux fonctions
de roi des sacrifices fut une occasion de débats entre le grand pontife C.
Servilius et le décemvir naval L. Cornélius Dolabella. Le grand pontife, avant
d'inaugurer ce dernier, exigeait qu'il renonçât à sa magistrature; [9] et comme
le duumvir s'y refusait, il fut condamné à une amende par Servilius; il en
appela au peuple, [10] et les débats recommencèrent. Déjà la plupart des tribus
étaient entrées dans l'enceinte, et avaient déclaré que le duumvir se
soumettrait aux ordres du pontife, et que son amende serait levée, s'il
renonçait à sa magistrature, lorsqu'un coup de tonnerre rompit l'assemblée. Des
scrupules religieux empêchèrent alors les pontifes d'inaugurer Dolabella; [11]
ils lui substituèrent P. Cloelius Siculus. Vers la fin de l'année mourut aussi
le grand pontife C. Servilius Géminus, qui était en même temps décemvir des
sacrifices. Le collège des prêtres donna, par voie de cooptation, la dignité de
pontife à Q. Fulvius Flaccus, [12] et celle de grand pontife à M. Aemilius
Lépidus, qui l'emporta sur plusieurs illustres compétiteurs. Q. Marcius
Philippus fut nommé décemvir des sacrifices. [13] L'augure Sp. Postumius
Albinus, qui mourut également, fut, en vertu du choix de ses collègues, remplacé
par P. Scipion, fils de l'Africain.
[43] [1] Les habitants de Cumes demandèrent cette année et obtinrent la
permission d'employer le latin dans leurs actes publics et dans les ventes à
l'encan. Les Pisans offrirent des terres pour l'établissement d'une colonie
latine; le sénat leur vota des remerciements. On créa triumvirs à cet effet Q.
Fabius Butéo, et les deux Popillius Laenas, Marcus et Publius. [2] On reçut une
lettre du préteur C. Maenius, qui, outre son gouvernement de Sardaigne, avait
été chargé d'informer contre les empoisonneurs au-delà d'un rayon de dix milles
autour de Rome. [3] Il mandait qu'il avait déjà condamné trois mille personnes
et que des révélations l'avaient mis sur la trace d'un plus grand nombre de
coupables; qu'il se voyait dans la nécessité de laisser de côté son enquête, ou
de renoncer à son département. [4] Q. Fulvius Flaccus revint d'Espagne à Rome
couvert de gloire. Aussi, bien qu'il fût resté hors de la ville en attendant le
jour de son triomphe, il n'en fut pas moins nommé consul avec L. Manlius
Acidinus. [5] Peu de jours après il fit son entrée triomphale à Rome avec les
soldats qu'il avait ramenés. [6] On porta devant lui cent vingt-quatre couronnes
d'or, trente et une livres pesant du même métal, et cent soixante et treize
mille deux cents pièces de monnaie d'Osca. [7] Il préleva sur le butin et
distribua cinquante deniers à chaque soldat, le double aux centurions, le triple
aux cavaliers. Les alliés du nom latin eurent une gratification pareille, et
toute l'armée une double solde.
[44] [1] Cette année, le tribun du peuple L. Villius fit adopter la première loi
qui fixait l'âge où il était permis de briguer les différentes magistratures et
d'en prendre possession. Cette proposition fit donner aux membres de sa famille
le surnom d'Annalis. [2] Contrairement à l'usage suivi depuis plusieurs années,
on ne nomma que quatre préteurs en vertu de la loi Baebia, qui décidait qu'à
l'avenir ce nombre alternerait avec celui de six. Les préteurs nommés furent Cn.
Cornélius Scipion, C. Valérius Laevinus et les deux Mucius Scaevola, Quintus et
Publius, fils de Quintus. [3] Les consuls Q. Fulvius et L. Manlius eurent le
même département que leurs prédécesseurs, le même nombre de troupes d'infanterie
et de cavalerie, de Romains et d'alliés. [4] Dans les deux Espagnes, Ti.
Sempronius et L. Postumius furent maintenus à la tête des armées qu'ils
commandaient. [5] Les consuls eurent ordre de lever un supplément d'environ
trois mille fantassins et trois cents cavaliers romains et cinq mille hommes
d'infanterie latine et quatre cents chevaux. [6] P. Mucius Scaevola fut désigné
par le sort pour la juridiction de la ville, avec mission de poursuivre
l'enquête sur les empoisonnements dans Rome et dans un rayon de dix milles
autour de Rome; [7] Cn. Cornélius Scipion eut la juridiction des étrangers, Q.
Mucius Scaevola la Sicile, et C. Valérius Laevinus la Sardaigne. [8] Le consul
Q. Fulvius déclara « qu'avant de s'occuper des affaires politiques, il voulait
remplir, tant en son nom qu'au nom de la république, les engagements qu'il avait
pris, et acquitter le voeu qu'il avait fait, [9] le jour de son dernier combat
contre les Celtibères, de célébrer des jeux en l'honneur de Jupiter très bon,
très grand, et d'élever un temple à la Fortune Équestre; que les Espagnols lui
avaient fourni l'argent nécessaire à ces deux objets. » [10] Le
sénat décida « qu'on célébrerait les jeux, et qu'on nommerait des duumvirs pour
s'occuper de la construction du temple. Il limita la dépense, en réglant que la
somme employée pour les jeux ne pourrait dépasser celle que Fulvius Nobilior
avait été autorisé à dépenser dans les jeux célébrés après la guerre d'Étolie.
[11] Il défendit en outre de rien ajouter, exiger, recevoir ou faire, à
l'occasion de cette cérémonie, contrairement à ce sénatus-consulte, rendu sous
le consulat de L. Aemilius et de Cn. Baebius. » [12] Ce décret avait
été provoqué par l'exagération des dépenses faites aux jeux de l'édile Ti.
Sempronius, qui avait dû lever d'énormes contributions, non seulement sur
l'Italie et les pays alliés du nom latin, mais sur les provinces étrangères.
[40,45] [1] L'hiver fut très rigoureux cette année; il tomba beaucoup de neige
et le temps fut constamment mauvais; tous les arbres sensibles au froid furent
brûlés, et les gelées se prolongèrent au-delà de l'époque ordinaire. [2] Un
ouragan furieux qui s'éleva tout à coup sur le mont Albain interrompit les
féries latines; on les recommença par ordre des pontifes. [3] Cet ouragan
renversa aussi plusieurs statues dans le Capitole; la foudre endommagea
plusieurs édifices, entre autres le temple de Jupiter à Terracine, la maison
Blanche et la porte Romaine à Capoue; elle enleva en plusieurs endroits le faîte
du mur. [4] Au milieu de ces prodiges on annonça de Réate qu'il y était né un
mulet à trois pattes. [5] Les décemvirs consultèrent à cette occasion les livres
sibyllins, et firent connaître les dieux qu'il fallait apaiser, et le nombre des
victimes qu'on devait immoler. En outre, pour les dégâts causés par la foudre,
ils ordonnèrent un jour de supplications au temple de Jupiter. [6] On célébra
ensuite pendant dix jours avec une magnificence extraordinaire les jeux votifs
du consul Q. Flavius, qui furent suivis des comices censoriens. Les censeurs
nommés furent le grand pontife M. Aemilius Lépidus et M. Fulvius Nobilior, qui
avait triomphé des Étoliens. [7] Ces deux illustres personnages étaient ennemis
l'un de l'autre, et leur haine avait donné lieu plus d'une fois à de violents
débats dans le sénat et devant le peuple. [8] À l'issue des comices, les
censeurs se rendirent au champ de Mars, et, suivant l'usage antique, prirent
place sur leurs chaises curules auprès de l'autel de Mars. Les principaux
membres du sénat vinrent aussitôt les rejoindre avec un grand concours de
citoyens, et Q. Caecilius Métellus prit la parole en ces termes:
[46] [1] « Nous n'avons pas oublié, censeurs, que le peuple romain tout entier
vient de placer sous votre sauvegarde les moeurs publiques, et que c'est à vous
de diriger notre conduite par vos sages conseils, non à nous de vous donner des
avis. [2] Il est pourtant nécessaire de vous signaler ce que tous les bons
citoyens voient avec peine en vous, ou du moins le changement qu'ils appellent
de tous leurs voeux. [3] À vous considérer chacun en particulier, M. Aemilius et
M. Fulvius, nous ne saurions aujourd'hui trouver à Rome personne qui vous fût
préféré, s'il nous fallait recommencer l'élection; [4] mais en vous examinant
tous deux ensemble, nous ne pouvons nous empêcher de craindre que vous ne soyez
mal assortis, et que la haine qui vous divise ne soit plus funeste à la
république que les qualités personnelles qui vous ont conquis nos suffrages ne
sauraient lui être utiles. [5] Depuis bien des années, vous vous portez l'un à
l'autre une haine cruelle et implacable, qui, nous devons le craindre, pourrait
de ce jour faire plus de mal à l'état et à nous qu'à vous-mêmes. [6] Il nous
serait facile d'entrer dans tous les détails des motifs qui nous inspirent cette
appréhension; mais nous n'osons vous les dire, de peur d'aigrir vos
ressentiments, au moment où ils sont, peut-être sur le point de s'éteindre. [7]
Nous venons donc tous vous supplier de les abjurer, aujourd'hui même, dans cette
enceinte sacrée, et de nous laisser réunir vos coeurs par une réconciliation
sincère, comme les suffrages du peuple romain ont réuni vos personnes. [8] Soyez
animés du même esprit, des mêmes sentiments pour dresser la liste des sénateurs,
faire la revue des chevaliers, procéder au cens et fermer le lustre. [9] Que ce
soit franchement et du fond du coeur que vous prononciez ces paroles solennelles
dans presque tous les actes de votre magistrature: 'Puisse cette entreprise
tourner à l'avantage et à la gloire de mon collègue ainsi qu'à la mienne!'
Faites en sorte que vos concitoyens soient convaincus que vous désirez
réellement ce que vous demandez aux dieux. [10] T. Tatius et Romulus ont régné
jadis en bonne intelligence dans cette même ville au milieu de laquelle ils
avaient rangé leur armée en bataille et combattu comme ennemis. [11] Les haines,
les guerres même ont souvent un terme; des ennemis acharnés deviennent souvent
des alliés fidèles, quelquefois même des concitoyens. [12] Les Albains, après la
ruine d'Albe, ont été transportés à Rome; les Latins et les Sabins ont reçu le
droit de cité. C'est une maxime bien connue, et qui est passée en proverbe à
cause de sa vérité, que les amitiés doivent être immortelles, et les haines
passagères. » [13] Un murmure d'approbation se fit entendre, et
bientôt mille voix, qui se confondaient en une seule, interrompirent l'orateur
et répétèrent la même prière. [14] Aemilius parla de ses griefs contre Fulvius
et se plaignit entre autres choses, d'avoir été deux fois écarté par lui du
consulat, au moment de réussir. Fulvius répliqua que son collègue avait toujours
été l'agresseur, et qu'il avait offert caution pour les calomnies dont il avait
noirci son honneur. Cependant chacun d'eux déclara qu'il était prêt à déférer
aux voeux de tant d'illustres personnages, pour peu que l'autre y déférât
également. [15] Alors, sur les instances de tous les assistants, ils se
donnèrent la main, s'engagèrent à déposer et abjurer franchement leur haine, et,
furent conduits au Capitole au milieu d'applaudissements unanimes. Le sénat
approuva entièrement la démarche honorable des principaux citoyens et la
déférence des censeurs; il combla d'éloges les uns et les autres. [16] Les
censeurs ayant ensuite demandé qu'on leur accordât une somme d'argent pour les
dépenses des travaux publics, on leur abandonna la contribution ordinaire de
l'année.
[47] [1] La même année, les propréteurs d'Espagne, L. Postumius et Ti.
Sempronius avaient concerté leurs opérations. Albinus devait marcher par la
Lusitanie contre les Vaccéens, puis revenir en Celtibérie, si la guerre y
prenait un caractère alarmant, et Gracchus pénétrer au fond de la Celtibérie.
[2] Ce dernier commença par emporter d'assaut la ville de Munda, à la faveur
d'un coup de main tenté la nuit. Après s'être fait livrer des otages et avoir
mis garnison dans la place, il alla assiéger d'autres châteaux forts et brûler
les campagnes, jusqu'à ce qu'il arrivât enfin sous les murs d'une autre ville
très forte, que les Celtibères appellent Certima. [3] Il avait déjà commencé les
travaux du siège, lorsque les habitants lui envoyèrent une députation. Ces
barbares lui déclarèrent, avec une franchise digne des moeurs antiques, qu'ils
étaient décidés à se défendre, s'ils avaient des forces suffisantes. [4] Ils
demandèrent la permission de se rendre au camp des Celtibères pour obtenir des
secours, promettant de séparer leurs intérêts de ceux du reste de la nation,
s'ils essuyaient un refus. Gracchus y consentit; ils partirent donc et revinrent
peu de jours après avec dix autres députés. [5] Il était midi; la première chose
qu'ils demandèrent au préteur, ce fut de leur faire donner à boire. Après avoir
vidé les premières coupes, ils renouvelèrent leur demande, aux grands éclats de
rire des Romains, témoins de cette grossière ignorance de tous les usages. [6]
Le plus âgé prit ensuite la parole: « Nous venons, dit-il, de la part de nos
concitoyens, vous demander quel motif a pu vous inspirer l'audace de nous
attaquer? » [7] À cette question, Gracchus répondit qu'il avait
compté sur le courage de son armée, et que s'ils étaient curieux de l'observer,
pour donner à leurs compatriotes des renseignements plus positifs, il était tout
prêt à les satisfaire. [8] Aussitôt il ordonna aux tribuns militaires de mettre
sous les armes toutes les troupes d'infanterie et de cavalerie et de leur faire
exécuter différentes manœuvres. Après ces évolutions il congédia les envoyés,
qui allèrent détourner leurs compatriotes de secourir la ville assiégée. [9] Ce
fut donc inutilement que les habitants élevèrent la nuit sur leurs tours les
feux qu'ils étaient convenus d'allumer comme signaux: se voyant privés de tout
espoir de secours, ils capitulèrent. [10] Gracchus exigea d'eux une contribution
de deux millions quatre cent mille sesterces et quarante cavaliers parmi les
premières familles: ce n'était pas à titre d'otages, puisqu'il les incorpora
dans son armée; mais c'etaient en réalité des gages de fidélité de leurs
concitoyens.
[48] [1] De là le préteur marcha sur Alcée: près de cette ville étaient campés
les Celtibères, qui lui avaient récemment envoyé une députation. [2] Après avoir
fait attaquer pendant quelques jours leurs retranchements par ses troupes
légères et les avoir harcelés par ces escarmouches, il augmenta peu à peu la
force de ses détachements, afin d'attirer toute l'armée ennemie hors de ses
lignes. [3] Lorsqu'il vit que son plan avait réussi, il enjoignit aux préfets
des auxiliaires de tourner brusquement le dos au milieu de l'action, comme s'ils
étaient accablés par le nombre, et de fuir en désordre vers le camp. Pendant ce
temps, il s'occupait derrière ses retranchements à disposer ses troupes à toutes
les portes. [4] Bientôt il vit ses auxiliaires qui battaient en retraite suivant
ses ordres, et derrière eux les Barbares emportés par l'ardeur de la poursuite.
[5] C'était là qu'il les attendait avec son armée rangée en bataille; aussi à
peine eut-il donné aux siens le temps de rentrer à leur aise dans le camp, que
les Romains, poussant un cri terrible, sortirent par toutes les portes à la
fois. [6] Les ennemis ne purent soutenir cette charge imprévue; ils étaient
venus pour forcer le camp romain et ne surent pas même défendre le leur. Ils
furent enfoncés au premier choc, mis en déroute, repoussés jusque dans leurs
retranchements, et, bientôt même forcés de les abandonner. [7] Ils eurent neuf
mille hommes tués dans cette journée, on leur fit trois cent vingt prisonniers,
et l'on s'empara de cent douze chevaux et de trente-sept étendards. Les Romains
ne perdirent que cent neuf hommes.
[49] [1] Après cette victoire, Gracchus alla ravager la Celtibérie, où il mit
tout à feu et à sang. La plupart des peuples se soumirent volontairement ou par
crainte, et en peu de jours il reçut à composition cent trois places fortes. Il
recueillit un immense butin. [2] Il retourna alors sur ses pas, repartit sous
les murs d'Alcée et se décida à en faire le siège. [3] Les habitants
repoussèrent sa première attaque; mais se voyant menacés, et par des assauts et
par les ouvrages qu'élevaient les Romains, ils désespérèrent de tenir dans la
ville, et s'enfermèrent tous dans la citadelle. [4] Peu après ils envoyèrent
leur soumission et s'abandonnèrent eux et tous leurs biens à la merci du
vainqueur. On tira de cette ville un riche butin; on fit plusieurs prisonniers
de distinction, entre autres les deux fils et la fille de Thurrus, [5] roi de
cette contrée et le plus puissant sans contredit de tous les princes espagnols.
À la nouvelle de ce malheur, il envoya demander un sauf-conduit à Gracchus et se
rendit au camp romain. [6] Il commença par s'informer si on lui laisserait la
vie ainsi qu'à ses enfants, et sur l'assurance que lui en donna le préteur, il
ajouta: « Me sera-t-il permis de servir dans l'armée romaine? » [7]
La réponse de Gracchus ayant encore été affirmative: « Eh bien! dit-il, je
m'attacherai à votre parti contre mes anciens alliés, puisqu'ils ont refusé de
me secourir. » Depuis ce jour il embrassa la cause de Rome, et la
servit en plusieurs circonstances avec autant de courage que de fidélité.
[50] [1] L'illustre et puissante cité d'Ergavica, effrayée par le malheur de
toutes les villes voisines, ouvrit ensuite ses portes aux Romains. [2] Suivant
quelques auteurs, toutes ces soumissions n'étaient pas sincères; à mesure que
les légions s'éloignaient d'un pays, la révolte y éclatait aussitôt, et Gracchus
dut livrer aux Celtibères près du mont Chaunus un grand combat, qui dura depuis
le point du jour jusqu'à la sixième heure. Il y eut de part et d'autre un grand
nombre de morts. [3] La seule circonstance qui puisse faire croire que les
Romains eurent l'avantage, c'est que le lendemain ils attaquèrent les ennemis
enfermés dans leurs lignes [4] et passèrent toute la journée à recueillir les
dépouilles. Le troisième jour eut lieu une bataille beaucoup plus sanglante, et
cette fois les Celtibères furent incontestablement vaincus; leur camp fut pris
et pillé. [5] Vingt-deux mille d'entre eux furent tués; ou leur fit plus de
trois cents prisonniers, on s'empara d'un nombre à peu près égal de chevaux, et
de soixante-douze étendards. Cette victoire fut décisive, et les Celtibères
conclurent une paix véritable et plus sincère qu'auparavant. [6] Suivant les
mêmes historiens, cette campagne fut aussi marquée dans l'Espagne Ultérieure par
une double victoire de L. Postumius sur les Vaccéens, auxquels il tua près de
trente-cinq mille hommes, et dont il força le camp; [7] mais il est plus
vraisemblable qu'il arriva trop tard dans sa province pour entrer en campagne
cette année.
[51] [1] Les censeurs montrèrent la sincérité de leur réconciliation en dressant
la liste du sénat. M. Aemilius Lépidus lui-même, le censeur et le grand pontife,
fut choisi comme prince de cette compagnie; trois membres en furent exclus. Mais
Lépidus rétablit sur la liste quelques-uns de ceux que son collègue avait omis.
[2] Avec l'argent qu'on leur avait assigné, et qu'ils s'étaient partagé, ils
firent achever divers travaux. Lépidus construisit une digue auprès de
Terracine: cet ouvrage fut mal accueilli, parce que le censeur possédait des
terres dans le voisinage, et qu'il semblait avoir dépensé dans son intérêt privé
les deniers de l'état. [3] Il fit blanchir le théâtre voisin du temple d'Apollon
et son avant-scène, le temple de Jupiter au Capitole, et le péristyle qui
l'entourait. Il fit disparaître de ce péristyle les statues qui le masquaient
d'une manière désagréable, et enlever les boucliers et les étendards de toute
sorte qui y étaient suspendus; [4] On dut à M. Fulvius un plus grand nombre
d'ouvrages, dont l'utilité était plus réelle; tels furent le port du Tibre et
les piles d'un pont, dont quelques années plus tard les censeurs Scipion
l'Africain et Mummius construisirent la voûte; [5] une basilique élevée derrière
la banque neuve et le marché aux poissons, et entourée de boutiques qu'il vendit
au profit du trésor; [6] un forum et un portique en dehors de la porte
Trigémine; un autre derrière l'arsenal; enfin un temple d'Apollon Médecin, près
de la chapelle d'Hercule, et derrière celle de l'Espérance sur les bords du
Tibre. [7] Les deux censeurs avaient en outre de l'argent à dépenser en commun;
ils l'employèrent à faire construire des aqueducs et des canaux; mais leur
projet fut entravé par M. Licinius Crassus, qui ne voulut pas laisser ouvrir les
conduits souterrains sur une de ses propriétés. [8] Ils établirent plusieurs
impôts et péages. Ils rendirent au public et, aux cérémonies du culte diverses
chapelles que s'étaient appropriées des particuliers. [9] Ils changèrent le mode
des suffrages, et ils appelèrent les tribus à voter par quartier selon le rang,
la profession et l'importance des affaires de chaque citoyen.
[52] [1] Le censeur M. Aemilius demanda aussi au sénat de lui assigner une somme
pour célébrer les jeux qui devaient accompagner la dédicace des temples de Junon
Régina et de Diane, voués par lui huit ans auparavant durant la guerre de
Ligurie. [2] On lui accorda une somme de vingt mille as. Cette double dédicace
eut lieu dans le cirque Flaminius: [3] Aemilius célébra également dans cette
enceinte les jeux scéniques pendant trois jours à la suite de la dédicace du
temple de Junon, pendant deux après celle du temple de Diane. [4] Ce fut encore
lui qui fit, au Champ de Mars, la dédicace du temple des dieux Lares de la mer,
voué onze ans auparavant par L. Aemilius Régillus dans la bataille navale qu'il
avait livrée aux lieutenants d'Antiochus. [5] Au-dessus des portes du temple
était fixé un tableau avec cette inscription: « voulant décider cette grande
querelle, soumettre les rois, conquérir la paix, [le sénat] fit partir L.
Aemilius, fils de Marcus, pour livrer ce combat..... Sous ses auspices, sous son
commandement, sous son étoile, sous sa conduite, entre Éphèse, Samos et Chios,
[6] en présence d'Antiochus lui-même, de toute son armée, de sa cavalerie, de
ses éléphants, le onzième jour avant les calendes de janvier, la flotte du roi
Antiochus fut vaincue, dispersée, écrasée, anéantie; le même jour et au même
lieu furent pris treize vaisseaux longs avec tous les alliés. Après ce combat,
le roi Antiochus et son royaume..... En mémoire de cet événement il [L.
Aemilius] voua un temple aux dieux Lares de la mer. » [7] Une
inscription pareille fut placée au-dessus des portes du temple de Jupiter dans
le Capitole.
[53] [1] Pendant les deux jours employés par les censeurs à dresser la liste du
sénat, le consul Q. Fulvius, qui était parti pour la Ligurie, franchissant, avec
son armée, des montagnes, des vallons et des défilés presque impraticables, [2]
livra bataille aux ennemis, remporta une victoire complète, et s'empara de leur
camp le même jour. Trois mille deux cents Ligures, et toute cette partie de la
contrée firent leur soumission. [3] Le consul, après l'avoir reçue, fit
descendre les vaincus dans la plaine, et posta des troupes dans les montagnes
pour garder ces positions. La lettre où il faisait part de ce succès parvint
promptement à Rome, et le sénat décréta trois jours de supplications. [4]
Pendant la cérémonie, les préteurs immolèrent aux dieux quarante grandes
victimes. L'autre consul, L. Manlius ne se signala par aucun exploit en Ligurie.
[5] Des Gaulois Transalpins, au nombre de trois mille, venaient de passer en
Italie; ils n'y avaient commis aucun acte d'hostilité, et ils demandaient aux
consuls et au sénat des terres pour y vivre en paix sous la dépendance du peuple
romain. [6] Le sénat leur ordonna d'évacuer l'Italie et chargea le consul Q.
Fulvius de rechercher et de punir ceux qui leur avaient conseillé de franchir
les Alpes et qui leur avaient servi de chefs.
[54] [1] La même année, Philippe, roi de Macédoine, mourut épuisé par l'âge et
par le chagrin qu'il éprouvait depuis la mort de son fils. [2] Il était allé
passer l'hiver à Démétrias, dévoré de chagrins et de remords. [3] Ce qui
ajoutait à ses tourments c'était de voir son fils Persée qui se considérait déjà
comme le roi et qui l'était également aux yeux de tout le monde, vers qui se
tournaient tous les regards, tandis que son vieux père était réduit au plus
triste abandon, au milieu de gens qui attendaient sa mort avec impatience ou qui
ne daignaient pas même l'attendre. [4] Aussi ses angoisses devenaient-elles de
plus en plus vives. Elles n'étaient partagées que par Antigone, fils
d'Échécrate, neveu de cet Antigone qui avait été tuteur de Philippe, et qui
s'était montré si digne de la couronne. Il s'illustra aussi par la fameuse
bataille qu'il gagna sur Cléomène, roi de Lacédémone.[5] Les Grecs l'ont
surnommé le tuteur, pour le distinguer des autres princes du même nom. [6] Son
neveu Antigone était le seul des courtisans de Philippe qui lui fût demeuré
fidèle, et cette constance lui avait valu toute la haine de Persée, qui ne
l'avait jamais beaucoup aimé. [7] Il pressentait tous les périls qu'il courrait
si Persée venait à hériter du trône. Aussi dès qu'il s'aperçut du changement
opéré dans le roi, et qu'il le vit pleurer de temps en temps sur la mort de
Démétrius, [8] il se montra empressé, soit à écouter ses tristes confidences,
soit à réveiller le souvenir d'une condamnation trop légèrement prononcée;
mêlant souvent à l'expression des regrets du roi celle de ses propres regrets;
et comme la vérité laisse ordinairement plus d'une trace qui la fait découvrir,
il tentait tous les moyens propres à la faire éclater plus promptement. [9] Ceux
qu'il soupçonnait et qui avaient été en effet les principaux instruments du
crime étaient Apelles et Philoclès, envoyés en ambassade à Rome. C'étaient eux
qui en avaient rapporté, au nom de Flamininus, cette lettre si fatale au jeune
prince.
[55] [1] On disait hautement à la cour que cette lettre était fausse, qu'elle
avait été fabriquée par un scribe et qu'on y avait apposé un faux cachet. [2]
Mais on n'avait encore que des soupçons que le hasard changea bientôt en
certitude. Antigone ayant rencontré Xychus, l'arrêta et le conduisit au palais.
Après l'avoir laissé entre les mains des gardes, il se présenta devant Philippe:
[3] « J'ai cru, lui dit-il, comprendre souvent à vos discours, que vous
attacheriez un grand prix à connaître toute la vérité sur le compte de vos fils,
et à savoir lequel des deux a attenté aux jours de l'autre. [4] Le seul homme
qui puisse démêler le noeud de cette intrigue est en votre pouvoir: c'est
Xychus. Je l'ai rencontré par hasard et conduit dans votre palais; faites-le
venir. » [5] Amené en présence du roi, Xychus nia tout, mais avec si
peu de fermeté qu'il était évident qu'on obtiendrait des aveux en l'effrayant.
Il ne put en effet soutenir la vue du bourreau et des instruments de torture et
fit connaître en détail l'odieuse machination des ambassadeurs et la part qu'il
y avait prise. [6] Le roi donna sur-le-champ l'ordre de saisir les deux
coupables. Philoclès, qui se trouvait chez lui, fut arrêté; Apelles, envoyé à la
poursuite d'un certain Chéréas, se hâta de passer en Italie dès qu'il apprit la
dénonciation de Xychus. [7] On ne sait rien de positif sur le sort de Philoclès.
Suivant les uns il nia d'abord effrontément; mais quand on l'eut confronté avec
Xychus, il renonça à son système de dénégations; suivant les autres, il persista
au milieu même des tortures à protester de son innocence. [8] Toute cette
affaire raviva la douleur de Philippe, et il trouvait son malheur plus grand
encore en songeant que de ses deux fils il avait perdu le plus digne de son
affection.
[56] [1] Persée sut bientôt que tout était découvert; mais il se sentait trop
puissant pour se croire obligé de prendre la fuite. [2] Il prit soin seulement
de se dérober par l'absence au courroux de son père et d'éviter sa vengeance,
tant que Philippe vivrait. Le roi, désespérant donc de se rendre maître de sa
personne pour le punir; ne songea plus qu'à l'empêcher de jouir du fruit de son
crime: c'était la seule ressource qui lui restait. [3] Il fit venir Antigone,
qui avait des droits à sa reconnaissance pour lui avoir dévoilé le parricide, et
qu'il croyait assez recommandé par la gloire récente de son oncle Antigone pour
que les Macédoniens n'eussent ni à rougir ni à regretter de le voir sur le
trône. [4] « Antigone, lui dit-il, puisque la fortune m'a réduit à considérer
comme un bienfait une perte ordinairement si cruelle pour tous les pères, c'est
à vous que j'ai résolu de laisser un trône que votre oncle m'a conservé par son
courage et sa fidélité, et qu'il m'a laissé dans l'état le plus florissant. [5]
Vous êtes le seul que je juge digne de ma succession; et si je n'avais personne
à qui la laisser, j'aimerais mieux la voir se perdre et s'anéantir que devenir
pour Persée le fruit de son exécrable forfait. [6] Je croirai que Démétrius est
revenu des enfers, et qu'il est rendu à ma tendresse, si je puis à sa place
léguer ma couronne à l'ami qui seul a versé des pleurs sur la mort de mon
malheureux fils et sur ma déplorable erreur. » [7] Depuis cet
entretien, il ne cessa de lui prodiguer toute sorte d'égards. Comme Persée était
en Thrace, il parcourut les villes de la Macédoine; et recommanda Antigone à
l'affection des principaux seigneurs. S'il eût vécu plus longtemps, nul doute
qu'il ne l'eût laissé en possession de la royauté. [8] En quittant Démétrias, il
fit un assez long séjour à Thessalonique; de là il se rendit à Amphipolis, où il
fut attaqué d'une maladie grave. [9] Il paraît certain néanmoins qu'il était
plus malade d'esprit que de corps, et que poursuivi sans cesse par l'ombre
sanglante de son malheureux fils, il mourut de chagrin et d'insomnie, en
appelant la vengeance des dieux sur la tête de l'assassin. [10] Antigone aurait
encore pu être averti à temps, si la nouvelle de cette mort ne fût pas devenue
si tôt publique. [11] Le médecin Calligène, qui soignait le roi, n'attendit pas
qu'il eût rendu le dernier soupir. Dès qu'il jugea son état désespéré, il
dépêcha vers Persée, ainsi qu'ils en étaient convenus, des courriers préparés à
l'avance, et jusqu'à l'arrivée de ce prince il cacha la mort de Philippe à tous
ceux qui étaient hors du palais.
[57] [1] Persée parut donc à l'improviste avant que le secret eût transpiré, et
s'empara du trône dont il s'était ouvert l'accès par un crime. [2] La mort de
Philippe arriva fort à propos pour les Romains; elle suspendit ses préparatifs
et leur permit de rassembler leurs forces. Peu de jours après, les Bastarnes,
que Philippe sollicitait depuis longtemps, quittèrent leurs foyers, et réunis en
un corps nombreux d'infanterie et de cavalerie, ils traversèrent le Danube. [3]
Antigone et Cotton prirent les devants pour annoncer au roi leur arrivée. Ce
dernier était un noble Bastarne, et Antigone avait été envoyé avec lui, malgré
sa répugnance, pour soulever les Bastarnes. Non loin d'Amphipolis ils apprirent
vaguement d'abord, puis par des courriers qui vinrent à leur rencontre, que
Philippe n'existait plus. Cette nouvelle déconcerta leur plan. [4] Il avait été
réglé que le roi livrerait un libre passage aux Bastarnes par la Thrace et leur
fournirait des vivres. Pour atteindre ce but, il avait gagné par des présents
les principaux du pays, leur avait engagé sa parole que les Bastarnes ne
commettraient aucun acte d'hostilité. [5] Son intention était d'exterminer les
Dardaniens et d'établir les Bastarnes sur leur territoire. [6] Il y trouvait un
double avantage: d'abord il se débarrassait d'une nation qui avait été de tout
temps ennemie des Macédoniens, et qui avait toujours cherché à profiter des
revers de leurs rois; d'un autre côté, il pourrait engager les Bastarnes à
laisser leurs femmes et leurs enfants en Dardanie pour aller dévaster l'Italie.
[7] « Par le pays des Scordisques, pensait-il, on arrivait à la mer Adriatique
et à l'Italie: c'était la seule route praticable pour une armée. Les Scordisques
livreraient facilement passage aux Bastarnes, qui avaient à peu près le même
langage et les mêmes coutumes; ils se joindraient même volontiers à eux,
lorsqu'ils les verraient marcher au pillage d'une si riche contrée. »
[8] Philippe s'arrangeait des chances favorables à tout événement. Si les
Bastarnes étaient anéantis par les Romains, il aurait toujours la consolation
d'être débarrassé des Dardaniens, de s'enrichir des dépouilles des Bastarnes et
de rester paisible possesseur de la Dardanie; [9] s'ils réussissaient au
contraire, il profiterait de la diversion opérée par leurs armes pour reprendre
en Grèce tout ce qu'il avait perdu. Tels étaient les calculs de Philippe.
[58] [1] Les Bastarnes entrèrent donc en Thrace et s'avancèrent pacifiquement
sur la foi d'Antigone et de Cotton. Mais à peine la mort de Philippe fut-elle
connue, que les Thraces se montrèrent exigeants dans les trafics; les Bastarnes
de leur côté ne furent pas contents de leurs achats, et il devint difficile de
leur faire garder leurs rangs [2] et de les empêcher de s'écarter; de là des
injures réciproques, qui se multiplièrent de jour en jour, et amenèrent enfin
une rupture ouverte. Les Thraces, ne pouvant résister au grand nombre ni à la
puissance des ennemis, abandonnèrent leurs bourgs de la plaine, et se
réfugièrent sur une montagne très élevée, nommée Donuca. [3] Les Bastarnes
voulurent les y forcer, mais lorsqu'ils approchaient de la cime, un ouragan,
semblable à celui qui avait, dit-on, anéanti les Gaulois près du temple de
Delphes, fit échouer leur entreprise. [4] La pluie tomba par torrents, une grêle
épaisse battit leurs visages, et leurs yeux furent éblouis par les éclairs qui
ne cessaient de briller, accompagnés de violents coups de tonnerre. [5] De tous
côtés ils se virent menacés par les éclats de la foudre, qui semblait s'attacher
à leurs corps, et les chefs comme les simples soldats tombèrent frappés à mort.
[6] Ils s'élancèrent donc en fuyant à travers les rocs escarpés; éperdus, égarés
et poursuivis par les Thraces, ils attribuèrent leur déroute aux dieux mêmes, et
s'imaginèrent que le ciel allait fondre sur eux. [7] Dispersés par cet ouragan,
ils regagnèrent leur camp, sans armes pour la plupart, et comme s'ils venaient
d'échapper à un naufrage. Là ils délibérèrent sur le parti qu'il y avait à
prendre; les avis furent partagés: les uns voulaient qu'on retournât en arrière,
les autres qu'on pénétrât en Dardanie. [8] Trente mille environ partirent sous
la conduite de Clondicus et parvinrent jusqu'à ce pays. Le reste de la nation
repassa le Danube et regagna ses demeures primitives. [9] Persée, à peine maître
du trône, fit mettre à mort Antigone, et pour se donner le temps d'affermir sa
puissance, il envoya une ambassade à Rome renouveler l'alliance contractée avec
son père et demander au sénat qu'on lui accordât le titre de roi. Tels furent
les événements qui eurent lieu cette année en Macédoine.
[59] [1] Le consul Q. Fulvius triompha des Ligures; il paraît constant qu'il dut
cette distinction plutôt à la faveur qu'à l'importance de ses exploits. [2] Il
fit porter devant son char une grande quantité d'armes conquises sur les
ennemis, mais il n'étala aucune somme d'argent. Cependant il distribua trente as
à chaque soldat, le double aux centurions et le triple aux cavaliers. [3] La
circonstance la plus remarquable de ce triomphe, c'est qu'il eut lieu le même
jour qu'avait eu lieu, l'année précédente, celui que Fulvius avait célébré au
sortir de sa préture. [4] Aussitôt après la cérémonie, il tint les comices, où
l'on créa consuls M. Junius Brutus et A. Manlius Vulso. [5] Les comices
prétoriens qui eurent lieu ensuite furent interrompus par un orage, après la
nomination de trois préteurs. Le lendemain, qui était le 4 des ides de mars, on
nomma les trois autres: ce furent M. Titinius Curvus, Ti. Claudius Néron et T.
Fontéius Capito. [6] Les édiles curules Cn. Servilius Caepio et Ap. Claudius
Cento renouvelèrent les jeux romains à l'occasion de prodiges qui étaient
survenus. [7] Il y avait eu un tremblement de terre; dans les places publiques
où se faisait le lectisterne, [8] les dieux placés sur les lits sacrés avaient
tourné la tête; les étoffes de laine qui voilaient la statue de Jupiter étaient
tombées, et des rats avaient rongé les olives servies sur la table sacrée. On
jugea que pour conjurer ces prodiges il suffisait de représenter une seconde
fois les jeux romains.
LIVRE 39
LIVRE 41
|