Livre XXXVII.
[1] [1] L. Cornélius Scipion et C. Laelius ayant pris possession du consulat, le
premier soin qui, après les cérémonies religieuses, occupa le sénat, fut
l'affaire des Étoliens. Leurs députés pressaient la décision, parce qu'ils
n'avaient qu'une trêve fort courte; et T. Quinctius, qui était alors revenu de
la Grèce à Rome, leur prêtait son appui. [2] Les Étoliens, qui comptaient plus
sur la générosité du sénat que sur la bonté de leur cause, prirent un ton
suppliant et demandèrent que leurs anciens services fissent oublier leurs torts
récents. [3] Au reste, tant que dura leur audience, ils furent accablés de
questions par les sénateurs qui voulaient leur arracher l'aveu de leur faute,
plutôt qu'une apologie, et quand ils furent sortis de l'assemblée ils donnèrent
lieu à de grands débats. [4] Le ressentiment parlait plus haut que la pitié dans
leur cause; on les considérait non seulement comme des ennemis, mais comme une
nation intraitable et insociable. [5] Après plusieurs jours de débats, on finit
par ne leur accorder ni leur refuser la paix. On leur offrit l'alternative ou de
s'abandonner entièrement à la merci du sénat; ou de payer mille talents, et de
n'avoir pour amis et pour ennemis que ceux des Romains. [6] Ils voulurent savoir
sur quoi porteraient les exigences du sénat; ils n'obtinrent pas de réponse
positive. Ils furent ainsi congédiés sans avoir pu obtenir la paix; et reçurent
l'ordre de quitter Rome le jour même, et l'Italie dans l'espace de quinze jours.
[7] On s'occupa ensuite d'assigner les départements aux consuls. Tous deux
désiraient la Grèce. Laelius avait beaucoup de crédit dans le sénat; aussi
l'assemblée ayant invité les consuls à tirer au sort ou a s'arranger à
l'amiable, il fit observer qu'il paraissait plus convenable de s'en remettre à
la prudence des sénateurs qu'au caprice du sort. [8] Scipion répondit d'abord
qu'il songerait au parti qu'il devait prendre. Mais d'après l'avis de son frère,
qui lui conseillait de s'en rapporter avec confiance au sénat, il annonça à son
collègue qu'il agréait sa proposition. [9] C'était un cas nouveau, ou du moins,
s'il y en avait des exemples, le souvenir en était effacé par le temps;
l'attention du sénat était vivement excitée et l'on s'attendait à des
discussions animées, lorsque Scipion l'Africain déclara que « si Lucius, son
frère, obtenait le département de la Grèce, il irait lui servir de lieutenant. »
[10] Cette déclaration fut reçue avec enthousiasme et trancha la question. On
voulut voir si le roi Antiochus trouverait dans Hannibal vaincu plus de
ressources que le consul et ses légions dans l'Africain vainqueur. Il y eut donc
à peu près unanimité pour décerner la Grèce à Scipion et l'Italie à Laelius.
[2] [1] Les préteurs tirèrent ensuite au sort leurs provinces. L. Aurunculéius
eut la juridiction de la ville, Cn. Fulvius celle des étrangers, L. Aemilius
Régillus le commandement de la flotte, P. Junius Brutus la Toscane, M. Tuccius
l'Apulie et le Bruttium, C. Atinius la Sicile. [2] Le consul à qui la Grèce
avait été décernée obtint, outre les deux légions qu'il allait recevoir de M'.
Acilius, un supplément de trois mille fantassins et cent cavaliers romains, et
de cinq mille hommes d'infanterie et deux cents chevaux fournis par les alliés
latins; [3] il fut autorisé, dès son arrivée dans sa province, à passer avec son
armée en Asie, s'il le jugeait utile aux intérêts de la république. [4] L'autre
consul eut une armée toute nouvelle; c'étaient deux légions romaines et quinze
mille hommes d'infanterie avec six cents chevaux fournis par les alliés latins.
[5] Q. Minucius, qui avait écrit qu'il n'avait plus rien à faire dans sa
province et que toute la nation ligure s'était soumise, eut ordre de conduire
son armée de la Ligurie chez les Boïens et de la remettre au proconsul P.
Cornélius. [6] Les légions urbaines enrôlées l'année précédente quittèrent le
territoire confisqué sur les Boïens vaincus, pour passer sous le commandement du
préteur M. Tuccius, avec quinze mille hommes d'infanterie et six cents cavaliers
latins; ces forces étaient destinées à garder l'Apulie et le Bruttium. [7] A.
Cornélius, préteur l'année précédente, qui avait commandé dans le Bruttium, eut
ordre de faire passer ses légions en Étolie, si le consul le jugeait à propos,
et de les remettre à M'. Acilius, au cas où celui-ci voulût y rester; [8] si
Acilius aimait mieux revenir à Rome, A. Cornélius devait rester avec son armée
en Étolie. Atinius Labéo fut chargé de remplacer M. Aemilius dans la province de
Sicile, et mis à la tête de ses troupes, avec autorisation de lever, à son gré,
dans la province même un corps de deux mille fantassins et deux cents chevaux.
[9] P. Junius Brutus conduisait en Toscane une armée nouvelle, composée d'une
légion romaine, de deux mille hommes d'infanterie et de quatre cents cavaliers
latins. [10] L. Aemilius, qui commandait les forces navales, devait recevoir de
M. Junius, préteur l'année précédente, vingt vaisseaux longs avec leurs
équipages, et lever lui-même mille soldats de marine, avec deux mille
fantassins; il avait ordre de partir pour l'Asie avec ces forces et d'aller
remplacer C. Livius à la tête de la flotte. [11] Les deux Espagnes et la
Sardaigne furent laissées pour un an avec les mêmes armées encore aux généraux
qui y commandaient. [11] La Sicile et la Sardaigne furent soumises cette année à
une double dîme de blé. Tous les convois de Sicile devaient être envoyés à
l'armée d'Étolie; ceux de Sardaigne étaient destinés en partie à Rome, en
partie, comme ceux de Sicile, à l'armée d'Étolie.
[3] [1] Avant le départ des consuls pour leurs provinces, les pontifes furent
chargés de faire des expiations pour les prodiges qui avaient eu lieu. [2] À
Rome, le feu du ciel était tombé sur le temple de Junon Lucine et avait
endommagé le faîte et les portes. À Putéoles, une porte et le mur avaient été
frappés de la foudre en plusieurs endroits et deux hommes avaient été tués. [3]
À Nursie, par un temps serein, un orage avait éclaté et tué pareillement deux
hommes d'une condition libre. Une pluie de terre était tombée chez les
Tusculans, et à Réate une mule avait mis bas. [4] On offrit les expiations
nécessaires et on recommença les féries latines, parce que les Laurentins
n'avaient pas reçu la part des victimes à laquelle ils avaient droit. [5] À
cette occasion, il y eut aussi des jours de supplications: les décemvirs avaient
désigné, suivant les livres sibyllins, les dieux qu'il fallait prier. [6] Dix
jeunes garçons et dix jeunes filles de condition libre, ayant tous leur père et
leur mère, furent employés à ces cérémonies, et immolèrent la nuit des victimes
encore à la mamelle. [7] P. Cornélius Scipion l'Africain, avant de se mettre en
route, fit élever un arc de triomphe dans le Capitole, en face de la rue qui
monte au temple, l'orna de sept statues dorées et de deux chevaux, et fit placer
en avant deux bassins de marbre. [8] Pendant les mêmes jours, quarante- trois
des principaux Étoliens, au nombre desquels étaient Damocrite et son frère,
arrivèrent à Rome sous la garde des deux cohortes que Manius Acilius avait
chargées de les escorter, et furent jetés dans les Lautumies; les deux cohortes
reçurent ensuite du consul L. Cornélius l'ordre de retourner à l'armée. [9] Une
ambassade de Ptolémée et de Cléopâtre, souverains d'Égypte, vint féliciter les
Romains de ce que M. Acilius avait chassé le roi Antiochus de la Grèce, et
engager à faire passer une armée en Asie, [10] assurant « que l'effroi était
général, non seulement en Asie, mais même en Syrie, et que les souverains
d'Égypte se tenaient à la disposition du sénat. » [11] Le sénat rendit grâces
aux deux princes et fit présent de quatre mille as à chaque ambassadeur.
[4] [1] Le consul, L. Cornélius, libre des soins qui le retenaient à Rome,
déclara en pleine assemblée qu'il ordonnait aux soldats qu'il avait enrôlés
lui-même, à ceux qui étaient dans le Bruttium avec le propréteur A. Cornélius,
de se trouver tous réunis à Brindes aux ides de juillet. [2] En même temps il
chargea trois lieutenants, Sex. Digitius. L. Apustius et C. Fabricius Luscinus
de rassembler dans le port de cette ville tous les navires de la côte, et, après
avoir pris toutes ces mesures, il sortit de la ville avec l'habit militaire. [3]
Environ cinq mille volontaires, tant romains qu'alliés, qui avaient servi sous
les ordres de l'Africain, se présentèrent au consul à sa sortie et s'enrôlèrent
sous ses drapeaux. [4] Quelques jours après le départ du consul pour
l'expédition, au milieu des jeux apollinaires, le 5 des ides de juillet, par un
temps serein, le jour s'obscurcit tout à coup par le passage de la lune devant
le disque du soleil. [5] L. Aemilius Régillus, chargé du commandement de la
flotte, partit à la même époque. L. Aurunculéius reçut du sénat l'ordre de faire
construire trente quinquérèmes et vingt trirèmes; car le bruit courait
qu'Antiochus, depuis sa défaite sur mer, équipait une flotte plus considérable
encore. [6] Les Étoliens, apprenant de leurs ambassadeurs qu'ils ne pouvaient
espérer la paix, ne s'inquiétèrent plus des ravages que les Achéens exerçaient
sur toute la partie de leur côte qui fait face au Péloponnèse; [7] oubliant
leurs pertes pour ne songer qu'à leur danger, ils voulurent fermer le passage
aux Romains et se portèrent sur le mont Corax; car ils ne doutaient pas qu'on ne
reprît le siège de Naupacte. [8] Acilius, qui le savait, crut devoir plutôt
frapper un coup imprévu et surprendre Lamia. [9] Cette ville avait été presque
réduite par Philippe à deux doigts de sa perte; et comme elle ne s'attendait pas
à une nouvelle attaque, elle pouvait être facilement emportée. [10] Acilius
partit donc d'Elatia et alla camper d'abord près du fleuve Spercheus, sur le
territoire ennemi, puis se remit en marche pendant la nuit, et investit la place
au point du jour.
[5] [1] L'alarme fut vive parmi les habitants ainsi attaqués à l'improviste. Ils
se défendirent cependant avec plus de résolution qu'on n'aurait pu le croire
dans un péril inattendu: pendant que les hommes couraient aux remparts, les
femmes y apportèrent des pierres et des traits de toute sorte. Ainsi, quoique
les échelles fussent déjà dressées sur plusieurs points, la ville tint bon tout
le jour. [2] Acilius donna le signal de la retraite, et ramena ses troupes dans
le camp vers midi, pour prendre de la nourriture et du repos. Avant de congédier
son conseil il annonça « qu'on eût à se tenir prêt et sous les armes avant le
jour; qu'on ne rentrerait pas au camp sans avoir forcé la ville. » [3] Il donna
un assaut général à la même heure que la veille; et les assiégés, n'ayant plus
la force ni le courage de combattre, et ayant épuisé leurs traits, la place fut
emportée en quelques heures. Acilius fit vendre une partie du butin, partagea le
reste, puis tint conseil pour savoir ce qu'il ferait ensuite. [4] Personne ne
parla de marcher sur Naupacte, les défilés du mont Corax étant gardés par les
Étoliens. Cependant, pour ne pas perdre le reste de la campagne, et ne pas
assurer aux Étoliens, par son inaction, la jouissance de la paix que le sénat
leur avait refusée, Acilius résolut d'attaquer Amphissa. Il partit d'Héraclée et
y arriva avec son armée par le mont Oeta. [5] Il campa sous les murs de la
ville, mais il ne l'investit pas comme Lamia; il voulut la réduire à l'aide des
machines. On fit jouer le bélier sur plusieurs points à la fois. Les habitants,
voyant battre en brèche leurs remparts, ne faisaient aucune disposition,
n'imaginaient aucun expédient pour se défendre contre ce genre d'attaque. [6]
Ils ne comptaient que sur leurs armes et leur courage. Par de fréquences
sorties, ils jetaient le désordre dans les postes ennemis et parmi les soldats
employés aux ouvrages et aux machines.
[6] [1] Cependant la brèche était ouverte en plusieurs endroits lorsqu'on apprit
que le successeur d'Acilius était débarqué à Apollonie avec son armée, et qu'il
arrivait par l'Épire et la Thessalie, [2] à la tête de treize mille hommes
d'infanterie et de cinq cents chevaux. Déjà il était arrivé au golfe Maliaque et
avait envoyé sommer Hypate de se rendre. Les habitants répondirent: « qu'ils
n'agiraient qu'en vertu d'un décret de toute la nation étolienne. » Et le
consul, ne voulant pas s'arrêter au siège d'Hypate avant d'avoir repris
Amphissa, fit prendre les devants à son frère l'Africain, et marcha sur
Amphissa. [3] À l'approche des Romains, les assiégés abandonnèrent leur ville,
dont les murailles étaient en partie abattues, et se retirèrent tous, armés ou
non, dans la citadelle réputée imprenable. [4] Le consul établit son camp à six
milles environ. Ce fut là qu'une ambassade athénienne vint trouver d'abord P.
Scipion, qui avait pris les devants, comme je l'ai dit, puis le consul lui-même,
afin de demander grâce pour les Étoliens. [5] Elle reçut une réponse
bienveillante de l'Africain, qui ne cherchait qu'un prétexte pour renoncer
honorablement à la guerre d'Étolie. C'était sur l'Asie, sur Antiochos que se
portaient ses regards. Il engagea donc les Athéniens à conseiller aux Étoliens
aussi bien qu'aux Romains de préférer la paix à la guerre. [6] Aussitôt, à
l'instigation des Athéniens, une nombreuse députation d'Étoliens partit
d'Hypate; elle se présenta d'abord à l'Africain, qui confirma par ses paroles
leurs espérances de paix. il rappela qu'en Espagne d'abord, puis en Afrique,
beaucoup de peuples et de nations s'en étaient rapportés à sa bonne foi et que
partout il avait laissé de plus grandes marques de sa clémence et de sa bonté
que de sa valeur. [7] L'affaire semblait terminée, lorsque le consul leur fit la
même réponse qui les avait chassés du sénat. La médiation des Athéniens et les
paroles bienveillantes de l'Africain ne les avaient pas préparés à ce coup
imprévu; ils en furent si étourdis, qu'ils déclarèrent vouloir en référer à
leurs concitoyens.
[7] [1] Ils retournèrent donc à Hypate. Le conseil ne savait quel parti prendre;
car on était hors d'état de payer les mille talents, et, en se rendant à
discrétion, on craignait de s'exposer à des violences. [2] On chargea donc les
mêmes députés de retourner auprès du consul et de l'Africain, et de leur
demander, si leur intention était d'accorder réellement la paix, et non de
frustrer par une cruelle illusion les espérances d'un peuple malheureux, ou la
remise d'une partie des sommes exigées, ou une garantie pour les personnes. [3]
Rien ne put changer la détermination du consul, et cette ambassade n'eut pas
plus de succès que les précédentes. [4] Les Athéniens les suivirent, et le chef
de la députation, Échédème, voyant les Étoliens accablés par tant de refus, se
livrant à de stériles lamentations sur le malheur de leur pays, ranima leurs
espérances en leur conseillant de demander une trêve de six mois, pour envoyer
une nouvelle ambassade à Rome. [5] « Cet ajournement, disait-il, n'ajouterait
rien à leurs souffrances, dont la mesure était comblée; tandis que le temps
pourrait faire naître des circonstances qui adouciraient leurs infortunes
présentes. » [6] On suivit le conseil d'Échédème; on fit repartir les mêmes
ambassadeurs, et P. Scipion, à qui ils s'adressèrent d'abord, leur obtint du
consul la trêve qu'ils demandaient; [7] le siège d'Amphissa fut donc levé, et
M'. Acilius, remettant le commandement au consul, quitta la province. Le consul
partit d'Amphissa pour la Thessalie avec l'intention de passer en Asie par la
Macédoine et la Thrace. [8] « L. Scipion, disait alors l'Africain à son frère,
j'approuve tout à fait que tu suives cette route-ci; [9] mais le succès dépend
entièrement de Philippe. S'il est fidèle à la république, il nous livrera les
passages, nous fournira les vivres et toutes les provisions nécessaires à une
armée pour une longue route. S'il nous abandonne, la Thrace ne nous offrira
aucune sûreté. [10] Je serais donc d'avis de nous assurer au préalable des
intentions du roi. Le meilleur moyen de le faire est de lui dépêcher un courrier
qui le surprendra avant qu'il ait pu se mettre sur ses gardes. » [11] On confia
cette mission à Ti. Sempronius Gracchus, jeune homme plein d'activité, qui, au
moyen de relais préparés d'avance, fit le trajet avec une incroyable rapidité;
il arriva à Pella trois jours après son départ d'Amphissa. [12] Le roi était à
table et avait déjà bu largement, et l'abandon même où l'ivresse l'avait jeté
ôta à Tibérius tout soupçon qu'il songeât à changer quoi que ce soit aux
conventions. [13] Il fit bon accueil à cet hôte; il lui montra le lendemain les
convois abondants qu'il tenait prêts pour l'armée romaine, les ponts qu'il avait
jetés sur les fleuves, et les réparations qu'il avait faites aux routes dans les
mauvais passages. [14] Gracchus revint avec la même rapidité rapporter cette
nouvelle au consul qu'il rejoignit à Thaumacie. L'armée reprit confiance et
entra gaiement en Macédoine, où tout était prêt pour la recevoir. [15] Les
Scipion furent accueillis à leur arrivée et traités par le roi avec une
magnificence toute royale. Philippe déploya beaucoup de grâce et d'affabilité,
qualités fort estimées de l'Africain, qui, avec son rare mérite, n'était pas
ennemi d'une certaine politesse, pourvu qu'elle ne dégénérât pas en luxe. [16]
On traversa donc la Macédoine et la Thrace, et Philippe escortait la marche et
pourvoyait à tout. On arriva ainsi à l'Hellespont.
[8] [1] Antiochus, depuis le combat naval de Coryce, avait eu tout l'hiver pour
mettre sur pied de nouvelles forces de terre et de mer; il s'était
principalement occupé de réparer sa flotte, afin de ne pas perdre entièrement la
possession de la mer. [2] Il songeait « qu'il avait été battu en l'absence des
Rhodiens, et que s'ils prenaient part à une nouvelle action [et ils ne
s'exposeraient pas à arriver trop tard une seconde fois], il lui faudrait un
plus grand nombre de vaisseaux pour opposer à l'ennemi des forces égales. » [3]
En conséquence il envoya Hannibal en Syrie chercher la flotte phénicienne, et
recommanda à Polyxénidas de ne pas se laisser abattre par un échec, et de
travailler avec plus d'ardeur à radouber les anciens navires et à en équiper de
nouveaux. [4] Pour lui, il passa l'hiver en Phrygie, rassemblant des secours de
tous côtés; il envoya même en Gallo-Grèce, pays habité alors par le peuple le
plus belliqueux de l'Asie, qui conservait encore le coeur gaulois et n'avait pas
oublié son origine. [5] Antiochus avait laissé son fils Séleucus en Éolide à la
tête d'une armée pour défendre les villes maritimes que convoitaient Eumène du
côté de Pergame, et les Romains du côté de Phocée et d'Érythrée. [6] La flotte
romaine, comme je l'ai dit, hivernait à Canes. Vers le milieu de l'hiver, Eumène
s'y rendit avec deux mille hommes d'infanterie et cinq cent chevaux. [7] Il
annonça qu'on pouvait faire un butin considérable sur le territoire ennemi, aux
environs de Thyatire, et, par ses instances, il décida Livius à lui confier cinq
mille hommes. Quelques jours après, ce détachement revint chargé de riches
dépouilles.
[9] [1] Cependant une sédition venait d'éclater à Phocée par les intrigues de
quelques factieux qui voulaient attirer les habitants dans le parti d'Antiochus.
[2] On se plaignait du quartier d'hiver de la flotte; on se plaignait du tribut
de cinq cents toges et de cinq cents tuniques; [3] on se plaignait aussi de la
disette de blé qui obligea enfin et la flotte et la garnison romaines à sortir
de la ville. Délivrés alors de toute crainte, les partisans du roi haranguèrent
la populace pour la soulever. [4] Le sénat et les principaux habitants voulaient
qu'on demeurât fidèle aux Romains; les factieux l'emportèrent. [5] Les Rhodiens,
pour réparer leur lenteur dans leur campagne précédente, s'empressèrent, dès
l'équinoxe du printemps, d'expédier encore Pausistrate à la tête d'une flotte de
trente-six voiles. [6] Déjà Livius, parti de Canes avec trente navires et sept
quadrirèmes, qu'Eumène lui avait ramenées, cinglait vers l'Hellespont, afin de
tout disposer pour le passage de l'armée, qu'il présumait devoir arriver par
terre. [7] Il relâcha d'abord au port dit des Achéens; puis il remonta vers
Ilion, y offrit un sacrifice à Minerve, et reçut avec bonté les ambassades
d'Éléonte, de Dardane et de Rhétée qui venaient mettre leurs villes sous sa
protection. [8] De là il se porta vers l'entrée de l'Hellespont, et, laissant
deux vaisseaux en station devant Abydos, il passa en Europe avec le reste de sa
flotte pour assiéger Sestos. [9] Déjà ses soldats s'approchaient des remparts,
lorsqu'une troupe fanatique de Gaulois parut devant la porte avec toute la pompe
extérieure de leur culte. Prêtres de la Mère des dieux, c'était par son ordre,
dirent-ils, qu'ils venaient conjurer les Romains d'épargner les murailles de la
place. On respecta leur caractère sacré, [10] et bientôt le sénat sortit en
corps avec les magistrats pour remettre les clefs de la ville. La flotte passa
ensuite à Abydos. [11] Livius, ayant fait sonder les dispositions des habitants,
et n'ayant obtenu que des réponses hautaines, se disposa à commencer le siège de
la ville.
[10] [1] Pendant que ces événements se passaient dans l'Hellespont, l'amiral du
roi, Polyxénidas, qui était un exilé rhodien, apprit que ses compatriotes
avaient mis leur flotte en mer, [2] et que Pausistrate, qui la commandait,
avait, en haranguant le peuple, parlé de lui avec hauteur et mépris. La
vengeance devint son idée fixe; jour et nuit il ne rêvait plus qu'aux moyens de
répondre par des faits aux vaines bravades de son ennemi. [3] Il lui dépêcha un
émissaire, connu de tous deux, et lui fit dire « que Polyxénidas pouvait rendre
un grand service à Pausistrate et, à sa patrie si on le laissait agir, et que
Pausistrate pouvait, de son côté, le faire rentrer dans sa patrie. » [4]
Pausistrate, étonné, voulut savoir comment on en viendrait à bout, et, sur la
demande de l'agent, il promit de seconder l'exécution et de garder le silence.
[5] L'émissaire ajouta alors « que Polyxénidas lui livrerait la flotte en
totalité ou en grande partie, et que pour prix d'un pareil service il ne
demandait qu'à rentrer dans sa patrie. » [6] C'était une proposition tellement
importante que Pausistrate, sans y croire entièrement, ne voulut pas la rejeter
avec dédain. Il gagna Panorme, ville qui appartient aux Samiens, et s'y arrêta
pour juger du projet qu'on lui avait soumis. [7] Pausistrate ne se laissa
persuader que lorsque Polyxénidas eut, en présence de son envoyé, écrit de sa
main « qu'il ferait ce qu'il avait promis » et qu'il eût fait remettre à
l'amiral rhodien ses tablettes revêtues de son sceau. [8] Ce gage, pensa
Pausistrate, était comme un lien qui enchaînait le traître. Il n'était pas
possible qu'un officier au service d'un roi s'exposât à donner contre lui-même
des preuves signées de sa propre main. [9] On concerta ensuite le plan de la
prétendue trahison. Polyxénidas promit de négliger tous ses préparatifs; de
diminuer le nombre de ses rameurs et de ses équipages, [10] de mettre à sec une
partie de ses vaisseaux, sous prétexte de les faire radouber; d'en envoyer
d'autres dans les ports voisins; de n'en tenir qu'un petit nombre en rade dans
Éphèse, pour les exposer, s'il fallait sortir, à un combat inégal. [11] La
négligence que Polyxénidas s'engageait à montrer pour sa flotte, Pausistrate la
porta dans toutes ses dispositions. Il envoya une partie de ses bâtiments à
Halicarnasse pour y chercher des vivres, une autre à Samos, et se tint prêt
lui-même à agir au premier signal donné par le traître. [12] Polyxénidas ajouta
par sa dissimulation aux illusions de Pausistrate: il mit à sec quelques- uns de
ses navires, fit réparer les chantiers comme s'il voulait en retirer d'autres de
la mer, et rappela ses rameurs de leurs quartiers d'hiver, non pas à Éphèse,
mais à Magnésie, où ils les rassembla secrètement.
[11] [1] Le hasard voulut qu'un soldat d'Antiochus, venu à Samos pour des
affaires personnelles, fût arrêté comme espion et conduit à Panorme devant
Pausistrate. [2] On l'interrogea sur ce qui se passait à Éphèse, et, soit
crainte, soit trahison envers les siens, il déclara tout: [3] la flotte, dit-il,
était dans le port tout équipée et prête à agir; tous les rameurs avaient été
dirigés sur Magnésie du Sypile; à peine avait-on mis à sec un petit nombre de
vaisseaux, et les chantiers étaient fermés: jamais il n'y avait eu plus
d'activité dans le port. [4] Pausistrate ne crut pas à la vérité de ce rapport;
son esprit était trop abusé par de vaines espérances. Cependant Polyxénidas, qui
avait pris toutes ses mesures, rappela ses rameurs de Magnésie pendant la nuit,
remit promptement à flot les navires tirés à sec, et, après avoir passé toute la
journée moins à faire ses dispositions qu'à perdre son temps pour dérober le
départ de sa flotte, [5] il partit après le coucher du soleil avec soixante-dix
vaisseaux pontés, et, malgré le vent contraire, il arriva de grand matin au port
de Pygèlé. Il y passa la journée pour le même motif, et, pendant la nuit, il
gagna la côte voisine, qui appartenait aux Samiens. [6] De là il détacha sur
Palinure un certain Nicandre, chef de pirates, à la tête de cinq vaisseaux
pontés, pour aller de suite à travers champs, par le chemin le plus court,
jusqu'à Panorme, et prendre l'ennemi à dos avec ses troupes. Pendant ce temps il
devait lui-même, avec sa flotte, partagée en deux escadres, garder des deux
côtés l'entrée du port, et à cet effet il marcha vers Panorme. [7] À cette
attaque imprévue, Pausistrate éprouva d'abord un moment d'hésitation; puis, en
vieux soldat, il se remit aussitôt, et, pensant qu'il lui serait plus facile
d'écarter l'ennemi par terre que par mer, il envoya deux détachements sur les
deux promontoires [8] qui, projetés en avant comme deux cornes, ferment le port;
il espérait, en prenant ainsi les Syriens en tenailles, les repousser sans
peine. Voyant ce plan dérangé par l'apparition de Nicandre qui s'avançait du
côté de la terre, il changea à l'instant de manoeuvre et donna ordre à tous ses
gens de monter à bord. [9] Il y eut alors un grand désordre: soldats et matelots
se pressaient, comme pour trouver un refuge sur la flotte, parce qu'ils se
voyaient enveloppés à la fois par terre et par mer. [10] Pausistrate, n'ayant
plus d'autre moyen de salut que de forcer l'entrée du port, et de gagner le
large, s'il était possible, n'eut pas plus tôt vu tous ses soldats embarqués,
qu'il leur ordonna de le suivre, et s'avança le premier à force de rames vers
l'entrée du port. [11] Il franchissait déjà la passe, lorsque Polyxénidas cerna
son vaisseau avec trois quinquérèmes. Le navire, défoncé par les proues de
l'ennemi, coula à fond; l'équipage fut écrasé sous une grêle de traits;
Pausistrate lui-même périt en combattant avec courage. [12] Le reste de ses
vaisseaux fut pris, les uns devant le port, les autres dans la rade, d'autres
par Nicandre au moment où ils cherchaient à s'éloigner de la côte. [13] Cinq
galères de Rhodes et deux de Cos parvinrent seules à s'échapper en se faisant
jour à travers la mêlée, grâce à la terreur inspirée par des feux qu'elles
portaient à leurs proues, au bout de deux longues perches, dans des vases de
fer. [14] Les trirèmes d'Érythrée, ayant rencontré non loin de Samos les
vaisseaux de Rhodes qu'elles venaient renforcer, reprirent la route de
l'Hellespont pour rejoindre les Romains. [15] Dans le même temps, Séleucus
rentra dans Phocée, dont une porte lui fut ouverte par trahison, et Cyme, ainsi
que d'autres villes de la même côte, se donnèrent à lui dans leur épouvante.
[12] [1] Pendant que ces événements se passaient dans l'Éolide, Abydos, après
avoir résisté plusieurs jours, grâce à la garnison royale qui défendait ses
murs, [2] cédant enfin aux fatigues du siège, avait, avec l'agrément de
Philotas, commandant des troupes, envoyé ses magistrats pour traiter avec Livius
des articles de la capitulation. Ce qui empêchait de conclure, c'est qu'on
n'était pas d'accord pour savoir si la garnison royale pourrait sortir avec ou
sans armes. [3] On débattait ce point, lorsque la nouvelle de la défaite des
Rhodiens vint arracher à Livius la proie qu'il croyait tenir entre les mains.
[4] Il craignit, en effet, qu'enflé d'un si grand succès, Polyxénidas ne surprît
la flotte stationnée près de Canes; il abandonna aussitôt et le siège d'Abydos
et la garde de l'Hellespont, et remit en mer les vaisseaux qu'il avait tirés sur
le rivage de Canes. Eumène, de son côté, se rendit à Élée. [5] Livius, avec
toute sa flotte, augmentée de deux trirèmes de Mytilène,fit voile pour Phocée;
mais, apprenant que cette place était défendue par une forte garnison, et que
Séleucus campait à peu de distance, il ravagea tout le littoral, [6] fit de
nombreux prisonniers et se rembarqua précipitamment avec son butin, ne s'étant
arrêté que le temps nécessaire pour attendre Eumène et son escadre. Il prit la
route de Samos. [7] À Rhodes, la nouvelle de la défaite répandit tout à la fois
l'épouvante et le deuil. Outre leurs vaisseaux et leurs soldats, les Rhodiens
avaient aussi perdu la fleur et l'élite de leur jeunesse, [8] une foule de
nobles ayant tout quitté pour suivre Pausistrate, qui jouissait dans son pays
d'une considération méritée; mais bientôt, songeant qu'ils n'avaient été vaincus
que par ruse et que c'était un de leurs compatriotes qui les avait attirés dans
ce piège, ils n'écoutèrent plus que leur ressentiment. [9] Ils mirent en mer
sur-le-champ dix vaisseaux, et, peu de jours après, dix autres, et en confièrent
le commandement à Eudamus, dont les talents militaires étaient inférieurs à ceux
de Pausistrate mais qui, moins impétueux, agirait sans doute avec plus de
prudence. [10] Les Romains et le roi Eumène relâchèrent d'abord à Érythrée, y
passèrent une nuit, et, le lendemain, arrivèrent à Coryce, promontoire du pays
de Téos. [11] De là, ils se disposèrent à passer sur les terres voisines qui
appartenaient aux Samiens, et, sans attendre le lever du soleil, qui eût permis
aux pilotes de juger de l'état du ciel, ils partirent à tout hasard. [12] Au
milieu de la traversée, le vent de l'aquilon sauta au nord, bouleversa la mer et
excita une violente tempête.
[13] [1] Polyxénidas, pensant que les ennemis prendraient la route de Samos,
pour joindre la flotte rhodienne, partit d'Éphèse et fit une première halte à
Myonnèse; de là il se jeta dans l'île Macris, afin de surprendre au passage les
vaisseaux qui pourraient s'écarter du gros de la flotte ou de tomber à propos
sur l'arrière- garde. [2] Voyant la flotte dispersée par la tempête, il crut
d'abord le moment favorable; mais bientôt la violence croissante du vent et
l'agitation plus furieuse des flots [3] l'empêchèrent d'atteindre les ennemis;
il se rejeta sur l'île d'Aethalia, afin de pouvoir les attaquer le lendemain,
lorsqu'ils arriveraient de la haute mer sur Samos. [4] Les Romains, qui étaient
en petit nombre, abordèrent le soir à un port désert de la côte de Samos, et le
reste des bâtiments, après une nuit de tourmente en pleine mer, vint mouiller
dans le même port. [5] Là, ayant appris des habitants de la campagne que la
flotte royale était à l'ancre devant l'île d'Aethalia, ils tinrent conseil pour
savoir s'il fallait en venir aussitôt aux mains, ou attendre la flotte
rhodienne. On prit le parti d'attendre et l'on regagna Coryce. [6] Polyxénidas,
de son côté, après une station inutile, retourna à Éphèse: alors la mer étant
libre, les vaisseaux romains passèrent à Samos. [7] Ils y furent rejoints peu de
jours après par la flotte rhodienne. Pour faire voir qu'ils n'avaient attendu
que ce renfort, ils partirent aussitôt pour Éphèse, afin d'engager le combat ou
de forcer l'ennemi, en cas de refus, à confesser sa faiblesse, aveu qui devait
faire une vive impression sur l'esprit des alliés. [8] Ils se mirent en bataille
à l'entrée du port; mais, voyant que personne ne se montrait, ils se partagèrent
en deux divisions: l'une resta à l'ancre à l'entrée du port; l'autre alla
débarquer ses soldats. [9] Ces troupes ravagèrent toute la campagne, et déjà
elles revenaient chargées d'un immense butin, lorsque le Macédonien Andronicus,
qui commandait la garnison d'Éphèse, fit une sortie au moment où elles
approchaient de la ville, leur enleva une grande partie du butin et les obligea
de regagner la mer et leurs navires. [10] Le lendemain, les Romains, après avoir
dressé une embuscade au milieu de la route, se mirent en marche vers la ville,
pour attirer Andronicus hors des murs; mais on soupçonna leur piège; personne ne
se hasarda à sortir, et les Romains retournèrent à leurs vaisseaux. [11] Voyant
alors que sur terre, comme sur mer, les ennemis refusaient le combat, ils firent
voile vers Samos, d'où ils étaient partis. De là le préteur envoya deux trirèmes
des alliés d'Italie, et deux des Rhodiens, sous les ordres d'Épicrate de Rhodes
pour garder le détroit de Céphallénie. [12] Ces parages étaient infestés par les
pirateries du Lacédémonien Hybristas, qui, à la tête de la jeunesse
céphallénienne, interceptait les convois d'Italie.
[14] [1] Au Pirée, Épicrate rencontra L. Aemilius Régillus, qui venait prendre
le commandement de la flotte. [2] À la nouvelle de la défaite des Rhodiens,
Régillus, n'ayant avec lui que deux quinquérèmes, ramena en Asie Épicrate et ses
quatre vaisseaux. Il fut aussi accompagné par des navires athéniens non pontés.
[3] Il traversa la mer Égée et aborda à Chios. Le Rhodien Timasicrate, parti de
Samos avec deux quadrirèmes, arriva aussi dans cette île pendant la nuit. Amené
devant Aemilius, il déclara qu'on l'avait envoyé défendre cette côte contre les
vaisseaux du roi, qui sortaient fréquemment des ports de l'Hellespont et
d'Abydos et interceptaient les convois. [4] Aemilius, en passant de Chios à
Samos, rencontra deux quadrirèmes de Rhodes, envoyées par Livius; et le roi
Eumène Avec deux quinquérèmes. [5] Arrivé à Samos, il reçut la flotte des mains
de Livius, offrit, selon l'usage, un sacrifice, et tint conseil. C. Livius fut
interrogé le premier. « Personne, dit- il, ne pouvait donner un avis plus
sincère que celui qui conseillait à un autre ce qu'il eût fait lui-même à sa
place. [6] Il avait eu le dessein de gagner Éphèse avec toute sa flotte, d'y
conduire des bâtiments de transport chargés de sable et de les couler bas à
l'entrée du port. [7] C'était une barrière d'autant plus facile à élever que
cette entrée était, comme l'embouchure d'un fleuve, longue, étroite et peu
profonde. Ainsi il empêcherait les ennemis de se mettre en mer, et rendrait leur
flotte inutile. »
[15] [1] Cet avis ne fut goûté de personne. Eumène demanda « ce qu'on ferait
après avoir fermé le port par ce moyen. S'éloignerait- on avec la flotte devenue
libre, pour porter secours aux alliés, et répandre la terreur chez les ennemis?
Ou bien toute la flotte n'en resterait-elle pas moins là pour bloquer le port?
[2] Si l'on s'éloignait, nul doute que les ennemis ne parvinssent à retirer les
navires submergés et à déblayer le port plus facilement encore qu'on ne l'aurait
comblé. Si au contraire il fallait, malgré tout, rester là, à quoi bon fermer le
port? [3] Les ennemis, à l'abri de tout danger, dans une rade sûre et au sein
d'une ville opulente, recevant de l'Asie tout ce qui leur était nécessaire,
passeraient la saison en repos, tandis que les Romains, en pleine mer, à la
merci des flots et des tempêtes, privés de tout, seraient condamnés à une
surveillance assidue: [4] ce serait se lier les mains à soi-même et se mettre
dans l'impuissance d'agir au lieu de bloquer les ennemis. » [5] Eudamus,
commandant de la flotte rhodienne, montra de la répugnance pour l'avis proposé,
mais sans en ouvrir un autre pour son propre compte. [6] Le Rhodien Épicrate
conseilla « d'abandonner pour le moment Éphèse et d'envoyer une partie des
vaisseaux en Lycie pour s'assurer de Patare, capitale du pays; [7] expédition
qui aurait deux résultats très importants: l'un, de permettre aux Rhodiens, par
la pacification des contrées voisines de leur île, de concentrer toutes leurs
forces sur une seule guerre, la guerre contre Antiochus; [8] l'autre, de bloquer
la flotte qui s'équipait en Lycie, et de l'empêcher de faire sa jonction avec
Polyxénidas. » [9] Ce parti parut le plus sage. Toutefois on arrêta que
Régillus, avec toute la flotte, se présenterait devant le port d'Éphèse pour
jeter l'épouvante chez l'ennemi.
[16] [1] C. Livius fut dirigé sur la Lycie avec deux quinquérèmes romaines,
quatre quadrirèmes de Rhodes et deux vaisseaux non pontés de Smyrne; il avait
ordre de passer d'abord à Rhodes, et de concerter toutes ses opérations avec les
Rhodiens. [2] Les cités qui se trouvèrent sur sa route, Milet, Mynde,
Halicarnasse, Cnide, Cos, obéirent avec un égal empressement aux instructions
qui leur furent données. [3] Arrivé à Rhodes, Livius fit connaître l'objet de sa
mission et demanda conseil. Il vit approuver ses plans à l'unanimité; adjoignant
alors à son escadre trois quadrirèmes, il prit la route de Patare. [4] D'abord
un vent favorable le poussa vers cette ville, et il se flattait déjà que dans le
premier moment d'alarme un mouvement éclaterait. Mais bientôt le vent tourna, et
la mer fut agitée par deux courants opposés: à force de rames on parvint
cependant à gagner la terre; [5] mais il n'y avait aux environs aucune rade sûre
et l'on ne pouvait mouiller devant un port ennemi, par une mer grosse et à
l'approche de la nuit. [6] On longea donc les remparts de la ville, et l'on
gagna le port de Phéniconte, qui était à deux nilles environ, et qui pouvait
offrir à la flotte un abri contre la fureur des flots; [7] mais ce port est
dominé par des rochers élevés dont les habitants,secondés des troupes de la
garnison royale, coururent aussitôt s'emparer. [8] Livius, malgré le désavantage
de sa position et la difficulté des lieux, fit avancer contre eux les
auxiliaires Isséens et les troupes légères de Smyrne. [9] Ce détachement soutint
assez bien la lutte, tant qu'on se battit à coups de traits et que le petit
nombre des ennemis fit de l'action une escarmouche plutôt qu'un combat; [10]
mais lorsque ceux-ci sortirent en foule, et que là les habitants, en masse, se
précipitèrent hors des murs, Livius craignit que ses auxiliaires ne fussent
enveloppés, et que ses vaisseaux ne fussent exposés aussi du côté de la terre.
[11] Aussitôt, armant à la hâte soldats, équipages, rameurs, il les conduisit
tous au combat. [12] La lutte n'en fut pas moins douteuse, et l'on perdit, outre
plusieurs soldats, L. Apustius, l'un des généraux. À la fin pourtant les Lyciens
furent vaincus, mis en fuite et refoulés dans la ville: les Romains avaient
chèrement acheté la victoire; [13] ils se rembarquèrent, firent voile pour le
golfe de Telmissus, qui touche d'un côté à la Lycie, de l'autre à la Carie, et,
renonçant à toute tentative sur Patare, ils renvoyèrent les Rhodiens chez eux.
[14] Livius longea la côte d'Asie et passa en Grèce pour conférer avec les
Scipion qui se trouvaient dans le voisinage de la Thessalie et retourner ensuite
en Italie.
[17] [1] En apprenant que Livius avait renoncé à l'expédition de Lycie et qu'il
était parti pour l'Italie, Aemilius, que la tempête avait repoussé d'Éphèse et
forcé de retourner à Samos sans avoir réussi, [2] considéra comme une honte pour
ses armes d'avoir échoué contre Patare: il se mit en route avec toute la flotte
pour attaquer vigoureusement la place. [3] Il longea Milet et toute la côte des
alliés, et prit terre à Iassus dans le golfe de Bargylies. Cette ville avait une
garnison royale; les Romains ravagèrent le territoire d'alentour. [4] Aemilius
fit ensuite sonder par des émissaires les dispositions des magistrats et des
principaux citoyens. Ceux-ci lui répondirent qu'ils n'étaient pas maîtres dans
la ville; l'assaut fut résolu. [5] Il y avait dans l'armée romaine des exilés
d'Iassus; ils allèrent en corps conjurer les Rhodiens « de ne pas laisser périr
une ville voisine de leur patrie, qui leur était unie par les liens du sang, et
qui n'avait pas mérité son sort. La seule cause de leur exil était,
disaient-ils, leur fidélité aux Romains. [6] Les soldats du roi qui les avaient
chassés dominaient aussi par la terreur leurs compatriotes restés dans la ville.
Tous les habitants d'Iassus n'avaient qu'un seul désir, celui de se soustraire à
la domination du roi. » [7] Les Rhodiens, touchés de ces prières, et secondés
par Eumène, à force de rappeler les liens de parenté qui les unissaient aux
assiégés, et de déplorer le malheur de la ville enchaînée par la garnison
royale, parvinrent à faire lever le siège. [8] Aemilius s'éloigna donc, et,
longeant la côte de l'Asie, où il ne rencontra plus d'ennemis, il arriva à
Loryma, port situé en face de Rhodes. [9] Là sa conduite donna lieu à des
murmures qui, de la tente des tribuns militaires, parvinrent bientôt aux
oreilles du préteur. On lui reprochait d'éloigner ses soldats d'Éphèse, et de
négliger une guerre qui lui avait été confiée, pour laisser derrière lui les
ennemis libres d'agir impunément contre tant de villes alliées situées à leur
portée. [10] Ces plaintes firent impression sur Aemilius: il appela les
Rhodiens, s'informa d'eux si le port de Patare pouvait contenir toute la flotte;
et, sur leur réponse négative qui lui offrait un prétexte pour abandonner
l'entreprise, il ramena ses vaisseaux à Samos.
[18] [1] Pendant ce temps, Séleucus, fils d'Antiochus, qui avait tenu tout
l'hiver son armée en Éolide, tantôt prêtant main-forte à ses alliés, [2] tantôt
ravageant les contrées qu'il ne pouvait attirer dans son parti, résolut d'entrer
sur les terres d'Eumène, occupé loin de ses états à menacer les côtes de la
Lycie avec les Romains et les Rhodiens. [3] Il s'avança d'abord contre Élée
enseignes déployées; puis, sans s'arrêter au siège de la ville dont il se
contenta de dévaster le territoire, il marcha sur Pergame, capitale du royaume
et résidence d'Eumène. [4] Aussitôt Attale prit position en avant de la place,
et, par des courses de cavalerie et de troupes légères, harcela plutôt qu'il ne
combattit l'ennemi. [5] Mais, ayant dans plusieurs escarmouches acquis la
certitude de son infériorité, il se renferma dans les murs, et y fut assiégé.
[6] Vers le même temps, Antiochus, parti d'Apamée, alla camper d'abord à Sardes,
puis non loin de Séleucus, près de la source du Caïcus, avec une nombreuse
armée, composée de diverses nations. [7] Sa principale force consistait en un
corps de quatre mille Gaulois qu'il avait pris à sa solde. Il les envoya avec un
faible détachement porter le ravage de tous côtés sur le territoire de Pergame.
[8] Dès que ces nouvelles arrivèrent à Samos, Eumène, que ces hostilités
rappelaient à la défense de ses états, prit avec sa flotte le chemin d'Élée. Il
y trouva de la cavalerie et de l'infanterie légère, et, rassuré par leur
présence, il se dirigea vers Pergame avant que l'ennemi eût pris l'éveil et se
fût mis en mouvement: [9] alors recommencèrent les courses et les escarmouches,
Eumène évitant avec soin tout engagement décisif. Peu de jours après, la flotte
combinée des Romains et des Rhodiens arriva de Samos à Élée pour secourir le
roi. [10] En apprenant leur débarquement à Élée, et la réunion de tant de
vaisseaux dans le même port, Antiochus, qui reçut en même temps la nouvelle de
l'entrée du consul en Macédoine avec son armée, et des dispositions qu'il
faisait pour franchir l'Hellespont, [11] ne crut pas devoir attendre qu'on le
pressât par terre et par mer, pour entamer des négociations au sujet de la paix;
il s'empara d'une hauteur en face d'Élée, où il établit son camp, [12] y laissa
toute son infanterie, et, à la tête de sa cavalerie, qui était forte d'environ
six mille hommes, il descendit dans la plaine au pied même des murs de la place,
et envoya dire à Aemilius qu'il demandait à traiter.
[19] [1] Aemilius rappela Eumène de Pergame, manda aussi les Rhodiens et tint
conseil. Les Rhodiens penchaient pour la paix. Eumène soutint « que, dans les
circonstances où l'on se trouvait, il n'était ni honorable de traiter, ni
possible de rien conclure. [2] En effet, dit-il, pouvons-nous, enfermés dans nos
murs comme nous le sommes, et pour ainsi dire assiégés, recevoir honorablement
des conditions de paix? Et quel sort aura un traité conclu sans l'agrément du
consul, sans l'autorisation du sénat, sans l'ordre du peuple romain? [3] Je vous
le demande, Aemilius, quand vous aurez conclu la paix, retournerez-vous aussitôt
en Italie et y ramènerez- vous votre flotte et votre armée? Ou bien
attendrez-vous l'approbation du consul, la décision du sénat, l'ordre du peuple?
[4] Il vous faudra donc rester en Asie, faire rentrer vos troupes dans leurs
quartiers d'hiver, interrompre la campagne, épuiser les alliés pour
l'approvisionnement de l'armée; [5] puis, si telle est la volonté de ceux qui en
sont les arbitres, recommencer la guerre sur nouveaux frais; tandis qu'en ne
différant pas la crise, nous pouvons, avec la protection des dieux, la terminer
avant l'hiver. » Cet avis prévalut, [6] et l'on répondit à Antiochus qu'avant
l'arrivée du consul on ne pouvait traiter de la paix. [7] Antiochus, voyant ses
propositions repoussées, ravagea les territoires d'Élée et de Pergame, y laissa
son fils Séleucus, traversa la terre d'Adramytte en y exerçant les mêmes
hostilités, et entra dans les riches campagnes de Thèbes, immortalisées par les
chants d'Homère. [8] Nulle part en Asie les troupes royales ne firent un plus
riche butin. Mais Aemilius et Eumène arrivèrent au secours de la place, après
avoir doublé la côte d'Adramytte.
[20] [1] Le hasard voulut que durant ces mêmes jours un corps de mille
fantassins et de cent chevaux, sous les ordres de Diophane, vînt d'Achaïe
aborder à Élée. Ils furent reçus en débarquant par des envoyés d'Attale, qui les
conduisirent pendant la nuit à Pergame. [2] C'étaient tous des vétérans et de
bons soldats; leur chef lui- même était élève de Philipoemen, le plus grand
capitaine de la Grèce à cette époque. Diophane prit deux jours pour faire
reposer ses hommes et ses chevaux, pour reconnaître les postes ennemis et savoir
sur quel point et à quelle heure ils se montraient et se retiraient. [3] C'est
jusqu'au pied de la colline où est située la ville que s'avançaient les soldats
du roi. Ainsi ils avaient toute liberté d'étendre leurs ravages sur leurs
derrières, [4] personne ne sortant de la ville, pas même pour jeter quelques
traits sur les postes avancés. Une fois que les habitants frappés de terreur se
furent enfermés dans leurs murs, les ennemis les méprisèrent, et le mépris amena
bientôt la négligence. Les chevaux n'étaient la plupart du temps ni sellés ni
bridés; [5] à peine quelques hommes restaient-ils sous les armes à leurs postes;
les autres se dispersaient çà et là dans la campagne, se livrant à tous les jeux
et divertissements de la jeunesse, ou mangeant à l'ombre des arbres, et
quelquefois même se couchant pour dormir. [6] Témoin de tout ce désordre, du
haut des remparts de Pergame, Diophane enjoignit aux siens de prendre les armes
et de se tenir prêts à exécuter ses ordres; il se rendit auprès d'Attale et lui
annonça qu'il voulait faire une tentative sur les postes ennemis. [7] Attale n'y
consentit qu'avec peine, voyant que cent chevaux auraient à lutter contre trois
cents; mille hommes d'infanterie contre quatre mille. Diophane sortit donc et
fit halte, non loin des postes ennemis, attendant une bonne occasion. [8] Les
habitants de Pergame considérèrent moins cette sortie comme un coup hardi que
comme une bravade; et, quant aux assiégeants, après avoir fait quelques
mouvements contre cette troupe, quand ils la virent immobile, non seulement ils
ne sortirent pas de leur négligence accoutumée, mais même ils se mirent à
railler cette poignée d'ennemis. [9] Diophane tint quelque temps sa troupe à la
même place, comme s'il ne l'eût fait sortir que par curiosité; mais, dès qu'il
vit les Syriens débandés, [10] il ordonna à son infanterie de le suivre avec
toute la rapidité possible, et, se plaçant lui-même à la tête de son escadron de
cavalerie, il fondit à toute bride sur les postes ennemis et les attaqua
brusquement au milieu des cris poussés en même temps par ses fantassins et ses
cavaliers. [11] L'épouvante saisit non seulement les hommes, mais encore les
chevaux qui, brisant leurs liens, jetèrent le désordre et la confusion dans les
rangs. [12] Peu d'entre eux tenaient ferme, encore ne pouvait-on ni les seller,
ni les brider, ni les monter, tant était grande la terreur causée par cette
poignée d'Achéens. [13] En même temps l'infanterie s'avança en bon ordre et
tomba sur les ennemis négligemment étendus çà et là ou à moitié endormis, [14]
en fit un grand carnage et les mit en déroute. Diophane les poursuivit, aussi
loin qu'il le put sans danger; et rentra dans la ville; après avoir ainsi
couvert le nom achéen de gloire aux yeux des habitants qui tous, hommes et
femmes, avaient, du haut des remparts, contemplé le combat.
[21] [1] Le lendemain les troupes du roi revinrent se poster à plus de cinq
cents pas de la ville, mais avec plus d'ordre et de prudence. Les Achéens, au
même moment, s'avancèrent de leur côté jusqu'au même endroit. [2] Pendant
plusieurs heures on se tint prêt de part et d'autre à une attaque qu'on
regardait comme prochaine. Vers le coucher du soleil, au moment de rentrer dans
le camp, les troupes du roi, levant leurs enseignes, se mirent en marche, en
ordre de retraite plutôt qu'en ordre de bataille. [3] Diophane se tint
tranquille tant que les ennemis furent en vue. Puis il fit comme la veille une
charge impétueuse sur l'arrière-garde, et répandit encore tant d'épouvante et de
confusion que, malgré les dangers qui menaçaient par derrière, personne ne fit
volte-face pour combattre. Les Syriens furent refoulés dans leur camp pêle-mêle
et au milieu du plus grand désordre. [4] L'audace des Achéens força Séleucus à
sortir du territoire de Pergame. Antiochus, ayant appris que les Romains et
Eumène étaient venus au secours d'Adramytte, renonça au siège de la ville et
ravagea la campagne. Il s'empara de Pérée, colonie de Mytilène, [5] emporta
d'emblée Cotton, Corylène, Aphrodisie et Prinne, et retourna à Sardes par
Thyatire. [6] Séleucus, resté sur la côte, tenait en échec quelques villes et en
couvrait d'autres. Les Romains, escortés par Eumène et les Rhodiens, gagnèrent
d'abord Mytilène, puis revinrent sur leurs pas et rentrèrent à Élée d'où ils
étaient partis. [7] Ils firent voile ensuite pour Phocée, abordèrent à l'île de
Bacchie, qui commande la ville, et, après avoir fait main basse sur les temples
et les statues qu'ils avaient précédemment respectés, et dont l'île était
décorée, ils se présentèrent devant la place. [8] Ils se partagèrent les points
d'attaque; mais voyant que, sans machines, sans armes et sans échelles, ils ne
pouvaient s'en rendre maîtres, et qu'un secours de trois mille hommes, envoyé
par Antiochus, était entré dans la ville, [9] ils abandonnèrent le siège et se
retirèrent dans l'île, sans avoir fait autre chose que de ravager tous les
environs.
[22] [1] On décida ensuite qu'Eumène retournerait dans ses états, afin de
préparer au consul et à l'armée tout ce qui était nécessaire pour le passage de
l'Hellespont; que les flottes romaine et rhodienne repartiraient pour Samos et y
stationneraient afin d'empêcher Polyxénidas de sortir d'Éphèse. Le roi retourna
donc à Élée; les Romains et les Rhodiens, à Samos. [2] Ce fut là que mourut M.
Aemilius, frère du préteur. Les Rhodiens venaient de célébrer ses funérailles
lorsqu'ils apprirent qu'une flotte arrivait de la Syrie; ils détachèrent treize
de leurs vaisseaux et deux quinquérèmes, l'une de Cos et l'autre de Cnide, vers
Rhodes, pour y stationner. [3] Deux jours avant qu'Eudamus arrivât de Samos avec
la flotte, treize vaisseaux étaient partis de Rhodes sous les ordres de
Pamphilide, pour combattre aussi la flotte syrienne. Après s'être renforcés de
quatre autres navires qui gardaient la Carie, ils allèrent faire lever aux
troupes du roi le siège de Dédale et de quelques autres petits forts. Eudamus
reçut aussitôt l'ordre de se remettre en mer. [4] On ajouta à sa flotte six
bâtiments non pontés. Il repartit donc, et, en faisant force de voiles, il
rejoignit près du port de Mégiste l'escadre qui l'avait devancé. De là ils
firent route ensemble jusqu'à Phasélis, où ils jugèrent à propos d'attendre
l'ennemi.
[23] [1] La ville de Phasélis, située sur les confins de la Lycie et de la
Pamphylie, s'avance au loin dans la mer: c'est le premier point qu'on aperçoit
en allant de Cilicie à Rhodes, et il permet de découvrir fort loin les
vaisseaux. C'est pour cela surtout qu'on en fit choix comme d'un poste où l'on
se trouverait sur le passage de la flotte ennemie. [2] Mais, ce qu'on n'avait
pas prévu, l'insalubrité du lieu, les chaleurs du milieu de l'été et des
exhalaisons pestilentielles développèrent le germe de plusieurs maladies,
surtout parmi les rameurs. [3] La crainte de la contagion précipita le départ.
La flotte longeait le golfe de Pamphylie, et était parvenue à l'embouchure de
l'Eurymédon, lorsqu'on apprit d'Aspende que l'ennemi était déjà à la hauteur de
Sida. [4] La marche des Syriens avait été retardée par les vents étésiens, qui
soufflaient par extraordinaire à cette époque où règne habituellement le zéphyr.
Les Rhodiens avaient trente-deux quadrirèmes et quatre trirèmes. [5] La flotte
royale était forte de trente-sept vaisseaux de première dimension, dont trois
heptères, quatre hexères et dix trirèmes. Les Syriens découvrirent aussi les
ennemis d'un point où ils étaient en observation. [6] Le lendemain, dès
l'aurore, les deux flottes sortirent du port comme pour combattre le jour même.
Les Rhodiens n'eurent pas plus tôt doublé le cap qui de Sida se prolonge dans la
mer, qu'ils furent en vue des ennemis et les aperçurent eux-mêmes. [7] L'aile
gauche de la flotte royale, qui s'étendait vers la pleine mer, était commandée
par Hannibal, la droite par Apollonius, un des courtisans du roi. Déjà leurs
vaisseaux étaient en ligne. [8] Les Rhodiens étaient disposés en colonne, ayant
à leur tête le vaisseau amiral d'Eudamus; à l'arrière-garde était Chariclite;
Pamphilide occupait le centre. [9] Eudamus, voyant la flotte ennemie rangée en
ordre de bataille, et prête à engager l'action, prit le large et ordonna à ceux
qui le suivaient de marcher de front en conservant leur rang. [10] Cette
manoeuvre produisit d'abord quelque confusion; car il ne s'était pas assez
éloigné pour laisser au reste de ses vaisseaux la liberté de se développer du
côté de la terre, et, par un mouvement précipité, il se trouva lui-même avec
cinq navires seulement en présence d'Hannibal. Les autres, qui avaient ordre de
se reformer en ligne, ne le pouvaient pas. [11] Ceux de l'arrière-garde
n'avaient pas du côté de la terre l'espace nécessaire pour agir, et, pendant
qu'ils s'agitaient en désordre, l'aile droite était déjà aux prises avec
Hannibal.
[24] [1] Mais cette alarme ne dura qu'un instant: les Rhodiens avaient de bons
navires, et étaient d'habiles marins: ils se rassurèrent. [2] Une partie de
leurs vaisseaux gagnèrent rapidement le large et laissèrent à ceux qui venaient
derrière la liberté de se former du côté de la terre. Heurtant de leurs éperons
les galères ennemies, ils défonçaient leurs proues, brisaient leurs rames, ou
passaient lestement entre les rangs pour les charger en proue. [3] Ce qui
effraya surtout les Syriens, ce fut de voir une de leurs heptères coulée bas au
premier choc par un bâtiment rhodien beaucoup plus petit. Dès lors la déroute de
l'aile droite des ennemis ne parut plus douteuse. [4] Du côté de la haute mer,
Hannibal pressait Eudamus qui, supérieur à tout autre égard, avait le
désavantage du nombre, et allait être entouré, si le signal donné par la galère
amirale n'eût fait accourir tous les vaisseaux vainqueurs à l'aile droite. [5]
Alors Hannibal et sa division prirent la fuite. Les Étoliens ne purent les
poursuivre, les rameurs étant en grande partie malades et incapables de
supporter longtemps la fatigue. [6] Mais, de la haute mer où ils s'étaient
arrêtés pour prendre un peu de nourriture et réparer leurs forces, Eudamus
aperçut les ennemis qui remorquaient avec des barques découvertes leurs
vaisseaux brisés et rompus; vingt au plus s'éloignaient sans avarie. À cette
vue, commandant le silence du haut de sa galère amirale: « Levez-vous, dit-il,
et venez jouir d'un beau spectacle! » [7] Tous les équipages furent bientôt sur
pied, et, en voyant le désordre et la fuite de l'ennemi, ils demandèrent tous
comme d'une seule voix à le poursuivre. [8] La galère d'Eudamus était criblée de
coups: il chargea Pamphilide et Chariclite de la poursuite, en leur recommandant
de ne pas trop s'exposer. [9] Ceux-ci suivirent quelque temps les fuyards. Mais
quand ils virent Hannibal se rapprocher de la côte, craignant que le vent ne les
poussât contre la terre et ne les livrât aux ennemis, ils retournèrent auprès
d'Eudamus, ramenant avec eux une galère mise hors du combat, au premier choc,
qu'ils traînèrent à grand-peine jusqu'à Phasélis. [10] De là ils regagnèrent
Rhodes, oubliant la joie de leur victoire, pour se reprocher mutuellement de
n'avoir pas, lorsqu'ils le pouvaient, coulé bas, ou pris la flotte ennemie tout
entière. [11] Hannibal, écrasé par sa défaite, n'osait plus doubler la côte de
Lycie, malgré le vif désir qu'il avait d'aller rejoindre l'ancienne flotte du
roi. [12] Pour lui en ôter même la possibilité, les Rhodiens dépêchèrent
Chariclite avec vingt vaisseaux éperonnés vers Patare et le port de Mégiste.
[13] Eudamus eut ordre de retourner à Samos auprès des Romains avec les sept
plus gros bâtiments de la flotte qu'il avait commandée, et d'employer toute son
éloquence et tout son crédit pour les décider à faire le siège de Patare.
[25] [1] Ce fut un grand sujet de joie pour les Romains que la nouvelle de la
victoire, et, bientôt après, l'arrivée des Rhodiens. [2] Il apparaissait que,
délivrés de toute inquiétude du côté de Phasélis, les Rhodiens assureraient la
liberté des mers dans ces parages; mais le départ d'Antiochos qui avait quitté
Sardes, fit craindre pour les villes maritimes et empêcha les vainqueurs de
s'éloigner de l'Ionie et de l'Éolide. [3] Ils se bornèrent donc à détacher
Pamphilide avec quatre vaisseaux pontés vers la flotte en croisière devant
Patare. [4] Non seulement Antiochus tirait des renforts des villes placées à sa
portée, mais il avait envoyé à Prusias, roi de Bithynie, un ambassadeur avec des
lettres où il signalait avec force les vues ambitieuses qui conduisaient les
Romains en Asie, [5] « ils venaient, disait-il, détrôner tous les rois, afin de
ne laisser subsister dans le monde entier qu'un seul empire, l'empire romain.
[6] Philippe et Nabis avaient déjà succombé. C'était à lui maintenant qu'ils en
voulaient, semblable à un vaste incendie qui, après avoir éclaté sur un point,
gagnerait tous les points environnants, et, de proche en proche, dévorerait
tout. [7] De ses états ils passeraient en Bithynie, puisque Eumène s'était jeté
de lui-même au-devant de l'esclavage. » [8] Prusias était ébranlé, lorsque des
lettres du consul Scipion, et surtout de son frère l'Africain, vinrent détruire
ses soupçons. Ce dernier lui rappelait l'usage constant du peuple romain
d'honorer la majesté des rois ses alliés; il citait les exemples qui lui étaient
personnels pour engager Prusias à se rendre digne de son amitié. [9] « Des
petits-princes espagnols s'étaient confiés à sa bonne foi; en quittant la
province il les avait laissés rois. Il avait non seulement replacé Masinissa sur
le trône de ses pères, mais il l'avait doté des états de Syphax, qui l'avait
précédemment dépouillé. [10] Masinissa était devenu, sans contredit, le plus
redoutable monarque de l'Afrique, et même, dans tout l'univers; il n'y avait pas
de roi qui l'égalât en majesté et en puissance. [11] Philippe et Nabis, vaincus
les armes à la main par T. Quinctius, avaient été cependant maintenus en
possession de leur trône. [12] Philippe avait, l'année précédente, obtenu la
remise de son tribut; on lui avait rendu son fils qu'il avait livré comme otage;
enfin les généraux romains lui avaient permis de reprendre plusieurs villes hors
de la Macédoine. Nabis aurait également conservé sa couronne sans son
aveuglement et la perfidie des Étoliens qui l'avaient perdu. » [13] Ce qui
acheva de décider le roi, ce fut l'arrivée à sa cour de C. Livius, qui avait
naguère commandé la flotte comme préteur. Cet ambassadeur lui fit sentir [14]
jusqu'à quel point les Romains avaient plus de chances de victoire qu'Antiochus,
et combien une alliance, à leurs yeux, serait plus sacrée et plus respectable.
[26] [1] Antiochus, ayant perdu l'espoir de gagner Prusias, alla de Sardes à
Éphèse visiter la flotte qu'il y faisait équiper et armer depuis plusieurs mois,
[2] non qu'il eût obtenu jusque-là aucun succès sur mer, ou qu'il eût en ce
moment confiance et assurance en ses forces navales, mais parce qu'il se voyait
dans l'impuissance de tenir tête sur terre à l'armée romaine et aux deux
Scipions. [3] Toutefois il avait alors quelque sujet d'espérer: il savait qu'une
grande partie de la flotte rhodienne était devant Patare, et qu'Eumène, avec
tous ses vaisseaux, était allé rejoindre le consul dans l'Hellespont. [4] Ce qui
augmentait encore ses illusions, c'était la nouvelle du désastre éprouvé par la
flotte rhodienne surprise par trahison près de Samos. [5] Tout entier à ces
pensées, il envoya Polyxénidas avec ordre de risquer à tout prix un combat
naval, pendant qu'il marcherait en personne avec ses troupes sur Notium, ville
de Colophoniens, qui domine la mer, à deux milles environ de l'ancienne
Colophon. [6] Il voulait s'assurer de cette place, laquelle est si voisine
d'Éphèse qu'il ne pouvait faire un mouvement sur terre ou sur mer sans être
aperçu des Colophoniens, et à l'instant même dénoncé par eux aux Romains: [7] il
ne doutait pas que, à la nouvelle de ce siège, la flotte romaine n'arrivât au
secours d'une ville alliée, et que cette diversion n'offrît à Polyxénidas
l'occasion d'agir. [8] Il commença donc les travaux du siège, poussa jusqu'à la
mer deux lignes de circonvallation, conduisit jusqu'au pied des remparts des
mantelets et des tranchées, et, sous l'abri de la tortue, battit les murs à
l'aide du bélier. [9] Les Colophoniens, frappés d'épouvante, envoyèrent une
députation à Samos, auprès de L. Aemilius, pour implorer la protection du
préteur et du peuple romain. [10] Aemilius s'impatientait à Samos d'une trop
longue inaction: il ne s'attendait à rien moins qu'à voir Polyxénidas, deux fois
défié par lui, venir lui présenter la bataille; et il regardait comme une honte
[11] que la flotte d'Eudamus aidât le consul à passer ses légions en Asie,
tandis qu'il était, lui, comme enchaîné devant Colophon, pour secourir,
peut-être inutilement, cette ville assiégée. [12] Le Rhodien Eudamus, qui
l'avait déjà retenu à Samos lorsqu'il se disposait à partir pour l'Hellespont,
joignit ses instances à celles de tous les autres officiers: [13] « N'était-il
pas beaucoup plus avantageux, disaient- ils, de délivrer des alliés assiégés, ou
de vaincre pour la seconde fois une flotte déjà vaincue, et d'enlever sans
retour à l'ennemi l'empire de la mer, que de trahir les alliés, de livrer à
Antiochus toute l'Asie, la terre et les mers, et d'abandonner son poste pour
aller dans l'Hellespont, où la flotte d'Eumène était suffisante?
[27] [1] Les Romains, qui avaient épuisé leurs vivres, partirent de Samos pour
faire de nouvelles provisions, et se disposèrent à passer dans l'île de Chios,
dont ils avaient fait leur magasin: c'est là que se rendaient tous les convois
expédiés de l'Italie. [2] Ils tournèrent la ville, et, arrivés à l'extrémité
opposée de Samos, du côté du nord, en face de Chios et d'Érythres, ils étaient
sur le point de faire la traversée, lorsque le préteur fut informé par un
message qu'une grande quantité de blé était arrivée d'Italie à Chios, et que les
vaisseaux chargés de vin avaient été retenus par le mauvais temps. [3] Il apprit
en même temps que les habitants de Téos avaient approvisionné avec empressement
la flotte royale, et promis cinq mille mesures de vin. Sur ces avis, le préteur,
quittant la route, dirigea tout à coup sa flotte sur Téos, décidé à obtenir de
bonne grâce les provisions destinées aux Syriens, ou à traiter les habitants en
ennemis. [4] Comme il dirigeait sa flotte du côté de la terre, environ quinze
vaisseaux se présentèrent à la hauteur de Myonnèse: persuadé d'abord que c'était
une division de l'escadre du roi, il se mit à leur poursuite; mais il s'aperçut
bientôt que c'étaient des brigantins et des barques de pirates. [5] Ceux-ci
avaient ravagé toute la côte de Chios et revenaient avec un immense butin;
lorsqu'ils virent la flotte romaine au large, ils prirent la fuite: ils avaient
l'avantage de la marche avec leurs bâtiments légers et taillés pour la course;
d'ailleurs ils étaient plus près de terre, [6] Aussi, avant que la flotte pût
les joindre, ils s'étaient réfugiés à Myonnèse. Le préteur, comptant les enlever
dans le port même, continua de les poursuivre, sans trop connaître les lieux.
[7] Myonnèse est un promontoire entre Téos et Samos. La colline qui forme ce cap
s'élève en cône sur une base assez large. Da côté du continent, on n'y arrive
que par un étroit sentier. Du côté de la mer, des rochers minés par les flots en
ferment l'entrée; en plusieurs endroits ces rochers surplombent au-dessus de la
mer, et se projettent plus loin que les vaisseaux qui sont en rade. [8] Le
préteur n'osa s'y aventurer pour ne pas s'exposer aux coups des pirates postés
sur les hauteurs, et resta un jour dans l'inaction. [9] Vers la nuit enfin il
s'éloigna sans avoir réussi, et arriva le lendemain à Téos; il jeta l'ancre dans
le port Gérestique, situé derrière la ville, et fit une descente pour ravager
les environs.
[28] [1] Les Téiens, témoins de ces dévastations, envoyèrent aux Romains une
ambassade avec les bandelettes et les voiles des suppliants. Ces députés
voulurent justifier leurs concitoyens de tout acte, de tout propos hostile à
l'égard des Romains. [2] Mais le préteur les accusa d'avoir donné des vivres à
la flotte ennemie, et spécifia même la quantité de vin promise à Polyxénidas. «
S'ils voulaient, ajouta-t-il, approvisionner de même la flotte romaine, il
rappellerait ses soldats de leurs campagnes; sinon, il allait les traiter en
ennemis. » [3] En apprenant cette réponse cruelle, les magistrats assemblèrent
le peuple, pour savoir ce qu'il y avait à faire. [4] Le hasard voulut que ce
jour-là Polyxénidas, qui était parti de Colophon avec la flotte royale, apprit
que les Romains avaient quitté Samos, pour suivre des pirates jusqu'à Myonnèse,
et jeté l'ancre dans le port Gérestique pour ravager le territoire de Téos, [5]
vint lui-même mouiller en face de Myonnèse, dans un port enfoncé de l'île
Macris. [6] De là il observa de près les mouvements de l'ennemi, et conçut
d'abord l'espoir d'écraser la flotte romaine par une manoeuvre semblable à celle
qui lui avait livré la flotte rhodienne, en fermant au-dehors l'entrée du port.
En effet, la disposition des lieux était à peu près la même: [7] les
promontoires, en se rapprochant, resserraient tellement l'ouverture du port,
qu'à peine deux navires pouvaient en sortir de front. [8] Polyxénidas avait
l'intention de s'emparer la nuit de cette entrée, de placer dix vaisseaux auprès
de chaque promontoire pour prendre des deux côtés l'ennemi en flanc, à sa
sortie, et d'aller avec le reste de sa flotte, comme il l'avait fait à Panorme,
débarquer ses soldats pour surprendre les Romains à la fois par terre et par
mer. [9] Ce projet lui eût réussi, si les Téiens, en se soumettant aux exigences
du préteur, ne l'eussent déterminé à passer dans le port situé en avant de la
ville, pour être plus à portée de recevoir les vivres. [10] Le Rhodien Eudamus,
dit-on, fit remarquer l'incommodité de l'autre port à l'occasion d'un accident
arrivé à deux galères, dont les rames s'étaient embarrassées et brisées dans
cette passe étroite. [11] Ce qui décida aussi le préteur à transporter sa
flotte, ce fut la crainte d'être attaqué du côté de la terre par Antiochus dont
le camp était peu éloigné.
[29] [1] La flotte passa donc en avant de la ville; dans l'ignorance où l'on
était du voisinage des ennemis, soldats et matelots débarquèrent pour recevoir
les provisions et le vin destinés à chaque vaisseau. [2] Vers midi un paysan,
amené devant le préteur, lui annonça que « depuis deux jours une flotte
stationnait à l'île Macris et qu'il venait d'en voir une partie se mettre en
mouvement, comme pour partir. » [3] Surpris de cette nouvelle inattendue, le
préteur fit sonner la trompette pour rallier ceux de ses gens qui pouvaient être
dispersés dans la campagne, et envoya des tribuns à la ville pour ramener à bord
les soldats et les matelots. [4] Tout fut bientôt en mouvement; on eût dit le
désordre d'un incendie ou d'une ville prise d'assaut. Les uns couraient à Téos
pour rappeler leurs compagnons; les autres se précipitaient hors des murs pour
regagner leurs vaisseaux. Des cris confus, couverts par le bruit des trompettes,
empêchaient d'entendre distinctement les ordres. Enfin on se rendit en foule au
rivage; [5] mais à peine chacun pouvait-il reconnaître et regagner son vaisseau
au milieu de la confusion générale, et cet empressement eût amené quelque
catastrophe sur terre ou sur mer, si Aemilius, sortant le premier du port, n'eût
gagné le large avec sa galère amirale, et attendu les autres vaisseaux, qu'il
plaçait en ligne de bataille à mesure qu'ils arrivaient. [6] Pendant ce temps,
Eudamus prenait position près de la côte avec la flotte rhodienne, afin de
veiller à ce que l'embarquement eût lieu sans désordre, et de faire sortir du
port chaque vaisseau qui se trouvait prêt. [7] Ainsi les premiers prirent leurs
rangs sous les yeux du préteur, et les Rhodiens formèrent l'arrière-garde.
L'armée navale s'avança dans cet ordre en pleine mer, comme si elle eût aperçu
les Syriens. Elle était entre les caps Myonnèse et Coryce lorsqu'elle rencontra
l'ennemi. [8] Les vaisseaux du roi, rangés deux à deux sur une longue file,
vinrent déployer leur front de bataille en face des Romains, prolongeant leur
aile gauche de manière à pouvoir tourner et envelopper la droite de leurs
ennemis. [9] À cette vue, Eudamus, qui était à l'arrière-garde, sentant que les
Romains ne pouvaient se développer sur une aussi grande étendue et qu'ils
allaient être cernés du côté de l'aile droite, se porta de toute la vitesse de
ses galères, les plus légères de toute la flotte, et, comblant le vide, opposa
son vaisseau amiral à celui de Polyxénidas.
[30] [1] Déjà les deux flottes étaient aux prises sur tous les points à la fois.
Les Romains avaient quatre-vingts voiles dont vingt-deux de Rhodes: [2] la
flotte ennemie était de quatre-vingt- neuf vaisseaux dont trois hexères et deux
heptères. Les Romains avaient l'avantage sur les Syriens par la solidité de
leurs navires et le courage de leurs soldats; les Rhodiens, par l'agilité de
leurs galères, l'expérience de leurs pilotes et l'adresse de leurs rameurs. [3]
Mais ce qui répandit le plus d'effroi parmi les ennemis, ce fut les bâtiments
rhodiens armés de feux à leur proue: ce stratagème, qui avait été leur unique
moyen de salut à Panorme, contribua alors puissamment à la victoire. [4] En
effet, dans la crainte de ces feux menaçants, les vaisseaux du roi détournaient
la proue, afin d'éviter le choc; ils ne pouvaient frapper l'ennemi de leur
éperon, et présentaient le flanc à ses coups. [5] Tous ceux qui tentaient
l'abordage étaient inondés de flamme, et ils songeaient plus à se défendre
contre l'incendie qu'à combattre. [6] Toutefois ce qui décida la victoire, ce
fut, comme à l'ordinaire, la valeur des soldats. En effet, les Romains, après
avoir rompu le centre des ennemis, tournèrent ses lignes et vinrent prendre à
dos ceux qui tenaient tête aux Rhodiens; en un moment les galères d'Antiochus,
enveloppées au centre et à l'aile gauche, furent coulées à fond. [7] L'aile
droite, encore intacte, était plus effrayée du désastre de la gauche que de son
propre danger. Mais lorsqu'elle vit le reste de la flotte enveloppé et la galère
amirale de Polyxénidas qui fuyait à toutes rames, sans s'inquiéter des autres
vaisseaux, elle mit à la hâte toutes ses voiles dehors et profita du vent qui la
poussait vers Éphèse pour prendre la fuite. Antiochus avait perdu dans ce combat
quarante-deux vaisseaux, [8] dont treize restèrent prisonniers entre les mains
des vainqueurs; les autres furent brûlés ou coulés à fond. [9] Les Romains
n'eurent que deux navires frappés et quelques autres endommagés. Une seule
galère fut prise par une aventure singulière. Elle avait frappé de l'éperon un
vaisseau sidonien; son ancre, chassée par l'effet du choc, alla de sa dent
recourbée, s'attacher comme une main de fer à la proue de l'ennemi. [10] Au
milieu du désordre causé par cet accident, tandis que les Sidoniens cherchaient
à se dégager et les Rhodiens à les retenir, le câble de l'ancre, tiré
violemment, s'embarrassa dans les rames, dont il brisa tout un côté, et la
galère, ainsi désemparée, tomba au pouvoir du vaisseau qu'elle avait
fortuitement accroché. Telle fut l'issue du combat naval de Myonnèse.
[31] [1] Antiochus, effrayé de cette défaite qui lui ôtait l'empire de la mer,
désespéra de conserver ses possessions éloignées, et rappela la garnison de
Lysimachie pour ne pas l'y laisser surprendre par les Romains, démarche funeste
comme l'événement le prouva. [2] Rien n'était plus facile en effet que de
défendre Lysimachie contre un coup de train, et même de soutenir un siège
pendant l'hiver entier, de réduire aux abois les assiégeants eux-mêmes, en
gagnant du temps, et de faire à l'occasion des tentatives pour négocier la paix.
[3] Antiochus ne se borna pas à livrer Lysimachie aux ennemis après sa défaite
navale; il abandonna aussi le siège de Colophon et se retira à Sardes. [4] De là
il envoya demander des secours au roi de Cappadoce Ariarathe, fit lever des
troupes partout où il put, et ne songea plus qu'à livrer bataille aux Romains
sur terre. [5] Aemilius Régillus, qui était parti pour Éphèse après sa victoire
navale, parut avec sa flotte devant le port, et, content d'avoir arraché à
l'ennemi un dernier aveu de sa renonciation à l'empire des mers, il remit à la
voile pour Chios, dont il avait pris la route en quittant Samos avant le combat.
[6] Dès qu'il y eut réparé ceux de ses vaisseaux qui avaient été endommagés dans
l'action, il envoya L. Aemilius Scaurus dans l'Hellespont avec trente bâtiments
pour transporter les troupes consulaires en Asie, et congédia les Rhodiens,
après leur avoir distribué une partie du butin et orné leurs galères de
dépouilles navales; [7] ceux-ci, devançant Scaurus, allèrent aider le consul à
effectuer le passage de son armée, et ne retournèrent dans leur île qu'après
avoir rendu ce nouveau service. [8] La flotte romaine passa de Chios à Phocée.
Cette ville est située au fond d'un golfe; sa forme est oblongue; ses murailles
embrassent une enceinte de deux mille cinq cents pas; elles se rejoignent aux
deux extrémités et forment une sorte de coin étroit, [9] nommé Lamptera, et
large de douze cents pas: de là s'avance dans la mer une langue de terre de
mille pas, qui coupe le golfe par la moitié. Le filet étroit qui l'attache au
continent forme à droite et à gauche deux ports parfaitement sûrs. Celui du sud
a reçu le nom de Naustathme, [10] parce qu'il est assez spacieux pour recevoir
un grand nombre de vaisseaux; l'autre est auprès de Lamptera même.
[32] [1] La flotte romaine se mit à l'abri dans ces ports; et, avant de tenter
l'escalade ou de commencer les travaux de siège, le préteur voulut faire sonder
les dispositions des principaux habitants et des magistrats. Les trouvant
inébranlables, il donna l'assaut sur deux points à la fois. [2] L'un de ces
points était dégarni de maisons; des temples en occupaient une partie. On se
servit d'abord du bélier et l'on abattit les murs et les tours de ce côté; [3]
puis, comme les habitants y accouraient en foule pour repousser l'attaque, on
mit aussi le bélier en mouvement de l'autre côté. [4] Déjà la brèche était
ouverte sur les deux points. Les Romains s'y précipitèrent au milieu des
décombres, tandis que d'autres tentaient d'escalader les murs. [5] Partout ils
rencontrèrent une résistance opiniâtre de la part des habitants, qui semblaient
mettre tout leur espoir dans leurs armes et leur courage plutôt que dans leurs
remparts. [6] Le préteur, alarmé du péril que couraient ses soldats, fit sonner
la retraite, pour ne pas les exposer imprudemment à la fureur d'un ennemi égaré
par le désespoir. [7] La suspension du combat ne fut pas pour les assiégés un
moment de repos; de toutes parts ils coururent réparer leurs brèches et relever
les murs abattus. [8] Ils étaient occupés de ces travaux lorsque survint Q.
Antonius, envoyé par le préteur. Il blâma leur résistance, leur représenta « que
les Romains prenaient plus d'intérêt qu'eux-mêmes à la conservation de leur
ville, et leur offrit, [9] s'ils voulaient renoncer à leur aveuglement, la
faculté de se rendre aux conditions qu'ils avaient précédemment obtenues de C.
Livius. » [10] Les assiégés prirent cinq jours pour se consulter; dans
l'intervalle, ils tirent demander des secours d'Antiochus; mais, ayant appris
par les députés chargés de cette mission qu'ils ne devaient rien attendre de ce
côté, ils ouvrirent leurs portes, sous la réserve qu'aucun acte d'hostilité ne
serait exercé dans la ville. [11] Les Romains y entrèrent enseignes déployées,
et le préteur enjoignit par une proclamation d'épargner un peuple dont la
soumission était volontaire; mais on se récria de toutes parts contre cet ordre:
« C'était, disait-on, une indignité; les Phocéens, qui avaient été des alliés
toujours infidèles, des ennemis toujours acharnés, se joueraient-ils impunément
des Romains? » [12] Et sur-le- champ, comme si le signal leur eût été donné par
le préteur, les soldats se dispersèrent dans la ville pour piller. Aemilius les
arrêta d'abord, leur remontra qu'on ne devait piller que les villes prises
d'assaut et non celles qui se soumettaient volontairement; que, dans ce cas
même, c'était au général à décider du pillage, et non au soldat. [13] Mais quand
il vit que la fureur et la cupidité les rendaient sourds à sa voix, il envoya
des hérauts par la ville pour recommander à tons les citoyens libres de se
rassembler dans la place publique, ou ils trouveraient auprès de lui aide et
protection contre la violence. Dans tout ce qui dépendit de lui, il se montra
fidèle à sa parole. [14] Il rendit aux habitants leur ville, leur territoire,
leurs lois, et, comme l'hiver approchait, il choisit les ports de Phocée pour y
faire hiverner sa flotte.
[33] [1] Ce fut vers ce temps que le consul, qui avait franchi les terres
d'Aenos et de Maronée, apprit la défaite de la flotte royale à Myonnèse et
l'évacuation de Lysimachie. [2] Cette dernière nouvelle lui fut encore plus
agréable que celle de la victoire navale, surtout lorsque, en arrivant à
Lysimachie, au lieu de se voir exposé à la disette et aux fatigues d'un siège,
comme il s'y attendait, il trouva une ville abondamment remplie de toutes sortes
de provisions qui semblaient préparées pour son armée. [3] Il y séjourna quelque
temps pour laisser arriver les bagages et les malades, qui s'étaient arrêtés çà
et là dans toutes les places fortes de la Thrace, épuisés par les souffrances et
la longueur de la route. [4] Quand tout le monde eut rejoint, il se remit en
marche par la Chersonèse et arriva dans l'Hellespont, où, grâce aux préparatifs
faits par le roi Eumène pour la traversée, ses troupes passèrent le détroit sans
obstacle, et chacun aborda de son côté, sans confusion, comme sur un rivage ami.
[5] Rien n'inspira tant de confiance aux Romains que de trouver libre un passage
qu'ils avaient craint de se voir vivement disputer. On fit une halte sur les
bords de l'Hellespont: [6] c'était l'époque de la procession solennelle des
boucliers sacrés, qui obligeait à suspendre la marche. [7] Cette obligation
était encore plus de rigueur pour P. Scipion, qui était un des Saliens, et
qu'elle avait en ce moment éloigné de l'armée; ce fut donc aussi pour l'attendre
qu'on s'arrêta.
[34] [1] Pendant ces jours de fête un ambassadeur d'Antiochus, Héraclide de
Byzance, vint apporter au camp des paroles de paix; [2] le roi se flattait
beaucoup de pouvoir l'obtenir, parce qu'il avait vu les Romains s'arrêter et
perdre du temps, au lieu de marcher en toute hâte sur son camp, comme il avait
cru qu'ils le feraient dès qu'ils auraient mis le pied en Asie. [3] Cependant
l'envoyé ne voulut se présenter au consul qu'après avoir vu P. Scipion; c'était
l'ordre de son maître. Il attendait beaucoup de ce grand homme qui,
naturellement généreux et déjà rassasié de gloire, semblait devoir se montrer
moins inflexible; [4] tous les peuples de l'univers connaissaient la modération
du vainqueur de l'Espagne et de l'Afrique; d'ailleurs son fils était prisonnier
entre les mains du roi. [5] Le lieu, l'époque, les circonstances de la captivité
de ce jeune homme sont, comme la plupart des faits, diversement exposés par les
historiens. [6] Les uns la placent au commencement de cette guerre; ils disent
qu'en passant de Chalcis à Oreus, il fut surpris par des vaisseaux syriens. Les
autres racontent qu'après le passage des Romains en Asie, il fut envoyé à la
tête d'un escadron de Frégellans, pour reconnaître 1e camp ennemi, et qu'obligé
de battre en retraite devant des forces supérieures, il tomba de cheval au
milieu de la mêlée, fut pris avec deux autres cavaliers et conduit au roi. [7]
Ce qu'il y a de certain, c'est qu'Antiochus eût été en paix avec le peuple
romain, et en relation particulière d'hospitalité avec les Scipion, qu'il n'eût
point traité son prisonnier avec plus d'égards et de distinction. [8] Tels
étaient les motifs qui faisaient attendre à l'ambassadeur le retour de P.
Scipion; dès qu'il fut arrivé, Héraclide se présenta au consul et lui demanda
audience.
[35] [1] Une assemblée nombreuse fut réunie pour entendre l'envoyé du roi. [2] «
Plusieurs ambassades, dit-il, s'étaient inutilement présentées jusque-là pour la
paix: ce qui lui faisait espérer de réussir, c'était précisément le peu de
succès obtenu précédemment. En effet, Smyrne, Lampsaque, Alexandrie de Troade et
Lysimachie en Europe, avaient été autant d'obstacles à un accommodement. [3] Eh
bien! Lysimachie était évacuée par le roi; on ne pouvait donc lui objecter qu'il
conservât quelque chose en Europe; quant aux trois villes d'Asie, il était prêt
à les abandonner, avec celles que les Romains pourraient encore vouloir
soustraire à son obéissance, parce qu'elles avaient embrassé leur parti. [4] Il
s'engageait aussi à rembourser au peuple romain la moitié des frais de la
guerre. » [5] Telles furent les propositions du roi. Héraclide finit en
exhortant les Romains à se souvenir de la fragilité des choses humaines, à user
avec modération de leurs succès et à ne pas accabler des ennemis dans le
malheur. « Ils devaient, dit-il, borner leur empire à l'Europe: ce serait encore
une assez belle part. [6] Ils avaient eu moins de peine à conquérir chaque
partie qu'ils n'en auraient à conserver le tout. [7] Voulaient-ils lui enlever
aussi quelque portion de l'Asie? Pourvu que les limites fussent bien
déterminées, le roi, dans sa modération, ferait ce sacrifice à l'ambition
romaine, par amour pour la paix. » Ces offres, sur lesquelles l'ambassadeur
fondait de si grandes espérances, parurent peu de chose aux Romains. [8] Ils
exigeaient que le roi leur remboursât intégralement les frais d'une guerre qu'il
avait suscitée, [9] que ses garnisons évacuassent l'Ionie et l'Éolide, [10] et
même qu'il rendît la liberté à toutes les villes d'Asie, comme les Romains
l'avaient rendue à toute la Grèce; ce qui ne pouvait avoir lieu que moyennant
l'abandon, par le roi, de toute l'Asie en deçà du mont Taurus.
[36] [1] L'ambassadeur, voyant qu'il n'y avait rien à espérer de l'assemblée,
essaya, suivant ses instructions, de gagner Scipion en particulier. [2] Avant
tout, il l'assura que le roi lui rendrait son fils sans rançon; puis, faute de
connaître et le caractère de Scipion et les sentiments d'un Romain, il lui
promit des sommes considérables, et le partage de l'autorité royale, sans le
titre de roi cependant, si Antiochus obtenait la paix par son entremise. [3] «
Que vous ne connaissiez, lui répondit Scipion, ni les Romains, ni l'homme à qui
vous vous adressez, je ne m'en étonne point, puisque je vous vois si étrangement
abusé sur la position de celui qui vous envoie. [4] Il fallait garder
Lysimachie, pour nous fermer l'entrée de la Chersonèse, ou nous arrêter sur les
bords de l'Hellespont et nous empêcher de passer en Asie, si vous calculiez sur
nos inquiétudes relativement à l'issue de la guerre pour nous faire des
propositions de paix; [5] mais aujourd'hui que vous nous avez laissé pénétrer en
Asie, que vous êtes soumis au frein et même au joug, pouvez-vous traiter sur le
pied de l'égalité avec un peuple dont vous n'avez plus qu'à subir la loi? [6]
Pour moi, j'accepterai la liberté de mon fils comme le don le plus précieux que
puisse m'accorder la munificence du roi. Quant aux autres biens, fassent les
dieux que je n'en éprouve jamais le besoin! du moins ce n'en sera pas un pour
mon coeur. [7] En retour d'un si grand bienfait, je saurai prouver au roi qu'il
n'a pas obligé un ingrat, si pour un service personnel il n'exige qu'une
reconnaissance personnelle; mais comme homme public, je ne veux rien recevoir de
lui, ni lui rien accorder. [8] Tout ce que je puis faire pour le moment, c'est
de lui donner un loyal conseil. Allez lui dire de ma part qu'il mette bas les
armes, qu'il ne refuse aucune condition de paix. » [9] L'avis ne fut nullement
goûté du roi: il voyait du moins une chance de salut dans la guerre, puisqu'on
lui imposait déjà des volontés comme à un vaincu. Renonçant donc pour le moment
à toute pensée de négociation, il s'occupa exclusivement de ses préparatifs de
guerre.
[37] [1] Le consul, ayant pris toutes les mesures nécessaires pour l'exécution
de ses plans, quitta ses quartiers et entra d'abord à Dardane, puis à Rhétie, au
milieu de la population qui venait en foule à sa rencontre. [2] De là il gagna
Ilion, campa dans une plaine au pied des remparts, monta dans la citadelle, [3]
et y offrit un sacrifice à Minerve, déesse tutélaire de la place, au milieu de
l'empressement des Iliens, des égards et des honneurs prodigués par eux à leurs
descendants, et de la joie des Romains, qui se réjouissaient de voir le berceau
de leur nation. De là, il arriva en six jours de marche à la source du Caïcus.
[4] Il y fut rejoint par Eumène. Ce prince, après une vaine tentative pour
ramener sa flotte de l'Hellespont à Élée, où elle devait hiverner, se voyant
retenu plusieurs jours par les vents contraires sans pouvoir doubler le cap
Lectos, avait débarqué, et, dans la crainte de manquer au début des opérations,
il s'était, par le plus court chemin, rendu au camp du consul avec un corps de
troupes peu considérable. [5] Renvoyé à Pergame pour expédier les provisions, il
livra les blés aux envoyés du consul, et revint au camp. On y prépara des vivres
pour plusieurs jours, et l'armée se disposait à marcher contre l'ennemi, avant
d'être surprise par l'hiver. [6] Mais le roi, qui campait près de Thyatire,
ayant appris que P. Scipion était malade et s'était fait transporter à Élée, lui
envoya une ambassade pour lui remettre son fils. [7] Cette prévenance, si douce
pour le coeur d'un père, produisit en outre sur la santé du malade un effet très
salutaire. [8] Après avoir satisfait aux transports de sa tendresse. « Allez,
dit-il aux envoyés, allez assurer le roi de toute ma reconnaissance; je ne puis,
quant à présent, la lui témoigner qu'en lui conseillant de ne présenter la
bataille que lorsqu'il aura appris mou retour au camp. » [9] Antiochus avait
soixante-deux mille hommes d'infanterie et plus de douze mille chevaux; ces
forces pouvaient lui donner quelque confiance dans l'issue d'un combat.
Cependant, cédant aux conseils du grand homme, sa dernière ressource en cas de
revers, il se retira, passa le fleuve Phrygius et alla camper près de Magnésie
du Sipyle. [10] Pour mettre ses retranchements à l'abri de toute tentative de la
part des Romains, s'il voulait gagner du temps, il l'entoura d'un fossé profond
de six coudées et large de douze, [11] en dehors duquel il éleva une double
palissade; sur le revers il construisit un mur flanqué de tours nombreuses, d'où
il pouvait facilement empêcher l'ennemi de franchir le fossé.
[38] [1] Le consul, qui croyait le roi à Thyatire, continua sa marche sans
s'arrêter, et le cinquième jour il entra dans la plaine d'Hyrcanie. [2] Il
apprit alors son départ, suivit ses traces, et vint camper en-deçà du fleuve
Phrygius, à quatre milles de l'ennemi. [3] Alors, un corps de mille cavaliers,
Gallo-Grecs pour la plupart, avec quelques Dahes, et des archers de différentes
nations, traversant à grand bruit le fleuve, fondirent sur les postes romains.
La surprise causa d'abord quelque confusion; [4] mais bientôt le combat se
prolongeant, les Romains, qui étaient à portée de leur camp, reçurent des
renforts; la cavalerie du roi, épuisée de fatigue, et cédant au nombre, tourna
bride; mais elle fut atteinte sur les bords du fleuve par l'ennemi qui la
poursuivait, et perdit plusieurs hommes avant d'avoir pu tenter le passage. [5]
Deux jours s'écoulèrent ensuite dans l'inaction, sans qu'aucun des deux partis
se hasardât à traverser. Le troisième jour, les Romains passèrent sur l'autre
rive et campèrent à deux mille cinq cents pas de l'ennemi. [6] Pendant qu'ils
travaillaient à leurs retranchements, trois mille fantassins et cavaliers
d'élite de l'armée royale les assaillirent avec un bruit épouvantable. [7] Deux
mille hommes protégeaient les travaux. Ce poste, malgré son infériorité, soutint
d'abord à lui seul une lutte égale, sans appeler aucun des travailleurs à son
aide; puis, s'animant à mesure que le combat s'échauffait, il finit par chasser
les assaillants, leur tua cent hommes et fit à peu près autant de prisonniers.
[8] Les quatre jours suivants, les deux armées restèrent en bataille devant
leurs retranchements. Le cinquième, les Romains s'avancèrent au milieu de la
plaine. [9] Antiochus ne fit aucun mouvement, bien que les ennemis ne fussent
pas à un mille de son camp.
[39] [1] Le consul, voyant que les Syriens refusaient le combat, tint conseil le
lendemain: « Que devait-il faire, demanda-t-il, si Antiochus ne lui donnait pas
la possibilité de combattre? [2] L'hiver approchait; il fallait ou tenir les
soldats sous la tente, ou, si l'on voulait prendre les quartiers d'hiver,
ajourner la guerre à la campagne suivante. » [3] Jamais ennemi ne fut plus
méprisé des Romains. Ce ne fut de la part de tout le monde qu'un seul cri: « Il
fallait marcher droit aux Syriens et profiter de l'ardeur des soldats. » [4] Les
Romains ne voyaient dans ces masses d'hommes que des animaux à égorger et non
des ennemis à combattre: ils étaient prêts à faire irruption dans le camp à
travers les fossés et les palissades, si Antiochus ne sortait pas de ses lignes.
[5] Le lendemain, d'après les renseignements positifs donnés par Cn. Domitius
qu'on avait envoyé reconnaître le terrain et les endroits les plus abordables
des retranchements ennemis, le consul alla se poster plus près encore. Le
troisième jour les enseignes flottèrent au milieu de la plaine, et l'armée se
mit en bataille. [6] De son côté, Antiochus, renonçant à ses hésitations, dans
la crainte de décourager ses troupes par de plus longs délais, et d'augmenter la
confiance des Romains, sortit enfin de son camp, mais se contenta de faire
croire qu'il avait la résolution de combattre. [7] L'armée romaine offrait un
aspect presque uniforme en hommes et en armes; elle était composée de deux
légions romaines et de deux divisions des alliés du nom latin, forte chacune de
cinq mille quatre cents hommes. [8] Les Romains occupaient le centre, les Latins
les deux ailes; les hastats en tête, derrière eux les principes, au troisième
rang les triaires. [9] En dehors de cette ligne de bataille, qui était pour
ainsi dire complète, le consul plaça à droite, et sur le même front,
l'infanterie auxiliaire d'Eumène, au nombre de trois mille hommes environ, mêlés
aux cétrats achéens; plus loin étaient trois mille chevaux, dont huit cents
fournis par Eumène et le reste composé uniquement de Romains; [10] au troisième
rang cinq cents Tralles et Crétois. [11] L'aile gauche semblait pouvoir se
passer de ces renforts; elle était appuyée au fleuve et couverte par les routes
escarpées. Néanmoins quatre escadrons de cavalerie y furent placés. [12] Tel
était l'ensemble des forces romaines, en y ajoutant deux mille volontaires
macédoniens et thraces laissés à la garde du camp. [13] Seize éléphants
formaient la réserve derrière les triaires. Car outre qu'on ne pouvait les
opposer avec succès à ceux du roi qui en avait cinquante-quatre, les éléphants
d'Afrique, même en nombre égal, ne peuvent tenir tête contre ceux de l'Inde, qui
ont sur eux l'avantage de la grosseur et peut-être du courage.
[40] [1] L'armée du roi, mélange confus de diverses nations, offrait un coup
d'oeil plus varié par la diversité des armes et des corps auxiliaires.
L'infanterie, forte de seize mille hommes, était armée à la macédonienne et
portait le nom de phalange. Elle occupait le centre de l'armée sur la première
ligne, et était divisée en dix corps, [2] séparés chacun par deux éléphants. La
profondeur était de trente-deux hommes. [3] Cette infanterie était la principale
force du roi, et présentait un aspect formidable, autant par sa fière contenance
que par ses éléphants qui dominaient toute la ligne. [4] Ces animaux étaient
d'une grosseur prodigieuse, qui semblait encore rehaussée par leurs panaches
flottants; leur dos était surmonté d'une tour dont chacune portait quatre
combattants, sans compter le conducteur. [5] À l'aile droite de cette phalange
étaient placés quinze cents cavaliers Gallo-Grecs, soutenus par trois mille
cuirassiers, nommés cataphractes, et par un escadron de mille chevaux, appelé
agéma. [6] C'était l'élite des Mèdes et des différentes peuplades de cette
contrée. À leur côté se trouvait immédiatement un corps de seize éléphants
formant la réserve. [7] Plus à droite, et sur le prolongement de cette aile,
était la cohorte royale, qui portait le nom d'argyraspides à cause de ses
boucliers d'argent. Venaient ensuite douze cents archers à cheval, de la nation
des Dahes; [8] puis trois mille hommes de troupes légères, composés de Tralles
et de Crétois à peu près en nombre égal, et de deux mille cinq cents archers
Mysiens. [9] L'extrémité de l'aile était couverte par un corps de quatre mille
hommes, tant frondeurs Cyrtéens qu'archers Élyméens. [10] À l'aile gauche la
phalange était soutenue par quinze cents cavaliers Gallo-Grecs, et deux mille
Cappadociens de la même arme, envoyés au roi par Ariarathe. [11] Puis venaient
deux mille sept cents auxiliaires de diverses nations, trois mille cavaliers
cataphractes et mille autres cavaliers couverts, eux et leurs chevaux, d'une
armure un peu plus légère, ayant du reste la même tenue: ce corps, qu'en
appelait l'escadron du roi, était un mélange de Syriens, de Phrygiens et de
Lydiens. [12] En avant de cette cavalerie étaient rangés les quadriges armés de
faux, et les chameaux, appelés dromadaires, montés par des archers arabes, qui
portaient des épées à lames étroites mais longues de quatre coudées, afin de
pouvoir atteindre l'ennemi du haut de leurs montures. [13] Puis la foule des
auxiliaires, à peu près comme à l'aile droite: d'abord les Tarentins, ensuite
deux mille cinq cents cavaliers Gallo-Grecs, mille Néocrétois et quinze cents
Cariens et Ciliciens de la même arme, autant de Tralles; enfin quatre mille
cétrats [14] Pisidiens, Pamphyliens et Lyciens. Plus à gauche, les auxiliaires
Cyrtéens et Élyméens en même nombre qu'à l'aile droite, et seize éléphants
placés à quelque distance.
[41] [1] Le roi commandait en personne à l'aile droite; Séleucus son fils et
Antipater, son neveu, étaient chargés de la gauche; le centre était confié à
trois chefs, Minnion, Zeuxis et Philippe, maître des éléphants. [2] Un
brouillard qui s'était levé le matin et qui remonta avec le jour répandit une
grande obscurité; le vent du midi fit tomber ensuite une pluie qui inonda toute
la plaine. [3] Les Romains n'en furent pas incommodés; mais l'armée du roi en
souffrit beaucoup. Les premiers occupaient trop peu de terrain pour que
l'obscurité les empêchât de voir toute l'étendue de leurs lignes, et, comme ils
étaient presque tous pesamment armés, la pluie n'émoussait ni leurs épées ni
leurs javelots. [4] Dans l'armée royale, au contraire, dont le front présentait
un si grand développement, on ne pouvait même pas, du centre, distinguer les
ailes; à plus forte raison les deux extrémités ne se voyaient-elles pas entre
elles; l'humidité avait relâché les arcs, les frondes et les courroies des
javelots. [5] Les quadriges même armés de faux, sur lesquels Antiochus comptait
pour jeter le désordre dans les rangs ennemis, ne servirent qu'à troubler les
siens. [6] Voici quelle était à peu près leur construction: dix piques d'une
coudée partaient du joug au milieu du timon, comme des cornes destinées à
transpercer tout ce qu'elles rencontreraient; [7] de chaque côté du joug étaient
attachées en saillie deux faux, l'une à la hauteur du joug, pour trancher tout
ce qui se présenterait de côté, l'autre plus bas, tournée vers la terre pour
atteindre les soldats tombés et ceux qui tenteraient de se glisser par dessous.
À l'extrémité des essieux étaient également adaptées deux faux dans la même
disposition. [8] Comme il eût fallu ouvrir les rangs pour livrer passage à ces
quadriges, s'ils avaient été placés à l'arrière-garde ou au centre, le roi,
comme on l'a dit plus haut, les avait mis en avant de ses lignes. [9] À cette
vue, Eumène, qui était familiarisé avec cette espèce d'armes, et qui savait
combien c'était une ressource équivoque, lorsqu'on se bornait à effaroucher les
chevaux, au lieu de faire une attaque régulière, donna ordre aux archers
crétois, aux frondeurs, aux cavaliers armé de javelots, de s'approcher non pas
en masse, mais en se dispersant le plus possible, et de faire pleuvoir sur
l'ennemi une grêle de traits. [10] Cette pluie meurtrière, accompagnée de cris
discordants, répandit une telle épouvante parmi les chevaux, qu'ils
s'emportèrent et coururent dans des directions différentes. [11] Il fut facile
aux troupes légères, aux frondeurs et aux Crétois agiles de se dérober à cette
charge soudaine, tandis que la cavalerie, qui poursuivit les fuyards, acheva de
répandre le désordre et la terreur parmi les chevaux et les chameaux, également
effarouchés par les cris confus qui retentissaient autour d'eux. [12] On fit
donc disparaître les chars du milieu de la plaine, et lorsque cette vaine
échauffourée fut terminée, les deux armées s'ébranlèrent au signal donné, pour
un combat en règle.
[42] [1] Mais cette panique fut bientôt cause d'une véritable défaite. Les
auxiliaires de la réserve, placés à peu de distance, se laissèrent gagner par
l'effroi et l'épouvante qui avaient dispersé les attelages, et se mettant à
fuir, dégarnirent toutes les lignes jusqu'aux cataphractes. [2] Ceux-ci, se
voyant découverts et chargés par la cavalerie romaine, ne soutinrent pas même le
premier choc. Les uns se débandèrent; les autres, accablés du poids de leur
cuirasse et de leurs armes, furent pris ou tués. [3] Bientôt toute l'aile gauche
fut en déroute, et le désordre des auxiliaires placés entre la cavalerie et la
phalange porta la terreur jusqu'au centre. [4] Les rangs furent rompus, et le
mouvement rétrograde des fuyards empêcha l'infanterie de faire usage de ces
longues piques que les Macédoniens nomment sarisses. Les légions romaines se
portèrent alors en avant, et assaillirent à coups de javelot leurs ennemis en
désordre. [5] Les éléphants placés entre les lignes ne purent eux- mêmes arrêter
le soldat romain, accoutumé par les guerres d'Afrique à éviter la charge de ces
animaux, soit en leur perçant les flancs avec le javelot, soit en leur coupant
le jarret avec l'épée lorsqu'il pouvait les approcher. [6] Déjà la première
ligne du centre était presque entièrement enfoncée, et la réserve, tournée par
les Romains, était taillée en pièces, lorsqu'ils apprirent la déroute de leur
aile gauche et entendirent les cris des fuyards refoulés jusqu'aux portes du
camp. [7] En effet, Antiochus, qui commandait à l'aile droite, ayant remarqué
que le consul s'était cru suffisamment couvert par le fleuve et n'avait placé de
ce côté que quatre escadrons de cavalerie, profita de ce que ces escadrons
avaient abandonné la rive pour se joindre aux autres corps, et fit une charge à
la tête de ses auxiliaires et de ses cataphractes. [8] Non seulement il attaqua
les Romains de front, mais il tourna leur aile du côté du fleuve, les prit en
flanc, culbuta d'abord leur cavalerie, puis força les corps d'infanterie les
plus rapprochés à fuir en désordre vers leur camp.
[43] [1] La garde du camp était confiée à M. Aemilius, tribun des soldats, fils
de M. Lépidus, qui, peu d'années après, fut nommé souverain pontife. [2] Témoin
de cette déroute, il courut avec toute sa troupe au-devant des fuyards, les
arrêta, puis les ramena au combat en leur faisant honte de leur effroi et de
leur lâche désertion; [3] il les menaçait d'une mort certaine, s'ils
n'obéissaient. Enfin il ordonna aux siens de faire main basse sur les plus
avancés, et de forcer à coups d'épée ceux qui les suivaient à faire volte-face.
[4] Placés entre deux périls, les fuyards choisirent le moindre; ils cédèrent
devant une si cruelle alternative, s'arrêtèrent d'abord, puis retournèrent
d'eux-mêmes au combat. Aemilius, avec les deux mille braves qui composaient sa
troupe, tint vigoureusement tête au roi qui arrivait à toute bride sur le dos
des fuyards. [5] Attale, frère d'Eumène, placé à l'aile droite, qui avait au
premier choc culbuté la gauche de l'ennemi, n'eut pas plus tôt vu la gauche des
Romains en fuite et les abords du camp dans la plus grande confusion, qu'il
accourut à temps avec deux cents chevaux. [6] Antiochus, qui vit revenir au
combat ceux qu'il venait de poursuivre, et des renforts accourir du camp et du
corps de bataille, tourna bride et prit la fuite à son tour. [7] Ainsi
vainqueurs aux deux ailes, les Romains franchirent les monceaux de cadavres
entassés principalement au centre, où le courage de l'ennemi et la pesanteur de
ses armes l'avaient retenu, et coururent piller le camp syrien. [8] Les
cavaliers d'Eumène, suivis bientôt de tout le reste de la cavalerie,
s'élancèrent à travers la plaine à la poursuite des fuyards et firent main basse
sur les premiers qu'ils purent atteindre. [9] Mais ce qui fut surtout funeste
aux Syriens, ce fut le pêle-mêle de chars, d'éléphants, de chameaux, et ces
flots de fuyards, qui, se ruant éperdus et en désordre les uns sur les autres,
se faisaient fouler aux pieds par les animaux. [10] Dans le camp même le carnage
fut plus horrible que sur le champ de bataille. C'était au camp que les premiers
fuyards avaient cherché un asile, et, dans l'espoir d'être soutenus par ceux qui
en avaient la garde, ils se battirent avec fureur devant les retranchements.
[11] Les Romains, se voyant arrêtés à l'entrée du camp et des palissades, qu'ils
s'étaient flattés d'emporter du premier choc, se vengèrent de cette résistance
en faisant une épouvantable boucherie, lorsqu'ils l'eurent enfin forcé.
[44] [1] Le roi perdit dans cette journée, dit-on, près de cinquante mille
fantassins et trois mille chevaux; on lui prit quinze cents hommes et quinze
éléphants avec leurs conducteurs. [2] Les Romains eurent beaucoup de blessés;
mais leur perte ne s'éleva qu'à trois cents hommes d'infanterie environ et
vingt-quatre cavaliers; celle d'Eumène, à vingt-cinq hommes. [3] Les vainqueurs
saccagèrent dans la journée le camp ennemi, et rentrèrent dans le leur avec un
immense butin. Le lendemain ils dépouillèrent les morts, et rassemblèrent les
prisonniers. [4] Des ambassades vinrent leur apporter la soumission de Thyatire
et de Magnésie du Sipyle. Antiochus, suivi d'une faible escorte, [5] mais
rejoint dans sa fuite par quelques débris de son armée, se retira à Sardes vers
la quatrième veille avec cette poignée d'hommes, [6] et, amenant. avec lui sa
femme et sa fille, il laissa à Zénon la garde de Sardes, et à Timon le
commandement de la Lydie. [7] Toutefois, malgré la présence de ces deux
officiers, les habitants et la garnison envoyèrent d'un commun accord des
députés au consul.
[45] [1] Vers ce même temps, les envoyés de Tralles, de Magnésie du Méandre, et
d'Éphèse, vinrent apporter la soumission de ces villes. [2] Éphèse avait été
évacuée par Polyxénidas à la nouvelle du combat. Cet amiral avait conduit sa
flotte jusqu'à Patare en Lydie; mais, dans la crainte d'être attaqué par
l'escadre rhodienne qui croisait à la hauteur de Mégiste, il débarqua et prit la
route de la Syrie avec un faible détachement. [3] Cependant les villes d'Asie se
mettaient avec empressement à la discrétion du consul, et se hâtaient de
reconnaître la domination de Rome. Déjà le consul était à Sardes; P. Scipion
partit d'Élée aussitôt qu'il fut en état de supporter le voyage, et vint l'y
rejoindre. [4] Bientôt un parlementaire d'Antiochus fit demander au consul, par
P. Scipion, et obtint pour son maître la permission d'envoyer des ambassadeurs.
[5] Peu de jours après, Zeuxis, gouverneur de Lydie, et Antipater, neveu du roi,
arrivèrent à Sardes. [6] Ils s'adressèrent d'abord à Eumène qu'ils croyaient, à
raison de ses anciens démêlés avec Antiochus, fort opposé à la paix; l'ayant
trouvé plus traitable qu'ils ne l'avaient espéré, ils se firent introduire par
P. Scipion auprès du consul. [7] Ils obtinrent, devant une nombreuse assemblée,
l'audience qu'ils sollicitaient pour exposer leurs instructions. « Romains, dit
Zeuxis, nous ne venons pas vous présenter une justification, mais vous demander
les moyens d'expier la faute du roi, et d'obtenir de nos vainqueurs la paix et
notre pardon. [8] Vous avez toujours, dans votre magnanimité, épargné les
princes et les peuples vaincus; combien ne devez-vous pas vous montrer plus
magnanimes et plus cléments après une victoire qui vous rend maîtres du monde!
[9] Renonçant désormais à combattre les mortels, vous n'avez plus qu'à protéger
le genre humain, à veiller comme les dieux sur son repos. » [10] La réponse des
Romains avait été décidée avant l'arrivée des ambassadeurs: ce fut l'Africain
qui porta la parole. [11] Il s'exprima en ces termes: « Les Romains tiennent de
la bonté des dieux ce qu'il était au pouvoir des dieux de leur accorder. [12]
Quant à nos sentiments, qui dépendent de nous, ils ont été en toute
circonstance, et sont toujours les mêmes; la prospérité n'enfle pas notre
orgueil, le malheur n'abat point notre courage. À défaut d'autre exemple, je
vous citerais Hannibal, votre ami, si je ne pouvais vous citer vous-mêmes. [13]
Après avoir traversé l'Hellespont, avant d'avoir aperçu le camp du roi et son
armée en bataille, lorsque toutes les chances étaient encore égales et l'issue
de la lutte incertaine, nous avons écouté vos propositions de paix, et fixé les
bases d'un traité d'égal à égal; aujourd'hui que nous sommes vainqueurs et vous
vaincus, nous ne changeons rien à ces conditions. Renoncez à toute possession en
Europe, [14] abandonnez toute l'Asie en deçà du mont Taurus. Pour les frais de
la guerre, vous nous donnerez quinze mille talents euboïques, dont cinq cents
comptant, deux mille cinq cents lorsque le sénat et le peuple romain auront
ratifié la paix, et les douze mille autres en douze paiements égaux, d'année en
année. [15] Vous paierez aussi quatre cents talents à Eumène, et vous lui
rendrez le reste du blé dû à son père. [16] Ces conditions acceptées, vous nous
remettrez, comme garantie de votre fidélité à les observer, vingt otages à notre
choix: d'un autre côté, il ne nous sera jamais suffisamment prouvé que le peuple
romain peut compter sur la paix, partout où sera Hannibal. C'est donc lui que
nous demandons avant tout. [17] Vous nous livrerez aussi l'Étolien Thoas,
l'instigateur de la guerre d'Étolie, qui vous a aveuglés les uns et les autres
sur vos forces respectives pour vous armer contre nous, et avec lui l'Acarnanien
Mnasiloque et les Chalcidiens Philon et Enbulide: [18] votre maître s'est mis
pour traiter de la paix, dans une position plus défavorable, parce qu'il a trop
tardé à le faire. S'il hésite encore, qu'il sache qu'il est plus difficile de
faire descendre aux rois les premiers degrés du trône, que d'achever leur ruine.
» [19] Les ambassadeurs avaient ordre de souscrire à toutes les conditions. On
ne s'occupa donc plus que d'envoyer une députation à Rome. Le consul établit ses
quartiers à Magnésie du Méandre, à Tralles et à Éphèse. [20] Ce fut à Éphèse que
le consul reçut peu de jours après les otages du roi, avec les députés chargés
d'aller à Rome. [21] Eumène partit pour Rome en même temps que les ambassadeurs.
Ils furent suivis par des députations de tous les peuples de l'Asie.
[46] [1] Pendant que l'Asie était le théâtre de ces événements, deux proconsuls
revinrent à Rome presque en même temps, avec l'espoir de triompher. Q. Minucius
arrivait de sa province de Ligurie; M. Acilius, de celle d'Étolie. [2] Ils
rendirent compte de leurs exploits; mais Minucius essuya un refus, tandis que
Acilius obtint, d'un consentement, unanime, l'honneur qu'il sollicitait. Il
triompha du roi Antiochus et des Étoliens. [3] Il se fit précéder par deux cent
trente drapeaux, trois mille livres pesant d'argent non monnayé, cent treize
mille tétradrachmes attiques, deux cent- quarante-huit mille cistophores, et par
un grand nombre de vases d'argent ciselés, d'un poids considérable. [4] Il fit
aussi porter devant son char l'argenterie du roi et de riches vêtements,
quarante-cinq couronnes d'or, offertes par les villes alliées, des dépouilles de
toute sorte, et trente-six prisonniers de distinction, tous généraux Étoliens et
Syriens. [5] Damocrite, chef des Étoliens, qui était parvenu à s'évader de sa
prison auparavant, pendant la nuit, et avait été poursuivi par ses gardes sur
les bords du Tibre, s'était frappé de son épée pour ne pas retomber entre leurs
mains. [6] Il ne manqua derrière le char du proconsul que son armée; du reste,
ce fut un triomphe magnifique, et par la pompe du spectacle, et par l'importance
des succès d'Acilius. [7] La joie en fut troublée par la triste nouvelle d'une
défaite éprouvée en Espagne. Dans un combat livré sur le territoire des
Bastétans, près de la ville de Lycon, contre les Lusitaniens, le proconsul L.
Aemilius avait perdu six mille hommes. [8] Les débris de l'armée, frappés de
terreur et refoulés dans leurs retranchements, avaient eu beaucoup de peine à
s'y défendre, et avaient regagné, à marches forcées, avec toute la précipitation
d'une déroute, les terres des alliés. [9] Telles étaient les nouvelles arrivées
d'Espagne. En Gaule, les colonies de Plaisance et de Crémone avaient envoyé des
députés, qui furent introduits au sénat par le préteur L. Aurunculéius. [10] Ils
venaient se plaindre de la détresse de ces colonies, dont les habitants avaient
été décimés par la guerre ou par les maladies, ou chassés par le voisinage
dangereux des Gaulois. Le sénat décréta qu'on prierait le consul C. Laelius
d'enrôler six mille familles pour les distribuer dans ces colonies, et que le
préteur L. Aurunculéius nommerait des triumvirs qui seraient chargés de leur
établissement. [11] Les triumvirs désignés furent M. Atilius Serranus, L.
Valérius Flaccus, fils de Publius et Valérius Tappo, fils de Caius.
[47] [1] La proximité des comices consulaires rappela bientôt après de la Gaule
le consul C. Laelius. [2] En vertu du sénatus- consulte, porté en son absence,
il leva les colons destinés à repeupler Plaisance et Crémone; il proposa en
outre la formation de deux nouvelles colonies sur le territoire qui avait
appartenu aux Boïens, et le sénat agréa la proposition. [3] Dans le même temps,
on reçut les dépêches de L. Aemilius, qui annonçait la victoire remportée à la
hauteur de Myonnèse et le passage du consul L. Scipion en Asie, avec son armée.
[4] On décréta un jour de supplications en l'honneur de cette victoire, et un
autre à l'occasion du premier campement fait par une armée romaine en Asie, afin
d'obtenir la réussite et le bon succès de cette entreprise. [5] Le consul eut
ordre d'immoler vingt grandes victimes dans chacune de ces cérémonies. [6] Il
tint ensuite les comices consulaires qui furent signalés par de vifs débats, M.
Aemilius Lépidus, l'un des candidats, avait soulevé contre lui des préventions
fâcheuses, pour avoir abandonné sa province de Sicile sans l'aveu et la
permission du sénat. [7] Il avait pour compétiteurs M. Fulvius Nobilior, Cn.
Manlius Vulso et M. Valérius Messalla. Fulvius fut seul nommé, les autres
n'ayant pas réuni les suffrages; le lendemain il se donna pour collègue Cn.
Manlius, à l'exclusion de Lépidus, qui fut rejeté, et de Messalla, qui se
désista. [8] On créa ensuite préteurs deux Q. Fabius, Labéo et Pictor, lequel
avait été cette année même inauguré flamine de Quirinus, M. Sempronius
Tuditanus, Sp. Postumius Albinus, L. Plautius Hypséus, et L. Baebius Dives.
[48] [1] Sous le consulat de Fulvius Nobilior et de Cn. Manlius Vulso, il se
répandit à Rome, si l'on en croit Valérius Antias, une nouvelle qui fit grand
bruit et qui fut presque regardée comme certaine. [2] On disait qu'Antiochus
avait attiré à une conférence le consul et son frère, sous prétexte de leur
remettre le jeune Scipion, [3] et qu'il s'était assuré de leurs personnes;
qu'aussitôt après cette capture il avait marché droit au camp romain, l'avait
pris d'assaut et avait anéanti l'armée romaine tout entière; [4] qu'à cette
nouvelle les Étoliens avaient relevé la tête et rejeté les clauses du traité;
que leurs chefs s'étaient rendus en Macédoine, en Dardanie et en Thrace, pour y
lever des mercenaires; [5] que le propréteur A. Cornélius avait envoyé d'Étolie
à Rome A. Térentius Varron et M. Claudius Lépidus, pour y porter ces tristes
détails. [6] Le même historien ajoute que, entre autres questions adressées par
le sénat aux ambassadeurs étoliens, on leur demanda de qui ils tenaient la
nouvelle de l'arrestation des généraux romains en Asie par le roi Antiochus, et
de la destruction de l'armée, [7] et qu'ils déclarèrent « en avoir été informés
par leurs propres envoyés, qui s'étaient trouvés avec le consul. » Ce récit
n'ayant été répété par aucun autre historien, je ne veux ni le présenter comme
certain, ni l'omettre comme mensonger.
[49] [1] Ce fut alors que les députés étoliens eurent audience du sénat. Leur
position et leurs malheurs leur faisaient un devoir de chercher à obtenir par un
honorable aveu le pardon de leur faute ou de leur erreur. [2] Tout au contraire,
ils parlèrent d'abord de leurs services envers le peuple romain, et se
targuèrent presque du succès de la guerre contre Philippe: [3] ce ton arrogant
blessa les sénateurs; la maladresse avec laquelle ils rappelaient des faits
anciens et oubliés n'eut d'autre résultat que de réveiller les souvenirs de
leurs torts beaucoup plus nombreux que n'étaient leurs services; et, quand ils
avaient besoin d'inspirer la compassion, ils ne surent qu'exciter la colère et
la haine. [4] Un sénateur leur demanda s'ils s'abandonnaient à la discrétion du
peuple romain; un autre, s'ils s'engageaient à n'avoir d'autres amis et d'autres
ennemis que ceux du peuple romain. Ils restèrent muets, et reçurent l'ordre de
sortir de la curie. [5] Alors tous les sénateurs s'écrièrent d'une commune voix
« que les Étoliens étaient encore tout dévoués à Antiochus, et tournaient toutes
leurs espérances vers ce prince; qu'avec ces ennemis déclarés il n'y avait pas
d'autre parti à prendre que la guerre, et qu'il fallait achever de réduire ces
esprits indomptables. » [6] Un nouveau motif vint encore enflammer le courroux
des Romains. Au moment même où les Étoliens demandaient la paix, ils attaquaient
la Dolopie et l'Athamanie. [7] Sur la proposition de M. Acilius, le vainqueur
d'Antiochus et des Étoliens, un sénatus-consulte enjoignit aux Étoliens de
quitter Rome le jour même, et l'Italie avant quinze jours. [8] A. Térentius
Varron fut chargé de les escorter, et on leur signifia que toute ambassade
étolienne qui se présenterait désormais à Rome sans y être autorisée par le
général investi du commandement de la Grèce, et sans être accompagnée par un de
ses lieutenants, serait traitée comme ennemie. C'est ainsi que l'on congédia les
Étoliens.
[50] [1] Les consuls s'occupèrent ensuite de la répartition des provinces; il
avait été décidé qu'ils tireraient au sort l'Étolie et l'Asie. [2] Celui des
deux qui aurait l'Asie devait commander l'armée de L. Scipion, [3] y ajouter
quatre mille hommes d'infanterie romaine, deux cents chevaux, et huit mille
hommes d'infanterie latine, avec quatre cents chevaux, et avec ses troupes
continuer la guerre contre Antiochus. [4] L'autre consul devait avoir l'armée
d'Étolie; il était autorisé à y joindre un nombre de citoyens et d'alliés égal à
celui qu'on accordait à son collègue. [5] Le même consul avait ordre d'armer les
vaisseaux construits l'année précédente et de les emmener avec lui; car il avait
mission, non seulement d'attaquer l'Étolie, mais de faire aussi une descente
dans l'île de Céphallénie. [6] Il devait en outre, si l'intérêt de la république
le permettait, revenir à Rome pour les comices. [7] Indépendamment de l'élection
des magistrats annuels, il avait été résolu qu'on nommerait aussi des censeurs.
Si quelque obstacle retenait le consul, il devait prévenir le sénat qu'il ne
pourrait être de retour pour l'époque des comices. [8] L'Étolie échut à M.
Fulvius, l'Asie à Cn. Manlius. Les préteurs procédèrent ensuite au partage de
leurs départements. Sp. Postumius eut la juridiction de la ville et des
étrangers; M. Sempronius Tuditanus, la Sicile; Q. Fabius Pictor, flamine
quirinal, la Sardaigne; Q. Fabius Labéo, le commandement de la flotte; L.
Plautius Hypséus, l'Espagne citérieure, et L. Baebius Dives, l'Espagne
ultérieure. [9] On décerna au nouveau préteur de Sicile une légion et la flotte
qui était dans sa province; il devait lever sur les Siciliens deux dîmes de blé,
l'une destinée pour l'Asie, l'autre pour l'Étolie. [10] Le préteur de Sardaigne
eut ordre de frapper le même impôt sur sa province, et de l'envoyer aussi aux
armées de l'Asie et de l'Étolie. [11] L. Baebius emmena en Espagne un renfort de
mille fantassins et cinquante cavaliers romains, et de six mille hommes
d'infanterie et deux cents chevaux latins. [12] Plautius Hypséus eut, pour la
citérieure, mille fantassins romains, deux mille fantassins latins et deux cents
chevaux; outre ces renforts, chacune des deux Espagnes devait avoir une légion.
[13] Parmi les magistrats de l'année précédente, C. Laelius fut prorogé pour une
année dans le commandement de sa province, ainsi que P. Junius dans la
propréture de l'Étrurie, avec l'armée qui se trouvait dans son département, et
M. Tuccius, dans la propréture du Bruttium et de l'Apulie.
[51] [1] Avant le départ des préteurs pour leurs provinces, il s'éleva, entre P.
Licinius, souverain pontife, et Q. Fabius Pictor, flamine quirinal, une
contestation semblable à celle qui avait eu lieu autrefois entre L. Métellus et
Postumius Albinus. [2] Ce dernier était consul et se disposait à passer en
Sicile avec son collègue C. Lutatius pour se mettre à la tête de la flotte,
lorsqu'il fut retenu pour les cérémonies religieuses par le souverain pontife
Métellus. [3] De même, le départ du préteur Fabius pour la Sardaigne était
entravé par P. Licinius. L'affaire fut vivement débattue dans le sénat et devant
le peuple; [4] il y eut conflit d'autorités, cautions fournies, amendes
prononcées, appel fait aux tribuns, recours adressé au peuple. [5] La religion
l'emporta à la fin, et le flamine dut obéir au pontife; alors les amendes furent
levées par ordre du peuple. [6] Mais le préteur, dans le dépit d'avoir perdu sa
province, voulut se démettre de ses fonctions; il céda aux instances des
sénateurs, qui lui décernèrent la juridiction des étrangers. [7] Quelques jours
suffirent ensuite pour faire les levées, qui étaient peu considérables; après
quoi les consuls et les préteurs partirent pour leurs provinces. [8] Ce fut
alors que s'élevèrent ces bruits sans fondement sur la campagne d'Asie; peu de
jours après on reçut à Rome des nouvelles positives et des dépêches du général,
[9] qui firent succéder la joie à cette crainte toute récente, déjà démentie
d'ailleurs par la défaite d'Antiochus en Étolie. Ces renseignements coupèrent
court aux sinistres pressentiments qui avaient éveillés dans tous les coeurs, au
commencement rte la guerre, la puissance formidable d'Antiochus et la
coopération d'Hannibal chargé de diriger les hostilités. Cependant on ne changea
point la destination du consul envoyé en Italie; [10] on ne crut pas devoir
diminuer son armée, dans la crainte d'avoir à combattre les Gallo-Grecs.
[52] [1] Peu après, M. Aurélius Cotta, lieutenant de L. Scipion, arriva à Rome
avec les ambassadeurs d'Antiochus, Eumène et les Rhodiens. [2] Cotta exposa dans
le sénat d'abord, puis, par ordre des sénateurs, devant l'assemblée du peuple,
les détails de la campagne d'Asie. On décréta trois jours de supplications, et
l'on ordonna un sacrifice de quarante grandes victimes. [3] Eumène obtint, le
premier, audience du sénat. Il remercia en quelques mots les sénateurs de les
avoir délivrés d'un siège, lui et son frère, et d'avoir mis ses états à l'abri
des attaques d'Antiochus. Ensuite il félicita le peuple romain [4] d'avoir
obtenu des succès sur terre et sur mer, d'avoir battu, mis en fuite le roi
Antiochus, de l'avoir dépouillé de son camp et chassé de l'Europe d'abord, et de
toute l'Asie en deçà du mont Taurus; [5] quant à ses propres services,
ajouta-t-il, il aimait mieux que le sénat les apprît de la bouche de ses
généraux ou de leurs lieutenants que de la sienne. » [6] Ces paroles eurent
l'approbation générale; on le pria de dire lui-même, en mettant de côté toute
modestie, ce qu'il se croyait en droit d'attendre de la reconnaissance du sénat
et du peuple romain. On lui déclara qu'au besoin même on récompenserait
volontiers ses services au-delà de ce qu'il les estimait. [7] À cette assurance
bienveillante, le roi répondit que, « si d'autres que les Romains lui laissaient
le choix des récompenses, il s'empresserait de consulter le sénat romain et de
prendre conseil de cette auguste assemblée, afin qu'on ne pût l'accuser de
sortir des bornes de la modération dans ses désirs, ni d'être trop peu modeste
dans ses demandes; [8] mais que, le don devant venir du sénat, le sénat devait
être l'unique arbitre de sa munificence envers lui et ses frères. » [9] Ces
raisons ne changèrent pas la détermination du sénat; on le pressa de nouveau de
s'expliquer lui-même. Enfin, après une lutte de politesse et de modestie, dans
laquelle ils se renvoyaient la décision l'un à l'autre avec une complaisance qui
menaçait de n'avoir pas de fin, Eumène sortit de la curie. [10] Le sénat,
persista dans son opinion: « Il était impossible, disait-on, que le roi fût venu
à Rome sans savoir ce qu'il voulait, ce qu'il avait à demander. Il savait mieux
que personne ce qui était à sa convenance; il connaissait l'Asie bien mieux que
le sénat. Il fallait donc le rappeler et le contraindre à énoncer ses
prétentions et ses espérances. »
[53] [1] Le consul le ramena donc, et on lui donna la parole: « Pères conscrits;
dit-il, j'aurais persévéré dans mon silence, si je ne savais que la députation
des Rhodiens doit bientôt paraître devant vous, et qu'après leurs discours, je
me verrai forcé de parler. [2] Or, cette explication sera d'autant plus
difficile, que leurs demandes ne paraîtront ni dirigées en aucune façon contre
moi, ni même toucher en aucune façon à leurs propres intérêts. [3] Ils vont, en
effet, plaider la cause des villes grecques et vous dire qu'elles doivent être
affranchies. Ce point obtenu, qui doute qu'ils ne parviennent à détacher de moi,
non seulement les villes dont la liberté aura été proclamée, mais encore celles
qui sont depuis longtemps soumises à mon autorité, [4] tandis qu'eux-mêmes se
prévaudront d'un si grand service pour les tenir toutes sous le titre spécieux
d'alliés, dans une dépendance et une servitude réelles? [5] Et, tout en étalant
cette ambition démesurée, ils se donneront, justes dieux! les airs du plus
complet désintéressement; ils diront que c'est une mesure digne du peuple
romain, une conséquence du passé. [6] Vous aurez donc à vous tenir en garde
contre ce langage artificieux; vous ne voudrez pas établir entre vos alliés une
inégalité blessante, abaisser les uns pour élever les autres outre mesure; vous
ne voudrez pas que ceux qui ont porté les armes contre vous soient mieux traités
que vos alliés et vos amis. [7] Pour moi, en toute autre circonstance,
j'aimerais mieux relâcher quelque chose de mes droits que de montrer trop
d'opiniâtreté à les faire valoir; mais, quand il s'agit de disputer votre
amitié, l'honneur de vous avoir rendu service, et les distinctions accordées par
votre reconnaissance, je ne puis me résigner à céder la victoire. [8] C'est là
le plus précieux héritage que m'ait transmis mon père, ce prince qui, le premier
de tous les habitants de l'Asie et de la Grèce, a été honoré de votre amitié, et
qui, par sa fidélité constante et inébranlable, a su la conserver jusqu'au
dernier jour de sa vie. [9] Car il ne s'est pas borné à vous être toujours
fidèle et dévoué, il a pris part à toutes les guerres que vous avez soutenues en
Grèce, sur terre comme sur mer; il a montré un empressement sans égal parmi tous
vos alliés pour vous fournir toutes sortes de provisions; [10] enfin, il
exhortait les Béotiens à embrasser votre alliance, lorsque ses esprits l'ont
abandonné au milieu de son discours: quelques moments après il n'était plus!
[11] J'ai marché sur ses traces; je n'ai pu vous montrer plus de zèle, ni plus
de dévouement que lui; son affection pour vous n'avait pas de bornes. [12] Si
mes services ont été plus réels, mes sacrifices plus grands, c'est que la
fortune, les circonstances, Antiochus, la guerre d'Asie ont été pour moi de
grandes occasions de me mettre en avant. [13] Souverain de l'Asie et d'une
partie de l'Europe, Antiochus me donnait sa fille en mariage; il me rendait
sur-le-champ les villes qui s étaient soustraites à mon obéissance; il me
faisait espérer pour l'avenir de notables accroissements de puissance, si je
voulais m'unir à lui pour vous faire la guerre: [14] je ne me ferai pas un
mérite de ma fidélité, j'aime mieux vous rappeler des titres dignes de cette
vieille amitié qui unit ma famille à la république. [15] Plus qu'aucun de vos
alliés, sans contredit, j'ai mis des armées et des flottes à la disposition de
vos généraux; je leur ai fourni des vivres sur terre et sur nier; j'ai assisté à
toutes vos batailles navales, et il y en eut beaucoup; je n'ai reculé devant
aucune fatigue, devant aucun danger personnel. [16] La plus cruelle de toutes
les calamités de la guerre, je l'ai endurée quand j'ai été assiégé dans Pergame,
et menacé de perdre le trône et la vie en même temps. [17] À peine délivré de ce
siège, j'ai laissé Antiochus d'un côté, Séleucus de l'autre, camper sous les
murs de ma capitale, et, sourd à la voix de mes intérêts particuliers, je suis
allé avec toute ma flotte rejoindre, dans l'Hellespont, votre consul L. Scipion,
pour l'aider à faire passer son armée en Asie. [18] Depuis le moment où vos
troupes ont mis le pied sur ce continent, je n'ai pas quitté le consul un seul
instant. Nul soldat romain n'a été plus assidu au camp que mes frères et moi. Il
ne s'est pas fait une expédition, livré un combat de cavalerie, où je ne me sois
trouvé. [19] Sur le champ de bataille, je suis resté au poste que m'avait
assigné le consul. Je ne m'écrierai point, Pères conscrits: Où donc est celui
qui peut mettre ses services dans cette guerre en comparaison avec les miens?
[20] Non; mais j'oserai me placer à côté des peuples et des rois que vous
honorez le plus. [21] Masinissa fut votre ennemi avant que de devenir votre
allié; il n'est point venu dans tout l'éclat de sa puissance vous offrir ses
secours; c'est après avoir été détrôné et proscrit, après avoir perdu toutes ses
forces, qu'il est allé chercher un asile dans votre camp avec un petit nombre de
cavaliers. [22] Cependant, pour prix du zèle et de la fidélité avec lesquels il
vous a servis en Afrique contre Syphax et les Carthaginois, vous l'avez non
seulement remis sur le trône de ses pères, mais agrandi de la plus riche partie
des états de Syphax, et placé à la tête de tous les rois d'Afrique. [23] Quelle
récompense, quel honneur ne méritons-nous pas, nous qui n'avons jamais été votre
ennemi? Toujours fidèles à votre alliance, [24] mon père, mes frères et moi nous
avons combattu pour vous sur terre et sur mer, en Asie, comme loin de nos
foyers, dans le Péloponnèse, en Béotie, en Étolie, contre Philippe, contre
Antiochus, contre les Étoliens. [25] Quelles sont donc vos prétentions, me
dira-t-on? Pères conscrits, puisque vous voulez absolument que je m'explique, je
dois vous obéir. Si, en rejetant Antiochus au-delà du mont Taurus, votre
intention a été d'occuper vous-mêmes ces terres, nul voisinage ne peut m'être
plus agréable que le vôtre, [26] nul boulevard ne saurait mieux défendre et
mieux garantir mes états. [27] Mais si vous avez résolu d'abandonner ces
contrées et de rappeler vos troupes, aucun de vos alliés, j'ose le dire, ne
mérite plus que moi d'être mis en possession de vos conquêtes. [28] Mais,
dira-t-on encore, il est beau d'affranchir des villes esclaves. Oui, sans doute,
et c'est aussi mon opinion, si toutefois ces villes n'ont commis contre vous
aucun acte d'hostilité. Mais si elles ont embrassé le parti d'Antiochus,
n'est-il pas mille fois plus digne de votre prudence et de votre justice de
favoriser des alliés fidèles que des ennemis. »
[54] [1] Le discours d'Eumène fut agréable au sénat, et l'assemblée paraissait
fort disposée à le traiter avec munificence et générosité. [2] Comme les députés
des Rhodiens n'étaient pas tous présents, on reçut dans l'intervalle ceux de
Smyrne, dont l'audience ne fut pas longue. On leur donna de grands éloges pour
s'être résignés à tout souffrir plutôt que de se rendre au roi; puis on fit
entrer les Rhodiens. [3] Leur chef, après avoir rappelé l'origine de leur
alliance avec le peuple romain et les services qu'ils lui avaient rendus dans la
guerre contre Philippe d'abord, ensuite dans celle contre Antiochus, continua en
ces termes: [4] « Pères conscrits, s'il y a dans notre mission quelque chose de
pénible et d'affligeant pour nous, c'est d'avoir à discuter contre Eumène, [5]
le seul de tous les rois à qui notre république soit unie tout à la fois par les
liens de l'hospitalité particulière, et par ceux, plus sacrés encore, de
l'hospitalité publique. [6] Au reste, ce ne sont point nos sentiments, Pères
conscrits, c'est la différence, bien autrement grave de nos institutions, qui
nous divise aujourd'hui: libres nous-mêmes, nous demandons aussi pour les autres
la liberté; les rois veulent tout asservir, tout soumettre à leur despotisme.
[7] Quoi qu'il en soit, notre embarras vient des égards que nous devons à
Eumène, et non du fond même de l'affaire, dont la discussion ne nous offre pas
plus de difficultés que la décision n'en aura pour vous. [8] En effet, si pour
récompenser un prince, votre allié et votre ami, pour reconnaître ses services
dans cette guerre même, dont il s'agit de partager les avantages, vous n'aviez
pas d'autre moyen que de lui sacrifier la liberté de plusieurs villes, vous
pourriez éprouver quelque hésitation [9] et craindre de priver un prince, votre
ami, des témoignages de votre gratitude, ou de vous écarter de vos principes et
de ternir par l'asservissement de tant de cités la gloire que vous vous êtes
acquise en combattant Philippe; [10] mais heureusement la fortune vous épargne
cette triste alternative d'ingratitude ou de déshonneur. Grâces aux dieux, votre
conquête n'est pas moins riche que glorieuse, et elle vous met à même
d'acquitter facilement votre dette. [11] La Lycaonie, les deux Phrygies, toute
la Pisidie, la Chersonèse et les régions de l'Europe qui en sont voisines sont
en votre pouvoir. [12] La première venue de ces contrées ajoutée aux états
d'Eumène peut presque doubler son royaume; remises toutes entre ses mains, elles
le placeraient au niveau des plus puissants monarques. [13] Vous pouvez donc
enrichir vos alliés du fruit de vos victoires, sans vous départir de vos
principes, sans oublier les engagements que vous avez pris en attaquant Philippe
et Antiochus, ni la conduite que vous avez tenue, après la défaite de Philippe,
[14] ni celle qu'on attend et qu'on espère de vous, moins comme une conséquence
de votre conduite passée que comme une démarche digne de vous. Les autres
nations ont différents motifs, plus ou moins honorables et plausibles pour
prendre les armes. [15] Il s'agit de conquérir tantôt un territoire, tantôt
quelques bourgs, quelques villes, quelques ports, quelques portions de côtes.
Vous, vous n'avez jamais eu de pareils désirs avant toutes vos conquêtes; et
aujourd'hui que le monde est à vous, que pourriez-vous désirer? [16] C'est pour
l'honneur, c'est pour répandre votre gloire dans tout cet univers, qui depuis
longtemps révère votre nom et votre empire à l'égal des dieux immortels, que
vous avez toujours combattu! S'il vous en a coûté pour vous élever à ce haut
degré de puissance, peut-être vous en coûtera-t-il plus encore pour vous y
maintenir. [17] Vous avez pris sous votre protection une nation fameuse par son
antiquité, par ses hauts faits, par son amour pour les lettres et sa
civilisation; vous vous êtes faits les défenseurs de sa liberté contre le
despotisme des rois; maintenant qu'elle est placée toute entière sous votre
sauvegarde et votre patronage, il est de votre devoir de ne jamais l'abandonner.
[18] Les villes situées sur l'antique sol de la Grèce ne sont pas seules des
villes grecques, il faut aussi donner ce nom aux colonies venues autrefois de la
Grèce en Asie: le changement de climat n'a changé ni le sang ni les moeurs. [19]
Chaque colonie s'est fait un pieux devoir de rivaliser avec sa mère- patrie,
avec ses fondateurs pour le courage et la culture des beaux- arts. [20] Vous
avez vu presque toutes les villes de Grèce, vous avez vu celles d'Asie. Le seul
désavantage que nous ayons, c'est que nous sommes plus éloignés de vous. [21]
Ceux de Marseille jouissent, dit-on, auprès de vous de la même estime, de la
même considération, que s'ils étaient placés au centre de la Grèce. [22] C'est
qu'en effet ils ont su conserver, sans mélange et sans altération, la langue, le
costume, extérieur des Grecs, et surtout les moeurs, les lois, le caractère
national qu'ils ont préservés du contact de leurs voisins. [23] Votre empire a
maintenant pour borne le mont Taurus. Tout ce qui est compris dans cette limite
ne doit plus vous paraître éloigné. D'ici, comme d'un centre commun, faites
pénétrer vos institutions partout où vos armes ont pénétré. [24] Que les
barbares qui n'ont jamais eu d'autres lois que les caprices d'un maître,
conservent leurs rois, puisqu'ils les aiment; les Grecs, dans leur humble
fortune, ont les mêmes sentiments que vous. [25] Jadis leurs propres forces leur
avaient aussi donné l'empire: aussi tous leurs voeux sont pour que le sceptre du
monde reste à jamais dans les mains qui le tiennent. Ils se contentent de voir
leur liberté garantie par vos armes, puisqu'ils ne peuvent plus la défendre eux-
mêmes. Mais, dit-on, quelques-unes de ces villes ont embrassé le parti
d'Antiochus. [26] D'autres ne se sont-elles pas précédemment déclarées pour
Philippe, comme les Tarentins pour Pyrrhus? Et sans citer une foule de peuples,
Carthage jouit de ses lois et de sa liberté. [27] Voyez, pères conscrits,
jusqu'à quel point cet exemple vous engage. Vous n'accorderez pas à l'ambition
d'Eumène ce que vous avez refusé à votre juste ressentiment. [28] Les Rhodiens,
dans cette guerre, comme dans toutes celles que vous avez faites sur cette côte,
vous ont-ils secondés de toute leur puissance, de toutes leurs forces, c'est ce
dont nous vous laissons juges. Aujourd'hui que la paix est faite, nous osons
vous donner un conseil; en daignant le suivre, vous prouverez à l'univers que si
vous savez vaincre, vous usez plus noblement encore de la victoire. » Ce
discours parut digne de la grandeur romaine.
[55] [1] Après les Rhodiens, vinrent les ambassadeurs d'Antiochus. Ils prirent
le ton ordinaire de suppliants, confessèrent l'erreur de leur maître et
conjurèrent le sénat [2] de consulter plutôt sa clémence que les torts du roi,
déjà assez et trop cruellement puni. Ils finirent en lui demandant de ratifier
la paix accordée par le général L. Scipion et d'en confirmer les conditions. [3]
Le sénat y donna en effet son approbation, et peu de jours après le peuple la
sanctionna. Le traité fut signé dans le Capitole par Antipater, chef de
l'ambassade et neveu du roi Antiochus. [4] On reçut ensuite également les autres
députations venues de l'Asie, et on leur fit à toutes la même réponse: « Dix
commissaires seraient, suivant l'usage, envoyés par le sénat pour examiner et
régler les affaires de l'Asie. [5] Ils prendraient en substance les mesures
suivantes: ils attribueraient à Eumène toutes les provinces en deçà du mont
Taurus, qui auraient été comprises dans les limites des états d'Antiochus, à la
réserve de la Lycie et de la Carie, jusqu'au Méandre, qui seraient données aux
Rhodiens. [6] Parmi les autres villes d'Asie, celles qui avaient été tributaires
d'Attale auraient à payer leur tribut à Eumène, celles qui avaient été
tributaires d'Antiochus seraient libres et indépendantes. » [7] Les dix
commissaires désignés furent: Q. Minucius Rufus, L. Furius Purpurio, Q. Minucius
Thermus, Ap. Claudius Néro, Cn. Cornélius Mérula, M. Junius Brutus, L.
Aurunculéius, L. Aemilius Paulus, P. Cornélius Lentulus, P. Aelius Tubéro.
[56] [1] Ils eurent plein pouvoir pour toutes les affaires qui exigeraient une
solution pressée. La base de leurs opérations fut posée par le sénat: [2] « La
Lycaonie entière, les deux Phrygies, la Mysie, les forêts royales, toutes les
places de la Lydie et de l'Ionie, à la réserve de celles qui se trouvaient
libres le jour de la bataille contre le roi Antiochus, et nommément Magnésie du
Sypile et Carie surnommée Hydréta, [3] avec la partie de son territoire qui
s'étend vers la Phrygie, les châteaux et les bourgs situés au-delà du Méandre,
toutes les places, [4] à la réserve de celles qui étaient libres avant la
guerre, entre autres Telmesse, et les forts de son territoire qui avait
appartenu précédemment à Ptolémée le Telmissien, toutes ces possessions devaient
être cédées à Eumène. [5] Les Rhodiens devaient avoir la Lycie, à l'exception de
cette même ville de Telmesse, de ses forts et de son territoire qui avaient
appartenu à Ptolémée le Telmissien; on ne les donnait ni à Eumène ni aux
Rhodiens. [6] Ces derniers devaient encore avoir la partie de la Carie voisine
de l'île de Rhodes, au-delà du Méandre, les places, les bourgs, les châteaux et
les terres qui s'étendent vers la Pisidie, toujours à la réserve de celles de
ces places qui étaient libres la veille de la bataille. [7] Les Rhodiens, après
avoir rendu grâces au sénat de ces faveurs, réclamèrent pour la ville de Soles
en Cilicie. « Elle était, disaient-ils, comme Rhodes, originaire d'Argos: cette
parenté avait établi entre les peuples une affection fraternelle. Ils
demandaient comme une grâce extraordinaire qu'on voulût bien la soustraire au
despotisme du roi. » [8] On fit appeler les envoyés d'Antiochus et on leur
communiqua la requête. Mais on ne put rien obtenir d'Antipater qui invoquait la
foi des traités et accusait les Rhodiens de les enfreindre en réclamant non
seulement la ville de Soles, mais encore la Cilicie et en franchissant le mont
Taurus. [9] Le sénat rappela les Rhodiens et leur fit connaître la résistance
opiniâtre de l'ambassadeur syrien, et ajouta que si les Rhodiens y croyaient
l'honneur de leur république intéressé, le sénat emploierait tout son crédit
pour vaincre l'obstination des envoyés d'Antiochus. [10] Les Rhodiens
renouvelèrent alors avec plus de chaleur leurs protestations de reconnaissance,
et déclarèrent qu'ils aimaient mieux céder à l'orgueil d'Antipater, que d'être
cause d'une rupture. Ainsi rien ne fut changé à la situation de Soles.
[57] [1] Vers le même temps une ambassade des Marseillais vint annoncer que le
préteur L. Baebius, parti pour sa province d'Espagne, avait été surpris en route
par les Ligures; [2] qu'une grande partie de ses troupes avait péri, et que,
blessé lui-même, il s'était réfugié avec une faible escorte et sans licteurs à
Marseille, où il était mort trois jours après. [3] À cette nouvelle, le sénat
ordonna par un décret à P. Junius Brutus, propréteur d'Étrurie, de remettre son
gouvernement et son armée à l'un de ses lieutenants, à son choix, pour se rendre
lui-même dans l'Espagne ultérieure et se mettre à la tête de cette province. [4]
Ce sénatus- consulte fut envoyé en Étrurie par le préteur Sp. Postumius avec un
message de sa main, [5] et le propréteur P. Junius Brutus partit pour l'Espagne.
Quelque temps avant son arrivée, Paul-Émile qu'il allait remplacer, et qui
s'illustra plus tard par la défaite du roi Persée, avait voulu venger ses
défaites de l'année précédente, et, rassemblant à la hâte une armée, il livra
bataille aux Lusitaniens, [6] les vainquit et les mit en déroute, leur tua
dix-huit mille hommes, leur fit deux mille trois cents prisonniers et força leur
camp. Le bruit de cette victoire rétablit le calme en Espagne. [7] La même
année, trois jours avant les calendes de janvier, une colonie latine fut
conduite à Bologne par les triumvirs L. Valérius Flaccus, M. Atilius Serranus et
L. Valérius Tappus. [8] Elle se composait de trois mille personnes; les
chevaliers reçurent soixante-dix arpents et les autres colons cinquante. Ces
terres avaient été enlevées aux Gaulois Boïens, qui eux-mêmes les avaient
conquises sur les Étrusques. [9] La même année, la censure fut briguée par
plusieurs personnages de distinction, et leur candidature, qui était déjà par
elle-même une cause de débats assez vifs, excita une contestation encore plus
sérieuse. [10] Les candidats étaient T. Quinctius Flamininus, P. Cornélius
Scipio, fils de Cnéius, L. Valérius Flaccus, M. Porcius Caton, M. Claudius
Marcellus et M. Acilius Glabrion, le vainqueur des Thermopyles. [11] Ce dernier,
qui par de nombreuses distributions avait mis dans ses intérêts un grand nombre
de citoyens, était surtout l'objet de la faveur du peuple. [12] Les nobles,
indignés de se voir préférer un homme nouveau, le firent accuser par les tribuns
P. Sempronius Gracchus et C. Sempronius Rutilus, de n'avoir pas fait porter
devant lui à son triomphe, ni versé dans le trésor public, une partie de
l'argent et du butin pris dans le camp d'Antiochus. [13] Les lieutenants et les
tribuns des soldats firent des dépositions contradictoires. À la tête des
témoins on remarquait Caton; mais sa candidature diminuait l'autorité de sa
parole ordinairement si respectée à cause de sa conduite irréprochable. [14] Il
attestait n'avoir pas vu au triomphe les vases d'or et d'argent qu'après la
prise du camp ennemi il avait distingués au milieu des autres dépouilles. [15]
Enfin Glabrion renonça à sa candidature afin de faire retomber tout l'odieux sur
son accusateur; il déclara qu'il laissait le champ libre à un compétiteur, homme
nouveau comme lui, qui, pour réussir, avait recours à un monstrueux parjure,
sans provoquer comme lui l'indignation des nobles.
[58] [1] Une amende de cent mille as avait été prononcée contre Glabrion.
L'affaire fut débattue à deux reprises. À la troisième, l'accusé s'étant désisté
de sa demande, le peuple ne voulut point sanctionner l'amende, et les tribuns
abandonnèrent la poursuite. [2] Les censeurs nommés furent T. Quinctius
Flamininus et M. Claudius Marcellus. [3] À la même époque L. Aemilius Régillus,
qui avait vaincu sur mer l'amiral d'Antiochus, eut audience du sénat, hors de la
ville, dans le temple d'Apollon. Il rendit compte de ses exploits, fit connaître
la force des flottes qu'il avait eues à combattre, le nombre des vaisseaux qu'il
avait pris ou coulés à fond, et presque tous les sénateurs lui décernèrent le
triomphe naval. [4] Il triompha aux calendes de février. Dans cette cérémonie il
fit porter devant lui quarante-neuf couronnes d'or, mais une somme bien modique
comparativement à la puissance du roi vaincu: cette somme n'était que de
trente-quatre mille sept cents tétradrachmes attiques, et cent trente et un
mille trois cents cistophores. [5] Le sénat décréta ensuite des supplications
pour les succès de L. Aemilius en Espagne. [6] Peu de jours après, L. Scipion
revint à Rome, et, pour rivaliser de gloire avec son frère, se fit donner le
surnom d'Asiatique. [7] Il rendit compte de sa conduite au sénat et devant le
peuple. On fit observer qu'on avait donné à cette guerre beaucoup plus
d'importance qu'elle n'offrait réellement de difficultés, qu'une seule bataille
rangée avait suffi pour la terminer; d'ailleurs la gloire de ce succès avait été
déflorée d'avance par la victoire des Thermopyles. [8] À vrai dire, c'étaient
les Étoliens qu'on avait combattus aux Thermopyles, plutôt que le roi. Antiochus
n'y avait engagé qu'une très faible partie de ses forces. En Asie, au contraire,
Scipion avait eu à lutter contre toutes les forces de l'Asie, contre les
auxiliaires des nations diverses, appelés du fond de l'Orient.
[59] [1] Ce fut donc avec raison que Rome rendit aux dieux immortels les plus
grands honneurs pour avoir facilité une victoire si importante, et qu'elle
décerna le triomphe au général. Il triompha dans le mois intercalaire, la veille
des calendes de Mars. [2] La pompe qu'il déploya fut plus remarquable que
n'avait été celle du triomphe de l'Africain, son frère; mais si l'on considère
les faits, la grandeur des périls et la difficulté des opérations, ce triomphe
n'était pas plus comparable à l'autre, que l'Asiatique à l'Africain,
qu'Antiochus à Hannibal. [3] Lucius fit porter devant lui deux cent
trente-quatre drapeaux, cent trente-quatre effigies de villes, douze cent trente
et une dents d'éléphants, deux cent trente-quatre couronnes d'or, [4] cent
trente-sept mille quatre cent vingt livres pesant d'argent, deux cent
vingt-quatre mille tétradrachmes attiques, trois cent trente et un mille
soixante-dix cistophores; cent quarante mille philippes d'or, [5] quatorze cent
vingt-quatre livres pesant d'argent en vases d'argent ciselés, et mille
vingt-quatre en vases d'or. Les généraux syriens, des gouverneurs et des
courtisans, au nombre de trente-deux, marchèrent devant le char. [6] Les soldats
reçurent chacun vingt-cinq deniers, les centurions le double, les cavaliers le
triple; la solde et la ration de blé furent doublées: après le triomphe en Asie,
on avait distribué une double gratification. Lucius célébra ce triomphe environ
un an après l'expiration de son consulat.
[60] [1] Vers le même temps, le consul Cn. Manlius arrivait en Asie, et le
préteur Q. Fabius Labéo avait rejoint la flotte. [2] Les Gallo-Grecs pouvaient
exercer la valeur du consul, mais la mer était libre depuis la défaite
d'Antiochus. Fabius, après avoir cherché de quel côté il tournerait ses armes,
parce qu'il ne voulait pas rester inactif dans sa préture, se décida à passer
dans l'île de Crète. [3] Cydonie était en guerre avec Gortyne et Cnossos, et
grand nombre de prisonniers romains ou italiens, étaient, disait-on, réduits à
l'esclavage dans toutes les parties de l'île. [4] Le préteur partit d'Éphèse
avec sa flotte, et, en abordant au rivage de Crète, il fit ordonner aux villes
de mettre bas les armes, de chercher tout ce qu'il pouvait y avoir de
prisonniers dans leurs murs et dans les campagnes, et de les lui renvoyer avec
des ambassadeurs qui s'occuperaient avec lui des intérêts communs des Crétois et
des Romains. [5] Les Crétois ne s'effrayèrent pas beaucoup de ces ordres.
Gortyne fut la seule qui rendit ses prisonniers. [6] Valérius Antias prétend que
la crainte de la guerre fit renvoyer quatre mille prisonniers de tous les points
de l'île; et qu'à défaut d'autre titre, cette seule considération détermina le
sénat à décerner le triomphe naval à Fabius. [7] De la Crète, Fabius retourna à
Éphèse: de là il détacha trois vaisseaux vers la côte de Thrace pour chasser
d'Aenos et de Maronée les garnisons d'Antiochus, et rendre la liberté à ces deux
villes.
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