LIVRE XXXIII.
1 [1] Tels furent les événements qui eurent lieu pendant l'hiver. Au
commencement du printemps, Quinctius manda le roi Attale à Elatia; il voulait
soumettre les Béotiens, dont les esprits incertains avaient flotté jusqu'alors
entre les deux partis. Il prit sa route à travers la Phocide, et alla camper à
cinq milles de Thèbes, capitale de la Béotie. [2] Le lendemain, il prit avec lui
les soldats d'un seul manipule, et, accompagné d'Attale ainsi que des nombreuses
députations qui venaient de toutes parts au-devant de lui, il continua sa marche
vers la ville. Il avait ordonné aux deux mille hastats d'une légion de le suivre
à la distance de mille pas. [3] À moitié chemin à peu près, il rencontra le
préteur des Béotiens, Antiphile; le reste des habitants était sur les remparts,
afin d'apercevoir de loin le général romain et le roi. [4] On ne voyait autour
de Quinctius et d'Attale que très peu de gens armés et de soldats; les hastats,
qui les suivaient de loin, étaient cachés par les sinuosités du chemin et la
profondeur des vallées. [5] Quinctius, en approchant de la ville, ralentit sa
marche, comme pour saluer la foule qui sortait des murs et venait à sa
rencontre; il voulait donner à ses hastats le temps de le rejoindre. [6] Les
habitants, poussés en avant par le licteur, n'aperçurent la troupe armée qui
arriva sur leurs pas que lorsqu'on fut arrivé au logement du général. [7] Ils
crurent alors que la trahison du préteur Antiphile avait livré la ville et
restèrent interdits. On ne doutait pas que l'assemblée publique indiquée pour le
lendemain pût discuter les affaires en toute liberté; [8] mais chacun dissimula
une douleur inutile et qu'il eût été dangereux peut-être de laisser voir.
2 [1] Dans l'assemblée, Attale prit la parole le premier. Il commença par
rappeler les services que ses ancêtres et lui-même avaient rendus soit à toute
la Grèce en général, soit aux Béotiens en particulier; [2] mais, trop âgé et
trop faible pour supporter les efforts qu'exige un discours soutenu, il se tut
tout à coup et tomba sans connaissance. [3] On s'empressa de le relever et de
l'emporter: il avait une partie du corps paralysée. Cet accident suspendit
quelque temps l'assemblée. [4] Aristène, préteur des Achéens, prononça ensuite
un discours, qui fit d'autant plus d'impression qu'il donnait aux Béotiens les
mêmes conseils qu'il avait donnés aux Achéens. [5] Quinctius ajouta quelques
mots seulement pour vanter la bonne foi des Romains plus que leur puissance ou
la force de leurs armes. [6] Dicéarque de Platée proposa et lut alors un projet
de loi qui avait pour but de faire alliance avec les Romains; personne n'osa le
combattre, et la loi fut adoptée et ratifiée par toutes les cités de la Béotie.
[7] Puis l'assemblée se sépara. Quinctius ne resta à Thèbes que le temps
nécessaire pour être rassuré sur l'accident d'Attale; [8] lorsqu'il eut la
certitude que la vie du prince n'était pas en danger, et que cette attaque
soudaine le priverait seulement de l'usage de ses membres, il le laissa achever
son rétablissement, [9] et retourna à Elatia, d'où il était parti. Les Béotiens
étaient à leur tour, comme les Achéens l'avaient été avant eux, engagés dans
l'alliance de Rome, et Quinctius se trouvait tranquille et sans inquiétude sur
ses derrières; il put donc diriger toute son attention vers Philippe et
s'occuper de terminer la guerre.
3 [1] Philippe, de son côté, voyant que ses ambassadeurs n'avaient rapporté de
Rome aucune espérance de paix, [2] commença, dès les premiers jours du
printemps, à faire des levées dans toutes les villes de son royaume. La jeunesse
manquait. Les guerres continuelles soutenues depuis tant de siècles par la
Macédoine avaient épuisé sa population. [3] Pendant son règne même, les
batailles navales contre Attale et les Rhodiens, et les combats de terre contre
les Romains avaient moissonné un grand nombre d'hommes. [4] Aussi était-il
réduit non seulement à enrôler des recrues depuis l'âge de seize ans, mais à
rappeler sous les drapeaux quelques vétérans, qui conservaient encore un reste
de vigueur. [5] Ce fut ainsi qu'il compléta son armée, et, vers l'équinoxe du
printemps, il réunit toutes ses forces à Dium, y établit ses quartiers, et
attendit les ennemis, en exerçant chaque jour ses soldats. [6] À la même époque,
Quinctius partit d'Elatia, passa devant Thronium et Scarphée, et arriva aux
Thermopyles. [7] L'assemblée générale des Étoliens, qui devait se tenir à
Héraclée, y délibérait sur le nombre des troupes auxiliaires qu'on enverrait aux
Romains. Quinctius s'y arrêta, [8] et, lorsqu'il connut la décision des alliés,
il s'avança d'Héraclée à Xyniae en trois jours, prit position sur les confins
des Énianes et des Thessaliens, et attendit les secours des Étoliens. [9] Il les
vit bientôt arriver, sous la conduite de Phaeneas, au nombre de deux mille
hommes d'infanterie et de quatre cents chevaux; et, pour ne pas leur laisser
ignorer pourquoi il s'était arrêté, il se remit aussitôt en marche. [10]
Lorsqu'il fut entré sur le territoire de la Phthiotide, il fut rejoint par cinq
cents Crétois de Gortyne, sous la conduite de Cydas, et par trois cents
Apolloniates armés comme les Crétois; et, peu de temps après, par Amynander à la
tête de douze cents fantassins athamans. [11] Philippe, en apprenant que les
Romains avaient quitté Elatia, comprit qu'il aurait bientôt à livrer une
bataille décisive; il crut donc devoir haranguer ses soldats. [12] Après leur
avoir rappelé ce qu'il leur avait déjà dit tant de fois de la valeur de leurs
ancêtres et de la gloire militaire des Macédoniens, il en vint aux
considérations qui faisaient en ce moment sur leur esprit la plus grande
impression de terreur, et à celles qui pouvaient relever leur courage et leur
rendre quelque espoir.
4 [1] À la défaite essuyée dans les défilés de l'Aoüs, par suite de la frayeur
qui avait dispersé la phalange, il opposait l'échec des Romains forcés de lever
le siège d'Atrax. [2] « Encore, ajoutait-il, si, dans le premier combat, ils
n'avaient pu se maintenir en possession des gorges de l'Épire, la faute en était
d'abord à ceux qui avaient défendu leur poste avec négligence, [3] ensuite aux
troupes légères et aux soldats mercenaires qui n'avaient pas fait leur devoir
dans l'action même; mais la phalange avait tenu bon, et toutes les fois qu'elle
se trouverait dans un terrain uni, qu'elle aurait à soutenir un combat régulier,
elle demeurerait invincible. » [4] L'armée à la tête de laquelle Philippe
attendait ses ennemis se composait de seize mille hommes, l'élite de ses troupes
et de son royaume, de deux mille peltastes ou soldats armés de la cétra, de deux
mille Thraces et d'un nombre égal d'Illyriens de la peuplade des Tralles, [5]
d'un ramas d'aventuriers de plusieurs nations qu'il avait pris à sa solde comme
auxiliaires au nombre de mille environ, enfin de deux mille chevaux. [6] Les
Romains avaient des forces à peu près égales; seulement leur cavalerie se
trouvait supérieure en nombre, grâce aux renforts des Étoliens.
5 [1] Quinctius porta son camp près de Thèbes en Phthiotide, et s'étant flatté
de l'espoir que Timon, le plus considérable des habitants, lui livrerait la
ville, il s'approcha des murs avec un détachement de cavaliers et de troupes
légères. [2] Son attente fut déçue: non seulement il eut à soutenir un combat
contre des Thébains qui avaient fait une sortie, mais il aurait même couru les
plus grands dangers, sans un renfort d'infanterie et de cavalerie qui accourut
du camp fort à propos pour le dégager. [3] Ne pouvant compter sur le succès
d'une espérance si légèrement conçue, il renonça momentanément à toute tentative
pour s'emparer de la ville. [4] Il savait d'ailleurs que Philippe était déjà en
Thessalie, sans connaître toutefois d'une manière précise sur quel point de la
contrée il se trouvait; il envoya donc ses soldats dans différentes directions
pour faire couper et préparer les pieux nécessaires aux retranchements. [5] Les
Macédoniens, et les Grecs faisaient usage aussi de retranchements; mais les
pieux dont ils se servaient n'étaient ni faciles à transporter, ni propres à
consolider une palissade. [6] Ils coupaient des arbres trop gros et trop
branchus pour que le soldat pût les porter avec ses armes; et lorsqu'ils les
avaient fixés en terre devant leur camp afin d'en fermer l'accès, il ne fallait
pas de grands efforts pour détruire ce rempart. [7] En effet les troncs de ces
gros arbres étaient clairsemés, et leurs branches nombreuses et fortes offraient
une prise si commode que deux ou trois jeunes gens au plus suffisaient pour
arracher un arbre. [8] L'ouverture de cette brèche formait aussitôt une espèce
de porte par laquelle on pouvait entrer sans que les ennemis eussent à leur
portée des matériaux pour la boucher. [9] Les Romains au contraire se servent de
pieux légers, à deux, trois ou au plus à quatre dents, pour que le soldat
puisse, sans être embarrassé, en porter plusieurs à la fois avec ses armes, qui
sont suspendues derrière son dos. [10] Lorsqu'ils les fixent en terre, ils ont
soin de les serrer les uns contre les autres et de les entrelacer de telle sorte
qu'on ne distingue pas à quel tronc appartient chaque branche. [11] Ces pieux
sont en outre aigus et se croisent dans tous les sens, de manière à ne laisser
ni assez de place pour passer la main, [12] ni assez de prise pour qu'on puisse
les tirer; leur entrelacement en forme un tout indissoluble; et lors même qu'on
parviendrait à en arracher un, la brèche n'est pas considérable et il très
facile de la réparer.
6 [1] Le lendemain, Quinctius se porta en avant; ses soldats étaient munis de
pieux et prêts à se retrancher au besoin. [2] Il s'arrêta bientôt à six milles
environ de Phères, et détacha des éclaireurs pour savoir en quel endroit de la
Thessalie se trouvait l'ennemi, et quels étaient ses projets. [3] Philippe était
dans le voisinage de Larissa. Instruit que les Romains s'étaient avancés de
Thèbes à Phères, il voulut lui-même décider au plus tôt la querelle par une
bataille, marcha droit aux ennemis et vint camper à quatre milles environ de
Phères. [4] Le jour suivant, les troupes légères des deux armées sortirent pour
s'emparer des hauteurs qui dominaient la ville. Les Romains et les Macédoniens
étaient à peu près à la même distance de l'élévation vers laquelle ils se
dirigeaient, lorsque s'étant vus les uns les autres, ils s'arrêtèrent alors [5]
et envoyèrent des courriers à leurs camps respectifs pour annoncer la rencontre
inattendue qu'ils avaient faite et demander de nouveaux ordres; puis ils
attendirent la réponse sans faire le moindre mouvement. [6] On leur enjoignit ce
jour-là de ne point en venir aux mains et de rentrer au camp. Le lendemain il y
eut un combat de cavalerie autour des hauteurs; les Étoliens contribuèrent
puissamment à mettre en fuite les troupes du roi, qui furent refoulées dans leur
camp. [7] On ne pouvait engager une action générale sur un terrain tout parsemé
d'arbres, où le voisinage de la ville avait multiplié les jardins, et dans des
chemins étroits, souvent entrecoupés de murs. [8] Les généraux se décidèrent
donc, chacun de son côté, à quitter cette position, et tous deux, comme de
concert, prirent la route de Scotusa. Philippe espérait y faire la moisson;
Quinctius voulait prévenir l'ennemi et détruire la récolte. [9] Pendant un jour
entier les deux armées, séparées par une chaîne non interrompue de montagnes,
continuèrent leur marche sans se voir. [10] Les Romains campèrent près d'Érétrie
dans la Phthiotide, les Macédoniens sur les bords de l'Oncheste. [11] Le
lendemain il en fut de même; Philippe s'arrêta près de Melambium sur le
territoire de Scotusa, Quinctius dans les environs de Thetideum, au pays de
Pharsale, sans que l'un ou l'autre connût la position respective de son
adversaire. [12] Le troisième jour une pluie d'orage suivie d'épaisses ténèbres
retint les Romains dans leur camp de peur de quelque surprise.
7 [1] Philippe, voulant hâter sa marche, donna aussitôt après la pluie l'ordre
du départ, sans s'effrayer des nuages qui s'abaissaient vers la terre; [2] mais
le brouillard qui couvrait le ciel était si épais que les porte-enseignes ne
distinguaient pas le chemin, ni les soldats leurs enseignes; on marchait au
hasard et en désordre, en se laissant guider par des cris confus, comme des gens
égarés pendant la nuit. [3] Quand on eut franchi les hauteurs nommées
Cynoscéphales, et qu'on y eut laissé un corps nombreux d'infanterie et de
cavalerie, on éleva des retranchements. [4] Le proconsul resta dans son camp de
Thetideum; mais il envoya à la découverte de l'ennemi dix escadrons de cavalerie
et mille hommes d'infanterie, en leur recommandant de se tenir en garde contre
les surprises que l'obscurité du jour pourrait favoriser, même dans les lieux
découverts. [5] Ces éclaireurs furent à peine arrivés près des hauteurs occupées
par les Macédoniens, que les deux partis, effrayés l'un de l'autre, demeurèrent
en repos et comme frappés de stupeur: puis ils détachèrent des courriers vers
leur camp respectif, et, s'étant remis du premier effroi causé par cette
rencontre inattendue, ils sortirent de leur inaction. [6] Le combat fut engagé
d'abord par quelques soldats qui s'avancèrent hors des rangs; puis des renforts
vinrent soutenir ceux qui pliaient, et la mêlée s'étendit. Les Romains ayant le
désavantage, dépêchèrent courriers sur courriers à leur général pour lui faire
connaître leur situation. [7] Quinctius fit partir à la hâte cinq cents chevaux
et deux mille fantassins, choisis surtout parmi les Étoliens, sous la conduite
de deux tribuns militaires. Ce détachement rétablit le combat, [8] changea même
la fortune, et les Macédoniens, pliant à leur tour, firent demander du secours
au roi. Philippe, qui, à cause de l'obscurité, ne s'attendait à rien moins qu'à
combattre ce jour- là, et qui avait envoyé presque toutes ses troupes au
fourrage, resta quelque temps dans l'incertitude et l'embarras. [9] Toutefois,
comme les courriers se succédaient, et que déjà le brouillard, laissant à
découvert le sommet des hauteurs, permettait de voir les Macédoniens refoulés
sur l'éminence la plus élevée, et tenant moins par la force de leurs armes que
grâce à leur position, [10] le roi sentit qu'il valait mieux commettre toute son
armée aux hasards d'une bataille que d'en sacrifier une partie en l'abandonnant
sans défense. [11] Il ordonna donc au chef des mercenaires, Athénagoras, de se
porter en avant avec tous les auxiliaires, à l'exception des Thraces, et avec la
cavalerie macédonienne et thessalienne. [12] Chassés par leur arrivée, les
Romains descendirent des hauteurs, et ne s'arrêtèrent que lorsqu'ils furent
parvenus en plaine. [13] S'ils ne furent pas culbutés et mis en déroute, ils en
furent surtout redevables à la cavalerie des Étoliens, qui était alors de
beaucoup la meilleure de toute la Grèce, tandis que leur infanterie était
inférieure à celle de leurs voisins.
8 [1] La nouvelle de ce succès, exagérée par les courriers qui arrivaient l'un
sur l'autre du champ de bataille, en criant que les Romains fuyaient épouvantés,
[2] fixa les irrésolutions et les incertitudes de Philippe. Il disait d'abord
qu'une action générale était imprudente, que ni le lieu ni la circonstance
n'étaient favorables; mais il se décida enfin à faire sortir ses troupes et à
les ranger en bataille. [3] Le général romain en fit autant, parce qu'il y était
contraint, plutôt que pour profiter d'une bonne occasion. Il plaça les éléphants
en avant de ses lignes et laissa l'aile droite à la réserve; avec la gauche et
toutes les troupes légères il marcha à l'ennemi. [4] Il rappelait à ses soldats
« qu'ils avaient affaire à ces mêmes Macédoniens qui, dans les gorges de
l'Épire, au milieu d'une ceinture de montagnes et de fleuves, avaient été
débusqués par eux, malgré les difficultés du terrain qu'il avait fallu vaincre,
et défaits en bataille rangée; [5] à ces mêmes hommes, dont ils avaient triomphé
sous la conduite de son prédécesseur P. Sulpicius, lorsqu'ils bloquaient
l'entrée de l'Eordaea. Il ajoutait que ce qui avait soutenu jusqu'ici la
Macédoine, c'était sa réputation et non sa puissance, et que ce prestige même
s'était enfin dissipé. » [6] Déjà il avait rejoint ceux des siens qui
étaient au fond de la vallée. La présence de leur général et de son armée les
ranima; ils recommencèrent le combat, et, faisant une nouvelle charge, ils
culbutèrent une seconde fois l'ennemi. [7] Philippe, de son côté, se mit à la
tête des peltastes et de l'aile droite de l'infanterie, qu'on appelait phalange,
et qui composait toute la force d'une armée macédonienne; il s'avança contre les
Romains au pas de course, [8] et laissa à Nicanor, l'un de ses courtisans,
l'ordre de le suivre de près avec le reste des troupes. [9] En arrivant sur la
hauteur, et en voyant des armes et quelques cadavres gisant à terre, qui lui
annonçaient qu'on avait combattu à cette place, que les Romains avaient été
repoussés et que le fort de l'action s'était concentré autour du camp ennemi, il
fut d'abord transporté de joie; [10] mais bientôt, lorsqu'il aperçut les siens
qui revenaient en désordre, et la terreur qui avait passé dans leurs rangs, il
éprouva un moment d'inquiétude et balança s'il ne battrait pas en retraite. [11]
Enfin l'approche de l'ennemi, le danger des Macédoniens qu'on massacrait dans
leur fuite, l'impossibilité de les sauver s'il ne s'avançait pour les défendre,
et le peu de sûreté que lui offrait à lui-même la retraite, [12] l'obligèrent,
quoiqu'il n'eût pas encore été rejoint par le reste de ses forces, à courir les
chances d'une bataille générale. Il plaça donc à l'aile droite la cavalerie et
les troupes légères qui avaient pris part au combat, [13] et ordonna aux
peltastes et à la phalange de quitter leurs piques, dont la longueur était
embarrassante, et de mettre l'épée à la main. [14] En même temps, pour éviter
que son armée ne fût facilement rompue, il diminua de moitié le front de
bataille et doubla la profondeur des rangs, de manière à présenter plus de
longueur qui de largeur. Il recommanda aussi de serrer les rangs, et de ne
laisser aucun intervalle entre les hommes et les armes.
9 [1] Quinctius, après avoir reçu et placé dans sa ligne de bataille ceux qui
avaient déjà combattu, fit sonner la charge. [2] Jamais, dit-on, cri plus
terrible ne retentit au commencement d'une action; le hasard voulut que les deux
armées se fissent entendre en même temps, et que tout le monde prît part à ce
cri, combattants, corps de réserve et troupes qui venaient se jeter dans la
mêlée. [3] Le roi fut vainqueur à l'aile droite, grâce surtout à l'avantage de
la position qu'il avait prise sur les hauteurs; sa gauche était dans le plus
grand désordre; l'arrivée de la phalange, placée à l'arrière-garde, y avait jeté
le trouble. [4] Le centre, plus voisin de la droite, restait immobile, comme
s'il assistait au spectacle d'un combat qui lui était indifférent. [5] L'autre
partie de la phalange, qui venait de se porter en avant, était encore dans la
confusion d'une marche et prête à continuer son mouvement plutôt qu'en ordre de
bataille et disposée pour un combat; à peine avait- elle pu s'établir sur la
hauteur. [6] Sans lui laisser le temps de se former, et sans s'inquiéter de ce
que son aile droite lâchait pied, Quinctius fit avancer ses éléphants, et fondit
brusquement sur les ennemis, pensant que la déroute de ce corps entraînerait
celle du reste de l'armée. [7] Son espoir ne fut pas trompé. Les Macédoniens
effrayés tournèrent le dos et prirent la fuite, dès qu'ils aperçurent les
éléphants; [8] tous leurs compagnons d'armes les suivirent. Alors un tribun
militaire, obéissant comme à une inspiration soudaine, prit avec lui vingt
manipules, se détacha de la division romaine, dont la victoire n'était plus
douteuse, fit un léger détour et tomba par derrière sur la droite des ennemis.
[9] Aucune armée, ainsi chargée en queue, n'eût pu résister au choc; mais ce qui
augmenta la confusion ordinaire en pareille circonstance, [10] ce fut la
pesanteur et l'immobilité de la phalange macédonienne, qui ne pouvait faire face
de tous côtés. D'ailleurs les assaillants, qui avaient d'abord lâché pied et
qui, profitant alors de sa terreur, la pressaient en tête, ne lui eussent pas
permis le moindre mouvement. [11] Enfin elle avait même perdu l'avantage du
terrain; car en descendant de la hauteur et poursuivant les ennemis qu'elle
avait repoussés, elle avait livré sa position aux manipules romains qui
l'avaient tournée par derrière. Une partie des Macédoniens se fit tuer sur la
place; le plus grand nombre jeta ses armes et prit la fuite.
10 [1] Philippe, accompagné de quelques fantassins et cavaliers seulement, gagna
d'abord une éminence plus élevée que les autres, afin de reconnaître en quel
état se trouvait son aile gauche. [2] Puis, lorsqu il vit la déroute générale et
les enseignes ainsi que les armes romaines qui brillaient sur toutes les
hauteurs voisines, il s'éloigna lui aussi du champ de bataille. [3] Quinctius se
mit à la poursuite des fuyards; mais tout à coup, apercevant les Macédoniens qui
dressaient leurs piques, et ne sachant pas quel était leur dessein, il fut
surpris de ce mouvement nouveau pour lui et s'arrêta quelques moments. [4]
Bientôt il apprit que c'était la manière dont les Macédoniens se rendaient, et
il songea à épargner des vaincus. [5] Mais ses soldats, ignorant que l'ennemi
eût renoncé à combattre et que leur général voulût leur accorder la vie, firent
une charge, massacrèrent les, premiers rangs, et mirent les autres en déroute.
[6] Le roi courut à toute bride jusqu'à Tempé. Il s'y arrêta un jour entier dans
les environs de Gonni pour rallier les débris de son armée. Les vainqueurs se
jetèrent sur le camp des Macédoniens, dans l'espoir d'y recueillir du butin; ils
le trouvèrent presque entièrement pillé par les Étoliens. [7] Cette journée
coûta huit mille hommes aux vaincus; on leur fit cinq mille prisonniers; les
Romains ne perdirent que sept cents hommes environ. [8] Si l'on en croit
Valérius, qui exagère toujours les chiffres outre mesure, on tua aux ennemis
quarante mille hommes. Quant aux prisonniers, il est plus modéré dans ses
calculs, et n'en porte le nombre qu'à cinq mille sept cents, [9] en y ajoutant
deux cent quarante et une enseignes militaires. Claudius compte chez les ennemis
trente-deux mille hommes tués, et quatre mille trois cents prisonniers. [10]
Pour nous, si mous avons adopté le chiffre le moins fort, ce n'est point qu'il
nous ait plu de le choisir; mais nous avons suivi Polybe, dont le témoignage a
quelque poids pour l'histoire des Romains en général, et surtout pour celle de
leurs expéditions en Grèce.
11 [1] Philippe rassembla tous les fuyards, qui, après avoir été dispersés par
les événements divers du combat, étaient parvenus à retrouver sa trace, envoya
l'ordre à Larissa de brûler tous les registres royaux, pour qu'ils ne tombassent
pas entre les mains des vainqueurs, et rentra en Macédoine. [2] Quinctius vendit
d'abord une partie des prisonniers et du butin, abandonna le reste aux soldats,
et partit pour Larissa, sans trop savoir encore quel chemin avait pris le roi et
quels projets il formait. [3] Il y reçut de la part de Philippe un
parlementaire, qui venait en apparence demander une trêve pour enlever et
ensevelir les morts, et en réalité solliciter un sauf-conduit pour des
ambassadeurs que son maître voulait lui envoyer. [4] Le proconsul accorda les
deux choses, et fit dire au roi qu'il ne devait pas se désespérer. Ce mot blessa
vivement les Étoliens; enorgueillis par le succès, ils se plaignaient déjà que
la victoire eût changé le général. [5] « Avant l'action, disaient-ils, il
n'était pas d'affaire grande ou petite dont il ne fit part à ses alliés;
maintenant il ne les appelait plus à aucune délibération; il décidait de tout
seul et à son gré. [6] Il cherchait sans doute à gagner personnellement la
faveur de Philippe; ainsi des fatigues et les dangers de la guerre auraient été
pour les Étoliens, l'avantage et les profits de la paix seraient pour le
proconsul. » [7] Les Étoliens avaient bien en effet perdu un peu de leur
crédit; mais ils ignoraient pourquoi on les traitait avec si peu d'égards. Ils
soupçonnaient d'une basse passion pour l'argent l'homme le plus inaccessible à
de pareils sentiments. [8] L'indignation de Quinctius contre les Étoliens avait
une cause légitime: leur insatiable avidité pour le pillage, l'arrogance avec
laquelle ils s'attribuaient l'honneur de la victoire, [9] et leur vanité si
blessante pour tout le monde. D'ailleurs il voyait qu'une fois Philippe abattu
et les forces de la Macédoine épuisées, il faudrait laisser les Étoliens
commander à la Grèce. Par ces considérations, il saisissait avec empressement
toutes les occasions de les rabaisser aux yeux de tous et de ruiner leur
influence.
12 [1] Une trêve de quinze jours avait été accordée à l'ennemi, et le jour était
pris pour une entrevue avec le roi. Avant que cette époque fût arrivée,
Quinctius convoqua les alliés, et leur communiqua les conditions de paix qu'il
se proposait de dicter. [2] Le roi des Athamas, Amynander, donna son avis en peu
de mots: « Le traité devait être conclu, dit-il, de telle sorte que, même en
l'absence des Romains, la Grèce fût assez forte pour faire respecter tout à la
fois la paix et sa liberté. » [3] Les Étoliens s'exprimèrent avec plus de
violence. Ils déclarèrent d'abord « que le général avait fait son devoir en
appelant ceux qui avaient partagé les fatigues de la guerre pour leur
communiquer les conditions de la paix. [4] Mais, ajoutèrent-ils, il était dans
la plus complète erreur, s'il croyait pouvoir assurer la paix aux Romains et la
liberté à la Grèce, sans ôter la vie ou du moins le trône à Philippe: ce qui lui
était très facile, s'il voulait profiter de ses avantages. » [5] Quinctius
répondit « que les Étoliens oubliaient ou le caractère des Romains ou le langage
qu'ils avaient tenu. [6] Dans toutes les assemblées et conférences précédentes,
ils avaient toujours parlé de paix et non d'une guerre d'extermination. [7] Les
Romains, de leur côté, fidèles à leur vieille habitude d'épargner les vaincus,
avaient donné une preuve éclatante de leur clémence en accordant la paix à
Hannibal et aux Carthaginois. [8] Mais sans parler de Carthage, combien de fois
ne s'était-on pas abouché avec Philippe lui-même? et jamais il n'avait été
question de le faire descendre du trône. Est-ce que sa défaite avait fait de la
guerre une lutte à mort? [9] Contre un ennemi qui a les armes à la main, il
était permis de déployer tout son acharnement; mais envers des vaincus, on ne
pouvait avoir que des sentiments de compassion. [10] La liberté de la Grèce leur
semblait menacée par la puissance des rois de Macédoine; mais une fois ce
royaume et ce peuple détruits, les Thraces, les Illyriens, les Gaulois mêmes,
nations farouches et indomptables, se répandraient sur la Macédoine et sur la
Grèce. [11] Il n'était pas prudent de renverser un ennemi voisin, pour ouvrir
l'entrée du pays à des ennemis plus redoutables et plus dangereux. » [12]
Interrompu par le préteur des Étoliens, Phaeneas, qui protestait que, si on
laissait maintenant échapper Philippe, on le verrait bientôt reparaître en armes
plus furieux, le proconsul ajouta: « Cessez vos cris tumultueux, il s'agit de
délibérer: les conditions de la paix enchaîneront le roi de manière à ce qu'il
ne puisse recommencer la guerre. »
13 [1] L'assemblée fut alors dissoute. Le lendemain, Philippe se rendit aux
défilés qui conduisent à la vallée de Tempé: c'était le lieu fixé pour
l'entrevue. [2] Le troisième jour il fut admis en présence des Romains et de
leurs alliés réunis en grand nombre. [3] Là Philippe fit très prudemment le
sacrifice volontaire de tout ce qu'il lui fallait abandonner pour obtenir la
paix; plutôt que de se le voir arracher par la force, [4] il déclara donc « que
toutes les cessions commandées par les Romains ou réclamées par leurs alliés
dans la conférence précédente, il y souscrivait, et que pour le reste il s'en
remettrait au sénat. » [5] Cette résignation semblait avoir fermé la
bouche à ses ennemis môme les plus acharnés; cependant l'Étolien Phaeneas prit
la parole au milieu du silence général [6] « Mais enfin, dit-il, nous
rendez-vous Pharsale, Larissa- Crémastè, Echinus et Thèbes-Phthies? » [7]
Philippe répondit qu'il ne s'opposait pas à ce qu'on reprît ces villes. Alors
une discussion s'éleva entre le général romain et les Étoliens au sujet de
Thèbes: [8] Quinctius prétendait qu'elle appartenait au peuple romain par le
droit de la guerre; car avant de commencer les hostilités, il s'était approché
de la ville avec son armée, il lui avait offert son amitié; mais quoiqu'elle eût
toute liberté d'abandonner le parti du roi, elle avait préféré l'alliance de
Philippe à celle des Romains. [9] Phaeneas répliquait que, pour récompenser les
Étoliens de leur coopération, on devait leur rendre ce qu'ils avaient possédé
avant la guerre, et que par le premier traité [10] il avait été stipulé que tout
le butin, tout ce qui pouvait être pris et emporté formeraient la part des
Romains, les terres et les villes conquises celle des Étoliens. [11] « C'est
vous, reprit alors Quinctius, vous même qui avez violé les conditions, lorsque
vous nous avez abandonnés pour faire votre paix particulière avec Philippe. [12]
Et quand ce traité subsisterait encore, il ne pourrait s'appliquer qu'aux villes
conquises. Or les cités de la Thessalie se sont volontairement soumises à nous.
» [13] Tous les alliés approuvèrent ces paroles; quant aux Étoliens, ils
ne s'en montrèrent pas seulement offensés dans le moment, mais le dépit les
poussa bientôt à une guerre qui fut pour eux la source de grands désastres. [14]
Philippe consentit à livrer pour otage son fils Démétrius et quelques-uns de ses
amis, et à payer deux cents talents. Pour le reste, il devait envoyer des
ambassadeurs à Rome; on lui accorderait à cet effet une trêve de quatre mois.
[15] Il fut convenu que si la paix n'était pas ratifiée par le sénat, on
rendrait au roi ses otages et son argent. Le principal motif qui décida le
général romain à hâter la conclusion de la paix, c'était, dit-on, la certitude
qu'Antiochus se préparait à passer en Europe et à y porter la guerre.
14 [1] À la même époque, et suivant quelques historiens, le même jour, les
Achéens défirent en bataille rangée, près de Corinthe, le lieutenant du roi
Androsthénès. [2] Philippe, qui voulait faire de cette ville une place d'armes
pour tenir en respect les cités de la Grèce, avait mandé les principaux
habitants sous prétexte de s'entendre avec eux sur le contingent de cavalerie
que Corinthe pourrait fournir pendant la guerre, et il les avait retenus comme
otages; [3] puis, aux cinq cents Macédoniens et aux huit cents aventuriers de
toute espèce qu'il y avait mis en garnison, [4] il avait ajouté mille
Macédoniens, douze cents Illyriens et Thraces, et huit cents Crétois; car il y
en avait au service, des deux partis. [5] Il y avait joint encore mille
Béotiens, Thessaliens et Acarnaniens, de manière à former un corps de six mille
hommes. C'étaient ces forces qui avaient inspiré à son lieutenant la confiance
de hasarder une bataille. [6] Nicostrate, préteur des Achéens, était à Sicyone
avec deux mille hommes d'infanterie et cent chevaux; mais comme ses soldats
étaient moins nombreux et moins aguerris, il n'osait sortir des murs. [7] Les
troupes du roi, tant fantassins que cavaliers, se répandaient donc dans les
campagnes et ravageaient les terres de Pellène, de Phliothe et de Cléonae. [8]
Elles vinrent enfin insulter aux craintes des Achéens jusque sous les murs de
Sicyone; elles montèrent même sur des vaisseaux et parcoururent toute la côte
d'Achaïe en la dévastant. [9] Bientôt les ennemis s'abandonnèrent à toute
l'audace et même à toute l'imprévoyance où peut emporter l'excès de la sécurité.
Nicostrate crut alors l'occasion favorable pour les attaquer à l'improviste; il
fit porter à toutes les villes des environs l'ordre secret [10] d'envoyer à un
jour fixe un nombre déterminé d'hommes, fournis par chacune d'elles, au mont
Apélaure en Stymphalie. [11] Tous furent exacts au rendez-vous. Il se mit
aussitôt en route, traversa le territoire de Phlionte, et arriva la nuit à
Cléonae, sans que personne soupçonnât ses projets. [12] Il avait avec lui cinq
mille fantassins, dont une partie était de troupes légères, et trois cents
cavaliers. Avec ces forces, il attendit les rapports des éclaireurs envoyés par
lui à la découverte de l'ennemi.
15 [1] Androsthénès ignorait tout cela; il était parti de Corinthe, et il alla
camper sur les bords du fleuve Némée, qui sépare les terres de Corinthe de
celles de Sicyone. [2] Là, il mit en réserve une moitié de ses troupes, partagea
l'autre en trois corps, composés exclusivement de cavalerie, et leur ordonna de
se disperser pour ravager en même temps les territoires de Pellène, de Sicyone
et de Phlionte. Ces trois corps s'éloignèrent dans des directions différentes.
[3] Instruit de ces dispositions à Cléonae, Nicostrate envoya sur-le-champ un
détachement nombreux de mercenaires occuper le défilé [4] qui donne passage sur
les terres de Corinthe, plaça sa cavalerie à l'avant-garde, afin qu'elle prît
les devants, et suivit lui-même aussitôt avec le reste de son armée formant deux
divisions. [5] L'une se composait de mercenaires et de troupes légères; l'autre,
des soldats armés du clipeus, et de l'élite des contingents fournis par chaque
ville. [6] Déjà toutes ces forces, infanterie et cavalerie, étaient à peu de
distance de l'ennemi, lorsque quelques Thraces fondirent sur les pillards
dispersés çà et là dans la campagne et portèrent tout à coup l'alarme dans le
camp d'Androsthénès. [7] Ce fut un coup bien imprévu pour ce capitaine, qui
n'avait jamais aperçu les Achéens, si ce n`est quelquefois sur les collines
situées en face de Sicyone. Voyant qu'ils n'osaient pas descendre dans la
plaine, il s'était imaginé qu'ils n'approcheraient jamais de Cléonae. [8] Il fit
sonner la trompette pour rappeler au camp ses soldats épars de tous côtés. En
attendant il ordonna à ceux qui lui restaient de s'armer à la hâte, et, malgré
leur petit nombre, il sortit à leur tête et se mit en bataille sur les bords du
fleuve. [9] Le reste de ses troupes, n'ayant pu ni se rassembler ni se former en
ligne, ne soutint pas le premier choc de l'ennemi. [10] Les Macédoniens étaient
accourus en plus grand nombre que les autres sous les drapeaux; ce fut grâce à
eux que la victoire resta longtemps douteuse. [11] À la fin, la fuite de leurs
camarades ayant découvert leurs ailes, ils se virent pressés de deux côtés à la
fois par les deux divisions ennemies, en flanc par les troupes légères, en tête
par les hommes armés du clipeus et de la cétra; ils sentirent que la bataille
était perdue et reculèrent d'abord, [12] puis ils furent enfoncés, prirent la
fuite à leur tour, et, jetant pour la plupart leurs armes, parce qu'ils
n'avaient plus aucun espoir de sauver leur camp, ils se dirigèrent vers
Corinthe. [13] Nicostrate envoya les mercenaires à leur poursuite, la cavalerie
et les Thraces auxiliaires contre ceux qui dévastaient les terres de Sicyone, et
en fit faire partout un grand carnage, plus grand peut-être que dans le combat
même. [14] Parmi ceux qui avaient ravagé Pellène et Phlionte, les uns, revenant
au camp en désordre et dans la plus complète ignorance de ce qui avait eu lieu,
tombèrent au milieu des postes ennemis, qu'ils prirent pour les leurs; [15] les
autres, soupçonnant la vérité à la vue des malheureux qu'ils rencontraient çà et
là, se dispersèrent dans tous les sens et furent enveloppés par les Grecs de la
campagne. [16] On compta dans cette journée quinze cents hommes tués et trois
cents faits prisonniers. Toute l'Achaïe se trouva délivrée d'une grande
inquiétude.
16 [1] Avant la bataille de Cynoscéphales, L. Quinctius avait mandé à Corcyre
les principaux citoyens de l'Acarnanie, seule contrée de la Grèce qui fût
demeurée fidèle à la cause des Macédoniens, et il avait cherché à y exciter un
commencement de révolte. [2] Deux motifs entre autres retenaient les Acarnaniens
dans l'alliance de Philippe: c'était d'abord leur fidélité naturelle, puis la
haine et la crainte que leur inspiraient les Étoliens. Une assemblée fut
convoquée à Leucade; [3] mais outre que tous les peuples de l'Acarnanie ne s'y
trouvèrent pas, ceux qui s'y étaient rendus ne furent pas du même avis. Les
principaux citoyens et les magistrats l'emportèrent cependant et firent décréter
une alliance particulière avec Rome. [4] Tous les peuples absents en furent
irrités. Au milieu du mécontentement général, survinrent deux des Acarnaniens
les plus considérables, Androclès et Échédème, envoyés par Philippe; ils firent
non seulement casser le décret qui consacrait l'alliance avec Rome, [5] mais
condamner par l'assemblée Archélaüs et Bianor, personnages influents, comme
coupables de trahison pour avoir proposé cette alliance. Ils obtinrent aussi la
déposition du préteur Zeuxide, pour avoir mis l'affaire en délibération. [6] Les
condamnés tentèrent alors une démarche téméraire, mais que l'événement justifia.
Leurs amis leur conseillaient de se soumettre à la circonstance, et de se
retirer à Corcyre auprès des Romains. [7] Ils aimèrent mieux se mettre à la
disposition du peuple, désarmer son ressentiment par cette conduite, ou courir
les risques d'être maltraités. [8] Ils se présentèrent donc au milieu de
l'assemblée qui était très nombreuse. Accueillis d'abord par des murmures et des
marques d'étonnement, ils le furent bientôt par un profond silence, chacun
respectant leur dignité passée et déplorant leur situation présente. [9] On leur
accorda la parole. Ils débutèrent par un langage suppliant; mais lorsque, dans
la suite, de leur discours, ils en furent arrivés à la justification de leur
conduite, ils s'exprimèrent avec toute la fermeté que donne l'innocence, [10] et
finirent même par oser se plaindre ouvertement de l'iniquité dont ils étaient
victimes, par accuser leurs ennemis de cruauté. Ils firent une telle impression
sur tous les esprits, [11] que le décret porté contre eux fut annulé presque
unanimement, sans que toutefois l'assemblée revînt à l'alliance de Philippe et
rejetât l'amitié des Romains.
17 [1] C'est à Leucade que ces décisions furent prises: cette ville était la
capitale de l'Acarnanie, et le lieu où se tenaient les assemblées générales des
peuples de la contrée. [2] Dès que la nouvelle de ce changement subit fut
parvenue à Corcyre, le lieutenant Flamininus partit avec sa flotte et alla
aborder à Leucade près de l'endroit qu'on appelle Heraeum. [3] Ensuite il se
présenta devant les murs avec toutes les machines et tous les instruments de
siège qu'on emploie pour forcer une ville, espérant que, dans le premier moment
de frayeur, les habitants feraient leur soumission. [4] Comme ils ne se
montraient pas disposés à traiter, Flamininus fit dresser les mantelets et les
tours et battre les murs à coups de bélier. [5] L'Acarnanie tout entière, située
entre l'Étolie et l'Épire, regarde l'occident et la mer de Sicile. [6] Leucade,
qui est une île aujourd'hui, séparée de l'Acarnanie par un détroit guéable et
percé de main d'homme, était alors une presqu'île rattachée à l'Acarnanie, vers
le couchant, par un isthme étroit, [7] ayant environ cinq cents pas de long et
cent vingt au plus de large. C'est sur celle langue de terre que se trouve la
ville de Leucade, adossée à une colline qui fait face à l'orient et à
l'Acarnanie. [8] Les bas quartiers sont plats et s'étendent vers le détroit qui
sépare l'île de l'Acarnanie; de ce côté, la ville est prenable par terre et par
mer, car ce sont des gués qui ressemblent à des étangs plutôt qu'à la mer, et
une terre molle qui se prête à tous les ouvrages. [9] Aussi les murs
s'écroulaient-ils sur plusieurs points à la fois, soit par l'effet de la mine,
soit par les coups du bélier; mais plus la place était facile à prendre pour les
assiégeants, plus les assiégés opposaient un courage infatigable. [10] Nuit et
jour ils étaient occupés à raffermir les parties du mur que l'ennemi avait
ébranlées, à réparer les brèches qu'il avait ouvertes, à repousser
vigoureusement les attaques et à défendre les remparts à l'aide de leurs bras,
plutôt qu'à se cacher derrière les murailles. [11] Le siège aurait duré plus
longtemps que les Romains ne s'y attendaient, si quelques réfugiés italiens,
établis à Leucade, n'eussent introduit dans la citadelle les soldats de
Flamininus. [12] Ceux-ci descendirent alors avec un bruit effroyable du haut de
ce poste dans le forum; ils y trouvèrent les Leucadiens en bataille, qui
soutinrent quelque temps contre eux un combat en règle. [13] Cependant les
murailles étaient escaladées en plusieurs endroits, et les Romains pénétraient
dans la ville à travers des monceaux de pierres et de ruines. [14] Bientôt le
lieutenant en personne, à la tête d'un corps nombreux, enveloppa les
combattants. Les uns furent tués sur la place, les autres mirent bas les armes
et se rendirent au vainqueur. [15] Peu de jours après on reçut la nouvelle de la
bataille de Cynoscéphales; tous les peuples de l'Acarnanie s'empressèrent de
faire leur soumission.
18 [1] La fortune se déclarait de tous côtés contre Philippe. Vers la même
époque, les Rhodiens voulurent reprendre à ce prince la contrée de terre ferme,
appelée Peraea, qui avait appartenu à leurs ancêtres, [2] et ils y envoyèrent le
préteur Pausistrate avec huit cents hommes d'infanterie achéenne, et environ
dix-neuf cents auxiliaires de différentes nations. [3] C'étaient des Gaulois,
des Nisuètes, des gens de Pisyè, de Nisyè, des Tamiani et des Arei d'Afrique,
des Laodicéens d'Asie. [4] À la tête de ces forces, Pausistrate s'empara de
Tendeba, position très avantageuse sue le territoire de Stratonicée; il avait su
tromper les Macédoniens qui occupaient le pays. [5] Il reçut alors fort à propos
un secours de mille fantassins achéens et de cent cheveux, qu'il avait fait
demander et que lui amena Théoxène. [6] Cependant Dinocrate, lieutenant du roi,
voulant reconquérir le fort de Tendeba, se dirigea d'abord de ce côté, puis il
marcha vers un autre fort nommé Astragon et situé pareillement sur le territoire
de Stratonicée, [7] appela sous ses drapeaux toutes les garnisons dispersées en
différentes p1aces ainsi que les auxiliaires thessaliens qui se trouvaient à
Stratonicée même, et prit la route d'Alabanda, où étaient les ennemis. [8] Les
Rhodiens ne refusèrent pas le combat. Les camps étaient voisins l'un de l'autre,
et les deux armées se mirent aussitôt en bataille. [9] Dinocrate plaça à droite
cinq cents Macédoniens, à gauche les Agrianès, et, au centre, les garnisons
tirées des places du pays, et composées pour la plupart de Cariens. Il couvrit
les ailes avec la cavalerie et les auxiliaires crétois et thraces. [10] Les
Rhodiens avaient à leur droite les Achéens, à leur gauche les mercenaires et des
fantassins d'élite, [11] au centre les auxiliaires de différentes nations, sur
les ailes la cavalerie et tout ce qu'ils avaient de troupes légères. [12] Ce
jour-là, les deux armées se rangèrent seulement en bataille sur les bords d'un
petit torrent qui les séparait, et, après avoir lancé quelques traits, elles
rentrèrent dans leurs camps. Le lendemain, elles reparurent dans le même ordre,
et engagèrent une lutte plus acharnée qu'on ne pouvait l'attendre de leur petit
nombre; [13] car il n'y avait pas plus de trois mille fantassins et environ cent
chevaux. [14] Du reste, c'était de part et d'autre même nombre d'hommes, mêmes
armes, même courage et mêmes espérances. Les Achéens franchirent les premiers le
torrent et fondirent sur les Agrianès; [15] l'armée presque tout entière les
suivit au pas de course. L'action fut longtemps indécise; [16] enfin les Achéens
qui étaient au nombre de mille ainsi que leurs ennemis, firent reculer ceux-ci,
et bientôt toute l'aile droite plia. [17] Les Macédoniens n'avaient pu être
ébranlés, tant qu'ils avaient gardé leurs rangs et qu'ils étaient restés en
phalange serrée; [18] mais, dès que leur gauche fut à découvert, ils voulurent
faire face de tous côtés avec leurs piques à l'ennemi qui les prenait en flanc;
le désordre se mit aussitôt parmi eux. Au milieu de la confusion générale ils
tournèrent le dos, se débarrassèrent de leurs arrhes, [19] et, courant de toute
leur vitesse, ils s'enfuirent dans la direction de Bargyliae: c'est là aussi que
Dinocrate se réfugia. Les Rhodiens les poursuivirent tant qu'il fit jour, après
quoi ils regagnèrent leur camp. Il est assez probable que, si les vainqueurs
eussent marché droit sur Stratonicée, ils auraient pu reprendre cette ville sans
combat. [20] Ils laissèrent échapper cette occasion en s'amusant à reconquérir
les forts et les villages de la Peraea. [21] Pendant ce temps, la garnison de
Stratonicée se rassura; bientôt même Dinocrate et les débris de son armée
entrèrent dans la ville. [22] Dès lors les assauts et les opérations du siège
demeurèrent sans résultat; Stratonicée ne put être reprise que longtemps après
par Antiochus. Tels sont les événements qui eurent lieu vers cette époque en
Thessalie, en Achaïe et en Asie.
19 [1] Cependant Philippe apprit que les Dardaniens avaient franchi la frontière
de son royaume, comme s'ils méprisaient sa puissance ébranlée, et qu'ils
dévastaient la haute Macédoine. [2] La fortune l'accablait de ses rigueurs, lui
et les siens, sur presque tous les points du monde; [3] mais il préférait la
mort même à la honte d'être dépouillé de ses états héréditaires. Il fit donc des
levées à la hâte dans les villes de Macédoine et alla tomber brusquement sur les
ennemis, avec six mille hommes d'infanterie et cinq cents chevaux, dans les
environs de Stobi en Péonie. [4] Il en tua un grand nombre dans la mêlée, et
plus encore dans les campagnes où les avait dispersés l'ardeur du pillage. Ceux
qui purent prendre la fuite ne tentèrent pas même les chances d'un combat et
retournèrent dans leur patrie. [5] Après cette expédition, la seule dont l'issue
fit diversion à ses revers, Philippe, content d'avoir relevé le courage des
siens, se retira à Thessalonique. [6] S'il est vrai que la guerre punique avait
été terminée trop tard pour que les Romains n'eussent pas à combattre en même
temps le roi de Macédoine, en revanche la défaite de ce prince ne pouvait pas
arriver plus à point, alors qu'en Syrie Antiochus préparait la guerre. [7] Outre
qu'on eut moins de peine à vaincre chacun de ces ennemis successivement, que
s'ils eussent réuni leurs forces ensemble, il faut dire qu'il y eut aussi vers
la même époque, en Espagne, une grande levée de boucliers. [8] Antiochus, après
avoir, dans la campagne précédente, réduit en son pouvoir toutes les villes de
la Coelé Syrie qui obéissaient à Ptolémée, était allé prendre ses quartiers
d'hiver à Antioche; mais il ne s'y condamna pas au repos. [9] Il rassembla
toutes les forces de son royaume, des armements considérables sur terre et sur
mer, et, dès les premiers jours du printemps, il envoya en avant, avec son
armée, ses deux fils Ardyè et Mithridate. [10] Après avoir recommandé aux Sardes
de l'attendre, il partit lui-même avec une flotte de cent vaisseaux pontés, et
deux cents bâtiments légers, esquifs et barques: [11] il se proposait tout à la
fois de parcourir les côtes de Cilicie et de Carie pour tâcher de s'assurer les
places soumises à Ptolémée, et de prêter à Philippe, qui n'était pas encore
complètement vaincu, l'appui de ses troupes et de sa flotte.
20 [1] Les Rhodiens signalèrent par plus d'une entreprise hardie sur terre et
sur mer leur fidélité envers le peuple romain et leur dévouement aux intérêts
généraux de la Grèce, [2] mais ils n'en donnèrent pas de preuve plus éclatante
qu'en cette occasion, où, sans s'effrayer du poids de la guerre qui les
menaçait, ils envoyèrent une ambassade au roi Antiochus pour l'inviter à ne pas
doubler les Chelidoniae, promontoire de Cilicie, fameux par la conclusion d'un
ancien traité entre les Athéniens et les Perses; ils lui signifièrent que s'il
ne suspendait pas sa marche, [3] ils s'avanceraient à sa rencontre, non qu'ils
eussent contre lui aucun sentiment de haine personnelle, mais parce qu'ils ne
voulaient pas qu'il fît sa jonction avec Philippe et qu'il empêchât les Romains
d'affranchir la Grèce. [4] Antiochus était alors occupé au siège de Coracesium.
Il avait repris Zephyrium, Soli, Aphrodisias, Corycus et Sélinonte même, après
avoir doublé le cap Anemurium, qui est aussi un promontoire de Cilicie; [5] il
était entré sans coup férir dans toutes ces places et dans tous les autres forts
de la même côte, qui s'étaient soumis à lui par crainte ou volontairement.
Coracesium seule avait, contre toute attente, fermé ses portes, et arrêtait le
roi sous ses murs. [6] C'est là qu'il donna audience aux ambassadeurs rhodiens.
Leur message était de nature à blesser la fierté d'Antiochus: [7] il sut
pourtant modérer son ressentiment et répondit « qu'il enverrait des ambassadeurs
à Rhodes, et qu'il les chargerait de renouveler les anciens traités qui
l'unissaient, lui et ses ancêtres, à cette république, et de rassurer les
Rhodiens sur son arrivée; qu'il ne causerait aucun tort ou dommage ni à eux, ni
à leurs alliés; [8] que son intention de ne pas rompre avec les Romains ne
pouvait être révoquée en doute, puisqu'il leur avait naguère député une
ambassade, et que le sénat lui avait fait une réponse amicale, et avait rendu
des décrets en son honneur. » [9] Ses envoyés revenaient précisément de
Rome à ce moment; ils y avaient été accueillis et avaient été congédiés avec les
égards qu'exigeaient les circonstances; car on n'avait encore rien de certain
sur l'issue de la guerre contre Philippe. [10] Pendant que les ambassadeurs
syriens faisaient ce rapport en présence des Rhodiens, un courrier apporta la
nouvelle de la victoire de Cynoscéphales. Ce succès délivrant les Rhodiens de
toute crainte du côté de Philippe, ils renoncèrent à la pensée d'aller au-devant
d'Antiochus avec leur flotte; [11] mais ils ne renoncèrent pas à un autre soin,
qui était de défendre la liberté des villes alliées de Ptolémée contre les
entreprises imminentes d'Antiochus. [12] Aux unes ils envoyèrent des secours;
pour les autres, ils se bornèrent à donner des avis et à prévenir les desseins
de l'ennemi; ils assurèrent ainsi la liberté de Caunus, de Myndus,
d'Halicarnasse et de Samos. [13] Il n'est pas nécessaire de rapporter en détail
tout ce qui se passa de ce côté; à peine puis-je suffire au récit des événements
qui appartiennent en propre aux guerres des Romains.
21 [1] À cette époque, le roi Attale, qu'on avait transporté malade de Thèbes à
Pergame, mourut à l'âge de soixante et onze ans, après en avoir régné
quarante-quatre. [2] La fortune n'avait donné à ce prince que des richesses sur
quoi fonder l'espoir de régner; mais l'usage à la fois judicieux et noble qu'il
en fit justifia cet espoir d'abord à ses propres yeux, puis aux yeux des autres.
[3] Vainqueur des Gaulois, qui, récemment arrivés en Asie, s'y étaient rendus
très redoutables, il prit le titre de roi, et se montra toujours, par sa
grandeur d'âme, au niveau de sa haute fortune. [4] Il gouverna ses sujets avec
une admirable équité; il fut très fidèle à ses alliés, [5] bienveillant et
généreux envers ses amis. Sa femme et ses quatre enfants lui survécurent; il
leur laissa un trône si bien affermi et consolidé, que la couronne se maintint
dans sa famille jusqu'à la troisième génération. [6] Telle était la situation
des affaires en Asie, en Grèce et en Macédoine; la guerre avec Philippe était à
peine terminée, ou du moins la paix était encore mal assurée, lorsqu'une guerre
dangereuse éclata dans l'Espagne ultérieure. [7] M. Helvius, gouverneur de cette
province, écrivit au sénat « que les princes Culcha et Luscinius avaient pris
les armes; [8] que Culcha avait gagné dix-sept villes, et Luscinius les places
fortes de Carmo et de Baldo, enfin que sur toute la côte, les Malacins, les
Sexetans, la Béturie entière, et tout le pays qui n'avait pas encore manifesté
ses dispositions, se soulèverait à l'exemple de ses voisins. » [9] Cette
dépêche, ayant été lue par le préteur M. Sergius, qui avait la juridiction de la
ville, le sénat décréta, qu'aussitôt après les comices prétoriens, le préteur
désigné pour le département de l'Espagne soumettrait à l'assemblée la question
de la guerre d'Espagne.
22 [1] Vers le même temps les consuls arrivèrent à Rome; ils convoquèrent le
sénat dans le temple de Bellone et demandèrent le triomphe en récompense de
leurs succès. [2] Les tribuns du peuple C. Atinius Labéo et C. Afranius
exigèrent que chacun d'eux fît valoir séparément ses prétentions. « Ils ne
souffriraient pas, dirent-ils, que la demande fût présentée en commun, afin
d'empêcher que la même récompense ne fût accordée à des services différents. »
[3] Minucius répondit « qu'ils avaient eu tous deux l'Italie pour département,
qu'ils avaient agi de concert et d'après un plan commun. » [4] Cornélius
ajouta « qu'au moment où il se voyait menacé par les Boïens qui avaient passé le
Pô pour secourir les Insubres et les Cénomans, les ravages exercés par son
collègue dans leurs bourgs et leurs campagnes, les avaient rappelés à la défense
de leurs propres foyers. » [5] Les tribuns reconnurent « que les exploits
de Cornélius étaient tels, qu'on ne pouvait pas plus hésiter à lui accorder le
triomphe qu'à rendre des actions de grâce aux dieux immortels; [6] mais que ni
lui, ni aucun autre citoyen n'aurait jamais assez d'influence et de crédit pour
faire obtenir le triomphe à son collègue, après l'avoir obtenu pour lui-même,
surtout quand ce collègue n'y avait aucun droit. [7] En effet, disaient-ils, Q.
Minucius n'avait livré en Ligurie que de petits combats, qui méritaient à peine
d'être mentionnés; en Garde, il avait essuyé une perte considérable. »
[8] Ils allaient même jusqu'à nommer les tribuns militaires T. Juventius et Cn.
Ligarius, de la quatrième légion, qui avaient succombé dans cette malheureuse
bataille avec tant d'autres braves, Romains ou alliés. [9] La soumission de
quelques places et bourgades qu'on alléguait, était mensongère et simulée pour
un temps; car on ne s'était fait livrer aucun gage. » [10] Ces
débats entre les consuls et les tribuns durèrent deux jours; la fermeté des
tribuns l'emporta, et les consuls présentèrent séparément leur demande.
23 [1] C. Cornélius obtint le triomphe à l'unanimité. Les habitants de Plaisance
et de Crémone rehaussèrent la gloire du consul par leurs témoignages de
reconnaissance; [2] ils rappelèrent qu'ils lui devaient la levée du siège de
leurs villes, et la délivrance de la plupart d'entre eux réduits en servitude
par l'ennemi. [3] Q. Minucius ne put que formuler sa demande; voyant tout le
sénat se prononcer contre lui, il déclara qu'il irait triompher au mont Albain,
en vertu de l'autorité consulaire et à l'exemple d'une foule de personnages
illustres. [4] C. Cornélius triompha des Insubres et des Cénomans, pendant qu'il
était encore en charge: il se fit précéder d'un grand nombre d'enseignes
militaires, et d'une grande quantité de dépouilles gauloises, chargées sur des
chariots pris à l'ennemi; [5] plusieurs nobles Gaulois marchaient devant son
char; parmi eux se trouvaient, si l'on en croit quelques historiens, le général
carthaginois Hamilcar. [6] Mais ce qui attira le plus l'attention, ce fut un
groupe de colons de Crémone et de Plaisance, coiffés du pileus; ils suivaient le
char. [7] On remarqua aussi dans la pompe triomphale deux cent trente-sept mille
cinq cents livres pesant d'airain, et soixante-dix-neuf mille d'argent monnayé
avec l'empreinte du char à deux chevaux. Le consul fit distribuer soixante-dix
as à chaque soldat, le double à chaque cavalier, le triple à chaque centurion.
[8] Q. Minucius triompha au mont Albain des Gaulois Ligures et Boïens. Ce
triomphe fut moins brillant que l'autre, tout s'y passant sur un plus petit
théâtre, et les exploits des deux consuls n'étant pas à comparer: de plus on
savait que le trésor public n'en avait pas fait les frais; mais on y voyait
presque autant d'enseignes militaires, de chariots et de dépouilles. [9] Les
sommes qu'on y porta représentaient aussi à peu près les mêmes valeurs: il y
avait deux cent cinquante-quatre mille livres pesant d'airain, et
cinquante-trois mille deux cents d'argent monnayé, à la même empreinte. Les
soldats, les cavaliers et les centurions reçurent des gratifications égales à
celles que le collègue de Minucius avait données.
24 [1] Immédiatement après le triomphe eurent lieu les comices consulaires: on
créa consuls L. Furius Purpurio et M. Claudius Marcellus; [2] le lendemain on
élut préteur Q. Fabius Buteo, Ti. Sempronius Longus, Q. Minucius Thermus, M.
Acilius Glabrio, L. Apustius Fullo et C. Laelius. [3] À la fin de cette année,
on reçut de T. Quinctius une lettre où il annonçait qu'il s'était mesuré avec
Philippe en bataille rangée dans la Thessalie et qu'il avait vaincu et mis en
déroute l'armée ennemie. [4] Cette dépêche fut lue par le préteur Sergius,
d'abord au sénat, puis dans l'assemblée du peuple, conformément à la décision
des sénateurs. À l'occasion de ces succès, on décréta cinq jours de
supplications. [5] Peu de temps après arrivèrent les envoyés de T. Quinctius et
ceux du roi. Les ambassadeurs macédoniens furent conduits hors de Rome, dans une
villa de l'état, où ils furent logés et défrayés aux dépens du trésor. Ce fut au
temple de Bellone que le sénat leur donna audience. [6] La séance ne fut pas
longue; les Macédoniens déclarèrent que le roi souscrirait à tout ce qui aurait
été réglé par le sénat. [7] Suivant l'ancien usage, on nomma dix commissaires,
avec lesquels le général T. Quinctius devait concerter les conditions de paix à
dicter. On comprit dans ce nombre P. Sulpicius et P. Villius, qui avaient
commandé comme consuls en Macédoine. [8] Le même jour, les habitants de Cosa
demandèrent qu'on augmentât le nombre de leurs colons; on leur décréta un
supplément de mille hommes,[9] pourvu toutefois qu'il n'y eût pas parmi eux un
seul de ceux qui avaient combattu contre Rome depuis le consulat de P. Cornélius
et de Ti. Sempronius.
25 [1] Les jeux romains furent célébrés cette année dans le cirque et au
théâtre, par les édiles curules, P. Cornélius Scipion et Cn. Manlius Vulso, avec
plus de magnificence que jamais. Le plaisir des spectateurs fut doublé par la
joie des succès obtenus à la guerre, et les représentations se renouvelèrent
pendant trois jours. [2] Les jeux plébéiens furent donnés sept fois: ce furent
Acilius Glabrio et C. Laelius qui y présidèrent. [3] Avec le produit des
amendes, ils firent couler en bronze trois statues, pour Cérès, pour Bacchus et
pour Proserpine. [4] L. Furius et M. Claudius Marcellus, étant entrés en charge,
et voyant que dans le partage des provinces, le sénat leur assignait à tous deux
le département de l'Italie, demandèrent à tirer la Macédoine au sort avec
l'Italie. [5] Marcellus, plus jaloux de l'obtenir que son collègue, disait qu'on
avait conclu une paix trompeuse et simulée, et que si on retirait l'armée de la
province, le roi reprendrait les armes. Ces assertions ébranlèrent la résolution
des sénateurs; [6] et peut-être les consuls eussent-ils triomphé, si les tribuns
du peuple, Q. Marcius Rex et C. Atinius Labéo, n'eussent déclaré qu'ils
interviendraient si on ne leur permettait pas avant tout de faire prononcer le
peuple sur le maintien de la paix conclue avec Philippe. [7] Cette question fut
soumise à une assemblée tenue dans le Capitole; les trente-cinq tribus votèrent
unanimement pour la proposition. [8] On eut bientôt à se féliciter du maintien
de la paix en Macédoine, lorsqu'on apprit les nouvelles fâcheuses venues
d'Espagne, et que l'on connut la dépêche [9] qui annonçait que le proconsul C.
Sempronius Tuditanus avait été vaincu dans la Citérieure, que son armée avait
été culbutée et mise en déroute, et que d'illustres personnages étaient restés
sur le champ de bataille; enfin que Tuditanus, emporté hors de la mêlée avec une
blessure grave, était mort peu de temps après. [10] Les deux consuls reçurent le
département de l'Italie et le commandement des légions de leurs prédécesseurs;
on les chargea de lever quatre légions nouvelles, dont deux seraient envoyées
par le sénat où bon lui semblerait. [11] T. Quinctius Flamininus eut ordre de
conserver sa province avec les deux mêmes légions; on jugea qu'il suffisait de
lui avoir prorogé ses pouvoirs l'année précédente.
26 [1] Les préteurs tirèrent ensuite au sort leur département. L. Apustius Fullo
eut la juridiction de la ville; M. Acilius Glabrio celle des procès entre
Romains et étrangers; Q. Fabius Buteo l'Espagne ultérieure; Q. Minucius Thermus
la citérieure; [2] C. Laelius la Sicile; Ti. Sempronius Longus la Sardaigne. [3]
Q. Fabius Buteo et Q. Minucius,qui étaient chargés des Espagnes, durent
recevoir, au choix des consuls, chacun une des quatre légions enrôlées par ces
magistrats, [4] de plus, quatre mille hommes d'infanterie et trois cents chevaux
fournis par les alliés et les peuples du nom latin. Ils eurent ordre aussi de
partir au plus tôt pour leur département. [5] La guerre d'Espagne éclata cinq
ans après celle qui avait été terminée avec la guerre punique. [6] Avant le
départ des deux préteurs pour cette guerre toute nouvelle, puisque c'était la
première fois que les Espagnols avaient pris les armes en leur propre nom, sans
être soutenus par une armée ni commandés par un général de Carthage; avant même
que les consuls sortissent de la ville, on leur recommanda d'expier, suivant
l'usage, les prodiges dont on avait reçu la nouvelle. [7] P. Villius, chevalier,
qui se rendait dans la Sabine, avait été tué par la foudre ainsi que son cheval;
[8] le temple de la déesse Féronie, dans le territoire de Capène, avait été
touché par le feu du ciel; près du temple de Junon Monéta, le fer de deux lances
avait paru tout en feu; un loup était entré à Rome par la porte Esquiline, du
côté le plus populeux de la ville, était descendu au forum, [9] avait suivi la
rue Étrusque et de là, par le mont Germal, était sorti par la porte Capène,
presque sans blessures. En expiation de ces prodiges, on immola les grandes
victimes.
27 [1] Pendant ce temps, Cn. Cornélius Lentutus, qui avait gouverné l'Espagne
citérieure avant Sempronius Tuditanus, reçut les honneurs de l'ovation en vertu
d'un sénatus-consulte. [2] Il fit porter devant lui mille cinq cent quinze
livres pesant d'or, vingt mille d'argent, et trente-quatre mille cinq cent
cinquante deniers d'argent monnayé. [3] L. Stertinius, qui revenait de l'Espagne
ultérieure, ne chercha pas même à obtenir le triomphe; il se contenta de
rapporter dans le trésor cinquante mille livres pesant d'argent; [4] et avec le
produit des dépouilles il fit construire deux arcs de triomphe dans le forum
Boarium, devant le temple de la fortune et celui de la déesse Matuta Mater, et
un troisième dans le grand cirque; sur ces arcs il plaça des statues dorées. Ces
événements eurent lieu pendant la mauvaise saison. [5] Quinctius avait clore ses
quartiers d'hiver à Elatia; accablé de demandes par les alliés, il accorda aux
instances des Béotiens la liberté de ceux de leurs compatriotes qui avaient
servi dans les troupes de Philippe. [6] Ce qui détermina Quinctius à montrer
tant de condescendance, ce n'était pas qu'il jugeât ces captifs dignes de
pardon; mais comme le roi Antiochus commençait à devenir suspect, il fallait
concilier aux Romains la faveur des cités grecques. [7] Cependant à peine les
prisonniers étaient-ils relâchés, qu'on s'aperçut qu'on n'avait rien gagné avec
les Béotiens. Ce fut à Philippe qu'ils envoyèrent exprimer leur reconnaissance,
comme si cette délivrance était une faveur accordée au roi lui-même par
Quinctius et les Romains; [8] et, dans leur première assemblée, ils nommèrent
béotarque un certain Brachyllès, qui n'avait d'autre titre que d'avoir commandé
les Béotiens au service de Philippe; [9] ils rejetèrent Zeuxippe, Pisistrate et
les autres partisans de l'alliance romaine.[10] Ceux-ci en furent blessés pour
le moment; ils conçurent. même des craintes pour l'avenir. Si l'on agissait
ainsi lorsque l'armée romaine était campée presque aux portes de la ville,
qu'allaient-ils devenir, lorsque les Romains seraient partis pour l'Italie, [11]
que Philippe était là pour seconder ses partisans et se venger de ceux qui se
seraient jetés dans le parti contraire.
28 [1] Ils songèrent donc à profiter de la présence des troupes romaines pour se
défaire de Brachyllès, chef de la faction macédonienne, [2] et saisirent une
occasion favorable. Un jour qu'il sortait d'un festin public et retournait ivre
chez lui, [3] escorté par de jeunes libertins, qui avaient été appelés à la fête
pour divertir les nombreux convives, six hommes armés, dont trois étaient
Italiens et trois Étoliens, l'entourèrent et le tuèrent. Ses compagnons prirent
la fuite en criant au meurtre! Toute la ville fut bientôt sur pied; on courut de
tous côtés avec des flambeaux; mais les assassins s'échappèrent par la porte la
plus proche. [4] Dès le point du jour, à la voix du héraut, une foule nombreuse
s'assembla au théâtre, comme si l'on était sur la trace du coupable. On accusait
tout haut de ce meurtre les misérables qui avaient escorté Brachyllès; [5] mais
intérieurement, c'était Zeuxippe qu'on regardait comme l'auteur du crime. [6]
Pour le moment, on résolut de faire arrêter ceux qui s'étaient trouvés avec le
béotarque, et de les appliquer à la question. [7] Pendant qu'on était à leur
recherche, Zeuxippe, pour détourner de lui tout soupçon, se présenta hardiment
dans l'assemblée, et déclara qu'on avait tort d'attribuer cet odieux assassinat
à des êtres si méprisables, [8] et appuya son avis de raisons assez plausibles,
pour faire croire à quelques-uns des assistants que, s'il eût été l'un des
complices, il n'aurait jamais osé paraître devant le peuple et parler ainsi du
crime sans y être provoqué. [9] Les autres cependant ne doutèrent pas que
l'impudence avec laquelle il allait au-devant de l'accusation n'était qu'un
moyen de détourner le coup. Peu de temps après les innocents furent mis à la
torture; comme ils connaissaient l'opinion générale, ils s'en emparèrent comme
d'une preuve, et dénoncèrent Zeuxippe et Pisistrate, sans ajouter aucune raison
pour expliquer comment ils pouvaient savoir quelque chose. [10] Mais Zeuxippe
s'enfuit à Tanagra pendant la nuit avec un certain Stratonidas; il obéissait aux
craintes que lui inspirait sa conscience, plutôt que la dénonciation de ces
hommes qui n'étaient pas ses complices. [11] Pisistrate brava l'accusation et
resta à Thèbes. Zeuxippe avait un esclave qui avait été l'agent principal de
tout le complot; Pisistrate redoutait ses révélations; en voulant les prévenir,
il poussa l'esclave à se faire délateur. En effet, il écrivit à Zeuxippe pour
l'engager à se défaire de ce complice; [12] « il ne le croyait pas, disait-il,
aussi discret qu'il avait été résolu dans l'exécution. » Le messager
chargé de cette lettre avait ordre de la remettre au plus tôt à Zeuxippe. [13]
N'ayant pu le voir, il la laissa entre les mains de cet esclave même, qu'il
croyait le plus dévoué de tous à son maître, en ajoutant qu'elle était de
Pisistrate et qu'elle contenait un avis de la plus grande importance pour
Zeuxippe. [14] L'esclave promit de la porter sur-le-champ; mais, alarmé des
reproches de sa conscience, il l'ouvrit, et après l'avoir lue, il courut à
Thèbes tout tremblant. [15] Zeuxippe, effrayé de la fuite de son esclave, se
rendit à Anthedo, où il espérait trouver dans son exil une retraite plus sûre.
Pisistrate, après avoir été soumis à la torture et fait quelques aveux, fut puni
du dernier supplice.
29 [1] L'assassinat du béotarque inspira aux Thébains et à tous les Béotiens une
haine furieuse coutre les Romains; car ils ne doutaient plus de la complicité de
Zeuxippe, un de leurs principaux citoyens. Mais ils n'avaient pour se révolter
ni armée ni général. [2] Au lieu de la guerre, ils firent le métier de brigands,
qui y ressemble beaucoup, et se mirent à égorger les soldats romains, soit en
les attirant chez eux comme des hôtes, soit en les surprenant dans leurs
quartiers d'hiver, lorsque leurs affaires les obligeaient d'aller et de venir.
[3] Quelques-uns tombèrent en route dans des embuscades préparées par les
Béotiens qui connaissaient le pays; d'autres furent détournés de leur chemin et
entraînés par trahison dans des hôtelleries désertes où on les mit à mort. [4] À
la fin, la haine ne fut pas la seule cause de tous ces crimes; l'amour du gain
en fit commettre aussi, car les soldats qui étaient en congé avaient presque
toujours de l'argent dans leur ceinture pour trafiquer. [5] Le nombre de ceux
qui disparaissaient, d'abord peu considérable, s'accrut bientôt de jour en jour,
et la Béotie entière devint un pays atroce, où le soldat craignait, plus que
dans une terre ennemie, de s'aventurer hors du camp. [6] Quinctius envoya alors
de ville en ville des ambassadeurs se plaindre de ces brigandages. Plusieurs
fantassins avaient été trouvés sur les bords du lac Copaïs; on avait tiré et
amené hors de la vase de l'eau leurs cadavres qui avaient été attachés à de
grosses pierres ou à des amphores, pour que le poids les entraînât au fond. Un
grand nombre de crimes avaient eu lieu près d'Acraephia et de Coronée. [7]
Quinctius exigea d'abord qu'on lui livrât les coupables, et que pour les cinq
cents soldats qui avaient disparu, car il y en avait tout autant, les Béotiens
payassent cinq cents talents. [8] On ne lui accorda aucune de ces deux
réparations, et les villes se contentèrent de répondre pour leur justification
que leurs magistrats n'avaient point pris part à ces excès. Il fit partir alors
pour Athènes et pour l'Achaïe des ambassadeurs chargés de déclarer aux alliés
qu'il allait entreprendre contre les Béotiens une guerre légitime et sainte, [9]
envoya une partie de son armée contre Acraephia sous les ordres de P. Claudius,
et investit Coronée avec le reste. Ces deux divisions ravagèrent la campagne
avant de quitter Elatia pour suivre des directions différentes. [10] Les
Béotiens, effrayés de ces désastres, devant lesquels tout tremblait et fuyait,
demandèrent à traiter; leurs députés n'ayant pas été reçus au camp romain, les
Achéens et les Athéniens vinrent intercéder pour eux. [11] Les prières des
Achéens eurent plus de poids; ils avaient décidé que s'ils n'obtenaient pas la
paix pour les Béotiens, ils se joindraient à eux pour faire1a guerre aux
Romains. [12] Ils ménagèrent même aux Béotiens la faveur d'une audience et d'un
entretien avec Quinctius. Le général leur intima l'ordre de livrer les coupables
et de payer à titre d'amende trente talents; puis il leur accorda la paix et
leva le siège.
30 [1] Peu de jours après arrivèrent les dix commissaires romains; après s'être
concerté avec eux, Quinctius dicta à Philippe les conditions suivantes: « [2]
Toutes les cités grecques d'Europe et d'Asie jouiraient de leur liberté et de
leurs lois. Philippe retirerait ses garnisons de celles qui avaient été en sa
puissance, [3] et notamment en Asie, d'Euromus, de Pedasa, de Bargyliae,
d'Iasos, de, Myrina, d'Abydos, de Thasos et de Perinthos; car on voulait
qu'elles fussent libres aussi. [4] Quant à la liberté de Cias, Quinctius
écrivait au roi de Bithynie, Prusias, ce que le sénat et les dix commissaires
avaient décidé. [5] Philippe rendrait aux Romains les prisonniers et les
transfuges; il livrerait tous ses vaisseaux pontés et de plus un navire royal,
dont on ne pouvait presque se servir à cause de ses dimensions, et qui ne
marchait qu'à l'aide de seize rangs de rames. [6] Il n'aurait pas plus de cinq
mille hommes sous les armes, et ne garderait pas un seul éléphant; il ne
pourrait faire la guerre hors de la Macédoine sans l'autorisation du sénat. [7]
Il paierait au peuple romain mille talents, dont une moitié comptant, et l'autre
en sommes annuelles pendant dix ans. » [8] Valérius Antias prétend que la
contribution fut de quatre mille livres pesant d'argent pendant dix ans, et
qu'on en exigea trente-quatre mille deux cent vingt comptant. Claudius parle de
quatre mille deux cents livres pendant trente ans, et de vingt mille livres
sur-le-champ. [9] Le même historien dit encore qu'une clause formelle défendait
à Philippe d'attaquer le nouveau roi de Pergame, Eumène, fils d'Attale. [10] Des
otages furent remis comme garants du traité; dans le nombre était Démétrius,
fils de Philippe. Valérius Antias ajoute qu'Attale reçut en don, malgré son
absence, l'île d'Égine et les éléphants; [11] les Rhodiens, Stratonicée de Carie
et les autres villes que Philippe avait possédées; les Athéniens, les îles de
Paros, Imbros, Délos et Scyros.
31 [1] Toutes les cités grecques approuvèrent ce traité; les Étoliens seuls
murmurèrent secrètement contre la décision des dix commissaires: [2] « C'était,
disaient-ils, une lettre morte décorée d'une vaine apparence de liberté.
Pourquoi en effet les Romains s'adjugeaient-ils certaines villes sans les
nommer, et en nommaient- ils d'autres, qu'ils faisaient mettre en liberté sans
qu'on les leur livrât? [3] N'était-ce pas pour assurer l'indépendance des cités
asiatiques, dont l'éloignement faisait toute la sûreté, mais en même temps pour
éviter qu'on ne leur enlevât, s'ils les nommaient, les cités de la Grèce, telles
que Corinthe, Chalcis, Oreus, Érétrie, Démétrias? » [4] Ces accusations
n'étaient pas tout à fait sans fondement; on ne savait rien de positif sur
Corinthe, Chalcis et Démétrias. Le sénatus-consulte qui avait créé la commission
partie de Rome déclarait bien libres toutes les autres cités de Grèce et d'Asie,
[5] mais le sort de ces trois villes devait être fixé par les commissaires
suivant les circonstances et les intérêts de la république; on s'en remettait à
leur bonne foi. [6] Il y avait le roi Antiochus dont l'intention était de passer
en Europe, aussitôt que ses affaires le lui permettraient; on n'en doutait pas,
et on ne voulait pas laisser à sa disposition des places qui étaient si fort à
sa convenance. [7] D'Elatia Quinctius se rendit avec les dix commissaires à
Anticyre, puis à Corinthe: là on délibéra des journées entières, au conseil des
dix délégués, sur la liberté de la Grèce. [8] Quinctius répétait souvent: «
Qu'il fallait affranchir la Grèce tout entière, si on voulait rabattre
l'insolence des Étoliens, rendre le nom romain aussi cher que respectable à
toutes les nations, [9] et faire croire que c'était pour assurer la liberté de
la Grèce, et non pour dépouiller Philippe de la suprématie au profit de Rome,
qu'on avait passé la mer. » [10] Les commissaires ne faisaient aucune
objection contre l'affranchissement des cités grecques. Mais s'il était plus sûr
pour elles, disaient-ils, de rester quelque temps sous la protection des Romains
que d'avoir Antiochus pour maître au lieu de Philippe. » [11] On finit par
décider que Corinthe serait rendue aux Achéens, mais qu'une garnison romaine
occuperait l'Acrocorinthe; que Chalcis et Démétrias seraient gardées par les
Romains jusqu'à ce qu'on n'eût plus rien à craindre d'Antiochus.
32 [1] L'époque fixée pour les jeux Isthmiques approchait; cette solennité
attirait ordinairement une grande foule, tant à cause de la passion naturelle
des Grecs pour ces luttes où tous les genres de talent, de force et d'agilité,
venaient se produire, [2] que grâce à la situation avantageuse de Corinthe, qui,
baignée par deux mers différentes, pouvait être abordée de tous les points de la
Grèce. [3] En cette occasion la curiosité générale était plus vivement excitée
par l'attente du sort qu'on réservait à la Grèce et à chaque peuple en
particulier; c'était là non seulement la préoccupation de tous les esprits, mais
le sujet de tous les entretiens. Les uns pensaient à part eux, et même
annonçaient dans leurs propos que les Romains feraient une chose, les autres une
autre; chacun avait peine à se persuader qu'ils se retireraient de toute la
Grèce. [4] Les Romains assistèrent au spectacle. Suivant l'usage, le héraut
s'avança avec le musicien au milieu de l'arène, où il annonce ordinairement
l'ouverture des jeux par un chant solennel; il fit imposer silence à l'assemblée
par le son de la trompette, et s'écria: « [5] Le sénat romain et le général T.
Quinctius, vainqueur du roi Philippe et des Macédoniens, rendent la jouissance
de leur liberté, de leurs franchises et de leurs lois, aux Corinthiens, aux
Phocidiens, aux Locriens, à l'île d'Eubée, aux Magnésiens, aux Thessaliens, aux
Perrhaebiens et aux Achéens de la Phthiotide. » [6] Cette énumération
comprenait tous les peuples qui avaient été sous la domination de Philippe.
Quand le héraut eut terminé, l'assemblée faillit succomber sous l'excès de sa
joie. [7] On n'était pas sûr d'avoir bien entendu; on se regardait l'un l'autre
avec un air d'étonnement, comme si l'on était dans les vaines illusions d'un
songe; chacun osait à peine, pour ce qui le concernait, en croire ses propres
oreilles et interrogeait ses voisins. [8] On rappela le héraut, qui avait
proclamé la liberté de la Grèce, on voulait entendre une seconde fois, on
voulait surtout le voir: il renouvela sa proclamation. [9] Alors la multitude,
ne pouvant plus douter de son bonheur, fit éclater sa joie par des cris et des
applaudissements tant de fois répétés, qu'il était aisé de comprendre que le
plus cher de tous les biens pour elle était la liberté. [10] Les jeux furent
ensuite célébrés à la hâte; les esprits et les yeux étaient ailleurs qu'au
spectacle. Tant il est vrai qu'un seul sentiment préoccupait tous les coeurs et
les rendait étrangers aux autres plaisirs.
33 [1] Le spectacle fini, chacun courut auprès du général romain; [2]
l'empressement de cette foule qui se précipitait vers un seul homme, pour
l'aborder, pour toucher sa main, pour lui jeter des couronnes et de fleurs et de
rubans, pensa mettre sa vie en danger. [3] Heureusement il avait environ
trente-trois ans; la vigueur de l'âge, jointe à l'ivresse d'une gloire si
éclatante lui donna la force de résister à la foule. [4] L'enthousiasme ne se
borna point aux démonstrations du moment; il se manifesta plusieurs jours de
suite par les sentiments et les expressions de reconnaissance de tous les Grecs.
[5] « Il y avait donc sur la terre, disaient-ils, une nation qui combattait à
ses dépens, à ses risques et périls pour la liberté des autres; [6] qui, non
contente de rendre ce service à des voisins plus ou moins éloignés, ou à des
peuples situés sur le même continent qu'elle, [7] traversait les mers pour faire
disparaître du monde entier toute domination tyrannique, et pour établir en tous
lieux l'empire absolu du droit, de la justice, et des lois. [8] Un seul mot de
la bouche d'un héraut avait rendu la liberté à toutes les villes de la Grèce et
de l'Asie. Pour concevoir cette pensée, il fallait un grand coeur; pour la faire
réussir, un courage et un bonheur plus grands encore »
34 [1] Aussitôt après, Quinctius et les dix commissaires donnèrent audience aux
envoyés des rois, des peuples et des républiques. [2] Ceux d'Antiochus furent
reçus les premiers de tous. Ils tinrent à peu près le même langage qu'ils
avaient tenu à Rome, et n'inspirèrent pas plus de confiance. [3] On leur
signifia, non plus avec des détours, comme on l'avait fait auparavant, alors que
la querelle avec Philippe n'était pas décidée, mais en termes clairs et
positifs, qu'Antiochus avait à évacuer les villes d'Asie, qui avaient appartenu
à Philippe ou à Ptolémée, et à respecter les cités libres et principalement
toutes les cités grecques. [4] Avant tout on lui défendit de passer en Europe ou
d'y envoyer des troupes. [5] Lorsqu'on eut congédié ces ambassadeurs, on réunit
les députés des peuples et des républiques, et on arrangea d'autant plus
promptement leurs affaires, qu'on se bornait à lire les décisions prises par les
dix commissaires sur chaque état en particulier. [6] Les Orestins, peuple de la
Macédoine, qui avaient été les premiers à abandonner le roi, furent rendus à
l'indépendance. Les Magnètes, les Perrhaebiens et les Dolopes furent également
déclarés libres. [7] Les Thessaliens obtinrent, outre leur liberté, le
territoire des Achéens de Phthiotide, excepté Thèbes de Phthiotide et Pharsale.
Les Étoliens réclamaient, aux termes du traité, la restitution de Pharsale et de
Leucade; on renvoya cette affaire au sénat; [8] mais on leur adjugea, en vertu
des décisions prises, la Phocide, la Locride et les territoires qui y avaient
été réunis auparavant. [9] Corinthe, la Triphylie et la ville d'Heraea, située
aussi dans le Péloponnèse furent rendues aux Achéens. [10] Les dix commissaires
voulaient donner Oreus et Érétrée au roi Eumène, fils d'Attale; Quinctius ne
partagea pas leur avis; et l'affaire fut soumise à l'arbitrage du sénat, qui
accorda la liberté à ces deux villes ainsi qu'à celle de Carystus. [11]
Pleuratus reçut la Lychnide et la Parthénie, contrées illyriennes, qui avaient
obéi à Philippe. On maintint Amynander dans la possession des places fortes
qu'il avait enlevées à Philippe pendant la guerre.
35 [1] L'assemblée ayant été congédiée, les dix commissaires se partagèrent le
soin d'affranchir tous ces pays, et partirent chacun pour les villes de leur
ressort: [2] P. Lentulus, pour Bargyliae, L. Stertinius, pour Héphestia, Thasos
et les cités de la Thrace. P. Villius se rendit avec Q. Térentius à la cour
d'Antiochus; Cn. Cornélius auprès de Philippe, qu'il trouva à Tempé en
Thessalie. [3] Cornélius, après avoir réglé avec ce prince les affaires peu
importantes, lui demanda s'il était disposé à écouter un conseil non seulement
utile, mais salutaire. [4] Philippe répondit qu'il lui serait fort reconnaissant
de tout ce que le commissaire romain pourrait lui dire dans son intérêt. [5]
Cornélius le pressa vivement d'envoyer à Rome, puisqu'il avait obtenu la paix,
une ambassade chargée de solliciter l'alliance et l'amitié du peuple romain; [6]
qu'il éviterait ainsi, dans le cas où Antiochus ferait quelque mouvement,
l'apparence d'avoir voulu temporiser et attendre une occasion favorable pour
recommencer la guerre. [7] Philippe promit d'envoyer sur-le-champ une ambassade.
[8] Cornélius se rendit alors aux Thermopyles, où se tient ordinairement, à une
époque déterminée, l'assemblée générale nommée Pyleïque. [9] Il engagea avec
force les Étoliens à rester fidèlement attachés au parti des Romains. [10] Dans
leur réponse, quelques-uns des chefs de la nation se plaignirent que les
dispositions des Romains à leur égard ne fussent plus, après la victoire, aussi
bienveillantes qu'elles l'avaient été pendant la guerre. [11] D'autres firent
entendre des reproches et des inculpations plus passionnées: « Non seulement,
disaient-ils, les Romains n'auraient pas vaincu Philippe sans les Étoliens; mais
ils n'auraient pas même pu passer en Grèce. » [12] Cornélius, pour éviter
une altercation, ne voulut pas répliquer: il se contenta de dire que les
Étoliens obtiendraient toute satisfaction, s'ils envoyaient une ambassade à
Rome. On suivit son conseil et on décréta cet envoi. Ainsi fut terminée la
guerre de Macédoine.
36 [1] Pendant que la Grèce, la Macédoine et l'Asie étaient le théâtre de ces
événements, une conspiration d'esclaves pensa mettre l'Étrurie en feu. [2] Le
soin de rechercher et de punir les coupables fut confié au préteur M. Acilius,
qui était chargé de juger les procès entre les Romains et les étrangers. Il
partit avec une des deux légions urbaines, trouva les esclaves en armes, leur
livra bataille, les vainquit, [3] en tua un grand nombre et leur fit beaucoup de
prisonniers. Les chefs de la conspiration furent battus de verges et mis en
croix; les autres furent rendus à leurs maîtres. [4] Les consuls se mirent en
route pour leurs départements. Marcellus entra sur le territoire des Boïens; la
fatigue d'une journée tout entière de marche ayant épuisé ses soldats, il
s'occupait d'établir son camp sur une éminence, lorsque Corolamus, roi des
Boïens, vint l'attaquer à la tête de forces nombreuses, et lui tua près de trois
mille hommes. [5] Parmi les personnages de distinction qui perdirent la vie dans
cette surprise, étaient les préfets des alliés T. Sempronius Gracchus et M.
Iulius Silanus, ainsi que les tribuns militaires, M. Ogulnius et P. Claudius, de
la seconde légion. [6] Cependant les Romains continuèrent les fortifications de
leur camp et le défendirent vigoureusement, malgré les efforts de l'ennemi que
son succès avait animé. [7] Le consul resta quelques jours enfermé dans ses
lignes pour soigner ses blessés et donner à ses soldats le temps de se remettre
de leur frayeur. [8] Les Boïens, qui ne savent point supporter les ennuis de
l'attente, se dispersèrent dans leurs forts et leurs bourgades. [9] Marcellus,
traversant alors le Pô, conduisit ses légions sur le territoire de Côme, où
campaient les Insubres, qui avaient soulevé les habitants du pays. Fiers du
succès récent des Boïens, ils l'attaquèrent au milieu même de sa marche, et leur
premier choc fut si vigoureux que les premiers rangs furent ébranlés. [10]
Marcellus, qui s'en aperçut, craignit que ce mouvement n'entraînât une déroute;
il fit soutenir les siens par une cohorte de Marses, et lança contre les
Insubres toute la cavalerie latine. [11] Deux charges de ces escadrons suffirent
pour arrêter l'élan furieux de l'ennemi. Le reste de l'armée romaine reprit
courage, cessa d'abord de reculer, puis revint au combat avec vigueur. [12] Les
Gaulois ne tinrent pas longtemps; ils tournèrent le dos et s'enfuirent en
désordre. [13] Ils perdirent dans cette action, si l'on en croit Valérius
Antias, plus de quarante mille hommes, cinq cent sept étendards militaires,
quatre cent trente-deux chariots, et un grand nombre de colliers d'or, dont un
surtout, remarquable par son poids, et qui fut, suivant l'historien Claudius,
offert à Jupiter et placé dans son temple au Capitole. [14] Le camp des Gaulois
fut pris le jour même et livré au pillage; la ville de Côme ne fut emportée que
quelques jours après. Vingt-huit places fortes se rendirent ensuite au consul.
[15] Un point sur lequel les historiens ne sont pas non plus d'accord, c'est de
savoir si le consul marcha d'abord contre les Boïens ou contre les Insubres, et
s'il répara sa défaite par la victoire de Côme; ou si l'éclat de ce succès fut
terni par l'échec qu'il essuya chez les Boïens.
37 [1] Marcellus venait d'éprouver ces alternatives de revers et de succès,
lorsque l'autre consul, L. Furius Purpurio, pénétra chez les Boïens par la tribu
Sapinie. [2] Il approchait du fort Mutile; mais craignant d'être enveloppé à la
fois par les Boïens et les Ligures, il retourna sur ses pas et fit un grand
détour par la plaine, où il ne courait aucun danger, pour rejoindre son
collègue. [3] Les deux armes réunies parcoururent d'abord et dévastèrent le
territoire des Boïens jusqu'à Felsina: [4] cette ville, ainsi que les autres
places fortes et presque tous les Boïens se soumirent, à l'exception de la
jeunesse, qui avait pris les armes pour faire du butin et qui, en ce moment,
était retirée dans des forêts impénétrables. Les consuls passèrent ensuite chez
les Ligures. [5] Les Boïens crurent que l'armée romaine marcherait avec peu de
précautions, les croyant éloignés, et qu'ils pourraient la surprendre; ils la
suivirent par des défilés couverts. [6] N'ayant pu l'atteindre, ils traversèrent
brusquement le Pô sur des barques, ravagèrent le territoire des Laevi et des
Libui, puis se retirèrent; mais, arrivés aux frontières de la Ligurie avec
toutes les dépouilles de la campagne, ils rencontrèrent les Romains. [7] On en
vint aux mains avec plus de vivacité et plus d'acharnement que si l'on se fût
préparé à un combat et qu'on eût choisi le temps et le lieu convenables. [8]
Cette action montra jusqu'à quel point la colère peut aiguillonner la valeur.
Les Romains étaient plus avides de sang que de victoire; ils combattirent avec
tant de fureur qu'à peine resta-t-il un seul de leurs ennemis pour porter à ses
concitoyens la nouvelle de ce désastre. [9] Quand on reçut à Rome les lettres
des consuls qui faisaient part de ce succès, on décréta trois jours de
supplications. Peu de temps après, Marcellus revint à Rome, et les sénateurs lui
décernèrent unanimement le triomphe. [10] Il triompha, pendant sa magistrature,
des Insubres et des habitants de Côme, laissant à son collègue l'espoir
d'obtenir le triomphe sur les Boïens; car c'était Furius qui les avait vaincus;
lui-même avait, à proprement parler, éprouvé un échec dans ce pays. [11] On vit
à cette pompe une grande quantité de dépouilles ennemies traînées sur des
chariots pris aux Gaulois, un grand nombre d'enseignes militaires, trois cent
vingt mille livres pesant d'airain, et deux cent trente-quatre mille d'argent
monnayé avec l'empreinte du char à deux chevaux. [12] Chaque fantassin reçut
huit cents as de gratification; chaque cavalier et chaque centurion en eut trois
fois autant.
38 [1] La même année, le roi Antiochus, qui avait passé l'hiver à Éphèse, voulut
replacer sous sa dépendance toutes les cités libres de l'Asie. [2] Il pensait
que les autres villes situées en plaine ou mal défendues par leurs murailles,
leurs armes et leur jeunesse, accepteraient le joug sans aucune difficulté. [3]
Smyrne et Lampsaque réclamaient leur liberté, et il était à craindre que, si
l'on cédait à leurs prétentions, l'exemple de Smyrne ne devînt contagieux pour
toutes les villes de l'Éolide et de l'Ionie, et celui de Lampsaque pour les
places de l'Hellespont. [4] Antiochus envoya donc d'Éphèse une armée contre
Smyrne, et commanda aux troupes qui occupaient Abydos de n'y laisser qu'une
faible garnison, et d'aller former le siège de Lampsaque. [5] Il ne se contenta
point d'employer la force pour effrayer les habitants, il eut recours aux voies
de la douceur et de la persuasion, leur remontrant toute la témérité d'une
résistance inutile, et cherchant à leur donner l'espoir que leurs désirs
seraient remplis, [6] du moment où ils reconnaîtraient et où il deviendrait
évident pour toutes les autres villes qu'ils tenaient leur liberté du roi, et
qu'ils n'avaient pas profité d'une occasion favorable pour la conquérir. [7] Ils
répondirent à cela qu'Antiochus ne devait être ni surpris ni indigné de ce
qu'ils ne pouvaient se résigner à voir différer le moment de jouir de cette
liberté. [8] Le roi s'embarqua donc en personne à Éphèse dès les premiers jours
du printemps, et se dirigea vers l'Hellespont. Il fit passer son armée de terre
d'Abydos en Chersonèse, [9] Il réunit ses forces de terre et de mer sous les
murs de Madytus, et comme elle avait fermé ses portes, il en forma le siège. Il
allait commencer les travaux, lorsque les habitants se rendirent. Leur
soumission fut suivie de celle de Sestus et d'autres villes de la Chersonèse.
[10] Il parut ensuite, avec toutes ses forces de terre et de mer, devant
Lysimachia, qu'il trouva déserte et à peu près ruinée; [11] elle avait été
prise, saccagée et brûlée par les Thraces quelques années auparavant. Il songea
à relever une ville si célèbre, et dont la position était fort avantageuse. [12]
Il se livra à ce soin avec la plus vive ardeur, reconstruisit les murs et les
maisons, racheta ceux des habitants qui étaient en esclavage, fit chercher et
réunir ceux qui avaient fui et s'étaient dispersés dans l'Hellespont et la
Chersonèse, [13] attira de nouveaux colons dans la ville, en leur offrant de
grands avantages, enfin prit toutes les mesures nécessaires pour la repeupler.
[14] En même temps, voulant éloigner la crainte d'une invasion de la part des
Thraces, il prit avec lui la moitié de son armée de terre et alla ravager les
frontières de la Thrace, laissant l'autre moitié et tous les équipages de la
flotte travailler à la reconstruction de Lysimachia.
39 [1] Vers le même temps, L. Cornélius, envoyé par le sénat pour mettre un
terme aux différends qui existaient entre les rois Antiochus et Ptolémée,
s'arrêta à Selymbria, [2] tandis que trois des dix commissaires se rendaient à
Lysimachia, P. Lentulus venant de Bargyliai, P. Villius et L. Térentius de
Thasos. Cornélius quitta Selymbria pour aller les rejoindre dans cette ville, et
peu de jours après Antiochus y arriva aussi de la Thrace. [3] Le prince se
transporta d'abord chez les commissaires, puis il les invita et leur fit un
accueil bienveillant et hospitalier; mais lorsqu'on en vint à parler de la
mission des envoyés romains et de la situation de l'Asie, les esprits
s'aigrirent. [4] Les envoyés ne dissimulèrent pas que toutes ses démarches,
depuis le moment où il avait quitté la Syrie avec sa flotte, déplaisaient au
sénat, et ils exigèrent, comme une chose légitime, qu'il restituât à Ptolémée
toutes les villes qui avaient appartenu à ce prince. [5] « Car, ajoutaient-ils,
pour celles qui avaient fait partie des possessions de Philippe, et dont
Antiochus s'était rendu maître en prenant occasion de la guerre entre le prince
et les Romains, [6] le sénat ne pouvait souffrir que ses armées eussent affronté
pendant de si longues années tant de périls et de fatigues sur terre et sur mer,
pour qu'Antiochus recueillît tous les fruits de la guerre. [7] Mais encore qu'on
eût pu fermer les yeux sur son arrivée en Asie, comme sur une démarche
indifférente, son passage en Europe avec toutes ses forces de terre et de mer,
n'était-il pas une déclaration de guerre? Apparemment, il le nierait, entrât-il
même en Italie. Quant aux Romains, ils n'attendront pas qu'il le puisse faire.
40 [1] Le roi répondit « qu'il s'étonnait que les Romains s'inquiétassent si
fort de ce que devait faire Antiochus, et qu'ils songeassent eux-mêmes si peu à
fixer un terme à leurs progrès sur terre et sur mer. [2] L'Asie, dit-il, n'avait
aucun rapport avec les Romains, et ils n'étaient pas plus en droit de s'enquérir
de la conduite d'Antiochus en Asie, qu'Antiochus ne devait s'occuper de la
conduite des Romains en Italie. [3] Quant à Ptolémée, loin de lui enlever des
villes, comme on venait s'en plaindre, Antiochus lui était uni par des liens
d'amitié, et s'occupait même de les resserrer par une alliance de famille. [4]
Il n'avait pas non plus profité des revers de Philippe pour le dépouiller; et ce
n'était pas pour combattre les Romains qu'il était passé en Europe. Il voulait
s'assurer la Chersonèse qu'il regardait comme faisant partie de ses domaines,
puisqu'elle avait appartenu à Lysimaque, et qu'après la défaite de ce prince,
tous ses états avaient été dévolus à Séleucus par le droit de la guerre. [5]
Pendant que ses ancêtres avaient été occupés d'autres soins, Ptolémée d'abord et
ensuite Philippe avaient conquis quelques places de ce pays et s'étaient ainsi
approprié le bien d'autrui: [6] Philippe, par exemple, avait pris dans la
Thrace, voisine de son royaume, certaines places qui avaient indubitablement
appartenu à Lysimaque. C'est pour rétablir l'ancien état de choses qu'il était
venu; il voulait relever Lysimachia, détruite par une invasion des Thraces, pour
la donner à son fils Séleucus comme siège de sa puissance. »
41 [1] Ces contestations duraient depuis plusieurs jours, lorsqu'un bruit vague
de la mort de Ptolémée empêcha les conférences d'avoir aucun résultat. [2] De
part et d'autre on feignit de ne pas connaître cette nouvelle. L. Cornélius,
chargé d'une mission auprès des deux rois, Antiochus et Ptolémée, demanda un
délai de quelques jours pour avoir le temps de se rendre à la cour de Ptolémée;
[3] il voulait en réalité arriver en Égypte, avant que l'avènement d'un nouveau
roi n'eût amené quelque changement. Antiochus de son côté se flattait de réduire
l'Égypte en sa puissance, s'il profitait de l'occasion. [4] Il prit donc congé
des Romains, laissa son fils Séleucus à la tête de son armée de terre, pour
rebâtir Lysimachia, comme il l'avait résolu, et [5] fit voile avec toute sa
flotte vers Éphèse. Des ambassadeurs allèrent de sa part donner à Quinctius de
fausses assurances qu'il ne changerait rien, pendant que lui-même longeait la
celte de l'Asie et arrivait en Lycie. Ayant appris à Patara que Ptolémée vivait
encore, il renonça à son projet de passer en Égypte; [6] néanmoins il se dirigea
vers l'île de Chypre. Il venait de doubler le cap Chélidonien, lorsqu'une
révolte de ses équipages le força de s'arrêter quelque temps en Pamphylie à
l'embouchure de l'Eurymédon. [7] Il remit bientôt à la voile; mais, à la hauteur
des rochers du fleuve Sarus, il fut assailli par une violente tempête, qui
faillit le faire périr avec toute sa flotte. Plusieurs de ses vaisseaux furent
égarés; d'autres coulèrent à fond sans qu'il en pût échapper un seul homme. [8]
Antiochos perdit dans ce désastre un grand nombre de rameurs et de simples
soldats, et même quelques-uns des principaux de sa cour. [9] Lorsqu'il eut
rassemblé les débris du naufrage, ne se trouvant plus en état de faire une
tentative sur l'île de Chypre, il retourna à Séleucie avec une suite moins
brillante que celle qu'il avait emmenée à son départ. Il y fit mettre sa flotte
à sec, car la mauvaise saison approchait; et il alla prendre ses quartiers
d'hiver à Antioche. Telle était la situation des deux rois.
42 [1] Rome vit, cette année, pour la première fois établir des triumvirs
épulons: ce furent le tribun C. Licinius Lucullus, auteur de la loi qui créait
cette magistrature nouvelle, P. Manlius et P. Porcius Laeca. La loi leur donna,
comme aux pontifes, le droit de porter la robe prétexte. [2] Un grand débat eut
lieu cette même année entre le collège tout entier des prêtres, et les questeurs
de la ville, Q. Fabius Labéo et L. Aurélius. [3] On avait besoin d'argent, la
résolution ayant été prise de rembourser aux citoyens le dernier terme des
avances qu'ils avaient faites pour la guerre. [4] Les questeurs demandaient aux
augures et aux pontifes leur contribution qu'ils n'avaient pas fournie pendant
la guerre. Les prêtres en appelèrent vainement aux tribuns; on exigea d'eux
toutes les sommes annuelles qu'ils n'avaient pas payées. [5] La même année deux
pontifes moururent; ils furent remplacés, l'un, Sempronius Tuditanus, qui était
mort préteur en Espagne, par le consul M. Marcellus; l'autre, M. Cornélius
Cethegus, par L. Valérius Flaccus. [6] L'augure Q. Fabius Maximus mourut aussi
fort jeune et avant d'avoir exercé aucune magistrature; on ne lui donna point de
successeur cette année. [7] Le consul M. Marcellus tint ensuite les comices
consulaires: on nomma consuls, L. Valérius Flaccus et M. Porcius Cato. Puis on
choisit pour préteurs C. Fabricius Luscinus, C. Atinius Labéo, Cn. Manlius
Vulso, Ap. Claudius Néron, P. Manlius, P. Porcius Laeca. [8] Les édiles curules,
M. Fulvius Nobilior et Flaminius, distribuèrent au peuple un million de
boisseaux de blé au prix de deux as. Ces provisions avaient été envoyées à Rome
par les Siciliens comme témoignage de leur estime pour C. Flaminius et pour son
père. Flaminius fit partager à »n collègue l'honneur de la distribution. [9] Les
jeux romains furent célébrés avec un magnifique appareil, et renouvelés trois
fois en entier. [10] Les édiles plébéiens Cn. Domitius Ahenobarbus et C.
Scribonius Curio citèrent devant le peuple plusieurs fermiers des pâturages.
Trois de ces accusés furent condamnés, et les amendes qu'ils payèrent servirent
à la construction dans l'île d'un temple du dieu Faune. [11] Les jeux plébéiens
furent représentés pendant deux jours; il y eut un repas public à cette
occasion.
43 [1] L. Valérius Flaccus et M. Porcius proposèrent,, le jour même de leur
entrée en charge, la répartition des provinces an sénat. Les Pères conscrits
décrétèrent que [2] « comme la guerre devenait assez grave en Espagne, pour
nécessiter la présence d'un consul et d'une armée consulaire, ils assignaient
aux consuls pour départements l'Espagne citérieure et l'Italie, en les priant de
se les partager à l'amiable ou par la voie du sort. [3] Celui des deux qui
obtiendrait l'Espagne emmènerait avec lui deux légions, cinq mille alliés du nom
latin et cinq cents cavaliers, et aurait une flotte de vingt vaisseaux longs.
[4] L'autre consul devait enrôler deux légions: on jugeait ces forces
suffisantes pour contenir la Gaule, depuis que les succès de l'année précédente
avaient abattu le courage des Insubres et des Boïens. [5] Caton eut l'Espagne,
Valérius l'Italie. Les préteurs tirèrent ensuite leurs départements au sort. C.
Fabricius Luscinus obtint la juridiction de la ville; C. Atinius Labéo, celle
des étrangers; Cn. Manlius Vulso, la Sicile; Ap. Claudius Néron, l'Espagne
ultérieure; P. Porcius Laeca, la ville de Pise, pour menacer les Ligures par
derrière; P. Manlius fut chargé d'aller dans l'Espagne citérieure seconder les
opérations du consul. [6] Comme on se défiait d'Antiochus et des Étoliens, et
même du tyran Nabis, T. Quinctius fut prorogé pour un an dans son commandement,
et on lui accorda deux légions. Les consuls eurent ordre de faire des levées et
d'envoyer en Macédoine tous les renforts nécessaires pour compléter ces légions.
[7] App. Claudius reçut la légion de Q. Fabius et fut en outre autorisé à lever
deux mille hommes d'infanterie et deux cents chevaux. [8] On accorda à Manlius,
pour l'Espagne citérieure, le même nombre de fantassins et de cavaliers
nouveaux; on y ajouta la légion qui avait été sous les ordres du préteur
Minucius. [9] P. Porcius Laeca, dirigé vers l'Etrurie, aux environs de Pise,
devait prendre deux mille hommes d'infanterie et cinq cents chevaux dans l'armée
de la Gaule. Sempronius Longus fut maintenu dans le commandement de la
Sardaigne.
44 [1] Les provinces ainsi réparties, les consuls, avant de quitter Rome,
célébrèrent, d'après l'ordre des pontifes, le printemps sacré, [2] que le
préteur A. Cornélius Mammula avait voué au nom du sénat et du peuple, sous le
consulat de Cn. Servilius et de C. Flaminius. Il y avait vingt et un ans que ce
voeu avait été fait. [3] Ce fut aussi à cette époque que C. Claudius Pulcher,
fils d'Appius, fut nommé et sacré augure à la place de Q. Fabius Maximus, qui
était mort l'année précédente. [4] On commençait à s'étonner de ce que
l'insurrection de l'Espagne semblait oubliée, lorsqu'on reçut une lettre de Q.
Minucius. Il annonçait qu'il avait livré bataille près de Turda aux généraux
espagnols Budar et Baesaso; qu'il les avait vaincus et leur avait tué douze
mille hommes; que Budar était prisonnier, et que le reste des ennemis était en
déroute. [5] La lecture de cette dépêche diminua les craintes qu'on avait
conçues sur l'Espagne; on s'était attendu de ce côté à une guerre sérieuse.
Toute l'attention se reporta sur Antiochus, surtout après le retour des dix
commissaires. [6] Ceux-ci exposèrent d'abord ce qu'on avait fait avec Philippe
et à quelles conditions on lui avait accordé la paix; ils déclarèrent ensuite
qu'on était menacé d'avoir avec Antiochus une guerre non moins dangereuse. [7] «
Ce prince, dirent- ils, venait de passer en Europe à la tête d'une flotte
nombreuse et d'une redoutable armée de terre. S'il ne s'était détourné, sur la
foi d'un vain bruit, dans le fol espoir de conquérir l'Égypte, la Grèce serait
déjà toute en feu. Car il ne fallait pas compter que les Étoliens resteraient en
repos avec le caractère remuant et le ressentiment qui les animait contre Rome.
[8] La Grèce nourrissait aussi dans son propre sein un autre fléau destructeur:
c'était Nabis, aujourd'hui tyran de Lacédémone, mais qui le deviendrait bientôt
de toute la Grèce, si on le laissait faire, et qui égalait en avarice et eu
cruauté tous les tyrans fameux dans l'histoire. [9] Si on lui permettait de
garder Argos, cette espèce de citadelle d'où il dominait le Péloponnèse, et si
l'on rappelait en Italie les armées romaines, c'est en vain qu'on aurait délivré
la Grèce de Philippe, puisqu'au lieu d'un roi qu'elle avait l'avantage de savoir
éloigné, elle tomberait sous le despotisme d'un tyran établi dans son voisinage.
45 [1] En entendant ce rapport de la bouche de personnages déjà fort graves et
qui ne racontaient d'ailleurs que ce qu'ils avaient examiné par eux-mêmes, [2]
les sénateurs, sans s'occuper pour le moment d'Antiochus, qu'un motif quelconque
avait rappelé en Syrie, furent d'avis de délibérer incontinent sur Nabis. [3]
Après avoir discuté longtemps pour savoir si l'on se croyait assez fondé à lui
déclarer la guerre sur-le-champ, ou si on laisserait à Quinctius toute liberté
pour le faire, on s'en remit à la prudence de ce général du soin de prendre, à
l'égard du tyran de Lacédémone, le parti qu'il jugerait le plus utile aux
intérêts de la république. [4] On pensa qu'il importait peu au peuple romain que
cette déclaration de guerre fût avancée ou différée. [5] Il était plus urgent de
s'inquiéter de la conduite que tiendraient Hannibal et les Carthaginois, si l'on
avait la guerre avec Antiochus. [6] Les membres de la faction contraire aux
Bartas écrivaient de temps en temps, et chacun en particulier, aux principaux
Romains, leurs amis, « qu'Annibal avait envoyé des courriers et des messages au
roi Antiochus, et que ce prince lui avait à son tour député des émissaires
secrets. [7] Semblable à ces bêtes fauves qu'on ne peut jamais apprivoiser, cet
ennemi des Romains était implacable dans sa haine. Il reprochait à ses
concitoyens de languir dans le repos, l'oisiveté et l'inaction; il disait que le
bruit seul des armes pouvait les tirer de leur léthargie. » [8] Le
souvenir de la guerre précédente, que seul il avait soutenue, et dont il avait
été le principal moteur, donnait à ces rapports beaucoup de vraisemblance.
Hannibal avait en outre indisposé par un acte récent la plupart des grands de
Carthage.
46 [1] L'ordre des juges dominait alors à Carthage; ils devaient surtout cette
puissance à ce que leur magistrature était à vie. [2] Fortune, réputation,
existence même des citoyens, tout était à leur merci; avoir pour ennemi un seul
juge, c'était s'exposer à l'inimitié de l'ordre tout entier; et il ne manquait
pas d'accusateurs prêts à dénoncer aux juges ceux qui les avaient offensés. [3]
C'était le despotisme de la royauté; car, dans l'usage qu'ils faisaient de leur
pouvoir exorbitant, ils oubliaient qu'ils étaient magistrats d'une république.
Dans cet état de choses, Hannibal, nommé préteur; manda un questeur auprès de
lui. [4] Celui- ci ne tint aucun compte de l'ordre qu'il recevait. Il
appartenait à la faction contraire, et comme on passait de la questure dans
l'ordre tout-puissant des juges, il s'essayait déjà aux sentiments d'orgueil de
sa dignité future. [5] Hannibal, irrité, envoya un de ses viateurs arrêter le
questeur, et le traîna devant l'assemblée du peuple; là, il s'éleva fortement et
contre le rebelle et contre l'ordre entier des juges, dont l'orgueil et
l'influence ôtaient toute force aux lois et aux magistrats. [6] Voyant que ses
paroles étaient accueillies avec faveur, et que le menu peuple même regardait
l'orgueil des juges comme menaçant pour sa liberté, il proposa [7] et fit
adopter sur-le-champ une loi qui rendait la judicature annuelle, et défendait de
nommer le même citoyen juge deux années de suite. Mais autant cette mesure lui
avait gagné la faveur du peuple, autant elle indisposa contre lui la plupart des
grands. [8] Une autre réforme, qu'il entreprit dans l'intérêt public, le mit en
butte à des haines personnelles. Les revenus de l'état étaient ou gaspillés par
une mauvaise administration, ou dilapidés par un certain nombre de grands et de
magistrats qui se les partageaient, [9] si bien que l'on n'avait point d'argent
pour payer le tribut annuel qu'on devait aux Romains, et que les citoyens
paraissaient menacés d'une contribution onéreuse.
47 [1] Hannibal, ayant pris connaissance de ce que rapportaient les impôts de la
terre et de la mer, de la destination des fonds, de ce qu'on en prélevait pour
les besoins ordinaires de l'état, de ce qui en était détourné par les
concussions, [2] déclara en pleine assemblée qu'en exigeant toutes les sommes
restées sans emploi, on éviterait de lever un impôt sur les particuliers, et que
la république serait assez riche pour acquitter le tribut qu'elle devait aux
Romains. Il tint promesse en effet. [3] Mais alors tous ces gens qui s'étaient
engraissés pendant plusieurs années par leurs dilapidations s'abandonnèrent à
toute la fureur de leur ressentiment: il semblait qu'on les eût dépouillés de
leurs biens, et non qu'on eût arraché de leurs mains le fruit de leurs vols. Ils
excitèrent contre Hannibal les Romains, qui ne cherchaient eux-mêmes qu'un
prétexte pour assouvir leur haine. [4] Scipion l'Africain lutta longtemps contre
cette influence; il trouvait indigne du peuple romain de servir les passions des
ennemis et des accusateurs d'Hannibal, de mêler la majesté publique aux
intrigues des partis carthaginois, [5] de ne pas savoir se contenter d'avoir
vaincu Hannibal par la force des armes, et de descendre au rôle d'accusateurs,
en allant comme devant un tribunal prêter serment contre lui et le dénoncer. [6]
Mais la haine finit par l'emporter; des ambassadeurs furent envoyés à Carthage
pour se plaindre au sénat de cette ville qu'Hannibal concertât un plan de guerre
avec le roi Antiochus. [7] Ces députés, au nombre de trois, étaient C.
Servilius, M. Claudius Marcellus et Q. Terentius Culleo. Arrivés à Carthage, ils
furent questionnés sur l'objet de leur mission, et, sur le conseil des ennemis
d'Hannibal, ils firent répondre [8] qu'ils étaient chargés de régler les
différends survenus entre les Carthaginois et Masinissa, roi des Numides. [9] On
le crut généralement. Hannibal seul comprit que c'était à lui qu'en voulaient
les Romains, et que, si on avait accordé la paix aux Carthaginois, c'était pour
le poursuivre, lui seul, d'une guerre à outrance. [10] Il résolut donc de ne
point lutter contre les événements et la fortune. Aussi bien, depuis longtemps
déjà, il avait pris toutes ses mesures pour fuir. Il se montra ce jour-là au
forum afin d'écarter tout soupçon; et dès le soir, sans quitter son costume de
ville, il se dirigea vers une porte avec deux de ses gens qui ne savaient rien
de son projet, et sortit de Carthage.
48 [1] Des chevaux l'attendaient à un endroit qu'il avait désigné. Pendant la
nuit il traversa rapidement le Byzacium - c'est le nom d'une région de ce pays-,
et le lendemain matin il était arrivé à un château qui lui appartenait, entre
Acylla et Thapsus; [2] il y trouva un vaisseau tout équipé sur lequel il
s'embarqua. C'est ainsi qu'il quitta l'Afrique, déplorant le sort de sa patrie
plus encore que le sien. [3] Le même jour il passa dans l'île de Cercina; dans
le port étaient réunis plusieurs navires marchands avec leurs cargaisons.
Lorsqu'il prit terre, on accourut en foule au-devant de lui pour le saluer; on
le pressa de questions: il fit répondre qu'il était envoyé en ambassade à Tyr.
[4] Mais, craignant qu'un de ces navires ne levât l'ancre pendant la nuit, et
n'allât porter à Thapsus ou à Acylla la nouvelle de son débarquement à Cercina,
il fit préparer un sacrifice, y invita les commandants des navires et les
marchands de leur équipage, et leur emprunta les voiles et les antennes, [5]
afin de dresser sur le rivage un pavillon pour les convives; car on était alors
au milieu de l'été. [6] Le repas fut préparé et servi avec tout le luxe que
permettaient les circonstances et le moment; on y but beaucoup, et la fête se
prolongea bien avant dans la nuit. [7] Dès qu'Hannibal trouva l'occasion
d'échapper à ceux qui étaient dans le port, il mit à la voile. [8] Ses convives,
plongés dans le sommeil, ne s'éveillèrent que le lendemain, et fort tard, encore
tout appesantis par les vapeurs du vin. Il leur fallut quelques heures pour
préparer les rames et remettre en place les agrès. [9] Cependant à Carthage, la
foule, accoutumée à se réunir devant la maison d'Hannibal, se présentait au
vestibule de sa maison. [10] Lorsqu'elle apprit qu'il avait disparu, elle courut
au forum cherchant son premier magistrat. [11] Les uns prétendaient qu'il
s'était exilé volontairement, ce qui était vrai; les autres, et c'était le plus
grand nombre, accusaient les Romains de l'avoir fait assassiner. Les visages
exprimaient des sentiments divers, suivant là diversité des factions qui
partageaient la ville. On apprit enfin qu'Hannibal avait été vu à Cercina.
49 [1] Les ambassadeurs romains exposèrent au sénat de Carthage « que les Pères
conscrits savaient que, si naguère le roi Philippe avait fait la guerre au
peuple romain, il y avait été poussé surtout par Hannibal; [2] que ce même
Hannibal venait d'envoyer un message et des courriers au roi Antiochus; qu'il ne
se tiendrait en repos qu'après avoir allumé la guerre dans l'univers entier; [3]
que les Carthaginois ne devaient pas laisser ces menées impunies, s'ils avaient
à coeur de prouver au peuple romain que leur gouvernement y était complètement
étranger et d'intention et de fait » [4] Les Carthaginois répondirent
qu'ils feraient tout ce qu'exigeraient les Romains. [5] Pendant ce temps,
Hannibal arrivait à Tyr après une heureuse traversée. Il fut reçu dans cette
ville, qui avait fondé Carthage, comme dans une seconde patrie, avec tous les
honneurs que méritait un homme tel que lui. Après un séjour de quelques jours
seulement, il fit voile vers Antioche. [6] Là, il apprit que le roi était déjà
parti et que son fils célébrait des jeux solennels au bourg de Daphné; il alla
l'y trouver, en reçut un accueil flatteur, et se mit aussitôt en mer. [7] Ce fut
à Éphèse qu'il rejoignit Antiochus, qui flottait encore dans l'irrésolution et
hésitait à déclarer la guerre aux Romains. L'arrivée d''Hannibal mit un grand
poids dans la balance et le décida. [8] À la même époque aussi les Étoliens se
détachèrent de l'alliance romaine; leurs ambassadeurs étaient allés à Rome
réclamer, aux termes du premier traité, Pharsale, Leucade et quelques autres
villes; le sénat les avait renvoyés à Quinctius.
livre XXXII
LIVRE XXXIV
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