Livre XXXVIII.
[1] [1] Pendant que l'on combattait en Asie, l'Étolie n'était pas tranquille,
grâce à un nouveau mouvement parti de chez les Athamans. [2] L'Athamanie, depuis
l'expulsion d'Amynandre, était gouvernée au nom de Philippe et occupée par des
garnisons royales, dont l'arrogante tyrannie avait fait regretter Amynandre. [3]
Ce prince était alors réfugié en Étolie, lorsque des lettres de ses sujets lui
apprirent l'état des affaires de l'Athamanie, et lui rendirent l'espoir de
reconquérir son trône: [4] il expédia de son côté des émissaires aux principaux
de la nation, à Argithée, capitale de l'Athamanie, annonçant que les
dispositions de ses compatriotes une fois bien assurées, soutenu par un corps
d'Étoliens, il entrerait dans l'Athamanie avec les magistrats Étoliens, qui
formaient le conseil de la nation, et le préteur Nicandre. [5] Dès qu'il les vit
prêts à tout, il les informa du jour, où à la tête d'une armée, il devait
paraître dans l'Athamanie. [6] Quatre hommes avaient seuls, d'abord, formé la
conjuration contre les troupes macédonniennes: ils s'adjoignirent ensuite six
complices chacun, mais comptant peu sur un si petit nombre, plus propre à garder
le secret qu'à agir, ils le doublèrent [7] et se trouvèrent cinquante-deux.
Alors ils se partagèrent en quatre bandes, l'une se rendit à Héraclée, une autre
à Tétraphylie, où était ordinairement le dépôt du trésor royal, la troisième à
Theudore, la quatrième à Argithée. [8] Il était convenu qu'on se tiendrait
d'abord tranquille et qu'on paraîtrait en public comme pour des affaires
particulières; puis, qu'à un jour dit, on soulèverait toute la multitude pour
chasser les Macédoniens des citadelles. [9] Ce jour arrivé, Amynandre parut avec
mille Étoliens sur les frontières, et, d'après le mot d'ordre, sur les quatre
points à la fois, les garnisons macédoniennes furent chassées, des proclamations
adressées à toutes les autres villes, pour qu'elles eussent à faire justice de
l'intolérable tyrannie de Philippe et à reconnaître leur roi national et
légitime. Partout les Macédoniens furent expulsés. [10] La forteresse de Téium
seule, grâce à l'interception des lettres par Zénon, chef de la garnison, et à
l'occupation de la citadelle par les soldats du roi, fit quelques jours de
résistance; [11] bientôt elle fut, comme toutes les autres, livrée à Amynandre;
et toute l'Athamanie reconnut le prince, à l'exception du fort d'Athénée, situé
sur les frontières de la Macédoine.
[2] [1] Philippe, à la nouvelle du soulèvement de l'Athamanie, part avec six
mille hommes, fait une incroyable diligence, et arrive à Gomphi. [2] Là,
laissant la plus grande partie de son armée, qui n'eût pu tenir à ces marches
forcées, avec un corps de deux mille hommes il se transporte à Athénée, la seule
place qui fût restée au pouvoir de sa garnison. [3] Quelques tentatives qu'il
fait sur le voisinage ne le laissent pas douter que tout le reste du pays lui
est hostile; il retourne donc à Gomphi, et, à la tête de toutes ses troupes, il
revient sur l'Athamanie. [4] Zénon prend les devants à la tête de mille hommes
d'infanterie, avec ordre d'occuper Alopa, hauteur qui commande Argithée. [5]
Cette position une fois au pouvoir de son lieutenant, Philippe vient camper près
du temple de Jupiter Acréen. Un ouragan épouvantable l'y retient un jour; le
lendemain il marche sur Argithée. [6] À son approche il voit accourir les
Athamans sur les hauteurs qui commandent la route. Aussitôt l'avant-garde fait
halte, [7] toute l'armée se trouble, s'épouvante, se demande ce qui adviendra si
l'on descend dans les vallées au pied de ce rocher. [8] Cette agitation oblige
le roi, qui avait hâte, crainte d'être suivi par l'ennemi, d'être hors de ces
défilés, à rappeler la tête de la colonne et à rebrousser chemin. Les Athamans
s'étaient d'abord contentés de suivre à distance. [9] À l'arrivée des Étoliens,
ils les laissent prendre l'ennemi à dos, et. se répandent sur les flancs. [10]
Quelques-uns par des sentiers connus coupent court, prennent les devants et vont
se poster à l'entrée des passages: la plus horrible confusion se met parmi les
Macédoniens. C'est une fuite désordonnée plutôt qu'une retraite régulière. Ils
traversent le fleuve, laissant sur l'autre bord des armes et des hommes en grand
nombre. [11] Là s'arrêta la poursuite, et sans être inquiétés davantage, les
Macédoniens regagnèrent Gomphi, et de Gomphi repassèrent en Macédoine. [12] Les
Athamans et les Étoliens, pour tomber sur Zénon et sur les mille Macédoniens se
portèrent par tous les chemins à Alopa. [13] Les Macédoniens, peu rassurés par
leur position, gagnent en toute hâte un point plus élevé et encore plus escarpé.
Mais plusieurs sentiers y donnent passage aux Athamans et ils en délogent
l'ennemi. [14] Les Macédoniens se dispersent, sans pouvoir au milieu de ces
rochers impraticables, inconnus, trouver d'issue pour fuir, et tombent entre les
mains ou sous le glaive des vainqueurs. Bon nombre de fuyards s'abîment
d'épouvante dans les précipices. Zénon et un petit nombre parviennent seuls à se
réfugier auprès du roi. Le lendemain une trêve permit aux vaincus d'ensevelir
leurs morts.
[3] [1] Amynandre, remonté sur son trône, envoya deux ambassades, l'une à Rome
au sénat, l'autre en Asie aux Scipions, qui s'étaient arrêtés à Éphèse après la
grande bataille contre Antiochus. [2] Il demandait la paix, s'excusait de devoir
aux Étoliens la conquête de ses états héréditaires, et portait plainte contre
Philippe. [3] Les Étoliens, en sortant de l'Athamanie, marchèrent contre les
Amphiloques, et, grâce à la soumission volontaire de la plus grande partie de
ces peuples, firent reconnaître leurs lois et leur autorité à tonte la nation.
[4] Amphilochie reprise [car c'était une ancienne dépendance de l'Étolie], ils
portèrent les mêmes espérances dans l'Apérantie: cette contrée se soumet
également presque sans coup férir. La Dolopie n'avait jamais obéi aux Étoliens,
elle appartenait à Philippe. [5] Le premier mouvement des habitants fut de
courir aux armes; mais à la nouvelle de la soumission des Amphiloques, de la
fuite de Philippe hors de l'Athamanie et du massacre de son armée, ils
abandonnent aussi le parti de la Macédoine pour celui des Étoliens. [6] Dans ces
conquêtes successives les Étoliens se flattaient d'avoir autant de boulevards du
côté de la Macédoine; lorsqu'ils apprirent qu'Antiochus avait été vaincu en Asie
par les Romains, et peu après leurs députés arrivèrent de Rome sans espérance de
paix, annonçant que le consul Fulvius avait déjà passé la mer à la tête d'une
armée. [7] Frappés de terreur, les Étoliens demandent aux Rhodiens et aux
Athéniens d'intercéder pour eux, comptant sur l'appui de ces deux peuples pour
se faire rouvrir les portes du sénat, naguère fermées à leurs prières, et
députent à Rome les principaux de leur nation pour tenter un dernier effort: [8]
crainte de s'attirer la guerre, ils n'avaient fait aucune disposition et
l'ennemi était presque à leurs portes. [9] Déjà M. Fulvius, débarqué à
Apollonie, s'entendait avec les principaux habitants de l'Épire pour savoir par
où commencer les opérations. Les Épirotes voulaient attaquer Ambracie, qui
venait de se donner aux Étoliens. [10] « Les Étoliens volaient-ils au
secours de la place? les plaines d'alentour étaient bonnes pour une bataille.
Évitaient-ils de se montrer, la ville ne serait pas difficile à prendre. [11] On
avait apporté force matériaux pour dresser des chaussées, tous les ouvrages de
ce siège; on avait là l'Aréthonte, rivière navigable, commode pour les
transports, qui coulait sous les murailles, et puis la saison était bonne. » Ces
raisons décidèrent Fulvius à prendre par l'Épire.
[4] [1] Le consul, arrivé devant Ambracie, trouva que le siège exigeait de
grands travaux. Ambracie est assise au pied d'une hauteur escarpée, désignée par
les habitants sous le nom de Péranthe. [2] La ville du côté de la plaine et du
fleuve, regarde l'occident; à l'orient s'élève la citadelle qu'on voit sur les
hauteurs. [3] La rivière Aréthonte, qui prend sa source dans l'Athamanie, vient
se jeter dans un golfe de la côte, appelé du nom de la ville voisine, golfe
ambracien. [4] Couverte d'un côté par la rivière, de l'autre par les hauteurs,
la place est en outre garnie d'une ceinture de bonnes murailles, d'un peu plus
de quatre mille pas de circuit. [5] Fulvius établit du côté de la plaine deux
camps, à peu de distance l'un de l'autre; il éleva un fort sur une éminence en
face de la citadelle. [6] Le tout fut uni par une palissade et un fossé, de
manière à fermer toute issue aux assiégés, et tout accès aux secours du dehors.
Au bruit du siège d'Ambracie, une proclamation du préteur Nicandre avait réuni
les Étoliens à Stratum. [7] Ils étaient accourus de toutes leurs forces pour
faire lever le siège; ç'avait été leur premier mouvement. Mais lorsqu'ils virent
la ville déjà presque entièrement bloquée, et les Épirotes campés au- delà du
fleuve dans la plaine, ils se décidèrent à partager leurs troupes. [8] Avec un
corps léger de mille hommes, Eupolème partit pour Ambracie, perça les lignes qui
n'étaient pas encore fermées, et pénétra dans la ville. [9] Nicandre, avec le
reste des troupes, avait d'abord songé à attaquer de nuit le camp des Épirotes,
placé hors de la portée des Romains, qui étaient séparés de leurs alliés par le
fleuve. [10] Mais ensuite il trouva ce projet trop dangereux, dans le cas où les
Romains viendraient à s'apercevoir du mouvement, et à lui couper la retraite; il
y renonça et alla porter le ravage dans l'Acarnanie.
[5] [1] Le consul, ayant tout terminé, lignes de circonvallation et travaux
d'approches, fit attaquer sur cinq points à la fois; [2] trois de ces attaques,
sur trois points, d'un accès plus facile, donnant du côté de la plaine, étaient
dirigées sur le quartier appelé Pyrrhée; une autre contre le quartier
d'Esculape; la cinquième contre la citadelle. [3] Le bélier battait les murs,
les chevrons armés de faux arrachaient les créneaux. Les habitants, à la vue et
au bruit redoutable des coups qui frappent leurs murailles, sont d'abord saisis
d'épouvante et de vertige. [4] Mais voyant, contre leur attente, les murs tenir
bon, ils reprennent courage, font tomber sur les béliers, au moyen des bascules,
des masses de plomb, des quartiers de rocs ou des ancres de fer qui saisissent
les chevrons et brisent les faux, [5] et par des sorties, la nuit contre les
travailleurs, le jour contre les postes avancés, rejettent la terreur du côté de
l'ennemi. [6] Les choses en étaient là devant Ambracie, lorsque les Étoliens,
après avoir dévasté l'Acarnanie, rentrèrent à Stratum. De là le préteur
Nicandre, se flattant de faire lever le siège par une entreprise hardie, envoya
un nommé Nicodame, à la tête de cinq cents Étoliens, lesquels devaient pénétrer
dans Ambracie. [7] Une nuit, une heure même, furent fixées pour attaquer la
ville et les ouvrages élevés par l'ennemi en face du Pyrrhée, tandis que le
préteur viendrait jeter lui-même l'épouvante au camp des Romains; Nicandre
comptait sur cette double alarme et sur la nuit qui augmente la terreur, pour
frapper quelque grand coup. [8] En effet, Nicodame, à la faveur de l'obscurité,
parvient à tromper les premiers postes, se fait jour à travers d'autres à force
de résolution, perce une partie des lignes et se jette dans la ville, où il rend
l'audace et l'espoir aux assiégés; puis, quand arrive la nuit fixée, selon ses
instructions, il attaque tout à coup les ouvrages. [9] Cette tentative fut plus
hardie qu'heureuse, n'étant point soutenue à l'extérieur; [10] le préteur des
Étoliens n'agit point, soit crainte, soit espoir d'être plus utile en portant
secours aux Amphiloques, nouvellement rentrés sous la domination étolienne, et
que Persée, fils de Philippe, chargé de conquérir la Dolopie et le territoire
d'Amphilochie, pressait de toutes ses forces.
[6] [1] C'était sur trois points à la fois, comme il a été dit, que les Romains
avaient dressé leurs machines contre le Pyrrhée, mais avec une vigueur et des
armes peu uniformes; [2] les Étoliens attaquèrent avec torches, étoupes, poix,
faisceaux enflammés; toute l'armée s'avançait étincelante de feux. À la première
charge une foule de gardes furent égorgés: [3] mais bientôt le bruit, le
tumulte, sont dans le camp, le signal est donné par le consul, on prend les
armes et toutes les portes vomissent des soldats armés. [4] Sur un des points on
eut à repousser le fer et la flamme; sur les deux autres, ce fut une tentative
plutôt qu'un engagement, et les Étoliens se retirèrent. Toute la chaleur de
l'action se concentra donc sur un seul point. [5] Là, chacun de son côté,
Eupolème et Nicodame animent les combattants, les flattent de l'espérance qu'ils
vont voir à l'instant Nicandre accourir d'après la convention et tomber sur les
arrières de l'ennemi. [6] Cette espérance soutient quelque temps les esprits,
mais on ne voit pas ce signe promis, on ne voit que l'ennemi se renforcer sans
cesse. L'ardeur se ralentit; enfin on lâche pied; [7] on se replie, non sans
dangers, on est rejeté en fuyant dans la ville, après qu'on a mis le feu à une
partie des ouvrages et tué plus qu'on n'avait perdu. Il est de fait que si les
conventions avaient été observées, les ouvrages, au moins sur un point, auraient
pu être en grande partie détruits et les Romains enfoncés avec perte. [8] Les
habitants d'Ambracie et les Étoliens qui étaient dans la ville, renoncèrent non
seulement cette nuit-là à leur tentative; mais, dès ce moment, se croyant trahis
par leurs compatriotes, ils perdirent beaucoup de leur énergie. [9] Désormais
plus de sortie, comme auparavant, sur les postes ennemis; on ne combattit plus
que du haut des murs ou des tours, à couvert.
[7] [1] Persée, au bruit de l'arrivée des Étoliens, abandonnant le siège qu'il
avait formé, se contenta de ravager la campagne des Amphiloques; puis il en
sortit et rentra en Macédoine. [2] Les Étoliens en furent également rappelés par
le ravage de leurs côtes. Pleurate, roi d'Illyrie, était entré avec soixante
embarcations dans le golfe de Corinthe, de concert avec une flotte achéenne qui
se trouvait à Patras, et dévastait tout le littoral de l'Étolie. [3] Un corps de
mille Étoliens envoyé contre les ennemis, suivant la marche de la flotte qui
tournait toutes les sinuosités de la côte, coupait court par des sentiers et
prévenait partout la déroute. [4] D'un autre côté, devant Ambracie, les Romains,
à force de battre les murs avec le bélier sur plusieurs points, avaient fini par
faire brèche, sans pouvoir toutefois pénétrer dans la ville. [5] Car aussitôt un
mur abattu, un nouveau s'élevait à la place, et les combattants, debout sur les
décombres, faisaient comme un rempart de leurs poitrines. [6] Fatigué du peu de
succès de la force ouverte, le consul résolut de pratiquer une mine en marquant
le travail avec des mantelets. Quoiqu'il fût poursuivi jour et nuit et qu'après
les fouilles il eût encore l'embarras du transport des terres, l'ennemi ne se
douta de rien. [7] Ces grands amas de terre trahirent enfin l'opération aux yeux
des assiégés. Ils tremblent que les murs minés ne livrent déjà passage à
l'ennemi, et ils se mettent à ouvrir une contre-mine dans la ville, en face de
l'endroit déjà couvert par les mantelets. [8] Parvenus à la profondeur qu'ils
supposent à la mine, ils font silence, appliquent l'oreille contre terre et
cherchent à saisir les bruits de fouille. [9] Ils entendent, et percent aussitôt
en droite ligne: ce fut l'affaire d'un moment. En quelques minutes ils
atteignirent le vide, et les échafaudages dont l'ennemi avait étagé le sot. [10]
Les travailleurs se rencontrent, communication est ouverte entre la mine et la
contre-mine, et les outils deviennent des armes: en un instant, des soldats ont
pénétré sous terre, et un combat s'engage dans l'obscurité. Il se ralentit
bientôt, les assiégés bouchant partout la mine avec des sacs remplis de terre ou
des barricades jetées à la hâte. [11] Une machine nouvelle, d'un apprêt facile,
fut même inventée pour être opposée aux ennemis. C'était un tonneau percé par le
fond, de manière à laisser passer un tuyau assez mince; ce tuyau était de fer
ainsi que le couvercle du tonneau, percé également en plusieurs endroits. On
remplit le tonneau de plumes légères, et on tourna la gueule contre la mine.
[12] Des trous du couvercle s'élançaient de longues piques ou sarisses destinées
à écarter l'ennemi; on jeta une petite étincelle dans la plume, et au moyen d'un
soufflet adapté à l'ouverture du tuyau, on alluma. [13] Aussitôt s'élèvent des
nuages de fumée, et une telle odeur de la plume brûlée remplit la mine, qu'il
est impossible d'y tenir.
[8] [1] Tel était l'état des choses devant Ambracie, lorsque deux députés
Étoliens, Phaenéas et Damotèle, munis de pleins pouvoirs, en vertu d'un décret
de la nation, se présentèrent devant le consul. En effet le préteur, voyant d'un
côté Ambracie assiégée, [2] d'un autre toute la côte désolée par une flotte
ennemie, enfin la Dolopie et le territoire des Amphiloques en proie aux
dévastations des Macédoniens, et sentant que les Étoliens ne pouvaient courir à
trois ennemis à la fois, avait convoqué le conseil et consulté les principaux de
la nation sur ce qu'il fallait faire. [3] Il n'y eut qu'un cri: « la paix
à des conditions avantageuses, s'il était possible, tolérables en tous cas:
c'étaient les promesses d'Antiochus qui avaient entraîné à la guerre. [4]
Antiochus ayant été battu sur terre et sur mer, et rejeté presque hors du monde,
au- delà de la chaîne du Taurus, quelles espérances pouvaient faire soutenir la
guerre? [5] II fallait charger Phaenéas et Damotèle d'agir d'après leur
conscience, comme ils s'y croiraient autorisés par l'état des affaires de leur
pays. Quel autre parti en effet pouvait-on prendre? la fortune leur faisait-elle
le choix? » [6] Telles étaient les instructions des ambassadeurs: ils
conjurèrent le consul « d'épargner la ville, d'avoir pitié d'une nation
ancienne alliée de Rome, égarée sinon par l'insolence, du moins par la misère.
[7] Les torts des Étoliens dans la guerre contre Antiochus n'étaient pas plus
grands que leurs services dans celle contre Philippe, et la récompense n'ayant
pas été exagérée, la punition ne devait pas être non plus excessive. » À quoi le
consul répondit: « Que les prières des Étoliens étaient plus fréquentes
que sincères, qu'ils devaient demander la paix comme Antiochus, puisque
c'étaient eux qui l'avaient entraîné à la guerre. [8] Ce n'étaient pas,
ajouta-t-il, les quelques villes dont la liberté avait été l'objet de la guerre;
c'était toute l'Asie en deçà du mont Taurus, tout un royaume opulent
qu'Antiochus avait abandonné. [9] Tant que les Étoliens n'auraient pas désarmé,
il n'écouterait pas leurs propositions de paix; [10] armes et chevaux, il
fallait qu'ils livrassent tout, puis qu'ils payassent au peuple romain mille
talents d'argent, dont moitié comptant, s'ils voulaient obtenir la paix; enfin
que, par une clause expresse du traité, ils s'engageassent à n'avoir d'autres
amis et d'autres ennemis que ceux du peuple romain. »
[9] [1] Ces conditions étaient dures: les ambassadeurs, qui connaissaient
l'humeur opiniâtre et changeante de leurs compatriotes, ne firent aucune
réponse, et retournèrent demander conseil au préteur et aux principaux de la
nation, sans avoir rien pris sur eux. [2] Une clameur menaçante les accueillit:
« Pourquoi traînaient-ils les négociations, lorsqu'ils avaient ordre de conclure
à tout prix? » Ils repartirent donc pour Ambracie. Sur la route ils tombèrent
dans une embuscade des Acarnaniens, alors en guerre avec l'Étolie, et furent
conduits à Thyrium pour être mis sous bonne garde. [3] Nouvel obstacle qui
retarda la paix. Cependant les députés d'Athènes et de Rhodes, venus pour
intercéder en faveur des Étoliens, étaient déjà auprès du consul, [4] et
Amynandre, roi des Athamans, muni d'un sauf-conduit, était arrivé au camp des
Romains, afin de solliciter moins en faveur des Étoliens que de la ville
d'Ambracie, où il avait passé la plus grande partie de son exil. [5] Le consul
apprit de leur bouche l'accident arrivé aux deux ambassadeurs, et les fit venir
de Thyrium. Dès leur arrivée les négociations commencèrent. [6] Amynandre, qui
s'était chargé d'amener les Ambraciens à capituler, s'y employait de toutes ses
forces; [7] mais les conférences qu'il avait avec les principaux habitants, au
pied des remparts, n'avançaient rien: il finit par obtenir du consul la
permission de pénétrer dans la ville, et là, soit par les conseils, soit par les
prières, il détermina les assiégés à se rendre à discrétion. [8] Les Étoliens
trouvèrent aussi un puissant intercesseur dans la personne de C. Valérius, fils
de Laevinus, qui le premier avait eu des liaisons d'amitié avec cette nation, et
frère utérin du consul. [9] Les Ambraciens ouvrirent leurs portes, à la
condition que les auxiliaires Étoliens pourraient sortir en toute sûreté; puis
les Étoliens durent remettre cinq cents talents euboïques, dont deux cents
comptant, et le reste en six paiements égaux, d'année en année; rendre aux
Romains les prisonniers et les transfuges, [10] et renoncer à toute prétention
sur les villes, qui depuis le passage de T. Quinctius en Grèce, avaient été
prises par les Romains, ou s'étaient volontairement liées d'amitié avec eux;
enfin l'île de Céphallénie devait rester en dehors du traité. [11] Quoique ces
conditions fussent moins rigoureuses qu'ils ne s'y étaient attendus, les députés
Étoliens demandèrent et obtinrent la permission d'en référer au conseil. [12]
L'article concernant les villes souffrit quelque difficulté. Ces villes avaient
été quelque temps sous les lois de l'Étolie, et il en coûtait à la nation de
consentir au démembrement. Il y eut cependant unanimité pour qu'on acceptât la
paix. [13] Les Ambraciens offrirent au consul une couronne d'or du poids de cent
cinquante livres. Statues d'airain ou de marbre, chefs-d'oeuvre de peinture
[Ambracie, ancienne résidence royale de Pyrrhus, en possédait plus que toutes
les autres villes du pays], tout fut enlevé et emporté. [14] Du reste, on ne
toucha à rien, aucune violence ne fut exercée.
[10] [1] Le consul partit d'Ambracie, pénétra dans l'intérieur de l'Étolie et
vint camper devant Argos d'Amphilochie, à vingt-deux milles d'Ambracie. Ce fut
là que les ambassadeurs Étoliens, dont l'absence prolongée commençait à
l'étonner, vinrent le trouver. [2] Ils lui apprirent que la paix avait été
approuvée par le conseil de la nation et il les fit partir pour Rome,
accompagnés des Rhodiens et des Athéniens, leurs intercesseurs, et de C.
Valérius son frère: pour lui il passa dans l'île de Céphallénie. [3] Les députés
trouvèrent à Rome les oreilles et les esprits des patriciens prévenus par les
accusations de Philippe; ce prince, à force de se plaindre par ambassades et par
lettres de l'affranchissement de la Dolopie, de l'Amphilochie et de l'Athamanie,
de l'expulsion de ses garnisons et de son fils Persée du pays des Amphiloques,
n'avait que trop disposé le sénat à rejeter les prières des Étoliens. [4]
Cependant, un ambassadeur athénien, Léon, fils de Cichésias, sut faire
impression sur l'assemblée par son éloquence: [5] il se servit de cette image
ordinaire d'une mer paisible que les vents viennent agiter, compara à cette mer
le peuple Étolien, « qui était resté, tant qu'il fut fidèle à la
république romaine, dans cet état de calme, naturel à la nation; [6] puis,
dit-il, lorsque vint du côté de l'Asie le souffle de Thoas et de Dicéarque, et
du côté de l'Europe celui de Ménestas et de Damocrite, alors s'éleva cette
tempête, qui poussa la nation vers Antiochus, comme sur un écueil. »
[11] [1] Après mille traverses, les Étoliens réussirent enfin à obtenir un
traité de paix. En voici les conditions: [2] « La nation étolienne
reconnaîtra avec sincérité l'empire et la majesté du peuple romain; elle ne
livrera passage à aucune armée marchant contre ses alliés et ses amis; elle ne
lui fournira aucun secours; [3] elle aura pour ennemis les ennemis du peuple
romain, elle prendra les armes contre eux, elle leur fera également la guerre;
[4] elle rendra les transfuges, les esclaves fugitifs et les prisonniers aux
Romains et à leurs alliés, excepté ceux des prisonniers qui, après avoir été
renvoyés dans leur patrie, auraient été pris de nouveau, ou ceux qui se seraient
trouvés parmi les ennemis des Romains à une époque où les Étoliens faisaient
partie des armées romaines. [5] Hormis ceux-là, tous les autres qui seront en
leur pouvoir, seront, dans l'espace de cent jours, remis aux magistrats de
Corcyre; ceux qui auraient disparu seraient rendus à mesure qu'on les
retrouvera; [6] la nation livrera, au choix du consul romain, quarante otages de
douze ans au moins et de quarante ans au plus. [7] Dans ce nombre ne seront
compris ni le préteur, ni le commandant de la cavalerie, ni le scribe public, ni
aucun de ceux qui auraient déjà été donnés en otage aux Romains. Céphallénie
restera en dehors du traité. » [8] Quant aux sommes d'argent à payer et aux
termes des paiements, on ne changea rien à ce qui avait été réglé par le consul;
les Étoliens eurent toutefois la liberté de s'acquitter en or s'ils l'aimaient
mieux, pourvu que chaque pièce d'or en valût dix d'argent. [9] « Quant aux
villes, territoires ou habitants qui avaient été sous la domination étolienne,
mais qui, sous le consulat de T. Quinctius et de Cn. Domitius ou
postérieurement, avaient été soumis par les armes romaines, ou s'étaient
volontairement placés sous la domination du peuple romain, il fut défendu aux
Étoliens de songer à les reprendre. Les Oeniades avec leur ville. et leur
territoire devaient être rendus aux Acarnaniens. » Telles furent les conditions
du traité conclu avec les Étoliens.
[12] [1] Pendant la même saison, ou plutôt durant les mêmes jours qui virent ces
opérations du consul M. Fulvius en Étolie, l'autre consul Cn. Manlius faisait
dans la Gallo-Grèce la guerre que je vais raconter. [2] Au commencement du
printemps le consul arriva à Éphèse, prit le commandement des mains de L.
Scipion, passa l'armée en revue et harangua les soldats. [3] Il donna des éloges
à cette valeur à qui il n'avait fallu qu'une bataille pour terminer la guerre
contre Antiochus, puis il les exhorta à entreprendre une nouvelle guerre contre
les Gallo-Grecs, [4] auxiliaires et soutiens d'Antiochus, nation indomptable,
dont l'humeur farouche rendrait inutile l'expulsion du roi au-delà du mont
Taurus, tant que sa force principale, qu'il mettait dans les peuples, ne serait
pas anéantie. Enfin il parla de lui-même en peu de mots, sans fard, sans
exagération. [5] La joie des soldats en écoutant le consul éclata en
applaudissements répétés. Ils songeaient que les Gallo-Grecs avaient fait partie
des armées d'Antiochus, et que le roi ayant été vaincu, les Gallo-Grecs, réduits
à leurs seules forces, devaient être des ennemis peu redoutables. [6] L'absence
d'Eumène en ce moment [il était à Rome] parut au consul un contre-temps fâcheux,
parce qu'il connaissait les lieux et les mœurs du pays, et qu'il avait intérêt à
la ruine des Gallo-Grecs. [7] Ne pouvant l'avoir près de lui, le consul fit
venir son frère Attale, de Pergame, et l'invita à joindre ses armes aux siennes:
Attale promit sa coopération et celle de ses compatriotes, et retourna à Pergame
pour faire ses préparatifs. [8] Peu de jours après, le consul, qui s'était
éloigné d'Éphèse, fut rejoint près de Magnésie par Attale, à la tête de mille
hommes d'infanterie et de deux cents chevaux; il avait donné à son frère Athénée
l'ordre de suivre avec le reste des troupes, laissant la garde de Pergame à des
hommes dont le dévouement à son frère et à l'état, lui inspirait le plus de
confiance. [9] Le consul donna des éloges au jeune prince, et s'avança avec
toutes ses forces jusqu'au Méandre, où il campa, dans l'impossibilité de
traverser le fleuve à gué, en attendant des barques pour faire passer son armée.
Le passage effectué, on arriva à Hiera Comé.
[13] [1] Cette ville possède un temple d'Apollon et un oracle dont les réponses
sont, dit-on, faites par les prêtres en vers assez élégants. [2] Deux jours de
marche amenèrent l'armée romaine jusqu'au fleuve Harpasus: là des députés
d'Alabanda vinrent prier le consul de faire rentrer, de gré ou de force, sous la
domination de ses anciens maîtres, un château qui venait de se soustraire à leur
obéissance. [3] L'armée y fut également rejointe par Athénée, frère d'Eumène et
d'Attale, accompagné du Crétois Leusus et du Macédonien Corragos; ils amenaient
avec eux mille hommes d'infanterie et trois cents cavaliers de diverses nations.
[4] Le consul détacha un tribun des soldats avec quelques troupes, pour
reprendre le château et le rendre aux habitants d'Alabanda. De son côté, sans se
détourner de sa route, il alla camper près d'Antioche sur le Méandre. [5] Ce
fleuve prend sa source à Celènes, ancienne capitale de la Phrygie. La ville de
Celènes avait été abandonnée de ses habitants, et à peu de distance de là
s'était élevée une nouvelle ville appelée Apamée, du nom d'Apamée, sœur du roi
Séleucus. [6] Non loin de la source du Méandre est aussi celle du fleuve
Marsyas, qui se jette dans le Méandre: c'est à Celènes, dit la fable, qu'eut
lieu le combat de flûte de Marsyas avec Apollon. [7] Le Méandre prend sa source
sur les hauteurs de Celènes, descend au milieu de la ville, traverse la Carie,
puis l'Ionie, et va se perdre dans un golfe entre Priène et Milet. [8] Sur ces
entrefaites arriva au camp d'Antioche, Séleucus, fils d'Antiochus, qui venait,
aux termes du traité conclu avec Scipion, livrer du blé à l'armée. [9] Une
courte discussion s'engagea au sujet des auxiliaires d'Attale; c'était à l'armée
romaine seule, disait Séleucus, qu'Antiochus avait à fournir des vivres. [10] La
contestation fut tranchée par la fermeté du consul: il fit enjoindre, par un
tribun, aux soldats romains de ne rien prendre avant que les auxiliaires
d'Attale n'eussent reçu leur part. L'armée se porta ensuite sur le lieu nommé
Gordiatique; [11] trois jours de marche leur suffirent pour arriver de là à
Tabes. Tabes est située sur les frontières de la Pisidie, du côté qui regarde la
mer de Pamphylie. Au temps de sa prospérité, cette contrée avait l'humeur
belliqueuse. [12] En cette circonstance même, sa cavalerie chargea l'armée
romaine, et, dans le premier moment, y jeta du désordre; mais les assaillants ne
tardèrent pas à se convaincre de leur infériorité pour le nombre et pour la
valeur, et regagnèrent précipitamment leur ville, demandant grâce, et offrant
d'ouvrir leurs portes. [13] Une contribution de vingt-cinq talents d'argent et
dix mille mesures de froment leur fut imposée: à ce prix, on les reçut à
composition.
[14] [1] Trois autres journées conduisirent au bord du fleuve Casus. De là
l'armée se porta sur la ville d'Érize qu'elle enleva d'emblée. [2] On arriva
ensuite au pied du château de Thabusion, qui domine le fleuve Indus, ainsi nommé
parce qu'un Indien y fut précipité par son éléphant. [3] On était dans le
voisinage de Cibyra, et l'on ne voyait venir aucune ambassade de Moagète, tyran
de cette contrée, homme perfide et cruel. [4] Pour sonder ses dispositions, le
consul fit prendre les devants à C. Helvius, avec quatre mille hommes
d'infanterie et cinq cents chevaux. Ce détachement avait déjà franchi les
frontières, lorsque des députés vinrent déclarer que leur roi était prêt à faire
sa soumission. [5] Tout ce qu'ils demandaient, c'était que les Romains
entrassent en amis dans leur pays, ne commissent aucun dégât sur leurs terres,
et ils offraient une couronne d'or de quinze talents qu'ils avaient apportée
avec eux. [6] Helvius leur promit que leurs terres seraient respectées et les
renvoya au consul, [7] auquel ils tinrent le même langage. « Les Romains,
leur répondit le consul, n'ont encore reçu de votre maître aucune marque de sa
bonne volonté, et la haine qu'il inspire généralement doit nous faire songer
plutôt à le punir qu'à lui accorder notre amitié. » [8] Foudroyés par cette
réponse, les ambassadeurs se bornèrent à le prier d'accepter la couronne et de
permettre au tyran de se présenter à lui pour s'expliquer et se justifier. [9]
Le consul y consentit, et le lendemain le tyran arriva au camp, avec le costume
et la suite d'un simple particulier de médiocre fortune. D'une voix humble et
entrecoupée, il exagéra la modicité de ses ressources, il se plaignit de la
pauvreté des villes de sa dépendance. [10] Or sa domination s'étendait sur les
villes de Cibyra, de Syllée et de Limne. Il ferait tout, disait-il, en épuisant
son trésor et ruinant ses sujets, pour en tirer une somme de vingt-cinq talents.
[11] « En vérité, dit le consul, c'est pousser trop loin la dérision: non
content de vous être joué de nous du fond de vos états, en nous faisant mentir
par vos envoyés, voilà que vous venez vous-même étaler la même impudence! [12]
Vingt-cinq talents épuiseraient les trésors amassés par votre tyrannie! Eh bien!
si avant trois jours vous ne m'en avez fait compter cinq cents, attendez-vous à
voir vos campagnes ravagées et votre capitale assiégée. » [13] Quoique épouvanté
de cette déclaration, le tyran n'en continua pas moins à protester de sa
prétendue indigence; [14] et, après avoir bien marchandé, à force de chicanes,
de prières et de larmes hypocrites, il en fut quitte pour cent talents, plus dix
mille médimnes de blé. Tout cela se passa dans l'espace de six jours.
[15] [1] De Cibyra, l'armée passa sur le territoire des Sindésiens, traversa la
rivière de Caulare, et campa sur la rive. [2] Le lendemain on longea le marais
de Caralitis. Près de Madamprus on fit halte: puis on s'avança jusqu'à Lago, la
ville la plus proche, dont les habitants s'enfuirent d'épouvante. [3] On trouva
la place déserte, et on mit au pillage ses innombrables richesses. De là, en
moins d'un jour, on se porta des sources du fleuve Lysis au bord du Cobulatus.
[4] Les habitants de Termesse faisaient alors le siège de la citadelle des gens
d'Isionda, dont la ville était déjà en leur pouvoir: les assiégés, qui n'avaient
plus aucun espoir d'être secourus, envoyèrent implorer l'appui du consul. [5]
« Femmes et enfants, toute la population était enfermée dans la citadelle, et
s'attendait tous les jours à périr par le fer ou par la faim. » Le consul, qui
cherchait un prétexte pour entrer dans la Pamphylie, saisit l'occasion. [6] Son
arrivée fit lever le siège d'Isionda. Les habitants de Termesse obtinrent la
paix moyennant cinquante talents d'argent: on traita aux mêmes conditions avec
ceux d'Aspende et avec toutes les autres villes de la Pamphylie. [7] À son
retour de la Pamphylie, le consul campa le premier jour au bord du fleuve
Taurus, et le lendemain près de Comè Xyliné. II poursuivit ensuite sa route sans
interruption jusqu'à la ville de Cormasa. [8] La première ville après était
Darsa: l'effroi en avait chassé les habitants; on la trouva déserte et richement
approvisionnée. En longeant les marais voisins, le consul reçut des ambassadeurs
de Lysinoé, qui venaient apporter la soumission de leur ville. [9] On entra
ensuite sur le riche et fertile territoire des Sagalasséniens: cette contrée est
habitée par les Pisides, les plus belliqueux de tous les habitants du pays.
Cette humeur guerrière leur vient, tant de la fertilité de leurs terres que de
la force de leur population et de la situation avantageuse de leur ville, lieu
d'un pays où elle est la seule fortifiée. [10] Le consul, ne voyant point
paraître de députation à son entrée sur les frontières, envoya ravager la
campagne. L'opiniâtreté des habitants céda enfin, lorsqu'ils virent leur pays
dévasté. [11] Ils firent partir des députés, et, moyennant cinquante talents,
vingt mille mesures de froment et vingt mille d'orge, ils obtinrent la paix.
[12] L'armée s'avança ensuite jusqu'aux sources du Rhocrines, et campa près Comè
d'Acoride. Séleucus y arriva le lendemain d'Apamée. [13] Les malades et les
bagages inutiles furent dirigés sur Apamée, et conduits par des guides que
fournit Séleucus; les Romains se portèrent le même jour sur les terres des
Métropolitains, et le lendemain s'avancèrent jusqu'à Dyniès en Phrygie. [14] De
là on gagna Synnada; la crainte fit déserter toutes les places du voisinage:
elles furent livrées au pillage et l'armée, chargée de butin, eut peine à faire
cinq milles dans toute une journée, pour arriver à Beudos, appelée Beudos le
Vieux. [15] Le lendemain on campa près d'Anabura, le surlendemain près des
sources de l'Alandre et le troisième jour près d'Abbassius: là, on fit une halte
de plusieurs jours, parce qu'on était arrivé sur les frontières des
Tolostobogiens.
[16] [1] C'étaient des Gaulois que le manque de terres ou la soif du butin
avaient fait émigrer en foule: persuadés qu'aucun des peuples qu'ils auraient à
traverser ne pourrait leur tenir tête, ils étaient entrés, sous la conduite de
Brennus, dans le territoire des Dardaniens. [2] Là une sédition avait éclaté, et
environ vingt mille hommes, se mettant sous les ordres de Lonorius et de
Lutarius, s'étaient séparés de Brennus et s'étaient dirigés du côté de la
Thrace. [3] Alors, combattant quand ils trouvaient de la résistance, exigeant
des contributions quand on demandait la paix, ils arrivèrent à Byzance, et,
tirant de l'argent de toute la côte de la Propontide, ils s'établirent dans les
villes. [4] Plus tard, il leur prit envie de passer en Asie, à force d'entendre
vanter tout autour d'eux la fertilité merveilleuse de ce pays. Ils s'emparèrent
de Lysimachie par surprise, soumirent à main armée toute la Chersonèse et
descendirent vers l'Hellespont. [5] Là, voyant qu'un simple détroit les séparait
de l'Asie, ils brûlèrent plus que jamais du désir de passer à l'autre bord, et
firent demander à Antipater, commandant de cette côte, le passage. La
négociation étant trop lente à leur gré, une nouvelle dissension éclata entre
les deux chefs. [6] Lonorius revint sur ses pas avec la plus grande partie des
guerriers, et regagna Byzance: Lutarius, profitant de la présence des espions
macédoniens envoyés par Antipater sous le nom d'ambassadeurs, leur enleva deux
navires pontés et trois barques. Il s'y embarqua, transporta ses bandes une à
une, jour et nuit, et, au bout de quelques jours, il eut toutes ses troupes à
l'autre bord. [7] Vers la même époque, un peu plus tard, Lonorius, avec l'aide
de Nicomède, roi de Bithynie, s'embarqua aussi à Byzance. [8] Les Gaulois se
réunirent de nouveau et donnèrent des secours à Nicomède, alors en guerre contre
Ziboetas, maître d'une partie de la Bithynie. [9] Grâce à leur appui, Ziboetas
fut vaincu, et toute la Bithynie reconnut la domination de Nicomède. Sortis de
la Bithynie, les Gaulois pénétrèrent plus avant dans l'Asie. De vingt mille
guerriers, ils n'étaient plus que dix mille [10] et néanmoins, leur nom jeta une
telle épouvante parmi les nations en deçà du Taurus, que toutes, envahies ou
non, voisines ou reculées, se soumirent à leurs lois. [11] Enfin les trois
peuplades qui s'étaient réunies, les Tolostobogiens, les Trogmiens et les
Tectosages, se partagèrent l'Asie. [12] Les Trogmiens eurent la rive de
l'Hellespont; les Tolostobogiens, l'Éolide et l'Ionie; les Tectosages,
l'intérieur des terres: toute l'Asie en deçà du Taurus leur payait donc tribut.
Ils établirent leur principale colonie sur les bords du fleuve Halys; [13] et
telle était la terreur attachée à leur nom, surtout depuis l'immense
accroissement de leur population, que sur la fin les monarques Syriens eux-mêmes
n'osèrent refuser de leur payer tribut. [14] Le premier des princes asiatiques
qui repoussa le joug fut Attale, père du roi Eumène, et son audace, contre
l'attente générale, fut couronnée du succès: il combattit et eut l'avantage;
mais la victoire ne put les abattre au point de leur faire perdre l'empire de
l'Asie: [15] leur puissance resta intacte jusqu'à la guerre des Romains contre
Antiochus. Alors même, malgré l'expulsion d'Antiochus, ils se flattèrent que,
grâce à leur éloignement des côtes, l'armée romaine ne pénétrerait pas jusque
chez eux.
[17] [1] Ayant en tête un ennemi si redouté de toute la contrée, le consul
convoqua ses troupes et leur parla en ces termes: [2] « Je n'ignore point,
soldats, que de tous les peuples d'Asie, les Gaulois sont réputés les plus
belliqueux. [3] C'est au milieu des peuples les plus pacifiques qu'est venue
s'établir cette nation farouche, après avoir couru le monde entier. Stature
gigantesque, longs cheveux roux, larges boucliers, épées démesurées, [4] chants
guerriers au moment de charger l'ennemi, hurlements, trépignements terribles,
[5] cliquetis d'armes et de boucliers heurtés d'après un usage national, tout
semble combiné chez eux pour inspirer la terreur. Mais laissons ceux qui ne sont
pas familiarisés avec ces allures barbares, les Grecs, les Cariens, les
Phrygiens, s'en effrayer: les Romains, faits à tout ce bruit, n'y voient plus
qu'un vain épouvantail. [6] Une seule fois jadis, et à une première rencontre,
au bord de l'Allia, ils défirent nos ancêtres; depuis, voilà près de deux cents
ans que, comme de vrais troupeaux, ils sont égorgés et chassés par nos pères, et
que les Gaulois nous fournissent plus de triomphes que le reste du monde. [7]
Notre propre expérience nous le prouve, cette première charge, si fougueuse et
si bouillante, une fois soutenue, haletants, tout en sueur, leurs armes leur
échappent des mains: mous de corps, l'âme sans vigueur, dès que leur emportement
se refroidit, le soleil, la poussière, la soif, au défaut du fer, les abattent.
[8] Ce ne sont pas seulement nos légions aux prises avec les leurs, qui nous ont
appris à les connaître; des Romains se sont mesurés corps à corps avec eux, et
T. Manlius, M. Valérius, ont fait voir la supériorité de la valeur romaine sur
la fougue gauloise. [9] Depuis M. Manlius, seul contre une armée de Gaulois, les
a précipités du Capitole qu'ils tentaient d'escalader: et alors c'étaient de
vrais Gaulois, nés en Gaule. Aujourd'hui ce sont des Gaulois abâtardis, du sang
mêlé, des Gallo-Grecs enfin, comme on les appelle; [10] car il en est des hommes
comme des plantes et des animaux: c'est moins le germe primitif qui contribue à
leur conserver leur excellence naturelle que l'influence du terrain et du climat
où ils vivent qui les fait dégénérer. [11] Les Macédoniens, qui ont fondé
Alexandrie, en Égypte, Séleucie et Babylone, une foule de colonies par le monde
entier, sont devenus des Syriens, des Parthes, des Égyptiens; [12] Marseille,
dans les Gaules, a pris du caractère de ses voisins. Les Tarentins, nés sous
cette âpre et rude discipline de Sparte, qu'en ont-ils gardé? [13] La terre
natale est un foyer de vie: tout ce qui est transplanté se transforme et
dégénère. Sous ces armures gauloises, ce sont donc des Phrygiens que vous allez
encore une fois égorger comme lors de la bataille contre Antiochus, des vaincus
que des vainqueurs vont écraser. [14] Si je crains une chose, c'est qu'il y ait
peu de gloire à recueillir là où il y aura si peu à faire. [15] Le roi Attale
les a souvent battus, dispersés. Ce n'est que chez les bêtes nouvellement
enchaînées que l'humeur sauvage des bois se fait sentir: à force de recevoir
leur nourriture de la main des hommes, elles s'apprivoisent: Eh bien! ne vous y
trompez pas, la barbarie, chez les hommes, s'adoucit de la même manière. [16]
Ainsi, croyez-vous que ces Gaulois sont des hommes comme leurs pères et leurs
enfants? Forcés d'émigrer par le manque de terres, ils ont longé la côte ardue
de l'Illyrie, traversé la Péonie et la Thrace en combattant contre des nations
belliqueuses, et sont venus s'établir ici. [17] Endurcis, irrités par mille
privations, ils ont trouvé cette contrée pour s'engourdir dans l'abondance;
fertilité du sol, beauté du climat, douceur des habitants, toute cette odeur
sauvage qu'ils avaient en arrivant n'a pu leur résister. [18] Par le ciel!
enfants de Mars, fuyez, fuyez au plus tôt cette perfide langueur de l'Asie! Ces
voluptés d'un autre ciel énervent les âmes! La vie, les mœurs de ces peuplades
sont contagieuses! [19] Ce qu'il y a d'heureux, c'est que si peu que soient pour
vous les Gaulois, ils conservent encore dans l'esprit des Grecs cette réputation
de vaillance qu'ils avaient en arrivant; [20] et ainsi la victoire vous donnera
aux yeux des alliés la même gloire que si c'étaient des Gaulois de la vieille
trempe que eussiez vaincus! »
[18] [1] Les troupes congédiées, le consul expédia des envoyés à Éposognate, le
seul des princes d'Asie qui fût resté attaché à Eumène et eût refusé des secours
à Antiochus contre les Romains, et se remit en marche. Le premier jour on arriva
aux bords de l'Alandre, le second au bourg de Tyscos. [2] Là des ambassadeurs
Oroandes vinrent demander la paix; et on exigea deux cents talents; il
demandèrent avec instance la permission d'en référer à leurs compatriotes: on y
consentit. [3] Le consul se porta ensuite sur Plitende, puis il alla camper sur
les terres des Alyattes. Ce fut là que la députation qu'il avait envoyée à
Éposognate vint le rejoindre, accompagnée d'une ambassade du prince qui
conjurait les Romains de ne point attaquer les Tectosages: « Il allait se
rendre lui-même chez eux, disait-il; il les déciderait à faire leur soumission.
» [4] Le consul y consentit, et se remit en marche à travers la contrée appelée
Axylos. Ce nom lui vient du manque absolu de bois, de ronces, de toute matière à
faire du feu. La fiente de vache y remplace le bois. [5] Près de Cuballe,
château de la Gallo- Grèce, où les Romains étaient campés, on vit arriver avec
grand bruit la cavalerie ennemie. Le désordre qui se mit dans les postes romains
ne fut pas le seul effet de cette brusque attaque, on eut aussi du monde de tué.
[6] L'alarme étant arrivée au camp, la cavalerie romaine s'élança sur les
Gaulois par toutes les portes à la fois, les battit, les chassa et leur tua
quelques hommes dans la poursuite. [7] Le consul, se voyant déjà sur les terres
de l'ennemi, eut soin dès lors de faire éclairer la marche et d'y mettre bon
ordre On marcha sans s'arrêter jusqu'au Sangarius là, n'y ayant pas de gué pour
passer, on jeta un pont sur le fleuve. [8] Le Sangarius prend sa source dans le
mont Adorée, traverse la Phrygie; et vient à son entrée dans la Bithynie se
joindre au Tymbris: ainsi ses eaux se doublent, et il traverse la Bithynie pour
aller se perdre dans la Propontide; ce qui rend ce fleuve remarquable, c'est
moins sa force que la quantité de poissons qu'il fournit aux peuples riverains.
[9] L'armée passa sur le pont et se mit à suivre la rive. Tout à coup on vit
arriver de Pessinonte les Galles, prêtres de la grande déesse, dans tout
l'appareil de leur culte, et prophétisant d'un ton inspiré que la déesse
accordait aux Romains une bonne route, une victoire assurée et l'empire du pays.
[10] Le consul répondit qu'il en acceptait l'augure et campa sur le lieu même.
[11] Le lendemain on était à Gordium. Cette place est loin d'être considérable,
mais c'est un grand entrepôt de commerce malgré sa position au milieu des
terres. [12] Elle a trois mers à peu près à la même distance, l'Hellespont, la
côte de Synope et la Cilicie maritime. Ensuite, elle est sur les frontières de
plusieurs grandes nations, auxquelles elle sert de comptoir. [13] On la trouva
déserte [les habitants s'étaient enfuis], mais abondamment pourvue. [14] On y
fit une halte, et l'on y reçut des envoyés d'Éposognate. « Leur maître,
dirent-ils, s'était rendu auprès des chefs gaulois sans pouvoir rien obtenir;
[15] les villages et les plaines étaient abandonnés par les habitants, hommes,
femmes et enfants, qui emmenaient leurs troupeaux et tout ce qui pouvait
s'emporter; la population gagnait le mont Olympe pour s'y défendre les armes à
la main dans une position avantageuse. »
[19] [1] Des nouvelles plus positives furent bientôt apportées par les envoyés
des Oroandes. « Les Tolostobogiens avaient transporté, disent-ils, leur
demeure sur le mont Olympe; les Tectosages avaient pris d'un autre côté, et
s'étaient réfugiés sur une autre montagne appelée Magaba; [2] les Trogmiens
avaient confié leurs femmes et leurs enfants aux Tectosages, pour aller en armes
se joindre aux Tolostobogiens. » Les trois peuplades avaient pour chefs Orgiago,
Combolomarus et Gaudotus. [3] Ce qui leur avait fait adopter ce plan de défense,
c'était l'espoir qu'en les voyant maîtres des montagnes les plus élevées du pays
et pourvus de tout ce qui leur était nécessaire pour un séjour indéfini, les
ennemis finiraient par se lasser. [4] « Il n'était pas probable,
pensaient- ils, qu'ils voulussent s'aventurer au milieu de ces hauteurs
inaccessibles; en tout cas, une simple poignée d'hommes suffirait pour les
arrêter et les précipiter; enfin ils ne s'acharneraient pas à faire sentinelle
au pied de ces montagnes glacées pour y mourir de froid ou de faim. » [5] Malgré
l'élévation des lieux, qui était pour eux un rempart, ils entourèrent d'un fossé
et autres fortifications les pics sur lesquels ils s'étaient établis.[6] Ils
s'inquiétèrent peu des provisions de traits, comptant sur les pierres de leurs
montagnes.
[20] [1] Le consul, prévoyant que l'on ne combattrait pas de près, et qu'il
aurait à assaillir de loin des montagnes, avait fait ample provision de traits,
de lames à vélites, de flèches, de balles de plomb et de cailloux de bonne
grosseur pour les frondes; [2] avec cette forêt de dards, il marcha sur le mont
Olympe, et campa à environ cinq milles. [3] Le lendemain, accompagné d'Attale et
de cinq cents chevaux, il se porta en avant pour reconnaître la montagne et la
position des Gaulois. Un détachement de cavalerie ennemie, deux fois plus fort,
fondit sur eux et les mit en fuite. On perdit quelques hommes dans la poursuite
et on eut assez de blessés. [4] Le troisième jour, le consul sortit avec toutes
ses troupes pour faire des reconnaissances, et, aucun ennemi ne se hasardant
hors des retranchements, il fit tranquillement le tour de la montagne et
remarqua que du côté du sud il y avait plusieurs collines sablonneuses s'élevant
en pente douce jusqu'à une certaine hauteur; [5] que du côté du nord, les
rochers étaient raides, coupés à pic et la position inabordable, excepté en
trois endroits, l'un au milieu de la montagne, où il y avait de la terre
végétale, les deux autres, plus difficiles, au sud-est et au nord-ouest. Ces
observations faites, le jour même il plaça son camp au pied de la montagne. [6]
Le lendemain, il fit célébrer un sacrifice, où les premières victimes
s'offrirent pour témoigner de la faveur des dieux; puis il partagea son armée en
trois corps et marcha à l'ennemi. [7] À la tête du plus considérable de ces
corps, il tenta l'ascension par l'endroit le moins rapide. L. Manlius, son père,
devait, par le sud- est, s'élever autant que faire se pourrait, sans imprudence,
[8] sans s'acharner, en cas de dangers et d'obstacles insurmontables, à lutter
contre le terrain et contre un ennemi inexpugnables; en ce cas, il devait se
rapprocher du consul en tournant obliquement la montagne, et venir le rejoindre.
[9] C. Helvius, à la tête du troisième détachement, avait ordre de tourner
insensiblement au bas de la montagne pour grimper ensuite par le nord-ouest. Les
auxiliaires d'Attale furent également partagés en trois corps de même force; le
consul garda le jeune prince à ses côtés; [10] la cavalerie et les éléphants
durent rester sur le plateau le plus voisin des hauteurs. Les officiers eurent
ordre d'avoir l'oeil partout, pour porter secours en toute hâte, partout où il
en faudrait.
[21] [1] Les Gaulois, comptant sur les lieux pour couvrir leurs flancs, ne
songèrent à faire occuper que le passage du côté du midi, et détachèrent à cet
effet environ mille hommes sur une hauteur qui commandait la route, à moins d'un
mille de leur camp, se flattant d'avoir là une sorte de fort pour fermer le
passage. [2] Les Romains s'en aperçoivent et se disposent aussitôt au combat. À
quelques pas en avant des enseignes marchent les vélites, les archers crétois
d'Attale, les frondeurs, les Tralles et les Thraces; [3] l'infanterie, comme
l'exige la raideur de la pente, s'avance au petit pas, ramassée derrière les
boucliers, afin d'être seulement à l'abri des traits, n'ayant pas l'intention
d'en venir à un combat pied contre pied. [4] La bataille s'engage donc à
outrance au trait, avec équilibre d'abord, les Gaulois ayant pour eux l'avantage
de la position, les Romains celui de la variété et de l'abondance des
projectiles; mais plus l'action se prolonge, plus l'égalité disparaît. Les
boucliers longs, mais étroits, des Gaulois les couvrent mal; [5] et puis, ils
n'ont bientôt plus d'autre arme que leur épée, qui, tant qu'on n'en vient pas à
l'arme blanche, reste inutile entre leurs mains; [6] ils se voient réduits aux
pierres, et, n'en ayant pas fait provision d'avance, ils n'en trouvent que
d'énormes, ils n'ont que celles qui leur tombent au hasard sons la main, et,
dans leur inexpérience, ils ne savent ni les diriger, ni leur imprimer de la
force; [7] cependant flèches, balles de plomb, javelots pleuvent sur eux de
toutes parts; ils ne savent que faire, aveuglés qu'ils sont par la rage et la
crainte, engagés dans une lutte à laquelle ils ne sont pas adaptés. [8] En
effet, tant qu'on se bat de près, tant qu'on peut tour à tour recevoir ou porter
des coups, ils sont forts de leur colère. Mais, quand ils se sentent frappés de
loin par des javelines légères, parties on ne sait d'où, alors, ne pouvant
donner carrière à leur fougue bouillante, ils se jettent les uns sur les autres
comme des bêtes sauvages percées de traits. [9] Leurs blessures éclatent aux
yeux, parce qu'ils combattent nus, et que leurs corps sont charnus et blancs,
n'étant jamais découverts que dans les combats: aussi le sang s'échappe-t-il
plus abondant de ces chairs massives; les blessures sont plus horribles, la
blancheur de leurs corps fait paraître davantage le sang noir qui les inonde.
[10] Mais ces plaies béantes ne leur font pas peur: quelques-uns même déchirent
la peau, lorsque la blessure est plus large que profonde, et s'en font gloire.
[11] La pointe d'une flèche ou de quelque autre projectile s'enfonce-t-elle dans
les chairs, en ne laissant à la surface qu'une petite ouverture, sans qu'ils
puissent, malgré leurs efforts, arracher le trait, les voilà furieux, honteux
d'expirer d'une blessure si peu éclatante, [12] se roulant par terre comme s'ils
mouraient d'une mort vulgaire. D'autres se jettent sur l'ennemi et ils tombent
sous une grêle de traits, ou bien, arrivant à portée des bras, ils sont percés
par les vélites à coups d'épées. [13] Les vélites portent de la main gauche un
bouclier de trois pieds, de la droite des piques qu'ils lancent de loin, à la
ceinture une épée espagnole, et, s'il faut combattre corps à corps, ils passent
leurs piques dans la main gauche et saisissent le glaive. [14] Bien peu de
Gaulois restaient debout; se voyant accablés par les troupes légères, et sur le
point d'être entourés par les légions qui avançaient, ils se débandent et
regagnent précipitamment leur camp, déjà en proie à la terreur et à la
confusion. Il n'était rempli que de femmes, d'enfants, de vieillards. [15] Les
Romains, vainqueurs, s'emparèrent des hauteurs abandonnées par l'ennemi.
[22] [1] Cependant L. Manlius et C. Helvius, après s'être élevés tant qu'ils
l'avaient pu, par le travers de la montagne, ne trouvant plus passage, [2]
avaient tourné vers le seul endroit accessible, et s'étaient mis tous deux à
suivre de concert, à quelque distance, la division du consul: c'était ce qu'il y
avait de mieux à faire dès le principe, la nécessité y ramena. [3] Le besoin
d'une réserve se fait souvent vivement sentir dans des lieux aussi horribles;
car, les premiers rangs venant à ployer, les seconds couvrent la déroute et se
présentent frais au combat. [4] Le consul, voyant, près des hauteurs occupées
par ses troupes légères, flotter les enseignes du tyran, laissa ses soldats
reprendre haleine et se reposer un moment, et, leur montrant les cadavres des
Gaulois étendus sur les éminences: [5] « Si les troupes légères ont
combattu avec tant de succès, que dois-je attendre de mes légions, de troupes
armées de toutes pièces, de mes meilleurs soldats? La prise du camp, où, rejeté
par la troupe légère, l'ennemi est à trembler. » [6] Il fit néanmoins prendre
les devants à la troupe légère, qui, pendant la halte des légions, au lieu de
rester inactive, avait employé ce temps à ramasser les traits épars sur les
hauteurs, afin de n'en pas manquer. [7] Déjà on approchait du camp, et les
Gaulois, dans la crainte de n'être point assez couverts par leurs
retranchements, se tenaient l'épée au poing devant leurs palissades; mais,
accablés sous une grêle de traits, que des rangs serrés et fournis laissent
rarement tomber à faux, ils sont bientôt forcés de rentrer dans leurs
fortifications, et ne laissent qu'une forte garde. [8] La multitude, rejetée
dans le camp, y est accablée d'une pluie de traits, et tous les coups qui
portent sur la foule sont annoncés par des cris où se mêlent les gémissements
des femmes et des enfants. [9] La garde placée aux portes est assaillie par les
javelines des premiers légionnaires, qui, tout en ne blessant pas, percent les
boucliers de part en part, les attachent et les enchaînent les uns aux autres:
on ne put soutenir plus longtemps l'attaque des Romains.
[23] [1] Les portes sont abandonnées; mais avant que les vainqueurs s'y
précipitent, les Gaulois ont pris la fuite dans toutes les directions. Ils se
jettent en aveugles dans les lieux accessibles ou non; précipices, pointes de
roc, rien ne les arrête. ils ne redoutent que l'ennemi! [2] Une foule s'abîment
dans des gouffres sans fond, s'y brisent ou s'y tuent. Le consul, maître du
camp, en interdit le pillage à ses soldats, et les lance à la poursuite des
Gaulois, pour achever de les épouvanter à force d'acharnement. [3] En ce moment
arrive L. Manlius avec sa division: l'entrée du camp lui est également fermée.
Il reçoit l'ordre de se mettre immédiatement à la poursuite des fuyards. Le
consul en personne, laissant les prisonniers aux mains de ses tribuns, partit
aussi un moment après; c'était, pensait-il, terminer la guerre d'un seul coup,
que de profiter de la consternation des ennemis pour en tuer ou en prendre le
plus possible. [4] Le consul était à peine parti, que C. Helvius arriva avec la
troisième division: il lui fut impossible. d'empêcher le pillage du camp, et le
butin, par la plus injuste fatalité, devint la proie de ceux qui n'avaient pas
pris part au combat. La cavalerie resta longtemps à son poste, ignorant et le
combat et la victoire des Romains. [5] Elle finit aussi, autant que pouvait
manoeuvrer la cavalerie, par s'élancer sur les traces des Gaulois épars au pied
de la montagne, en tua un grand nombre et fit beaucoup de prisonniers. [6] Le
nombre des morts ne peut guère être évalué, parce qu'on égorgea dans toutes les
cavités de la montagne, [7] parce qu'une foule de fuyards roulèrent du haut des
rochers sans issue dans des vallées profondes, parce que dans les bois, sous les
broussailles, on tua partout. [8] L'historien Claudius, qui fait livrer deux
batailles sur le mont Olympe, prétend qu'il y eut environ quarante mille hommes
de tués. Valérius Antias, d'ordinaire si exagéré dans les nombres, se borne à
dix mille. [9] Ce qu'il y a de positif, c'est que le nombre des prisonniers
s'éleva à quarante mille, parce que les Gaulois avaient traîné avec eux une
multitude de tout sexe et de tout âge, leurs expéditions étant de véritables
émigrations. [10] Le consul fit brûler en un seul tas les armes des ennemis,
ordonna de déposer tout le reste du butin, en vendit une partie au profit du
trésor public, et fit avec soin, de la manière la plus équitable, la part des
soldats. [11] Il donna ensuite des éloges à son armée et distribua les
récompenses méritées. La première part fut pour Attale, au grand applaudissement
de tous. Car le jeune prince avait montré autant de valeur et de talent au
milieu des fatigues et des dangers, que de modestie après la victoire.
[24] [1] Restait toute une seconde guerre avec les Tectosages. Le consul marcha
contre eux, et, au bout de trois journées, arriva à Ancyre, grande ville de la
contrée, dont les ennemis n'étaient qu'à dix milles. [2] Pendant la halte qu'il
y fit, une captive se signala par une action mémorable. C'était la femme du chef
Orgiago; cette femme, d'une rare beauté, se trouvait, avec une foule de
prisonniers comme elle, sous la garde d'un centurion, homme avide et débauché,
vrai soldat. [3] Voyant que ses propositions infâmes la faisaient reculer
d'horreur, il fit violence à la pauvre captive que la fortune de la guerre
mettait en sa puissance. [4] Puis, pour pallier cette indignité, il flatta sa
victime de l'espoir d'être rendue aux siens, et encore ne lui donna-t-il pas
gratuitement cet espoir, comme eût fait un amant. Il fixa une certaine somme
d'or, et, pour ne mettre aucun des siens dans sa confidence, il permit à la
captive de choisir un de ses compagnons d'infortune qui irait traiter de son
rachat avec ses parents.[5] Rendez-vous fut donné près du fleuve: deux amis de
la captive, deux seulement, devaient s'y rendre avec l'or la nuit suivante pour
opérer l'échange. [6] Par un hasard fatal au centurion, se trouvait précisément
dans la même prison un esclave de la femme; elle le choisit et à la nuit
tombante, le centurion le conduisit près des postes. [7] La nuit suivante, se
trouvent au rendez-vous les deux parents, et le centurion avec sa captive. [8]
On lui montre l'or; pendant qu'il s'assure si la somme convenue y est [c'était
un talent attique], la femme ordonne, dans sa langue, de tirer l'épée et de tuer
le centurion penché sur sa balance. On l'égorge, on sépare la tête du cou, [9]
et, l'enveloppant dans sa robe, la captive va rejoindre son mari Orgiago, qui,
échappé du mont Olympe, s'était réfugié dans sa maison. Avant de l'embrasser,
elle jette à ses pieds la tête du centurion. [10] Surpris, il lui demande quelle
est cette tête, que veut dire une action si extraordinaire chez une femme. [11]
Viol, vengeance, elle avoua tout à son mari; et, tout le temps qu'elle vécut
depuis [ajoute-t-on], la pureté, l'austérité de sa conduite, soutint jusqu'au
dernier moment la gloire de cette belle action conjugale.
[25] [1] À son camp d'Ancyre, le consul reçut une ambassade des Tectosages, qui
le priaient de ne point se mettre en mouvement qu'il ne se fût entendu avec les
chefs de leur nation, assurant qu'à n'importe quelles conditions la paix leur
semblait préférable à la guerre. [2] On prit heure et lieu pour le lendemain, et
le rendez- vous fut fixé à l'endroit même qui séparait Ancyre du camp des
Gaulois. [3] Le consul, à l'heure dite, s'y rendit avec une escorte de cinq
cents chevaux, et, ne voyant arriver personne, rentra dans son camp: [4] peu
après arrivèrent les mêmes députés gaulois pour excuser leurs chefs, retenus,
disaient-ils, par des motifs religieux: les principaux de la nation allaient
venir, et l'on pourrait aussi bien traiter avec eux. [5] Le consul, de son côté,
dit qu'il enverrait Attale: on vint cette fois de part et d'autre. Attale
s'était fait escorter par trois cents chevaux on arrêta les conditions; [6] mais
l'affaire ne pouvant être terminée en l'absence des chefs, il fut convenu que le
lendemain, au même lieu, le consul et les princes gaulois auraient une
entrevue.[7] L'inexactitude des Gaulois avait un double but: d'abord, de gagner
du temps pour mettre à couvert leurs effets avec leurs femmes et leurs enfants
de l'autre côté du fleuve Halys; ensuite, de faire tomber le consul lui-même,
peu en garde contre la perfidie de la conférence, dans un piège qu'ils lui
tendaient. [8] À cet effet ils choisirent mille de leurs cavaliers d'une audace
éprouvée; et la trahison eût réussi, si le droit des gens, qu'ils se proposaient
de violer, n'eût trouvé un vengeur dans la fortune. [9] Un détachement. romain
envoyé au fourrage et au bois, s'était porté vers l'endroit où devait se tenir
la conférence; les tribuns se croyaient en toute sûreté sous la protection de
l'escorte du consul et sous l'oeil du consul lui-même, [10] cependant ils n'en
placèrent pas moins eux-mêmes, plus près du camp, un second poste de six cents
chevaux. [11] Le consul, sur les assurances d'Attale, que les chefs gaulois se
rendraient à l'entrevue, et qu'on pourrait conclure, sortit de son camp et se
mit en route avec la même escorte de cavalerie que la première fois. Il avait
fait environ un mille et n'était qu'à quelques pas du lieu du rendez-vous,
lorsque, tout à coup, il voit à toute bride accourir les Gaulois qui le chargent
en ennemis. [12] Il fait halte, ordonne à sa cavalerie d'avoir la lance et
l'esprit en arrêt, et soutient bravement le combat, sans plier; mais bientôt,
accablé par le nombre, il recule au petit pas, sans confusion dans ses rangs.
[13] Enfin, la résistance devenant plus dangereuse que le bon ordre n'était
salutaire, tout se débande et prend précipitamment la fuite. Les Gaulois
pressent les fuyards l'épée levée et se mettent à les tuer. Presque tout
l'escadron allait être massacré, lorsque le détachement des fourrageurs, six
cents cavaliers, se présentent tout à coup. [14] Aux cris de détresse de leurs
compagnons, ils s'étaient jetés sur leurs chevaux la lance au poing. Ils
vinrent, tout frais, faire face à l'ennemi victorieux; [15] aussitôt la fortune
change; l'épouvante passe des vaincus aux vainqueurs, et la première charge met
les Gaulois en déroute. En même temps, de toute la campagne, accourent les
fourrageurs. Les Gaulois sont entourés d'ennemis. Les chemins leur sont coupés,
la fuite devient presque impossible, pressés qu'ils sont par une cavalerie toute
fraîche, eux n'en pouvant plus; [16] aussi bien peu échappèrent. De prisonniers,
on n'en fit pas; tous expièrent leur perfidie par la mort. Les Romains, encore
tout enflammés de colère, allèrent le lendemain, avec toutes leurs forces
chercher l'ennemi.
[26] [1] Deux jours furent employés par le consul à reconnaître en personne la
montagne, afin de ne rien laisser échapper: le troisième jour, après avoir
consulté les auspices et immolé des victimes, il partagea ses troupes en quatre
corps; [2] deux devaient prendre par le centre de la montagne, deux se porter de
côté sur les flancs des Gaulois. [3] La principale force des ennemis, c'étaient
les Tectosages et les Trogmiens qui occupaient le centre, au nombre de cinquante
mille hommes. La cavalerie, inutile au milieu des rocs et des précipices, avait
mis pied à terre, au nombre de dix mille hommes, et pris place à l'aile droite.
[4] Les auxiliaires d'Ariarathe, roi de Cappadoce et de Morzius, avaient la
gauche, au nombre d'environ quatre mille. Le consul, comme au mont Olympe, plaça
à l'avant-garde des troupes légères, et eut soin de faire mettre sous la main
une bonne quantité de traits de toute espèce. [5] On s'aborda: tout, de part et
d'autre, se passait comme dans le premier combat; les esprits seuls étaient
changés, rehaussés chez les uns par le succès, abattus chez les autres; [6] car,
pour n'avoir pas été eux-mêmes vaincus, les ennemis s'associaient à la défaite
de leurs compatriotes, et, l'action engagée sous les mêmes auspices, eut le même
dénouement. [7] Comme une nuée de traits légers vint écraser l'armée gauloise,
avancer hors des rangs, c'était se mettre à nu sous les coups, personne ne
l'osa. Serrés les uns contre les autres, plus leur masse était brande, mieux
elle servait de but aux tireurs. Tous les coups portaient. [8] Le consul, voyant
l'ennemi presque en déroute, imagina qu'il n'y avait qu'à faire voir les
drapeaux légionnaires pour mettre aussitôt tout en fuite, et faisant rentrer
dans les rangs les vélites et les autres auxiliaires, il fit avancer le corps de
bataille.
[27] [1] Les Gaulois, poursuivis par l'image des Tolostobogiens égorgés, le
corps criblé de traits plantés dans les chairs, n'en pouvant plus de fatigues et
de coups, ne tinrent même pas contre le premier choc, les premières clameurs des
Romains. [2] Ils s'enfuirent vers leur camp; mais un petit nombre seulement se
réfugia derrière les retranchements; la plupart, emportés à droite et à gauche,
se jetèrent à corps perdu devant eux. Les vainqueurs poussèrent l'ennemi
jusqu'au camp, l'épée dans les reins; [3] mais l'avidité les retint dans le camp
et la poursuite fut complètement abandonnée. [4] Sur les ailes, les Gaulois
tinrent plus longtemps, parce qu'on les avait joints plus tard; mais ils
n'attendirent même pas la première décharge de traits. [5] Le consul, ne pouvant
arracher au pillage ceux qui étaient entrés dans le camp, mit aussitôt les ailes
à la poursuite des ennemis. [6] La chasse dura quelque temps, mais il n'y eut
guère plus de huit mille hommes de tués dans la poursuite, je ne dis pas combat,
il n'y en eut point. Le reste passa l'Halys. [7] Les Romains, en grande partie,
passèrent la nuit dans le camp ennemi; les autres revinrent avec le consul dans
leur camp. Le lendemain on fit l'inventaire des prisonniers et du butin: le
butin était immense; c'était tout ce qu'une nation avide, longtemps maîtresse
par la conquête de toute la contrée en deçà du mont Taurus, avait pu amasser.
[8] Les Gaulois, dispersés, se rassemblèrent sur un même point, blessés pour la
plupart, sans armes, sans aucune ressource. Ils envoyèrent demander la paix au
consul. [9] Manlius leur donna rendez-vous à Éphèse, et, comme l'on était déjà
au milieu de l'automne, ayant hâte d'abandonner un pays glacé par le voisinage
du mont Taurus, il ramena son armée victorieuse sur les côtes, pour y prendre
ses quartiers d'hiver.
[28] [1] Pendant que l'Asie était le théâtre de ces événements, le calme régnait
dans les autres provinces. À Rome, les censeurs T. Quinctius Flamininus et M.
Claudius Marcellus firent le recensement du sénat. [2] On nomma pour la
troisième fois, prince du sénat, P. Scipion l'Africain: il n'y eut que quatre
noms de rayés; aucun n'avait joui des honneurs curules. L'ordre des chevaliers
fut également soumis à une censure très douce. [3] Don mit en adjudication des
travaux de substruction au Capitole en haut de la place Aequimaelium ainsi que
le pavement de la rue qui va de la porte Capène au temple de Mars. [4] Les
Campaniens demandèrent au sénat où se ferait leur dénombrement. Le sénat décréta
qu'il se ferait à Rome. Il y eut des crues d'eaux considérables cette année; le
Tibre inonda douze fois le Champ de Mars et les quartiers bas de la ville. [5]
Cn. Manlius ayant terminé la guerre d'Asie contre les Gaulois, l'autre consul M.
Fulvius, l'Étolie soumise, passa dans l'île de Céphalonie, et fit demander aux
villes si elles aimaient mieux se livrer aux Romains, ou tenter le sort de la
guerre. [6] La terreur fit prendre partout le parti de la soumission; on exigea
des otages en proportion de la faiblesse du pays: les Craniens, les Paliens et
les gens de Samè en donnèrent chacun vingt. [7] Une paix inespérée commençait à
régner à Céphalonie, lorsque tout à coup l'une des cités, Samè, sans qu'on sache
pourquoi, se détacha des Romains. [8] « La situation avantageuse de leur
ville leur faisait craindre, disaient les habitants, que les Romains ne les
forçassent à la quitter. » Cette crainte leur était-elle venue naturellement,
était-ce un scrupule imaginaire qui les avait fait renoncer à la paix, ou bien
était-ce un bruit venu de Rome à Céphalonie, on ne sait: [9] quoi qu'il en soit,
à peine avaient-ils livré leurs otages, qu'ils fermèrent leurs portes, sans que
les prières de ces malheureux, envoyés par le consul au pied des remparts pour
attendrir leurs parents et leurs amis, pussent les arracher à leur résolution.
[10] Le consul assiégea, quand il vit qu'on rejetait la paix. Machines,
instruments de siège, il avait tout fait venir de devant Ambracie; [11] quant
aux travaux nécessaires, les soldats les eurent promptement achevés. On fit donc
sur deux points agir le bélier.
[29] [1] Les habitants, de leur côté, n'omirent rien de ce qui pouvait écarter
les machines ou les assaillants. Deux moyens surtout leur réussirent: [2] le
premier, était de remplacer toujours un mur détruit par un mur nouveau placé
derrière et également solide; l'autre de faire des sorties subites, tantôt
contre les ouvrages, tantôt contre les postes ennemis, et presque toujours dans
ces attaques ils avaient l'avantage. [3] Pour les tenir en arrêt, on eut recours
à un expédient qui mérite d'être rappelé ici. [4] On fit venir cent frondeurs
d'Aegium, de Patras et de Dymes. Dès l'enfance, ces hommes étaient exercés,
suivant l'usage de leur pays, à faire voler avec la fronde à la surface de la
mer ces galets qui se trouvent dans le sable sur les côtes. [5] Aussi,
manient-ils la fronde de plus loin, avec un coup d'oeil plus sûr et d'une main
plus forte que les frondeurs des îles Baléares; [6] et puis leur fronde n'est
pas faite d'une seule courroie, comme dans les îles Baléares et ailleurs; elle a
une assiette de trois cuirs, réunis par une quantité de coutures, pour que la
balle ne coule pas sur la corde et ne bouge pas au moment du jet, mais reste
bien assise dans le mouvement de rotation et soit chassée comme un trait. [7]
Aussi, habitués à tirer dans des cercles de peu d'étendue, d'une grande
distance, ces frondeurs frappaient l'ennemi non seulement à la tête, mais à tel
endroit du visage qu'ils visaient. [8] Cette arme terrible empêcha les Saméens
de faire ces sorties si fréquentes et si audacieuses: ils en vinrent même
jusqu'à prier du haut de leurs murs les Achéens de se tenir à quelque distance,
et de rester tranquilles spectateurs de leurs combats avec les Romains. [9]
Pendant quatre mois, Samè soutint le siège. Le nombre des assiégés, déjà fort
peu considérable, s'affaiblissait de jour en jour par la mort ou les blessures,
et ceux qui restaient étaient brisés de corps et d'âme. [10] Enfin les Romains
pénétrèrent la nuit par escalade dans la citadelle nommée Cymatis [car la ville,
inclinée vers la mer, regarde l'occident], et débouchèrent sur la place
publique. [11] Les Saméens, voyant une partie de leur ville au pouvoir de
l'ennemi, se réfugièrent avec femmes et enfants dans leur plus grande citadelle.
Le lendemain ils capitulèrent, la ville fut saccagée et tous les habitants
vendus à l'encan.
[30] [1] Le consul, ayant tout terminé à Céphalonie, mit une garnison à Samè, et
passa dans le Péloponnèse où il était depuis longtemps appelé par les habitants
d'Aegium et de Lacédémone. [2] Aegium, dès le début de la ligue achéenne, avait
toujours été le siège des assemblées nationales, privilège accordé soit à la
dignité, soit à la situation avantageuse de la ville. [3] Cet usage, Philopoemen
voulait cette année, pour la première fois, y porter atteinte, et il préparait
une loi pour que toutes les villes de la confédération achéenne fussent
successivement le rendez-vous de la diète. [4] Avant l'arrivée du consul, tandis
que les Damiurges, principaux magistrats des cités, faisaient les convocations
pour Aegium, Philopoemen [alors préteur] donnait rendez-vous à Argos. [5]
Prévoyant que ce serait dans cette dernière ville que l'on se réunirait en
assemblée générale, le consul s'y rendit aussi, quoique très porté pour Aegium.
On discuta, et voyant que Philopoemen allait l'emporter, il se désista de son
projet. [6] Les débats de Lacédémone appelèrent aussi son attention. Cette ville
était tenue en alarme par les exilés, dont la plupart habitaient des châteaux de
la côte de Laconie, tout entière enlevée à la domination lacédémonienne. [7] Les
Lacédémoniens, impatientés, et voulant avoir quelque part libre communication
avec la mer, en cas d'ambassades à envoyer à Rome ou ailleurs, et en même temps
pour avoir un port, un entrepôt des marchandises étrangères dont ils avaient
besoin, se portèrent de nuit sur un bourg maritime appelé Lan, et s'en rendirent
maîtres par surprise. [8] Les habitants du bourg, et les exilés de l'endroit,
furent d'abord dans la consternation; mais au lever du jour ils s'assemblèrent,
et, après une faible résistance, ils chassèrent les Lacédémoniens. [9] Cependant
la terreur gagna toute la côte; châteaux, bourgs, exilés établis dans le pays,
partout on envoya en commun des députés aux Achéens.
[31] [1] Le préteur Philopoemen, depuis longtemps attaché à la cause des exilés
et qui ne cessait d'exhorter les Achéens à diminuer la puissance et la
considération des Lacédémoniens, ouvrit le conseil aux plaintes des envoyés, [2]
et fit décréter, « que les Achéens ayant été chargés par T. Quinctius et
les Romains, de la garde des châteaux et bourgs de la côte de Laconie, et les
Lacédémoniens qui devaient, aux termes du traité, respecter cette côte, ayant
assiégé le bourg de Lan et massacré les habitants, les auteurs et les complices
de cet attentat devaient être livrés aux Achéens, sans quoi le traité était
violé. » [3] Pour réclamer les coupables, on envoya aussitôt une ambassade à
Lacédémone. Les Lacédémoniens y virent un ordre si arrogant et si tyrannique,
que s'ils avaient été au temps de leur antique splendeur, sans nul doute ils
auraient aussitôt couru aux armes. [4] Une crainte surtout les tourmentait:
obéir aux premiers ordres, c'était recevoir le joug, et faciliter le projet dès
longtemps conçu par Philopoemen, de livrer Lacédémone aux exilés. [5] Emportés
par la fureur, ils égorgent trente de leurs concitoyens qui avaient des
intelligences avec Philopoemen et les exilés, renoncent par un décret à
l'alliance des Achéens, et envoient aussitôt des ambassadeurs à Céphalonie pour
remettre Lacédémone au pouvoir des Romains [6] et, prier le consul M. Fulvius de
venir dans le Péloponnèse recevoir la soumission de Lacédémone.
[32] [1] Sur le rapport de leurs ambassadeurs, les Achéens, du consentement de
toutes les cités de la ligue, déclarèrent la guerre aux Lacédémoniens.
L'ouverture immédiate de la campagne fut empêchée par l'hiver seul. [2]
Cependant de petites excursions qui ressemblaient plutôt à des brigandages qu'à
des hostilités, et même des descentes par mer, portèrent la désolation sur les
frontières de l'ennemi. [3] Ces troubles amenèrent le consul dans le
Péloponnèse; par son ordre, l'assemblée fut convoquée à Élis, et les
Lacédémoniens y furent appelés pour plaider leur cause. [4] Ce ne fut pas
seulement une discussion, mais une vraie altercation; le consul qui, par son
adresse à ménager les deux partis, avait jusque là répondu d'une manière
évasive, mit fin aux débats par l'injonction formelle de ne pas toucher aux
armes, qu'on n'eût envoyé des ambassadeurs à Rome auprès du sénat. [5] On en
envoya des deux côtés. Les exilés de Lacédémone remirent également leur cause et
leur défense aux Achéens. [6] Diophane et Lycortas, tous deux de Mégalopolis,
furent mis à la tête de la députation achéenne; mais, divisés dans leur patrie,
ils ne parlèrent pas dans cette circonstance d'une manière moins contradictoire.
[7] Diophane faisait le sénat arbitre souverain de la contestation: c'était lui
qui pouvait le mieux terminer les différends des Achéens et des Lacédémoniens.
[8] Lycortas, d'après les instructions de Philopoemen, demandait que les
Achéens, aux termes du traité et conformément à leurs lois, fussent libres,
après avoir fait un décret, d'en assurer l'exécution; et réclamaient pleine et
entière cette liberté qu'ils tenaient du sénat lui-même. [9] Grand était alors,
à Rome, le crédit de la ligue achéenne; cependant on ne voulait rien changer à
l'état des Lacédémoniens. Aussi la réponse fut assez obscure pour que les
Achéens s'imaginassent que tout leur était permis à l'égard de Lacédémone; [10]
les Lacédémoniens, qu'ils n'avaient pas obtenu pleine satisfaction. Cette
liberté, les Achéens en abusèrent avec insolence.
[33] [1] Philopoemen fut continué dans sa charge. Au commencement du printemps,
il assembla l'armée, et alla camper sur les frontières des Lacédémoniens; [2]
puis il envoya des députés réclamer les auteurs de la rupture, promettant de
laisser la ville en paix, s'ils obéissaient à la sommation, et ne rien faire aux
prévenus sans les entendre. L'effroi ferma toutes les bouches; [3] les accusés
désignés nommément, déclarèrent eux-mêmes qu'ils iraient, sur la parole des
ambassadeurs qu'on ne porterait pas la main sur eux qu'ils n'eussent présenté
leur défense. [4] Avec eux partirent des citoyens illustres, en qualité de
défenseurs d'une cause qu'ils regardaient comme celle de la république. [5]
Jamais jusque-là les Achéens n'avaient mené avec eux les exilés sur le
territoire de Lacédémone, convaincus que rien n'était plus capable d'aliéner les
esprits; alors, presque toute la tête de l'armée n'était composée que d'exilés.
[6] À l'arrivée des Lacédémoniens, ils coururent en foule à leur rencontre à la
porte du camp, et, commencèrent par les accabler d'injures; une querelle
s'éleva, et, enflammés de colère, les plus, fougueux des bannis se jetèrent sur
les Lacédémoniens. [7] Ceux-ci invoquent le ciel et la parole des ambassadeurs;
les ambassadeurs et le préteur écartent la foule, protègent les Lacédémoniens,
repoussent les fers dont quelques mains veulent les charger; [8] mais le
désordre et la foule augmentent. Les Achéens accourent d'abord pour voir; les
exilés rappellent à grands cris tout ce qu'ils ont; souffert, [9] demandent
main-forte, assurent que jamais une aussi bonne occasion ne se représenterait si
on ne profitait pas de celle-ci; que le traité, juré au Capitole, juré à
Olympie, juré dans la citadelle d'Athènes, avait été foulé aux pieds par les
Lacédémoniens; [10] qu'avant de les lier par un nouveau traité, il fallait tirer
vengeance de leur premier crime. Ces cris enflamment la multitude. Une voix
s'écrie qu'il faut frapper. Les pierres volent, et dix-sept malheureux,
enchaînés au milieu du tumulte, périssent sous les coups; [11] soixante-trois
autres furent arrêtés le lendemain: c'étaient ceux que le préteur avait
soustraits à la violence, non qu'il voulût les sauver, mais pour empêcher qu'on
ne les mît à mort sans les entendre; livrés à une multitude exaspérée, ils
disent quelques mots: on ne les écoute pas, on les condamne tous, on les traîne
au supplice.
[34] [1] Ce coup frappé, on fit signifier aux Lacédémoniens qu'ils eussent à
renverser leurs murailles, à chasser de la Laconie tous les mercenaires
étrangers à la solde des tyrans, [2] à renvoyer également dans un délai prescrit
tous les esclaves affranchis par les tyrans [le nombre en était considérable];
il n'avaient qu'à rester et les Achéens pouvaient les arrêter, les vendre, les
emmener; [3] à abroger les lois et les institutions de Lycurgue; à se conformer
aux lois et aux institutions des Achéens, afin que toute la ligue ne fît plus
qu'un seul et même corps, et qu'on pût s'entendre plus facilement sur toutes les
questions. [4] Ce qui leur coûta le moins, ce fut la destruction de leurs
remparts; ce qui leur coûta le plus; ce fut le rappel des exilés. [5] Un décret
rendu à Tégée par l'assemblée générale des Achéens, ordonna leur rétablissement.
[6] Instruit que les mercenaires renvoyés, ainsi que les esclaves mis au nombre
des citoyens [ou désignait ainsi les esclaves affranchis par les tyrans], au
sortir de la ville, s'étaient répandus dans les campagnes, le préteur, avant de
licencier son armée, partit avec de la troupe légère, et fit main basse sur
cette race d'hommes, et les vendit comme prise de guerre. [7] Il y en eut une
foule de vendus; le produit servit, de l'aveu des Achéens, à relever, à
Mégalopolis, le portique que les Lacédémoniens avaient abattu. [8] Le territoire
des Belbinates, injustement accaparé par les tyrans de Lacédémone, fut rendu à
la même ville, en vertu d'un ancien décret des Achéens porté sous le règne de
Philippe, fils d'Amyntas. [9] Ainsi démembrée, la ville de Lacédémone resta
longtemps dans la dépendance des Achéens; mais rien ne lui porta une plus
funeste atteinte que l'abolition des lois de Lycurgue, sous l'empire desquelles
elle avait vécu pendant sept cents ans.
[35] [1] Au sortir de l'assemblée où avait été débattue devant le consul
l'affaire des Achéens et des Lacédémoniens, M. Fulvius voyant l'année sur sa
fin, s'était rendu à Rome pour les comices, et avait fait nommer consuls M.
Valérius Messala et C. Livius Salinator, à l'exclusion de M. Aemilius Lépidus,
son ennemi, candidat cette même année. [2] On nomma ensuite préteurs Q. Marcius
Philippus, M. Claudius Marcellus, C. Stertinius, C. Atinius, P. Claudius
Pulcher, L. Manlius Acidinus. [3] Les élections terminées, le consul M. Fulvius
eut ordre de retourner dans sa province se mettre à la tête de son armée; il
fut, lui et son collègue Cn. Manlius, prorogé pour une année dans son
commandement. [4] La même année, furent placés par P. Cornélius, sur l'avis des
décemvirs, dans le temple d'Hercule une statue de ce dieu, et dans le capitole
un char doré, attelé de six chevaux. [5] C'était une offrande du consul, comme
le portait l'inscription. Douze boucliers dorés furent aussi offerts par les
édiles curules, P. Claudius Pulcher et Ser. Sulpicius Galba, sur le produit des
amendes infligées aux fournisseurs pour avoir accaparé le grain. [6] L'édile
plébéien Q. Fulvius Flaccus consacra également deux statues dorées avec l'argent
provenant d'une condamnation. Son collègue A. Caecilius n'avait condamné
personne [ils prononçaient sans le concours l'un de l'autre]. Les jeux romains
furent célébrés trois fois, les jeux plébéiens cinq fois. [7] Les consuls M.
Valérius Messala et C. Livius Salinator, entrés en charge aux Ides de Mars,
mirent en délibération les affaires de la république, les provinces et les
armées. [8] À l'égard de l'Étolie et de l'Asie, il n'y eut aucun changement. Les
consuls durent avoir l'un Pise avec la Ligurie, l'autre la Gaule, pour
département; [9] ils devaient choisir à l'amiable ou tirer au sort; quant aux
troupes, ils eurent ordre d'en lever de nouvelles, chacun deux légions, et de
prendre chez les alliés du nom latin quinze mille hommes d'infanterie et douze
cents chevaux chacun. À Messala échut la Ligurie, à Salinator, la Gaule. Les
préteurs tirèrent ensuite. [10] M. Claudius eut la juridiction de la ville, P.
Claudius celle des étrangers, Q. Marcius la Sicile, C. Stertinius la Sardaigne,
L. Manlius l'Espagne citérieure, C. Atinius l'Espagne ultérieure.
[36] [1] Les armées furent ainsi réparties: les légions de Gaule, qui avaient
servi sous C. Laelius, durent passer sous les ordres du propréteur M.Tuccius
dans le Bruttium; [2] l'armée de Sicile dut être licenciée, et la flotte ramenée
à Rome par le propréteur M. Sempronius. [3] Les deux légions qui étaient dans
les Espagnes devaient y demeurer et recevoir chacune un supplément de trois
mille hommes d'infanterie et de deux cents chevaux que les deux préteurs étaient
autorisés à prendre chez les alliés et à amener avec eux. [4] Avant le départ
des nouveaux magistrats pour leurs provinces, trois jours de prières publiques
furent prescrits par le collège des décemvirs dans tous les carrefours, à cause
d'une éclipse de soleil entre la troisième et la quatrième heure du jour; une
neuvaine fut également ordonnée pour une pluie de pierres tombée sur le mont
Aventin. [5] Les Campaniens, qu'un sénatus-consulte de l'année précédente avait
forcés de se faire comprendre dans le cens de Rome [car jusque là ils n'avaient
su où se faire inscrire], demandèrent le droit d'épouser des Romaines, [6] la
validité des mariages contractés avant cette époque, et la reconnaissance des
enfants issus de ces mariages, comme enfants et comme héritiers légitimes: [7]
on fit droit à ces deux demandes. Le tribun du peuple C. Valérius Tappo proposa
de conférer le droit de suffrage aux municipes de Formies, de Fundi et
d'Arpinum, qui jusque là n'avaient eu que le droit de cité. [8] Cette
proposition fut combattue par quatre autres tribuns du peuple, parce qu'elle
n'avait pas eu l'aval du sénat: mais il leur fut démontré que c'était au peuple
et non au sénat qu'appartenait le pouvoir de conférer à qui bon lui semblait le
droit de suffrage; et ils se désistèrent de leur opposition. [9] Il fut donc
décrété que ceux de Formies et de Fundi voteraient dans la tribu Aemilia, ceux
d'Arpinum dans la tribu Cornélia, et en vertu de la loi Valéria; les uns et les
autres furent pour la première fois classés dans ces deux tribus. [10] Ce fut le
censeur M. Claudius Marcellus, qui, grâce à la préférence que lui donna le sort
sur T. Quinctius, eut l'honneur de fermer le lustre. Le cens compta deux cent
cinquante huit mille trois cent dix-huit citoyens. Après la clôture du lustre,
les consuls partirent pour leurs provinces.
[37] [1] Pendant l'hiver où ces faits se passaient à Rome, Cn. Manlius, d'abord
consul, puis proconsul, recevait dans ses quartiers d'hiver en Asie des
ambassades de toutes les villes et de toutes les peuplades en deçà du mont
Taurus; [2] car si la victoire remportée sur Antiochus était plus brillante et
plus glorieuse pour les Romains, la défaite des Gaulois était plus agréable aux
alliés que celle d'Antiochus. [3] Le despotisme royal avait été plus tolérable
que la sauvage domination de ces barbares farouches qui tenaient l'Asie toujours
haletante et dont les ravages semblaient se promener comme un tourbillon sur les
campagnes. [4] Ils devaient donc la liberté à l'expulsion d'Antiochus, la paix à
la soumission des Gaulois, et ils venaient apporter avec leurs félicitations des
couronnes d'or, chacun suivant ses moyens. [5] Antiochus et les Gaulois
eux-mêmes avaient aussi envoyé des députés pour prendre les conditions du
vainqueur; et Ariarathe, roi de Cappadoce, pour s'humilier et pour expier à prix
d'argent la faute dont il s'était rendu coupable en donnant des secours à
Antiochus. [6] Il fut taxé à six cents talents d'argent. Pour les Gaulois, on
leur répondit qu'à l'arrivée d'Eumène ils sauraient à quoi s'en tenir; les
députés des cités obtinrent des réponses bienveillantes et s'en retournèrent
encore plus joyeux qu'ils n'étaient venus. [7] Quant aux envoyés d'Antiochus,
ils reçurent l'ordre de faire porter les grains et les sommes fixées par L.
Scipion, dans la Pamplylie où l'armée allait se rendre. [8] Dès les premiers
jours du printemps, en effet, le proconsul passa ses troupes en revue et se mit
en route: au bout de huit jours il arriva à Apamée. Il y séjourna trois jours;
trois autres journées le conduisirent d'Apamée dans la Pamphylie, où il avait
donné rendez-vous aux gens du roi avec les grains et les sommes. [9] Mille cinq
cents talents d'argent lui furent comptés: il les fit transporter à Apamée: le
blé fut distribué aux soldats. De là on marcha sur Perga, le seul endroit de ces
pays où il y eût garnison. [10] À l'approche de l'armée, le commandant vint
demander un délai de trente jours pour prendre les ordres d'Antiochus. Il
l'obtint, et, ce terme expiré, la garnison évacua. [11] De Perga, le proconsul
détacha son frère L. Manlius avec quatre mille hommes sur Oroanda pour réclamer
le reste des sommes fixées par le traité; et lui-même, à la nouvelle de
l'arrivée d'Eumène et des dix commissaires romains à Éphèse, il se fit suivre
des envoyés d'Antiochus et ramena son armée à Apamée.
[38] [1] Là, de l'avis des dix commissaires, un traité fut signé avec Antiochus
presque dans les termes suivants: [2] « Alliance est conclue entre le roi
Antiochus et le peuple romain à ces conditions: À nulle armée, marchant contre
le peuple romain ou contre ses alliés, le roi n'accordera ni passage sur ses
terres ou sur celles des peuples de sa dépendance; ni vivres, ni secours d'aucun
genre. [3] À charge de revanche pour les Romains et leurs alliés à l'égard du
roi Antiochus et des peuples de sa dépendance. Il est interdit à Antiochus de
faire la guerre aux habitants des îles, et de passer en Europe. [4] Antiochus
évacuera les villes, campagnes, bourgs et châteaux en deçà du mont Taurus
jusqu'au fleuve Halys, et depuis la vallée du Taurus jusqu'à la chaîne, qui
regarde la Lycaonie. [5] Il n'emportera aucune arme des places, et territoires
et châteaux qu'il est tenu d'évacuer. S'il en emportait, il aurait à en faire
bien et dûment la restitution. Soldats ou sujets d'Eumène, il ne recevra
personne dans ses états. [6] Tous les habitants des villes démembrées qui
peuvent se trouver auprès du roi Antiochus ou sur les terres de son royaume,
doivent, dans un terme fixé, revenir à Apamée. [7] Quant aux sujets d'Antiochus
qui peuvent être à Rome ou chez les alliés des Romains, libre à eux de s'en
aller ou de rester. Esclaves, fugitifs ou prisonniers de guerre, prisonniers ou
transfuges de condition libre, tous doivent être rendus aux Romains et à leurs
alliés. [8] Le roi devra livrer tous ses éléphants, sans pouvoir s'en procurer
d'autres. Il devra remettre ses navires longs avec tous leurs appareils de
guerre; il ne pourra avoir plus de dix galères, dont aucune de plus de trente
rames, aucune galiote dans la guerre où il aura été l'agresseur. [9] Il ne
pourra naviguer au-delà des promontoires Calycadnus et Sarpedon, hors les cas
d'argent, de tribut, d'ambassadeurs ou d'otages à faire porter. [10] Défense est
faite au roi Antiochus de lever des troupes mercenaires chez les nations
soumises à la domination du peuple romain, et même de recevoir des volontaires
de ces nations. [11] Les bâtiments et édifices que les Rhodiens et leurs alliés
possèdent sur les terres d'Antiochus devront, comme avant la guerre, appartenir
à qui de droit, aux Rhodiens et à leurs alliés. [12] Les sommes dues pourront
être réclamées par les créanciers; en cas de soustractions, chacun aura le droit
de rechercher, de reconnaître, de réclamer ses effets. Si quelques-unes des
villes qu'Antiochus est tenu de livrer se trouvent aux mains des commandants à
qui il les a confiées, il doit les faire évacuer et les faire remettre en toute
conscience. [13] Il devra également compter, en bon argent, douze mille talents
attiques dans l'espace de douze ans par paiements égaux [chaque talent du poids
romain de quatre-vingts livres], et fournir cinq cent quarante mille mesures de
blé. [14] Au roi Eumène il paiera trois cent cinquante talents dans l'espace de
cinq ans; et, à la place du blé qu'il lui doit, par estimation, une somme de
cent vingt-sept talents. [15] Il donnera aux Romains vingt otages à changer tous
les trois ans, les plus jeunes ayant au moins dix-huit ans, les plus âgés au
plus quarante-cinq. [16] Si quelque nation alliée du peuple romain déclare la
première la guerre à Antiochus, le roi pourra repousser la force par la force, à
charge par lui de ne prendre possession d'aucune ville par droit de conquête, de
ne faire aucune alliance. [17] Les démêlés devront être terminés entre les
partis par les voies juridiques, ou s'ils le préfèrent, par les armes. » [18]
Hannibal le Carthaginois, l'Étolien Thoas, Mnasiloque l'Acarnanien, Eubulide et
Philon de Chalcis étaient réclamés par un article à part: une dernière clause
permettait des additions des retranchements, des modifications ultérieures, sans
préjudice de la parole donnée.
[39] [1] Le consul jura le traité, et envoya au roi pour exiger son serment, Q.
Minucius Thermos et L. Manlius, alors de retour d'Oroanda. [2] Il écrivit aussi
à Q. Fabius Labéon, commandant de la flotte, de se rendre immédiatement à Patara
pour détruire et brûler les vaisseaux syriens qui s'y trouvaient. [3] Labéon
sortit d'Éphèse et se rendit à Patara où il détruisit et brûla cinquante navires
couverts. Dans la même expédition il s'empara de Telmissus, où l'arrivée subite
de la flotte avait jeté l'épouvante: [4] de la Lydie, suivi des vaisseaux qu'il
avait laissés à Éphèse, il traversa aussitôt les îles et passa en Grèce. Il
s'arrêta quelques jours à Athènes pour donner à sa suite le temps d'arriver
d'Éphèse au Pirée, et reprit ensuite avec toute sa flotte la route de l'Italie.
[5] Cn. Manlius, entre autres objets dus par Antiochus, avait reçu les éléphants
et en avait fait cadeau à Eumène; il s'était ensuite occupé des griefs des cités
et des troubles occasionnés par la dernière révolution. [6] Le roi Ariarathe dut
en même temps la remise d'une moitié des sommes auxquelles il avait été taxé, à
la protection d'Eumène, qui venait d'épouser sa fille, et fut reconnu ami du
peuple romain. [7] Examen fait des griefs des cités, les deux commissaires
réglèrent leur sort: celles qui, tout en ayant été tributaires du roi Antiochus,
s'étaient déclarées pour le peuple romain, obtinrent exemption de tout tribut;
[8] celles qui avaient suivi le parti d'Antiochus, ou qui avaient payé tribut au
roi Attale, durent toutes payer également tribut à Eumène. En particulier, les
Colophoniens de Notium, les Cyméens et les Mylaséniens furent exemptés de tout
tribut. [9] Les habitants de Clazomène, outre cette exemption, obtinrent encore
l'île de Drymussa comme gratification; les, Milésiens, la restitution du
territoire dit sacré. [10] Ilium fut agrandi des territoires de Rhétée et de
Gergithe, moins comme récompense de services récents, qu'à titre de berceau du
peuple romain. La même considération valut aux Dardaniens leur liberté.[11] Les
habitants de Chios, de Smyrne et d'Érythrée, en récompense de l'attachement
inviolable qu'ils avaient témoigné aux Romains dans cette guerre, reçurent des
terres et des distinctions honorifiques de tout genre. [12] Les Phocéens furent
remis en possession du territoire qu'ils occupaient avant la guerre, et
autorisés à conserver leurs anciennes lois. [13] Les Rhodiens obtinrent
confirmation des privilèges qui leur avaient été attribués par un premier
décret: on leur donna la Lydie et la Carie jusqu'au Méandre, à la réserve de la
ville de Telmissus. [14] Le roi Eumène fut agrandi de la Chersonèse d'Europe, de
la Lysimachie, des châteaux, bourgs et territoires qui avaient appartenu à
Antiochus; [15] en Asie, il fut remis en possession des deux Phrygies [la
Phrygie près de l'Hellespont, et la grande Phrygie ], de la Mysie que lui avait
enlevée le roi Prusias, [16] de la Lycaonie, de la Milyade, de la Lydie et
nommément des villes de Tralles, d'Éphèse et de Telmissus. [17] La Pamphylie fut
l'objet d'une longue discussion entre Eumène et les envoyés d'Antiochus, attendu
qu'une partie est en deçà, l'autre au-delà du Taurus: on finit par renvoyer
l'affaire au sénat.
[40] [1] Ces traités et ces décrets ratifiés, Manlius, accompagné des dix
commissaires, et à la tête de toute son armée, prit la route de l'Hellespont, où
il avait donné rendez-vous aux chefs des Gaulois et leur notifia les conditions
qui devaient les maintenir en paix avec Eumène; [2] il leur signifia en même
temps qu'ils eussent à renoncer à cette vie nomade, et à se renfermer dans les
limites de leur territoire. [3] Il ramassa ensuite des navires sur toute la
côte, les joignit à la flotte d'Eumène qu'Athénée, frère de ce prince, avait
ramenée d'Élée, et repassa en Europe avec toutes ses troupes. [4] Il prit route
par la Chersonèse, avançant à petites journées à cause d'un immense butin qui
retardait sa marche, et fit une halte à Lysimachie, afin de laisser ses bêtes de
somme se reposer et se refaire entièrement, et de traverser ensuite la Thrace,
dont le passage était généralement redouté. [5] Le jour même de son départ de
Lysimachie, il arriva au bord du fleuve Mélas, et le lendemain à Cypsèle. [6] À
partir de Cypsèle, la route courait, environ dix milles, à travers bois,
étroite, raboteuse; les difficultés du chemin le décidèrent à partager son armée
en deux corps; il fit prendre les devants au premier; le second dut fermer la
marche à une grande distance derrière; au milieu marchaient les bagages;
c'étaient des chariots chargés des fonds publics et de tout le butin précieux.
[7] On s'engage donc dans ces gorges. Tout à coup dix mille Thraces, Astiens,
Caéniens, Maduaténiens et Coréliens, quatre peuplades, se présentent aux bords
des défilés et ferment le passage. [8] C'était un bruit général que Philippe
était pour quelque chose dans cette perfidie; car il savait que c'était bien par
la Thrace que reviendraient les Romains; il savait tout ce qu'ils rapportaient
d'argent avec eux. [9] À la tête de la première division marchait le général,
tourmenté des dangers de sa position. Les Thraces ne firent aucun mouvement
avant que les troupes armées ne fussent passées: [10] dès qu'ils virent le
premier corps sorti du défilé, et l'arrière-garde encore loin, ils se jetèrent
sur les bagages, égorgèrent les gardiens, pillèrent les chariots et enlevèrent
les bêtes de somme avec leurs charges. [11] Aux cris qui arrivent d'abord aux
colonnes déjà engagées dans le défilé, bientôt à l'avant-garde, on accourt des
deux extrémités, et une mêlée tumultueuse s'engage sur divers points à la fois.
[12] Les Thraces, embarrassés de butin et venus pour piller, c'est-à-dire les
mains vides et désarmées, tombent facilement sous le glaive; mais les Romains
ont contre eux la difficulté du terrain, tandis que les barbares accourent par
des sentiers connus, disparaissent dans le creux des vallons. [13] Les bagages,
les chariots eux-mêmes, dispersés çà et là, embarrassent tout le monde et font
obstacle au combat; [14] voleurs et volés tombent pêle-mêle. L'avantage ou le
désavantage du terrain, le courage des combattants, le nombre presque toujours
inégal des lutteurs qui se rencontrent, l'emportent tour à tour. Il périt
beaucoup de monde des deux côtés. [15] Déjà la nuit tombait lorsque les Thraces
abandonnèrent la partie; ce n'étaient ni les coups ni la mort qui les faisaient
fuir. Ils avaient assez de butin.
[41] [1] L'avant-garde des Romains, sortie enfin du défilé, campa près du temple
de Bendis, dans un lieu découvert; la seconde division resta dans le défilé pour
garder les bagages, derrière une double palissade. [2] Le lendemain, elle fit
reconnaître le terrain, puis elle se mit en mouvement et rejoignit le premier
corps. [3] Ce combat coûta aux Romains une partie de leurs bagages, des valets
d'armée, des soldats sur toute la longueur du défilé où il se livra: la perte la
plus sensible fut celle de Q. Minucius Thermus, brave et intelligent officier.
[4] Dans la journée on arriva au bord de l'Ébre; puis on passa les frontières
des Aéniens, près du temple d'Apollon, nommé Zérynthien. [5] Ce fut pour tomber
dans les nouveaux défilés de Tempyra [c'était le nom de l'endroit], non moins
rudes que les premiers; heureusement, comme il n'y a aucun bois dans les
environs, les embuscades y sont plus difficiles. [6] Cependant la soif du butin
y avait aussi attiré les Thrausiens, autre peuplade thrace; mais ces vallées
découvertes permettaient d'apercevoir de loin les ennemis postés dans le défilé;
il y eut moins de terreur et de confusion chez les Romains; car, malgré le
désavantage du terrain, ils pouvaient combattre en règle, en bataille rangée,
enseignes déployées. [7] Ils s'avancent donc, les rangs serrés, en poussant de
grands cris, et dès le premier choc ils délogent les ennemis, puis ils leur font
tourner le dos, les poursuivent, les égorgent au milieu de leurs défilés qui les
trahissent eux-mêmes. [8] Les Romains vainqueurs allèrent camper près du bourg
des Maronites, appelé Salé. Le lendemain, par une belle route, ils entrèrent
dans la plaine Priatique: ils y passèrent trois jours pour recevoir du blé, soit
des Maronites qui se montraient empressés, soit de leurs propres navires qui
venaient derrière avec toute sorte de provisions. [9] De ce campement, une
journée de marche les conduisit à Apollonie; et delà, par le territoire
d'Abdère, ils se rendirent à Naples. [10] Tout ce trajet, an milieu des colonies
grecques, s'effectua paisiblement. Dans tout le reste de la Thrace, jour et
nuit, bien qu'on ne fût pas inquiété, on se tint sur ses gardes jusqu'à l'entrée
des troupes en Macédoine. [11] Les Thraces s'étaient montrés beaucoup plus
pacifiques envers cette même armée, lors du passage de Scipion par la même
route. La raison en était simple: il n'y avait pas tant de butin pour les
tenter. [12] Cependant, au rapport de Claudius, alors même, environ quinze cents
Thraces se seraient présentés au Numide Muttine qui avait pris les devants pour
reconnaître les lieux; Muttine avait avec lui quatre cents cavaliers numides et
quelques éléphants. [13] Son fils, suivi de cent cinquante cavaliers d'élite, se
serait fait jour à travers les ennemis, et bientôt après, au moment où Muttine,
avec ses éléphants au centre et sa cavalerie sur les ailes, en venait aux mains
avec les brigands, il serait revenu tomber à grand bruit sur leur dos, [14] et
l'ennemi, épouvanté de cette irruption, n'aurait pas abordé l'infanterie. [15]
Cn. Manlius passa de la Macédoine dans la Thessalie, puis dans l'Épire, et
arriva à Apollonie où, n'osant se mettre en mer par une saison rigoureuse, il
prit ses quartiers d'hiver.
[42] [1] Sur les derniers jours de l'année, le consul M. Valérius quitta la
Ligurie pour venir à Rome nommer les nouveaux magistrats. Il n'avait rien fait
dans sa province d'assez important pour justifier une aussi longue absence et un
retour si tardif. [2] Les comices consulaires se tinrent avant le 12 des
calendes de Mars: les consuls nommés furent M. Aemilius Lépidus et C. Flaminius.
[3] Le lendemain on nomma préteurs Ap. Claudius Pulcher, Ser. Sulpicius Galba,
[4] Q. Térentius Culléon, L. Térentius Massaliota, Q. Fulvius Flaccus, M. Furius
Crassipes. [5] Les élections terminées, la désignation des provinces à partager
entre les préteurs fut soumise au sénat par le consul. On arrêta qu'il y en
aurait deux à Rome, pour la justice; deux hors de l'Italie, la Sicile et la
Sardaigne; deux autres en Italie, Tarente et la Gaule. [6] Aussitôt, avant
d'entrer en charge, les préteurs furent invités à tirer au sort leurs
départements. Ser. Sulpicius eut la ville; Q. Térentius, les étrangers; L.
Térentius, la Sicile; Q. Fulvius, la Sardaigne; Ap. Claudius, Tarente; M.
Furius, la Gaule. [7] Cette année, L. Minucius Myrtilus et L. Manlius, accusés
d'avoir frappé des ambassadeurs carthaginois, furent, sur l'ordre de M.
Claudius, préteur de la ville, remis par les fétiaux aux mains de ces envoyés et
emmenés à Carthage. [8] Cependant il courait des bruits de plus en plus
alarmants de révolte en Ligurie. En conséquence les deux nouveaux consuls, le
jour où ils mirent en délibération leurs départements et les affaires de la
république, reçurent tous deux pour province la Ligurie. [9] Ce sénatus-consulte
fut combattu par le consul Lépidus: « C'était un affront, disait-il
hautement, que d'enfermer deux consuls dans les vallées des Liguriens. [10] Il y
avait deux ans que M. Fulvius et Cn. Manlius, l'un en Europe, l'autre en Asie,
régnaient en quelque sorte comme successeurs de Philippe et d'Antiochus. Si l'on
voulait avoir des armées dans ces contrées, c'étaient aux consuls, et non à des
citoyens sans titre qu'appartenait le commandement. [11] Et que faisaient-ils?
Ils se promenaient faisant peur aux nations, sans qu'on leur eût déclaré la
guerre, vendant partout la paix à prix d'argent. Si la présence de deux armées
était nécessaire dans ces provinces, M'. Acilius avait bien eu pour successeur
L. Scipion, L. Scipion, M. Fulvius et Cn. Manlius; Fulvius et Manlius auraient
dû être remplacés par C. Livius et M. Valérius. [12] À présent que la guerre
d'Étolie était terminée, l'Asie conquise sur Antiochus, les Galates vaincus, il
fallait, ou envoyer les consuls commander les armées consulaires, ou rappeler
les légions et les rendre enfin à la république. » [13] Le sénat, malgré ces
plaintes, persévéra dans sa décision, que les consuls auraient tous deux pour
province la Ligurie: Manlius et Fulvius eurent ordre de sortir de leurs
provinces, de ramener leurs armées et de revenir à Rome.
[43] [1] Il y avait des inimitiés personnelles entre M. Fulvius et le consul M.
Aemilius; le principal grief d'Aemilius contre son adversaire, c'était d'être
arrivé au consulat deux ans plus tard qu'il n'y avait prétendu; il attribuait ce
mécompte aux manoeuvres de Fulvius. [2] Pour jeter de l'odieux sur lui, il
suborna les ambassadeurs d'Ambracie, et les introduisit dans le sénat. [3]
« Les Ambraciens vivaient en paix, dirent-ils; ils s'étaient soumis aux ordres
des consuls précédents, ils étaient tout prêts à obéir également à M. Fulvius,
[4] et néanmoins Fulvius leur avait déclaré la guerre; il avait désolé leurs
campagnes, jeté dans leur ville la crainte du pillage et du massacre, et c'était
cette crainte qui les avait forcés à fermer leurs portes; [5] ils avaient
ensuite été attaqués, assiégés; et la guerre avait épuisé contre eux toutes ses
rigueurs, meurtres, incendies, ruine, pillage; leurs femmes, leurs enfants
avaient été arrachés de leurs bras et vendus comme esclaves; leurs biens
enlevés, [6] et, pour comble de douleur, tous leurs temples dépouillés; les
statues de leurs dieux, leurs dieux eux- mêmes, arrachés de leurs sanctuaires,
emportés; des murs, des bois nus, voilà ce qui restait aux Ambraciens pour
présenter leurs adorations, leurs voeux, leurs prières. » [7] Sur ces plaintes,
le consul, par des questions perfides et concertées à l'avance, provoquait des
explications qui semblaient arrachées. [8] Le sénat était ébranlé. L'autre
consul, C. Flaminius, se porta défenseur de M. Fulvius. « Moyens rebattus,
moyens usés que ceux dont se servent les Ambraciens, s'écria-t-il. [9] C'étaient
ceux qu'avaient employés contre M. Marcellus les Syracusains, les Campaniens
contre Q. Fulvius. Que ne souffrait-on les mêmes accusations de la part du roi
Philippe contre T. Quinctius, de la part d'Antiochus contre M'. Acilius et L.
Scipion, de la part des Galates contre Cn. Manlius, de la part des Étoliens et
des peuples de Céphalonie contre M. Fulvius? [10] Qu'Ambracie ait été assiégée,
emportée, des statues, des ornements enlevés, que les vaincus aient éprouvé tous
les malheurs qui accompagnent les prises de villes, croyez-vous, Pères
conscrits, que je veuille, moi, en disconvenir au nom de M. Fulvius, que M.
Fulvius en disconvienne lui-même? [11] Mais, fort de ce qu'il a fait, il va vous
demander le triomphe; mais l'image d'Ambracie captive, mais ces statues qu'on
l'accuse d'avoir enlevées, mais toutes les dépouilles d'Ambracie, il va les
faire porter devant son char, il va en orner la façade de sa maison. [12] Quant
à cette prétention qu'on affiche de se séparer des Étoliens, elle est nulle:
Ambraciens, Étoliens, c'est une seule et même cause. [13] Ainsi que mon collègue
attende une autre occasion pour satisfaire sa haine; s'il veut à tout prix
exploiter celle-ci, qu'il retienne ses amis les Ambraciens jusqu'à l'arrivée de
M. Fulvius. [14] Quant à moi, je le déclare, on n'arrêtera rien sur les
Ambraciens ni les Étoliens, tant que M. Fulvius sera absent, je ne le souffrirai
pas. »
[44] [1] Aemilius se récria sur la mauvaise foi connue de son ennemi, disant
qu'à force de délais il ferait en sorte de ne point revenir à Rome tant qu'y
serait un consul qu'il redoutait. Cette altercation des consuls dura deux jours,
[2] et la présence de Flaminius semblait un obstacle à toute décision. [3] On
profita d'une indisposition subite de Flaminius qui le forçait de s'absenter, et
à la demande d'Aemilius, [4] un décret du sénat ordonna « que les
Ambraciens fussent remis en possession de tout ce qui leur appartenait; que leur
liberté, leurs lois leur fussent rendues; qu'il leur fût permis d'établir à leur
gré des péages sur terre et sur mer, à condition qu'ils ne porteraient ni sur
les Romains, ni sur les alliés du nom latin. [5] Quant aux statues et autres
ornements dont ils se plaignaient d'avoir vu dépouiller leurs temples, au retour
de M. Fulvius, on en référerait au collège des pontifes, dont la décision aurait
force de loi. » [6] Le consul ne se tint pas satisfait de sa victoire, et dans
une séance peu nombreuse, il fit ajouter au décret « qu'Ambracie ne
paraissait pas avoir été emportée d'assaut. » [7] Trois jours de prières
publiques furent ensuite, par ordonnance des décemvirs, décrétés pour la santé
du peuple, qu'une peste affreuse frappait dans la ville et dans les campagnes.
[8] On célébra ensuite les féries latines. Ces cérémonies terminées, les consuls
s'occupèrent des levées [voulant tous deux avoir des armées nouvelles], puis ils
partirent pour leurs provinces et licencièrent tous les vétérans. [9] Après le
départ des consuls, le proconsul Cn. Manlius arriva à Rome; le sénat, sur la
convocation du préteur Ser. Sulpicius, lui donna audience dans le temple de
Bellone. [10] Il fit le récit de son expédition, demanda qu'on rendît des
actions de grâces aux dieux, et qu'on lui permît d'entrer en triomphe dans la
ville; [11] mais il trouva une opposition presque unanime chez les dix
commissaires qui l'accompagnaient, et entre autres chez L. Furius Purpurion et
L. Aemilius Paulus.
[45] [1] « En les adjoignant, disaient-ils, comme commissaires à Cn.
Manlius, on n'avait eu en vue que la conclusion de la paix avec Antiochus, la
fixation définitive des conditions du traité, dont les bases avaient été jetées
par L. Scipion. [2] Cn. Manlius avait tout fait pour troubler cette paix, et,
s'il l'avait pu, pour faire tomber traîtreusement Antiochus dans ses mains; mais
ce prince, qui connaissait la perfidie du consul, malgré les nombreuses
conférences dans lesquelles on avait cherché à l'attirer, avait évité toute
rencontre, et jusqu'au regard du consul. [3] Manlius avait voulu franchir le
mont Taurus, et c'était à grande peine qu'il avait cédé aux prières des dix
commissaires, aux paroles de la sibylle, qui ne prédisaient que désastre en
dehors de ces limites fatales; rien n'avait pu l'empêcher cependant d'en
approcher avec son armée, d'aller camper sur la crête même de la montagne, près
des sources des fleuves, [4] et, faute de motif pour attaquer les états
d'Antiochus où il ne trouvait partout que la paix, il avait été par un long
détour chercher les Gallo-Grecs, [5] et, sans autorisation du sénat, sans ordre
du peuple, il avait porté la guerre chez cette nation. Quel général avait jamais
osé prendre sur lui une pareille responsabilité? Les guerres d'Antiochus, de
Philippe, d'Hannibal, des Carthaginois, guerres récentes encore, [6] étaient
toutes passées par les mains du sénat, par la volonté du peuple. Presque
toujours on avait commencé par envoyer des ambassadeurs, par demander
réparation; ce n'était qu'à la fin qu'on faisait déclarer la guerre. [7] Une
seule de ces formalités a-t-elle été observée par toi, Manlius, pour que nous
voyions là une guerre publique du peuple romain et non l'oeuvre d'un brigand,
que tu es? [8] Du moins, as-tu marché droit contre ceux que tu t'étais choisis
comme ennemis? [9] Ou bien prenant par toutes les anfractuosités des chemins,
faisant halte à chaque embranchement des routes, n'as-tu point, consul
mercenaire, à la tête d'une armée romaine, suivi pas à pas Attale, frère
d'Eumène, par tous les coins et recoins de la Pisidie, de la Lycaonie et de la
Phrygie, cherchant partout des tyrans et des châteaux pour les rançonner?
Qu'avais-tu à démêler avec les Oroandes, par exemple? avec tant d'autres peuples
inoffensifs? [10] Et cette guerre même, dont tu te fais un titre aux honneurs du
triomphe, comment l'as-tu faite? Lieux, temps, as-tu rien choisi toi-même? [11]
Oui, tu as raison de demander qu'on rende des actions de grâces aux dieux
immortels, doublement raison: d'abord, pour n'avoir point fait expier à l'armée
par quelque désastre la témérité d'un chef qui foulait partout aux pieds le
droit des nations; ensuite pour nous avoir fait rencontrer des brutes plutôt que
des ennemis. »
[46] [1] « Car, ne nous y trompons point, ce n'est pas seulement dans le
nom des Gallo-Grecs qu'il y a mélange; c'est surtout dans leurs corps, dans
leurs armes qu'il y a mélange et altération. [2] Croyez-vous que si nous avions
eu affaire à ces Gaulois que nous avons mille fois combattus en Italie avec des
succès divers, avec un général comme Manlius, il serait revenu même un messager
pour vous annoncer notre désastre? [3] Deux fois il leur a livré bataille, les
deux fois il a engagé l'armée sur le terrain le plus affreux, au fond d'une
vallée, presque sous les pieds des Gaulois; si bien que de ses hauteurs, sans
avoir besoin de traits, l'ennemi n'eût eu qu'à se laisser rouler sur nous pour
nous écraser. [4] Qu'est-il donc arrivé? Le peuple romain a bien du bonheur, son
nom est bien puissant! La ruine récente d'Hannibal, de Philippe, d'Antiochus,
les avait presque étourdis, ces géants de l'Asie! Des frondes et des flèches ont
suffi pour les mettre en fuite; [5] aucun glaive n'a été taché de sang dans la
guerre de Galatie. Comme des bandes d'oiseaux, le sifflement du premier trait
les a fait envoler; [6] mais grands dieux! la fortune nous a fait voir ce qui
nous serait arrivé, si nous avions eu devant nous de vrais ennemis. À notre
retour, pour avoir rencontré de misérables brigands thraces, nous avons été
massacrés, battus, dépouillés. [7] Q. Minucius Thermus, dont la perte est pour
le moins aussi déplorable que l'eût été celle de Cn. Manlius, qui avait tout
perdu par sa témérité, est mort avec une foule de braves soldats. [8] L'armée,
chargée des dépouilles du roi d'Antiochus, et dispersée sur trois points, ici
l'avant-garde, les bagages, plus loin l'arrière-garde, a passé toute une nuit
cachée dans les halliers, dans les repaires des bêtes féroces. [9] Voilà les
exploits qui font demander le triomphe! mais quand il n'y aurait pas eu de
Thraces pour nous battre, pour nous couvrir de honte, de quels ennemis
demanderais-tu à triompher? De ceux, j'imagine, que le sénat et le peuple romain
t'avaient chargés de combattre.[10] C'est à ce titre que le triomphe a été
accordé à L. Scipion, à M'. Acilius, ici présents, tous deux vainqueurs
d'Antiochus; avant eux à T. Quinctius, vainqueur du roi Philippe, à P. Scipion
l'Africain, vainqueur d'Hannibal, des Carthaginois et de Syphax. [11] Et encore,
quoique le sénat eût voté la guerre, on avait tenu compte des moindres
formalités: à qui devait-on déclarer la guerre? La déclarerait-on aux rois en
personne, ou suffisait-il de la faire annoncer dans une de leurs villes? [12]
Voulons-nous donc profaner, abolir tous ces usages? Anéantir les lois des
fétiaux? Supprimer les fétiaux? Détruisons [me pardonnent les dieux ce
blasphème!], foulons aux pieds la religion... chassons les dieux de nos coeurs.
[13] Est- ce que nous consentons à voir dépouiller le sénat du droit de
prononcer sur la guerre? le peuple, du droit d'ordonner s'il veut qu'on fasse la
guerre aux Gaulois? [14] Il n'y a que quelques jours, les consuls désiraient
vivement pour provinces la Grèce et l'Asie: vous avez persisté à leur assigner
la Ligurie, et ils ont obéi. [15] Aussi, libre à eux, s'ils terminent
heureusement la guerre, de venir vous demander le triomphe, forts de votre
autorisation préalable. »
[47] [1] Ainsi parlèrent Furius et Aemilius. Manlius répondit, dit-on, en ces
termes. « Jusqu'ici, dit-il, c'étaient ordinairement les tribuns du peuple
qui formaient opposition aux demandes de triomphe, Pères conscrits; [2] et je
les remercie d'avoir, soit par égard pour moi, soit en considération de
l'importance de mes succès, non seulement approuvé ma demande par leur silence,
mais encore paru disposés, en cas de besoin, à en faire eux-mêmes la proposition
au sénat. [3] C'est parmi les dix commissaires adjoints par nos ancêtres aux
généraux comme conseil, pour régulariser et légitimer la victoire, que je trouve
des adversaires.[4] C'est L. Furius, c'est L. Aemilius qui s'opposent à ce que
je monte sur le char triomphal, qui m'enlèvent une couronne honorable, eux qu'en
cas d'opposition de la part des tribuns j'aurais invoqués comme témoins de mes
exploits. [5] Je n'envie à personne les honneurs qu'il a obtenus, Pères
conscrits; mais vous-mêmes, dernièrement, lorsque des tribuns du peuple, hommes
de coeur et de mérite, formaient opposition au triomphe de Q. Fabius Labéon,
vous fîtes tout céder à l'autorité de vos suffrages, et Labéon triompha, après
avoir été hautement accusé par ses ennemis non d'avoir fait une guerre injuste,
mais de n'avoir même pas vu l'ennemi. [6] Et moi qui ai tant de fois combattu en
bataille rangée contre cent mille des plus indomptables ennemis, moi qui leur ai
pris ou tué plus de quarante mille hommes, moi qui ai deux fois forcé leurs
camps, moi qui ai tout laissé en deçà du Taurus dans une paix aussi profonde que
celle dont jouit l'Italie elle-même, je me vois frustrer du triomphe; [7] que
dis-je? j'ai à me défendre devant vous, Pères conscrits, accusé par mes propres
lieutenants! [8] Or, cette accusation, comme vous l'avez vu, Pères conscrits,
roule sur deux points: d'abord je n'avais nullement le droit de faire la guerre
aux Gaulois; ensuite je me suis montré téméraire, imprudent. Non, les Gaulois
n'étaient pas des ennemis; ils vivaient en paix; ils se soumettaient à nos
volontés. Tu leur as fait violence, me dit-on! [9] Je n'exigerai pas,
sénateurs,que la barbarie connue de la nation des Gaulois, la haine implacable
des Gaulais contre le nom romain, que tout ce que vous savez d'eux enfin, vous
vous l'imaginiez aussi bien des Gaulois d'Asie. [10] Non, laissez là la haine
proverbiale des Gaulois en général, et jugea-les par eux-mêmes. Ah! plût au ciel
que le roi Eumène, que toutes les villes de l'Asie fussent ici, et que vous
pussiez entendre leurs plaintes plutôt que mes accusations! [11] Envoyez,
envoyez des députés à toutes les villes de l'Asie; demandez-leur quel était le
plus dur des jougs dont ils ont été affranchis par l'expulsion d'Antiochus
au-delà du Taurus ou par la défaite des Gaulois; [12] qu'elles disent combien de
fois leurs campagnes ont été ravagées, dépouillées; qu'elles disent si elles
pouvaient racheter leurs captifs, si elles entendaient souvent parler de
sacrifices humains, de leurs enfants immolés! [13] Oui, sachez-le, vos alliés
ont payé tribut aux Gaulois, et aujourd'hui, tout affranchis qu'ils ont été par
vous de la domination royale, ils n'en continueraient pas moins à payer tribut,
si j'étais resté les bras croisés. »
[48] [1] « L'éloignement d'Antiochus n'aurait fait que rendre plus
despotique la domination des Gaulois sur l'Asie, qu'ajouter tout ce qui est en
deçà du Taurus à l'empire des Gaulois, et non au vôtre. [2] Bien, dites-vous:
mais Delphes, cet oracle du monde entier, ce centre de l'univers, a été jadis
saccagé par les Gaulois, sans que le peuple romain leur ait pour cela déclaré ou
fait la guerre. [3] Je l'avoue, je croyais voir quelque différence entre le
temps où la Grèce et l'Asie, indépendantes de votre domination, ne vous
donnaient nul droit de vous ingérer de leurs affaires, [4] et cette époque où
vous avez donné pour bornes à l'empire romain le mont Taurus, où vous dispensez
la liberté, l'immunité aux cités, où vous agrandissez, resserrez, imposez les
états; où vous étendez, démembrez, distribuez, confisquez les royaumes; où vous
vous croyez chargés d'assurer à tous la paix sur terre et sur mer. [5] Dites, si
Antiochus n'eût point retiré ses garnisons des villes où cependant elles se
tenaient dans un calme profond, auriez-vous cru avoir assuré la liberté de
l'Asie? Si les armées des Gaulois promenaient partout le ravage, quels dons
croiriez-vous avoir faits à Eumène; quelle serait cette liberté que vous auriez
donnée aux villes de l'Asie? [6] Mais pourquoi raisonner comme si ce n'était pas
de vous, mais de moi seul que je tenais les Gaulois pour ennemis? [7] J'en
appelle à toi, L. Scipion, à toi que j'ai remplacé et dont je n'ai pas vainement
demandé aux dieux immortels la valeur et la fortune; à toi, P. Scipion, qui avec
le simple titre de lieutenant as trouvé dans le consul ton frère, dans toute
l'armée, la déférence due à un collègue, dites, reconnaissez-vous que dans
l'armée d'Antiochus se trouvaient des légions gauloises? [8] Avez-vous vu les
Gaulois dans les rangs, aux deux ailes de l'ennemi dont ils faisaient la
principale force? Les avez-vous combattus, tués, dépouillés comme des ennemis
reconnus? [9] Et cependant c'était contre Antiochus, et non contre les Gaulois
que le sénat avait décrété, que le peuple avait ordonné la guerre. Non, non, je
me trompe, le décret et l'ordre comprenaient tous ceux qui étaient dans les
rangs d'Antiochus; [10] et tous ceux-là, à l'exception du seul Antiochus, avec
qui avait traité L. Scipion, à qui l'alliance avait été formellement accordée
par vos ordres, oui, tous étaient des ennemis, ayant tous pris les armes pour
Antiochus contre nous. [11] Or dans ce parti, avant tous, se trouvaient les
Gaulois, quelques petits princes et quelques tyrans; néanmoins, ces derniers
ayant donné satisfaction à la dignité de votre empire, ayant forcément expié
leurs torts, je leur ai accordé la paix: [12] quant aux Gaulois, pour adoucir,
s'il était possible, leur naturel sauvage, j'ai tout fait; les trouvant
invincibles, implacables, j'ai enfin cru devoir employer la force des armes pour
les réduire. [13] Maintenant que je me suis justifié du reproche d'avoir
entrepris cette guerre, je dois rendre compte de mon expédition: oh! ici
j'aurais toute confiance en ma cause, lors même que je serais non pas devant le
sénat romain, mais devant les Carthaginois qui mettent, dit-on, leurs généraux
en croix, malgré tous les succès du monde, quand les plans ont été mauvais. [14]
Mais dans une république qui, en tête de tout ce qu'elle entreprend, de tout ce
qu'elle fait, place le nom des dieux, parce que la calomnie perd ses droits
devant l'approbation du ciel; dans une république, qui se sert de ces paroles
solennelles en décrétant un triomphe ou des prières publiques [15] pour avoir
bien et heureusement servi l'état; quand je ne voudrais point, par humilité et
par modestie, m'applaudir de mon courage; quand en vertu de mon bonheur, de
celui de mon armée seule, pour avoir, sans la moindre perte, vaincu une nation
formidable, je demanderais à rendre grâces aux dieux, à monter en triomphe au
Capitole, où, selon l'usage, j'ai prononcé mes voeux avant de partir, me
feriez-vous partager un refus avec les dieux immortels? »
[49] [1] « Oui, parce que j'ai combattu avec désavantage de terrain.
Veuillez donc me dire où je pouvais trouver une position meilleure pour
combattre. Les ennemis étaient maîtres de la montagne; ils se tenaient enfermés
dans une position fortifiée; il fallait bien les aller chercher pour les
vaincre. [2] Dites! s'ils avaient eu une ville sur leurs hauteurs, s'ils avaient
été retranchés derrière des murailles? il aurait bien fallu assiéger. Dites! aux
Thermopyles M'. Acilius avait-il l'avantage du terrain quand il livra bataille
au roi Antiochus? [3] Et Philippe n'était-il pas également posté au-dessus de
l'Aoüs sur des hauteurs, quand T. Quinctius l'en précipita? Quant à l'idée qu'on
se fait des Gaulois, ou qu'on veut vous en faire, en vérité, je n'y comprends
rien. [4] Si c'était un peuple abâtardi, amolli par les délices de l'Asie, quel
danger y avait-il à s'engager même dans un mauvais pas? Si c'était un ennemi
redoutable par sa férocité, par sa taille, sa vigueur, c'est une grande
victoire: me refuserez-vous le triomphe? [5] L'envie est aveugle, sénateurs:
elle ne sait que décrier le mérite, empoisonner les honneurs et les récompenses
qu'il obtient. [6] Veuillez, je vous prie, sénateurs, excuser la longueur d'un
discours où la vanité n'est pour rien, et dont mes accusateurs sont
nécessairement seuls responsables. [7] Quant à mon passage en Thrace, pouvais-je
élargir des sentiers étroits, aplanir des hauteurs, faire venir des plaines à la
place des forêts, empêcher les brigands thraces de connaître les repaires de
leur pays, et de s'y embusquer, [8] de nous voler quelques sacs, d'enlever
quelqu'une de nos mille bêtes de somme, de blesser quelqu'un d'entre nous, de
frapper mortellement un brave et habile officier, Q. Minucius? [9] On insiste
beaucoup sur l'accident malheureux qui nous a fait perdre un bon citoyen. [10]
Mais que, malgré l'embarras de notre position, au milieu de sentiers dangereux,
attaqué par l'ennemi, notre avant et notre arrière-garde aient enveloppé l'armée
des Barbares acharnés sur nos bagages, [11] en aient taillé en pièces plusieurs
milliers dans la journée, pris ou tué un plus grand nombre en peu de jours, on
se garde bien d'en dire un mot, comme si on s'imaginait que vous pouviez
l'ignorer, lorsque mes paroles peuvent être confirmées par toute une armée [12]
Quand je n'aurais pas tiré l'épée en Asie, quand je n'aurais même pas vu
l'ennemi, je n'en mériterais pas moins le triomphe comme proconsul pour mes deux
combats en Thrace. [13] Mais je m'arrête; si, me laissant emporter plus loin que
je ne voulais, je vous ai fatigués de mes paroles, je vous en demande pardon,
pères conscrits. »
[50] [1] L'accusation eût ce jour-là prévalu sur l'apologie, si la discussion ne
se fût prolongée fort tard: le sénat en se retirant semblait disposé à refuser
le triomphe. [2] Le lendemain les parents et les amis de Cn. Manlius
redoublèrent d'efforts, et ils eurent pour eux le crédit des anciens. « Il
était sans exemple, disaient ces derniers, qu'un général vainqueur, [3] qui
avait battu les ennemis, rempli sa mission, ramené son armée, fût rentré dans la
ville sans char, sans lauriers, comme un particulier, un premier venu. » Ces
voix austères firent rougir la malignité, et le triomphe fut voté à une grande
majorité. [4] Le souvenir de ce démêlé ne tarda pas à s'effacer entièrement
devant une contestation bien autrement importante, et où figurait un nom d'un
autre éclat. [5] P. Scipion l'Africain, au rapport de Valérius Antias, fut sommé
de comparaître par les deux Q. Pétillius. Cet événement donna lieu, suivant les
caractères, à diverses interprétations. [6] Les uns s'emportaient non contre les
tribuns du peuple, mais contre la ville entière qui souffrait une pareille
indignité. [7] « Les deux premières villes du monde, disaient-ils,
montraient à peu près en même temps la même ingratitude contre leurs deux plus
illustres citoyens, mais Rome était la plus ingrate des deux: Carthage, vaincue,
avait chassé, exilé Hannibal vaincu; mais Rome victorieuse chassait l'Africain
vainqueur. [8] - Jamais, disaient les autres, un citoyen ne doit être au-dessus
des lois: rien n'était plus propre à maintenir l'égalité dans un république, que
l'obligation pour les plus puissants, de répondre aux accusations. [9] Quelle
garantie avait-on en confiant à un citoyen une simple charge, à plus forte
raison l'autorité suprême, si on n'avait aucun compte à lui demander? Contre
tout ennemi de l'égalité, l'emploi de la force n'est pas une injustice. » [10]
Tels furent les bruits jusqu'au jour fixé pour la comparution. Jamais citoyen,
jamais Scipion lui-même, consul ou censeur, n'avait paru dans le Forum avec un
cortège plus varié, plus nombreux, que ce jour-là, Scipion l'accusé. [11] Sommé
de répondre, sans dire un mot sur les imputations dont il était l'objet, il
parla avec tant de noblesse de ses exploits, qu'au dire général, jamais
panégyrique ne fut plus éloquent ni plus vrai. [12] C'est qu'il était prononcé
avec l'âme et le génie qui avaient animé le guerrier, et les oreilles ne
pouvaient être choquées d'un récit inspiré par le danger et non par la vanité.
[51] [1] Les tribuns du peuple firent revivre les vieilles accusations de
mollesse dans les quartiers d'hiver de Syracuse, et les troubles excités à
Locres par les soldats de Pléminius; quant au crime de vénalité, ils le
fondèrent sur des soupçons plutôt que sur des preuves. [2] « Son fils,
prisonnier, lui avait été rendu sans rançon, et, dans toutes les occasions,
c'était à Scipion seul, comme s'il eût été constitué par Rome unique dépositaire
de la paix et de la guerre, qu'Antiochus avait fait sa cour; [3] c'était un
dictateur et non un lieutenant que le consul avait eu en lui; et s'il avait
suivi son frère, c'était uniquement pour faire comme autrefois en Espagne, en
Gaule, en Sicile, en Afrique, pour persuader aux rois, aux nations, à tout
l'Orient, [4] qu'un seul homme était l'âme, la colonne de l'empire romain; qu'à
l'ombre de Scipion vivait la république, maîtresse du monde; qu'un regard de
Scipion tenait lieu des décrets du sénat, des ordres du peuple. » Ainsi, ne
pouvant le trouver criminel, on s'évertuait à le rendre suspect: [5] on parla
jusqu'à la nuit, et la cause fut ajournée. [6] Au jour marqué, dès le matin, les
tribuns siègent à la tribune. L'accusé est appelé. Au milieu d'un nombreux
cortège d'amis et de clients, il traverse la foule, arrive à la tribune et l'on
fait silence. [7] « C'est à pareil jour, dit-il, tribuns du peuple, et
vous citoyens, qu'en face d'Hannibal et des Carthaginois, j'ai bien et
heureusement combattu en Afrique. [8] Ce jour doit donc faire surseoir aux
procès et aux différends; et je vais de ce pas au Capitole offrir à Jupiter très
bon, très grand, à Junon et à Minerve, à toutes les divinités tutélaires du
Capitole et de la citadelle, l'hommage de ma reconnaissance; [9] je vais leur
rendre grâce pour m'avoir, en ce jour et en plusieurs autres, donné les moyens
de bien mériter de la république. [10] Et vous, que vos occupations laissent
libres, venez avec moi, citoyens, et priez les dieux de vous donner des chefs
qui me ressemblent. [11] Oui, car si depuis l'âge de dix-sept ans jusqu'à la
vieillesse, vos honneurs ont toujours prévenu mon âge; c'est que mes services
prévenaient vos honneurs. » [12] Et descendant de la tribune, il monte au
Capitole. Toute la foule se retourne à la fois et suit les pas de Scipion,
greffiers, huissiers, tout le monde, et les tribuns restent seuls avec leurs
esclaves et le héraut qui citait l'accusé du haut de la tribune. [13] Scipion ne
s'en tint pas au Capitole et parcourut tous les temples de la ville, suivi du
peuple romain. [14] Ce jour fit éclater la faveur des hommes, et leur juste
estime pour la vraie grandeur, plus encore peut-être que celui où Scipion sur
son char de triomphe rentra dans Rome, vainqueur du roi Syphax et des
Carthaginois.
[52] [1] Ce fut là le dernier beau jour de P. Scipion. Ne prévoyant désormais
qu'attaques de la jalousie, que débats avec les tribuns, il profita de
l'ajournement et se retira à Literne, avec la ferme résolution de ne point
comparaître pour répondre. [2] La nature lui avait donné une âme trop élevée; la
fortune, l'habitude d'un rôle trop brillant, pour qu'il pût se résigner à celui
d'accusé et descendre jusqu'à la justification. [3] Le jour de l'assignation
venu, l'accusé fit défaut, et L. Scipion rejeta son absence sur la maladie. [4]
Cette excuse ne fut point reçue des deux tribuns, et ils accusèrent ce silence
d'être un effet de ce même orgueil qui lui avait fait quitter le tribunal, les
tribuns du peuple, l'assemblée entière, [5] pour enlever à ses juges le droit et
la liberté de le juger, pour les traîner en quelque sorte à sa suite, pour
triompher du peuple romain, et faire dans le Capitole une retraite séditieuse
contre les tribuns. [6] « Voilà, criaient-ils, le prix de votre aveugle
entraînement. [7] Pour le suivre, pour lui obéir, vous nous avez abandonnés; il
vous abandonne à votre tour. Déplorable abaissement de l'esprit public! Quoique
cet homme fût à la tête d'une armée et d'une flotte, nous avons osé envoyer en
Sicile des tribuns du peuple et un édile pour l'arrêter, pour le ramener à Rome;
et, simple particulier, nous n'osons le faire arracher de sa campagne, pour le
faire traduire devant ses juges! » Les tribuns du peuple, à qui L. Scipion
en appela, déclarèrent [ 8] « que si la maladie était une excuse, ils
acceptaient cette excuse et voulaient que leurs collègues ajournassent. » [9]
Parmi les tribuns du peuple se trouvait alors Ti. Sempronius Gracchus, ennemi
personnel de P. Scipion. Il refusa de signer le décret de ses collègues, et,
lorsque tout le monde s'attendait à le voir conclure pour la rigueur, il déclara
[10] « que puisque L. Scipion assurait que la maladie était le motif de
son frère, il se tenait satisfait de cette excuse; pour lui, tant que P. Scipion
ne serait pas de retour à Rome, il ne souffrirait pas qu'il fût mis en cause;
et, alors même, si l'accusé en appelait à lui, il lui prêterait son appui pour
le dispenser de répondre. [11] Telle était la place à laquelle, par ses
exploits, par les honneurs obtenus du peuple romain, par les suffrages réunis
des dieux et des hommes, s'était élevé P. Scipion, que le traîner au pied de la
tribune, l'exposer aux emportements des jeunes gens, était une honte pour le
peuple romain plutôt que pour l'accusé. »
[53] [1] Il ajouta avec indignation: « Voir à vos pieds, tribuns, le
vainqueur de l'Afrique, Scipion! [2] N'a-t-il donc battu, chassé quatre
illustres généraux carthaginois en Espagne, n'a-t-il fait prisonnier Syphax,
terrassé Hannibal, rendu Carthage notre tributaire, [3] rejeté Antiochus [car L.
Scipion reconnaît son frère pour son collègue de gloire] au-delà du mont Taurus,
que pour succomber sous la haine des Pétillius, que pour vous faire une couronne
du déshonneur de P. Scipion l'Africain? [4] Quoi! ni les services, ni les
honneurs mérités, n'assureront donc jamais aux grands hommes un asile inviolable
et sacré, où ils ne puissent, sinon entourés d'hommages, du moins respectés,
reposer leur vieillesse? » [5] Cette déclaration, les paroles qui
l'accompagnèrent, tout fit impression, et sur l'assemblée, et sur les
accusateurs eux-mêmes. Ils répondirent qu'ils réfléchiraient sur ce
qu'exigeaient d'eux le droit et le devoir. [6] L'assemblée du peuple congédiée,
le sénat se réunit, et l'ordre en corps, les consulaires et les anciens surtout,
adressèrent de grands éloges à Ti. Gracchus, pour avoir sacrifié ses inimitiés
personnelles à l'intérêt général: [7] les Pétillius furent accablés de reproches
amers pour avoir cherché à briller en décriant autrui, à triompher de
l'Africain, et à se parer de ses dépouilles. [8] Dès lors on ne parla plus de
l'Africain. Il acheva sa vie à Literne, sans regretter la ville. Il mourut à la
campagne en ordonnant, dit-on, de l'ensevelir sur le lieu même, et d'y élever
son monument, pour qu'une ingrate patrie n'eût point ses cendres. [9] Homme à
jamais illustre, il fut néanmoins plus grand dans la guerre que dans la paix: la
première partie de sa vie éclipsa la seconde, parce que sa jeunesse se passa
tout entière dans les camps; avec la vieillesse tout se ternit autour de lui, et
son génie manqua d'aliment. [10] Que fut par rapport à son premier consulat le
second, y compris même sa censure? cette lieutenance d'Asie, rendue inutile par
le mauvais état ale sa santé, tristement marquée par le malheur de son fils, et,
après son retour, par la nécessité de subir un jugement et de rompre avec sa
patrie? [11] Au moins la gloire d'avoir terminé la seconde guerre punique, la
plus importante, la plus dangereuse des guerres que les Romains aient jamais
soutenue, lui appartient à lui seul.
[54] [1] La mort de l'Africain enhardit les ennemis: à leur tête se distinguait
M. Porcius Coton, qui, même de son vivant, n'avait cessé de crier contre sa
grandeur.[2] Ce fut, dit-on, à son instigation que les Pétillius l'attaquèrent
pendant sa vie, et, après sa mort, firent une proposition ainsi conçue: [3]
« Voulez- vous, ordonnez-vous qu'il soit fait une enquête sur l'argent pris,
enlevé, extorqué au roi Antiochus et aux peuples de sa dépendance, [4] et que
sur la portion qui n'en a point été versée dans le trésor public, Ser.
Sulpicius, préteur de la ville, fasse son rapport au sénat? ensuite, que le
sénat nomme à son choix, pour poursuivre l'affaire, l'un des préteurs actuels?
» [5] Cette proposition fut d'abord combattue par Q. et L. Mummius: que le sénat
se contentât de rechercher les détenteurs des deniers publics, comme cela
s'était toujours fait, ils ne trouvaient rien de plus juste. [6] Les Pétillius
s'élevaient contre le rang éminent, le règne des Scipions dans le sénat. Le
consulaire L. Furius Purpurion, l'un des dix commissaires d'Asie, [7] voulait
étendre davantage la proposition: ce n'était pas, selon lui, sur l'argent tiré
d'Antiochus seulement, mais de tous les rois et peuples de l'Orient, que devait
porter l'enquête. C'était à Cn. Manlius qu'il en voulait. [8] L. Scipion, qui
semblait devoir plus songer à se défendre qu'à attaquer la loi, se présenta pour
la combattre. « C'était après la mort de son père l'Africain, le plus
illustre des hommes, qu'on venait proposer une pareille enquête, s'écriait-il
douloureusement! [9] C'était peu d'avoir laissé mourir Publius l'Africain sans
faire son éloge à la tribune: il fallait encore le calomnier! Les Carthaginois
s'étaient bornés à exiler Hannibal; [10] et le peuple romain n'en avait pas
assez de la mort de P. Scipion! Il fallait qu'il descendît, la calomnie à la
bouche, jusque dans son tombeau; il fallait que son père partageât avec lui les
coups de l'envie et devînt sa seconde victime. » [11] M. Caton fit passer la
proposition [nous avons encore son discours sur l'argent du roi Antiochus], et
l'autorité de sa parole en imposa aux Mummius qui se désistèrent de leur
opposition. [12] L'obstacle étant donc levé, toutes les tribus votèrent
l'enquête.
[55] [1] Ser. Sulpicius s'adressa alors au sénat pour savoir qui serait chargé
de donner suite à la loi Pétillia. Le sénat désigna Q. Térentius Culléon. [2] Ce
fut devant ce préteur, ami dévoué de la famille Cornélia [car aux funérailles de
P. Scipion mort et enterré à Rome, d'après une autre tradition, le bonnet
d'affranchi sur la tête, comme autrefois sur son char de triomphe, il marcha,
dit-on, devant son cercueil, et fit, près de la porte Capène, distribuer du vin
et du miel à tous ceux qui avaient accompagné le convoi, en reconnaissance de
son rachat par ce général en Afrique], [3] ou bien ennemi acharné de cette
famille [car une haine bien connue avait pu seule le faire choisir par la
faction ennemie des Scipions, pour diriger les poursuites], [4] ce fut devant ce
préteur, trop prévenu pour ou contre, que fut aussitôt traduit L. Scipion. Avec
lui furent dénoncés et mis en cause ses lieutenants A. et L. Hostilius Caton,
son questeur C. Furius Aculéon, [5] et pour que la contagion du péculat eût
l'air de s'être fait sentir partout, jusqu'à ses deux greffiers et son huissier.
L. Hostilius, les greffiers et l'huissier furent renvoyés de la plainte avant
qu'on eût prononcé sur Scipion. Scipion et A. Hostilius, son lieutenant, furent
condamnés. [6] « Pour accorder à Antiochus une paix avantageuse, disait
l'arrêt, Scipion s'était fait donner six mille livres pesant d'or, et quatre
cent quatre-vingts livres d'argent de plus qu'il n'avait versé au trésor; [7] A.
Hostilius quatre-vingts livres pesant d'or, et quatre cent trois livres
d'argent; Furius, le questeur, cent trente livres pesant d'or et deux cents
livres d'argent. » [8] Tels sont les chiffres que je trouvé dans
l'historien d'Antium. Pour ce qui concerne L. Scipion, j'aime à croire qu'il y a
eu erreur de la part du copiste, plutôt que mensonge de la part de l'historien,
dans le chiffre de la somme d'or et d'argent. [9] Car il est bien probable que
la somme d'argent était plus forte que la somme d'or, et l'amende fut de quatre,
et non de vingt-quatre millions de sesterces, [10] d'autant plus que c'est la
même somme qui avait été, dit-on, réclamée de P. Scipion dans le sénat: [11] sur
quoi Scipion avait fait apporter son livre de compte par son frère Lucius, et
sous les yeux du sénat, l'avait de ses propres mains mis en pièces, indigné [12]
qu'après avoir fait entrer dans le trésor public deux cents millions de
sesterces, on vînt lui en réclamer quatre millions. [13] Toujours fort de sa
conscience, et sachant bien que les questeurs n'oseraient tirer de l'argent du
trésor contre la défense de la loi, il en demanda les clefs et dit qu'il allait
ouvrir le trésor, lui qui l'avait fait fermer.
[56] [1] Sur une foule de particularités des dernières années de Scipion, de sa
mise en jugement, de sa mort, de ses funérailles, de sa sépulture, les
traditions varient à l'infini, et je ne sais qui croire, à quel livre m'en
rapporter. [2] On n'est pas d'accord sur le nom de son accusateur: les uns
disent M. Naevius, les autres les Pétillius; même embarras sur l'époque de cette
accusation, sur l'année de sa mort, sur le lieu de son décès et de son
inhumation. [3] C'est à Rome, suivant les uns, à Literne, suivant les autres,
qu'il mourut et qu'il fut enseveli: dans l'un et l'autre endroit, on fait voir
son tombeau et sa statue. Le fait est qu'à Literne se trouve son tombeau, et sur
ce tombeau une statue que le temps a renversée: je l'ai vue moi-même, il n'y a
pas longtemps. [4] À Rome, également, hors de la porte Capène, sur le monument
des Scipions s'élèvent trois statues [5] qui sont, dit-on, les deux premières de
P. et de L. Scipion, la, troisième du poète Q. Ennius. Si les historiens
diffèrent sur les faits, dans les discours attribués à P. Scipion et à Ti.
Gracchus, se trouve la même contradiction. [6] En tête du discours de P. Scipion
est porté le nom de M. Naevius, tribun du peuple, et dans le corps même du
discours, le nom de l'accusateur ne se trouve point: fourbe, misérable
brouillon, il n'est pas désigné autrement. [7] Le discours même de Gracchus ne
dit pas un mot des Pétillius, comme accusateurs de l'Africain, pas un mot de sa
mise en jugement. [8] Il faut forger une tout autre fable pour avoir la clef du
discours de Gracchus, et suivre les historiens qui prétendent que lors de
l'accusation et de la condamnation de L. Scipion pour crime de péculat,
l'Africain se trouvait en qualité de lieutenant en Étrurie. [9] À la nouvelle du
coup qui frappait son frère, laissant là sa mission, il serait accouru à Rome,
serait allé tout droit au Forum en apprenant qu'on traînait son frère en prison,
aurait repoussé le licteur et, par un mouvement fort bon dans un frère, mais
fort mauvais dans un citoyen, porté la main sur les tribuns qui faisaient leurs
fonctions. [10] Voilà sans doute pourquoi Gracchus se plaint lui-même qu'un
simple citoyen ait violé la puissance tribunitienne. Vers la fin de son
discours, en promettant son appui à L. Scipion, il ajoute que l'exemple serait
moins dangereux si c'était un tribun, et non un simple particulier, qui avait
remporté cette espèce de victoire sur la puissance tribunitienne et sur la
république. [11] Mais tout en s'élevant avec force contre ce délit, le seul
qu'ait commis Scipion, tout en l'accusant de s'être si fort oublié lui-même, il
cite, comme compensation, tous les éloges éclatants prodigués anciennement à sa
modestie, à sa retenue. [12] Scipion avait autrefois blâmé le peuple, disait-il,
de vouloir le faire consul et dictateur à vie; il s'était opposé à ce qu'on lui
élevât des statues sur la place des Comices, devant la tribune, dans le sénat,
dans le Capitole, sur l'autel de Jupiter; [13] il n'avait pas voulu qu'un décret
ordonnât que son image sortît dans tout l'appareil du triomphe du temple de
Jupiter très bon, très grand.
[57] [1] Ces faits, même dans un panégyrique, montreraient une grandeur d'âme
admirable dans cette modération qui ne veut pas sortir de l'égalité
républicaine; dans la bouche d'un ennemi qui accuse, c'est le plus glorieux
témoignage. [2] C'est à ce même Gracchus que Scipion, de l'aveu de tous les
historiens, donna en mariage sa fille cadette: l'aînée avait épousé P. Cornélius
Nasica, c'est un fait constant. [3] Ce qui est moins avéré, c'est de savoir si
elle ne fut fiancée et mariée à Gracchus qu'après la mort de son père, ou bien
s'il faut croire à l'anecdote suivante. Gracchus, au moment où L. Scipion était
conduit en prison, ne voyant aucun de ses collègues venir à son secours,
s'écria: [4] « Je jure que depuis longtemps ennemi des Scipion, je le suis
encore, et que je ne cherche nullement à me faire ici un mérite auprès d'eux;
mais la prison où j'ai vu l'Africain conduire des rois et des généraux ennemis,
ne se fermera pas sur son frère. Je ne le souffrirai point! [5] Le sénat, qui ce
jour-là, par hasard, dînait au Capitule, se levant en corps, pressa l'Africain
d'accorder au milieu du repas sa fille à Gracchus; [6] la promesse se fit donc
au milieu de cette cérémonie, et Scipion, de retour chez lui, annonça à sa femme
Aemilia qu'il avait promis la main de sa fille cadette. [7] Elle s'emporta comme
s'emportent les femmes, se plaignit de n'avoir pas été consultée sur le sort de
sa fille, ajoutant que, fût-ce à Ti. Gracchus qu'il l'accordât, la voix d'une
mère ne devait pas être dédaignée. [8] Scipion, enchanté de celte heureuse
coïncidence de choix, répondit que Gracchus était précisément le fiancé. Tout ce
qui s'attache à un si grand homme, malgré les différences de la tradition et de
l'histoire, doit être recueilli.
[58] [1] Le procès terminé par le préteur Q. Térentius, Hostilius et Furius,
condamnés tous deux, fournirent cautionnement le même jour aux questeurs de la
ville. [2] Scipion protesta que tout ce qu'il avait reçu d'argent, il l'avait
versé dans le trésor; qu'il n'avait pas détourné un seul denier public, et
l'ordre fut donné de le conduire en prison. [3] P. Scipion Nasica en appela aux
tribuns et prononça un discours plein de l'éloge mérité non seulement de la
famille Cornélia en général, mais de sa propre branche en particulier. [4]
« P. Scipion l'Africain, et L. Scipion, qu'on allait traîner en prison, avaient
eu, ainsi que lui, pour pères Cn. et P. Scipion, deux noms illustres. [5] Ces
bons citoyens, pendant plusieurs années dans les Espagnes, avaient combattu une
foule d'armées et de généraux carthaginois, avaient rehaussé l'éclat du nom
romain, et, après avoir montré leur courage à la guerre, [6] ils avaient fait
admirer dans cette contrée la modération et la bonne foi romaine; ils avaient
fini tous deux par mourir pour la république. [7] Rester seulement dignes de ce
bel héritage était déjà une gloire pour leurs enfants; et P. Scipion l'Africain
avait encore tellement surpassé la gloire paternelle, qu'il s'était fait
regarder, non comme le fils d'un mortel, mais comme un rejeton de la race
divine. [8] L. Scipion, l'accusé, sans parler de ses exploits en Espagne, en
Afrique, sous les ordres de son frère, consul, avait été jugé digne par le
sénat, sans que le sort eût été consulté, d'aller commander en Asie, d'aller
combattre le roi Antiochus; et son frère, après deux consulats; après la censure
et le triomphe, avait eu une assez haute opinion de lui pour ne pas dédaigner
d'aller lui servir de lieutenant en Asie. [9] Il était à craindre que la
grandeur, que la gloire du lieutenant n'éclipsât celle du consul: le hasard
voulut que le jour où L. Scipion triomphait à Magnésie du roi Antiochus, la
maladie retînt P. Scipion à Élée, à plusieurs jours de voyage du théâtre de
l'action. [10] Or l'armée royale n'était pas inférieure à celle qu'avait
Hannibal à la grande bataille en Afrique; ce même Hannibal était l'un des
nombreux généraux du roi, Hannibal, l'âme de la guerre punique. Et pourtant la
guerre fut conduite de manière à ce que nul ne pût dire: grâce à la fortune!
[11] C'est donc sur la paix que se rejette la calomnie: c'est là qu'elle voit
une vente. Comme si ce n'était pas impliquer dans l'accusation les dix
commissaires de l'avis desquels la paix avait été conclue! [11] Bien mieux,
parmi ces dix commissaires, il s'en était trouvé pour accuser Cn. Manlius, ce
qui, loin d'ébranler l'opinion, n'avait même pu retarder le triomphe du général.
[59] [1] « Mais quoi! dit-on, Scipion par le seul fait des conditions si
avantageuses qu'il a accordées à Antiochus, ne peut-il être suspect? Il lui a
conservé son royaume tout entier: on l'avait laissé, après sa défaite, maître de
tout ce qu'il possédait avant la guerre. [2] Il avait d'immenses richesses: rien
n'est entré au trésor, tout a été détourné. [3] Mais tout le monde n'a-t-il pas
vu passer dans le triomphe de L. Scipion, des sommes d'or et d'argent plus
considérables que le produit réuni de dix autres triomphes? [4] Quant à
l'étendue des états d'Antiochus, qu'ai-je besoin de répondre? L'Asie entière,
toutes les côtes voisines de l'Europe n'appartenaient-elles pas à Antiochus? [5]
Et c'est une grande partie du globe, que cette région qui va du mont Taurus à la
mer Égée, avec toutes les villes, que dis-je? toutes les nations qu'elle
embrasse, qui ne le sait? [6] Eh bien! toute cette région, de trente journées de
marche dans sa longueur, et de dix dans sa largeur entre les deux mers, tout,
jusqu'à la chaîne du mont Taurus, a été enlevé à Antiochus; Antiochus a été
relégué dans un coin du monde. [7] Était-il possible, ne lui eût-on point fait
acheter la paix, de lui enlever davantage? Philippe vaincu a été laissé en
possession de la Macédoine; Nabis, de Lacédémone. On n'en a jamais fait un crime
à Quinctius: c'est qu'il n'avait pas pour frère Scipion l'Africain, dont la
gloire, au lieu de profiter à L. Scipion, n'a été pour lui qu'un héritage de
haine. [8] Mais les sommes qu'on accuse L. Scipion d'avoir dans sa maison, tous
ses biens vendus ne pourraient les réaliser. L'or du roi? où donc est-il? Où
sont tant de riches héritages? [9] Dans une maison que le luxe n'a point ruiné,
il devrait se faire sentir un nouvel accroissement de fortune; mais non: cette
somme, que tous les biens de L. Scipion ne pourraient représenter, c'est sur sa
personne, c'est sur son corps, c'est par les affronts et les outrages, que ses
ennemis veulent la réaliser. [10] On veut voir en prison, au milieu des voleurs
de nuit et des brigands, cet homme illustre; on veut le faire mourir entre
quatre mars, dans les ténèbres, pour voir ensuite son cadavre nu jeté à la porte
d'un cachot! [11] Non, c'est moins la famille Cornélia, que la ville de Rome,
qui doit rougir! »
[60] [1] Au discours de Nasica, le préteur Térentius opposa la loi Pétillia, le
sénatus-consulte et l'arrêt prononcé contre L. Scipion; [2] déclarant que, si on
ne versait pas au trésor la somme fixée par l'amende, il n'avait plus qu'à faire
arrêter le condamné et le faire conduire en prison. [3] Les tribuns se
retirèrent pour délibérer, et un moment après, C. Fannius vint annoncer en son
nom et au nom de ses collègues, hors Gracchus, « que les tribuns ne
faisaient point opposition contre le prêteur, et le laissaient libre d'exercer
ses fonctions. » [4] Ti. Gracchus déclara: « Que, quant à la vente des
biens de L. Scipion pour réaliser l'amende prononcée, il ne s'y opposait point;
[5] mais que L. Scipion, après avoir vaincu le monarque le plus puissant de la
terre, reculé les bornes de l'empire romain jusqu'aux dernières extrémités du
monde, [6] attaché à la république le roi Eumène, les Rhodiens, tant de villes
d'Asie, par des bienfaits au nom du peuple romain, traîné devant son char de
triomphe et enfermé dans les prisons une foule de généraux ennemis, fût jeté
dans un cachot, enchaîné au milieu des ennemis du peuple romain, il ne le
souffrirait pas; il ordonnait donc qu'il fût mis en liberté. » [7] Des
applaudissements si unanimes accueillirent cette déclaration, une joie si
générale éclata en voyant L. Scipion remis en liberté, qu'il était à peine
croyable que ce fût dans cette même ville que venait d'être prononcée la
condamnation. [8] Le préteur envoya ensuite des questeurs saisir au nom de
l'état les biens de L. Scipion: loin d'y trouver la moindre trace des largesses
du roi, le produit de la vente ne put même réaliser l'amende fixée. [9] Une
collecte se fit entre ses parents, ses amis et ses clients. S'il l'avait
acceptée, il se serait trouvé encore plus riche qu'avant le coup qui l'avait
frappé. [10] Il ne voulut rien recevoir, hors les objets de première nécessité
que lui rachetèrent ses plus proches parents, et la haine qui avait poursuivi
les Scipion retomba sur le préteur, les juges et les accusateurs.
LIVRE 37
LIVRE 39
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