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TITE-LIVE

Ab Urbe Condita,

Livre XXXVIII



Collection des Auteurs latins sous la direction de M. Nisard, Oeuvres de Tite-Live, t. II, Paris, Firmin Didot, 1864

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Livre XXXVIII.

[1] [1] Pendant que l'on combattait en Asie, l'Étolie n'était pas tranquille, grâce à un nouveau mouvement parti de chez les Athamans. [2] L'Athamanie, depuis l'expulsion d'Amynandre, était gouvernée au nom de Philippe et occupée par des garnisons royales, dont l'arrogante tyrannie avait fait regretter Amynandre. [3] Ce prince était alors réfugié en Étolie, lorsque des lettres de ses sujets lui apprirent l'état des affaires de l'Athamanie, et lui rendirent l'espoir de reconquérir son trône: [4] il expédia de son côté des émissaires aux principaux de la nation, à Argithée, capitale de l'Athamanie, annonçant que les dispositions de ses compatriotes une fois bien assurées, soutenu par un corps d'Étoliens, il entrerait dans l'Athamanie avec les magistrats Étoliens, qui formaient le conseil de la nation, et le préteur Nicandre. [5] Dès qu'il les vit prêts à tout, il les informa du jour, où à la tête d'une armée, il devait paraître dans l'Athamanie. [6] Quatre hommes avaient seuls, d'abord, formé la conjuration contre les troupes macédonniennes: ils s'adjoignirent ensuite six complices chacun, mais comptant peu sur un si petit nombre, plus propre à garder le secret qu'à agir, ils le doublèrent [7] et se trouvèrent cinquante-deux. Alors ils se partagèrent en quatre bandes, l'une se rendit à Héraclée, une autre à Tétraphylie, où était ordinairement le dépôt du trésor royal, la troisième à Theudore, la quatrième à Argithée. [8] Il était convenu qu'on se tiendrait d'abord tranquille et qu'on paraîtrait en public comme pour des affaires particulières; puis, qu'à un jour dit, on soulèverait toute la multitude pour chasser les Macédoniens des citadelles. [9] Ce jour arrivé, Amynandre parut avec mille Étoliens sur les frontières, et, d'après le mot d'ordre, sur les quatre points à la fois, les garnisons macédoniennes furent chassées, des proclamations adressées à toutes les autres villes, pour qu'elles eussent à faire justice de l'intolérable tyrannie de Philippe et à reconnaître leur roi national et légitime. Partout les Macédoniens furent expulsés. [10] La forteresse de Téium seule, grâce à l'interception des lettres par Zénon, chef de la garnison, et à l'occupation de la citadelle par les soldats du roi, fit quelques jours de résistance; [11] bientôt elle fut, comme toutes les autres, livrée à Amynandre; et toute l'Athamanie reconnut le prince, à l'exception du fort d'Athénée, situé sur les frontières de la Macédoine.

[2] [1] Philippe, à la nouvelle du soulèvement de l'Athamanie, part avec six mille hommes, fait une incroyable diligence, et arrive à Gomphi. [2] Là, laissant la plus grande partie de son armée, qui n'eût pu tenir à ces marches forcées, avec un corps de deux mille hommes il se transporte à Athénée, la seule place qui fût restée au pouvoir de sa garnison. [3] Quelques tentatives qu'il fait sur le voisinage ne le laissent pas douter que tout le reste du pays lui est hostile; il retourne donc à Gomphi, et, à la tête de toutes ses troupes, il revient sur l'Athamanie. [4] Zénon prend les devants à la tête de mille hommes d'infanterie, avec ordre d'occuper Alopa, hauteur qui commande Argithée. [5] Cette position une fois au pouvoir de son lieutenant, Philippe vient camper près du temple de Jupiter Acréen. Un ouragan épouvantable l'y retient un jour; le lendemain il marche sur Argithée. [6] À son approche il voit accourir les Athamans sur les hauteurs qui commandent la route. Aussitôt l'avant-garde fait halte, [7] toute l'armée se trouble, s'épouvante, se demande ce qui adviendra si l'on descend dans les vallées au pied de ce rocher. [8] Cette agitation oblige le roi, qui avait hâte, crainte d'être suivi par l'ennemi, d'être hors de ces défilés, à rappeler la tête de la colonne et à rebrousser chemin. Les Athamans s'étaient d'abord contentés de suivre à distance. [9] À l'arrivée des Étoliens, ils les laissent prendre l'ennemi à dos, et. se répandent sur les flancs. [10] Quelques-uns par des sentiers connus coupent court, prennent les devants et vont se poster à l'entrée des passages: la plus horrible confusion se met parmi les Macédoniens. C'est une fuite désordonnée plutôt qu'une retraite régulière. Ils traversent le fleuve, laissant sur l'autre bord des armes et des hommes en grand nombre. [11] Là s'arrêta la poursuite, et sans être inquiétés davantage, les Macédoniens regagnèrent Gomphi, et de Gomphi repassèrent en Macédoine. [12] Les Athamans et les Étoliens, pour tomber sur Zénon et sur les mille Macédoniens se portèrent par tous les chemins à Alopa. [13] Les Macédoniens, peu rassurés par leur position, gagnent en toute hâte un point plus élevé et encore plus escarpé. Mais plusieurs sentiers y donnent passage aux Athamans et ils en délogent l'ennemi. [14] Les Macédoniens se dispersent, sans pouvoir au milieu de ces rochers impraticables, inconnus, trouver d'issue pour fuir, et tombent entre les mains ou sous le glaive des vainqueurs. Bon nombre de fuyards s'abîment d'épouvante dans les précipices. Zénon et un petit nombre parviennent seuls à se réfugier auprès du roi. Le lendemain une trêve permit aux vaincus d'ensevelir leurs morts.

[3] [1] Amynandre, remonté sur son trône, envoya deux ambassades, l'une à Rome au sénat, l'autre en Asie aux Scipions, qui s'étaient arrêtés à Éphèse après la grande bataille contre Antiochus. [2] Il demandait la paix, s'excusait de devoir aux Étoliens la conquête de ses états héréditaires, et portait plainte contre Philippe. [3] Les Étoliens, en sortant de l'Athamanie, marchèrent contre les Amphiloques, et, grâce à la soumission volontaire de la plus grande partie de ces peuples, firent reconnaître leurs lois et leur autorité à tonte la nation. [4] Amphilochie reprise [car c'était une ancienne dépendance de l'Étolie], ils portèrent les mêmes espérances dans l'Apérantie: cette contrée se soumet également presque sans coup férir. La Dolopie n'avait jamais obéi aux Étoliens, elle appartenait à Philippe. [5] Le premier mouvement des habitants fut de courir aux armes; mais à la nouvelle de la soumission des Amphiloques, de la fuite de Philippe hors de l'Athamanie et du massacre de son armée, ils abandonnent aussi le parti de la Macédoine pour celui des Étoliens. [6] Dans ces conquêtes successives les Étoliens se flattaient d'avoir autant de boulevards du côté de la Macédoine; lorsqu'ils apprirent qu'Antiochus avait été vaincu en Asie par les Romains, et peu après leurs députés arrivèrent de Rome sans espérance de paix, annonçant que le consul Fulvius avait déjà passé la mer à la tête d'une armée. [7] Frappés de terreur, les Étoliens demandent aux Rhodiens et aux Athéniens d'intercéder pour eux, comptant sur l'appui de ces deux peuples pour se faire rouvrir les portes du sénat, naguère fermées à leurs prières, et députent à Rome les principaux de leur nation pour tenter un dernier effort: [8] crainte de s'attirer la guerre, ils n'avaient fait aucune disposition et l'ennemi était presque à leurs portes. [9] Déjà M. Fulvius, débarqué à Apollonie, s'entendait avec les principaux habitants de l'Épire pour savoir par où commencer les opérations. Les Épirotes voulaient attaquer Ambracie, qui venait de se donner aux Étoliens. [10]  « Les Étoliens volaient-ils au secours de la place? les plaines d'alentour étaient bonnes pour une bataille. Évitaient-ils de se montrer, la ville ne serait pas difficile à prendre. [11] On avait apporté force matériaux pour dresser des chaussées, tous les ouvrages de ce siège; on avait là l'Aréthonte, rivière navigable, commode pour les transports, qui coulait sous les murailles, et puis la saison était bonne. » Ces raisons décidèrent Fulvius à prendre par l'Épire.

[4] [1] Le consul, arrivé devant Ambracie, trouva que le siège exigeait de grands travaux. Ambracie est assise au pied d'une hauteur escarpée, désignée par les habitants sous le nom de Péranthe. [2] La ville du côté de la plaine et du fleuve, regarde l'occident; à l'orient s'élève la citadelle qu'on voit sur les hauteurs. [3] La rivière Aréthonte, qui prend sa source dans l'Athamanie, vient se jeter dans un golfe de la côte, appelé du nom de la ville voisine, golfe ambracien. [4] Couverte d'un côté par la rivière, de l'autre par les hauteurs, la place est en outre garnie d'une ceinture de bonnes murailles, d'un peu plus de quatre mille pas de circuit. [5] Fulvius établit du côté de la plaine deux camps, à peu de distance l'un de l'autre; il éleva un fort sur une éminence en face de la citadelle. [6] Le tout fut uni par une palissade et un fossé, de manière à fermer toute issue aux assiégés, et tout accès aux secours du dehors. Au bruit du siège d'Ambracie, une proclamation du préteur Nicandre avait réuni les Étoliens à Stratum. [7] Ils étaient accourus de toutes leurs forces pour faire lever le siège; ç'avait été leur premier mouvement. Mais lorsqu'ils virent la ville déjà presque entièrement bloquée, et les Épirotes campés au- delà du fleuve dans la plaine, ils se décidèrent à partager leurs troupes. [8] Avec un corps léger de mille hommes, Eupolème partit pour Ambracie, perça les lignes qui n'étaient pas encore fermées, et pénétra dans la ville. [9] Nicandre, avec le reste des troupes, avait d'abord songé à attaquer de nuit le camp des Épirotes, placé hors de la portée des Romains, qui étaient séparés de leurs alliés par le fleuve. [10] Mais ensuite il trouva ce projet trop dangereux, dans le cas où les Romains viendraient à s'apercevoir du mouvement, et à lui couper la retraite; il y renonça et alla porter le ravage dans l'Acarnanie.

[5] [1] Le consul, ayant tout terminé, lignes de circonvallation et travaux d'approches, fit attaquer sur cinq points à la fois; [2] trois de ces attaques, sur trois points, d'un accès plus facile, donnant du côté de la plaine, étaient dirigées sur le quartier appelé Pyrrhée; une autre contre le quartier d'Esculape; la cinquième contre la citadelle. [3] Le bélier battait les murs, les chevrons armés de faux arrachaient les créneaux. Les habitants, à la vue et au bruit redoutable des coups qui frappent leurs murailles, sont d'abord saisis d'épouvante et de vertige. [4] Mais voyant, contre leur attente, les murs tenir bon, ils reprennent courage, font tomber sur les béliers, au moyen des bascules, des masses de plomb, des quartiers de rocs ou des ancres de fer qui saisissent les chevrons et brisent les faux, [5] et par des sorties, la nuit contre les travailleurs, le jour contre les postes avancés, rejettent la terreur du côté de l'ennemi. [6] Les choses en étaient là devant Ambracie, lorsque les Étoliens, après avoir dévasté l'Acarnanie, rentrèrent à Stratum. De là le préteur Nicandre, se flattant de faire lever le siège par une entreprise hardie, envoya un nommé Nicodame, à la tête de cinq cents Étoliens, lesquels devaient pénétrer dans Ambracie. [7] Une nuit, une heure même, furent fixées pour attaquer la ville et les ouvrages élevés par l'ennemi en face du Pyrrhée, tandis que le préteur viendrait jeter lui-même l'épouvante au camp des Romains; Nicandre comptait sur cette double alarme et sur la nuit qui augmente la terreur, pour frapper quelque grand coup. [8] En effet, Nicodame, à la faveur de l'obscurité, parvient à tromper les premiers postes, se fait jour à travers d'autres à force de résolution, perce une partie des lignes et se jette dans la ville, où il rend l'audace et l'espoir aux assiégés; puis, quand arrive la nuit fixée, selon ses instructions, il attaque tout à coup les ouvrages. [9] Cette tentative fut plus hardie qu'heureuse, n'étant point soutenue à l'extérieur; [10] le préteur des Étoliens n'agit point, soit crainte, soit espoir d'être plus utile en portant secours aux Amphiloques, nouvellement rentrés sous la domination étolienne, et que Persée, fils de Philippe, chargé de conquérir la Dolopie et le territoire d'Amphilochie, pressait de toutes ses forces.

[6] [1] C'était sur trois points à la fois, comme il a été dit, que les Romains avaient dressé leurs machines contre le Pyrrhée, mais avec une vigueur et des armes peu uniformes; [2] les Étoliens attaquèrent avec torches, étoupes, poix, faisceaux enflammés; toute l'armée s'avançait étincelante de feux. À la première charge une foule de gardes furent égorgés: [3] mais bientôt le bruit, le tumulte, sont dans le camp, le signal est donné par le consul, on prend les armes et toutes les portes vomissent des soldats armés. [4] Sur un des points on eut à repousser le fer et la flamme; sur les deux autres, ce fut une tentative plutôt qu'un engagement, et les Étoliens se retirèrent. Toute la chaleur de l'action se concentra donc sur un seul point. [5] Là, chacun de son côté, Eupolème et Nicodame animent les combattants, les flattent de l'espérance qu'ils vont voir à l'instant Nicandre accourir d'après la convention et tomber sur les arrières de l'ennemi. [6] Cette espérance soutient quelque temps les esprits, mais on ne voit pas ce signe promis, on ne voit que l'ennemi se renforcer sans cesse. L'ardeur se ralentit; enfin on lâche pied; [7] on se replie, non sans dangers, on est rejeté en fuyant dans la ville, après qu'on a mis le feu à une partie des ouvrages et tué plus qu'on n'avait perdu. Il est de fait que si les conventions avaient été observées, les ouvrages, au moins sur un point, auraient pu être en grande partie détruits et les Romains enfoncés avec perte. [8] Les habitants d'Ambracie et les Étoliens qui étaient dans la ville, renoncèrent non seulement cette nuit-là à leur tentative; mais, dès ce moment, se croyant trahis par leurs compatriotes, ils perdirent beaucoup de leur énergie. [9] Désormais plus de sortie, comme auparavant, sur les postes ennemis; on ne combattit plus que du haut des murs ou des tours, à couvert.

[7] [1] Persée, au bruit de l'arrivée des Étoliens, abandonnant le siège qu'il avait formé, se contenta de ravager la campagne des Amphiloques; puis il en sortit et rentra en Macédoine. [2] Les Étoliens en furent également rappelés par le ravage de leurs côtes. Pleurate, roi d'Illyrie, était entré avec soixante embarcations dans le golfe de Corinthe, de concert avec une flotte achéenne qui se trouvait à Patras, et dévastait tout le littoral de l'Étolie. [3] Un corps de mille Étoliens envoyé contre les ennemis, suivant la marche de la flotte qui tournait toutes les sinuosités de la côte, coupait court par des sentiers et prévenait partout la déroute. [4] D'un autre côté, devant Ambracie, les Romains, à force de battre les murs avec le bélier sur plusieurs points, avaient fini par faire brèche, sans pouvoir toutefois pénétrer dans la ville. [5] Car aussitôt un mur abattu, un nouveau s'élevait à la place, et les combattants, debout sur les décombres, faisaient comme un rempart de leurs poitrines. [6] Fatigué du peu de succès de la force ouverte, le consul résolut de pratiquer une mine en marquant le travail avec des mantelets. Quoiqu'il fût poursuivi jour et nuit et qu'après les fouilles il eût encore l'embarras du transport des terres, l'ennemi ne se douta de rien. [7] Ces grands amas de terre trahirent enfin l'opération aux yeux des assiégés. Ils tremblent que les murs minés ne livrent déjà passage à l'ennemi, et ils se mettent à ouvrir une contre-mine dans la ville, en face de l'endroit déjà couvert par les mantelets. [8] Parvenus à la profondeur qu'ils supposent à la mine, ils font silence, appliquent l'oreille contre terre et cherchent à saisir les bruits de fouille. [9] Ils entendent, et percent aussitôt en droite ligne: ce fut l'affaire d'un moment. En quelques minutes ils atteignirent le vide, et les échafaudages dont l'ennemi avait étagé le sot. [10] Les travailleurs se rencontrent, communication est ouverte entre la mine et la contre-mine, et les outils deviennent des armes: en un instant, des soldats ont pénétré sous terre, et un combat s'engage dans l'obscurité. Il se ralentit bientôt, les assiégés bouchant partout la mine avec des sacs remplis de terre ou des barricades jetées à la hâte. [11] Une machine nouvelle, d'un apprêt facile, fut même inventée pour être opposée aux ennemis. C'était un tonneau percé par le fond, de manière à laisser passer un tuyau assez mince; ce tuyau était de fer ainsi que le couvercle du tonneau, percé également en plusieurs endroits. On remplit le tonneau de plumes légères, et on tourna la gueule contre la mine. [12] Des trous du couvercle s'élançaient de longues piques ou sarisses destinées à écarter l'ennemi; on jeta une petite étincelle dans la plume, et au moyen d'un soufflet adapté à l'ouverture du tuyau, on alluma. [13] Aussitôt s'élèvent des nuages de fumée, et une telle odeur de la plume brûlée remplit la mine, qu'il est impossible d'y tenir.

[8] [1] Tel était l'état des choses devant Ambracie, lorsque deux députés Étoliens, Phaenéas et Damotèle, munis de pleins pouvoirs, en vertu d'un décret de la nation, se présentèrent devant le consul. En effet le préteur, voyant d'un côté Ambracie assiégée, [2] d'un autre toute la côte désolée par une flotte ennemie, enfin la Dolopie et le territoire des Amphiloques en proie aux dévastations des Macédoniens, et sentant que les Étoliens ne pouvaient courir à trois ennemis à la fois, avait convoqué le conseil et consulté les principaux de la nation sur ce qu'il fallait faire. [3] Il n'y eut qu'un cri:  « la paix à des conditions avantageuses, s'il était possible, tolérables en tous cas: c'étaient les promesses d'Antiochus qui avaient entraîné à la guerre. [4] Antiochus ayant été battu sur terre et sur mer, et rejeté presque hors du monde, au- delà de la chaîne du Taurus, quelles espérances pouvaient faire soutenir la guerre? [5] II fallait charger Phaenéas et Damotèle d'agir d'après leur conscience, comme ils s'y croiraient autorisés par l'état des affaires de leur pays. Quel autre parti en effet pouvait-on prendre? la fortune leur faisait-elle le choix? » [6] Telles étaient les instructions des ambassadeurs: ils conjurèrent le consul  « d'épargner la ville, d'avoir pitié d'une nation ancienne alliée de Rome, égarée sinon par l'insolence, du moins par la misère. [7] Les torts des Étoliens dans la guerre contre Antiochus n'étaient pas plus grands que leurs services dans celle contre Philippe, et la récompense n'ayant pas été exagérée, la punition ne devait pas être non plus excessive. » À quoi le consul répondit:  « Que les prières des Étoliens étaient plus fréquentes que sincères, qu'ils devaient demander la paix comme Antiochus, puisque c'étaient eux qui l'avaient entraîné à la guerre. [8] Ce n'étaient pas, ajouta-t-il, les quelques villes dont la liberté avait été l'objet de la guerre; c'était toute l'Asie en deçà du mont Taurus, tout un royaume opulent qu'Antiochus avait abandonné. [9] Tant que les Étoliens n'auraient pas désarmé, il n'écouterait pas leurs propositions de paix; [10] armes et chevaux, il fallait qu'ils livrassent tout, puis qu'ils payassent au peuple romain mille talents d'argent, dont moitié comptant, s'ils voulaient obtenir la paix; enfin que, par une clause expresse du traité, ils s'engageassent à n'avoir d'autres amis et d'autres ennemis que ceux du peuple romain. »

[9] [1] Ces conditions étaient dures: les ambassadeurs, qui connaissaient l'humeur opiniâtre et changeante de leurs compatriotes, ne firent aucune réponse, et retournèrent demander conseil au préteur et aux principaux de la nation, sans avoir rien pris sur eux. [2] Une clameur menaçante les accueillit:  « Pourquoi traînaient-ils les négociations, lorsqu'ils avaient ordre de conclure à tout prix? » Ils repartirent donc pour Ambracie. Sur la route ils tombèrent dans une embuscade des Acarnaniens, alors en guerre avec l'Étolie, et furent conduits à Thyrium pour être mis sous bonne garde. [3] Nouvel obstacle qui retarda la paix. Cependant les députés d'Athènes et de Rhodes, venus pour intercéder en faveur des Étoliens, étaient déjà auprès du consul, [4] et Amynandre, roi des Athamans, muni d'un sauf-conduit, était arrivé au camp des Romains, afin de solliciter moins en faveur des Étoliens que de la ville d'Ambracie, où il avait passé la plus grande partie de son exil. [5] Le consul apprit de leur bouche l'accident arrivé aux deux ambassadeurs, et les fit venir de Thyrium. Dès leur arrivée les négociations commencèrent. [6] Amynandre, qui s'était chargé d'amener les Ambraciens à capituler, s'y employait de toutes ses forces; [7] mais les conférences qu'il avait avec les principaux habitants, au pied des remparts, n'avançaient rien: il finit par obtenir du consul la permission de pénétrer dans la ville, et là, soit par les conseils, soit par les prières, il détermina les assiégés à se rendre à discrétion. [8] Les Étoliens trouvèrent aussi un puissant intercesseur dans la personne de C. Valérius, fils de Laevinus, qui le premier avait eu des liaisons d'amitié avec cette nation, et frère utérin du consul. [9] Les Ambraciens ouvrirent leurs portes, à la condition que les auxiliaires Étoliens pourraient sortir en toute sûreté; puis les Étoliens durent remettre cinq cents talents euboïques, dont deux cents comptant, et le reste en six paiements égaux, d'année en année; rendre aux Romains les prisonniers et les transfuges, [10] et renoncer à toute prétention sur les villes, qui depuis le passage de T. Quinctius en Grèce, avaient été prises par les Romains, ou s'étaient volontairement liées d'amitié avec eux; enfin l'île de Céphallénie devait rester en dehors du traité. [11] Quoique ces conditions fussent moins rigoureuses qu'ils ne s'y étaient attendus, les députés Étoliens demandèrent et obtinrent la permission d'en référer au conseil. [12] L'article concernant les villes souffrit quelque difficulté. Ces villes avaient été quelque temps sous les lois de l'Étolie, et il en coûtait à la nation de consentir au démembrement. Il y eut cependant unanimité pour qu'on acceptât la paix. [13] Les Ambraciens offrirent au consul une couronne d'or du poids de cent cinquante livres. Statues d'airain ou de marbre, chefs-d'oeuvre de peinture [Ambracie, ancienne résidence royale de Pyrrhus, en possédait plus que toutes les autres villes du pays], tout fut enlevé et emporté. [14] Du reste, on ne toucha à rien, aucune violence ne fut exercée.

[10] [1] Le consul partit d'Ambracie, pénétra dans l'intérieur de l'Étolie et vint camper devant Argos d'Amphilochie, à vingt-deux milles d'Ambracie. Ce fut là que les ambassadeurs Étoliens, dont l'absence prolongée commençait à l'étonner, vinrent le trouver. [2] Ils lui apprirent que la paix avait été approuvée par le conseil de la nation et il les fit partir pour Rome, accompagnés des Rhodiens et des Athéniens, leurs intercesseurs, et de C. Valérius son frère: pour lui il passa dans l'île de Céphallénie. [3] Les députés trouvèrent à Rome les oreilles et les esprits des patriciens prévenus par les accusations de Philippe; ce prince, à force de se plaindre par ambassades et par lettres de l'affranchissement de la Dolopie, de l'Amphilochie et de l'Athamanie, de l'expulsion de ses garnisons et de son fils Persée du pays des Amphiloques, n'avait que trop disposé le sénat à rejeter les prières des Étoliens. [4] Cependant, un ambassadeur athénien, Léon, fils de Cichésias, sut faire impression sur l'assemblée par son éloquence: [5] il se servit de cette image ordinaire d'une mer paisible que les vents viennent agiter, compara à cette mer le peuple Étolien,  « qui était resté, tant qu'il fut fidèle à la république romaine, dans cet état de calme, naturel à la nation; [6] puis, dit-il, lorsque vint du côté de l'Asie le souffle de Thoas et de Dicéarque, et du côté de l'Europe celui de Ménestas et de Damocrite, alors s'éleva cette tempête, qui poussa la nation vers Antiochus, comme sur un écueil. »

[11] [1] Après mille traverses, les Étoliens réussirent enfin à obtenir un traité de paix. En voici les conditions: [2]  « La nation étolienne reconnaîtra avec sincérité l'empire et la majesté du peuple romain; elle ne livrera passage à aucune armée marchant contre ses alliés et ses amis; elle ne lui fournira aucun secours; [3] elle aura pour ennemis les ennemis du peuple romain, elle prendra les armes contre eux, elle leur fera également la guerre; [4] elle rendra les transfuges, les esclaves fugitifs et les prisonniers aux Romains et à leurs alliés, excepté ceux des prisonniers qui, après avoir été renvoyés dans leur patrie, auraient été pris de nouveau, ou ceux qui se seraient trouvés parmi les ennemis des Romains à une époque où les Étoliens faisaient partie des armées romaines. [5] Hormis ceux-là, tous les autres qui seront en leur pouvoir, seront, dans l'espace de cent jours, remis aux magistrats de Corcyre; ceux qui auraient disparu seraient rendus à mesure qu'on les retrouvera; [6] la nation livrera, au choix du consul romain, quarante otages de douze ans au moins et de quarante ans au plus. [7] Dans ce nombre ne seront compris ni le préteur, ni le commandant de la cavalerie, ni le scribe public, ni aucun de ceux qui auraient déjà été donnés en otage aux Romains. Céphallénie restera en dehors du traité. » [8] Quant aux sommes d'argent à payer et aux termes des paiements, on ne changea rien à ce qui avait été réglé par le consul; les Étoliens eurent toutefois la liberté de s'acquitter en or s'ils l'aimaient mieux, pourvu que chaque pièce d'or en valût dix d'argent. [9]  « Quant aux villes, territoires ou habitants qui avaient été sous la domination étolienne, mais qui, sous le consulat de T. Quinctius et de Cn. Domitius ou postérieurement, avaient été soumis par les armes romaines, ou s'étaient volontairement placés sous la domination du peuple romain, il fut défendu aux Étoliens de songer à les reprendre. Les Oeniades avec leur ville. et leur territoire devaient être rendus aux Acarnaniens. » Telles furent les conditions du traité conclu avec les Étoliens.

[12] [1] Pendant la même saison, ou plutôt durant les mêmes jours qui virent ces opérations du consul M. Fulvius en Étolie, l'autre consul Cn. Manlius faisait dans la Gallo-Grèce la guerre que je vais raconter. [2] Au commencement du printemps le consul arriva à Éphèse, prit le commandement des mains de L. Scipion, passa l'armée en revue et harangua les soldats. [3] Il donna des éloges à cette valeur à qui il n'avait fallu qu'une bataille pour terminer la guerre contre Antiochus, puis il les exhorta à entreprendre une nouvelle guerre contre les Gallo-Grecs, [4] auxiliaires et soutiens d'Antiochus, nation indomptable, dont l'humeur farouche rendrait inutile l'expulsion du roi au-delà du mont Taurus, tant que sa force principale, qu'il mettait dans les peuples, ne serait pas anéantie. Enfin il parla de lui-même en peu de mots, sans fard, sans exagération. [5] La joie des soldats en écoutant le consul éclata en applaudissements répétés. Ils songeaient que les Gallo-Grecs avaient fait partie des armées d'Antiochus, et que le roi ayant été vaincu, les Gallo-Grecs, réduits à leurs seules forces, devaient être des ennemis peu redoutables. [6] L'absence d'Eumène en ce moment [il était à Rome] parut au consul un contre-temps fâcheux, parce qu'il connaissait les lieux et les mœurs du pays, et qu'il avait intérêt à la ruine des Gallo-Grecs. [7] Ne pouvant l'avoir près de lui, le consul fit venir son frère Attale, de Pergame, et l'invita à joindre ses armes aux siennes: Attale promit sa coopération et celle de ses compatriotes, et retourna à Pergame pour faire ses préparatifs. [8] Peu de jours après, le consul, qui s'était éloigné d'Éphèse, fut rejoint près de Magnésie par Attale, à la tête de mille hommes d'infanterie et de deux cents chevaux; il avait donné à son frère Athénée l'ordre de suivre avec le reste des troupes, laissant la garde de Pergame à des hommes dont le dévouement à son frère et à l'état, lui inspirait le plus de confiance. [9] Le consul donna des éloges au jeune prince, et s'avança avec toutes ses forces jusqu'au Méandre, où il campa, dans l'impossibilité de traverser le fleuve à gué, en attendant des barques pour faire passer son armée. Le passage effectué, on arriva à Hiera Comé.

[13] [1] Cette ville possède un temple d'Apollon et un oracle dont les réponses sont, dit-on, faites par les prêtres en vers assez élégants. [2] Deux jours de marche amenèrent l'armée romaine jusqu'au fleuve Harpasus: là des députés d'Alabanda vinrent prier le consul de faire rentrer, de gré ou de force, sous la domination de ses anciens maîtres, un château qui venait de se soustraire à leur obéissance. [3] L'armée y fut également rejointe par Athénée, frère d'Eumène et d'Attale, accompagné du Crétois Leusus et du Macédonien Corragos; ils amenaient avec eux mille hommes d'infanterie et trois cents cavaliers de diverses nations. [4] Le consul détacha un tribun des soldats avec quelques troupes, pour reprendre le château et le rendre aux habitants d'Alabanda. De son côté, sans se détourner de sa route, il alla camper près d'Antioche sur le Méandre. [5] Ce fleuve prend sa source à Celènes, ancienne capitale de la Phrygie. La ville de Celènes avait été abandonnée de ses habitants, et à peu de distance de là s'était élevée une nouvelle ville appelée Apamée, du nom d'Apamée, sœur du roi Séleucus. [6] Non loin de la source du Méandre est aussi celle du fleuve Marsyas, qui se jette dans le Méandre: c'est à Celènes, dit la fable, qu'eut lieu le combat de flûte de Marsyas avec Apollon. [7] Le Méandre prend sa source sur les hauteurs de Celènes, descend au milieu de la ville, traverse la Carie, puis l'Ionie, et va se perdre dans un golfe entre Priène et Milet. [8] Sur ces entrefaites arriva au camp d'Antioche, Séleucus, fils d'Antiochus, qui venait, aux termes du traité conclu avec Scipion, livrer du blé à l'armée. [9] Une courte discussion s'engagea au sujet des auxiliaires d'Attale; c'était à l'armée romaine seule, disait Séleucus, qu'Antiochus avait à fournir des vivres. [10] La contestation fut tranchée par la fermeté du consul: il fit enjoindre, par un tribun, aux soldats romains de ne rien prendre avant que les auxiliaires d'Attale n'eussent reçu leur part. L'armée se porta ensuite sur le lieu nommé Gordiatique; [11] trois jours de marche leur suffirent pour arriver de là à Tabes. Tabes est située sur les frontières de la Pisidie, du côté qui regarde la mer de Pamphylie. Au temps de sa prospérité, cette contrée avait l'humeur belliqueuse. [12] En cette circonstance même, sa cavalerie chargea l'armée romaine, et, dans le premier moment, y jeta du désordre; mais les assaillants ne tardèrent pas à se convaincre de leur infériorité pour le nombre et pour la valeur, et regagnèrent précipitamment leur ville, demandant grâce, et offrant d'ouvrir leurs portes. [13] Une contribution de vingt-cinq talents d'argent et dix mille mesures de froment leur fut imposée: à ce prix, on les reçut à composition.

[14] [1] Trois autres journées conduisirent au bord du fleuve Casus. De là l'armée se porta sur la ville d'Érize qu'elle enleva d'emblée. [2] On arriva ensuite au pied du château de Thabusion, qui domine le fleuve Indus, ainsi nommé parce qu'un Indien y fut précipité par son éléphant. [3] On était dans le voisinage de Cibyra, et l'on ne voyait venir aucune ambassade de Moagète, tyran de cette contrée, homme perfide et cruel. [4] Pour sonder ses dispositions, le consul fit prendre les devants à C. Helvius, avec quatre mille hommes d'infanterie et cinq cents chevaux. Ce détachement avait déjà franchi les frontières, lorsque des députés vinrent déclarer que leur roi était prêt à faire sa soumission. [5] Tout ce qu'ils demandaient, c'était que les Romains entrassent en amis dans leur pays, ne commissent aucun dégât sur leurs terres, et ils offraient une couronne d'or de quinze talents qu'ils avaient apportée avec eux. [6] Helvius leur promit que leurs terres seraient respectées et les renvoya au consul, [7] auquel ils tinrent le même langage.  « Les Romains, leur répondit le consul, n'ont encore reçu de votre maître aucune marque de sa bonne volonté, et la haine qu'il inspire généralement doit nous faire songer plutôt à le punir qu'à lui accorder notre amitié. » [8] Foudroyés par cette réponse, les ambassadeurs se bornèrent à le prier d'accepter la couronne et de permettre au tyran de se présenter à lui pour s'expliquer et se justifier. [9] Le consul y consentit, et le lendemain le tyran arriva au camp, avec le costume et la suite d'un simple particulier de médiocre fortune. D'une voix humble et entrecoupée, il exagéra la modicité de ses ressources, il se plaignit de la pauvreté des villes de sa dépendance. [10] Or sa domination s'étendait sur les villes de Cibyra, de Syllée et de Limne. Il ferait tout, disait-il, en épuisant son trésor et ruinant ses sujets, pour en tirer une somme de vingt-cinq talents. [11]  « En vérité, dit le consul, c'est pousser trop loin la dérision: non content de vous être joué de nous du fond de vos états, en nous faisant mentir par vos envoyés, voilà que vous venez vous-même étaler la même impudence! [12] Vingt-cinq talents épuiseraient les trésors amassés par votre tyrannie! Eh bien! si avant trois jours vous ne m'en avez fait compter cinq cents, attendez-vous à voir vos campagnes ravagées et votre capitale assiégée. » [13] Quoique épouvanté de cette déclaration, le tyran n'en continua pas moins à protester de sa prétendue indigence; [14] et, après avoir bien marchandé, à force de chicanes, de prières et de larmes hypocrites, il en fut quitte pour cent talents, plus dix mille médimnes de blé. Tout cela se passa dans l'espace de six jours.

[15] [1] De Cibyra, l'armée passa sur le territoire des Sindésiens, traversa la rivière de Caulare, et campa sur la rive. [2] Le lendemain on longea le marais de Caralitis. Près de Madamprus on fit halte: puis on s'avança jusqu'à Lago, la ville la plus proche, dont les habitants s'enfuirent d'épouvante. [3] On trouva la place déserte, et on mit au pillage ses innombrables richesses. De là, en moins d'un jour, on se porta des sources du fleuve Lysis au bord du Cobulatus. [4] Les habitants de Termesse faisaient alors le siège de la citadelle des gens d'Isionda, dont la ville était déjà en leur pouvoir: les assiégés, qui n'avaient plus aucun espoir d'être secourus, envoyèrent implorer l'appui du consul. [5]  « Femmes et enfants, toute la population était enfermée dans la citadelle, et s'attendait tous les jours à périr par le fer ou par la faim. » Le consul, qui cherchait un prétexte pour entrer dans la Pamphylie, saisit l'occasion. [6] Son arrivée fit lever le siège d'Isionda. Les habitants de Termesse obtinrent la paix moyennant cinquante talents d'argent: on traita aux mêmes conditions avec ceux d'Aspende et avec toutes les autres villes de la Pamphylie. [7] À son retour de la Pamphylie, le consul campa le premier jour au bord du fleuve Taurus, et le lendemain près de Comè Xyliné. II poursuivit ensuite sa route sans interruption jusqu'à la ville de Cormasa. [8] La première ville après était Darsa: l'effroi en avait chassé les habitants; on la trouva déserte et richement approvisionnée. En longeant les marais voisins, le consul reçut des ambassadeurs de Lysinoé, qui venaient apporter la soumission de leur ville. [9] On entra ensuite sur le riche et fertile territoire des Sagalasséniens: cette contrée est habitée par les Pisides, les plus belliqueux de tous les habitants du pays. Cette humeur guerrière leur vient, tant de la fertilité de leurs terres que de la force de leur population et de la situation avantageuse de leur ville, lieu d'un pays où elle est la seule fortifiée. [10] Le consul, ne voyant point paraître de députation à son entrée sur les frontières, envoya ravager la campagne. L'opiniâtreté des habitants céda enfin, lorsqu'ils virent leur pays dévasté. [11] Ils firent partir des députés, et, moyennant cinquante talents, vingt mille mesures de froment et vingt mille d'orge, ils obtinrent la paix. [12] L'armée s'avança ensuite jusqu'aux sources du Rhocrines, et campa près Comè d'Acoride. Séleucus y arriva le lendemain d'Apamée. [13] Les malades et les bagages inutiles furent dirigés sur Apamée, et conduits par des guides que fournit Séleucus; les Romains se portèrent le même jour sur les terres des Métropolitains, et le lendemain s'avancèrent jusqu'à Dyniès en Phrygie. [14] De là on gagna Synnada; la crainte fit déserter toutes les places du voisinage: elles furent livrées au pillage et l'armée, chargée de butin, eut peine à faire cinq milles dans toute une journée, pour arriver à Beudos, appelée Beudos le Vieux. [15] Le lendemain on campa près d'Anabura, le surlendemain près des sources de l'Alandre et le troisième jour près d'Abbassius: là, on fit une halte de plusieurs jours, parce qu'on était arrivé sur les frontières des Tolostobogiens.

[16] [1] C'étaient des Gaulois que le manque de terres ou la soif du butin avaient fait émigrer en foule: persuadés qu'aucun des peuples qu'ils auraient à traverser ne pourrait leur tenir tête, ils étaient entrés, sous la conduite de Brennus, dans le territoire des Dardaniens. [2] Là une sédition avait éclaté, et environ vingt mille hommes, se mettant sous les ordres de Lonorius et de Lutarius, s'étaient séparés de Brennus et s'étaient dirigés du côté de la Thrace. [3] Alors, combattant quand ils trouvaient de la résistance, exigeant des contributions quand on demandait la paix, ils arrivèrent à Byzance, et, tirant de l'argent de toute la côte de la Propontide, ils s'établirent dans les villes. [4] Plus tard, il leur prit envie de passer en Asie, à force d'entendre vanter tout autour d'eux la fertilité merveilleuse de ce pays. Ils s'emparèrent de Lysimachie par surprise, soumirent à main armée toute la Chersonèse et descendirent vers l'Hellespont. [5] Là, voyant qu'un simple détroit les séparait de l'Asie, ils brûlèrent plus que jamais du désir de passer à l'autre bord, et firent demander à Antipater, commandant de cette côte, le passage. La négociation étant trop lente à leur gré, une nouvelle dissension éclata entre les deux chefs. [6] Lonorius revint sur ses pas avec la plus grande partie des guerriers, et regagna Byzance: Lutarius, profitant de la présence des espions macédoniens envoyés par Antipater sous le nom d'ambassadeurs, leur enleva deux navires pontés et trois barques. Il s'y embarqua, transporta ses bandes une à une, jour et nuit, et, au bout de quelques jours, il eut toutes ses troupes à l'autre bord. [7] Vers la même époque, un peu plus tard, Lonorius, avec l'aide de Nicomède, roi de Bithynie, s'embarqua aussi à Byzance. [8] Les Gaulois se réunirent de nouveau et donnèrent des secours à Nicomède, alors en guerre contre Ziboetas, maître d'une partie de la Bithynie. [9] Grâce à leur appui, Ziboetas fut vaincu, et toute la Bithynie reconnut la domination de Nicomède. Sortis de la Bithynie, les Gaulois pénétrèrent plus avant dans l'Asie. De vingt mille guerriers, ils n'étaient plus que dix mille [10] et néanmoins, leur nom jeta une telle épouvante parmi les nations en deçà du Taurus, que toutes, envahies ou non, voisines ou reculées, se soumirent à leurs lois. [11] Enfin les trois peuplades qui s'étaient réunies, les Tolostobogiens, les Trogmiens et les Tectosages, se partagèrent l'Asie. [12] Les Trogmiens eurent la rive de l'Hellespont; les Tolostobogiens, l'Éolide et l'Ionie; les Tectosages, l'intérieur des terres: toute l'Asie en deçà du Taurus leur payait donc tribut. Ils établirent leur principale colonie sur les bords du fleuve Halys; [13] et telle était la terreur attachée à leur nom, surtout depuis l'immense accroissement de leur population, que sur la fin les monarques Syriens eux-mêmes n'osèrent refuser de leur payer tribut. [14] Le premier des princes asiatiques qui repoussa le joug fut Attale, père du roi Eumène, et son audace, contre l'attente générale, fut couronnée du succès: il combattit et eut l'avantage; mais la victoire ne put les abattre au point de leur faire perdre l'empire de l'Asie: [15] leur puissance resta intacte jusqu'à la guerre des Romains contre Antiochus. Alors même, malgré l'expulsion d'Antiochus, ils se flattèrent que, grâce à leur éloignement des côtes, l'armée romaine ne pénétrerait pas jusque chez eux.

[17] [1] Ayant en tête un ennemi si redouté de toute la contrée, le consul convoqua ses troupes et leur parla en ces termes: [2]  « Je n'ignore point, soldats, que de tous les peuples d'Asie, les Gaulois sont réputés les plus belliqueux. [3] C'est au milieu des peuples les plus pacifiques qu'est venue s'établir cette nation farouche, après avoir couru le monde entier. Stature gigantesque, longs cheveux roux, larges boucliers, épées démesurées, [4] chants guerriers au moment de charger l'ennemi, hurlements, trépignements terribles, [5] cliquetis d'armes et de boucliers heurtés d'après un usage national, tout semble combiné chez eux pour inspirer la terreur. Mais laissons ceux qui ne sont pas familiarisés avec ces allures barbares, les Grecs, les Cariens, les Phrygiens, s'en effrayer: les Romains, faits à tout ce bruit, n'y voient plus qu'un vain épouvantail. [6] Une seule fois jadis, et à une première rencontre, au bord de l'Allia, ils défirent nos ancêtres; depuis, voilà près de deux cents ans que, comme de vrais troupeaux, ils sont égorgés et chassés par nos pères, et que les Gaulois nous fournissent plus de triomphes que le reste du monde. [7] Notre propre expérience nous le prouve, cette première charge, si fougueuse et si bouillante, une fois soutenue, haletants, tout en sueur, leurs armes leur échappent des mains: mous de corps, l'âme sans vigueur, dès que leur emportement se refroidit, le soleil, la poussière, la soif, au défaut du fer, les abattent. [8] Ce ne sont pas seulement nos légions aux prises avec les leurs, qui nous ont appris à les connaître; des Romains se sont mesurés corps à corps avec eux, et T. Manlius, M. Valérius, ont fait voir la supériorité de la valeur romaine sur la fougue gauloise. [9] Depuis M. Manlius, seul contre une armée de Gaulois, les a précipités du Capitole qu'ils tentaient d'escalader: et alors c'étaient de vrais Gaulois, nés en Gaule. Aujourd'hui ce sont des Gaulois abâtardis, du sang mêlé, des Gallo-Grecs enfin, comme on les appelle; [10] car il en est des hommes comme des plantes et des animaux: c'est moins le germe primitif qui contribue à leur conserver leur excellence naturelle que l'influence du terrain et du climat où ils vivent qui les fait dégénérer. [11] Les Macédoniens, qui ont fondé Alexandrie, en Égypte, Séleucie et Babylone, une foule de colonies par le monde entier, sont devenus des Syriens, des Parthes, des Égyptiens; [12] Marseille, dans les Gaules, a pris du caractère de ses voisins. Les Tarentins, nés sous cette âpre et rude discipline de Sparte, qu'en ont-ils gardé? [13] La terre natale est un foyer de vie: tout ce qui est transplanté se transforme et dégénère. Sous ces armures gauloises, ce sont donc des Phrygiens que vous allez encore une fois égorger comme lors de la bataille contre Antiochus, des vaincus que des vainqueurs vont écraser. [14] Si je crains une chose, c'est qu'il y ait peu de gloire à recueillir là où il y aura si peu à faire. [15] Le roi Attale les a souvent battus, dispersés. Ce n'est que chez les bêtes nouvellement enchaînées que l'humeur sauvage des bois se fait sentir: à force de recevoir leur nourriture de la main des hommes, elles s'apprivoisent: Eh bien! ne vous y trompez pas, la barbarie, chez les hommes, s'adoucit de la même manière. [16] Ainsi, croyez-vous que ces Gaulois sont des hommes comme leurs pères et leurs enfants? Forcés d'émigrer par le manque de terres, ils ont longé la côte ardue de l'Illyrie, traversé la Péonie et la Thrace en combattant contre des nations belliqueuses, et sont venus s'établir ici. [17] Endurcis, irrités par mille privations, ils ont trouvé cette contrée pour s'engourdir dans l'abondance; fertilité du sol, beauté du climat, douceur des habitants, toute cette odeur sauvage qu'ils avaient en arrivant n'a pu leur résister. [18] Par le ciel! enfants de Mars, fuyez, fuyez au plus tôt cette perfide langueur de l'Asie! Ces voluptés d'un autre ciel énervent les âmes! La vie, les mœurs de ces peuplades sont contagieuses! [19] Ce qu'il y a d'heureux, c'est que si peu que soient pour vous les Gaulois, ils conservent encore dans l'esprit des Grecs cette réputation de vaillance qu'ils avaient en arrivant; [20] et ainsi la victoire vous donnera aux yeux des alliés la même gloire que si c'étaient des Gaulois de la vieille trempe que eussiez vaincus! »

[18] [1] Les troupes congédiées, le consul expédia des envoyés à Éposognate, le seul des princes d'Asie qui fût resté attaché à Eumène et eût refusé des secours à Antiochus contre les Romains, et se remit en marche. Le premier jour on arriva aux bords de l'Alandre, le second au bourg de Tyscos. [2] Là des ambassadeurs Oroandes vinrent demander la paix; et on exigea deux cents talents; il demandèrent avec instance la permission d'en référer à leurs compatriotes: on y consentit. [3] Le consul se porta ensuite sur Plitende, puis il alla camper sur les terres des Alyattes. Ce fut là que la députation qu'il avait envoyée à Éposognate vint le rejoindre, accompagnée d'une ambassade du prince qui conjurait les Romains de ne point attaquer les Tectosages:  « Il allait se rendre lui-même chez eux, disait-il; il les déciderait à faire leur soumission. » [4] Le consul y consentit, et se remit en marche à travers la contrée appelée Axylos. Ce nom lui vient du manque absolu de bois, de ronces, de toute matière à faire du feu. La fiente de vache y remplace le bois. [5] Près de Cuballe, château de la Gallo- Grèce, où les Romains étaient campés, on vit arriver avec grand bruit la cavalerie ennemie. Le désordre qui se mit dans les postes romains ne fut pas le seul effet de cette brusque attaque, on eut aussi du monde de tué. [6] L'alarme étant arrivée au camp, la cavalerie romaine s'élança sur les Gaulois par toutes les portes à la fois, les battit, les chassa et leur tua quelques hommes dans la poursuite. [7] Le consul, se voyant déjà sur les terres de l'ennemi, eut soin dès lors de faire éclairer la marche et d'y mettre bon ordre On marcha sans s'arrêter jusqu'au Sangarius là, n'y ayant pas de gué pour passer, on jeta un pont sur le fleuve. [8] Le Sangarius prend sa source dans le mont Adorée, traverse la Phrygie; et vient à son entrée dans la Bithynie se joindre au Tymbris: ainsi ses eaux se doublent, et il traverse la Bithynie pour aller se perdre dans la Propontide; ce qui rend ce fleuve remarquable, c'est moins sa force que la quantité de poissons qu'il fournit aux peuples riverains. [9] L'armée passa sur le pont et se mit à suivre la rive. Tout à coup on vit arriver de Pessinonte les Galles, prêtres de la grande déesse, dans tout l'appareil de leur culte, et prophétisant d'un ton inspiré que la déesse accordait aux Romains une bonne route, une victoire assurée et l'empire du pays. [10] Le consul répondit qu'il en acceptait l'augure et campa sur le lieu même. [11] Le lendemain on était à Gordium. Cette place est loin d'être considérable, mais c'est un grand entrepôt de commerce malgré sa position au milieu des terres. [12] Elle a trois mers à peu près à la même distance, l'Hellespont, la côte de Synope et la Cilicie maritime. Ensuite, elle est sur les frontières de plusieurs grandes nations, auxquelles elle sert de comptoir. [13] On la trouva déserte [les habitants s'étaient enfuis], mais abondamment pourvue. [14] On y fit une halte, et l'on y reçut des envoyés d'Éposognate.  « Leur maître, dirent-ils, s'était rendu auprès des chefs gaulois sans pouvoir rien obtenir; [15] les villages et les plaines étaient abandonnés par les habitants, hommes, femmes et enfants, qui emmenaient leurs troupeaux et tout ce qui pouvait s'emporter; la population gagnait le mont Olympe pour s'y défendre les armes à la main dans une position avantageuse. »

[19] [1] Des nouvelles plus positives furent bientôt apportées par les envoyés des Oroandes.  « Les Tolostobogiens avaient transporté, disent-ils, leur demeure sur le mont Olympe; les Tectosages avaient pris d'un autre côté, et s'étaient réfugiés sur une autre montagne appelée Magaba; [2] les Trogmiens avaient confié leurs femmes et leurs enfants aux Tectosages, pour aller en armes se joindre aux Tolostobogiens. » Les trois peuplades avaient pour chefs Orgiago, Combolomarus et Gaudotus. [3] Ce qui leur avait fait adopter ce plan de défense, c'était l'espoir qu'en les voyant maîtres des montagnes les plus élevées du pays et pourvus de tout ce qui leur était nécessaire pour un séjour indéfini, les ennemis finiraient par se lasser. [4]  « Il n'était pas probable, pensaient- ils, qu'ils voulussent s'aventurer au milieu de ces hauteurs inaccessibles; en tout cas, une simple poignée d'hommes suffirait pour les arrêter et les précipiter; enfin ils ne s'acharneraient pas à faire sentinelle au pied de ces montagnes glacées pour y mourir de froid ou de faim. » [5] Malgré l'élévation des lieux, qui était pour eux un rempart, ils entourèrent d'un fossé et autres fortifications les pics sur lesquels ils s'étaient établis.[6] Ils s'inquiétèrent peu des provisions de traits, comptant sur les pierres de leurs montagnes.

[20] [1] Le consul, prévoyant que l'on ne combattrait pas de près, et qu'il aurait à assaillir de loin des montagnes, avait fait ample provision de traits, de lames à vélites, de flèches, de balles de plomb et de cailloux de bonne grosseur pour les frondes; [2] avec cette forêt de dards, il marcha sur le mont Olympe, et campa à environ cinq milles. [3] Le lendemain, accompagné d'Attale et de cinq cents chevaux, il se porta en avant pour reconnaître la montagne et la position des Gaulois. Un détachement de cavalerie ennemie, deux fois plus fort, fondit sur eux et les mit en fuite. On perdit quelques hommes dans la poursuite et on eut assez de blessés. [4] Le troisième jour, le consul sortit avec toutes ses troupes pour faire des reconnaissances, et, aucun ennemi ne se hasardant hors des retranchements, il fit tranquillement le tour de la montagne et remarqua que du côté du sud il y avait plusieurs collines sablonneuses s'élevant en pente douce jusqu'à une certaine hauteur; [5] que du côté du nord, les rochers étaient raides, coupés à pic et la position inabordable, excepté en trois endroits, l'un au milieu de la montagne, où il y avait de la terre végétale, les deux autres, plus difficiles, au sud-est et au nord-ouest. Ces observations faites, le jour même il plaça son camp au pied de la montagne. [6] Le lendemain, il fit célébrer un sacrifice, où les premières victimes s'offrirent pour témoigner de la faveur des dieux; puis il partagea son armée en trois corps et marcha à l'ennemi. [7] À la tête du plus considérable de ces corps, il tenta l'ascension par l'endroit le moins rapide. L. Manlius, son père, devait, par le sud- est, s'élever autant que faire se pourrait, sans imprudence, [8] sans s'acharner, en cas de dangers et d'obstacles insurmontables, à lutter contre le terrain et contre un ennemi inexpugnables; en ce cas, il devait se rapprocher du consul en tournant obliquement la montagne, et venir le rejoindre. [9] C. Helvius, à la tête du troisième détachement, avait ordre de tourner insensiblement au bas de la montagne pour grimper ensuite par le nord-ouest. Les auxiliaires d'Attale furent également partagés en trois corps de même force; le consul garda le jeune prince à ses côtés; [10] la cavalerie et les éléphants durent rester sur le plateau le plus voisin des hauteurs. Les officiers eurent ordre d'avoir l'oeil partout, pour porter secours en toute hâte, partout où il en faudrait.

[21] [1] Les Gaulois, comptant sur les lieux pour couvrir leurs flancs, ne songèrent à faire occuper que le passage du côté du midi, et détachèrent à cet effet environ mille hommes sur une hauteur qui commandait la route, à moins d'un mille de leur camp, se flattant d'avoir là une sorte de fort pour fermer le passage. [2] Les Romains s'en aperçoivent et se disposent aussitôt au combat. À quelques pas en avant des enseignes marchent les vélites, les archers crétois d'Attale, les frondeurs, les Tralles et les Thraces; [3] l'infanterie, comme l'exige la raideur de la pente, s'avance au petit pas, ramassée derrière les boucliers, afin d'être seulement à l'abri des traits, n'ayant pas l'intention d'en venir à un combat pied contre pied. [4] La bataille s'engage donc à outrance au trait, avec équilibre d'abord, les Gaulois ayant pour eux l'avantage de la position, les Romains celui de la variété et de l'abondance des projectiles; mais plus l'action se prolonge, plus l'égalité disparaît. Les boucliers longs, mais étroits, des Gaulois les couvrent mal; [5] et puis, ils n'ont bientôt plus d'autre arme que leur épée, qui, tant qu'on n'en vient pas à l'arme blanche, reste inutile entre leurs mains; [6] ils se voient réduits aux pierres, et, n'en ayant pas fait provision d'avance, ils n'en trouvent que d'énormes, ils n'ont que celles qui leur tombent au hasard sons la main, et, dans leur inexpérience, ils ne savent ni les diriger, ni leur imprimer de la force; [7] cependant flèches, balles de plomb, javelots pleuvent sur eux de toutes parts; ils ne savent que faire, aveuglés qu'ils sont par la rage et la crainte, engagés dans une lutte à laquelle ils ne sont pas adaptés. [8] En effet, tant qu'on se bat de près, tant qu'on peut tour à tour recevoir ou porter des coups, ils sont forts de leur colère. Mais, quand ils se sentent frappés de loin par des javelines légères, parties on ne sait d'où, alors, ne pouvant donner carrière à leur fougue bouillante, ils se jettent les uns sur les autres comme des bêtes sauvages percées de traits. [9] Leurs blessures éclatent aux yeux, parce qu'ils combattent nus, et que leurs corps sont charnus et blancs, n'étant jamais découverts que dans les combats: aussi le sang s'échappe-t-il plus abondant de ces chairs massives; les blessures sont plus horribles, la blancheur de leurs corps fait paraître davantage le sang noir qui les inonde. [10] Mais ces plaies béantes ne leur font pas peur: quelques-uns même déchirent la peau, lorsque la blessure est plus large que profonde, et s'en font gloire. [11] La pointe d'une flèche ou de quelque autre projectile s'enfonce-t-elle dans les chairs, en ne laissant à la surface qu'une petite ouverture, sans qu'ils puissent, malgré leurs efforts, arracher le trait, les voilà furieux, honteux d'expirer d'une blessure si peu éclatante, [12] se roulant par terre comme s'ils mouraient d'une mort vulgaire. D'autres se jettent sur l'ennemi et ils tombent sous une grêle de traits, ou bien, arrivant à portée des bras, ils sont percés par les vélites à coups d'épées. [13] Les vélites portent de la main gauche un bouclier de trois pieds, de la droite des piques qu'ils lancent de loin, à la ceinture une épée espagnole, et, s'il faut combattre corps à corps, ils passent leurs piques dans la main gauche et saisissent le glaive. [14] Bien peu de Gaulois restaient debout; se voyant accablés par les troupes légères, et sur le point d'être entourés par les légions qui avançaient, ils se débandent et regagnent précipitamment leur camp, déjà en proie à la terreur et à la confusion. Il n'était rempli que de femmes, d'enfants, de vieillards. [15] Les Romains, vainqueurs, s'emparèrent des hauteurs abandonnées par l'ennemi.

[22] [1] Cependant L. Manlius et C. Helvius, après s'être élevés tant qu'ils l'avaient pu, par le travers de la montagne, ne trouvant plus passage, [2] avaient tourné vers le seul endroit accessible, et s'étaient mis tous deux à suivre de concert, à quelque distance, la division du consul: c'était ce qu'il y avait de mieux à faire dès le principe, la nécessité y ramena. [3] Le besoin d'une réserve se fait souvent vivement sentir dans des lieux aussi horribles; car, les premiers rangs venant à ployer, les seconds couvrent la déroute et se présentent frais au combat. [4] Le consul, voyant, près des hauteurs occupées par ses troupes légères, flotter les enseignes du tyran, laissa ses soldats reprendre haleine et se reposer un moment, et, leur montrant les cadavres des Gaulois étendus sur les éminences: [5]  « Si les troupes légères ont combattu avec tant de succès, que dois-je attendre de mes légions, de troupes armées de toutes pièces, de mes meilleurs soldats? La prise du camp, où, rejeté par la troupe légère, l'ennemi est à trembler. » [6] Il fit néanmoins prendre les devants à la troupe légère, qui, pendant la halte des légions, au lieu de rester inactive, avait employé ce temps à ramasser les traits épars sur les hauteurs, afin de n'en pas manquer. [7] Déjà on approchait du camp, et les Gaulois, dans la crainte de n'être point assez couverts par leurs retranchements, se tenaient l'épée au poing devant leurs palissades; mais, accablés sous une grêle de traits, que des rangs serrés et fournis laissent rarement tomber à faux, ils sont bientôt forcés de rentrer dans leurs fortifications, et ne laissent qu'une forte garde. [8] La multitude, rejetée dans le camp, y est accablée d'une pluie de traits, et tous les coups qui portent sur la foule sont annoncés par des cris où se mêlent les gémissements des femmes et des enfants. [9] La garde placée aux portes est assaillie par les javelines des premiers légionnaires, qui, tout en ne blessant pas, percent les boucliers de part en part, les attachent et les enchaînent les uns aux autres: on ne put soutenir plus longtemps l'attaque des Romains.

[23] [1] Les portes sont abandonnées; mais avant que les vainqueurs s'y précipitent, les Gaulois ont pris la fuite dans toutes les directions. Ils se jettent en aveugles dans les lieux accessibles ou non; précipices, pointes de roc, rien ne les arrête. ils ne redoutent que l'ennemi! [2] Une foule s'abîment dans des gouffres sans fond, s'y brisent ou s'y tuent. Le consul, maître du camp, en interdit le pillage à ses soldats, et les lance à la poursuite des Gaulois, pour achever de les épouvanter à force d'acharnement. [3] En ce moment arrive L. Manlius avec sa division: l'entrée du camp lui est également fermée. Il reçoit l'ordre de se mettre immédiatement à la poursuite des fuyards. Le consul en personne, laissant les prisonniers aux mains de ses tribuns, partit aussi un moment après; c'était, pensait-il, terminer la guerre d'un seul coup, que de profiter de la consternation des ennemis pour en tuer ou en prendre le plus possible. [4] Le consul était à peine parti, que C. Helvius arriva avec la troisième division: il lui fut impossible. d'empêcher le pillage du camp, et le butin, par la plus injuste fatalité, devint la proie de ceux qui n'avaient pas pris part au combat. La cavalerie resta longtemps à son poste, ignorant et le combat et la victoire des Romains. [5] Elle finit aussi, autant que pouvait manoeuvrer la cavalerie, par s'élancer sur les traces des Gaulois épars au pied de la montagne, en tua un grand nombre et fit beaucoup de prisonniers. [6] Le nombre des morts ne peut guère être évalué, parce qu'on égorgea dans toutes les cavités de la montagne, [7] parce qu'une foule de fuyards roulèrent du haut des rochers sans issue dans des vallées profondes, parce que dans les bois, sous les broussailles, on tua partout. [8] L'historien Claudius, qui fait livrer deux batailles sur le mont Olympe, prétend qu'il y eut environ quarante mille hommes de tués. Valérius Antias, d'ordinaire si exagéré dans les nombres, se borne à dix mille. [9] Ce qu'il y a de positif, c'est que le nombre des prisonniers s'éleva à quarante mille, parce que les Gaulois avaient traîné avec eux une multitude de tout sexe et de tout âge, leurs expéditions étant de véritables émigrations. [10] Le consul fit brûler en un seul tas les armes des ennemis, ordonna de déposer tout le reste du butin, en vendit une partie au profit du trésor public, et fit avec soin, de la manière la plus équitable, la part des soldats. [11] Il donna ensuite des éloges à son armée et distribua les récompenses méritées. La première part fut pour Attale, au grand applaudissement de tous. Car le jeune prince avait montré autant de valeur et de talent au milieu des fatigues et des dangers, que de modestie après la victoire.

[24] [1] Restait toute une seconde guerre avec les Tectosages. Le consul marcha contre eux, et, au bout de trois journées, arriva à Ancyre, grande ville de la contrée, dont les ennemis n'étaient qu'à dix milles. [2] Pendant la halte qu'il y fit, une captive se signala par une action mémorable. C'était la femme du chef Orgiago; cette femme, d'une rare beauté, se trouvait, avec une foule de prisonniers comme elle, sous la garde d'un centurion, homme avide et débauché, vrai soldat. [3] Voyant que ses propositions infâmes la faisaient reculer d'horreur, il fit violence à la pauvre captive que la fortune de la guerre mettait en sa puissance. [4] Puis, pour pallier cette indignité, il flatta sa victime de l'espoir d'être rendue aux siens, et encore ne lui donna-t-il pas gratuitement cet espoir, comme eût fait un amant. Il fixa une certaine somme d'or, et, pour ne mettre aucun des siens dans sa confidence, il permit à la captive de choisir un de ses compagnons d'infortune qui irait traiter de son rachat avec ses parents.[5] Rendez-vous fut donné près du fleuve: deux amis de la captive, deux seulement, devaient s'y rendre avec l'or la nuit suivante pour opérer l'échange. [6] Par un hasard fatal au centurion, se trouvait précisément dans la même prison un esclave de la femme; elle le choisit et à la nuit tombante, le centurion le conduisit près des postes. [7] La nuit suivante, se trouvent au rendez-vous les deux parents, et le centurion avec sa captive. [8] On lui montre l'or; pendant qu'il s'assure si la somme convenue y est [c'était un talent attique], la femme ordonne, dans sa langue, de tirer l'épée et de tuer le centurion penché sur sa balance. On l'égorge, on sépare la tête du cou, [9] et, l'enveloppant dans sa robe, la captive va rejoindre son mari Orgiago, qui, échappé du mont Olympe, s'était réfugié dans sa maison. Avant de l'embrasser, elle jette à ses pieds la tête du centurion. [10] Surpris, il lui demande quelle est cette tête, que veut dire une action si extraordinaire chez une femme. [11] Viol, vengeance, elle avoua tout à son mari; et, tout le temps qu'elle vécut depuis [ajoute-t-on], la pureté, l'austérité de sa conduite, soutint jusqu'au dernier moment la gloire de cette belle action conjugale.

[25] [1] À son camp d'Ancyre, le consul reçut une ambassade des Tectosages, qui le priaient de ne point se mettre en mouvement qu'il ne se fût entendu avec les chefs de leur nation, assurant qu'à n'importe quelles conditions la paix leur semblait préférable à la guerre. [2] On prit heure et lieu pour le lendemain, et le rendez- vous fut fixé à l'endroit même qui séparait Ancyre du camp des Gaulois. [3] Le consul, à l'heure dite, s'y rendit avec une escorte de cinq cents chevaux, et, ne voyant arriver personne, rentra dans son camp: [4] peu après arrivèrent les mêmes députés gaulois pour excuser leurs chefs, retenus, disaient-ils, par des motifs religieux: les principaux de la nation allaient venir, et l'on pourrait aussi bien traiter avec eux. [5] Le consul, de son côté, dit qu'il enverrait Attale: on vint cette fois de part et d'autre. Attale s'était fait escorter par trois cents chevaux on arrêta les conditions; [6] mais l'affaire ne pouvant être terminée en l'absence des chefs, il fut convenu que le lendemain, au même lieu, le consul et les princes gaulois auraient une entrevue.[7] L'inexactitude des Gaulois avait un double but: d'abord, de gagner du temps pour mettre à couvert leurs effets avec leurs femmes et leurs enfants de l'autre côté du fleuve Halys; ensuite, de faire tomber le consul lui-même, peu en garde contre la perfidie de la conférence, dans un piège qu'ils lui tendaient. [8] À cet effet ils choisirent mille de leurs cavaliers d'une audace éprouvée; et la trahison eût réussi, si le droit des gens, qu'ils se proposaient de violer, n'eût trouvé un vengeur dans la fortune. [9] Un détachement. romain envoyé au fourrage et au bois, s'était porté vers l'endroit où devait se tenir la conférence; les tribuns se croyaient en toute sûreté sous la protection de l'escorte du consul et sous l'oeil du consul lui-même, [10] cependant ils n'en placèrent pas moins eux-mêmes, plus près du camp, un second poste de six cents chevaux. [11] Le consul, sur les assurances d'Attale, que les chefs gaulois se rendraient à l'entrevue, et qu'on pourrait conclure, sortit de son camp et se mit en route avec la même escorte de cavalerie que la première fois. Il avait fait environ un mille et n'était qu'à quelques pas du lieu du rendez-vous, lorsque, tout à coup, il voit à toute bride accourir les Gaulois qui le chargent en ennemis. [12] Il fait halte, ordonne à sa cavalerie d'avoir la lance et l'esprit en arrêt, et soutient bravement le combat, sans plier; mais bientôt, accablé par le nombre, il recule au petit pas, sans confusion dans ses rangs. [13] Enfin, la résistance devenant plus dangereuse que le bon ordre n'était salutaire, tout se débande et prend précipitamment la fuite. Les Gaulois pressent les fuyards l'épée levée et se mettent à les tuer. Presque tout l'escadron allait être massacré, lorsque le détachement des fourrageurs, six cents cavaliers, se présentent tout à coup. [14] Aux cris de détresse de leurs compagnons, ils s'étaient jetés sur leurs chevaux la lance au poing. Ils vinrent, tout frais, faire face à l'ennemi victorieux; [15] aussitôt la fortune change; l'épouvante passe des vaincus aux vainqueurs, et la première charge met les Gaulois en déroute. En même temps, de toute la campagne, accourent les fourrageurs. Les Gaulois sont entourés d'ennemis. Les chemins leur sont coupés, la fuite devient presque impossible, pressés qu'ils sont par une cavalerie toute fraîche, eux n'en pouvant plus; [16] aussi bien peu échappèrent. De prisonniers, on n'en fit pas; tous expièrent leur perfidie par la mort. Les Romains, encore tout enflammés de colère, allèrent le lendemain, avec toutes leurs forces chercher l'ennemi.

[26] [1] Deux jours furent employés par le consul à reconnaître en personne la montagne, afin de ne rien laisser échapper: le troisième jour, après avoir consulté les auspices et immolé des victimes, il partagea ses troupes en quatre corps; [2] deux devaient prendre par le centre de la montagne, deux se porter de côté sur les flancs des Gaulois. [3] La principale force des ennemis, c'étaient les Tectosages et les Trogmiens qui occupaient le centre, au nombre de cinquante mille hommes. La cavalerie, inutile au milieu des rocs et des précipices, avait mis pied à terre, au nombre de dix mille hommes, et pris place à l'aile droite. [4] Les auxiliaires d'Ariarathe, roi de Cappadoce et de Morzius, avaient la gauche, au nombre d'environ quatre mille. Le consul, comme au mont Olympe, plaça à l'avant-garde des troupes légères, et eut soin de faire mettre sous la main une bonne quantité de traits de toute espèce. [5] On s'aborda: tout, de part et d'autre, se passait comme dans le premier combat; les esprits seuls étaient changés, rehaussés chez les uns par le succès, abattus chez les autres; [6] car, pour n'avoir pas été eux-mêmes vaincus, les ennemis s'associaient à la défaite de leurs compatriotes, et, l'action engagée sous les mêmes auspices, eut le même dénouement. [7] Comme une nuée de traits légers vint écraser l'armée gauloise, avancer hors des rangs, c'était se mettre à nu sous les coups, personne ne l'osa. Serrés les uns contre les autres, plus leur masse était brande, mieux elle servait de but aux tireurs. Tous les coups portaient. [8] Le consul, voyant l'ennemi presque en déroute, imagina qu'il n'y avait qu'à faire voir les drapeaux légionnaires pour mettre aussitôt tout en fuite, et faisant rentrer dans les rangs les vélites et les autres auxiliaires, il fit avancer le corps de bataille.

[27] [1] Les Gaulois, poursuivis par l'image des Tolostobogiens égorgés, le corps criblé de traits plantés dans les chairs, n'en pouvant plus de fatigues et de coups, ne tinrent même pas contre le premier choc, les premières clameurs des Romains. [2] Ils s'enfuirent vers leur camp; mais un petit nombre seulement se réfugia derrière les retranchements; la plupart, emportés à droite et à gauche, se jetèrent à corps perdu devant eux. Les vainqueurs poussèrent l'ennemi jusqu'au camp, l'épée dans les reins; [3] mais l'avidité les retint dans le camp et la poursuite fut complètement abandonnée. [4] Sur les ailes, les Gaulois tinrent plus longtemps, parce qu'on les avait joints plus tard; mais ils n'attendirent même pas la première décharge de traits. [5] Le consul, ne pouvant arracher au pillage ceux qui étaient entrés dans le camp, mit aussitôt les ailes à la poursuite des ennemis. [6] La chasse dura quelque temps, mais il n'y eut guère plus de huit mille hommes de tués dans la poursuite, je ne dis pas combat, il n'y en eut point. Le reste passa l'Halys. [7] Les Romains, en grande partie, passèrent la nuit dans le camp ennemi; les autres revinrent avec le consul dans leur camp. Le lendemain on fit l'inventaire des prisonniers et du butin: le butin était immense; c'était tout ce qu'une nation avide, longtemps maîtresse par la conquête de toute la contrée en deçà du mont Taurus, avait pu amasser. [8] Les Gaulois, dispersés, se rassemblèrent sur un même point, blessés pour la plupart, sans armes, sans aucune ressource. Ils envoyèrent demander la paix au consul. [9] Manlius leur donna rendez-vous à Éphèse, et, comme l'on était déjà au milieu de l'automne, ayant hâte d'abandonner un pays glacé par le voisinage du mont Taurus, il ramena son armée victorieuse sur les côtes, pour y prendre ses quartiers d'hiver.

[28] [1] Pendant que l'Asie était le théâtre de ces événements, le calme régnait dans les autres provinces. À Rome, les censeurs T. Quinctius Flamininus et M. Claudius Marcellus firent le recensement du sénat. [2] On nomma pour la troisième fois, prince du sénat, P. Scipion l'Africain: il n'y eut que quatre noms de rayés; aucun n'avait joui des honneurs curules. L'ordre des chevaliers fut également soumis à une censure très douce. [3] Don mit en adjudication des travaux de substruction au Capitole en haut de la place Aequimaelium ainsi que le pavement de la rue qui va de la porte Capène au temple de Mars. [4] Les Campaniens demandèrent au sénat où se ferait leur dénombrement. Le sénat décréta qu'il se ferait à Rome. Il y eut des crues d'eaux considérables cette année; le Tibre inonda douze fois le Champ de Mars et les quartiers bas de la ville. [5] Cn. Manlius ayant terminé la guerre d'Asie contre les Gaulois, l'autre consul M. Fulvius, l'Étolie soumise, passa dans l'île de Céphalonie, et fit demander aux villes si elles aimaient mieux se livrer aux Romains, ou tenter le sort de la guerre. [6] La terreur fit prendre partout le parti de la soumission; on exigea des otages en proportion de la faiblesse du pays: les Craniens, les Paliens et les gens de Samè en donnèrent chacun vingt. [7] Une paix inespérée commençait à régner à Céphalonie, lorsque tout à coup l'une des cités, Samè, sans qu'on sache pourquoi, se détacha des Romains. [8]  « La situation avantageuse de leur ville leur faisait craindre, disaient les habitants, que les Romains ne les forçassent à la quitter. » Cette crainte leur était-elle venue naturellement, était-ce un scrupule imaginaire qui les avait fait renoncer à la paix, ou bien était-ce un bruit venu de Rome à Céphalonie, on ne sait: [9] quoi qu'il en soit, à peine avaient-ils livré leurs otages, qu'ils fermèrent leurs portes, sans que les prières de ces malheureux, envoyés par le consul au pied des remparts pour attendrir leurs parents et leurs amis, pussent les arracher à leur résolution. [10] Le consul assiégea, quand il vit qu'on rejetait la paix. Machines, instruments de siège, il avait tout fait venir de devant Ambracie; [11] quant aux travaux nécessaires, les soldats les eurent promptement achevés. On fit donc sur deux points agir le bélier.

[29] [1] Les habitants, de leur côté, n'omirent rien de ce qui pouvait écarter les machines ou les assaillants. Deux moyens surtout leur réussirent: [2] le premier, était de remplacer toujours un mur détruit par un mur nouveau placé derrière et également solide; l'autre de faire des sorties subites, tantôt contre les ouvrages, tantôt contre les postes ennemis, et presque toujours dans ces attaques ils avaient l'avantage. [3] Pour les tenir en arrêt, on eut recours à un expédient qui mérite d'être rappelé ici. [4] On fit venir cent frondeurs d'Aegium, de Patras et de Dymes. Dès l'enfance, ces hommes étaient exercés, suivant l'usage de leur pays, à faire voler avec la fronde à la surface de la mer ces galets qui se trouvent dans le sable sur les côtes. [5] Aussi, manient-ils la fronde de plus loin, avec un coup d'oeil plus sûr et d'une main plus forte que les frondeurs des îles Baléares; [6] et puis leur fronde n'est pas faite d'une seule courroie, comme dans les îles Baléares et ailleurs; elle a une assiette de trois cuirs, réunis par une quantité de coutures, pour que la balle ne coule pas sur la corde et ne bouge pas au moment du jet, mais reste bien assise dans le mouvement de rotation et soit chassée comme un trait. [7] Aussi, habitués à tirer dans des cercles de peu d'étendue, d'une grande distance, ces frondeurs frappaient l'ennemi non seulement à la tête, mais à tel endroit du visage qu'ils visaient. [8] Cette arme terrible empêcha les Saméens de faire ces sorties si fréquentes et si audacieuses: ils en vinrent même jusqu'à prier du haut de leurs murs les Achéens de se tenir à quelque distance, et de rester tranquilles spectateurs de leurs combats avec les Romains. [9] Pendant quatre mois, Samè soutint le siège. Le nombre des assiégés, déjà fort peu considérable, s'affaiblissait de jour en jour par la mort ou les blessures, et ceux qui restaient étaient brisés de corps et d'âme. [10] Enfin les Romains pénétrèrent la nuit par escalade dans la citadelle nommée Cymatis [car la ville, inclinée vers la mer, regarde l'occident], et débouchèrent sur la place publique. [11] Les Saméens, voyant une partie de leur ville au pouvoir de l'ennemi, se réfugièrent avec femmes et enfants dans leur plus grande citadelle. Le lendemain ils capitulèrent, la ville fut saccagée et tous les habitants vendus à l'encan.

[30] [1] Le consul, ayant tout terminé à Céphalonie, mit une garnison à Samè, et passa dans le Péloponnèse où il était depuis longtemps appelé par les habitants d'Aegium et de Lacédémone. [2] Aegium, dès le début de la ligue achéenne, avait toujours été le siège des assemblées nationales, privilège accordé soit à la dignité, soit à la situation avantageuse de la ville. [3] Cet usage, Philopoemen voulait cette année, pour la première fois, y porter atteinte, et il préparait une loi pour que toutes les villes de la confédération achéenne fussent successivement le rendez-vous de la diète. [4] Avant l'arrivée du consul, tandis que les Damiurges, principaux magistrats des cités, faisaient les convocations pour Aegium, Philopoemen [alors préteur] donnait rendez-vous à Argos. [5] Prévoyant que ce serait dans cette dernière ville que l'on se réunirait en assemblée générale, le consul s'y rendit aussi, quoique très porté pour Aegium. On discuta, et voyant que Philopoemen allait l'emporter, il se désista de son projet. [6] Les débats de Lacédémone appelèrent aussi son attention. Cette ville était tenue en alarme par les exilés, dont la plupart habitaient des châteaux de la côte de Laconie, tout entière enlevée à la domination lacédémonienne. [7] Les Lacédémoniens, impatientés, et voulant avoir quelque part libre communication avec la mer, en cas d'ambassades à envoyer à Rome ou ailleurs, et en même temps pour avoir un port, un entrepôt des marchandises étrangères dont ils avaient besoin, se portèrent de nuit sur un bourg maritime appelé Lan, et s'en rendirent maîtres par surprise. [8] Les habitants du bourg, et les exilés de l'endroit, furent d'abord dans la consternation; mais au lever du jour ils s'assemblèrent, et, après une faible résistance, ils chassèrent les Lacédémoniens. [9] Cependant la terreur gagna toute la côte; châteaux, bourgs, exilés établis dans le pays, partout on envoya en commun des députés aux Achéens.

[31] [1] Le préteur Philopoemen, depuis longtemps attaché à la cause des exilés et qui ne cessait d'exhorter les Achéens à diminuer la puissance et la considération des Lacédémoniens, ouvrit le conseil aux plaintes des envoyés, [2] et fit décréter,  « que les Achéens ayant été chargés par T. Quinctius et les Romains, de la garde des châteaux et bourgs de la côte de Laconie, et les Lacédémoniens qui devaient, aux termes du traité, respecter cette côte, ayant assiégé le bourg de Lan et massacré les habitants, les auteurs et les complices de cet attentat devaient être livrés aux Achéens, sans quoi le traité était violé. » [3] Pour réclamer les coupables, on envoya aussitôt une ambassade à Lacédémone. Les Lacédémoniens y virent un ordre si arrogant et si tyrannique, que s'ils avaient été au temps de leur antique splendeur, sans nul doute ils auraient aussitôt couru aux armes. [4] Une crainte surtout les tourmentait: obéir aux premiers ordres, c'était recevoir le joug, et faciliter le projet dès longtemps conçu par Philopoemen, de livrer Lacédémone aux exilés. [5] Emportés par la fureur, ils égorgent trente de leurs concitoyens qui avaient des intelligences avec Philopoemen et les exilés, renoncent par un décret à l'alliance des Achéens, et envoient aussitôt des ambassadeurs à Céphalonie pour remettre Lacédémone au pouvoir des Romains [6] et, prier le consul M. Fulvius de venir dans le Péloponnèse recevoir la soumission de Lacédémone.

[32] [1] Sur le rapport de leurs ambassadeurs, les Achéens, du consentement de toutes les cités de la ligue, déclarèrent la guerre aux Lacédémoniens. L'ouverture immédiate de la campagne fut empêchée par l'hiver seul. [2] Cependant de petites excursions qui ressemblaient plutôt à des brigandages qu'à des hostilités, et même des descentes par mer, portèrent la désolation sur les frontières de l'ennemi. [3] Ces troubles amenèrent le consul dans le Péloponnèse; par son ordre, l'assemblée fut convoquée à Élis, et les Lacédémoniens y furent appelés pour plaider leur cause. [4] Ce ne fut pas seulement une discussion, mais une vraie altercation; le consul qui, par son adresse à ménager les deux partis, avait jusque là répondu d'une manière évasive, mit fin aux débats par l'injonction formelle de ne pas toucher aux armes, qu'on n'eût envoyé des ambassadeurs à Rome auprès du sénat. [5] On en envoya des deux côtés. Les exilés de Lacédémone remirent également leur cause et leur défense aux Achéens. [6] Diophane et Lycortas, tous deux de Mégalopolis, furent mis à la tête de la députation achéenne; mais, divisés dans leur patrie, ils ne parlèrent pas dans cette circonstance d'une manière moins contradictoire. [7] Diophane faisait le sénat arbitre souverain de la contestation: c'était lui qui pouvait le mieux terminer les différends des Achéens et des Lacédémoniens. [8] Lycortas, d'après les instructions de Philopoemen, demandait que les Achéens, aux termes du traité et conformément à leurs lois, fussent libres, après avoir fait un décret, d'en assurer l'exécution; et réclamaient pleine et entière cette liberté qu'ils tenaient du sénat lui-même. [9] Grand était alors, à Rome, le crédit de la ligue achéenne; cependant on ne voulait rien changer à l'état des Lacédémoniens. Aussi la réponse fut assez obscure pour que les Achéens s'imaginassent que tout leur était permis à l'égard de Lacédémone; [10] les Lacédémoniens, qu'ils n'avaient pas obtenu pleine satisfaction. Cette liberté, les Achéens en abusèrent avec insolence.

[33] [1] Philopoemen fut continué dans sa charge. Au commencement du printemps, il assembla l'armée, et alla camper sur les frontières des Lacédémoniens; [2] puis il envoya des députés réclamer les auteurs de la rupture, promettant de laisser la ville en paix, s'ils obéissaient à la sommation, et ne rien faire aux prévenus sans les entendre. L'effroi ferma toutes les bouches; [3] les accusés désignés nommément, déclarèrent eux-mêmes qu'ils iraient, sur la parole des ambassadeurs qu'on ne porterait pas la main sur eux qu'ils n'eussent présenté leur défense. [4] Avec eux partirent des citoyens illustres, en qualité de défenseurs d'une cause qu'ils regardaient comme celle de la république. [5] Jamais jusque-là les Achéens n'avaient mené avec eux les exilés sur le territoire de Lacédémone, convaincus que rien n'était plus capable d'aliéner les esprits; alors, presque toute la tête de l'armée n'était composée que d'exilés. [6] À l'arrivée des Lacédémoniens, ils coururent en foule à leur rencontre à la porte du camp, et, commencèrent par les accabler d'injures; une querelle s'éleva, et, enflammés de colère, les plus, fougueux des bannis se jetèrent sur les Lacédémoniens. [7] Ceux-ci invoquent le ciel et la parole des ambassadeurs; les ambassadeurs et le préteur écartent la foule, protègent les Lacédémoniens, repoussent les fers dont quelques mains veulent les charger; [8] mais le désordre et la foule augmentent. Les Achéens accourent d'abord pour voir; les exilés rappellent à grands cris tout ce qu'ils ont; souffert, [9] demandent main-forte, assurent que jamais une aussi bonne occasion ne se représenterait si on ne profitait pas de celle-ci; que le traité, juré au Capitole, juré à Olympie, juré dans la citadelle d'Athènes, avait été foulé aux pieds par les Lacédémoniens; [10] qu'avant de les lier par un nouveau traité, il fallait tirer vengeance de leur premier crime. Ces cris enflamment la multitude. Une voix s'écrie qu'il faut frapper. Les pierres volent, et dix-sept malheureux, enchaînés au milieu du tumulte, périssent sous les coups; [11] soixante-trois autres furent arrêtés le lendemain: c'étaient ceux que le préteur avait soustraits à la violence, non qu'il voulût les sauver, mais pour empêcher qu'on ne les mît à mort sans les entendre; livrés à une multitude exaspérée, ils disent quelques mots: on ne les écoute pas, on les condamne tous, on les traîne au supplice.

[34] [1] Ce coup frappé, on fit signifier aux Lacédémoniens qu'ils eussent à renverser leurs murailles, à chasser de la Laconie tous les mercenaires étrangers à la solde des tyrans, [2] à renvoyer également dans un délai prescrit tous les esclaves affranchis par les tyrans [le nombre en était considérable]; il n'avaient qu'à rester et les Achéens pouvaient les arrêter, les vendre, les emmener; [3] à abroger les lois et les institutions de Lycurgue; à se conformer aux lois et aux institutions des Achéens, afin que toute la ligue ne fît plus qu'un seul et même corps, et qu'on pût s'entendre plus facilement sur toutes les questions. [4] Ce qui leur coûta le moins, ce fut la destruction de leurs remparts; ce qui leur coûta le plus; ce fut le rappel des exilés. [5] Un décret rendu à Tégée par l'assemblée générale des Achéens, ordonna leur rétablissement. [6] Instruit que les mercenaires renvoyés, ainsi que les esclaves mis au nombre des citoyens [ou désignait ainsi les esclaves affranchis par les tyrans], au sortir de la ville, s'étaient répandus dans les campagnes, le préteur, avant de licencier son armée, partit avec de la troupe légère, et fit main basse sur cette race d'hommes, et les vendit comme prise de guerre. [7] Il y en eut une foule de vendus; le produit servit, de l'aveu des Achéens, à relever, à Mégalopolis, le portique que les Lacédémoniens avaient abattu. [8] Le territoire des Belbinates, injustement accaparé par les tyrans de Lacédémone, fut rendu à la même ville, en vertu d'un ancien décret des Achéens porté sous le règne de Philippe, fils d'Amyntas. [9] Ainsi démembrée, la ville de Lacédémone resta longtemps dans la dépendance des Achéens; mais rien ne lui porta une plus funeste atteinte que l'abolition des lois de Lycurgue, sous l'empire desquelles elle avait vécu pendant sept cents ans.

[35] [1] Au sortir de l'assemblée où avait été débattue devant le consul l'affaire des Achéens et des Lacédémoniens, M. Fulvius voyant l'année sur sa fin, s'était rendu à Rome pour les comices, et avait fait nommer consuls M. Valérius Messala et C. Livius Salinator, à l'exclusion de M. Aemilius Lépidus, son ennemi, candidat cette même année. [2] On nomma ensuite préteurs Q. Marcius Philippus, M. Claudius Marcellus, C. Stertinius, C. Atinius, P. Claudius Pulcher, L. Manlius Acidinus. [3] Les élections terminées, le consul M. Fulvius eut ordre de retourner dans sa province se mettre à la tête de son armée; il fut, lui et son collègue Cn. Manlius, prorogé pour une année dans son commandement. [4] La même année, furent placés par P. Cornélius, sur l'avis des décemvirs, dans le temple d'Hercule une statue de ce dieu, et dans le capitole un char doré, attelé de six chevaux. [5] C'était une offrande du consul, comme le portait l'inscription. Douze boucliers dorés furent aussi offerts par les édiles curules, P. Claudius Pulcher et Ser. Sulpicius Galba, sur le produit des amendes infligées aux fournisseurs pour avoir accaparé le grain. [6] L'édile plébéien Q. Fulvius Flaccus consacra également deux statues dorées avec l'argent provenant d'une condamnation. Son collègue A. Caecilius n'avait condamné personne [ils prononçaient sans le concours l'un de l'autre]. Les jeux romains furent célébrés trois fois, les jeux plébéiens cinq fois. [7] Les consuls M. Valérius Messala et C. Livius Salinator, entrés en charge aux Ides de Mars, mirent en délibération les affaires de la république, les provinces et les armées. [8] À l'égard de l'Étolie et de l'Asie, il n'y eut aucun changement. Les consuls durent avoir l'un Pise avec la Ligurie, l'autre la Gaule, pour département; [9] ils devaient choisir à l'amiable ou tirer au sort; quant aux troupes, ils eurent ordre d'en lever de nouvelles, chacun deux légions, et de prendre chez les alliés du nom latin quinze mille hommes d'infanterie et douze cents chevaux chacun. À Messala échut la Ligurie, à Salinator, la Gaule. Les préteurs tirèrent ensuite. [10] M. Claudius eut la juridiction de la ville, P. Claudius celle des étrangers, Q. Marcius la Sicile, C. Stertinius la Sardaigne, L. Manlius l'Espagne citérieure, C. Atinius l'Espagne ultérieure.

[36] [1] Les armées furent ainsi réparties: les légions de Gaule, qui avaient servi sous C. Laelius, durent passer sous les ordres du propréteur M.Tuccius dans le Bruttium; [2] l'armée de Sicile dut être licenciée, et la flotte ramenée à Rome par le propréteur M. Sempronius. [3] Les deux légions qui étaient dans les Espagnes devaient y demeurer et recevoir chacune un supplément de trois mille hommes d'infanterie et de deux cents chevaux que les deux préteurs étaient autorisés à prendre chez les alliés et à amener avec eux. [4] Avant le départ des nouveaux magistrats pour leurs provinces, trois jours de prières publiques furent prescrits par le collège des décemvirs dans tous les carrefours, à cause d'une éclipse de soleil entre la troisième et la quatrième heure du jour; une neuvaine fut également ordonnée pour une pluie de pierres tombée sur le mont Aventin. [5] Les Campaniens, qu'un sénatus-consulte de l'année précédente avait forcés de se faire comprendre dans le cens de Rome [car jusque là ils n'avaient su où se faire inscrire], demandèrent le droit d'épouser des Romaines, [6] la validité des mariages contractés avant cette époque, et la reconnaissance des enfants issus de ces mariages, comme enfants et comme héritiers légitimes: [7] on fit droit à ces deux demandes. Le tribun du peuple C. Valérius Tappo proposa de conférer le droit de suffrage aux municipes de Formies, de Fundi et d'Arpinum, qui jusque là n'avaient eu que le droit de cité. [8] Cette proposition fut combattue par quatre autres tribuns du peuple, parce qu'elle n'avait pas eu l'aval du sénat: mais il leur fut démontré que c'était au peuple et non au sénat qu'appartenait le pouvoir de conférer à qui bon lui semblait le droit de suffrage; et ils se désistèrent de leur opposition. [9] Il fut donc décrété que ceux de Formies et de Fundi voteraient dans la tribu Aemilia, ceux d'Arpinum dans la tribu Cornélia, et en vertu de la loi Valéria; les uns et les autres furent pour la première fois classés dans ces deux tribus. [10] Ce fut le censeur M. Claudius Marcellus, qui, grâce à la préférence que lui donna le sort sur T. Quinctius, eut l'honneur de fermer le lustre. Le cens compta deux cent cinquante huit mille trois cent dix-huit citoyens. Après la clôture du lustre, les consuls partirent pour leurs provinces.

[37] [1] Pendant l'hiver où ces faits se passaient à Rome, Cn. Manlius, d'abord consul, puis proconsul, recevait dans ses quartiers d'hiver en Asie des ambassades de toutes les villes et de toutes les peuplades en deçà du mont Taurus; [2] car si la victoire remportée sur Antiochus était plus brillante et plus glorieuse pour les Romains, la défaite des Gaulois était plus agréable aux alliés que celle d'Antiochus. [3] Le despotisme royal avait été plus tolérable que la sauvage domination de ces barbares farouches qui tenaient l'Asie toujours haletante et dont les ravages semblaient se promener comme un tourbillon sur les campagnes. [4] Ils devaient donc la liberté à l'expulsion d'Antiochus, la paix à la soumission des Gaulois, et ils venaient apporter avec leurs félicitations des couronnes d'or, chacun suivant ses moyens. [5] Antiochus et les Gaulois eux-mêmes avaient aussi envoyé des députés pour prendre les conditions du vainqueur; et Ariarathe, roi de Cappadoce, pour s'humilier et pour expier à prix d'argent la faute dont il s'était rendu coupable en donnant des secours à Antiochus. [6] Il fut taxé à six cents talents d'argent. Pour les Gaulois, on leur répondit qu'à l'arrivée d'Eumène ils sauraient à quoi s'en tenir; les députés des cités obtinrent des réponses bienveillantes et s'en retournèrent encore plus joyeux qu'ils n'étaient venus. [7] Quant aux envoyés d'Antiochus, ils reçurent l'ordre de faire porter les grains et les sommes fixées par L. Scipion, dans la Pamplylie où l'armée allait se rendre. [8] Dès les premiers jours du printemps, en effet, le proconsul passa ses troupes en revue et se mit en route: au bout de huit jours il arriva à Apamée. Il y séjourna trois jours; trois autres journées le conduisirent d'Apamée dans la Pamphylie, où il avait donné rendez-vous aux gens du roi avec les grains et les sommes. [9] Mille cinq cents talents d'argent lui furent comptés: il les fit transporter à Apamée: le blé fut distribué aux soldats. De là on marcha sur Perga, le seul endroit de ces pays où il y eût garnison. [10] À l'approche de l'armée, le commandant vint demander un délai de trente jours pour prendre les ordres d'Antiochus. Il l'obtint, et, ce terme expiré, la garnison évacua. [11] De Perga, le proconsul détacha son frère L. Manlius avec quatre mille hommes sur Oroanda pour réclamer le reste des sommes fixées par le traité; et lui-même, à la nouvelle de l'arrivée d'Eumène et des dix commissaires romains à Éphèse, il se fit suivre des envoyés d'Antiochus et ramena son armée à Apamée.

[38] [1] Là, de l'avis des dix commissaires, un traité fut signé avec Antiochus presque dans les termes suivants: [2]  « Alliance est conclue entre le roi Antiochus et le peuple romain à ces conditions: À nulle armée, marchant contre le peuple romain ou contre ses alliés, le roi n'accordera ni passage sur ses terres ou sur celles des peuples de sa dépendance; ni vivres, ni secours d'aucun genre. [3] À charge de revanche pour les Romains et leurs alliés à l'égard du roi Antiochus et des peuples de sa dépendance. Il est interdit à Antiochus de faire la guerre aux habitants des îles, et de passer en Europe. [4] Antiochus évacuera les villes, campagnes, bourgs et châteaux en deçà du mont Taurus jusqu'au fleuve Halys, et depuis la vallée du Taurus jusqu'à la chaîne, qui regarde la Lycaonie. [5] Il n'emportera aucune arme des places, et territoires et châteaux qu'il est tenu d'évacuer. S'il en emportait, il aurait à en faire bien et dûment la restitution. Soldats ou sujets d'Eumène, il ne recevra personne dans ses états. [6] Tous les habitants des villes démembrées qui peuvent se trouver auprès du roi Antiochus ou sur les terres de son royaume, doivent, dans un terme fixé, revenir à Apamée. [7] Quant aux sujets d'Antiochus qui peuvent être à Rome ou chez les alliés des Romains, libre à eux de s'en aller ou de rester. Esclaves, fugitifs ou prisonniers de guerre, prisonniers ou transfuges de condition libre, tous doivent être rendus aux Romains et à leurs alliés. [8] Le roi devra livrer tous ses éléphants, sans pouvoir s'en procurer d'autres. Il devra remettre ses navires longs avec tous leurs appareils de guerre; il ne pourra avoir plus de dix galères, dont aucune de plus de trente rames, aucune galiote dans la guerre où il aura été l'agresseur. [9] Il ne pourra naviguer au-delà des promontoires Calycadnus et Sarpedon, hors les cas d'argent, de tribut, d'ambassadeurs ou d'otages à faire porter. [10] Défense est faite au roi Antiochus de lever des troupes mercenaires chez les nations soumises à la domination du peuple romain, et même de recevoir des volontaires de ces nations. [11] Les bâtiments et édifices que les Rhodiens et leurs alliés possèdent sur les terres d'Antiochus devront, comme avant la guerre, appartenir à qui de droit, aux Rhodiens et à leurs alliés. [12] Les sommes dues pourront être réclamées par les créanciers; en cas de soustractions, chacun aura le droit de rechercher, de reconnaître, de réclamer ses effets. Si quelques-unes des villes qu'Antiochus est tenu de livrer se trouvent aux mains des commandants à qui il les a confiées, il doit les faire évacuer et les faire remettre en toute conscience. [13] Il devra également compter, en bon argent, douze mille talents attiques dans l'espace de douze ans par paiements égaux [chaque talent du poids romain de quatre-vingts livres], et fournir cinq cent quarante mille mesures de blé. [14] Au roi Eumène il paiera trois cent cinquante talents dans l'espace de cinq ans; et, à la place du blé qu'il lui doit, par estimation, une somme de cent vingt-sept talents. [15] Il donnera aux Romains vingt otages à changer tous les trois ans, les plus jeunes ayant au moins dix-huit ans, les plus âgés au plus quarante-cinq. [16] Si quelque nation alliée du peuple romain déclare la première la guerre à Antiochus, le roi pourra repousser la force par la force, à charge par lui de ne prendre possession d'aucune ville par droit de conquête, de ne faire aucune alliance. [17] Les démêlés devront être terminés entre les partis par les voies juridiques, ou s'ils le préfèrent, par les armes. » [18] Hannibal le Carthaginois, l'Étolien Thoas, Mnasiloque l'Acarnanien, Eubulide et Philon de Chalcis étaient réclamés par un article à part: une dernière clause permettait des additions des retranchements, des modifications ultérieures, sans préjudice de la parole donnée.

[39] [1] Le consul jura le traité, et envoya au roi pour exiger son serment, Q. Minucius Thermos et L. Manlius, alors de retour d'Oroanda. [2] Il écrivit aussi à Q. Fabius Labéon, commandant de la flotte, de se rendre immédiatement à Patara pour détruire et brûler les vaisseaux syriens qui s'y trouvaient. [3] Labéon sortit d'Éphèse et se rendit à Patara où il détruisit et brûla cinquante navires couverts. Dans la même expédition il s'empara de Telmissus, où l'arrivée subite de la flotte avait jeté l'épouvante: [4] de la Lydie, suivi des vaisseaux qu'il avait laissés à Éphèse, il traversa aussitôt les îles et passa en Grèce. Il s'arrêta quelques jours à Athènes pour donner à sa suite le temps d'arriver d'Éphèse au Pirée, et reprit ensuite avec toute sa flotte la route de l'Italie. [5] Cn. Manlius, entre autres objets dus par Antiochus, avait reçu les éléphants et en avait fait cadeau à Eumène; il s'était ensuite occupé des griefs des cités et des troubles occasionnés par la dernière révolution. [6] Le roi Ariarathe dut en même temps la remise d'une moitié des sommes auxquelles il avait été taxé, à la protection d'Eumène, qui venait d'épouser sa fille, et fut reconnu ami du peuple romain. [7] Examen fait des griefs des cités, les deux commissaires réglèrent leur sort: celles qui, tout en ayant été tributaires du roi Antiochus, s'étaient déclarées pour le peuple romain, obtinrent exemption de tout tribut; [8] celles qui avaient suivi le parti d'Antiochus, ou qui avaient payé tribut au roi Attale, durent toutes payer également tribut à Eumène. En particulier, les Colophoniens de Notium, les Cyméens et les Mylaséniens furent exemptés de tout tribut. [9] Les habitants de Clazomène, outre cette exemption, obtinrent encore l'île de Drymussa comme gratification; les, Milésiens, la restitution du territoire dit sacré. [10] Ilium fut agrandi des territoires de Rhétée et de Gergithe, moins comme récompense de services récents, qu'à titre de berceau du peuple romain. La même considération valut aux Dardaniens leur liberté.[11] Les habitants de Chios, de Smyrne et d'Érythrée, en récompense de l'attachement inviolable qu'ils avaient témoigné aux Romains dans cette guerre, reçurent des terres et des distinctions honorifiques de tout genre. [12] Les Phocéens furent remis en possession du territoire qu'ils occupaient avant la guerre, et autorisés à conserver leurs anciennes lois. [13] Les Rhodiens obtinrent confirmation des privilèges qui leur avaient été attribués par un premier décret: on leur donna la Lydie et la Carie jusqu'au Méandre, à la réserve de la ville de Telmissus. [14] Le roi Eumène fut agrandi de la Chersonèse d'Europe, de la Lysimachie, des châteaux, bourgs et territoires qui avaient appartenu à Antiochus; [15] en Asie, il fut remis en possession des deux Phrygies [la Phrygie près de l'Hellespont, et la grande Phrygie ], de la Mysie que lui avait enlevée le roi Prusias, [16] de la Lycaonie, de la Milyade, de la Lydie et nommément des villes de Tralles, d'Éphèse et de Telmissus. [17] La Pamphylie fut l'objet d'une longue discussion entre Eumène et les envoyés d'Antiochus, attendu qu'une partie est en deçà, l'autre au-delà du Taurus: on finit par renvoyer l'affaire au sénat.

[40] [1] Ces traités et ces décrets ratifiés, Manlius, accompagné des dix commissaires, et à la tête de toute son armée, prit la route de l'Hellespont, où il avait donné rendez-vous aux chefs des Gaulois et leur notifia les conditions qui devaient les maintenir en paix avec Eumène; [2] il leur signifia en même temps qu'ils eussent à renoncer à cette vie nomade, et à se renfermer dans les limites de leur territoire. [3] Il ramassa ensuite des navires sur toute la côte, les joignit à la flotte d'Eumène qu'Athénée, frère de ce prince, avait ramenée d'Élée, et repassa en Europe avec toutes ses troupes. [4] Il prit route par la Chersonèse, avançant à petites journées à cause d'un immense butin qui retardait sa marche, et fit une halte à Lysimachie, afin de laisser ses bêtes de somme se reposer et se refaire entièrement, et de traverser ensuite la Thrace, dont le passage était généralement redouté. [5] Le jour même de son départ de Lysimachie, il arriva au bord du fleuve Mélas, et le lendemain à Cypsèle. [6] À partir de Cypsèle, la route courait, environ dix milles, à travers bois, étroite, raboteuse; les difficultés du chemin le décidèrent à partager son armée en deux corps; il fit prendre les devants au premier; le second dut fermer la marche à une grande distance derrière; au milieu marchaient les bagages; c'étaient des chariots chargés des fonds publics et de tout le butin précieux. [7] On s'engage donc dans ces gorges. Tout à coup dix mille Thraces, Astiens, Caéniens, Maduaténiens et Coréliens, quatre peuplades, se présentent aux bords des défilés et ferment le passage. [8] C'était un bruit général que Philippe était pour quelque chose dans cette perfidie; car il savait que c'était bien par la Thrace que reviendraient les Romains; il savait tout ce qu'ils rapportaient d'argent avec eux. [9] À la tête de la première division marchait le général, tourmenté des dangers de sa position. Les Thraces ne firent aucun mouvement avant que les troupes armées ne fussent passées: [10] dès qu'ils virent le premier corps sorti du défilé, et l'arrière-garde encore loin, ils se jetèrent sur les bagages, égorgèrent les gardiens, pillèrent les chariots et enlevèrent les bêtes de somme avec leurs charges. [11] Aux cris qui arrivent d'abord aux colonnes déjà engagées dans le défilé, bientôt à l'avant-garde, on accourt des deux extrémités, et une mêlée tumultueuse s'engage sur divers points à la fois. [12] Les Thraces, embarrassés de butin et venus pour piller, c'est-à-dire les mains vides et désarmées, tombent facilement sous le glaive; mais les Romains ont contre eux la difficulté du terrain, tandis que les barbares accourent par des sentiers connus, disparaissent dans le creux des vallons. [13] Les bagages, les chariots eux-mêmes, dispersés çà et là, embarrassent tout le monde et font obstacle au combat; [14] voleurs et volés tombent pêle-mêle. L'avantage ou le désavantage du terrain, le courage des combattants, le nombre presque toujours inégal des lutteurs qui se rencontrent, l'emportent tour à tour. Il périt beaucoup de monde des deux côtés. [15] Déjà la nuit tombait lorsque les Thraces abandonnèrent la partie; ce n'étaient ni les coups ni la mort qui les faisaient fuir. Ils avaient assez de butin.

[41] [1] L'avant-garde des Romains, sortie enfin du défilé, campa près du temple de Bendis, dans un lieu découvert; la seconde division resta dans le défilé pour garder les bagages, derrière une double palissade. [2] Le lendemain, elle fit reconnaître le terrain, puis elle se mit en mouvement et rejoignit le premier corps. [3] Ce combat coûta aux Romains une partie de leurs bagages, des valets d'armée, des soldats sur toute la longueur du défilé où il se livra: la perte la plus sensible fut celle de Q. Minucius Thermus, brave et intelligent officier. [4] Dans la journée on arriva au bord de l'Ébre; puis on passa les frontières des Aéniens, près du temple d'Apollon, nommé Zérynthien. [5] Ce fut pour tomber dans les nouveaux défilés de Tempyra [c'était le nom de l'endroit], non moins rudes que les premiers; heureusement, comme il n'y a aucun bois dans les environs, les embuscades y sont plus difficiles. [6] Cependant la soif du butin y avait aussi attiré les Thrausiens, autre peuplade thrace; mais ces vallées découvertes permettaient d'apercevoir de loin les ennemis postés dans le défilé; il y eut moins de terreur et de confusion chez les Romains; car, malgré le désavantage du terrain, ils pouvaient combattre en règle, en bataille rangée, enseignes déployées. [7] Ils s'avancent donc, les rangs serrés, en poussant de grands cris, et dès le premier choc ils délogent les ennemis, puis ils leur font tourner le dos, les poursuivent, les égorgent au milieu de leurs défilés qui les trahissent eux-mêmes. [8] Les Romains vainqueurs allèrent camper près du bourg des Maronites, appelé Salé. Le lendemain, par une belle route, ils entrèrent dans la plaine Priatique: ils y passèrent trois jours pour recevoir du blé, soit des Maronites qui se montraient empressés, soit de leurs propres navires qui venaient derrière avec toute sorte de provisions. [9] De ce campement, une journée de marche les conduisit à Apollonie; et delà, par le territoire d'Abdère, ils se rendirent à Naples. [10] Tout ce trajet, an milieu des colonies grecques, s'effectua paisiblement. Dans tout le reste de la Thrace, jour et nuit, bien qu'on ne fût pas inquiété, on se tint sur ses gardes jusqu'à l'entrée des troupes en Macédoine. [11] Les Thraces s'étaient montrés beaucoup plus pacifiques envers cette même armée, lors du passage de Scipion par la même route. La raison en était simple: il n'y avait pas tant de butin pour les tenter. [12] Cependant, au rapport de Claudius, alors même, environ quinze cents Thraces se seraient présentés au Numide Muttine qui avait pris les devants pour reconnaître les lieux; Muttine avait avec lui quatre cents cavaliers numides et quelques éléphants. [13] Son fils, suivi de cent cinquante cavaliers d'élite, se serait fait jour à travers les ennemis, et bientôt après, au moment où Muttine, avec ses éléphants au centre et sa cavalerie sur les ailes, en venait aux mains avec les brigands, il serait revenu tomber à grand bruit sur leur dos, [14] et l'ennemi, épouvanté de cette irruption, n'aurait pas abordé l'infanterie. [15] Cn. Manlius passa de la Macédoine dans la Thessalie, puis dans l'Épire, et arriva à Apollonie où, n'osant se mettre en mer par une saison rigoureuse, il prit ses quartiers d'hiver.

[42] [1] Sur les derniers jours de l'année, le consul M. Valérius quitta la Ligurie pour venir à Rome nommer les nouveaux magistrats. Il n'avait rien fait dans sa province d'assez important pour justifier une aussi longue absence et un retour si tardif. [2] Les comices consulaires se tinrent avant le 12 des calendes de Mars: les consuls nommés furent M. Aemilius Lépidus et C. Flaminius. [3] Le lendemain on nomma préteurs Ap. Claudius Pulcher, Ser. Sulpicius Galba, [4] Q. Térentius Culléon, L. Térentius Massaliota, Q. Fulvius Flaccus, M. Furius Crassipes. [5] Les élections terminées, la désignation des provinces à partager entre les préteurs fut soumise au sénat par le consul. On arrêta qu'il y en aurait deux à Rome, pour la justice; deux hors de l'Italie, la Sicile et la Sardaigne; deux autres en Italie, Tarente et la Gaule. [6] Aussitôt, avant d'entrer en charge, les préteurs furent invités à tirer au sort leurs départements. Ser. Sulpicius eut la ville; Q. Térentius, les étrangers; L. Térentius, la Sicile; Q. Fulvius, la Sardaigne; Ap. Claudius, Tarente; M. Furius, la Gaule. [7] Cette année, L. Minucius Myrtilus et L. Manlius, accusés d'avoir frappé des ambassadeurs carthaginois, furent, sur l'ordre de M. Claudius, préteur de la ville, remis par les fétiaux aux mains de ces envoyés et emmenés à Carthage. [8] Cependant il courait des bruits de plus en plus alarmants de révolte en Ligurie. En conséquence les deux nouveaux consuls, le jour où ils mirent en délibération leurs départements et les affaires de la république, reçurent tous deux pour province la Ligurie. [9] Ce sénatus-consulte fut combattu par le consul Lépidus:  « C'était un affront, disait-il hautement, que d'enfermer deux consuls dans les vallées des Liguriens. [10] Il y avait deux ans que M. Fulvius et Cn. Manlius, l'un en Europe, l'autre en Asie, régnaient en quelque sorte comme successeurs de Philippe et d'Antiochus. Si l'on voulait avoir des armées dans ces contrées, c'étaient aux consuls, et non à des citoyens sans titre qu'appartenait le commandement. [11] Et que faisaient-ils? Ils se promenaient faisant peur aux nations, sans qu'on leur eût déclaré la guerre, vendant partout la paix à prix d'argent. Si la présence de deux armées était nécessaire dans ces provinces, M'. Acilius avait bien eu pour successeur L. Scipion, L. Scipion, M. Fulvius et Cn. Manlius; Fulvius et Manlius auraient dû être remplacés par C. Livius et M. Valérius. [12] À présent que la guerre d'Étolie était terminée, l'Asie conquise sur Antiochus, les Galates vaincus, il fallait, ou envoyer les consuls commander les armées consulaires, ou rappeler les légions et les rendre enfin à la république. » [13] Le sénat, malgré ces plaintes, persévéra dans sa décision, que les consuls auraient tous deux pour province la Ligurie: Manlius et Fulvius eurent ordre de sortir de leurs provinces, de ramener leurs armées et de revenir à Rome.

[43] [1] Il y avait des inimitiés personnelles entre M. Fulvius et le consul M. Aemilius; le principal grief d'Aemilius contre son adversaire, c'était d'être arrivé au consulat deux ans plus tard qu'il n'y avait prétendu; il attribuait ce mécompte aux manoeuvres de Fulvius. [2] Pour jeter de l'odieux sur lui, il suborna les ambassadeurs d'Ambracie, et les introduisit dans le sénat. [3]  « Les Ambraciens vivaient en paix, dirent-ils; ils s'étaient soumis aux ordres des consuls précédents, ils étaient tout prêts à obéir également à M. Fulvius, [4] et néanmoins Fulvius leur avait déclaré la guerre; il avait désolé leurs campagnes, jeté dans leur ville la crainte du pillage et du massacre, et c'était cette crainte qui les avait forcés à fermer leurs portes; [5] ils avaient ensuite été attaqués, assiégés; et la guerre avait épuisé contre eux toutes ses rigueurs, meurtres, incendies, ruine, pillage; leurs femmes, leurs enfants avaient été arrachés de leurs bras et vendus comme esclaves; leurs biens enlevés, [6] et, pour comble de douleur, tous leurs temples dépouillés; les statues de leurs dieux, leurs dieux eux- mêmes, arrachés de leurs sanctuaires, emportés; des murs, des bois nus, voilà ce qui restait aux Ambraciens pour présenter leurs adorations, leurs voeux, leurs prières. » [7] Sur ces plaintes, le consul, par des questions perfides et concertées à l'avance, provoquait des explications qui semblaient arrachées. [8] Le sénat était ébranlé. L'autre consul, C. Flaminius, se porta défenseur de M. Fulvius.  « Moyens rebattus, moyens usés que ceux dont se servent les Ambraciens, s'écria-t-il. [9] C'étaient ceux qu'avaient employés contre M. Marcellus les Syracusains, les Campaniens contre Q. Fulvius. Que ne souffrait-on les mêmes accusations de la part du roi Philippe contre T. Quinctius, de la part d'Antiochus contre M'. Acilius et L. Scipion, de la part des Galates contre Cn. Manlius, de la part des Étoliens et des peuples de Céphalonie contre M. Fulvius? [10] Qu'Ambracie ait été assiégée, emportée, des statues, des ornements enlevés, que les vaincus aient éprouvé tous les malheurs qui accompagnent les prises de villes, croyez-vous, Pères conscrits, que je veuille, moi, en disconvenir au nom de M. Fulvius, que M. Fulvius en disconvienne lui-même? [11] Mais, fort de ce qu'il a fait, il va vous demander le triomphe; mais l'image d'Ambracie captive, mais ces statues qu'on l'accuse d'avoir enlevées, mais toutes les dépouilles d'Ambracie, il va les faire porter devant son char, il va en orner la façade de sa maison. [12] Quant à cette prétention qu'on affiche de se séparer des Étoliens, elle est nulle: Ambraciens, Étoliens, c'est une seule et même cause. [13] Ainsi que mon collègue attende une autre occasion pour satisfaire sa haine; s'il veut à tout prix exploiter celle-ci, qu'il retienne ses amis les Ambraciens jusqu'à l'arrivée de M. Fulvius. [14] Quant à moi, je le déclare, on n'arrêtera rien sur les Ambraciens ni les Étoliens, tant que M. Fulvius sera absent, je ne le souffrirai pas. »

[44] [1] Aemilius se récria sur la mauvaise foi connue de son ennemi, disant qu'à force de délais il ferait en sorte de ne point revenir à Rome tant qu'y serait un consul qu'il redoutait. Cette altercation des consuls dura deux jours, [2] et la présence de Flaminius semblait un obstacle à toute décision. [3] On profita d'une indisposition subite de Flaminius qui le forçait de s'absenter, et à la demande d'Aemilius, [4] un décret du sénat ordonna  « que les Ambraciens fussent remis en possession de tout ce qui leur appartenait; que leur liberté, leurs lois leur fussent rendues; qu'il leur fût permis d'établir à leur gré des péages sur terre et sur mer, à condition qu'ils ne porteraient ni sur les Romains, ni sur les alliés du nom latin. [5] Quant aux statues et autres ornements dont ils se plaignaient d'avoir vu dépouiller leurs temples, au retour de M. Fulvius, on en référerait au collège des pontifes, dont la décision aurait force de loi. » [6] Le consul ne se tint pas satisfait de sa victoire, et dans une séance peu nombreuse, il fit ajouter au décret  « qu'Ambracie ne paraissait pas avoir été emportée d'assaut. » [7] Trois jours de prières publiques furent ensuite, par ordonnance des décemvirs, décrétés pour la santé du peuple, qu'une peste affreuse frappait dans la ville et dans les campagnes. [8] On célébra ensuite les féries latines. Ces cérémonies terminées, les consuls s'occupèrent des levées [voulant tous deux avoir des armées nouvelles], puis ils partirent pour leurs provinces et licencièrent tous les vétérans. [9] Après le départ des consuls, le proconsul Cn. Manlius arriva à Rome; le sénat, sur la convocation du préteur Ser. Sulpicius, lui donna audience dans le temple de Bellone. [10] Il fit le récit de son expédition, demanda qu'on rendît des actions de grâces aux dieux, et qu'on lui permît d'entrer en triomphe dans la ville; [11] mais il trouva une opposition presque unanime chez les dix commissaires qui l'accompagnaient, et entre autres chez L. Furius Purpurion et L. Aemilius Paulus.

[45] [1]  « En les adjoignant, disaient-ils, comme commissaires à Cn. Manlius, on n'avait eu en vue que la conclusion de la paix avec Antiochus, la fixation définitive des conditions du traité, dont les bases avaient été jetées par L. Scipion. [2] Cn. Manlius avait tout fait pour troubler cette paix, et, s'il l'avait pu, pour faire tomber traîtreusement Antiochus dans ses mains; mais ce prince, qui connaissait la perfidie du consul, malgré les nombreuses conférences dans lesquelles on avait cherché à l'attirer, avait évité toute rencontre, et jusqu'au regard du consul. [3] Manlius avait voulu franchir le mont Taurus, et c'était à grande peine qu'il avait cédé aux prières des dix commissaires, aux paroles de la sibylle, qui ne prédisaient que désastre en dehors de ces limites fatales; rien n'avait pu l'empêcher cependant d'en approcher avec son armée, d'aller camper sur la crête même de la montagne, près des sources des fleuves, [4] et, faute de motif pour attaquer les états d'Antiochus où il ne trouvait partout que la paix, il avait été par un long détour chercher les Gallo-Grecs, [5] et, sans autorisation du sénat, sans ordre du peuple, il avait porté la guerre chez cette nation. Quel général avait jamais osé prendre sur lui une pareille responsabilité? Les guerres d'Antiochus, de Philippe, d'Hannibal, des Carthaginois, guerres récentes encore, [6] étaient toutes passées par les mains du sénat, par la volonté du peuple. Presque toujours on avait commencé par envoyer des ambassadeurs, par demander réparation; ce n'était qu'à la fin qu'on faisait déclarer la guerre. [7] Une seule de ces formalités a-t-elle été observée par toi, Manlius, pour que nous voyions là une guerre publique du peuple romain et non l'oeuvre d'un brigand, que tu es? [8] Du moins, as-tu marché droit contre ceux que tu t'étais choisis comme ennemis? [9] Ou bien prenant par toutes les anfractuosités des chemins, faisant halte à chaque embranchement des routes, n'as-tu point, consul mercenaire, à la tête d'une armée romaine, suivi pas à pas Attale, frère d'Eumène, par tous les coins et recoins de la Pisidie, de la Lycaonie et de la Phrygie, cherchant partout des tyrans et des châteaux pour les rançonner? Qu'avais-tu à démêler avec les Oroandes, par exemple? avec tant d'autres peuples inoffensifs? [10] Et cette guerre même, dont tu te fais un titre aux honneurs du triomphe, comment l'as-tu faite? Lieux, temps, as-tu rien choisi toi-même? [11] Oui, tu as raison de demander qu'on rende des actions de grâces aux dieux immortels, doublement raison: d'abord, pour n'avoir point fait expier à l'armée par quelque désastre la témérité d'un chef qui foulait partout aux pieds le droit des nations; ensuite pour nous avoir fait rencontrer des brutes plutôt que des ennemis. »

[46] [1]  « Car, ne nous y trompons point, ce n'est pas seulement dans le nom des Gallo-Grecs qu'il y a mélange; c'est surtout dans leurs corps, dans leurs armes qu'il y a mélange et altération. [2] Croyez-vous que si nous avions eu affaire à ces Gaulois que nous avons mille fois combattus en Italie avec des succès divers, avec un général comme Manlius, il serait revenu même un messager pour vous annoncer notre désastre? [3] Deux fois il leur a livré bataille, les deux fois il a engagé l'armée sur le terrain le plus affreux, au fond d'une vallée, presque sous les pieds des Gaulois; si bien que de ses hauteurs, sans avoir besoin de traits, l'ennemi n'eût eu qu'à se laisser rouler sur nous pour nous écraser. [4] Qu'est-il donc arrivé? Le peuple romain a bien du bonheur, son nom est bien puissant! La ruine récente d'Hannibal, de Philippe, d'Antiochus, les avait presque étourdis, ces géants de l'Asie! Des frondes et des flèches ont suffi pour les mettre en fuite; [5] aucun glaive n'a été taché de sang dans la guerre de Galatie. Comme des bandes d'oiseaux, le sifflement du premier trait les a fait envoler; [6] mais grands dieux! la fortune nous a fait voir ce qui nous serait arrivé, si nous avions eu devant nous de vrais ennemis. À notre retour, pour avoir rencontré de misérables brigands thraces, nous avons été massacrés, battus, dépouillés. [7] Q. Minucius Thermus, dont la perte est pour le moins aussi déplorable que l'eût été celle de Cn. Manlius, qui avait tout perdu par sa témérité, est mort avec une foule de braves soldats. [8] L'armée, chargée des dépouilles du roi d'Antiochus, et dispersée sur trois points, ici l'avant-garde, les bagages, plus loin l'arrière-garde, a passé toute une nuit cachée dans les halliers, dans les repaires des bêtes féroces. [9] Voilà les exploits qui font demander le triomphe! mais quand il n'y aurait pas eu de Thraces pour nous battre, pour nous couvrir de honte, de quels ennemis demanderais-tu à triompher? De ceux, j'imagine, que le sénat et le peuple romain t'avaient chargés de combattre.[10] C'est à ce titre que le triomphe a été accordé à L. Scipion, à M'. Acilius, ici présents, tous deux vainqueurs d'Antiochus; avant eux à T. Quinctius, vainqueur du roi Philippe, à P. Scipion l'Africain, vainqueur d'Hannibal, des Carthaginois et de Syphax. [11] Et encore, quoique le sénat eût voté la guerre, on avait tenu compte des moindres formalités: à qui devait-on déclarer la guerre? La déclarerait-on aux rois en personne, ou suffisait-il de la faire annoncer dans une de leurs villes? [12] Voulons-nous donc profaner, abolir tous ces usages? Anéantir les lois des fétiaux? Supprimer les fétiaux? Détruisons [me pardonnent les dieux ce blasphème!], foulons aux pieds la religion... chassons les dieux de nos coeurs. [13] Est- ce que nous consentons à voir dépouiller le sénat du droit de prononcer sur la guerre? le peuple, du droit d'ordonner s'il veut qu'on fasse la guerre aux Gaulois? [14] Il n'y a que quelques jours, les consuls désiraient vivement pour provinces la Grèce et l'Asie: vous avez persisté à leur assigner la Ligurie, et ils ont obéi. [15] Aussi, libre à eux, s'ils terminent heureusement la guerre, de venir vous demander le triomphe, forts de votre autorisation préalable. »

[47] [1] Ainsi parlèrent Furius et Aemilius. Manlius répondit, dit-on, en ces termes.  « Jusqu'ici, dit-il, c'étaient ordinairement les tribuns du peuple qui formaient opposition aux demandes de triomphe, Pères conscrits; [2] et je les remercie d'avoir, soit par égard pour moi, soit en considération de l'importance de mes succès, non seulement approuvé ma demande par leur silence, mais encore paru disposés, en cas de besoin, à en faire eux-mêmes la proposition au sénat. [3] C'est parmi les dix commissaires adjoints par nos ancêtres aux généraux comme conseil, pour régulariser et légitimer la victoire, que je trouve des adversaires.[4] C'est L. Furius, c'est L. Aemilius qui s'opposent à ce que je monte sur le char triomphal, qui m'enlèvent une couronne honorable, eux qu'en cas d'opposition de la part des tribuns j'aurais invoqués comme témoins de mes exploits. [5] Je n'envie à personne les honneurs qu'il a obtenus, Pères conscrits; mais vous-mêmes, dernièrement, lorsque des tribuns du peuple, hommes de coeur et de mérite, formaient opposition au triomphe de Q. Fabius Labéon, vous fîtes tout céder à l'autorité de vos suffrages, et Labéon triompha, après avoir été hautement accusé par ses ennemis non d'avoir fait une guerre injuste, mais de n'avoir même pas vu l'ennemi. [6] Et moi qui ai tant de fois combattu en bataille rangée contre cent mille des plus indomptables ennemis, moi qui leur ai pris ou tué plus de quarante mille hommes, moi qui ai deux fois forcé leurs camps, moi qui ai tout laissé en deçà du Taurus dans une paix aussi profonde que celle dont jouit l'Italie elle-même, je me vois frustrer du triomphe; [7] que dis-je? j'ai à me défendre devant vous, Pères conscrits, accusé par mes propres lieutenants! [8] Or, cette accusation, comme vous l'avez vu, Pères conscrits, roule sur deux points: d'abord je n'avais nullement le droit de faire la guerre aux Gaulois; ensuite je me suis montré téméraire, imprudent. Non, les Gaulois n'étaient pas des ennemis; ils vivaient en paix; ils se soumettaient à nos volontés. Tu leur as fait violence, me dit-on! [9] Je n'exigerai pas, sénateurs,que la barbarie connue de la nation des Gaulois, la haine implacable des Gaulais contre le nom romain, que tout ce que vous savez d'eux enfin, vous vous l'imaginiez aussi bien des Gaulois d'Asie. [10] Non, laissez là la haine proverbiale des Gaulois en général, et jugea-les par eux-mêmes. Ah! plût au ciel que le roi Eumène, que toutes les villes de l'Asie fussent ici, et que vous pussiez entendre leurs plaintes plutôt que mes accusations! [11] Envoyez, envoyez des députés à toutes les villes de l'Asie; demandez-leur quel était le plus dur des jougs dont ils ont été affranchis par l'expulsion d'Antiochus au-delà du Taurus ou par la défaite des Gaulois; [12] qu'elles disent combien de fois leurs campagnes ont été ravagées, dépouillées; qu'elles disent si elles pouvaient racheter leurs captifs, si elles entendaient souvent parler de sacrifices humains, de leurs enfants immolés! [13] Oui, sachez-le, vos alliés ont payé tribut aux Gaulois, et aujourd'hui, tout affranchis qu'ils ont été par vous de la domination royale, ils n'en continueraient pas moins à payer tribut, si j'étais resté les bras croisés. »

[48] [1]  « L'éloignement d'Antiochus n'aurait fait que rendre plus despotique la domination des Gaulois sur l'Asie, qu'ajouter tout ce qui est en deçà du Taurus à l'empire des Gaulois, et non au vôtre. [2] Bien, dites-vous: mais Delphes, cet oracle du monde entier, ce centre de l'univers, a été jadis saccagé par les Gaulois, sans que le peuple romain leur ait pour cela déclaré ou fait la guerre. [3] Je l'avoue, je croyais voir quelque différence entre le temps où la Grèce et l'Asie, indépendantes de votre domination, ne vous donnaient nul droit de vous ingérer de leurs affaires, [4] et cette époque où vous avez donné pour bornes à l'empire romain le mont Taurus, où vous dispensez la liberté, l'immunité aux cités, où vous agrandissez, resserrez, imposez les états; où vous étendez, démembrez, distribuez, confisquez les royaumes; où vous vous croyez chargés d'assurer à tous la paix sur terre et sur mer. [5] Dites, si Antiochus n'eût point retiré ses garnisons des villes où cependant elles se tenaient dans un calme profond, auriez-vous cru avoir assuré la liberté de l'Asie? Si les armées des Gaulois promenaient partout le ravage, quels dons croiriez-vous avoir faits à Eumène; quelle serait cette liberté que vous auriez donnée aux villes de l'Asie? [6] Mais pourquoi raisonner comme si ce n'était pas de vous, mais de moi seul que je tenais les Gaulois pour ennemis? [7] J'en appelle à toi, L. Scipion, à toi que j'ai remplacé et dont je n'ai pas vainement demandé aux dieux immortels la valeur et la fortune; à toi, P. Scipion, qui avec le simple titre de lieutenant as trouvé dans le consul ton frère, dans toute l'armée, la déférence due à un collègue, dites, reconnaissez-vous que dans l'armée d'Antiochus se trouvaient des légions gauloises? [8] Avez-vous vu les Gaulois dans les rangs, aux deux ailes de l'ennemi dont ils faisaient la principale force? Les avez-vous combattus, tués, dépouillés comme des ennemis reconnus? [9] Et cependant c'était contre Antiochus, et non contre les Gaulois que le sénat avait décrété, que le peuple avait ordonné la guerre. Non, non, je me trompe, le décret et l'ordre comprenaient tous ceux qui étaient dans les rangs d'Antiochus; [10] et tous ceux-là, à l'exception du seul Antiochus, avec qui avait traité L. Scipion, à qui l'alliance avait été formellement accordée par vos ordres, oui, tous étaient des ennemis, ayant tous pris les armes pour Antiochus contre nous. [11] Or dans ce parti, avant tous, se trouvaient les Gaulois, quelques petits princes et quelques tyrans; néanmoins, ces derniers ayant donné satisfaction à la dignité de votre empire, ayant forcément expié leurs torts, je leur ai accordé la paix: [12] quant aux Gaulois, pour adoucir, s'il était possible, leur naturel sauvage, j'ai tout fait; les trouvant invincibles, implacables, j'ai enfin cru devoir employer la force des armes pour les réduire. [13] Maintenant que je me suis justifié du reproche d'avoir entrepris cette guerre, je dois rendre compte de mon expédition: oh! ici j'aurais toute confiance en ma cause, lors même que je serais non pas devant le sénat romain, mais devant les Carthaginois qui mettent, dit-on, leurs généraux en croix, malgré tous les succès du monde, quand les plans ont été mauvais. [14] Mais dans une république qui, en tête de tout ce qu'elle entreprend, de tout ce qu'elle fait, place le nom des dieux, parce que la calomnie perd ses droits devant l'approbation du ciel; dans une république, qui se sert de ces paroles solennelles en décrétant un triomphe ou des prières publiques [15] pour avoir bien et heureusement servi l'état; quand je ne voudrais point, par humilité et par modestie, m'applaudir de mon courage; quand en vertu de mon bonheur, de celui de mon armée seule, pour avoir, sans la moindre perte, vaincu une nation formidable, je demanderais à rendre grâces aux dieux, à monter en triomphe au Capitole, où, selon l'usage, j'ai prononcé mes voeux avant de partir, me feriez-vous partager un refus avec les dieux immortels? »

[49] [1]  « Oui, parce que j'ai combattu avec désavantage de terrain. Veuillez donc me dire où je pouvais trouver une position meilleure pour combattre. Les ennemis étaient maîtres de la montagne; ils se tenaient enfermés dans une position fortifiée; il fallait bien les aller chercher pour les vaincre. [2] Dites! s'ils avaient eu une ville sur leurs hauteurs, s'ils avaient été retranchés derrière des murailles? il aurait bien fallu assiéger. Dites! aux Thermopyles M'. Acilius avait-il l'avantage du terrain quand il livra bataille au roi Antiochus? [3] Et Philippe n'était-il pas également posté au-dessus de l'Aoüs sur des hauteurs, quand T. Quinctius l'en précipita? Quant à l'idée qu'on se fait des Gaulois, ou qu'on veut vous en faire, en vérité, je n'y comprends rien. [4] Si c'était un peuple abâtardi, amolli par les délices de l'Asie, quel danger y avait-il à s'engager même dans un mauvais pas? Si c'était un ennemi redoutable par sa férocité, par sa taille, sa vigueur, c'est une grande victoire: me refuserez-vous le triomphe? [5] L'envie est aveugle, sénateurs: elle ne sait que décrier le mérite, empoisonner les honneurs et les récompenses qu'il obtient. [6] Veuillez, je vous prie, sénateurs, excuser la longueur d'un discours où la vanité n'est pour rien, et dont mes accusateurs sont nécessairement seuls responsables. [7] Quant à mon passage en Thrace, pouvais-je élargir des sentiers étroits, aplanir des hauteurs, faire venir des plaines à la place des forêts, empêcher les brigands thraces de connaître les repaires de leur pays, et de s'y embusquer, [8] de nous voler quelques sacs, d'enlever quelqu'une de nos mille bêtes de somme, de blesser quelqu'un d'entre nous, de frapper mortellement un brave et habile officier, Q. Minucius? [9] On insiste beaucoup sur l'accident malheureux qui nous a fait perdre un bon citoyen. [10] Mais que, malgré l'embarras de notre position, au milieu de sentiers dangereux, attaqué par l'ennemi, notre avant et notre arrière-garde aient enveloppé l'armée des Barbares acharnés sur nos bagages, [11] en aient taillé en pièces plusieurs milliers dans la journée, pris ou tué un plus grand nombre en peu de jours, on se garde bien d'en dire un mot, comme si on s'imaginait que vous pouviez l'ignorer, lorsque mes paroles peuvent être confirmées par toute une armée [12] Quand je n'aurais pas tiré l'épée en Asie, quand je n'aurais même pas vu l'ennemi, je n'en mériterais pas moins le triomphe comme proconsul pour mes deux combats en Thrace. [13] Mais je m'arrête; si, me laissant emporter plus loin que je ne voulais, je vous ai fatigués de mes paroles, je vous en demande pardon, pères conscrits. »

[50] [1] L'accusation eût ce jour-là prévalu sur l'apologie, si la discussion ne se fût prolongée fort tard: le sénat en se retirant semblait disposé à refuser le triomphe. [2] Le lendemain les parents et les amis de Cn. Manlius redoublèrent d'efforts, et ils eurent pour eux le crédit des anciens.  « Il était sans exemple, disaient ces derniers, qu'un général vainqueur, [3] qui avait battu les ennemis, rempli sa mission, ramené son armée, fût rentré dans la ville sans char, sans lauriers, comme un particulier, un premier venu. » Ces voix austères firent rougir la malignité, et le triomphe fut voté à une grande majorité. [4] Le souvenir de ce démêlé ne tarda pas à s'effacer entièrement devant une contestation bien autrement importante, et où figurait un nom d'un autre éclat. [5] P. Scipion l'Africain, au rapport de Valérius Antias, fut sommé de comparaître par les deux Q. Pétillius. Cet événement donna lieu, suivant les caractères, à diverses interprétations. [6] Les uns s'emportaient non contre les tribuns du peuple, mais contre la ville entière qui souffrait une pareille indignité. [7]  « Les deux premières villes du monde, disaient-ils, montraient à peu près en même temps la même ingratitude contre leurs deux plus illustres citoyens, mais Rome était la plus ingrate des deux: Carthage, vaincue, avait chassé, exilé Hannibal vaincu; mais Rome victorieuse chassait l'Africain vainqueur. [8] - Jamais, disaient les autres, un citoyen ne doit être au-dessus des lois: rien n'était plus propre à maintenir l'égalité dans un république, que l'obligation pour les plus puissants, de répondre aux accusations. [9] Quelle garantie avait-on en confiant à un citoyen une simple charge, à plus forte raison l'autorité suprême, si on n'avait aucun compte à lui demander? Contre tout ennemi de l'égalité, l'emploi de la force n'est pas une injustice. » [10] Tels furent les bruits jusqu'au jour fixé pour la comparution. Jamais citoyen, jamais Scipion lui-même, consul ou censeur, n'avait paru dans le Forum avec un cortège plus varié, plus nombreux, que ce jour-là, Scipion l'accusé. [11] Sommé de répondre, sans dire un mot sur les imputations dont il était l'objet, il parla avec tant de noblesse de ses exploits, qu'au dire général, jamais panégyrique ne fut plus éloquent ni plus vrai. [12] C'est qu'il était prononcé avec l'âme et le génie qui avaient animé le guerrier, et les oreilles ne pouvaient être choquées d'un récit inspiré par le danger et non par la vanité.

[51] [1] Les tribuns du peuple firent revivre les vieilles accusations de mollesse dans les quartiers d'hiver de Syracuse, et les troubles excités à Locres par les soldats de Pléminius; quant au crime de vénalité, ils le fondèrent sur des soupçons plutôt que sur des preuves. [2]  « Son fils, prisonnier, lui avait été rendu sans rançon, et, dans toutes les occasions, c'était à Scipion seul, comme s'il eût été constitué par Rome unique dépositaire de la paix et de la guerre, qu'Antiochus avait fait sa cour; [3] c'était un dictateur et non un lieutenant que le consul avait eu en lui; et s'il avait suivi son frère, c'était uniquement pour faire comme autrefois en Espagne, en Gaule, en Sicile, en Afrique, pour persuader aux rois, aux nations, à tout l'Orient, [4] qu'un seul homme était l'âme, la colonne de l'empire romain; qu'à l'ombre de Scipion vivait la république, maîtresse du monde; qu'un regard de Scipion tenait lieu des décrets du sénat, des ordres du peuple. » Ainsi, ne pouvant le trouver criminel, on s'évertuait à le rendre suspect: [5] on parla jusqu'à la nuit, et la cause fut ajournée. [6] Au jour marqué, dès le matin, les tribuns siègent à la tribune. L'accusé est appelé. Au milieu d'un nombreux cortège d'amis et de clients, il traverse la foule, arrive à la tribune et l'on fait silence. [7]  « C'est à pareil jour, dit-il, tribuns du peuple, et vous citoyens, qu'en face d'Hannibal et des Carthaginois, j'ai bien et heureusement combattu en Afrique. [8] Ce jour doit donc faire surseoir aux procès et aux différends; et je vais de ce pas au Capitole offrir à Jupiter très bon, très grand, à Junon et à Minerve, à toutes les divinités tutélaires du Capitole et de la citadelle, l'hommage de ma reconnaissance; [9] je vais leur rendre grâce pour m'avoir, en ce jour et en plusieurs autres, donné les moyens de bien mériter de la république. [10] Et vous, que vos occupations laissent libres, venez avec moi, citoyens, et priez les dieux de vous donner des chefs qui me ressemblent. [11] Oui, car si depuis l'âge de dix-sept ans jusqu'à la vieillesse, vos honneurs ont toujours prévenu mon âge; c'est que mes services prévenaient vos honneurs. » [12] Et descendant de la tribune, il monte au Capitole. Toute la foule se retourne à la fois et suit les pas de Scipion, greffiers, huissiers, tout le monde, et les tribuns restent seuls avec leurs esclaves et le héraut qui citait l'accusé du haut de la tribune. [13] Scipion ne s'en tint pas au Capitole et parcourut tous les temples de la ville, suivi du peuple romain. [14] Ce jour fit éclater la faveur des hommes, et leur juste estime pour la vraie grandeur, plus encore peut-être que celui où Scipion sur son char de triomphe rentra dans Rome, vainqueur du roi Syphax et des Carthaginois.

[52] [1] Ce fut là le dernier beau jour de P. Scipion. Ne prévoyant désormais qu'attaques de la jalousie, que débats avec les tribuns, il profita de l'ajournement et se retira à Literne, avec la ferme résolution de ne point comparaître pour répondre. [2] La nature lui avait donné une âme trop élevée; la fortune, l'habitude d'un rôle trop brillant, pour qu'il pût se résigner à celui d'accusé et descendre jusqu'à la justification. [3] Le jour de l'assignation venu, l'accusé fit défaut, et L. Scipion rejeta son absence sur la maladie. [4] Cette excuse ne fut point reçue des deux tribuns, et ils accusèrent ce silence d'être un effet de ce même orgueil qui lui avait fait quitter le tribunal, les tribuns du peuple, l'assemblée entière, [5] pour enlever à ses juges le droit et la liberté de le juger, pour les traîner en quelque sorte à sa suite, pour triompher du peuple romain, et faire dans le Capitole une retraite séditieuse contre les tribuns. [6]  « Voilà, criaient-ils, le prix de votre aveugle entraînement. [7] Pour le suivre, pour lui obéir, vous nous avez abandonnés; il vous abandonne à votre tour. Déplorable abaissement de l'esprit public! Quoique cet homme fût à la tête d'une armée et d'une flotte, nous avons osé envoyer en Sicile des tribuns du peuple et un édile pour l'arrêter, pour le ramener à Rome; et, simple particulier, nous n'osons le faire arracher de sa campagne, pour le faire traduire devant ses juges!  » Les tribuns du peuple, à qui L. Scipion en appela, déclarèrent [ 8]  « que si la maladie était une excuse, ils acceptaient cette excuse et voulaient que leurs collègues ajournassent. » [9] Parmi les tribuns du peuple se trouvait alors Ti. Sempronius Gracchus, ennemi personnel de P. Scipion. Il refusa de signer le décret de ses collègues, et, lorsque tout le monde s'attendait à le voir conclure pour la rigueur, il déclara [10]  « que puisque L. Scipion assurait que la maladie était le motif de son frère, il se tenait satisfait de cette excuse; pour lui, tant que P. Scipion ne serait pas de retour à Rome, il ne souffrirait pas qu'il fût mis en cause; et, alors même, si l'accusé en appelait à lui, il lui prêterait son appui pour le dispenser de répondre. [11] Telle était la place à laquelle, par ses exploits, par les honneurs obtenus du peuple romain, par les suffrages réunis des dieux et des hommes, s'était élevé P. Scipion, que le traîner au pied de la tribune, l'exposer aux emportements des jeunes gens, était une honte pour le peuple romain plutôt que pour l'accusé. »

[53] [1] Il ajouta avec indignation:  « Voir à vos pieds, tribuns, le vainqueur de l'Afrique, Scipion! [2] N'a-t-il donc battu, chassé quatre illustres généraux carthaginois en Espagne, n'a-t-il fait prisonnier Syphax, terrassé Hannibal, rendu Carthage notre tributaire, [3] rejeté Antiochus [car L. Scipion reconnaît son frère pour son collègue de gloire] au-delà du mont Taurus, que pour succomber sous la haine des Pétillius, que pour vous faire une couronne du déshonneur de P. Scipion l'Africain? [4] Quoi! ni les services, ni les honneurs mérités, n'assureront donc jamais aux grands hommes un asile inviolable et sacré, où ils ne puissent, sinon entourés d'hommages, du moins respectés, reposer leur vieillesse?  » [5] Cette déclaration, les paroles qui l'accompagnèrent, tout fit impression, et sur l'assemblée, et sur les accusateurs eux-mêmes. Ils répondirent qu'ils réfléchiraient sur ce qu'exigeaient d'eux le droit et le devoir. [6] L'assemblée du peuple congédiée, le sénat se réunit, et l'ordre en corps, les consulaires et les anciens surtout, adressèrent de grands éloges à Ti. Gracchus, pour avoir sacrifié ses inimitiés personnelles à l'intérêt général: [7] les Pétillius furent accablés de reproches amers pour avoir cherché à briller en décriant autrui, à triompher de l'Africain, et à se parer de ses dépouilles. [8] Dès lors on ne parla plus de l'Africain. Il acheva sa vie à Literne, sans regretter la ville. Il mourut à la campagne en ordonnant, dit-on, de l'ensevelir sur le lieu même, et d'y élever son monument, pour qu'une ingrate patrie n'eût point ses cendres. [9] Homme à jamais illustre, il fut néanmoins plus grand dans la guerre que dans la paix: la première partie de sa vie éclipsa la seconde, parce que sa jeunesse se passa tout entière dans les camps; avec la vieillesse tout se ternit autour de lui, et son génie manqua d'aliment. [10] Que fut par rapport à son premier consulat le second, y compris même sa censure? cette lieutenance d'Asie, rendue inutile par le mauvais état ale sa santé, tristement marquée par le malheur de son fils, et, après son retour, par la nécessité de subir un jugement et de rompre avec sa patrie? [11] Au moins la gloire d'avoir terminé la seconde guerre punique, la plus importante, la plus dangereuse des guerres que les Romains aient jamais soutenue, lui appartient à lui seul.

[54] [1] La mort de l'Africain enhardit les ennemis: à leur tête se distinguait M. Porcius Coton, qui, même de son vivant, n'avait cessé de crier contre sa grandeur.[2] Ce fut, dit-on, à son instigation que les Pétillius l'attaquèrent pendant sa vie, et, après sa mort, firent une proposition ainsi conçue: [3]  « Voulez- vous, ordonnez-vous qu'il soit fait une enquête sur l'argent pris, enlevé, extorqué au roi Antiochus et aux peuples de sa dépendance, [4] et que sur la portion qui n'en a point été versée dans le trésor public, Ser. Sulpicius, préteur de la ville, fasse son rapport au sénat? ensuite, que le sénat nomme à son choix, pour poursuivre l'affaire, l'un des préteurs actuels?  » [5] Cette proposition fut d'abord combattue par Q. et L. Mummius: que le sénat se contentât de rechercher les détenteurs des deniers publics, comme cela s'était toujours fait, ils ne trouvaient rien de plus juste. [6] Les Pétillius s'élevaient contre le rang éminent, le règne des Scipions dans le sénat. Le consulaire L. Furius Purpurion, l'un des dix commissaires d'Asie, [7] voulait étendre davantage la proposition: ce n'était pas, selon lui, sur l'argent tiré d'Antiochus seulement, mais de tous les rois et peuples de l'Orient, que devait porter l'enquête. C'était à Cn. Manlius qu'il en voulait. [8] L. Scipion, qui semblait devoir plus songer à se défendre qu'à attaquer la loi, se présenta pour la combattre.  « C'était après la mort de son père l'Africain, le plus illustre des hommes, qu'on venait proposer une pareille enquête, s'écriait-il douloureusement! [9] C'était peu d'avoir laissé mourir Publius l'Africain sans faire son éloge à la tribune: il fallait encore le calomnier! Les Carthaginois s'étaient bornés à exiler Hannibal; [10] et le peuple romain n'en avait pas assez de la mort de P. Scipion! Il fallait qu'il descendît, la calomnie à la bouche, jusque dans son tombeau; il fallait que son père partageât avec lui les coups de l'envie et devînt sa seconde victime. » [11] M. Caton fit passer la proposition [nous avons encore son discours sur l'argent du roi Antiochus], et l'autorité de sa parole en imposa aux Mummius qui se désistèrent de leur opposition. [12] L'obstacle étant donc levé, toutes les tribus votèrent l'enquête.

[55] [1] Ser. Sulpicius s'adressa alors au sénat pour savoir qui serait chargé de donner suite à la loi Pétillia. Le sénat désigna Q. Térentius Culléon. [2] Ce fut devant ce préteur, ami dévoué de la famille Cornélia [car aux funérailles de P. Scipion mort et enterré à Rome, d'après une autre tradition, le bonnet d'affranchi sur la tête, comme autrefois sur son char de triomphe, il marcha, dit-on, devant son cercueil, et fit, près de la porte Capène, distribuer du vin et du miel à tous ceux qui avaient accompagné le convoi, en reconnaissance de son rachat par ce général en Afrique], [3] ou bien ennemi acharné de cette famille [car une haine bien connue avait pu seule le faire choisir par la faction ennemie des Scipions, pour diriger les poursuites], [4] ce fut devant ce préteur, trop prévenu pour ou contre, que fut aussitôt traduit L. Scipion. Avec lui furent dénoncés et mis en cause ses lieutenants A. et L. Hostilius Caton, son questeur C. Furius Aculéon, [5] et pour que la contagion du péculat eût l'air de s'être fait sentir partout, jusqu'à ses deux greffiers et son huissier. L. Hostilius, les greffiers et l'huissier furent renvoyés de la plainte avant qu'on eût prononcé sur Scipion. Scipion et A. Hostilius, son lieutenant, furent condamnés. [6]  « Pour accorder à Antiochus une paix avantageuse, disait l'arrêt, Scipion s'était fait donner six mille livres pesant d'or, et quatre cent quatre-vingts livres d'argent de plus qu'il n'avait versé au trésor; [7] A. Hostilius quatre-vingts livres pesant d'or, et quatre cent trois livres d'argent; Furius, le questeur, cent trente livres pesant d'or et deux cents livres d'argent.  » [8] Tels sont les chiffres que je trouvé dans l'historien d'Antium. Pour ce qui concerne L. Scipion, j'aime à croire qu'il y a eu erreur de la part du copiste, plutôt que mensonge de la part de l'historien, dans le chiffre de la somme d'or et d'argent. [9] Car il est bien probable que la somme d'argent était plus forte que la somme d'or, et l'amende fut de quatre, et non de vingt-quatre millions de sesterces, [10] d'autant plus que c'est la même somme qui avait été, dit-on, réclamée de P. Scipion dans le sénat: [11] sur quoi Scipion avait fait apporter son livre de compte par son frère Lucius, et sous les yeux du sénat, l'avait de ses propres mains mis en pièces, indigné [12] qu'après avoir fait entrer dans le trésor public deux cents millions de sesterces, on vînt lui en réclamer quatre millions. [13] Toujours fort de sa conscience, et sachant bien que les questeurs n'oseraient tirer de l'argent du trésor contre la défense de la loi, il en demanda les clefs et dit qu'il allait ouvrir le trésor, lui qui l'avait fait fermer.

[56] [1] Sur une foule de particularités des dernières années de Scipion, de sa mise en jugement, de sa mort, de ses funérailles, de sa sépulture, les traditions varient à l'infini, et je ne sais qui croire, à quel livre m'en rapporter. [2] On n'est pas d'accord sur le nom de son accusateur: les uns disent M. Naevius, les autres les Pétillius; même embarras sur l'époque de cette accusation, sur l'année de sa mort, sur le lieu de son décès et de son inhumation. [3] C'est à Rome, suivant les uns, à Literne, suivant les autres, qu'il mourut et qu'il fut enseveli: dans l'un et l'autre endroit, on fait voir son tombeau et sa statue. Le fait est qu'à Literne se trouve son tombeau, et sur ce tombeau une statue que le temps a renversée: je l'ai vue moi-même, il n'y a pas longtemps. [4] À Rome, également, hors de la porte Capène, sur le monument des Scipions s'élèvent trois statues [5] qui sont, dit-on, les deux premières de P. et de L. Scipion, la, troisième du poète Q. Ennius. Si les historiens diffèrent sur les faits, dans les discours attribués à P. Scipion et à Ti. Gracchus, se trouve la même contradiction. [6] En tête du discours de P. Scipion est porté le nom de M. Naevius, tribun du peuple, et dans le corps même du discours, le nom de l'accusateur ne se trouve point: fourbe, misérable brouillon, il n'est pas désigné autrement. [7] Le discours même de Gracchus ne dit pas un mot des Pétillius, comme accusateurs de l'Africain, pas un mot de sa mise en jugement. [8] Il faut forger une tout autre fable pour avoir la clef du discours de Gracchus, et suivre les historiens qui prétendent que lors de l'accusation et de la condamnation de L. Scipion pour crime de péculat, l'Africain se trouvait en qualité de lieutenant en Étrurie. [9] À la nouvelle du coup qui frappait son frère, laissant là sa mission, il serait accouru à Rome, serait allé tout droit au Forum en apprenant qu'on traînait son frère en prison, aurait repoussé le licteur et, par un mouvement fort bon dans un frère, mais fort mauvais dans un citoyen, porté la main sur les tribuns qui faisaient leurs fonctions. [10] Voilà sans doute pourquoi Gracchus se plaint lui-même qu'un simple citoyen ait violé la puissance tribunitienne. Vers la fin de son discours, en promettant son appui à L. Scipion, il ajoute que l'exemple serait moins dangereux si c'était un tribun, et non un simple particulier, qui avait remporté cette espèce de victoire sur la puissance tribunitienne et sur la république. [11] Mais tout en s'élevant avec force contre ce délit, le seul qu'ait commis Scipion, tout en l'accusant de s'être si fort oublié lui-même, il cite, comme compensation, tous les éloges éclatants prodigués anciennement à sa modestie, à sa retenue. [12] Scipion avait autrefois blâmé le peuple, disait-il, de vouloir le faire consul et dictateur à vie; il s'était opposé à ce qu'on lui élevât des statues sur la place des Comices, devant la tribune, dans le sénat, dans le Capitole, sur l'autel de Jupiter; [13] il n'avait pas voulu qu'un décret ordonnât que son image sortît dans tout l'appareil du triomphe du temple de Jupiter très bon, très grand.

[57] [1] Ces faits, même dans un panégyrique, montreraient une grandeur d'âme admirable dans cette modération qui ne veut pas sortir de l'égalité républicaine; dans la bouche d'un ennemi qui accuse, c'est le plus glorieux témoignage. [2] C'est à ce même Gracchus que Scipion, de l'aveu de tous les historiens, donna en mariage sa fille cadette: l'aînée avait épousé P. Cornélius Nasica, c'est un fait constant. [3] Ce qui est moins avéré, c'est de savoir si elle ne fut fiancée et mariée à Gracchus qu'après la mort de son père, ou bien s'il faut croire à l'anecdote suivante. Gracchus, au moment où L. Scipion était conduit en prison, ne voyant aucun de ses collègues venir à son secours, s'écria: [4]  « Je jure que depuis longtemps ennemi des Scipion, je le suis encore, et que je ne cherche nullement à me faire ici un mérite auprès d'eux; mais la prison où j'ai vu l'Africain conduire des rois et des généraux ennemis, ne se fermera pas sur son frère. Je ne le souffrirai point! [5] Le sénat, qui ce jour-là, par hasard, dînait au Capitule, se levant en corps, pressa l'Africain d'accorder au milieu du repas sa fille à Gracchus; [6] la promesse se fit donc au milieu de cette cérémonie, et Scipion, de retour chez lui, annonça à sa femme Aemilia qu'il avait promis la main de sa fille cadette. [7] Elle s'emporta comme s'emportent les femmes, se plaignit de n'avoir pas été consultée sur le sort de sa fille, ajoutant que, fût-ce à Ti. Gracchus qu'il l'accordât, la voix d'une mère ne devait pas être dédaignée. [8] Scipion, enchanté de celte heureuse coïncidence de choix, répondit que Gracchus était précisément le fiancé. Tout ce qui s'attache à un si grand homme, malgré les différences de la tradition et de l'histoire, doit être recueilli.

[58] [1] Le procès terminé par le préteur Q. Térentius, Hostilius et Furius, condamnés tous deux, fournirent cautionnement le même jour aux questeurs de la ville. [2] Scipion protesta que tout ce qu'il avait reçu d'argent, il l'avait versé dans le trésor; qu'il n'avait pas détourné un seul denier public, et l'ordre fut donné de le conduire en prison. [3] P. Scipion Nasica en appela aux tribuns et prononça un discours plein de l'éloge mérité non seulement de la famille Cornélia en général, mais de sa propre branche en particulier. [4]  « P. Scipion l'Africain, et L. Scipion, qu'on allait traîner en prison, avaient eu, ainsi que lui, pour pères Cn. et P. Scipion, deux noms illustres. [5] Ces bons citoyens, pendant plusieurs années dans les Espagnes, avaient combattu une foule d'armées et de généraux carthaginois, avaient rehaussé l'éclat du nom romain, et, après avoir montré leur courage à la guerre, [6] ils avaient fait admirer dans cette contrée la modération et la bonne foi romaine; ils avaient fini tous deux par mourir pour la république. [7] Rester seulement dignes de ce bel héritage était déjà une gloire pour leurs enfants; et P. Scipion l'Africain avait encore tellement surpassé la gloire paternelle, qu'il s'était fait regarder, non comme le fils d'un mortel, mais comme un rejeton de la race divine. [8] L. Scipion, l'accusé, sans parler de ses exploits en Espagne, en Afrique, sous les ordres de son frère, consul, avait été jugé digne par le sénat, sans que le sort eût été consulté, d'aller commander en Asie, d'aller combattre le roi Antiochus; et son frère, après deux consulats; après la censure et le triomphe, avait eu une assez haute opinion de lui pour ne pas dédaigner d'aller lui servir de lieutenant en Asie. [9] Il était à craindre que la grandeur, que la gloire du lieutenant n'éclipsât celle du consul: le hasard voulut que le jour où L. Scipion triomphait à Magnésie du roi Antiochus, la maladie retînt P. Scipion à Élée, à plusieurs jours de voyage du théâtre de l'action. [10] Or l'armée royale n'était pas inférieure à celle qu'avait Hannibal à la grande bataille en Afrique; ce même Hannibal était l'un des nombreux généraux du roi, Hannibal, l'âme de la guerre punique. Et pourtant la guerre fut conduite de manière à ce que nul ne pût dire: grâce à la fortune! [11] C'est donc sur la paix que se rejette la calomnie: c'est là qu'elle voit une vente. Comme si ce n'était pas impliquer dans l'accusation les dix commissaires de l'avis desquels la paix avait été conclue! [11] Bien mieux, parmi ces dix commissaires, il s'en était trouvé pour accuser Cn. Manlius, ce qui, loin d'ébranler l'opinion, n'avait même pu retarder le triomphe du général.

[59] [1]  « Mais quoi! dit-on, Scipion par le seul fait des conditions si avantageuses qu'il a accordées à Antiochus, ne peut-il être suspect? Il lui a conservé son royaume tout entier: on l'avait laissé, après sa défaite, maître de tout ce qu'il possédait avant la guerre. [2] Il avait d'immenses richesses: rien n'est entré au trésor, tout a été détourné. [3] Mais tout le monde n'a-t-il pas vu passer dans le triomphe de L. Scipion, des sommes d'or et d'argent plus considérables que le produit réuni de dix autres triomphes? [4] Quant à l'étendue des états d'Antiochus, qu'ai-je besoin de répondre? L'Asie entière, toutes les côtes voisines de l'Europe n'appartenaient-elles pas à Antiochus? [5] Et c'est une grande partie du globe, que cette région qui va du mont Taurus à la mer Égée, avec toutes les villes, que dis-je? toutes les nations qu'elle embrasse, qui ne le sait? [6] Eh bien! toute cette région, de trente journées de marche dans sa longueur, et de dix dans sa largeur entre les deux mers, tout, jusqu'à la chaîne du mont Taurus, a été enlevé à Antiochus; Antiochus a été relégué dans un coin du monde. [7] Était-il possible, ne lui eût-on point fait acheter la paix, de lui enlever davantage? Philippe vaincu a été laissé en possession de la Macédoine; Nabis, de Lacédémone. On n'en a jamais fait un crime à Quinctius: c'est qu'il n'avait pas pour frère Scipion l'Africain, dont la gloire, au lieu de profiter à L. Scipion, n'a été pour lui qu'un héritage de haine. [8] Mais les sommes qu'on accuse L. Scipion d'avoir dans sa maison, tous ses biens vendus ne pourraient les réaliser. L'or du roi? où donc est-il? Où sont tant de riches héritages? [9] Dans une maison que le luxe n'a point ruiné, il devrait se faire sentir un nouvel accroissement de fortune; mais non: cette somme, que tous les biens de L. Scipion ne pourraient représenter, c'est sur sa personne, c'est sur son corps, c'est par les affronts et les outrages, que ses ennemis veulent la réaliser. [10] On veut voir en prison, au milieu des voleurs de nuit et des brigands, cet homme illustre; on veut le faire mourir entre quatre mars, dans les ténèbres, pour voir ensuite son cadavre nu jeté à la porte d'un cachot! [11] Non, c'est moins la famille Cornélia, que la ville de Rome, qui doit rougir! »

[60] [1] Au discours de Nasica, le préteur Térentius opposa la loi Pétillia, le sénatus-consulte et l'arrêt prononcé contre L. Scipion; [2] déclarant que, si on ne versait pas au trésor la somme fixée par l'amende, il n'avait plus qu'à faire arrêter le condamné et le faire conduire en prison. [3] Les tribuns se retirèrent pour délibérer, et un moment après, C. Fannius vint annoncer en son nom et au nom de ses collègues, hors Gracchus,  « que les tribuns ne faisaient point opposition contre le prêteur, et le laissaient libre d'exercer ses fonctions. » [4] Ti. Gracchus déclara:  « Que, quant à la vente des biens de L. Scipion pour réaliser l'amende prononcée, il ne s'y opposait point; [5] mais que L. Scipion, après avoir vaincu le monarque le plus puissant de la terre, reculé les bornes de l'empire romain jusqu'aux dernières extrémités du monde, [6] attaché à la république le roi Eumène, les Rhodiens, tant de villes d'Asie, par des bienfaits au nom du peuple romain, traîné devant son char de triomphe et enfermé dans les prisons une foule de généraux ennemis, fût jeté dans un cachot, enchaîné au milieu des ennemis du peuple romain, il ne le souffrirait pas; il ordonnait donc qu'il fût mis en liberté. » [7] Des applaudissements si unanimes accueillirent cette déclaration, une joie si générale éclata en voyant L. Scipion remis en liberté, qu'il était à peine croyable que ce fût dans cette même ville que venait d'être prononcée la condamnation. [8] Le préteur envoya ensuite des questeurs saisir au nom de l'état les biens de L. Scipion: loin d'y trouver la moindre trace des largesses du roi, le produit de la vente ne put même réaliser l'amende fixée. [9] Une collecte se fit entre ses parents, ses amis et ses clients. S'il l'avait acceptée, il se serait trouvé encore plus riche qu'avant le coup qui l'avait frappé. [10] Il ne voulut rien recevoir, hors les objets de première nécessité que lui rachetèrent ses plus proches parents, et la haine qui avait poursuivi les Scipion retomba sur le préteur, les juges et les accusateurs.

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