ALLER A LA TABLE DES MATIERES DE TITE-LIVE TITE-LIVE Ab Urbe Condita, Livre XXVI
Collection des Auteurs latins sous la direction de M. Nisard, Oeuvres de Tite-Live, t. II, Paris, Firmin Didot, 1864
710 LIVRE VINGT-SIXIÈME. SOMMAIRE. — Annibal campe à trois milles de Rome, au-dessus de l'Anio : il s'avance en personne, avec deux mille chevaux, jusqu'à la porte Capène, pour examiner la situation de la ville. — Trois jours de suite les deux armées se rangent en bataille, trois fois un orage sépare les combattants; le calme renaît lorsqu'ils sont rentrés dans leur camp. — Prise de Capoue par les consuls Q. Fulvius et Ap. Claudius. Les premiers citoyens de cette ville s'empoisonnent. — Dans le moment où les sénateurs campaniens sont attachés au poteau, pour être frappés de la hache, Q. Fulvius reçoit du sénat une lettre qui lui ordonne de faire grâce ; au lieu de la lire, il la met dans un pli de sa toge, et fait, au nom de la loi, achever l'exécution. — Dans les comices, le peuple cherchant un général qui veuille prendre le commandement de l'Espagne, Scipion, fils de Publius, qui avait péri dans cette contrée, se présente seul pour demander ce département; il est nommé d'un consentement unanime. En un jour il emporte d'assaut Carthagène, à l'âge de vingt-quatre ans. On lui attribuait une origine céleste, parce que, depuis qu'il avait pris la robe virile, il se rendait chaque jour au Capitole, et qu'on avait souvent aperçu un serpent mystérieux dans la chambre de sa mère. — Affaires de Sicile. — Alliance avec les Étoliens. — Guerre contre les Arcaniens et contre Philippe, roi de Macédoine. I. (1) Cn. Fulvius Centumalus et P. Sulpicius Galba, nommés consuls, ayant pris, aux ides de mars, possession de leur charge, convoquèrent le sénat au Capitole, afin de le consulter sur les intérêts de la république, la conduite de la guerre, la répartition des provinces et des armées. (2) On prorogea le commandement de Q. Fulvius, d'Ap. Claudius, consuls de l'année précédente; on leur laissa les armées qu'ils avaient sous leurs ordres, et on leur enjoignit de ne point quitter le siège de Capoue, qu'ils ne l'eussent terminé. (3) C'était alors l'entreprise qui préoccupait le plus les Romains, moins à cause du plus légitime ressentiment qui fut jamais, (4) que parce que la réduction d'une ville si célèbre et si puissante, qui avait entraîné quelques peuples dans sa défection, devait faire pencher de nouveau les esprits vers le souvenir de leurs anciens maîtres. (5) Les préteurs de l'année précédente, M. Junius en Étrurie et P. Sempronius dans la Gaule, conservèrent leur commandement avec les deux légions qui leur avaient été assignées. (6) M. Marcellus reçut l'ordre de rester en Sicile, en qualité de proconsul, pour terminer la guerre à la tête de l'armée qui lui était confiée: (7) s'il avait besoin de renfort, il pouvait le tirer des légions que commandait P. Cornélius, propréteur en Sicile, (8) pourvu qu'il ne choisît aucun des soldats que le sénat ne voulait ni licencier, ni faire revenir en Italie avant la fin de la guerre. (9) C. Sulpicius, à qui la Sicile était échue, reçut les légions qui avaient obéi à P. Cornélius, et les augmenta de l'armée de Cn. Fulvius, qui, l'année précédente, avait été honteusement battue et mise en fuite dans l'Apulie. (10) Le sénat avait décrété que le service de ces lâches soldats, comme celui des fugitifs de Cannes, ne finirait qu'avec la 711 guerre: on y ajouta l'ignominieuse défense, pour les uns et les autres, d'hiverner dans les places fortes, ou de construire des quartiers à moins de dix milles de distance de quelque ville que ce fût. (11) On donna à L. Cornélius le gouvernement de la Sardaigne avec les deux légions qui avaient servi sous Q. Mucius; quant aux renforts, les consuls pouvaient, ordonner la levée de ceux qui seraient nécessaires. (12) Le commandement des côtes de la Sicile et de la Grèce fut conservé à T. Otacilius et M. Valérius, avec les légions et les flottes qu'ils avaient déjà. La Grèce était gardée avec cinquante vaisseaux et une légion; la Sicile avec cent vaisseaux et deux légions. (13) Cette année-là on mit sur pied vingt-trois légions romaines, pour faire la guerre sur terre et sur mer. II. (1) Au commencement de l'année, lorsqu'il fut question des dépêches de L. Marcius, ses exploits parurent très brillants au sénat; mais le titre d'honneur qu'il avait pris en écrivant comme propréteur au sénat, titre qu'il ne tenait ni de la volonté du peuple, ni de l'autorité de cette assemblée, choquait un grand nombre de citoyens. (2) C'était un exemple pernicieux que l'élection des généraux par les armées, que la solennité des comices légitimes passant dans les camps et dans les provinces, loin des lois et des magistrats, et abandonnée au caprice des soldats. (3) Quelques-uns pensaient qu'il fallait soumettre la question au sénat; mais on jugea plus convenable d'ajourner cette délibération jusqu'après le départ des cavaliers qui avaient apporté les dépêches de Marcius. (4) On convint de répondre à la demande qu'il faisait de blé et d'habits pour l'année, « que le sénat s'occuperait de ces deux choses; » mais on arrêta de ne point employer la formule: « Au propréteur L. Marcius, » afin qu'il ne regardât pas comme résolue une question dont on se réservait l'examen. (5) Quand les cavaliers furent partis, ce fut la première proposition que firent les consuls, et on resta unanimement d'avis d'engager les tribuns à demander au peuple, dans le plus court délai, quel général il voulait envoyer en Espagne commander l'armée qui avait servi sous les ordres de Cn. Scipion. (6) Cette affaire, traitée avec les tribuns, fut portée devant le peuple. (7) Mais un autre débat préoccupait les esprits. C. Sempronius Blaesus, qui avait mis Cn. Fulvius en accusation, à cause de la perte de l'armée dans l'Apulie, tenait contre lui dans les assemblées des discours où il répétait que « beaucoup de généraux avaient, par leur aveuglement et leur incapacité, précipité des armées vers leur ruine; (8) mais qu'aucun, à l'exception de Cn. Fulvius, n'avait corrompu ses légions par toutes sortes de vices avant de les livrer. Aussi pouvait-on dire avec vérité que, avant de voir l'ennemi, elles n'étaient déjà plus, et que ce n'était pas Hannibal, mais leur propre général qui les avait vaincues. (9) On ne se montrait pas, en allant aux suffrages, assez sévère dans le choix de ceux auxquels on confiait le commandement et des armées. (10) Quelle différence entre ce général et Ti. Sempronius! Celui-ci, mis à la tête d'une armée d'esclaves, avait bientôt obtenu, par la sévérité de la discipline et du commandement, qu'oubliant sous les armes leur état et leur origine, ils devinssent l'appui des alliés et la terreur des ennemis. Cannes, Bénévent et d'autres villes avaient 712 été par eux comme arrachées des serres d'Hannibal et rendues au peuple romain. (11) Cn. Fulvius avait eu sous ses ordres une armée de véritables Romains, des hommes d'une naissance distinguée, d'une éducation libérale; il les avait imbus des vices des esclaves; par sa faute ils étaient devenus hautains et turbulents au milieu des alliés, lâches et sans énergie devant les ennemis, et ils n'avaient pas pu soutenir le choc, le cri même des Carthaginois. (12) Certes, il n'était pas étonnant que les soldats n'eussent pu tenir sur le champ de bataille, lorsque le général avait été le premier à fuir; (13) il l'était bien davantage que plusieurs d'entre eux fussent morts les armes à la main, et que tous n'eussent pas partagé la terreur et la fuite de Cn. Fulvius. C. Flaminius, L. Paulus, L. Postumius, Cn. et P. Scipion avaient mieux aimé périr dans la mêlée que d'abandonner leurs troupes enveloppées de toutes parts. (14) Cn. Fulvius était revenu presque seul à Rome annoncer la perte de l'armée. Par une injustice révoltante, les légions de Cannes, coupables d'avoir fui du champ de bataille, avaient été déportées en Sicile, sans qu'elles pussent en sortir avant que l'ennemi eût quitté l'Italie; un décret récent avait infligé la même peine aux légions de Cn. Fulvius, (15) et la fuite de Cn. Fulvius dans un combat témérairement livré par lui, resterait impunie! et il passerait sa vieillesse dans les lieux de débauche et de prostitution où s'était dissipée sa jeunesse; (16) tandis que des soldats, dont le seul crime était d'avoir imité leur général, seraient relégués en une sorte d'exil, et condamnés à un service ignominieux! Tant il y avait à Rome de différence entre la liberté du riche et celle du pauvre, de l'homme en dignité et du simple citoyen! » III. (1) L'accusé rejetait sa faute sur les soldats: « C'étaient leurs cris séditieux qui l'avaient forcé de les mener au combat, non le jour même qu'ils avaient exigé, parce qu'il était trop avancé, mais le lendemain, où, bien qu'il leur eût assuré les avantages du temps et du terrain, ils n'avaient pu résister soit à la renommée, soit à la force de l'ennemi. (2) Dans ce désordre, dans cette fuite générale, il avait été lui-même entraîné par la foule, comme Varron à la journée de Cannes, comme beaucoup d'autres généraux. (3) S'il eût seul résisté aux ennemis, de quel remède sa mort pouvait-elle être dans les désastres de la patrie? (4) Il n'avait pas été surpris par la disette des vivres; il ne s'était pas témérairement engagé dans des positions désavantageuses; il n'avait pas, faute d'avoir reconnu les lieux, donné dans des embuscades; c'est à force ouverte, les armes à la main, en bataille rangée, qu'il avait été vaincu; il n'avait été le maître ni du courage des siens ni de celui des ennemis, l'audace ou la peur dépendant du naturel de chacun. » (5) Accusé deux fois, on conclut contre lui à une amende; la troisième fois on produisit des témoins, et comme un grand nombre d'entre eux, en le chargeant de tous les torts, attestaient sous serment que c'était le préteur qui avait donné le signal de la fuite et de l'épouvante, (6) et que les soldats, ainsi abandonnés, avaient tourné le dos, dans la persuasion que les craintes de leur chef n'étaient que trop fondées, l'assemblée, saisie d'une vive indignation, s'écria qu'il fallait conclure à une peine capitale. (7) Alors s'élevèrent de nouveaux 713 débats. Le tribun qui avait conclu deux fois à l'amende déclara cette fois-là conclure à la peine capitale. (8) Les autres tribuns auxquels il en appela répondirent: « Qu'ils ne s'opposaient pas à ce que leur collègue, usant d'un droit consacré par les ancêtres, invoquât contre un simple particulier les lois ou les coutumes, jusqu'à ce qu'il l'eût fait condamner à une peine capitale ou à une amende. » (9) Alors Sempronius dit « qu'il requérait contre Cn. Fulvius la peine du crime d'état, » et demanda à C. Calpurnius, préteur de la ville, la convocation des comices par centuries. (10) L'accusé se tourna vers une autre espérance: il pensait à demander pour défenseur son frère Q. Fulvius, qui jouissait alors d'un grand crédit à cause du bruit de ses exploits et de l'espoir qu'il donnait de prendre bientôt Capoue. (11) Fulvius écrivit au sénat des lettres pathétiques, où il demandait à défendre son frère dans cette accusation capitale; mais sur le refus des sénateurs, qui trouvaient contraire aux intérêts de la république qu'il s'éloignât de Capoue, (12) Cn. Fulvius, sans attendre le jour des comices, s'exila à Tarquinies, et le peuple confirma cet exil par un jugement. IV. (1) Cependant tout l'effort de la guerre était tourné contre Capoue; mais c'était plutôt un blocus qu'un siège. Les esclaves et le bas peuple ne pouvaient plus supporter la famine, ni la place envoyer des courriers vers Hannibal, tant elle était étroitement investie. (2) Il se trouva un Numide auquel on remit une lettre, sur sa promesse de s'échapper, et qui, fidèle à cet engagement, parvint, pendant la nuit, à traverser le camp romain. Cette évasion engagea les Campaniens à tenter, tandis qu'il leur restait encore quelques forces, une sortie sur tous les points. (3) Ils avaient un avantage incontestable dans les combats de cavalerie; mais leurs fantassins étaient battus. Toutefois les Romains éprouvaient moins de joie de leurs succès que de dépit de ceux d'un ennemi assiégé et presque en leur pouvoir. (4) Enfin l'art vint suppléer à ce qui manquait à la force de la cavalerie; on fit dans toutes les légions un choix des jeunes gens les plus vigoureux et les plus lestes; on leur donna des boucliers plus courts que ceux des cavaliers, et sept dards longs de quatre pieds, et terminés par un fer, comme les javelots des vélites. (5) Les cavaliers en prirent chacun un en croupe et l'accoutumèrent à se tenir derrière eux et à s'élancer à terre au premier signal donné. (6) Lorsque, après un exercice de chaque jour, ils parurent assez aguerris, on s'avança dans la plaine qui s'étendait entre le camp et les murailles, contre la cavalerie campanienne rangée en bataille. (7) Arrivés à la portée du trait, au signal donné, les vélites mettent pied à terre, et, devenus tout à coup fantassins de cavaliers qu'ils étaient, ils fondent sur les escadrons ennemis et lancent coup sur coup leurs traits avec vigueur. (8) Ils blessèrent un grand nombre d'hommes et de chevaux; mais la nouveauté de cette tactique et la surprise furent la principale cause de la frayeur de l'ennemi. La cavalerie romaine, se précipitant sur les Campaniens déjà frappés d'épouvante, en fit un grand carnage et les poursuivit jusqu'aux portes de la ville. (9) Dès lors la puissance romaine eut aussi la supériorité dans la cavalerie, (10) et les vélites furent désormais ajoutés aux légions. L'auteur de cette innovation 714 fut, dit-on, un centurion appelé Q. Navius, et elle lui fit honneur auprès du général. [26,5] (1) Telle était la situation des affaires auprès de Capoue: Hannibal était partagé entre le désir de s'emparer de la citadelle de Tarente et celui de conserver Capoue; (2) il se décida cependant en faveur de cette place, sur laquelle il voyait fixés tous les regards des alliés et des ennemis, et qui devait servir d'exemple, quel que fût le résultat de cette défection. (3) Il laisse donc dans le Bruttium une grande partie de ses bagages et tous les soldats pesamment armés, se met à la tête de ceux des fantassins et des cavaliers qu'il juge les plus capables d'une marche forcée, et se dirige vers la Campanie; malgré cette précipitation, il se fait suivre de trente-trois éléphants. (4) Il s'arrête dans le creux d'une vallée, derrière le mont Tifate, qui dominait Capoue. Ayant, à son arrivée, emporté de force le château de Calatia, et chassé la garnison, il tourne ses forces contre les assiégeants. (5) Il avait par des messagers fait prévenir les assiégés du moment où il commencerait l'attaque, afin qu'ils se préparassent de leur côté à faire en même temps une sortie générale. Cette manoeuvre causa aux Romains une grande épouvante; (6) car tandis qu'Hannibal les presse sur un point, tous les Campaniens, fantassins et cavaliers, et avec eux la garnison carthaginoise, commandée par Hannon et Bostar, fondent sur eux d'un autre point. (7) Dans cette alarme subite, les Romains, pour ne pas laisser sans défense une partie de leur camp, tandis qu'ils protégeraient l'autre, firent ainsi le partage des troupes: (8) Ap. Claudius soutint l'effort des Campaniens, Fulvius celui d'Hannibal. Le propréteur C. Néron, avec la cavalerie de la sixième légion, se porta sur la route de Suessula; le lieutenant C. Fulvius Flaccus, à la tête de la cavalerie auxiliaire, en face du Vulturne. (9) La bataille commença au milieu des cris et du tumulte ordinaires; mais outre le bruit des guerriers, des chevaux et des armes, la multitude inhabile à combattre, qui bordait les remparts, fit retentir l'air de clameurs et du choc de vases d'airain, comme on fait d'habitude dans les éclipses de lune, au milieu du silence de la nuit, et le fracas fut tel qu'il attira l'attention même des combattants. (10) Appius repoussait aisément les Campaniens; Fulvius avait affaire à de plus grandes forces, étant pressé par Hannibal et par les Carthaginois. (11) La sixième légion perdit là du terrain, et fut repoussée par une cohorte espagnole qui, avec trois éléphants, pénétra jusqu'aux retranchements; déjà elle avait enfoncé le centre, et courait ainsi une chance favorable ou périlleuse, pouvant forcer le camp romain ou se voir coupée. (12) Fulvius, voyant le désordre de la légion et le danger qui menace le camp, exhorte Q. Navius et les autres principaux centurions « à charger la cohorte ennemie qui combattait au pied des palissades. (13) La position est devenue très critique: ou il faut laisser le chemin libre aux Espagnols, lesquels pénétreront jusque dans le camp avec moins de peine encore qu'ils ne se sont frayé un passage; à travers les rangs serrés des Romains, ou il faut les exterminer dans les retranchements. (14) La chose n'était pas d'une si grande difficulté; les 715 Espagnols étaient en petit nombre et séparés des leurs; et cette même légion qui, pour avoir pris l'alarme, paraissait coupée, n'avait qu'à faire face. des deux côtés aux ennemis pour changer les chances du combat et les envelopper. » (15) À ces mots du général, Navius enlève au porte-enseigne le drapeau de la seconde compagnie des hastats, et menace de le jeter dans les rangs des ennemis, si les soldats ne le suivent aussitôt et ne prennent part au combat. (16) Navius avait une taille remarquable, que relevait encore l'éclat de ses armes, et le drapeau qu'il tenait élevé avait attiré sur lui les regards des Romains et des ennemis. (17) Aussi, dès qu'il fut parvenu jusqu'à la première ligne des Espagnols, on fit pleuvoir sur sa tête une grêle de traits, et la cohorte presque entière se tourna contre lui seul; mais ni la multitude des ennemis ni cette grêle de flèches ne purent arrêter l'impétuosité de ce guerrier. VI. (1) En ce moment, le lieutenant M. Atilius oblige l'enseigne de la première compagnie de la même légion à porter l'étendard au milieu de la cohorte espagnole. De leur côté, les gardiens du camp, les lieutenants L. Porcius Licinius et T. Popillius combattent courageusement devant les retranchements, et tuent les éléphants aux portes mêmes qu'ils essayaient de franchir. (2) Les corps de ces animaux, en comblant le fossé, formèrent une espèce de tertre et de pont, qui donna passage aux ennemis. Là, sur les cadavres de ces éléphants se livra une bataille sanglante. (3) Dans l'autre partie du camp, les Campaniens et la garnison carthaginoise étaient déjà repoussés, et l'on combattait près de la porte même de Capoue qui conduit au Vulturne: (4) les Romains eurent moins à résister à des ennemis armés qu'aux balistes et aux scorpions placés sur la muraille, et qui, portant fort loin, écartaient les assaillants. (5) D'ailleurs la blessure du général Ap. Claudius ralentit leur fougue. Au moment où, en avant des enseignes, il exhortait les siens, il fut atteint d'un javelot à la poitrine, au-dessous de l'épaule gauche. Cependant un grand nombre d'ennemis furent taillés en pièces devant la porte; les autres furent chassés en désordre jusque dans la ville. (6) Hannibal, après avoir vu le massacre de la cohorte espagnole et la défense acharnée du camp romain, renonça à le forcer, fit retirer les enseignes et ses fantassins, sa cavalerie suivant, comme arrière-garde, pour empêcher l'ennemi de les harceler. (7) Les légions brûlaient du désir de poursuivre les Carthaginois; mais Flaccus fit sonner la retraite, se contentant du double avantage qu'il avait obtenu, en prouvant aux Campaniens qu'Hannibal ne leur serait pas d'un grand secours, et en le faisant sentir à Hannibal lui-même. (8) Les historiens qui ont parlé de cette bataille disent qu'on tua dans cette journée huit mille hommes de l'armée d'Hannibal et trois mille de celle des Campaniens; qu'on enleva quinze étendards aux Carthaginois et dix-huit aux Campaniens. (9) D'autres écrivains ne donnent pas tant d'importance à cette action et prétendent qu'il y eut plus de terreur que de carnage. Les Numides et les Espagnols, disent-ils, fondirent tout à coup sur le camp romain avec leurs éléphants. (10) Ces animaux, se ruant çà et là, renversèrent les tentes avec fracas et mirent en fuite les bêtes de somme qui rompaient leur licou. (11) Ils ajoutent qu'une 716 ruse d'Hannibal accrut encore le désordre; que ses émissaires, qui parlaient la langue latine, allaient, au nom des consuls, donner aux soldats l'ordre de chercher en toute hâte une retraite dans les montagnes voisines, puisque le camp ne pouvait plus tenir; (12) mais que cet artifice, bientôt découvert, fut déjoué par un grand massacre des ennemis, et que le feu écarta du camp les éléphants. (13) Ce combat, quels qu'en aient été le commencement et l'issue, fut le dernier qu'on livra avant la reddition de Capoue. Le médix tutique, qui est le magistrat suprême des Campaniens, était, cette année, un certain Seppius Loesius, d'une naissance obscure et d'une fortune médiocre. (14) Dans son enfance, sa mère offrant un sacrifice pour détourner un présage de famille, l'haruspice répondit qu'il parviendrait un jour à la première dignité de Capoue. Cette femme ne voyant aucun fondement à cet espoir, répondit: (15) « Certes, vous présagez pour les Campaniens un état désespéré, si mon fils doit s'élever à un tel honneur! » (16) Cette raillerie d'une prédiction qui devait se vérifier fut elle-même justifiée par l'événement. En effet, lorsque Capoue était pressée par le fer et par la faim, qu'il ne restait plus aucun espoir, et que ceux que leur naissance appelait aux dignités en refusaient l'honneur, (17) Loesius, à force de reprocher aux premiers citoyens de déserter, de trahir Capoue, obtint la souveraine magistrature, et fut de tous les Campaniens le dernier qui l'exerça. VII. (1) Hannibal, reconnaissant l'impossibilité d'attirer les Romains à un autre combat et de s'ouvrir Capoue; (2) craignant en outre que les nouveaux consuls ne lui coupassent les vivres, résolut d'abandonner une entreprise inutile et de décamper. (3) Tandis qu'il examinait vers quel point il se dirigerait, une réflexion soudaine le décida à marcher sur le foyer même de la guerre, sur Rome. On lui reprochait d'avoir laissé échapper, après la bataille de Cannes, une occasion toujours ardemment désirée, et lui-même ne dissimulait pas sa faute (4) « À la faveur d'une attaque imprévue et de l'effroi qu'elle causerait, il pouvait, disait-il, espérer de se rendre maître de quelque partie de la ville; (5) et si Rome était en danger, les deux généraux romains, ou du moins l'un des deux, abandonneraient aussitôt Capoue; le partage de leurs troupes les affaiblirait l'un et l'autre, et lui donnerait à lui-même ou aux Campaniens l'occasion de les combattre avec succès. » (6) Un seul soin l'inquiétait: son départ pouvait devenir le signal de la reddition de Capoue. Il engage, à force de présents, un Numide déterminé à tout oser, à se charger d'une lettre, à entrer comme transfuge dans le camp romain, et à pénétrer ensuite secrètement dans la place. (7) La lettre était remplie de mots encourageants: « Sa retraite, commandée par leur salut même, devait forcer les généraux romains et leurs armées de marcher à la défense de Rome et d'abandonner le siège de Capoue. (8) Si l'on ne perdait point courage, si l'on patientait encore quelques jours, la ville serait entièrement délivrée du blocus. » (9) Ensuite il s'empare des bâtiments qui se trouvaient sur le Vulturne, et les fait remonter jusqu'au fort qu'on avait construit par 717 ses ordres pour défendre cette position. (10) Voyant qu'il y en avait une assez grande quantité pour passer ses troupes en une nuit, il fait préparer des vivres pour dix jours et amène, pendant la nuit, ses légions sur les bords du fleuve, qu'il traverse avant le jour. VIII. (1) Avant que ce projet fût exécuté, Fulvius Flaccus en fut instruit par des transfuges; il écrivit à Rome, au sénat: cette nouvelle affecta les esprits selon la différence des caractères. (2) Une situation aussi critique fit aussitôt convoquer le sénat. P. Cornélius, surnommé Asina, voulait qu'on rappelât de l'Italie entière tous les chefs et toutes les armées; qu'on oubliât Capoue et toute autre expédition, pour protéger Rome. (3) Fabius Maximus répondit « que lever le siège de Capoue, trembler au moindre geste d'Hannibal, et se préoccuper ainsi de ses marches et contremarches, lui semblait honteux. (4) Le vainqueur de Cannes n'avait point osé marcher sur Rome; aujourd'hui, repoussé devant Capoue, aurait-il donc conçu l'espoir de s'en emparer? (5) Non, il ne venait point assiéger Rome; mais il voulait délivrer Capoue. Rome devait trouver des défenseurs dans l'armée qui était dans son enceinte, dans Jupiter, témoin des traités violés par Hannibal, et dans les autres dieux. » (6) Tenant le milieu entre ces deux avis contraires, celui de P. Valerius Flaccus l'emporta: il conciliait tous les intérêts. Il proposa « d'écrire aux généraux qui étaient devant Capoue, et de leur faire connaître ce que Rome avait de forces pour sa défense; ils savaient avec combien de troupes marchait Hannibal, et combien il en fallait pour continuer le siège. (7) Si l'un des deux chefs pouvait se détacher avec une partie des légions, en laissant son collègue devant Capoue avec des forces suffisantes pour la réduire, (8) Claudius et Fulvius devaient décider ensemble qui des deux continuerait le siège, et qui viendrait à Rome, pour protéger la patrie. » (9) À la réception de ce sénatus-consulte, le proconsul Q. Fulvius, à qui la blessure de son collègue faisait une obligation de se rendre à Rome, choisit, dans les trois armées, quinze mille fantassins, mille cavaliers, et leur fit passer le Vulturne. (10) De là, assuré qu'Hannibal s'avancerait par la voie Latine, il prit la voie Appia, et envoya des courriers dans les villes municipales qui bordent cette route, telles que Sétia, Cora, Lanuvium, (11) pour avoir des vivres tout prêts dans ces villes, et en faire apporter des campagnes voisines sur son chemin; chaque cité devait en outre rassembler des garnisons pour se défendre avec ses propres ressources. IX. (1) Hannibal, le jour même où il traversa le Vulturne, campa à peu de distance de ce fleuve. (2) Le lendemain, passant devant Calès, il se rendit sur le territoire de Sidicinum, il s'y arrêta tout un jour pour ravager le pays, et poursuivit sa route par la voie Latine, sur les terres de Suessula, d'Allifae et de Casinum. Il demeura deux jours sous les murs de cette ville et dévasta le territoire d'alentour. (3) De là, longeant Interamna et Aquinum, il arriva dans les plaines de Fregellae, sur les bords du fleuve Liris, où il trouva le pont rompu par les Frégellans, dans le but de retarder sa marche. (4) De son côté, Fulvius fut d'abord arrêté près du Vulturne, Hannibal ayant brûlé les bateaux, et la disette de bois rendant très dif- 718 ficile la construction de radeaux. (5) Lorsque l'armée eut passé sur des pontons, Fulvius continua sa route sans obstacle, trouvant des vivres en abondance, tant dans les villes que sur son chemin. Les soldats, pleins d'ardeur, s'exhortaient les uns les autres à doubler le pas, se rappelant qu'ils marchaient à la défense de la patrie. (6) Un courrier de Fregellae, qui avait marché sans relâche jour et nuit, jeta dans Rome une grande terreur. L'affluence des habitants de la campagne, dont les récits ajoutaient le mensonge à la vérité, avait répandu l'agitation dans toute la ville. (7) C'était peu que les femmes fissent retentir de leurs gémissements les maisons particulières; les dames de distinction, bravant tous les regards, couraient en foule vers les temples des dieux; les cheveux épars, agenouillées au pied des autels, (8) les mains tendues vers le ciel et vers les dieux, elles les supplient d'arracher Rome aux mains des ennemis, et de sauver l'honneur et la vie aux mères romaines et à leurs jeunes enfants. (9) Le sénat se tient dans le forum, prêt à aider les magistrats de ses décrets. Les uns reçoivent des ordres et courent où les appelle leur mission: les autres viennent d'eux-mêmes offrir leurs services; des troupes sont placées dans la citadelle, dans le Capitole, sur les remparts, autour de la ville, sur le mont Albain et dans le fort d'Aefula. (10) Dans ce tumulte, on apprend que le proconsul Q. Fulvius est parti de Capoue avec son armée. Pour qu'il ne perde rien de son autorité, à son entrée dans Rome, le sénat décrète que son pouvoir sera égal à celui des consuls. (11) Hannibal, se vengeant de la rupture du pont par la dévastation complète du territoire de Fregellae, traverse les plaines de Frusinum, de Férentinum, d'Anagni, et arrive dans le Labicum. (12) De là, prenant par le mont Algide, il paraît devant Tusculum: on lui en ferme les portes; il passe au-dessous de cette ville, tourne à droite et descend à Gabies. Puis il s'avance sur Pupinia et vient camper à huit milles de Rome. (13) Plus l'ennemi approchait, plus le carnage qu'on faisait des fuyards était affreux, les Numides formant l'avant- garde: on faisait beaucoup de prisonniers de tout âge et de tout sexe. X. (1) Au milieu de cette épouvante, Fulvius Flaccus entre à Rome avec son armée par la porte Capène, et traverse le quartier des Carènes et des Esquilies; puis il vient camper entre les portes Esquiline et Colline. (2) Les édiles plébéiens y font passer des vivres. Les consuls et le sénat se rendirent au camp, et l'on y délibéra sur les nécessités extrêmes de la république. On décida que les consuls camperaient entre les portes Colline et Esquiline; que C. Calpurnius, préteur de la ville, aurait le commandement du Capitole et de la citadelle, et que le sénat se tiendrait en corps dans le forum, afin de pouvoir y tenir conseil sur les événements imprévus. (3) Cependant Hannibal était venu asseoir son camp sur les bords de l'Anio, à trois milles de Rome. De là, il s'avança en personne, à la tête de deux mille cavaliers, du côté de la porte Colline, jusqu'au temple d'Hercule; et, s'approchant à cheval le plus près possible, il examina les remparts et la situation de la ville. (4) Lui laisser faire impunément cette bravade parut une honte 719 à Flaccus: il détacha quelques escadrons, avec ordre de chasser et de repousser jusque dans ses lignes la cavalerie ennemie. (5) Le combat était déjà engagé, lorsque les consuls ordonnèrent aux transfuges numides qui, au nombre de douze cents, occupaient le mont Aventin, de traverser la ville et de gagner les Esquilies, (6) jugeant qu'il n'y avait pas de troupes plus propres à combattre au milieu des vallées, des jardins, des tombeaux et des chemins creux dont ce quartier est rempli. Plusieurs Romains, les voyant de la citadelle et du Capitole descendre à cheval par la rue Publicius, s'écrièrent que l'Aventin était pris. (7) Ces mots occasionnèrent un tel désordre parmi ceux qui fuyaient, que toute cette multitude tremblante se serait précipitée hors des murailles, si les Carthaginois n'eussent pas été campés aux portes mêmes de Rome. Chacun se réfugiait dans les maisons, sur les toits, et accablait de pierres et de traits, comme autant d'ennemis, ses propres concitoyens errants çà et là dans les rues. (8) Il était impossible de faire cesser le tumulte et de reconnaître l'erreur, les chemins étant encombrés de gens des campagnes et de bestiaux, qu'une frayeur soudaine avait jetés dans la ville. (9) Les Romains furent vainqueurs dans le combat de cavalerie, et les Carthaginois repoussés. Comme on avait à réprimer les mouvements qui naissaient sans motifs sur plusieurs points, on résolut de rendre le pouvoir à tous ceux qui avaient été dictateurs, consuls ou censeurs, pour l'exercer jusqu'à la retraite de l'ennemi. (10) Le reste du jour et la nuit suivante, il y eut encore beaucoup d'alarmes, qui furent apaisées. XI. (1) Le lendemain, Hannibal, qui avait passé l'Anio, rangea toutes ses troupes en bataille: Flaccus et les consuls ne refusèrent point le combat. (2) Les deux armées en présence allaient engager une action dont Rome eût été le prix, lorsqu'une pluie battante, mêlée de grêle, jeta un tel désordre dans les rangs des deux partis que, pouvant à peine retenir leurs armes, ils se retirèrent dans leur camp, sans avoir ni d'un côté ni de l'autre cédé le terrain par peur. (3) Le lendemain, les armées s'avancent en bataille au même endroit; un ouragan semblable les sépare; et dès qu'elles sont rentrées dans leurs lignes, ô prodige! le calme et la sérénité renaissent. (4) Les Carthaginois attribuèrent cet événement à l'intervention divine, et l'on entendit Hannibal s'écrier « que les dieux lui refusaient tantôt la volonté, tantôt le pouvoir de prendre la ville de Rome. » (5) Deux autres circonstances, l'une futile et l'autre grave, diminuèrent encore son espoir. La première, d'une grande importance, ce fut la nouvelle que reçut Hannibal, au moment même où il campait sous les murs de Rome, que des soldats romains parlaient, enseignes déployées, pour aller renforcer l'armée d'Espagne. (6) La seconde avait moins de gravité: il sut par un prisonnier que le champ où il était campé venait d'être vendu, sans que cette circonstance en eût diminué le prix. (7) Il s'indigna de tant de fierté et de ce qu'un terrain dont la guerre l'avait rendu possesseur et maître eût trouvé à Rome un acquéreur; et, faisant aussitôt venir un crieur, il ordonna qu'on mît à l'encan les boutiques d'orfèvres, qui étaient alors autour du forum romain. 720 (8) Enfin, ému de toutes ces choses, il recula son camp sur les bords de la rivière Tutia, à six milles de Rome, et se dirigea ensuite vers le bois sacré de Féronie, où se trouvait un temple alors célèbre par ses richesses. (9) Des Capenates, antiques habitants de ces lieux, en y portant pour offrandes les prémices des fruits de la terre et d'autres présents, y avaient accumulé beaucoup d'or et d'argent. Hannibal dépouilla le temple de tous ses trésors; on trouva, après son départ, des monceaux de bronze, débris qu'une frayeur religieuse avait fait abandonner des soldats. (10) Tous les écrivains sont d'accord sur la spoliation de ce temple. Suivant Coelius, Hannibal, marchant sur Rome, se détourna d'Eretum pour s'y rendre, prit sa route par Réate, Cutiliae et Amiternum, (11) passa de la Campanie dans le Samnium, de là chez les Péligniens. Laissant de côté la place de Sulmone dans le pays des Marruciniens, il traversa le territoire d'Albe chez les Marses, et parvint ensuite à Amiternum et au bourg de Foruli. (12) Il n'y a pas là d'erreur; les traces d'une si grande armée n'ayant pu se confondre dans les souvenirs, après un laps de temps si court: il est en effet constant qu'Hannibal suivit cette route. (13) Il ne reste plus qu'à savoir si c'est en venant à Rome ou en regagnant la Campanie. XII. (1) Au reste, les Romains mirent plus d'opiniâtreté à presser le siège de Capoue qu'Hannibal à défendre cette place; (2) car il passa de la Lucanie dans le Bruttium, et se porta vers le détroit et jusqu'à Rhégium avec une telle promptitude, que son arrivée imprévue faillit surprendre les habitants. (3) Quant à Capoue, dont le siège, pendant ce temps-là, avait été poussé avec la même vigueur, elle s'aperçut du retour de Flaccus, et s'étonna beaucoup de ne pas voir Hannibal revenir en même temps que lui. (4) Les habitants apprirent ensuite, dans des pourparlers, qu'ils étaient abandonnés, livrés à eux-mêmes, et que les Carthaginois avaient perdu toute espérance de conserver Capoue. (5) À cette nouvelle se joignit une proclamation du proconsul, publiée d'après un sénatus-consulte et répandue parmi les ennemis. Elle portait « que tout citoyen de Capoue qui, avant un jour marqué, passerait dans le camp romain, y serait en sécurité. » (6) Personne ne s'y rendit, moins par devoir que par crainte; car ils savaient que leur défection les avait jetés dans de trop grandes fautes pour qu'on pût les leur pardonner. (7) Mais si l'intérêt personnel ne poussait aucun particulier à se rendre à l'ennemi, il n'était pris non plus aucune mesure de salut public. (8) La noblesse abandonnait entièrement le soin des affaires et refusait de s'assembler en sénat. La suprême magistrature était dévolue à un homme qui, loin d'en tirer quelque honneur, lui avait, par sa bassesse, ôté toute force et toute dignité. (9) Dans le forum, dans les lieux publics, on n'apercevait plus un seul citoyen marquant: renfermés chez eux, ils attendaient de jour en jour la ruine de leur patrie, signal de leur perte. (10) Tout le soin des affaires reposait dans Bostar et dans Hannon, commandants de la garnison carthaginoise; mais, plus préoccupés de leur propre péril que de celui de leurs alliés, (11) ils écrivirent à Hannibal en termes libres et même amers, lui reprochant « de n'avoir pas seulement livré Capoue aux Romains, mais de les avoir trahis, 721 exposés à toutes les tortures, eux et la garnison; (12) pour lui, il s'était retiré dans le Bruttium, comme pour éviter d'être le témoin de la prise de leur ville, tandis que les Romains n'avaient pu, par le siège même de Rome, être arrachés au siège de Capoue: (13) tant la haine romaine était plus constante que l'amitié carthaginoise. S'il revenait à Capoue, s'il dirigeait sur ce point tout l'effort de la guerre, ils se tiendraient prêts, ainsi que les Campaniens, à faire une sortie. (14) Ce n'était pas pour faire la guerre à Rhégium et à Tarente qu'ils avaient passé les Alpes; où étaient les légions romaines, là aussi devaient se trouver les armées carthaginoises. C'est ainsi qu'on avait vaincu à Cannes, ainsi à Trasimène, en cherchant l'ennemi, en plaçant son camp près du sien, en ne cessant de tenter la fortune. » (15) Les lettres écrites dans ce sens sont données à des Numides, qui, pour une récompense, ont promis leur service. Ils arrivent, comme transfuges, dans le camp de Flaccus, afin de s'échapper en temps opportun. La famine, qui depuis longtemps désolait Capoue, ne rendait pas improbable le motif de cette désertion; (16) mais une Campanienne, la maîtresse d'un des transfuges, arrive tout à coup dans le camp et déclare au général romain que les Numides, à la faveur de celte feinte désertion, sont porteurs de lettres pour Hannibal; (17) l'un d'entre eux le lui a avoué, et elle est prête à le convaincre. Le transfuge, confronté avec elle, met d'abord assez d'assurance à feindre de ne la pas connaître; mais cédant peu à peu à la force de la vérité et à la crainte de la question dont on le menace et qu'on apprête, il avoue le fait, (18) livre les lettres, et ajoute à sa déposition la révélation d'un point encore ignoré, que d'autres Numides erraient comme transfuges dans le camp romain. (19) Plus de soixante-dix furent pris et battus de verges avec les nouveaux déserteurs; on leur coupa les mains, et on les fit rentrer dans Capoue. La vue de cet affreux supplice abattit le courage des Campaniens. XIII. (1) Le peuple, se portant en foule au palais, obligea Loesius d'assembler le sénat; on menaça publiquement les principaux sénateurs, s'ils ne se rendaient pas au conseil, où depuis longtemps ils n'assistaient plus, d'aller les chercher jusque dans leurs maisons, et de les traîner de force dans les rues. Cette menace entoura Loesius d'un sénat assez nombreux. (2) Tous étaient d'avis d'envoyer des ambassadeurs aux généraux romains, lorsque Vibius Virrius, dont les conseils avaient décidé la révolte contre Rome, interpellé à son tour, (3) soutient d'abord « que ceux qui parlent d'ambassade, de paix, de soumission, ont oublié ce qu'ils eussent fait eux-mêmes s'ils avaient eu les Romains en leur pouvoir, et ce qu'ils doivent en attendre. (4) Eh quoi! ajoute-t-il, croyez-vous qu'en nous rendant aujourd'hui nous serons traités comme dans le temps où, pour obtenir leur secours contre les Samnites, nous leur avons livré nos personnes et nos biens? (5) Avez-vous déjà oublié à quelle époque et dans quelles circonstances nous avons renoncé à l'alliance des Romains? comment, dans notre révolte, au lieu de renvoyer leur garnison, nous l'avons fait périr au milieu des tourments et des outrages? (6) Combien de fois et avec quel acharnement 722 nous nous sommes jetés sur eux pendant le siège, nous avons attaqué leur camp, et appelé Hannibal pour les écraser? comment, enfin, nous l'avons tout récemment pressé de quitter ce pays pour aller assiéger Rome? (7) Rappelez-vous aussi avec quelle animosité ils ont eux-mêmes agi contre nous, et, par là, jugez de ce que vous devez en attendre. Lorsqu'ils avaient en Italie un ennemi étranger, et que cet ennemi était Hannibal; lorsque la guerre avait mis tout en feu dans leur empire, oubliant tous leurs ennemis, oubliant Hannibal lui-même, c'est au siège de Capoue qu'ils ont envoyé les deux consuls et les deux armées consulaires. (8) Depuis près de deux ans ils nous tiennent investis et enfermés dans nos murs, où ils nous épuisent par la faim, exposés, comme nous, aux plus grands périls et supportant des fatigues extrêmes, souvent massacrés autour de leurs retranchements et de leurs fossés, et dernièrement presque forcés dans leurs lignes. (9) Mais c'est peu encore; car rien de plus ordinaire que d'affronter les fatigues et les dangers au siège d'une ville ennemie; voici une marque de ressentiment et de haine implacable. (10) Hannibal, avec des troupes nombreuses d'infanterie et de cavalerie, est venu attaquer leur camp et l'a pris en partie; un danger si pressant ne leur a point fait interrompre le siège. Il a passé le Vulturne et livré aux flammes tout le territoire de Calès; cet horrible désastre de leurs alliés ne les a point fait marcher à leur secours. (11) Il a tourné ses armes contre Rome elle-même; ils ont méprisé cet orage menaçant. Il a franchi l'Anio et campé à trois milles de la ville; il s'est approché de ses remparts, de ses portes mêmes; il leur a montré qu'ils allaient perdre Rome s'ils n'abandonnaient pas Capoue; ils ne se sont pas retirés. (12) Les bêtes féroces, même dans les plus violents accès de leur rage, si elles voient marcher vers leurs tanières et leurs petits, quittent tout pour courir les défendre. (13) Il n'en est pas ainsi des Romains: ni Rome menacée, ni leurs femmes, ni leurs enfants, dont les cris plaintifs retentissaient presque jusqu'ici, ni leurs autels, ni leurs foyers, ni les temples de leurs dieux, ni les tombeaux de leurs ancêtres profanés et détruits, rien n'a pu les arracher de Capoue: tant ils sont avides de vengeance, tant ils ont soif de notre sang! (14) Et peut-être n'est-ce pas à tort: nous eussions fait comme eux si la fortune nous eût été favorable. Mais puisque les dieux immortels en ont ordonné autrement, et que je ne dois même pas refuser la mort, je puis au moins, tandis que je suis encore libre et maître de moi, éviter, par une mort aussi douce qu'honorable, les tourments et les outrages que l'ennemi me destine. (15) Je ne verrai point Ap. Claudius et Q. Fulvius tout fiers de leur insolente victoire; je ne me verrai pas chargé de fers, traîné dans les rues de Rome, servir d'ornement à leur triomphe, pour être ensuite jeté dans un cachot, ou, attaché à un poteau, être déchiré à coups de verges et tendre ma tête à la hache romaine; je ne verrai point la ruine et l'embrasement de ma patrie, ni le déshonneur et l'opprobre de nos épouses, de nos filles et de notre jeune noblesse. (16) Albe, le berceau de Rome, fut par les Romains détruite de fond en comble, pour qu'il ne restât aucune trace, aucun souvenir de leur origine: puis-je croire, après cet exemple, qu'ils épargneront Capoue, qui 723 leur est plus odieuse que Carthage? (17) Ceux donc d'entre vous qui veulent céder à la destinée avant d'être témoins de tant d'horribles maux, trouveront aujourd'hui chez moi un festin préparé pour eux. (18) Lorsque nous serons rassasiés de vin et de nourriture, une coupe, qui m'aura été présentée d'abord, sera portée à la ronde. Ce breuvage arrachera nos corps aux supplices, notre âme à l'infamie, nos yeux, nos oreilles à la nécessité de voir et d'entendre toutes les horreurs, toutes les indignités qu'on réserve aux vaincus. Il se trouvera des gens tout prêts pour jeter dans un vaste bûcher, allumé dans la cour de ma maison, nos corps inanimés. (19) C'est la seule voie qui nous reste de mourir avec honneur et en hommes libres. Nos ennemis eux-mêmes admireront notre courage, et Hannibal saura quels alliés il a abandonnés et trahis. » XIV. (1) Ce discours de Virrius fut approuvé de la plupart des sénateurs; mais ils n'eurent pas tous le courage d'exécuter ce qui avait obtenu leur assentiment. (2) Le plus grand nombre d'entre eux ne désespérèrent pas de la clémence du peuple romain, déjà éprouvée dans beaucoup de guerres; ils firent passer l'avis de se rendre, et envoyèrent aux consuls des députés pour leur livrer Capoue. (3) Vibius Virrius fut suivi de vingt-sept sénateurs environ, qui se mirent à table avec lui dans sa maison. Après avoir perdu dans l'ivresse le sentiment du malheur qui les menaçait, ils prirent tous le poison préparé; (4) puis se levant de table, ils se donnèrent la main et le dernier baiser, en versant des larmes sur leur sort et sur celui de leur patrie. Les uns restèrent pour être brûlés sur le même bûcher, les autres se retirèrent dans leurs demeures. (5) L'excès de la nourriture et du vin retarda le moment de leur mort et affaiblit l'effet du poison. Aussi la plupart d'entre eux languirent-ils encore toute la nuit et une partie du jour suivant; tous cependant expirèrent avant qu'on eût ouvert aux ennemis les portes de Capoue. (6) Le lendemain, la porte de Jupiter, qui était vis-à-vis le camp romain, fut ouverte sur l'ordre du proconsul; on fit entrer par là une légion et deux escadrons de troupes auxiliaires, sous la conduite du lieutenant C. Fulvius. (7) Dès qu'il eut pourvu à ce qu'on lui apportât les armes de toutes sortes qui étaient dans Capoue, et placé des corps de garde à toutes les portes, pour empêcher qui que ce fût de sortir ou de s'échapper, il fit main basse sur la garnison carthaginoise et ordonna au sénat de se rendre au camp, auprès des généraux romains. (8) Aussitôt après leur arrivée, on les mit tous aux fers, et on leur enjoignit de déclarer aux questeurs ce qu'ils possédaient d'or et d'argent. L'or monta à soixante-dix livres pesant, et l'argent à trois mille deux cents livres. (9) Vingt-cinq sénateurs furent envoyés, comme prisonniers; à Calès, et vingt-huit à Teanum; c'étaient ceux que l'on savait être les principaux auteurs de la défection. [26,15] (1) Fulvius et Claudius n'étaient pas d'accord sur le supplice à infliger aux sénateurs campaniens. Claudius était disposé à pardonner, Fulvius était pour les mesures de rigueur. (2) Appius remettait toute cette affaire à la décision du sénat romain; (3) il lui semblait juste de laisser aux sénateurs le temps de s'informer si les Campaniens 724 avaient eu des intelligences avec quelques alliés du nom latin et avec les villes municipales, et s'ils avaient été, dans cette guerre, aidés de leurs secours. (4) « Il fallait bien se garder, disait au contraire Fulvius, d'inquiéter, par des soupçons sans fondement, les esprits de fidèles alliés et de faire dépendre leur sort des dépositions de gens qui n'avaient jamais pesé ni leurs actions ni leurs discours. Il était donc décidé à supprimer, à étouffer de pareilles informations. » (5) S'étant séparés après ces mots, Appius, malgré le ton menaçant de son collègue, ne doutait pas qu'il n'attendît des lettres de Rome, dans une question si grave; (6) mais Fulvius ne voulant pas qu'un tel obstacle empêchât l'accomplissement de ses desseins, sort du prétoire, et ordonne aux tribuns militaires et aux commandants des alliés de veiller à ce que deux mille cavaliers d'élite soient prêts pour la troisième veille de la nuit. (7) Étant parti à la tête de ce détachement, il entre, au point du jour, à Teanum, et va droit à la place publique où l'arrivée de cette cavalerie avait fait accourir le peuple. Là, il mande le magistrat suprême, et lui ordonne de représenter les Campaniens confiés à sa garde. Ils s'avancent tous; ils sont battus de verges et frappés de la hache. (8) De là Fulvius court à Calès de toute la vitesse de son cheval; déjà il était assis sur son tribunal; déjà les Campaniens, qu'on lui avait livrés, étaient attachés au poteau, lorsqu'un courrier arrive de Rome en toute hâte et lui remet une dépêche du préteur C. Calpurnius et un sénatus- consulte. (9) Le bruit se répand au pied du tribunal et dans toute l'assemblée que c'est un ordre de renvoyer au sénat toute l'affaire des Campaniens. Fulvius, qui le pressentait aussi, prend la lettre, la met, sans l'ouvrir, dans son sein, et enjoint au héraut d'ordonner au licteur d'agir selon la loi. Ainsi les détenus de Calès sont suppliciés comme ceux de Teanum. (10) Fulvius lit ensuite la lettre et le sénatus-consulte, trop tard pour arrêter cette exécution qu'il avait précipitée pour que rien ne pût l'empêcher. (11) Fulvius se levait de son tribunal lorsque le Campanien Tauréa Vibellius, perçant la foule au milieu de la ville, l'appelle par son nom. Flaccus, étonné, se rassied, pour savoir qui l'apostrophe ainsi. (12) « Ordonne, s'écrie alors Vibellius, qu'on me tue aussi, afin que tu puisses te glorifier d'avoir fait périr un homme beaucoup plus brave que toi. » (13) Fulvius répond « que cet homme n'a sans doute plus sa raison; que d'ailleurs un sénatus-consulte lui défend de le mettre à mort, lors même qu'il le voudrait. » - (14) « Eh bien! reprend Vibellius, puisque, après avoir vu livrer ma patrie et périr mes parents et mes amis, après avoir tué de ma main ma femme et mes enfants, pour les soustraire à d'indignes traitements, il ne m'est pas permis d'expirer comme ceux de mes concitoyens qu'on vient d'égorger, mon courage me délivrera de cette odieuse existence. » (15) À ces mots il tire un poignard caché sous sa toge, se perce le coeur et tombe expirant aux pieds du général. XVI. (1) Comme les mesures relatives au supplice des Campaniens et la plupart de celles qui suivirent le siège furent ordonnées par le seul Flaccus, des auteurs ont écrit qu'Ap. Claudius était mort 725 avant la reddition de Capoue;(2) ils assurent aussi que ce même Tauréa ne se rendit pas à Calès de son plein gré, et ne se tua point lui-même; mais que, tandis qu'on l'attachait au poteau avec les autres, le bruit empêchant d'entendre ce qu'il criait, Flaccus fit faire silence; (3) qu'alors Tauréa lui dit ce qu'on a rapporté plus haut: « Que le plus courageux des hommes mourait par les ordres d'un lâche; » et qu'à ces mots le proconsul fit crier par le héraut: « Licteur, commence par frapper de verges cet homme courageux, et que le premier il tombe sous le glaive de la loi. (4) D'autres prétendent que Fulvius lut le sénatus-consulte avant l'exécution; mais comme il y avait à la fin de ce décret « que s'il le jugeait à propos, il renverrait toute l'affaire au sénat », il pensa qu'il lui était permis de décider ce qu'il croyait le plus utile à la république. (5) De retour à Capoue, après avoir quitté Calès, il reçut la soumission d'Atella et de Calatia, et il sévit pareillement contre les instigateurs de la défection. (6) Ainsi on punit de mort environ soixante-dix sénateurs; trois cents nobles Campaniens à peu près furent jetés dans les fers; d'autres, envoyés en prison dans les villes des alliés du nom latin, moururent de divers accidents; tout le reste des citoyens de Capoue fut vendu comme esclaves. (7) Ensuite on délibéra sur le sort de la ville et de son territoire. Quelques-uns furent d'avis de raser une cité si puissante, voisine et ennemie de Rome. Toutefois l'utilité présente t'emporta: comme on savait que le terrain était le plus fertile de l'Italie, la ville fut conservée pour servir de demeure aux cultivateurs. (8) On retint à Capoue, comme population principale, les affranchis, les marchands et les ouvriers; tout le territoire et les édifices publics devinrent la propriété du peuple romain. (9) Capoue ne fut désormais, comme ville, qu'un lieu d'habitation fixe ou momentanée; elle n'eut plus ni corps municipal, ni sénat, ni assemblée du peuple, ni magistrats. (10) Privée de conseil public et d'une autorité légitime, cette multitude désorganisée n'était plus capable de tramer un complot. Il fut décidé qu'on y enverrait de Rome tous les ans un préfet pour rendre la justice. (11) Ainsi fut réglé ce qui regardait Capoue, avec une politique louable en tous points. La sévérité et la promptitude présidèrent au châtiment des plus coupables; la multitude des citoyens se vit dispersée sans aucun espoir de retour; on ne sévit ni par l'incendie ni par la destruction contre des maisons, contre des murs innocents du crime des habitants, (12) et Rome n'eut à recueillir que du profit de la réputation de clémence qu'elle acquérait dans l'esprit des alliés, en conservant la ville la plus célèbre et la plus opulente de l'Italie, une ville dont la ruine eût fait gémir toute la Campanie et tous les peuples voisins. (13) Elle obligea l'ennemi à reconnaître qu'elle était aussi forte pour châtier des alliés infidèles; qu'Hannibal était impuissant pour protéger ceux qui se fiaient à sa foi. XVII. (1) Les sénateurs romains, délivrés des soins qu'avaient exigés les affaires de Capoue, donnent à C. Néron six mille hommes d'infanterie et trois cents cavaliers à son choix, pris dans les deux légions qu'il avait eues sous ses ordres pendant 726 le siège; on y joint un même nombre de fantassins et huit cents cavaliers tirés des Latins auxiliaires; (2) il devait embarquer cette armée à Pouzzoles, et la conduire en Espagne. Arrivé à Tarragone, il fait débarquer ses troupes, met sa flotte en sûreté, et, pour augmenter le nombre de ses soldats, il arme les gens mêmes de l'équipage. (3) S'avançant jusqu'à l'Èbre, il reçoit de T. Fontéius et de L. Marcius l'armée qu'ils commandaient; il se dirige ensuite vers l'ennemi. (4) Hasdrubal, fils d'Hamilcar, était campé à Pierres-Noires, dans l'Ausétanie, lieu situé entre les villes d'Iliturgis et de Mentissa. Héron s'empare de l'entrée de ce défilé. (5) Hasdrubal, dans la crainte de se voir bloqué, envoie un parlementaire promettre que, si on le laisse se retirer, il quittera l'Espagne avec toute son armée, (6) proposition que le général romain accepte avec joie. Hasdrubal demande alors pour le lendemain une conférence où les Romains dicteront les conditions auxquelles on leur livrera les citadelles des villes, et fixeront le jour où les garnisons, sans fraude de part ou d'autre, en sortiront avec armes et bagages. (7) Aussitôt qu'il obtenu ce point, il ordonne à ses soldats de tirer, dès la chute du jour et pendant tout le reste de la nuit, les plus lourds bagages de l'armée, et de les faire sortir du défilé par tous les moyens possibles. (8) On eut grand soin de ne laisser sortir cette nuit-là que peu de monde, un petit nombre pouvant à la fois et tromper plus facilement les ennemis à la faveur du. silence, et s'échapper par des sentiers étroits et difficiles. (9) On se rendit, le jour suivant, à la conférence; mais Hasdrubal réussit, en perdant ce jour en paroles et en écritures étrangères à l'objet de l'entrevue, à la faire remettre au lendemain. (10) Une nuit, ajoutée à la précédente, donna le temps à d'autres soldats de s'échapper, et dans le jour qui suivit, rien ne fut encore terminé: (11) plusieurs jours furent ainsi employés à discuter ouvertement les conditions, et plusieurs nuits à cacher la retraite des Carthaginois. Lorsque la plus grande partie de son armée eut quitté le camp, Hasdrubal revient sur ce dont on était précédemment convenu, (12) et la bonne foi diminuant avec la crainte du péril, on s'entendait de moins en moins. Déjà presque toute l'infanterie était sortie du défilé, lorsque, au point du jour, un brouillard épais le couvrit tout entier ainsi que les plaines environnantes. Voulant profiter de cette circonstance, Hasdrubal envoie prier Néron de remettre l'entrevue au lendemain, la religion interdisant ce jour-là aux Carthaginois toute occupation sérieuse. (13) Cette ruse ne fit naître aucun soupçon, et le délai fut accordé; aussitôt Hasdrubal sort de son camp avec sa cavalerie et ses éléphants, et gagne sans bruit une position avantageuse. (14) Vers la quatrième heure, le soleil dissipe le brouillard, le jour paraît, et les Romains voient le camp des ennemis évacué. (15) Claudius, reconnaissant enfin la ruse du Carthaginois, et se voyant dupe, s'élance à sa poursuite, dans l'intention de lui livrer bataille. (16) Mais l'ennemi refusait le combat. Il y eut pourtant quelques escarmouches entre l'arrière- garde des Car- 727 thaginois et les éclaireurs de l'armée romaine. XVIII. (1) Cependant ceux des peuples d'Espagne qui, après la défaite des Scipions, avaient abandonné Rome, ne revenaient point sous ses lois; il n'y avait non plus aucune nouvelle défection. (2) Le sénat et le peuple romains, depuis la réduction de Capoue, tenaient leur attention fixée sur l'Espagne autant que sur l'Italie. On voulait renforcer l'armée, y envoyer un général; (3) mais on ne savait à qui donner cette mission. Deux grands généraux ayant succombé là dans l'espace de trente jours, on voulait pourvoir à leur remplacement avec un soin tout particulier. (4) Comme les avis étaient partagés entre plusieurs personnages, le sénat finit par renvoyer aux comices du peuple l'élection du proconsul destiné pour l'Espagne, et les consuls fixèrent le jour de l'assemblée. (5) D'abord on s'était attendu que ceux qui se croiraient dignes d'un commandement si important offriraient leurs noms: cet espoir que l'on vit trompé renouvela la douleur du désastre qu'on avait éprouvé et les regrets qu'avait fait naître la perte des deux généraux. (6) Plongé dans cette affliction, sans résolution arrêtée, le peuple n'en descendit pas moins au Champ de Mars le jour de l'assemblée; tous les yeux sont tournés vers les magistrats, vers les principaux citoyens qui se regardent les uns les autres; on déplore que la situation des affaires de la république soit tellement perdue et désespérée que personne n'ose accepter le commandement de l'Espagne. (7) Tout à coup P. Cornélius, fils de celui qui avait péri dans cette contrée, jeune homme âgé d'environ vingt-quatre ans, déclare qu'il brigue cet honneur, et s'arrête sur un lieu élevé, d'où l'on pouvait l'apercevoir. (8) Tous les regards se fixent sur lui; des cris et la faveur du peuple semblent dès ce moment présager à son commandement des succès et des victoires. (9) Lorsque ensuite on alla aux voix, le suffrage unanime des centuries et de chaque citoyen conféra à P. Scipion le commandement de l'armée d'Espagne. (10) Mais quand l'élection fut terminée, que les transports et l'ardeur de l'enthousiasme furent refroidis, le silence régna dans l'assemblée; cette triste réflexion s'empara des esprits: qu'avait- on fait? la faveur ne l'avait-elle pas emporté sur la raison? (11) L'âge de Scipion causait surtout ce repentir: plusieurs redoutaient aussi la fortune, le nom de sa maison, en le voyant partir, couvert du deuil de deux parents, pour une province où il aurait à combattre au milieu des tombeaux d'un père et d'un oncle. XIX. (1) Scipion, voyant l'inquiétude et le repentir succéder dans l'esprit des Romains à l'enthousiasme qui l'avait d'abord accueilli, fait aussitôt convoquer l'assemblée, et y parle de son âge, du commandement qu'on lui a confié, de la guerre qu'il va diriger, avec tant de noblesse et de hauteur de vues (2) qu'il ranime et renouvelle l'ardeur déjà éteinte de ses concitoyens, et les remplit d'une confiance supérieure à celle qu'inspirent d'ordinaire les promesses des hommes et les raisonnements fondés sur la confiance. (3) En effet, Scipion n'était pas moins admirable par des talents véritables que par le grand art de les faire valoir, qu'il cultiva dès sa jeunesse. (4) Ce qu'il proposait à la multitude, ou lui avait apparu dans une vision nocturne, ou lui était suggéré par une 728 inspiration divine, soit que la superstition eût un certain empire sur son esprit, soit qu'il voulût assurer la prompte exécution de ses ordres et de ses desseins, en leur donnant le caractère d'un oracle. (5) Ce fut pour disposer de loin les esprits à cette croyance superstitieuse, que, du jour où il prit la robe virile, il ne fit aucune action, publique ou particulière, sans aller au Capitole, sans entrer dans le sanctuaire, et sans y rester quelque temps seul, caché à tous les regards. (6) Cette règle, qu'il observa toute sa vie, soit par politique, soit sans dessein particulier, fit croire à quelques-uns qu'il était issu du sang des dieux, (7) et remit en crédit, avec des circonstances non moins ridicules, la fable autrefois répandue au sujet d'Alexandre le Grand. On attribuait sa naissance à un serpent monstrueux, qu'on voyait souvent dans la chambre de sa mère, et qui tout à coup s'échappait et disparaissait à l'arrivée de ceux qui entraient chez elle. (8) Scipion lui-même ne porta jamais atteinte à l'autorité de ces prodiges; il eut plutôt l'habileté de l'augmenter encore, en ne les niant comme en ne les affirmant jamais. Beaucoup de traits du même genre, les uns vrais, les autres supposés, avaient fait passer en faveur de ce jeune homme les bornes de l'admiration, (9) et ce fut cette superstition qui détermina Rome à confier à son âge encore tendre des intérêts si graves, un commandement si important. (10) Aux débris de l'ancienne armée d'Espagne et aux renforts partis de Pouzzoles avec C. Néron, on ajouta dix mille hommes d'infanterie et mille chevaux, et on donna à Scipion Junius Silanus, en qualité de propréteur, pour l'aider à faire campagne. (11) Le général partit ainsi de l'embouchure du Tibre avec une flotte de trente galères, toutes à cinq rangs de rames; et, après avoir longé les côtes de la mer de Toscane et les Alpes, doublé le golfe de Lyon et le promontoire des Pyrénées, il débarqua ses troupes à Empories, ville grecque, dont les habitants étaient originaires de la Phocée. (12) Là, il ordonna à ses vaisseaux de le suivre par mer, et se rendit lui-même par terre à Tarragone, où il tint une assemblée des députations de tous les peuples alliés qui, au premier bruit de son arrivée, étaient accourues de toutes les parties de l'Espagne. (13) Il fit placer ses bâtiments en lieu de sûreté, et renvoya quatre galères de Marseille, qui l'avaient escorté par honneur. (14) Dans ses audiences, il répondit aux députés des alliés, que tant d'événements divers tenaient en suspens, avec toute la grandeur d'âme que lui inspirait la confiance en ses rares qualités, mais sans qu'il lui échappât aucun mot d'orgueil; et il mit dans tous ses discours autant de dignité que de persuasion. XX. (1) Quittant bientôt Tarragone, il alla visiter les villes alliées et les quartiers d'hiver de l'armée, et donna les plus grands éloges aux soldats, qui, malgré les deux terribles échecs qu'ils avaient reçus coup sur coup, avaient su conserver la province à la république, (2) empêcher les ennemis de profiter de leurs succès en les repoussant au-delà de l'Èbre, et défendre les alliés avec une fidélité inaltérable. (3) Il avait toujours Marcius avec lui, et la haute considération qu'il lui témoignait prouvait assez que l'envie ne lui faisait re- 729 douter aucun rival de gloire. (4) Silanus remplaça Néron, et les nouvelles levées furent mises en quartiers d'hiver. Scipion, après s'être porté partout où il était besoin, et avoir pris toutes les mesures nécessaires avec autant de diligence que de sagesse, revint à Tarragone. (5) Sa renommée n'était pas moindre chez les ennemis que parmi ses concitoyens et les alliés. Il s'y joignait une sorte de pressentiment de l'avenir, et les craintes qu'il faisait naître étaient d'autant plus vives, qu'il était plus difficile de s'en rendre compte. (6) Les généraux carthaginois avaient leurs quartiers d'hiver séparés. Hasdrubal, fils de Gisgon, était sur les côtes de l'Océan, vers Cadix; Magon, dans le milieu des terres, surtout au-dessus des bois de basse; Hasdrubal, fils d'Hamilcar, avait pris ses cantonnements près de l'Èbre, aux environs de Sagonte. (7) Vers la fin de la campagne où Capoue fut prise, et où Scipion passa en Espagne, la flotte carthaginoise qu'Hannibal avait fait venir de Sicile à Tarente, pour couper les vivres à la garnison romaine, (8) avait, à la vérité, fermé tous les passages du côté de la mer; mais sa croisière prolongée dans les mêmes parages affamait ses amis encore plus que ses ennemis. (9) En effet, les habitants des villes riveraines et des ports que la présence des Carthaginois avait laissés ouverts ne pouvaient recevoir autant de blé qu'en exigeait la consommation de la flotte elle-même, composée d'un mélange de gens de toute espèce; (10) au contraire, la garnison romaine pouvait, à raison de son petit nombre, vivre, sans de nouveaux convois, des approvisionnements faits à l'avance, tandis que les Tarentins et la flotte n'avaient pas assez de ceux qui leur arrivaient. (11) Enfin, les vaisseaux carthaginois reprirent la mer, et Tarente vit leur départ avec plus de plaisir que leur arrivée. Leur retraite ne ramena pas l'abondance, parce que, dès l'instant où la mer cessa d'être libre, les approvisionnements ne pouvaient plus parvenir jusqu'à la ville. XXI. (1) Vers la fin de la même campagne, M. Marcellus étant revenu de la Sicile à Rome, le sénat, convoqué par le préteur C. Calpurnius, lui donna audience dans le temple de Bellone. (2) Là, il rendit compte de ses actes, se plaignit avec douceur, moins en son nom pourtant qu'en celui des soldats, de ce qu'après avoir terminé sa mission il n'avait pas eu la liberté de ramener l'armée, et sollicita le triomphe; mais il n'obtint pas cette faveur. (3) Il s'éleva à ce sujet de longs débats: d'un côté, l'on demandait s'il pouvait convenir de refuser le triomphe à un général qui le demandait en personne, lorsque, en son absence, on avait ordonné des prières publiques aux dieux immortels, pour les remercier des succès obtenus sous son commandement; (4) de l'autre, on objectait qu'ayant eu l'ordre de remettre l'armée à son successeur, ce qui n'avait lieu que quand la guerre durait encore dans une province, il ne pouvait triompher comme s'il l'eût achevée surtout en l'absence des soldats, témoins des triomphes justement ou injustement décernés. On prit un milieu entre ces deux partis, et l'ovation fut accordée. (5) Les tribuns, autorisés par le sénat, proposèrent au peuple une loi qui conservait, pour le jour de l'ovation, le commandement militaire à M. Marcellus. (6) La veille de cette cérémonie, il obtint sur le mont Albain les honneurs du grand triomphe; le lendemain, il entra 730 dans la ville, faisant porter devant lui un butin considérable. (7) Outre le tableau qui représentait la prise de Syracuse, on vit paraître des catapultes, des balistes, toutes sortes de machines de guerre et les objets de luxe qu'une longue paix et la magnificence royale avaient pu accumuler dans cette ville; (8) quantité de vases d'argent et d'airain artistement ciselés, de meubles somptueux, d'étoffes précieuses et de chefs-d'oeuvre de sculpture qui avaient décoré Syracuse, entre les premières villes de la Grèce. (9) On y voyait huit éléphants, preuve de la victoire remportée sur les Carthaginois. Un spectacle non moins curieux s'y faisait remarquer. C'étaient le syracusain Sosis et l'espagnol Moericus, précédant Marcellus avec des couronnes d'or sur la tête. (10) L'un avait, pendant la nuit, servi de guide aux Romains, pour entrer dans Syracuse; l'autre leur avait livré l'Ile et la garnison qui la défendait. (11) Chacun d'eux eut pour récompense le droit de cité et cinq cents arpents de terre. La part de Sosis lui fut assignée dans la partie du territoire de Syracuse qui avait appartenu à ses rois ou aux ennemis de Rome, avec une maison dans la ville, à son choix, parmi les propriétés de ceux qui avaient été punis selon les lois de la guerre. (12) Moericus et les Espagnols qui étaient passés avec lui du côté des Romains, obtinrent un domicile dans une des villes rebelles, et des terres dans les campagnes confisquées par le droit de conquête. (13) M. Cornélius fut chargé de cette répartition, qu'il devait faire de la manière qui lui paraîtrait la plus convenable. On décerna, dans le même territoire, quatre cents arpents à Belligenes, qui avait su engager Moericus à se déclarer pour les Romains. (14) Après que Marcellus eut quitté la Sicile, la flotte carthaginoise y débarqua huit mille hommes d'infanterie et trois mille cavaliers numides. Murgentia et Ergetium se soulevèrent en leur faveur. Cette révolte fut suivie de celle d'Hybla, de Macella et de quelques autres places peu importantes. (15) Alors les Numides, sous la conduite de Mutine, se répandant par toute la Sicile, portaient la dévastation sur les terres des alliés du peuple romain. (16) D'un autre côté, l'armée romaine, irritée de ce qu'on ne lui avait permis ni de quitter la province avec son général, ni d'hiverner dans les villes, servait avec tiédeur: il ne lui manquait qu'un chef pour passer du mécontentement à la révolte. Au milieu de ces difficultés, le préteur Marcus Cornelius ramena les esprits, en usant tour à tour de douceur et de sévérité; il fit rentrer dans le devoir toutes les villes révoltées, et, parmi elles, assigna Murgentia et son territoire aux Espagnols, conformément aux dispositions du sénatus-consulte. XXII. (1) Les deux consuls avaient l'Apulie pour département; mais Hannibal et les Carthaginois inspirant déjà moins de terreur, ils eurent ordre de tirer au sort l'Apulie et la Macédoine. La Macédoine échut à Sulpicius, qui alla y remplacer Laevinus. (2) Fulvius fut appelé à Rome pour la tenue des comices. Pendant qu'il présidait les comices consulaires, les jeunes gens de la centurie Voturia, qui devait voter la première, donnèrent leurs voix à Titus Manlius Torquatus et à Titus Otacilius. (3) Déjà la multitude se rassemblait autour de Manlius, pour le féliciter, dans la persuasion que ce choix aurait l'approbation de tout le peuple, lors- 731 que, perçant la foule, il s'approche du tribunal du consul, (4) le prie d'écouter quelques mots et de rappeler la centurie qui vient de lui donner son suffrage. (5)Tout le monde étant dans l'attente de ce qu'il allait demander, il allégua, pour se récuser, la faiblesse de sa vue. (6) « Ce serait, ajouta-t-il, de l'imprudence dans un pilote comme dans un général, si, contraints d'avoir recours aux yeux d'autrui pour se guider, ils demandaient qu'on leur confiât le sort et l'existence de leurs concitoyens. (7) Il désirait donc que le consul renvoyât aux voix les jeunes gens de la centurie Voturia, et qu'on se souvînt, dans l'élection qu'on avait à faire, de la guerre qui désolait l'Italie, et des circonstances où se trouvait la république. (8) Ses oreilles étaient encore frappées du bruit et du tumulte que les ennemis avaient depuis quelques mois fait retentir jusque sur les murs et aux portes de Rome. » À ces mots, la centurie s'écrie presque tout d'une voix, « qu'elle ne changeait point d'avis, et persistait dans son premier choix.» (9) Alors (Manlius) Torquatus: « Je ne pourrais, dit-il, supporter, étant consul, la licence de vos moeurs, ni vous la sévérité de mon commandement. Retournez aux suffrages, et songez que les Carthaginois sont au sein de l'Italie et que ces ennemis ont pour chef Hannibal. » (10) Les jeunes gens, frappés du ton imposant de Torquatus, et des applaudissements que l'admiration excitait autour de lui, demandent au consul d'appeler les vieillards de la centurie Voturia. (11) « Ils voulaient consulter leur expérience sur le choix qu'ils avaient à faire. » Cette convocation eut lieu, et l'on donna aux uns et aux autres le temps de conférer dans un endroit séparé de l'enceinte. (12) Les vieillards indiquèrent trois candidats, dont deux avaient été chargés d'honneurs, Quintus Fabius et Marcus Marcellus; le troisième, dans le cas où l'on voudrait choisir un nouveau général contre les Carthaginois, était Marcus Valerius Laevinus, qui, dans la guerre contre le roi Philippe, avait obtenu des succès sur terre et sur mer. (13) Après avoir indiqué ce triple choix, les vieillards se retirèrent, et les jeunes gens allèrent aux voix. Ils nommèrent consuls Marcus Claudius Marcellus, encore tout brillant de la gloire dont venait de le couvrir la conquête de la Sicile, et Marcus Valerius, tous deux absents. Ce choix de la première centurie détermina le suffrage de toutes les autres. (14) Que l'on tourne maintenant en ridicule les admirateurs du passé. Certes, s'il il y a une république de sages, dont le modèle inconnu n'existe que dans l'imagination des philosophes, je pense qu'on ne pourrait la composer ni de grands plus austères et moins ambitieux, ni d'une multitude plus morale. (15) Mais que les jeunes gens de la centurie aient voulu consulter les vieillards sur le choix des consuls, c'est ce qui paraît à peine vraisemblable dans ce siècle où l'autorité paternelle elle-même a si peu d'influence et d'empire sur les enfants. XXIII. (1) On tint ensuite les comices pour l'élection des préteurs. Publius Manlius Vulso, Lucius Manlius le Grand, Caius Laetorius et Lucius Cincius le Grand furent nommés. (2) Après la clôture des comices, on reçut la nouvelle que Titus Otacilius, qui, malgré son absence, eût été donné pour collègue à Titus Manlius, si la marche de l'élection n'avait pas été interrompue, venait de mourir en Sicile. (3) Les jeux Apol- 732 linaires avaient été célébrés l'année précédente. Le préteur Calpurnius proposa de les renouveler cette année, et le sénat décréta que cette solennité annuelle aurait lieu à perpétuité. (4) Dans le même temps, on vit et l'on annonça plusieurs prodiges. La foudre frappa la statue de la Victoire élevée au sommet du temple de la Concorde, et la renversa sur les Victoires placées au-dessous de la frise, où elle s'arrêta, sans tomber jusqu'au bas. (5) On apprit encore qu'à ensuite et à Fregellae le feu du ciel avait atteint les murailles et les portes; que, dans la place publique de Subertum, des ruisseaux de sang avaient coulé tout un jour; qu'à Eretum, il avait plu des pierres, et qu'à Réate, une mule avait mis bas. (6) En expiation de ces prodiges, on immola les grandes victimes; on ordonna des prières publiques pendant un jour entier et un novendial solennel. (7) Quelques pontifes étaient morts cette année, on les remplaça: Manius le Grand Numida, décemvir des sacrifices, par Marcus le Grand Lepidus; Marcus Pomponius Matho, pontife, par Caius Livius; et Spurius Carvilius Maximus, augure, par Marcus Servilius. (8) Quant au pontife Titus Otacilius Crassus, comme il était mort à la fin de son année, on ne lui donna point de successeur. Caius Claudius, flamine de Jupiter, fut privé de son sacerdoce, pour avoir présenté en sens contraire les entrailles de la victime. XXIV. (1) Vers le même temps, Marcus Valerius Laevinus, après s'être ménagé des entretiens secrets avec les principaux chefs étoliens, et avoir sondé leurs dispositions, partit avec les bâtiments les plus légers de sa flotte, pour se trouver à l'assemblée de cette nation, qui avait été indiquée à dessein quelque temps auparavant. (2) Là, « commençant par faire valoir la prise de Syracuse et de Capoue, comme preuves des succès obtenus par les Romains en Sicile et en Italie, (3) il ajouta que Rome avait pour principe héréditaire de traiter ses alliés avec les plus grands égards. Aux uns elle avait donné le droit de cité, ce qui les rendait égaux aux Romains mêmes; aux autres elle avait fait des conditions assez avantageuses pour qu'ils préférassent le titre de ses alliés à celui même de citoyens. (4) Les Étoliens tiendraient le premier rang parmi les alliés d'outre-mer, s'ils étaient les premiers à faire alliance avec la république. (5) Philippe et les Macédoniens étaient pour eux des voisins redoutables; mais déjà il avait abattu leur puissance et leur orgueil, et il saurait bien les réduire à évacuer les villes enlevées aux Étoliens, et à craindre pour la Macédoine même. (6) Quant aux Acarnaniens, dont l'Étolie voyait avec peine la défection, il s'engageait à les contraindre de rentrer dans leur ligue et dans leur dépendance. » (7) Telles furent les paroles et les promesses du général romain; elles furent appuyées par Scopas, alors magistrat suprême des Étoliens, et par Dorimachus, un de leurs principaux chefs, qui exaltèrent la puissance et la majesté du peuple romain, d'une manière d'autant plus persuasive, que l'éloge paraissait plus désintéressé; (8) mais ce qui détermina surtout les Étoliens, ce fut l'espérance de voir rentrer l'Acarnanie sous leur domination. On convint donc des conditions auxquelles ils seraient reçus dans l'amitié et l'alliance du peuple romain. (9) Une clause additionnelle portait « que les Éléens, les Lacédémoniens, Attale, roi 733 d'Asie, Pleuratus et Scerdilaedus, princes de Thrace et d'Illyrie, seraient libres d'accéder au traité. » (10) Aux termes de cette convention, « les Étoliens étaient tenus d'entrer sur-le-champ en guerre avec Philippe par terre, et les Romains de leur fournir un secours de vingt quinquérèmes au moins. (11) Tout le pays à conquérir entre Corcyre et l'Étolie, villes, maisons, territoires, devaient appartenir aux Étoliens, et le reste du butin former la part des Romains, qui prenaient l'engagement d'assurer à leurs alliés la possession de l'Acarnanie. (12) Dans le cas où les Étoliens feraient la paix avec Philippe, ils auraient à stipuler qu'elle ne serait ratifiée qu'autant que ce roi cesserait toute hostilité contre les Romains, contre leurs alliés et tous les pays de leur dépendance. (13) De même si les Romains venaient à faire alliance avec Philippe, une des clauses expresses du traité serait qu'il ne pourrait faire la guerre ni aux Étoliens ni à leurs alliés. » (14) Ces conventions ne furent inscrites que deux ans après dans le temple d'Olympie par les Étoliens, et par les Romains dans le Capitole, pour être consacrées par des monuments religieux. (15) La cause de ce retard fut le séjour prolongé des ambassadeurs étoliens à Rome. Toutefois ce délai n'empêcha pas les opérations de commencer. Les Étoliens prirent les armes contre Philippe, et Laevinus s'empara de la petite île de Zante, voisine de l'Étolie, et de sa capitale, qui porte le même nom, sans toutefois pouvoir réduire la citadelle: il soumit aux Étoliens Oeniadae et Nasos, villes d'Acarnanie. (16) Alors, jugeant que Philippe était trop pris par la guerre avec ses voisins pour pouvoir s'occuper de l'Italie, des Carthaginois et de son traité avec Hannibal, il se retira lui-même à Corcyre. XXV. (1) Philippe apprit la défection des Étoliens à Pella, où il passait l'hiver. (2) Dans le dessein de porter la guerre en Grèce au commencement du printemps, et afin de protéger la Macédoine contre les attaques de l'Illyrie et des places voisines, en les contenant par la crainte d'un péril commun, il fit une irruption soudaine sur les frontières des Oriciens et des ensuite; et ces derniers ayant tenté une sortie, il les repoussa jusque dans leurs murs, où ils rentrèrent saisis de terreur et d'épouvante. (3) Après avoir ravagé les contrées voisines de l'Illyrie, il tourna avec la même promptitude contre la Pélagonie, d'où il alla prendre Sintia, ville des Dardaniens, et qui pouvait leur donner passage dans son royaume. (4) Après ces rapides expéditions, songeant à la guerre qu'il allait avoir contre les Étoliens unis aux Romains, il descendit en Thessalie, par la Pélagonie, les monts Lyncus et la Bottiée, (5) qu'il se flattait de décider à prendre avec lui les armes contre les Étoliens. II laisse donc Persée avec quatre mille hommes, aux gorges de la Thessalie, afin de leur en fermer l'entrée. (6) Pour lui, avant de s'engager dans des affaires plus importantes, il conduit son armée en Macédoine, et de là dans la Thrace et dans le pays des Mèdes. (7) Cette nation avait pour habitude de faire des incursions dans la Macédoine, dès que le roi, occupé d'une guerre étrangère, laissait le royaume sans défense. (8) Il se mit donc à dévaster leurs terres, et vint assiéger Iamphorinna, capitale et clef de la Médique. (9) Scopas, à la nouvelle que le 734 roi, parti pour la Thrace, donnait tous ses soins à cette expédition, fait prendre les armes à toute la jeunesse étolienne, et se dispose à porter la guerre dans l'Acarnanie. (10) Cette nation, inférieure en forces, affaiblie déjà par la perte d'Oeniadae et de Nasos, et menacée en outre des armes romaines, ne prend plus conseil que du désespoir pour se mettre en état de défense. (11) Ils commencent par envoyer en Épire leurs femmes, leurs enfants et les vieillards au-dessus de soixante ans; tout le reste, depuis quinze jusqu'à soixante ans, jure de ne rentrer dans sa patrie que victorieux, (12) et s'oblige par le même serment à ne recevoir dans aucune ville, dans aucune maison, ni à table, ni près de ses dieux lares, quiconque reviendrait vaincu du champ de bataille. Une imprécation terrible est prononcée contre ceux qui violeraient ce serment; (13) et les prières les plus saintes sont adressées, à ce sujet, aux Épirotes, leurs hôtes et leurs voisins; ils les supplient en même temps de réunir dans le même tombeau tous ceux qui mourront les armes à la main, avec cette inscription sur leur tombe: « Ici gisent les Acarnaniens qui, contre toute justice, attaqués par les Étoliens, sont morts en combattant pour la patrie. » (15) Animés par ces dispositions, ils marchent au- devant de l'ennemi et vont camper sur leurs frontières. Les courriers qu'ils envoyèrent à Philippe pour l'informer des extrémités auxquelles ils sont réduits le forcèrent de renoncer aux succès que lui présageaient la prise de lamphorynna, reçue à composition, et plusieurs autres avantages qu'il venait d'obtenir. (16) La nouvelle de la conjuration des Acarnaniens avait d'abord ralenti l'ardeur des Étoliens; l'arrivée de Philippe les obligea bientôt à rentrer sur leur territoire. (17) Philippe, qui d'abord avait marché à grandes journées pour prévenir la ruine des Acarnaniens, n'alla pas plus loin que Dium: apprenant que les Étoliens avaient quitté l'Acarnanie, il retourna lui-même à Pella. XXVI. (1) Au commencement du printemps, Laevinus partit de Corcyre avec sa flotte, et, après avoir doublé le promontoire de Leucate, il se rendit à Naupacte, d'où il manda à Scopas et aux Étoliens de venir le joindre devant Anticyre. (2) Cette ville est située dans la Locride, à la gauche de ceux qui entrent dans le golfe de Corinthe, et peu éloignée de Naupacte, soit qu'on s'y rende par terre, soit qu'on prenne la route de mer. (3) Après trois jours environ, Anticyre fut investie de toutes parts, et le siège commença. Elle fut plus vivement pressée du côté de la mer, parce que les Romains, chargés de cette attaque, avaient à bord toutes les machines nécessaires. Aussi, peu de jours après, elle se rendit, et fut remise aux Étoliens; le butin, aux termes du traité, fut le partage des Romains. (4) C'est là que Laevinus reçut la dépêche qui lui apprenait sa nomination au consulat en son absence, et l'arrivée prochaine de Sulpicius, son successeur. Une longue maladie le força de revenir à Rome plus tard qu'on ne l'y attendait. (5) Marcus Marcellus, ayant pris possession du consulat aux ides de Mars, convoqua, ce jour-là, le sénat, mais seulement pour la forme, et déclara qu'en l'absence de son collègue il ne traiterait aucune affaire qui regardât la républi- 735 que ou les départements des généraux. (6) « Il savait qu'un grand nombre de Siciliens se tenaient cachés, aux environs de Rome, dans les maisons de campagne de ses ennemis. Bien loin de les empêcher de débiter hautement dans la ville leurs imputations fausses et calomnieuses, (7) il n'hésiterait pas à leur donner sur-le-champ audience en plein sénat, s'ils n'eussent affecté de répandre qu'ils craignaient de parler contre le consul en l'absence de son collègue. Aussitôt que Laevinus serait arrivé, son premier soin serait d'introduire les Siciliens dans le sénat. (8) Marcus Cornelius avait, pour ainsi dire, fait contre lui dans toute la Sicile une levée d'accusateurs, qu'il avait envoyés en foule à Rome; s'il remplissait la ville de lettres mensongères, s'il disait que la guerre durait toujours en Sicile, c'était pour rabaisser sa gloire. » (9) Le consul, après avoir, ce jour-là, fait preuve de modération, leva la séance, et une sorte de suspension des affaires paraissait devoir régner jusqu'à l'arrivée de l'autre consul à Rome. (10) L'oisiveté eut son effet accoutumé, celui de laisser un libre cours aux rumeurs populaires. On se plaignait « de la durée de la guerre, de la dévastation des campagnes voisines de Rome, qu'Hannibal avait traversées dans sa marche incendiaire; les levées avaient épuisé l'Italie; il n'y avait point d'année qui ne fût marquée par le massacre des armées romaines; (11) et l'on venait de créer deux consuls belliqueux, deux caractères bouillants et fiers, qui étaient hommes à faire naître la guerre même au sein de la paix, bien loin de laisser respirer la république au milieu de la guerre. » XXVII. Ces plaintes furent interrompues par un incendie qui éclata sur plusieurs points autour du Forum, la nuit d'avant les Quinquatries. (2) Le feu consuma les Sept boutiques sur l'emplacement desquelles on a depuis construit les cinq neuves, occupées par des orfèvres. (3) Il attaqua ensuite les édifices particuliers qui ont aujourd'hui fait place à des portiques, puis les prisons publiques, le marché au poisson, et l'atrium royal. (4) Le temple de Vesta fut à peine préservé par le zèle de treize esclaves, qui furent rachetés aux frais de l'état et obtinrent la liberté. Le feu dura une nuit et un jour entiers. (5) Ce qui prouva que ce malheur était l'effet d'un complot, c'est que le feu avait pris en même temps dans plusieurs endroits séparés les uns des autres. (6) Aussi le consul, suivant une décision du sénat, déclara dans l'assemblée du peuple que ceux qui feraient connaître les coupables auraient pour récompense une somme d'argent, s'ils étaient libres; la liberté, s'ils étaient esclaves. (7) Cette promesse décida un esclave, nommé Manus, à dénoncer comme auteurs de l'incendie « les Calavius, ses maîtres, et de plus cinq jeunes gens des familles les plus distinguées de Capoue, dont les pères avaient été frappés de la hache par ordre de Q. Fulvius. Ils avaient l'intention de mettre le feu ailleurs si on ne les saisissait. » (8) On les arrêta eux et leurs esclaves. D'abord, ils essayèrent de jeter du discrédit sur le dénonciateur et sur sa déposition: « la veille, cet esclave, battu de verges, s'était échappé de chez ses maîtres; par ressentiment, par légèreté, il avait saisi l'occasion que le hasard lui offrait de forger cette accusation. » (9) Mais lorsque l'esclave, confronté avec eux, soutint sa dé- 736 position, et qu'on eut commencé à appliquer à la torture, au milieu du forum, les ministres de leurs projets criminels, ils avouèrent tout, et furent exécutés, ainsi que les esclaves et leurs complices. Manus reçut pour récompense la liberté et vingt mille livres d'airain. (10) Le consul Laevinus, à son passage devant Capoue, se vit entouré d'une foule de Campaniens qui, les larmes aux yeux, le suppliaient de leur permettre de se rendre à Rome, pour conjurer le sénat, si toutefois il n'était pas inexorable, de ne point consommer leur perte et de ne pas laisser Q. Flaccus effacer jusqu'au nom de Capoue. (11) Flaccus répondit « qu'il n'avait point d'inimitié personnelle contre les Campaniens, mais qu'il les haïssait comme les adversaires et les ennemis de l'état, et qu'il les traiterait comme tels, tant qu'il leur verrait la même animosité contre le peuple romain. (12) L'univers n'avait point de nation, point de peuple plus acharné contre Rome. S'il les tenait renfermés dans leurs murailles, c'est que ceux qui parvenaient à s'échapper se répandaient dans les campagnes comme des bêtes féroces, déchirant, égorgeant tout ce qui s'offrait à eux. (13) Les uns s'étaient réfugiés auprès d'Hannibal, les autres n'étaient allés à Rome que pour l'incendier. Le consul trouverait dans le Forum à demi brûlé des traces de leur scélératesse. (14) Leur fureur avait eu pour objet et le temple de Vesta et ses feux éternels, et, jusque dans son sanctuaire, le palladium, ce gage fatal de la durée de l'empire. Il croyait donc qu'il n'y avait pas de sûreté à permettre aux Campaniens l'entrée de Rome. » (15) Laevinus leur accorda pourtant la liberté de l'y accompagner, mais en les obligeant de jurer à Flaccus qu'ils reviendraient à Capoue cinq jours après avoir reçu la réponse du sénat. (16) Ce fut au milieu de ce cortège, grossi par les Siciliens et les Italiens venus à sa rencontre, qu'il fit son entrée à Rome, amenant, pour accusateurs de deux généraux devenus fameux par la prise de deux villes célèbres, ceux mêmes qu'ils avaient vaincus dans les combats. (17) Mais avant tout, cependant, les consuls mirent en délibération des objets d'intérêt public et la fixation des départements. XXVIII. (1) Laevinus exposa alors la situation de la Macédoine, de la Grèce, de l'Étolie, de l'Acarnanie, de la Locride et tout ce qu'il avait fait sur terre et sur mer dans ces contrées. (2) « Au moment où Philippe allait porter la guerre dans l'Étolie, il l'avait repoussé dans la Macédoine et forcé de s'enfoncer dans le coeur de son royaume; on pouvait donc rappeler la légion destinée à le combattre; la flotte suffirait pour lui fermer l'entrée de l'Italie. » Tel fut le compte qu'il rendit de sa conduite et des pays où il avait commandé. (3) On mit ensuite en délibération le partage des provinces entre les deux consuls. Le sénat décréta que l'un des deux resterait en Italie, pour y faire la guerre contre Hannibal, et que l'autre, à la tête de la flotte qu'avait commandée T. Otacilius, passerait en Sicile avec le préteur L. Cincius. (4) On leur donna les deux armées qui se trouvaient dans l'Étrurie et dans la Gaule, et qui étaient composées de quatre légions; les deux légions urbaines de l'armée précédente passèrent en Étrurie, et les deux qui avaient été sous les ordres du consul Sulpicius, furent envoyées dans la Gaule, (5) pour y servir sous un lieutenant dont le choix était abandonné au consul qui aurait le département de l'Italie. (6) On proro- 737 gea pour un an le commandement de C. Calpurnius, dont la préture venait d'expirer et qu'on envoyait en Étrurie, aussi bien que celui de Q. Fulvius, qu'on laissa dans la Campanie. (7) On arrêta de réduire l'armée romaine, en sorte que de deux légions on en fit une seule, composée de cinq mille fantassins et de trois cents cavaliers; et on licencia ceux qui avaient un grand nombre de campagnes. (8) Parmi les alliés, on ne conserva que sept mille hommes d'infanterie et trois cents chevaux; et en réformant le reste, on eut de même égard à l'ancienneté des services. (9) Cn. Fulvius, consul de l'année précédente, fut continué dans le gouvernement de l'Apulie, avec la même armée. Rien ne fut changé pour lui; on ne fit que proroger pour un an ses pouvoirs. P. Sulpicius, son collègue, eut ordre de réformer tout son corps d'armée, à l'exception des alliés qui avaient servi sur la flotte. (10) Le consul, qui allait prendre possession de la Sicile, devait aussi, à son arrivée dans l'île, licencier l'armée qu'avait commandée M. Cornélius. (11) On donna au préteur L. Cincius, pour contenir la Sicile, les soldats de Cannes, qui formaient à peu près deux légions. (12) Le préteur P. Manlius Vulson reçut le commandement de la Sardaigne avec les deux légions que L. Cornélius y avait eues sous ses ordres l'année précédente. (13) Les consuls durent lever dans Rome des légions de citoyens, mais avec défense d'enrôler aucun des soldats qui avaient servi dans les troupes de M. Claudius, de M. Valérius et de Q. Fulvius, de manière qu'il n'y eut pas cette année-là plus de vingt et une légions romaines sur pied. XXIX. (1) Ces sénatus-consultes rendus, les consuls tirèrent au sort les provinces. À Marcellus échurent la Sicile et le commandement de la flotte; à Laevinus, l'Italie et la conduite de la guerre contre Hannibal. (2) Les Siciliens, qui attendaient dans le vestibule, n'eurent pas plus tôt aperçu les consuls et appris cet arrêt du sort, qu'ils en furent frappés comme d'une seconde prise de Syracuse. Leurs gémissements et leurs voix lamentables attirèrent sur eux tous les regards, et donnèrent lieu à plus d'un débat. (3) Vêtus d'habits de deuil, ils entouraient le sénat, en protestant « que chacun d'eux abandonnerait non seulement sa patrie, mais la Sicile entière, si Marcellus y revenait avec le commandement. (4) Implacable avant d'avoir reçu d'eux aucun sujet de mécontentement, que ne ferait-il pas, irrité des accusations portées contre lui à Rome par les Siciliens? Il valait mieux pour la Sicile être engloutie par les feux de l'Etna, ou submergée par les flots, que de se voir livrée à un ennemi qui ne pouvait que la trouver coupable. » (5) Ces plaintes des Siciliens, colportées d'abord dans les maisons des grands, et répétées avec l'intérêt que leur sort inspirait, ou avec la malignité de l'envie qu'on portait à Marcellus, parvinrent enfin jusque dans le sénat. (6) On proposa aux consuls de consulter les sénateurs sur l'échange des provinces. Marcellus répondit que « si les Siciliens avaient déjà été entendus dans le sénat; il serait, quant à lui, d'un avis fort différent; (7) mais, qu'à cette heure, pour ôter tout prétexte de dire que la crainte les empêchait de se plaindre d'un magistrat qui allait devenir l'arbitre de leur sort, 738 il était prêt, si la chose était indifférente à son collègue, à changer avec lui de département. (8) Il priait seulement le sénat de ne rien préjuger; car s'il eût été injuste de laisser le choix à son collègue, sans consulter le sort, ne serait-ce pas une injustice plus criante, et même un véritable affront, que de lui ravir la province qui lui était échue, pour la confier à Laevinus? » (9) Les sénateurs ayant manifesté leur voeu, sans rien décréter, la séance fut levée. L'échange eut lieu entre les consuls, et l'arrêt du destin entraîna Marcellus vers Hannibal, (10) afin qu'ayant eu le premier la gloire de le vaincre à une époque désastreuse pour la république, il fût le dernier des généraux romains dont la mort illustrât le Carthaginois, dans un temps où Rome était partout triomphante. XXX. (1) L'échange des provinces terminé, les Siciliens, introduits dans le sénat, parlèrent longuement de la fidélité inviolable du roi Hiéron envers le peuple romain, pour en faire un mérite à tous les Syracusains. (2) « Les tyrans Hiéronyme, puis Hippocrate et Épicyde leur étaient devenus odieux, aussi bien à cause de leur défection en faveur d'Hannibal que pour leurs autres crimes. C'était cette perfidie qui avait fait massacrer Hiéronyme par la jeune noblesse, comme en vertu d'une décision publique, (3) et qui avait fait conspirer contre les jours d'Épicyde et d'Hippocrate soixante-dix jeunes gens des plus nobles de la ville, lesquels, trahis par les lenteurs de Marcellus, qui n'avait pas, au temps convenu, fait approcher son armée de Syracuse, avaient été découverts, et mis à mort par les tyrans. (4) C'était d'ailleurs Marcellus qui avait provoqué les violences d'Épicyde et d'Hippocrate, en saccageant sans pitié la ville de Léontium. (5) Depuis, les principaux citoyens n'avaient pas cessé de passer dans le camp de Marcellus, et de lui promettre qu'ils lui livreraient la ville dès qu'il le demanderait. Mais il avait d'abord préféré la prendre de vive force; (6) et enfin, après mille efforts inutiles sur terre et sur mer, il avait mieux aimé devoir la prise de Syracuse au forgeron Sosis et à l'espagnol Moericus qu'aux Syracusains les plus illustres, qui tant de fois lui en avaient vainement fait l'offre. Il voulait sans doute avoir un prétexte plus spécieux pour massacrer et dépouiller les plus anciens alliés du peuple romain. (7) Si ce n'eût pas été Hiéronyme, mais le peuple et le sénat de Syracuse, qui se fussent rendus au parti d'Hannibal; si les portes de la ville eussent été fermées à Marcellus par l'autorité publique, et non par Hippocrate et par Épicyde, dont le joug ne laissait aucune liberté; si enfin ils eussent montré dans cette guerre tout l'acharnement des Carthaginois, (8) quelles hostilités Marcellus aurait-il exercées de plus, à moins de détruire la ville? (9) En effet, des murailles, des maisons dévastées, des temples mutilés et dépouillés, dont on avait enlevé les dieux eux- mêmes avec leurs ornements: voilà tout ce qui restait à Syracuse. (10) Un grand nombre de citoyens s'étaient vu ravir leurs terres, en sorte qu'il ne leur restait pas même un sol nu sur lequel ils pussent se nourrir, eux et leurs familles, des débris échappés au pillage. Ils suppliaient donc les sénateurs, si l'on ne pouvait réparer toutes les 739 pertes, de faire rendre au moins à leurs propriétaires tous les objets qui existaient encore et que l'on pourrait reconnaître. » (11) Lorsqu'ils eurent mis fin à leurs plaintes, le consul Laevinus leur ordonna de sortir de la salle, pour que l'on pût prendre l'avis des sénateurs. (12) « Non, s'écria Marcellus, qu'ils demeurent; que je réponde en leur présence, puisqu'on ne peut plus faire la guerre pour vous, sénateurs, sans avoir pour accusateurs les peuples qu'on a vaincus. Il faut que deux villes prises cette année citent en justice, Capoue Fulvius, et Syracuse Marcellus. » XXXI. (1) Les députés rentrèrent dans la salle, et Marcellus reprit: C Je n'ai pas oublié à ce point la majesté du peuple romain ni la dignité dont je suis revêtu, Pères conscrits, que, s'il pouvait être question de m'accuser, j'acceptasse, moi consul, ces Grecs pour accusateurs. (2) Mais il s'agit moins d'examiner ici ma conduite que le châtiment qu'ils ont mérité. S'ils n'ont pas été nos ennemis, peu importe que j'aie attaqué Syracuse cette année ou pendant la vie d'Hiéron: (3) mais s'ils se sont révoltés contre nous, si, le fer et les armes à la main, ils ont poursuivi nos ambassadeurs; s'ils nous ont fermé leur ville et leurs remparts; s'ils ont imploré contre nous le secours de l'armée carthaginoise, qui peut les plaindre d'avoir souffert des hostilités qu'ils ont eux-mêmes provoquées? (4) J'ai repoussé, dit-on, les principaux Syracusains qui voulaient me livrer la ville; j'ai mieux aimé me confier pour un si grand service, à Sosis et à l'espagnol Moericus. Sans doute vous n'êtes pas les derniers de Syracuse, vous qui reprochez aux autres leur basse extraction. (5) Eh bien! quel est celui d'entre vous qui m'ait promis de m'ouvrir les portes et d'introduire mes soldats armés dans la ville? Vous n'avez que de la haine et de l'exécration pour ceux qui l'ont fait, et vous ne pouvez, ici même, leur épargner vos outrages, tant il s'en faut que jamais vous eussiez été hommes à le faire. (6) L'obscurité même de ceux qui m'ont livré Syracuse, et dont on me fait maintenant un reproche, est la plus forte preuve, sénateurs, que je n'ai repoussé aucun de ceux qui ont voulu servir notre république. (7) D'ailleurs, avant de former le siège de Syracuse, j'ai envoyé des députés, je me suis rendu à des conférences, j'ai tenté tous les moyens de pacification; et ce n'est qu'après avoir vu violer le caractère des ambassadeurs, après m'être avancé vers les premiers de la ville jusqu'à leurs portes, sans en recevoir de réponse, après mille fatigues, mille dangers sur terre et sur mer, qu'enfin j'ai pris Syracuse par la force et par les armes. (8) Quant aux événements qui ont suivi la prise de cette ville, c'est devant Hannibal et les Carthaginois, vaincus avec eux; plutôt que dans le sénat de leurs vainqueurs; qu'ils devraient s'en plaindre. (9) Pour moi, sénateurs, si j'avais eu dessein de nier que j'eusse dépouillé Syracuse, je n'aurais pas orné Rome de ses dépouilles. À l'égard de ce que j'ai ôté ou donné, comme vainqueur, le droit de la guerre et le mérite de chacun expliquent suffisamment mes actes. (10) L'approbation que vous donnerez à ma conduite, sénateurs, touche plus aux intérêts de la république qu'aux miens. J'ai rempli mes devoirs avec fidélité. Il importe à l'état que vous n'alliez pas, en cassant mes actes, rendre à l'ave- 740 nir les généraux trop timides. (11) Maintenant, sénateurs, que vous avez entendu les paroles des Syracusains et les miennes, nous allons sortir ensemble, pour qu'en mon absence l'assemblée délibère avec plus de liberté.» Alors les Siciliens se retirèrent, et le consul se rendit au Capitole pour s'y occuper du recrutement. XXXII. (1) L'autre consul mit en délibération les demandes des Siciliens. Les débats furent longs et animés. Cependant la plupart des sénateurs pensèrent, conformément à l'avis ouvert par T. Manlius Torquatus, (2) « que c'était aux tyrans, ennemis à la fois de Syracuse et de Rome, que l'on avait dû faire la guerre. Il avait fallu reprendre la ville et non la réduire par la force, pour la rétablir, après sa reddition, sur la base de ses lois et de son ancienne liberté, au lieu de mettre le comble, par les malheurs de la guerre, aux excès de l'oppression dont elle avait à souffrir. (3) Placée entre ses tyrans et les armes des Romains, comme prix de la victoire, elle avait succombé, cette cité si belle et si florissante, autrefois le grenier et le trésor du peuple romain, dont la munificence et les largesses avaient contribué si souvent à la défense et à la prospérité de la république, notamment dans la guerre punique. (4) Si le roi Hiéron, cet allié si fidèle de l'empire romain, revenait du séjour des ombres, comment oserait-on lui montrer ou Syracuse ou Rome? Il verrait Syracuse ruinée et dépouillée, et entrant à Rome, dans le vestibule, presque aux portes de la ville, il apercevrait les dépouilles de sa patrie. » (5) Malgré ces déclamations inspirées par la jalousie contre le consul et par la pitié pour les Syracusains, le décret des sénateurs fut modéré et favorable à Marcellus. (6) « Il fallait ratifier tout ce qu'il avait fait dans le cours de la guerre et depuis la victoire; du reste, le sénat ferait droit à la requête des Syracusains, et chargerait le consul Laevinus de ménager leurs intérêts autant qu'il le pourrait sans compromettre ceux de la république. » (7) Deux sénateurs furent envoyés au Capitole, pour en ramener le consul; on introduisit les Siciliens, et on lut le sénatus-consulte; (8) puis les députés furent congédiés en termes bienveillants; mais avant de se retirer, ils se jetèrent aux pieds de Marcellus, en le conjurant « de leur pardonner ce qu'ils avaient dit pour déplorer et adoucir leur infortune, et de recevoir Syracuse sous sa protection et les habitants au nombre de ses clients. » Après cet acte de soumission, le consul leur parla et les congédia avec bonté. XXXIII. (1) Le sénat donna ensuite audience aux députés de Capoue: leur discours fut encore plus touchant, mais leur cause était plus mauvaise. (2) Ils ne pouvaient, en effet, ni révoquer en doute la justice de leur châtiment, ni rejeter leur faute sur des tyrans; mais le trépas de tant de sénateurs qui s'étaient empoisonnés, de tant d'autres qu'on avait frappés de la hache, leur paraissait une satisfaction suffisante. (3) « Il restait à Capoue un bien petit nombre de nobles qui n'avaient pas trouvé dans leur conscience un motif de s'ôter la vie, et qu'un vainqueur irrité n'avait pas condamnés au dernier supplice. Ils imploraient pour eux et pour les leurs la liberté et la restitution d'une 741 partie de leurs biens. N'étaient-ils pas citoyens romains, unis pour la plupart avec leurs vainqueurs par des alliances et par les liens du sang, à la suite des mariages contractés depuis tant d'années entre les deux peuples? » (4) Lorsqu'ils furent sortis du sénat, on hésita quelque temps si l'on ne ferait pas revenir de Capoue Q. Fulvius (car le consul Claudius était mort depuis la prise de cette ville), afin que la discussion eût lieu en présence du général qui avait conduit le siège, comme l'affaire des Siciliens avait été discutée devant Marcellus. (5) Mais comme il se trouvait dans le sénat M. Atilius, C. Fulvius, frère de Flaccus, ses lieutenants, Q. Minucius et L. Véturius Philon, lieutenants d'Appius, qui tous avaient pris part à cette expédition, on ne jugea pas nécessaire de rappeler Q. Fulvius de Capoue: d'autre part, on ne voulait pas retenir les Campaniens. (6) On demanda donc l'avis de M. Atilius Régulus, le plus considéré de tous ceux qui s'étaient trouvés à ce siège. (7) « Je crois me rappeler, dit-il, que j'étais présent au conseil, lorsque, après la prise de Capoue, il fut question de rechercher si quelque Campanien avait bien mérité de notre république; (8) on ne trouva que deux femmes, Vestia Oppia, de la ville d'Atella, résidant alors à Capoue, et Faucula Cluvia, autrefois courtisane de profession. La première a, chaque jour, sacrifié pour le salut et la victoire du peuple romain; la seconde a fourni en secret des vivres à nos prisonniers dans le besoin. (9) Tout le reste des Campaniens a été animé contre nous d'une haine égale à celle que nous portent les Carthaginois. Ceux dont Q. Fulvius a fait tomber la tête sous la hache se distinguaient des autres par leur rang plus que par leur culpabilité. (10) Au reste, je ne vois pas que le sénat puisse, sans l'autorisation du peuple, prononcer sur le sort de ceux des Campaniens qui sont citoyens romains; c'est la marche qu'ont suivie nos ancêtres, à l'égard des Satricans qui s'étaient révoltés. En effet, M. Antistius, alors tribun du peuple, proposa au peuple et fit passer une loi qui conférait au sénat le droit de statuer sur les Satricans. (11) Je pense donc qu'il faut proposer aux tribuns d'engager un ou plusieurs d'entre eux à porter devant le peuple un plébiscite qui nous autorise à juger les Campaniens. » (12) Le tribun L. Atilius, avec l'agrément du sénat, s'adressa au peuple en ces termes: « Tous les habitants de Capoue, d'Atella, de Calatium et de Sabatie, se sont livrés au proconsul Fulvius et à la discrétion du peuple romain; (13) ils ont remis en votre pouvoir, avec leurs personnes, leur territoire, leur ville, leurs propriétés sacrées et profanes, leur mobilier, et généralement tout ce qui leur appartenait; que voulez-vous, je vous le demande, citoyens, que l'on fasse de ces choses? » (14) Le peuple répondit: « Que la décision du sénat, en ce moment assemblé, prise à la pluralité des voix et sous la foi du serment, ait force de loi; nous le voulons et l'ordonnons. » XXXIV. (1) D'après ce plébiscite, il fut rendu un sénatus-consulte « qui restituait d'abord à Oppia et à Cluvia leurs biens et la liberté, et les invitait, si elles avaient à demander quelque autre récompense, à se rendre à Rome. » (2) Chaque famille de Capoue fut l'objet d'un décret spécial; il est inutile de les rapporter tous. (3) Les uns furent condamnés à la confiscation de leurs biens, et vendus, eux, leurs femmes et leurs enfants, excepté les 742 filles qui s'étaient mariées avant la réduction de Capoue. (4) D'autres furent jetés dans les fers; on devait prononcer plus tard sur leur sort. Pour le reste des Campaniens, on distingua entre leurs biens ceux qui devaient être mis en vente et ceux qui devaient être rendus. (5) On leur restitua le bétail, excepté les chevaux; les esclaves, excepté les mâles en âge de puberté, et tout ce qui n'est pas fonds et immeubles. (6) La liberté fut rendue à tous les Campaniens, Atellans, Calatins, Sabatins, excepté à ceux qui étaient ou qui avaient leurs père et mère chez les ennemis; (7) mais aucun d'eux ne pouvait être ni citoyen romain, ni allié du nom latin. Nul de ceux qui étaient restés à Capoue depuis que les portes en avaient été fermées aux Romains ne demeurerait dans la ville ou dans le territoire, après un jour marqué. On devait leur assigner un établissement au-delà du Tibre, mais éloigné de ses bords. (8) Quant à ceux qui, pendant la guerre, n'avaient été ni dans Capoue ni dans une ville de sa dépendance révoltée contre le peuple romain, ils habiteraient au-delà du fleuve Liris, du côté de Rome; (9) et ceux qui étaient passés clans le parti des Romains avant l'arrivée d'Hannibal à Capoue, seraient transportés en deçà du Vulturne; mais aucun d'eux n'aurait des terres ni une maison à moins de quinze milles de la mer. (10) Il était défendu à ceux que l'on avait rejetés au-delà du Tibre, ainsi qu'à leurs descendants, d'acquérir ou de posséder aucune propriété, sinon dans le territoire de Véies, de Sutrium ou de Nepete; encore chaque propriété ne devait-elle pas dépasser cinquante arpents. (11) On fit vendre à Capoue les biens de tous les sénateurs et de tous ceux qui avaient exercé quelque magistrature à Capoue, à Atella, à Calatia. On ordonna de faire passer à Rome, pour y être vendues, les personnes de condition libre condamnées à l'esclavage. (12) Les tableaux, les statues d'airain, pris sur l'ennemi, furent remis au collège des pontifes qui devaient distinguer ceux qui étaient sacrés on profanes. (13) Les Campaniens, en apprenant ces décrets, s'en retournèrent bien plus tristes qu'ils n'étaient venus, et ils accusaient moins la rigueur de Q. Fulvius que l'injustice des dieux et la cruauté de la fortune. XXXV. (1) Après qu'on eut congédié les Siciliens et les Campaniens, on s'occupa des levées; puis, quand l'armée fut au complet, on songea au recrutement des rameurs. (2) La république n'en pouvant fournir un nombre suffisant, et le trésor public manquant de fonds pour les enrôlements et pour la paie, les consuls ordonnèrent que les particuliers, chacun selon son rang et son revenu, fourniraient, comme cela s'était déjà fait, un certain nombre de rameurs qu'ils devaient payer et nourrir pendant trente jours. (4) Cet édit excita les plus violents murmures, et l'indignation fut telle qu'il ne manquait plus qu'un chef à une révolte imminente. « Après avoir ruiné les Siciliens et les Campaniens, les consuls prenaient à tâche de torturer, de déchirer le peuple de Rome. (5) Épuisés par les impôts qu'ils payaient depuis tant d'années, ils n'avaient plus que le sol nu de leurs champs dévastés. Les ennemis avaient incendié leurs maisons; la république leur avait enlevé les 743 esclaves employés à la culture des terres, en les achetant à vil prix, pour les enrôler comme soldats ou comme matelots. (6) La solde des rameurs et les contributions annuelles avaient épuisé le peu d'argent de leurs épargnes. Il n'y avait point de violence, point d'autorité qui pût les contraindre à donner ce qu'ils n'avaient pas. On n'avait qu'à vendre leurs biens, sévir contre leurs personnes, la seule chose qui leur restât. On ne leur avait pas même laissé de quoi se racheter de cet outrage. » (7) On ne se bornait plus aux murmures; ces propos se tenaient hautement dans le forum, en présence des consuls entourés d'une multitude exaspérée, (8) qu'ils ne pouvaient calmer ni par la sévérité ni par la douceur. Enfin ils déclarèrent au peuple qu'ils lui donnaient trois jours pour réfléchir, et ils mirent eux-mêmes ce délai à profit pour chercher quelque expédient. (9) Le quatrième jour, ils convoquèrent le sénat pour délibérer sur le renfort des rameurs. Après de longs débats, les plaintes du peuple furent reconnues bien fondées; on n'en conclut pas moins « que cette charge, juste ou non, devait être supportée par les particuliers. (10) Car, puisqu'il n'y avait pas d'argent dans le trésor, avec quels fonds remonter les équipages des vaisseaux? Or, sans flottes, comment conserver la Sicile, éloigner Philippe de l'Italie ou mettre les côtes en sûreté? » XXXVI. (1) Dans cet embarras extrême, la prudence hésitait, et une sorte de torpeur avait paralysé les esprits. Le consul Laevinus dit alors (2) « que si les magistrats sont au-dessus du sénat et les sénateurs au-dessus du peuple, ils doivent être aussi les premiers à souffrir les privations et les sacrifices. (3) Voulez-vous imposer quelque charge à vos inférieurs? soyez les premiers à vous y soumettre, et vous les trouverez plus disposés à les accepter. Les contributions pèsent moins quand on voit les premiers de l'état en supporter une part plus forte que leurs moyens ne le permettent. (4) Si donc nous désirons que le peuple équipe et entretienne des flottes, et que les particuliers n'hésitent pas à fournir des rameurs, commençons par nous imposer. (5) Or, argent, monnaie de cuivre, portons tout, dès demain, sénateurs, dans le trésor public, ne nous réservant que nos anneaux pour nous, nos femmes, nos enfants, une bulle d'or pour nos fils, et une once d'or pour ceux d'entre nous qui ont une femme ou des filles; (6) ceux qui ont pris place sur la chaise curule garderont les harnais de leurs chevaux, et l'argent nécessaire pour se procurer la salière et la coupe consacrées aux usages religieux; les autres sénateurs ne conserveront qu'une livre d'argent, (7) et chaque père de famille cinq mille as de cuivre monnayé. (8) Déposons à l'instant même entre les mains des triumvirs de la banque tout le reste de notre or, de notre argent, de notre monnaie de cuivre, et cela sans aucun sénatus-consulte; afin que cette contribution volontaire et cette rivalité de dévouement à la république piquent d'honneur d'abord les chevaliers, puis tous les autres citoyens. (9) C'est le seul expédient qu'après une longue conférence, nous ayons trouvé, mon collègue et moi. Hâtez-vous de le saisir, avec la protection des dieux. Le salut de l'état assure à chaque particulier la conservation de ses biens; si la république est abandonnée, en vain aurez-vous gardé ce qui est à 744 vous. » (10) Cet avis fut adopté à l'unanimité, et l'on vota des actions de grâces aux consuls. (11) Au sortir du sénat, chacun court à l'envi porter au trésor public son or, son argent, sa monnaie de cuivre; c'est à qui fera inscrire le premier son nom sur les registres, et l'émulation est telle que les triumvirs ne peuvent suffire à recevoir ce qu'on leur présente, ni les greffiers à l'enregistrer. (12) Les chevaliers imitèrent l'empressement des sénateurs, et le peuple celui des chevaliers. Ainsi, sans édit, sans moyens coercitifs, la république ne manqua ni de rameurs, ni d'argent pour les payer; et quand tout fut prêt pour la guerre, les consuls se rendirent à leurs départements. XXXVII.(1) Jamais, depuis le commencement de la guerre, les Carthaginois et les Romains, dont les chances diverses avaient été balancées, ne flottèrent davantage entre l'espérance et la crainte. (2) Les Romains avaient été dédommagés des revers d'Espagne par la joie que leur causaient les avantages obtenus en Sicile; (3) et, en Italie, si la perte de Tarente les avait douloureusement affectés, la citadelle de cette ville et la garnison conservées contre tout espoir furent pour eux un sujet d'allégresse. (4) À la terreur subite, à la consternation causées par le siège, par le blocus de Rome, la réduction de Capoue avait, en peu de jours, fait succéder la joie. (5) Les affaires d'outre-mer avaient éprouvé la même alternative. Au moment où Philippe s'était mal à-propos déclaré leur ennemi, les Romains avaient fait alliance avec les Étoliens et avec Attale, roi d'Asie, la fortune paraissant déjà leur promettre l'empire de l'Orient. (6) Pour les Carthaginois, la perte de Capoue était compensée par la prise de Tarente; et s'ils trouvaient glorieux d'être arrivés sans obstacle jusqu'aux murs de Rome, (7) il n'était pas moins triste pour eux d'avoir échoué dans cette entreprise, ni moins humiliant de s'être vus mépriser au point que, pendant qu'ils campaient devant une des portes, les Romains avaient fait sortir par une autre les troupes qu'ils envoyaient en Espagne. (8) Dans cette province même, plus les Africains avaient été près de terminer la guerre à leur avantage, et d'en chasser entièrement les Romains après la mort de deux grands capitaines et la défaite de leurs troupes, plus ils étaient indignés de voir L. Marcius, un chef choisi à la hâte, leur enlever tout l'honneur, tout le fruit de leur victoire. (9) Ainsi la fortune tenait la balance égale entre les deux nations; tout était encore en suspens; l'espérance et la crainte étaient entières, comme si la guerre venait de commencer. XXXVIII. (1) Ce qui inquiétait surtout Hannibal, c'était de voir que Capoue, assiégée par les Romains avec plus de vigueur qu'il n'en avait déployé à la défendre, avait refroidi plusieurs peuples de l'Italie. (2) D'un côté, il ne pouvait les contenir tous par des garnisons, à moins de diviser, de morceler son armée, ce qui alors lui eût été tout à fait préjudiciable; de l'autre, en retirer ses troupes, c'était abandonner ses alliés à tous les effets de la crainte ou de l'espérance. (3) Également avare et cruel, il prit le parti de piller les places qu'il ne pouvait défendre, afin de ne laisser à l'ennemi que des ruines, (4) mesure dont le résultat ne fut pas moins funeste que le principe en était odieux. En effet, ces traitements indignes lui aliénèrent non 745 seulement ceux qui en étaient les victimes, (5) mais en plus grand nombre ceux que menaçait un tel exemple. De son côté, le consul romain ne laissait échapper aucune occasion de faire rentrer dans le devoir les villes d'Italie. (6) Les deux principaux citoyens de Sal Apia étaient Dasius et Blattius; Dasius tenait pour Hannibal; Blattius, qui favorisait, autant qu'il le pouvait sans se compromettre, le parti des Romains, avait fait promettre à Marcellus, par des affidés, qu'il lui livrerait la ville; mais, sans le concours de Dasius, le projet était inexécutable. (7) Après avoir hésité longtemps, et plutôt en désespoir de cause que dans l'espérance du succès, il s'en ouvrit à Dasius. Celui-ci, dont les intérêts étaient tout opposés, jaloux d'ailleurs de ce rival de puissance, avertit Hannibal de ce qui se tramait. (8) Ce général les manda l'un et l'autre, et tandis qu'assis sur son tribunal il expédiait quelque affaire avant d'interroger Blattius, l'accusé profita de ce qu'on les avait séparés de la foule pour solliciter l'accusateur. (9) Dasius, croyant donner une preuve irrécusable, s'écrie que, sous les yeux même d'Hannibal, on lui parle de trahison. Plus le trait était audacieux, moins Hannibal et les assistants y trouvèrent de vraisemblance. (10) « La jalousie et la haine avaient sans doute dicté une accusation d'autant plus facile à supposer, qu'une pareille proposition n'admet pas de témoins. » Ainsi ils furent renvoyés l'un et l'autre. (11) Blattius n'en persista pas moins dans son entreprise hardie; à force d'en parler à Dasius et de lui faire voir combien l'exécution en serait avantageuse pour eux et pour leur pays, il le détermina enfin à livrer à Marcellus Salapia, avec la garnison africaine, composée de cinq cents Numides. (12) Il en coûta beaucoup de sang: c'était l'élite de la cavalerie carthaginoise. Aussi, bien que pris au dépourvu, et dans l'impossibilité de faire usage de leurs chevaux dans la ville, ils prirent les armes au premier bruit, et essayèrent de s'ouvrir un passage; (13) mais ne pouvant réussir à s'échapper, ils se battirent en désespérés, et se firent tuer presque tous; cinquante d'entre eux au plus tombèrent vivants au pouvoir de leurs ennemis. (14) La perte de ce corps fut plus sensible pour Hannibal que celle de Salapia; et. depuis cette époque, il n'eut plus dans la cavalerie la supériorité qui lui avait jusque-là donné tant d'avantage. XXXIX. (1) Cependant la citadelle de Tarente était de plus en plus pressée par la famine, et la garnison romaine, qui la défendait sous les ordres de M. Livius, n'avait de ressources que dans les vivres qu'on lui envoyait de Sicile. (2) Pour les faire passer sûrement le long des côtes de l'Italie, une flotte d'environ vingt bâtiments était en station devant Rhégium. (3) Le commandant de cette flotte, chargé des convois, était D. Quinctius, homme d'une naissance obscure, mais à qui plusieurs brillants exploits avaient acquis un grand renom militaire. (4) Il n'eut d'abord que cinq vaisseaux, dont les deux plus grands étaient des trirèmes que Marcellus lui avait confiées: son zèle et son activité lui firent ensuite donner trois quinquérèmes de plus. (5) Enfin il avait lui-même exigé des habitants de Rhégium, de Vélia et de Paestum, les bâtiments que les alliés devaient fournir aux termes du traité, et s'était formé, comme on l'a dit plus haut, une flotte de vingt bâtiments. (6) Parti de 746 Rhégium avec ces forces, il rencontra Démocrate à la tête de la flotte des Tarentins, composée d'un même nombre de navires, environ à quinze milles de Tarente et près de Sapriportis. (7) Le Romain, qui ne s'attendait pas à combattre, voguait à pleines voiles; mais, s'étant muni de rameurs à la hauteur de Crotone et de Sybaris, son armée navale et ses équipages se trouvaient proportionnés à la grandeur de ses bâtiments. (8) Dans le moment même où il aperçut l'ennemi, le vent vint à tomber, ce qui lui laissa tout le temps nécessaire pour disposer ses voiles et ses agrès, et préparer ses rameurs et ses soldats à l'action qui allait s'engager. (9) Rarement deux flottes égales s'entrechoquèrent avec autant de fureur; car l'intérêt qui les animait au combat était bien plus puissant que leur force respective. (10) Les Tarentins, fiers d'avoir secoué le joug des Romains après l'avoir subi cent ans, avaient l'espoir de délivrer aussi la citadelle, et de couper les vivres à leurs ennemis, si une défaite faisait perdre à ceux-ci l'empire de la mer. (11) Les Romains, en restant maîtres de la citadelle, tenaient à prouver que ce n'était pas à la force et à la valeur, mais à la trahison et à la ruse, qu'il fallait attribuer la perte de Tarente. (12) Aussi, au signal donné, les deux flottes fondirent l'une sur l'autre, sans qu'aucun navire cherchât à éviter le choc de son adversaire: une main de fer harponnait chaque vaisseau; les combattants étaient assez près les uns des autres pour faire usage et des javelots et des épées, et pour lutter corps à corps; (13) les proues restaient engagées les unes dans les autres, et les poupes cédaient à l'impulsion des rames du navire ennemi. Les vaisseaux étaient resserrés dans un espace si étroit, qu'un seul trait à peine tombait dans la mer sans avoir porté coup: chaque parti combattait de front comme sur terre, et les soldats passaient de plain-pied d'un bâtiment sur l'autre. (14) Mais la lutte la plus remarquable fut celle de deux galères qui, se trouvant en tête de la ligne, s'étaient chargées tout d'abord. (15) La galère romaine était montée par Quinctius, la tarentine par Nico, surnommé Perco, acharné contre les Romains, auxquels il était doublement odieux, comme ennemi public et particulier, étant de la faction qui avait livré Tarente aux Carthaginois. (16) Tandis que Quinctius animait les siens de ses discours et de son exemple, Nico le perce d'un coup de lance et le renverse tout armé sur la proue. (17) Le vainqueur se précipite aussitôt sur la galère, où la mort du chef avait jeté l'épouvante; il écarte ses ennemis; déjà la proue est aux Tarentins, et les Romains entassés ont peine à défendre la poupe, lorsqu'une autre trirème apparaît tout à coup. (18) La galère de Quinctius, enveloppée de tous côtés, tombe au pouvoir des Tarentins. La terreur se répand sur la flotte, à la vue de la prise du vaisseau prétorien. Les navires fuient en désordre: les uns sont coulés à fond, les autres gagnent la terre à force de rames, et deviennent la proie des habitants de Thurium et de Métaponte. (19) Quant aux bâtiments de transport, qui suivaient avec des vivres, un fort petit nombre fut pris; le reste, après avoir longtemps louvoyé, put gagner le large. (20) Les ennemis ne furent pas aussi heureux 747 à Tarente. Quatre mille hommes, sortis de la ville pour s'approvisionner de blé, erraient en désordre dans la campagne. (21) Livius, commandant de la citadelle et de la garnison romaine, attentif à saisir toutes les occasions favorables, envoya contre eux C. Persius, homme plein de bravoure, à la tête de deux mille hommes. (22) Celui-ci surprend les Tarentins épars au milieu des champs, les taille en pièces et force le peu qui lui échappe sur tant de monde à rentrer dans la ville, dont les portes n'étaient qu'à demi ouvertes, dans la crainte qu'elle ne fût emportée du même choc. (23) Ainsi tout resta dans une parfaite égalité, les Romains venaient d'avoir l'avantage sur terre, comme les Tarentins l'avaient eu sur mer. L'espoir de se procurer des vivres, dont chaque parti s'était flatté, ne tarda pas à s'évanouir. XL. (1) Pendant ce temps le consul Laevinus, qui avait employé à diverses expéditions une grande partie de l'année, arriva en Sicile, où l'attendaient les anciens et les nouveaux alliés. Son premier soin, celui qu'il jugea le plus important, fut d'arranger les affaires de Syracuse qu'une paix récente n'avait pas encore permis de consolider. (2) Ensuite il conduisit ses légions contre Agrigente, le dernier foyer de la guerre, et où les Carthaginois avaient une forte garnison; la fortune favorisa cette entreprise. (3) Les Carthaginois avaient Hannon pour général; mais toute leur confiance était en Mutine et en ses Numides. (4) Parcourant la Sicile entière, celui-ci pillait les alliés des Romains, sans que la force ou la ruse pût lui fermer l'entrée ni la sortie d'Agrigente. (5) Sa gloire, qui éclipsait déjà la renommée du général en chef, excita enfin. la jalousie de ce dernier, lequel, s'affligeant des succès même, à cause de l'homme auquel Carthage les devait, (6) finit par lui ôter le commandement, pour le donner à son fils, persuadé que le crédit de Mutine sur les Numides finirait avec son autorité. (7) L'événement fut loin de répondre à son attente; l'envie d'Hannon ne fit qu'ajouter à l'ancienne faveur de Mutine, lequel, indigné d'un tel outrage, envoya aussitôt des agents secrets à Laevinus pour traiter de la reddition d'Agrigente. (8) Dès qu'on eut fixé les conditions avec eux, et qu'on se fut concerté sur les mesures à prendre, les Numides s'emparèrent de la porte qui donnait sur la mer, et, après en avoir chassé ou tué les gardiens, ils introduisirent les Romains qu'on avait détachés dans ce dessein. (9) Déjà cette troupe, arrivée au centre de la ville, marchait vers le forum au milieu d'un grand tumulte, lorsque Hannon, qui ne voyait dans ce mouvement qu'une de ces révoltes ordinaires aux Numides, s'avance pour le réprimer: (10) mais apercevant de loin une multitude plus nombreuse que celle des Numides, et entendant le cri des Romains, qui ne lui était pas inconnu, il n'attend pas qu'on en vienne à la portée du trait, et prend la fuite. (11) Se faisant suivre par Épicyde, il sort par la porte opposée, et gagne avec une faible escorte le bord de la mer. Là trouvant bien à propos une petite barque, ils abandonnent aux Romains la Sicile, que les Carthaginois leur disputaient depuis tant d'années, et repassent en Afrique. (12) Ce qui restait de Carthaginois et de Siciliens, 748 sans même tenter de se défendre, se précipite en aveugles vers les portes pour s'échapper; mais ils les trouvent fermées et sont taillés en pièces. (13) Maître d'Agrigente, Laevinus fit battre de verges et frapper de la hache les principaux citoyens, vendit le reste des habitants avec le butin, et envoya à Rome tout le produit. (14) Le bruit de la prise d'Agrigente, répandu dans toute la Sicile, fit aussitôt pencher tous les esprits en faveur des Romains. En peu de temps vingt places furent livrées par trahison, six prises de force, quarante environ se rendirent volontairement.(15) Le consul, après avoir puni ou récompensé, selon qu'ils l'avaient mérité, les personnages les plus considérables de ces villes, obligea les Siciliens de mettre bas les armes, et de tourner tous leurs soins du côté de l'agriculture. (16) Il voulait que cette île pût non seulement suffire à la nourriture de ses habitants, mais devenir la ressource de Rome et de l'Italie, dans les temps de disette, comme elle l'avait été déjà en beaucoup de circonstances. Puis il emmena avec lui d'Agathyrna en Italie quatre mille hommes, (17) ramas confus de bannis, d'aventuriers perdus de dettes et pour la plupart couverts de crimes, dignes de mort, lesquels avaient vécu de rapine et de brigandage soit dans leur patrie et sous des lois régulières, soit, depuis, lorsqu'un destin semblable les réunit par diverses causes à Apia. (18) Laevinus crut qu'il y aurait de l'imprudence à laisser ces bandits en Sicile, où ils empêcheraient la paix de s'affermir, en fournissant matière aux nouveautés, outre qu'une troupe accoutumée au brigandage serait utile aux gens de Rhégium pour ravager les terres des Bruttiens. Ainsi la guerre de Sicile fut entièrement terminée cette armée. XLI. (1) En Espagne, au commencement du printemps, P. Scipion met sa flotte en mer, ordonne aux alliés auxiliaires de se rendre à Tarragone, et de là fait avancer ses vaisseaux de guerre et de transport jusqu'à l'embouchure de l'Èbre. (2) Les légions avaient ordre de s'y rendre, au sortir de leurs quartiers d'hiver. Il part lui-même de Tarragone avec cinq mille alliés, pour rejoindre l'armée. À son arrivée, il crut qu'il convenait de haranguer de vieux soldats qui avaient survécu à tant de défaites, et les ayant rassemblés il leur parla en ces termes: (3) « Jamais avant moi un nouveau général n'a pu adresser de justes et légitimes remerciements à ses soldats, avant d'avoir mis leur zèle à l'épreuve. Pour moi, sans avoir vu la province ni le camp, la fortune m'avait déjà lié à vous, d'abord pour l'attachement que vous avez témoigné à mon père et à mon oncle, de leur vivant et après leur mort, (5) ensuite pour votre courage, qui a su conserver tout entière au peuple romain et à moi, qui succède aux Scipions, une province qui nous avait été ravie dans un si grand désastre. (6) Mais puisque déjà par la faveur des dieux nous nous disposons, non plus à nous maintenir nous-mêmes en Espagne, mais à en chasser les Carthaginois; puisqu'il ne s'agit plus de garder les bords de l'Èbre, et d'en fermer le passage aux ennemis, mais de passer nous-mêmes le fleuve ou de porter la guerre sur l'autre rive; (7) je crains que le souvenir de nos défaites récentes ou mon jeune 749 âge ne fassent regarder ce dessein comme trop périlleux et trop hardi. (8) Nos revers en Espagne ne peuvent affecter l'esprit de personne plus profondément que le mien; car mon père et mon oncle y sont morts dans l'espace de trente jours, pour que ma famille vît ainsi s'accumuler trépas sur trépas. (9) Mais si mon coeur se brise, quand je me vois ainsi presque orphelin et solitaire, la fortune publique, non moins que mon courage, me défend de désespérer de l'état. Le destin a marqué ainsi notre fortune dans toutes les guerres importantes: vaincus d'abord, nous avons fini par rester vainqueurs. (10) Je ne parle pas des anciens exemples, de Porsenna, des Gaulois, des Samnites; je commencerai aux guerres puniques. Que de flottes, que de généraux, que d'armées n'avons-nous pas perdus dans la première! (11) Que dirai-je de celle-ci? Eh bien! toutes ces défaites, où j'ai assisté en personne ou absent, nul ne les a plus vivement ressenties que moi. Trébie, Trasimène, Cannes, ne sont-ce pas là des monuments de la destruction de nos armées, et du massacre des consuls romains. (12) Ajoutez à ces calamités la révolte de l'Italie, de la Sicile et de presque toute la Sardaigne. Ajoutez-y, pour comble d'épouvante et d'effroi, les Carthaginois campés entre l'Anio et les remparts de Rome, et presque à ses portes, Hannibal apparaissant vainqueur. Debout, au milieu de cette ruine générale, la vertu romaine est restée invincible et inébranlable; seule elle a relevé de terre et reconstruit tous ces débris. (13) C'est vous, soldats, qui les premiers, après la défaite de Cannes, lorsque Hasdrubal, s'avançant vers les Alpes et l'Italie, menaçait, par une jonction avec son frère, d'anéantir à jamais le nom romain; c'est vous qui, sous la conduite et les auspices de mon père, l'avez arrêté; et ces succès nous soutinrent dans nos revers. (14) Maintenant la bonté des dieux a rendu toutes nos affaires prospères et heureuses; chaque jour en Italie et en Sicile elles prennent un aspect plus riant et plus favorable. (15) En Sicile, Syracuse et Agrigente sont tombées en notre pouvoir; l'ennemi a été chassé de l'île entière, et la province est rentrée sous la domination du peuple romain. En Italie, nous avons reconquis Arpi et subjugué Capoue. (16) Hannibal, sans suspendre un seul instant sa course ni ses terreurs, s'est enfui du pied de nos remparts jusqu'à l'extrémité du Bruttium; il ne demande plus aux dieux que de pouvoir sortir et s'éloigner sain et sauf d'une terre ennemie. (17) Eh quoi! soldats, vous qui, en dépit de cette suite continuelle de désastres et lorsque les dieux eux-mêmes étaient pour ainsi dire du parti d'Hannibal, vous, qui sous la conduite de mes pères (qu'il me soit permis d'appeler les deux Scipions du même nom), avez soutenu la fortune chancelante du peuple romain; vous dont là valeur est inébranlable, pourriez-vous, aujourd'hui que nos armes sont partout victorieuses, pourriez-vous manquer de courage? (18) Plût au ciel que les derniers événements de l'Espagne ne m'eussent pas été plus funestes qu'à vous! Aujourd'hui, les dieux immortels, protecteurs de l'empire romain, qui ont inspiré à toutes les centuries l'idée de me déférer le commandement, ces dieux, par des augures, par des présages et par des songes heureux, ne m'annoncent que bonheur et succès. (19) Que dis-je? un secret pressentiment, et jusqu'à ce jour 750 ce fut pour moi l'oracle le plus certain, m'avertit que déjà l'Espagne est à nous, et que bientôt les Carthaginois, bannis de ces contrées, vont remplir les terres et les mers de leur fuite honteuse. (20) Ces présages involontaires sont confirmés par l'autorité infaillible de la raison. Les alliés de nos ennemis, maltraités par eux, implorent notre appui par des ambassadeurs. Leurs trois généraux, divisés d'opinion, et près de s'abandonner mutuellement, ont partagé leurs troupes en trois corps et les ont conduites dans des contrées fort éloignées les unes des autres. (21) Elle pèse aussi sur eux, cette mauvaise fortune qui naguère nous accabla: ils sont abandonnés de leurs alliés comme nous l'avons été des Celtibériens; et ils ont divisé leurs forces par la même faute qui a perdu mon père et mon oncle. (22) Leurs discordes intestines ne leur permettront pas de se réunir, et, séparés, ils ne pourront nous résister. Je vous demande seulement, soldats, d'accueillir favorablement le nom des Scipions, le fils de vos généraux, ce rejeton qui s'élève de leur tige abattue. (23) Allons, vétérans, conduisez au-delà de l'Èbre cette armée nouvelle et votre nouveau chef; guidez-les dans ces contrées qui furent si souvent le théâtre de vos glorieux exploits. (24) Je ferai bientôt en sorte que si vous reconnaissez en moi la taille, les traits de mon père et de mon oncle, vous retrouviez aussi (25) l'image fidèle de leur génie, de leur dévouement et de leur courage, et que chacun de vous croie voir Scipion revivre en ma personne, pour vous commander de nouveau. » XLII. (1) Après avoir par ce discours enflammé l'ardeur des soldats, il laisse M. Silanus avec trois mille fantassins et trois cents cavaliers, pour garder cette contrée, et passe l'Èbre avec tout le reste des troupes, qui consistait en vingt-cinq mille hommes d'infanterie et deux mille cinq cents chevaux. (2) Comme les ennemis étaient partagés en trois corps éloignés les uns des autres, on lui conseillait d'attaquer le plus voisin; mais craignant que le danger ne les réunît, et qu'il ne se vît lui même hors d'état de résister seul à tant d'armées, il résolut d'attaquer d'abord Carthagène, (3) cité riche et forte de ses propres ressources, outre qu'elle était devenue l'arsenal où les ennemis avaient renfermé toutes leurs provisions de guerre, leurs armes, leur argent et les otages de l'Espagne entière.(4) La situation en était très avantageuse pour passer en Afrique; et le port, assez étendu pour contenir les flottes les plus nombreuses, est peut-être le seul que l'Espagne ait sur toute l'étendue des côtes que baigne notre mer. (5) C. Laelius seul était dans le secret de l'entreprise. Scipion lui recommanda de faire un long circuit avec sa flotte, et d'en régler la marche de manière à n'entrer dans le port qu'au moment où l'armée se montrerait du côté de la terre. (6) On mit sept jours à se rendre de l'Èbre à Carthagène, par terre et par mer. On campa au nord de la place; les derrières du camp furent assurés par un fort retranchement; la tête se trouvait défendue par la nature du terrain. (7) Voici, au reste, quelle est la position de Carthagène. Vers le milieu de la côte d'Espagne est un golfe opposé surtout au vent d'Afrique; ce golfe s'avance dans les terres sur une longueur d'environ cinq cents pas, et sur une largeur un peu plus considé- 751 rable. (8) À l'entrée, un petite île, qui le sépare de la haute mer, forme un port abrité contre tous les vents, excepté contre celui d'Afrique. Du fond sort une péninsule qui s'élève en forme d'éminence; c'est là qu'est bâtie la ville, entourée de la mer à l'orient et au midi. Au couchant, elle est fermée par un étang dont les eaux se répandent un peu vers le septentrion, et ont une profondeur variable, selon que la mer est plus ou moins haute. (9) Un coteau d'environ deux cent cinquante pas joint la ville au continent. Bien qu'un si petit espace eût coûté peu de peine à mettre en défense, le général romain ne fit point élever de retranchement, (10) soit pour imposer à l'ennemi par une audacieuse confiance, soit pour se ménager dans ses fréquentes attaques une retraite plus libre. XLIII. (1) Lorsqu'il eut fortifié toutes les parties du camp qui en avaient besoin, il rangea ses vaisseaux dans le port, comme pour annoncer un siége du côté de la mer; et faisant lui-même l'inspection de sa flotte, il recommanda aux capitaines d'être bien sur leurs gardes pendant la nuit leur disant que c'est toujours au commencement d'un siège que les assiégés font les plus grands efforts. (2) De retour dans son camp, voulant exposer à ses soldats les motifs qui le déterminaient à ouvrir la campagne par un siège, et faire passer dans leur âme l'espoir du succès, il les rassemble et leur parle ainsi: (3) « Soldats, si quelqu'un s'imaginait que je vous ai amenés ici pour ne prendre qu'une ville, il calculerait plus exactement vos peines que le profit. Vous n'assiégerez en effet que les murs d'une seule ville; mais dans cette ville vous prendrez toute l'Espagne. (4) Là se trouvent les otages des rois et des peuples les plus puissants; dès qu'ils seront en votre pouvoir, vous aurez pris du même coup tout ce qui appartient maintenant aux Carthaginois. (5) Là est le trésor de nos ennemis; sans cet argent ils ne peuvent faire la guerre, puisqu'ils entretiennent des troupes mercenaires; avec cet argent nous avons un moyen infaillible de nous concilier les esprits des Barbares. (6) Là se trouvent les machines de guerre, les armes, les agrès, tout l'appareil des combats: cette prise, en remplissant nos magasins, videra ceux de l'ennemi. (7) De plus, nous serons maîtres d'une ville aussi remarquable par sa beauté et son opulence que commode par son excellent port, qui nous procurera, selon les besoins de la guerre, toutes les ressources terrestres et maritimes. Ces avantages, si importants pour nous, seront pour nos ennemis autant de pertes plus importantes encore. (8) C'est là leur citadelle, leur grenier, leur trésor, leur arsenal, le dépôt de toutes leurs ressources. De ce port on va droit en Afrique; c'est le seul lieu d'abordage entre les Pyrénées et Cadix; c'est de là que l'Afrique menace toute l'Espagne. Mais je vous vois déjà prêts à marcher et à combattre; marchons donc, pleins d'ardeur et d'espoir, au siège de Carthagène. » - « Marchons », s'écrient les soldats d'une commune voix. Scipion les mène contre la ville, et l'assiège aussitôt par terre et par mer. XLIV. (1) De son côté, Magon, général des Carthaginois, voyant les Romains se préparer à cette double attaque, range ses troupes de la manière 752 suivante: (2) il oppose deux mille habitants au camp ennemi, jette cinq cents hommes dans la citadelle, en poste cinq cents autres sur une hauteur tournée vers l'orient, et tient en réserve le reste de ses forces, avec ordre de se tenir prêtes à courir partout, au premier cri, à la première alarme. (3) Ensuite il fait ouvrir la porte, et sortir les troupes qu'il avait disposées sur la route qui menait au camp. Les Romains, sur un ordre du général, reculent un peu, pour être plus à portée de recevoir du secours dans l'action même. (4) Et d'abord ils soutiennent sans désavantage le choc de l'ennemi; bientôt, à mesure qu'il leur arrive des renforts du camp, non seulement ils repoussent les assiégés qui fuient en désordre, mais ils les poursuivent de si près, que, si l'on n'eût fait sonner la retraite, ils seraient entrés dans la place avec les fuyards. (5) L'alarme ne fut pas moins grande dans la ville qu'elle l'avait été pendant le combat; la crainte et l'effroi firent abandonner plusieurs postes; et les murs restèrent sans défenseurs, chacun se précipitant par le chemin le plus court. (6) Scipion, s'apercevant, du haut du mont Mercure, que sur plusieurs points les remparts sont déserts, fait sortir du camp toutes ses troupes pour marcher à l'assaut, et leur ordonne d'apporter des échelles. (7) Lui-même, à couvert sous les boucliers que trois jeunes et vigoureux soldats portaient devant lui (car une grêle de traits pleuvait déjà du haut des murailles), s'avance vers la ville, encourage les siens, donne les ordres nécessaires, (8) et, ce qui était fait surtout pour enflammer l'ardeur des soldats, il s'arrête pour être témoin du courage ou de la lâcheté de chacun d'eux. (9) Aussi tous s'élancent au-devant des blessures et des traits; et ni la hauteur des murs, ni les assiégés qui les défendent encore, ne peuvent les empêcher de les escalader à l'envi. (10) Dans le même temps les vaisseaux attaquent la partie de la ville baignée par les flots de la mer; mais de ce côté il y avait plus de tumulte que de succès. (11) Tandis qu'on aborde, qu'on débarque les échelles et les troupes, qu'on veut prendre terre au plus vite, la précipitation, l'empressement font naître une foule d'obstacles. XLV.(1) Cependant les murailles s'étaient couvertes de combattants, et une grêle de traits tombait, sans interruption, sur les Romains. (2) Mais ni combattants, ni traits, ni toute autre défense, ne protégeaient les remparts autant qu'ils se protégeaient eux-mêmes; peu d'échelles pouvaient en atteindre l'élévation, et plus elles étaient hautes, plus elles étaient faibles. (3) Aussi ceux qui se trouvaient sur le dernier échelon ne pouvaient atteindre le sommet, tandis que d'autres continuaient de monter. Les échelles, même les plus solides, rompaient alors sous le poids. Dans certains cas, l'échelle restait debout, mais les soldats, pris de vertige devant la profondeur du précipice, se laissaient tomber; (4) les assaillants et les échelles roulaient de toutes parts; l'ennemi, à la vue de ce succès, redoublait d'audace et de courage. Scipion alors fit sonner la retraite. (5) Les assiégés non seulement se flattèrent de respirer après un combat si acharné et de si rudes fatigues, mais se persuadèrent même que la place ne pouvait être emportée ni par escalade, ni par un assaut géné- 753 ral, et que la difficulté d'un siège régulier donnerait à leurs généraux le temps de venir à leur secours. (6) À peine le premier tumulte avait-il cessé, que Scipion fait relever les soldats las et blessés par des troupes fraîches et non entamées, et recommencer l'attaque avec plus de vigueur. (7) Apprenant alors que la marée baissait, et instruit par des pêcheurs de Tarragone, qui avaient parcouru l'étang, tantôt sur des barques légères, tantôt à pied, lorsqu'elles touchaient le fond, qu'au moment du reflux on pouvait aisément arriver à gué jusqu'au pied des murailles, il y conduit lui-même une partie de ses troupes. (8) On était au milieu du jour; comme les eaux de l'étang suivaient déjà le mouvement naturel de la marée, un vent du nord, qui s'éleva, les refoula avec plus de violence, et les gués se trouvèrent tellement à découvert que, dans quelques endroits, les soldats n'avaient de l'eau que jusqu'à la ceinture, et ailleurs en avaient à peine jusqu'aux genoux. (9) Scipion, érigeant en prodige un événement que sa prudence avait prévu et fait naître, le rapporte aux dieux qui forçaient la mer de reculer pour donner passage aux Romains, faisaient disparaître les étangs, et leur ouvraient une route jusqu'alors impraticable aux mortels; il ordonne à ses soldats de suivre Neptune, qui s'est fait. leur guide, et de marcher au travers des eaux jusqu'au pied des remparts. XLVI. (1) Par terre, l'attaque était extrêmement pénible, non seulement à cause de la hauteur des murs, mais parce que les assaillants se trouvaient à découvert des deux côtés; leurs flancs étaient encore plus exposés aux coups que le front même. (2) Mais par mer, les cinq cents hommes commandés pour cette attaque traversèrent l'étang sans peine, et gagnèrent bientôt le sommet de la muraille. Elle n'était point fortifiée en cet endroit, l'assiette du lieu et la barrière de l'étang l'ayant fait juger imprenable: on n'y avait placé ni postes, ni sentinelles, parce qu'on n'était attentif qu'à défendre le point que l'on voyait le plus menacé. (3) Les Romains pénètrent donc sans obstacle dans la ville, et courent en toute hâte vers la porte où s'étaient concentrés les efforts des deux partis: (4) ils y trouvent les esprits, les yeux, les oreilles des combattants et des spectateurs, qui les animaient de leurs cris, tellement occupés du combat, (5) que nul ne s'aperçut de la prise de la ville, avant de sentir les traits qui l'atteignaient par derrière, et de se voir entre deux corps ennemis. (6) Les assiégés, troublés par la crainte, abandonnent les murailles qu'ils défendaient, les Romains s'en emparent. En même temps la porte cède aux coups simultanés du dedans et du dehors; on en a bientôt écarté les débris qui auraient pu embarrasser l'entrée; et les soldats se précipitent dans la ville. (7) Une grande partie franchit les murs, et se répand çà et là pour égorger les habitants, tandis que ceux qui sont entrés par la porte, marchant en bataille avec leurs chefs, et sans quitter leurs rangs, s'avancent jusqu'à la place publique. (8) Scipion, voyant les ennemis se diviser dans leur fuite, et courir les uns vers l'éminence qui regarde l'orient, et que défendait un poste de cinq cents hommes, les autres vers la citadelle, où Magon lui-même s'était réfugié avec presque tous les gens de guerre chassés des rem- 754 parts, envoie une partie de ses troupes attaquer la hauteur et mène l'autre contre la citadelle. (9) La hauteur fut emportée au premier choc: quant à Magon, il essaya d'abord de se défendre; mais se voyant investi de toutes parts, et sans espérance de pouvoir résister, il se rendit avec la citadelle et la garnison. (10) Jusqu'à cette soumission, le massacre s'était étendu sur toute la ville, et on n'avait épargné aucun de ceux qu'on avait rencontrés en âge de puberté: un signal fit cesser le carnage; et les vainqueurs commencèrent le pillage, qui produisit un immense butin. XLVII. (1) Environ dix mille hommes libres furent faits prisonniers; mais Scipion renvoya ceux qui étaient de Carthagène, et leur rendit leur ville, et tout ce qui avait pu échapper au pillage. (2) Les artisans étaient au nombre de deux mille; il les déclara esclaves du peuple romain, avec espérance de recouvrer bientôt leur liberté, s'ils prêtaient avec zèle leur ministère pour tous les travaux de cette campagne. (3) Le reste des habitants encore jeunes et des esclaves dans la force de l'âge lui servirent à recruter les équipages de sa flotte, qu'il avait renforcée de huit vaisseaux pris sur l'ennemi. (4) Outre cette multitude, il trouva les otages de l'Espagne; il en prit autant de soin que s'ils eussent été les enfants de nos alliés. (5) Cette conquête mit de plus en son pouvoir un appareil formidable de machines de guerre: cent vingt catapultes de la première grandeur, deux cent quatre-vingt-une d'une grandeur moindre, (6) vingt-trois grandes balistes, cinquante-deux petites, un nombre prodigieux de scorpions grands et petits, d'armes offensives et défensives, et soixante-quatorze drapeaux. (7) On porta aussi au général une grande quantité d'or et d'argent, deux cent soixante-seize coupes d'or, presque toutes du poids d'une livre, dix-huit mille trois cents livres d'argent, tant en monnaie qu'en vaisselle, et un grand nombre de vases du même métal. (8) Tous ces objets furent remis au questeur Caius Flaminius, qui les prit au poids et en compte. On trouva encore quarante mille boisseaux de froment et deux cent soixante-dix mille boisseaux d'orge. (9) Soixante-trois vaisseaux furent forcés et pris dans le port, quelques-uns avec leur charge, composée de blé, d'armes, de cuivre, de fer, de voiles, de cordages et autres agrès nécessaires à l'équipement d'une flotte; (10) en sorte que, de tant d'objets précieux dont la victoire les rendait maîtres, Carthagène était le moins considérable. XLVIII. (1) Le jour même, Scipion, laissant la garde de la ville à Caius Laelius et aux soldats de marine, ramena lui-même les légions dans le camp, (2) pour y trouver le repos et la nourriture dont elles avaient besoin, ayant éprouvé dans une seule journée toutes les fatigues de la guerre. En effet, elles avaient d'abord livré un combat régulier, puis bravé, pour prendre la ville, tous les travaux et tous les périls, et même, après s'en être emparé, elles avaient eu à combattre dans un poste désavantageux contre ceux des ennemis qui s'étaient réfugiés dans la citadelle. (3) Le lendemain, dans une assemblée de troupes de terre et de mer, Scipion commença par rendre grâces aux dieux d'avoir, en un 755 seul jour, soumis à son pouvoir la ville la plus florissante de l'Espagne, et surtout d'y avoir rassemblé auparavant presque toutes les richesses de l'Espagne et de l'Afrique; de telle sorte qu'en réduisant les ennemis au plus entier dénuement, ils le mettaient lui et les siens dans une extrême abondance. (4) Ensuite il combla d'éloges la bravoure de ses soldats, que n'avaient pu arrêter ni la brusque sortie des assiégés, ni la hauteur des murailles, ni le passage d'un étang inconnu, ni l'assiette imposante d'un château fort situé sur une éminence, ni l'aspect d'une citadelle défendue par une forte garnison: nul obstacle qu'ils n'eussent franchi ou renversé. (5) Tous avaient sans doute le même droit à sa reconnaissance; mais l'honneur de la couronne murale était dû en particulier au guerrier qui le premier était monté sur la muraille. Celui qui croyait avoir mérité cette récompense n'avait qu'à se nommer. (6) Il s'en présenta deux: Q. Tiberilius, centurion de la quatrième légion, et Sextus Digitius, soldat de la flotte. Le débat fut moins vif entre les deux prétendants qu'entre les deux armées, lesquelles soutenaient chacune l'honneur du corps. (7) Caius Laelius, commandant de la flotte, favorisait les troupes de marine; Marcus Sempronius Tuditanus, les légionnaires. (8) Voyant que cette contestation allait presque dégénérer en sédition, Scipion nomma trois commissaires chargés d'examiner l'affaire, et de prononcer, avec connaissance de cause, et après la déposition des témoins, lequel des deux compétiteurs était monté le premier. (9) Ces commissaires, savoir: Caius Laelius et Marcus Sempronius, tous deux intéressés dans la querelle, et Publius Cornelius Caudinus, qui était neutre, se réunirent, et se mirent en devoir de prendre connaissance de l'affaire; (10) mais leur intervention ne fit qu'envenimer la querelle, parce qu'on les regarda moins comme les avocats de ceux qui prétendaient à un si grand honneur que comme des arbitres chargés de modérer l'ardeur des deux partis. Alors Caius Laelius, quittant le conseil, s'approche du tribunal de Scipion, (11) et lui annonce « que les soldats ne gardent plus ni mesure, ni modération, et sont sur le point d'en venir aux mains. Quand même, ajoute-t-il, on s'abstiendrait de toute violence, rien ne pouvait être d'un plus funeste exemple qu'un démêlé dont l'objet était d'obtenir par la fraude et le parjure un honneur qui n'était dû qu'au mérite. (12) Les légions d'un côté, les soldats de marine de l'autre, étaient, pour ainsi dire, en présence; prêts à faire, au nom de tous les dieux, un serment plus conforme à leur passion qu'à la vérité, et à exposer aux suites de leur parjure, non seulement leurs têtes, mais les enseignes militaires; les aigles romaines et la religion du serment. » C'était un avis que, de concert avec Publius Cornelius et Marcus Sempronius, il s'empressait de donner à Scipion. Celui-ci applaudit à la prudence de Laelius, convoqua l'assemblée, et déclara qu'il était bien informé que Quintus Tiberilius et Sextus Digitius étaient montés en même temps à l'assaut; et que tous deux, en récompense de leur courage; allaient recevoir de lui la couronne murale. (14) Ensuite il distribua au reste de l'armée des présents proportionnés aux services et à la valeur de chacun et avant tout; voulant partager avec 756 C. Laelius, commandant de la flotte, tout l'honneur du succès, il lui fit présent d'une couronne d'or et de trente boeufs. XLVIII. (1) Alors il fit appeler les otages espagnols, dont je n'ose déterminer le nombre; car les uns le portent à trois cents, et les autres jusqu'à trois mille sept cent vingt-quatre. (2) Les historiens ne sont pas plus d'accord sur les autres circonstances. La garnison carthaginoise était, selon celui-ci, de dix mille hommes; selon celui-là, de sept mille; de deux mille au plus, suivant un troisième. Dans un auteur, on trouve dix mille prisonniers; dans un autre, plus de vingt-cinq mille. (3) On prit environ soixante scorpions grands et petits, si j'en crois Silenus, historien grec; Valerius Antias les porte jusqu'à six mille grands et treize mille petits, tant on se fait peu de scrupule de mentir. (4) Ils ne sont pas même d'accord sur le nom des chefs: la plupart donnent le commandement de la flotte à Caius Laelius, quelques-uns à Marcus Junius Silanus. Dans Valerius Antias, c'est Aris qui est à la tête de la garnison carthaginoise, et qui se rend aux Romains; dans d'autres écrivains c'est Magon. (6) Le même dissentiment a lieu sur le nombre des vaisseaux pris, sur la quantité d'or et d'argent, sur les sommes qu'on tira de la vente. S'il faut adopter un parti, le juste milieu paraît le plus conforme à la vérité. (7) Pour en revenir aux otages, Scipion, qui les avait fait appeler, commença par les rassurer tous, (8) en leur représentant « qu'ils étaient au pouvoir du peuple romain, qui aimait mieux s'asservir les coeurs par des bienfaits que par la crainte, et s'attacher les nations étrangères par les liens de la bonne foi et de l'amitié, que leur imposer le joug d'un cruel esclavage. » (9) Ensuite, il se fit donner le nom des villes et le nombre des otages qui appartenaient à chacune d'elles, et y envoya des courriers pour inviter les parents à venir reprendre leurs enfants. (10) Quant à celles dont les députés étaient présents, il remit aussitôt les otages entre leurs mains et confia les autres à la garde et à l'humanité du questeur Caius Flaminius. (11) Pendant que Scipion s'occupait de ces soins, une femme fort âgée, épouse de Mandonius, frère d'Indibilis, chef des Ilergètes, perce la foule des otages, se jette en pleurant aux pieds du général, et le conjure « de recommander spécialement aux gardes le respect et les égards envers les femmes. » (12) Sur la réponse de Scipion, « qu'on ne les laissera manquer de rien », elle reprit: « Ce n'est pas un si frivole intérêt qui nous occupe; tout ne convient-il pas à notre fortune? J'ai bien d'autres alarmes quand je considère l'âge tendre de ces jeunes filles; car pour moi je n'ai pas à redouter les outrages dont une femme peut être l'objet. » (13) Elle avait autour d'elle les filles d'Indibilis, dans la fleur de l'âge et de la beauté, ainsi que plusieurs autres du même rang, qui toutes la révéraient comme leur mère. Scipion lui dit: (14) « Mon honneur et celui du peuple romain m'imposent la loi de conserver inviolable dans mon camp ce qui est partout respectable; (15) mais ce qui me rend ce devoir encore plus sacré, c'est votre vertu, c'est votre noble sollicitude, vous à qui l'infortune même n'a pas fait oublier les bienséances de votre sexe. » (16) Ensuite il confia ces captives à la garde d'un officier de moeurs irréprochables, et lui prescrivit de 757 les traiter avec le respect et les égards que 1'on doit aux épouses et aux mères de ses hôtes. L. (1) Bientôt après, les soldats conduisent devant lui une jeune princesse d'une beauté si accomplie que partout, sur son passage, elle attirait tous les regards. (2) Scipion, s'informant de sa patrie et de sa famille, apprend, entre autres détails, qu'elle est fiancée à un chef des Celtibériens: il se nommait Allucius. (3) Aussitôt il mande les parents et le futur époux, et, sachant qu'il aimait éperdument la jeune captive, il lui adresse, à son arrivée, les paroles les plus affectueuses, avant même de donner audience aux parents: (4) « Je suis jeune, vous l'êtes comme moi; nulle contrainte ne doit gêner nos discours. Mes soldats, en m'amenant votre fiancée, leur prisonnière, m'ont appris que vous l'aimiez avec tendresse, et sa beauté me l'a fait croire aisément. (5) Mon âge aussi me permettrait peut-être de me livrer aux douceurs d'un amour chaste et légitime, si les intérêts de la république n'occupaient pas mon âme tout entière, et je croirais digne de quelque indulgence l'excès même de ma passion pour une jeune épouse; je dois donc, puisque la fortune me le permet, favoriser aussi votre amour. (6) Votre fiancée a été respectée dans mon camp comme elle l'eût été chez votre beau- père, chez ses propres parents. Je vous l'ai conservée comme un dépôt inviolable, pour vous en faire un présent digne de vous et de moi. (7) Le seul prix que je mets à ce service, c'est que vous soyez l'ami du peuple romain; si vous me croyez homme de bien, tel que mon père et mon oncle se sont montrés aux yeux de ces nations, sachez qu'il y a dans Rome beaucoup de citoyens qui me ressemblent, (8) et qu'il n'est point aujourd'hui sur la terre de peuple dont vous deviez plus, pour vous et votre patrie, redouter la haine et rechercher l'amitié. » (9) Le jeune homme, à la fois confus et pénétré de joie, prend la main de Scipion, et conjure tous les dieux de se charger de sa reconnaissance, puisqu'il n'est pas en son pouvoir de payer dignement un si grand bienfait. On introduit ensuite le père, la mère et les parents de la jeune captive. (10) Ils avaient apporté, pour la racheter, une somme d'argent considérable; mais voyant que Scipion la leur rendait sans rançon, ils le prient d'accepter cette somme à titre de présent, et lui assurent qu'ils ne seront pas moins sensibles à cette nouvelle grâce qu'à son premier bienfait. (12) Scipion, vaincu par leurs instances, répond qu'il accepte, fait déposer l'or à ses pieds, puis s'adressant à Allucius: « Outre la dot, lui dit-il, que vous recevrez de votre beau-père, agréez de moi ce présent de noces. » Et il l'invite à faire enlever cet or, et à en disposer comme de son bien. (13) Allucius, comblé d'honneurs et de bienfaits, se retire tout joyeux; et, de retour dans son pays, il ne cesse d'entretenir ses compatriotes des vertus de Scipion, « jeune héros, semblable aux immortels, venu en Espagne pour subjuguer tout par ses armes, et par sa clémence et sa générosité. » (14) Aussi, il se hâte de faire des levées parmi ses clients, et revient peu de jours après retrouver Scipion à la tête de quatorze cents cavaliers d'élite. LI. (1) Scipion retint quelque temps Laelius auprès de lui, pour régler, d'après ses conseils, le sort 758 des captifs et des otages, et la répartition du butin. (2) Toutes les dispositions faites, il lui donna une quinquérème, y fit embarquer Magon et quinze sénateurs faits prisonniers avec lui, et l'envoya porter à Rome la nouvelle de sa victoire. (3) Pour lui, il consacra le peu de jours qu'il s'était proposé de passer à Carthagène à exercer les troupes de terre et de mer. (4) Le premier jour, les légions en armes défilèrent devant lui l'espace de quatre milles; le second, elles eurent ordre de nettoyer et de polir leurs armes devant leurs tentes; le troisième, elles donnèrent l'image d'une bataille rangée, en se chargeant avec des fleurets et en se lançant des javelots sans fer; le quatrième fut consacré au repos; le cinquième, à de nouvelles évolutions militaires. (5) Cette alternative de fatigues et de relâche fut observée tout le temps que les troupes séjournèrent à Carthagène. (6) Les équipages et les soldats de marine, gagnant la haute mer lorsqu'elle était calme, éprouvaient la vitesse de leurs vaisseaux par des simulacres de combat naval. (7) Tels étaient hors de la ville, sur terre et sur mer, les exercices qui disposaient les corps et les esprits aux épreuves réelles des combats. L'intérieur de Carthagène ne présentait pas un appareil moins guerrier, et retentissait du bruit des ouvriers de toute espèce réunis dans les ateliers publics. (8) Le général surveillait tout également: tantôt il était sur la flotte, occupé de l'armée navale; tantôt il faisait défiler les ouvrages qu'une multitude d'artisans faisaient chaque jour, à l'envi, dans les ateliers, dans les arsenaux et dans les chantiers. (9) Après avoir donné aux travaux cette impulsion, réparé les brèches des murailles et laissé une garnison suffisante pour la défense de la ville, il partit pour Tarragone, et reçut, sur sa route, un grand nombre de députations; (10) il répondit aux unes sans s'arrêter, et donna rendez-vous aux autres à Tarragone, où il avait convoqué l'assemblée de tous les alliés, tant anciens que nouveaux. Là, se rendirent aussi les députés de presque tous les peuples qui habitaient en deçà de l'Èbre, et plusieurs même des provinces situées au-delà. (11) Les chefs carthaginois étouffèrent d'abord le bruit de la prise de Carthagène; ensuite, lorsque cet événement fut trop connu pour qu'il fût possible de le cacher ou de le dissimuler, ils cherchèrent à rabaisser le mérite de ce succès. (12) « Attaquée à l'improviste, et presque furtivement, la ville avait été prise en un jour; ce mince événement, la vanité d'un jeune homme, tout fier de son début, l'avait, dans l'excès de sa joie, érigé en conquête importante. (13) Mais lorsqu'il apprendrait que trois généraux, que trois armées victorieuses marchent pour le combattre, il se rappellerait bientôt ses malheurs domestiques. » (14) Tel était le langage qu'ils affectaient de tenir en public; mais ils n'ignoraient pas combien la perte de Carthagène leur avait enlevé de forces à tous points de vue. 920 HISTOIRE ROMAINE. - NOTES. LIVRE XXVI. Souvent dans ce livre notre auteur rappelle le récit de plusieurs écrivains, comme au chap. VI par exemple. Depuis le chap. VII jusqu'au ch. XII, comparez Tite-Live avec Polybe, IX, 5-8 et suiv.; mais il y a dans le premier plus de développements. Il a joint à son récit beaucoup de détails puisés ailleurs, comme ce qu'il dit de la pluie prodigieuse qui deux fois sépara les combattants, et de l'étonnement dont Annibal fut frappé, quand il apprit que les Romains venaient de faire partir des vexillaires pour l'armée d'Espagne. Après avoir, dans le chap. XI, suivi presque partout Polybe, il rapporte le récit différent de Coelius, et met de côté les éloges que Polybe (IX, 9) donne à Annibal pour ce fait. Au chap. XX, l'exposé des événements d'Espagne n'est pas tiré de Polybe, qui en a parlé ailleurs, et en d'autres termes (X, 7). Cf. Becker, p. 120. Au sujet de Bomilcar, il s'accorde avec les fragments de Polybe (in Spicileg., p. 36); pour ce qui est des affaires de la Grèce, le fond, il est vrai, s'en trouve dans Polybe; mais Tite-Live a considérablement abrégé, comme on peut s'en convaincre en le comparant avec l'auteur grec, IX, 28, 39. Le chap. XXV est tiré de Polybe (IX, 40 ). Le XLe, comparé aux fragments de Polybe, IX, 27, prouve que Tite-Live l'a eu sous les yeux; mais il l'a abrégé, et a omis la longue digression de l'écrivain grec sur la situation d'Agrigente. Au chap. XLI, Polybe, qu'il a presque constamment suivi (cf. X, 6 et suiv.), a rapporté indirectement le discours de Scipion, mais les deux auteurs ont employé à peu près les mêmes raisonnements. La comparaison du chap. XLIII avec Polybe (7-14) prouve que beaucoup de choses ont été puisées dans ce dernier; seulement Tite Live a omis plusieurs détails qui lui paraissaient peu importants, tels que la description de la ville, les projets de Scipion. Les chapitres XLIII-XLVI sont calqués tout entiers sur Polybe. Polybe s'était attaché aux témoignages les plus authentiques et à la lettre Infime de Scipion à Philippe (ch. IX). C'est encore Polybe qui lui fournit les détails du butin énumérés ch. XLVII. Chap. XLIX, s'écartant de Polybe, il rapporte les opinions diverses des écrivains, parmi lesquels il faut mettre Polybe (comme on peut eu juger par les fragments ), Valerius Antias et Silenus. Il avoue qu'il trouve fastidieux de tout rapporter, tant les auteurs diffèrent; que, s'il faut s'arrêter à quelque chose, un juste milieu lui parait plus vraisemblable. Le reste est dû à Polybe. Il faut en dire autant de l'histoire de l'épouse de Mandonius, et, au chap. L, de la jeune hile celtIbérienne ( Polybe, 18-19 ). Ce qui ne l'a pas empêché de consulter des annales plus étendues sur les mêmes faits, sans faire mention de Valérius d'Antias, qui est la source ou certainement il a puisé tout le reste. Le chap. et est tiré du chap. XX de Polybe. CHAP. IV.- Institutum, ut velites in legionibus essent. Quelles espèces de troupes appelait-on vélites ? Les vélites existaient-ils avant la mention qu'en fait ici Tite-Live? Dans le cas de l'affirmative, quel sens faut il donner à ces paroles? Les veilles étaient des troupes légères, dont le nom pourrait être rendu par celui de voltigeurs, et dont l'usage paraît avoir été le même chez les Romains qui chez nous. Festus dit que c'étaien des soldats expeditos, quasi velites, id est volantes. Si cette étymologie ne porte pas avec elle l'évidence, elle donne du moins une idée de ce qu'étaient les vélites. Valère Maxime (lI, 3, e 3) dit expressément que l'usage des vélites fut imaginé pendant cette guerre, et cependant il en a déjà été parlé plus d une fois dans Tite-Live ( XXI, 55 ; XXIII, 29, et XXIV, 34 ). Mais comme nous l'avons fait remarquer, livre XXI, ch, LV, p. 888, Tite-Live désignait par ce nom les troupes faisant un service analogue à celui des vélites,qui ne furent organisés en corps spécial, et sous ce nom, qu'à l'époque où nous sommes arrivés. Le témoignage positif de Valère-Maxime n'est nullement contredit par celui de Tite-Live, quoiqu'on ait prétendu trouver dans ce chapitre même la preuve que les vélites étaient déjà connus. On se fonde sur ce que Tite-Live nous dit qu'on donna aux soldats dont il parle, et qu'on exerce à monter en croupe derrière les cavaliers et à mettre tout à coup pied à terre pour combattre, sept javelots longs de quatre pieds, et terminés par un fer, comme les javelots des vélites : quale hastis velitaribus inest. Mais, du mot inest, il résulte que Tite-Live veut parler des vélites de son temps, et non de ceux d'autrefois. Du reste, tout porte à penser que de bonne heure on fit usage de troupes légères, quelque nom d'ailleurs qu'on leur ait donné d'abord: rorarii, accensi, funditores, jaculatores, sagittarii, etc. Mais on n'avait point encore songé à les adjoindre ainsi à la cavalerie, en les faisant monter en croupe. C'est sans doute là tout ce qu'il y avait de nouveau; c'est la seule modification qui fut alors introduite, ut velites in legionibus essent. Quant à l'armure des vélites, elle consistait en boucliers plus courts, parmae breviores, que ceux des cavaliers, et sept dards longs de quatre pieds et terminés par un fer. Frontin désigne ces boucliers en les appelant parmulas non amplas,Valère-Maxime parvum tegmen. Polybe décrit la forme et la matière des boucliers de la cavalerie, mais il n'en donne point les dimensions (VI, 25), non plus que les autres auteurs. La parma des vélites était, suivant lui, περιφερὴς τῷ σχήματι, τρίπεδον ἔχουσα τὴν διάμετρον, (Voy. XXXVIII, 21; XLIV, 35, et Polybe, VI, 22; J. Lipse, Mil. rom., III, 1 et 4, et Anal. ad mil. rom.. III, 1, p. 426.) CHAP. IV. -- Castellum Galatiam, au delà du Vulturue, entre Capoue et Caudium. On la retrouve sur la carte de Peutinger, et on en voit les ruines dans le lieu appelé le Galazze, et non à Calatia, qui est de l'autre côte du Vulturne et porte aujourd'hui le nom de Capazza. Voyez Camill., Voyage de Capoue, diss. II, ch. XXVII; cf. Strabon, liv. VI, p. 255. IBID. -- Secundi hastati signum. Voy. la note sur le ch. XIX du liv. XXV. CHAP. VI. -- Primi principis signum. Voy. ibid. IBID. - Elephantos igne e castris exactos. On sait que ces animaux redoutent le feu et la fumée. IBID. - Mediae uticus. Voy. la note sur le ch. XXXV du livre XXIII, p. 905. CHAP. VIII. -- Jovem foederum ruptorum testem. C'est comme tel que les Grecs lui donnaient le surnom d'ὄρκιος. IBID - Per Appiae municipia quaque propter eum viam sunt Setiarn, Coram, Lanuvium. Ce passage présente quelque difficulté, et la phrase doit s'expliquer ainsi : quaeque urbes seu coloniae propter eam viam sunt car Setia et Cora n'étaientr oas encore des municipes, 921 des colonies, et c'est dans cette classe qu'elles sont rangées, non seulement II, 16, 22; VI, 50 et ailleurs, mais même plus bas XXVII, 9 et XXIX, 15. Lanuvium seul était municipe. Voy. VIII, 14; Sigonius, Ant. jur. ital., Ii, 9; Velser, Rer. August., V, p. 279, et Otto, De aedil. et colon., ch. 1, font observer que souvent les mêmes villes sont appelées tantôt colonies, tantôt municipes. On peut même dire avec Duker que Lanuvium étant sans nul doute un municipe, Sétia et Cora ont été comprises sous le même nom. CHAP. IX.- Per Suessulam, Allifanumque et Casinatem agrum. Polybe (IX, 5) dit qu'il traversa le Samnium, où se trouvaient effectivement Allifa et Casinum; mais Suessula était en Campanie. On a donc proposé de lire : per Suessamum Venafrumque : car, lorsqu'en partant de Capoue pour se rendre à Rome, on était arrivé sur le territoire des Sidicius, on ne prenait point par Suessula, situé bien en arrière entre Capoue et Nola, pour se rendre sur le territoire d'Allifa et de Venafre. Voy. Cluvier, Ital. ant., III, 8, p. 1033, et IV, 5, p. 1182. IBID. - Crinibus passis aras verrentes. C'était l'usage dans les supplications et dans les deuils publics. Voy. I, 13; III, 7 ; Stace, Theb., IX, 638; Sil. Ital., VI, 560 et suiv. Au lieu d'aras, Schneighauser, sur Polybe (IX, 6, pense avec raison qu'il faut lire areas, et alors Tite Live aurait traduit littéralement l'auteur grec : πλύνουσαι ταῖς κόμαις τὰ τῶν ἱερῶν ἐδάφη. IBID. - Arce Aesulana. Aesula, Aesulum ou Aesola était une ville du Latium située probablement entre Tibur et Préneste, et dont il n'existait plus aucun vestige du temps de Pline. Cf. Hor., od., III, 29, 6; 1 Velleius Patercul.,I, 14, et Pline, III, 5 ou 9. IBID. - Cui ne minueretur imperium. Les magistrats dont l'autorité devait s'exercer hors de la ville, la perdaient quand ils revenaient de leurs provinces avec ou sans armée, du moment qu'ils étaient entrés dans la ville ou qu'ils avaient transmis le pouvoir à leur successeur. Voy. ch. XXI ; XLV, 36; Tac., Ann., III, 19; Cujas, Observ., XII, 13 ; Gruch., Refut. post. disp. Sigon., ch. IV. IBID. - Inde Algido Tusculum petiit. Il faudrait pour cela qu'il eût rétrogradé, car l'Algide est entre Tusculum et le mont Albain; on a donc proposé de lire inde ab Pedo Tusculum petiit. Ce passage a donné lieu à une discussion très animée entre deux savants célèbres, Jac. Gronove et Raph. Fabrelti. Voyez Jacobi Gronovii, Tertia dissert. epist. ; Fabretti, Dissert. tertia de Aquis et Aquaduclibus; Gronovii, Responsio ad cavillalianes Raph. Fabretti; et Fabretti, Apologeticon ad Grunnovium. CHAP. X. - Per Carinas. Les carènes formaient presque la troisième région de Rome, entre les Esquilies et le mont Caelius. Voyez Heyne, sur Virg., Aen., VIII, 561. IBID. - Tria millia passunm ab urbe castra admovit. Les historiens ne sont pas d'accord sur cette distance. Florus II, 6, 44, 56, et Pline, XV, 18 ou 20 sont d'accord avec Tite Live; niais Polybe (1X, 5) parle de quarante stades ou cinq mille pas, et Appien ( B. Hann., XXXVIII ) ainsi qu'Eutrope, de quatre mille. IBID - A porta Collina. Il faut substituer nécessairement à cette leçon celle de plusieurs éditions et entre autres de l'édition aldine ad portam Collinam (cf. ch. XIII) ; autrement il faudrait supposer qu'Annibal était entré dans Rome, et de plus que le temple d'Hercule et de l'Honneur était situé en dedans des murs, ce qui est contraire à toutes les données de l'antiquité, puisqu'il est bien constant qu'il avait été bâti près du Mont Sacré. Voy. Cicf., De leg., II, 23, et Pline au passage cité plus haut; cf. Donat, Roma vetus, IV, 4, et Nardini, Roma ant., III, 15. Appien( B. Hann., XI) dit qu'Annibal vint de nuit avec trois éclaireurs seulement reconnaître la position de Rome; suivant Pline, XXXIV, 6 ou 15, il aurait lancé huit javelots en dedans des murs. CHAP X. - Nullos aptiores inter convalles tectaque hortorum et sepulcra aut cavas undique vias ad pugnandum futuros rati. Le caractère de la nation n'a pas change. Ce que Tite-Live dit ici des Numides d'Annibal s'applique entièrement aux Numides d'aujourd'hui. IBID. - Clivo Publicio. Il se trouvait dans la treizième région de Rome, sur la pente orientale de l'Aventin qu'Il servait à descendre et à gravir. Festus (p. 96, ed. Egger) : « Publicius Clivus appellatur quem duo fratres L. M. Publici Malleoli aediles curules, pecuariis condemnatis ex pecunia, quam ceperant, munierunt, ut in Aventinum vehiculis Velia veniri posset. » Cf. XXVIi, 37; XXX, 26; Ovid., Fast., V, 285 et suiv.; Varron, L. L. IV, 32, et Donat, De urbe Roma. II, 11. CHAP,. XI. - lmber in gens grandine mixtus, etc. Polybe (IX, 6-7) et Appien (B. Hann., XI. ) ne parlent pas de cette tempête, et ne donnent pas de la retraite des Carthaginois les motifs que Tite-Live va donner. IBID. - Modo mentem non dari. « Rome, que tu tenais, t'échappe, et le destin ennemi t'a ôté, tantôt le moyen, tantôt la pensée de la prendre. » BOSSUET, Oraison funèbre de la reine d'Angleterre. IBID. - Quum rudera milites religione inducti jacerent. Rudus, rodus et raudus désignait tout objet non façonné et notamment l'airain en lingot, l'airain non monnayé. ( Voyez Saumaise, De mod. mur., p. 26 ; les commentateurs de Val. Max., V, 6, 5; Varr., L. L.. II, 34, et Festus.) Cette grande quantité d'airain qui se trouvait entre les mains des soldats d'Annibal, provenait sans doute du butin considérable fait par eux de Capoue a Rome, ou même des trésors du temple qu'ils pillèrent, et qu'ensuite un motif religieux les porta à abandonner. Mais on a peine à concevoir par quel motif religieux ces hommes qui avaient dépouillé le temple de toutes les offrandes en or et en argent, jetaient l'airain dans la crainte d'être sacrilèges. Cette considération a porté Walch, Emend., p. 155, à changer inducti en intacti. Tite-Live alors aurait voulu dire que dédaignant l'airain, depuis qu'ils avaient fait un butin plus riche, ils l'abandonnaient sans écouter ce scrupule religieux, qui, d'après les idées de l'antiquité, devait leur faire envisager l'action de rejeter les objets sacrés comme un plus grand crime, comme un plus grand mépris des dieux que le pillage lui-même. Buttuer, Observ., p. 71, adopte cette correction qui a en effet beaucoup de vraisemblance. CHAP. XIII. - Et ad portas accessit. Ce passage confirme la leçon ad portam Collinam du ch. X. Voyez plus haut. CHAP. XIV.- Auri pondo septuaginta fuit, argenti tia milia pondo et ducenta. Ce qui donne, d'après les calculs de M. Saigey, 66,241 fr. pour l or, et pour l'argent 220, 000 fr. CHAP XVI. Aliqua aratorum sedes. Pae le mot aratores, Tite Live désigne ici ceux qui enlevaient leurs 922 propres terres, non les terres publiques pour lesquelles ils payaient leur dîme comme on le voit dans Cic., Verr. III, 20, 27 et ailleurs. CHAP. XVI. - Institutorum. Voyez Juvénal, VII, 21 et ses interprètes. CHAP. XVII. - Is locus est inter oppida Iliturgin et Mentissam. Voyez XXI, I I et XXIII, 49. IBID. - Hujus saltius fauces etc. C'est le Saltus Tugiensis ainsi nommé de la ville de Tugia et appelé aujourd'hui Sierra di Alcaraz. Cf. Pline, III, 1 ou 3. IBID. - Cadureatorm. C'était un envoyé chargé de traiter avec le général romain et portant à !a main un caducée, symbole de la paix. Voyez sur le caducée le Scoliaste de Thucydide, I, 52, les proverbes de Zenobius, III, 26 ; Servius ad Aen., IV, 242. CHAP. XVIII. - Quatuor et viginti ferme annos natus. C'est aussi l'âge que lui donnent Valère-Maxime (IV, 3, 1 ), Appien (B. Hisp., XVIII) et Orose (IV, 18 ) ; mais des manuscrits d'Orose portent XXVII au lieu de XXIV, et Polybe (X, 6, 10), dit que Scipion prit Carthagène à l'âge de vingt-sept ans. Il est vrai que le même auteur (X, 3, 4) rapporte que Scipion avait dix-sept ans ( l'an de Rome 554 ), lorsqu'il sauva son père dans le combat; ce qui s'accorderait mieux avec l'opinion de Tite-Live. Cf. XXI, 46 et XXV, 2. IBID. - Confusum suffragium, etc. Voyez Gruch., de Comit., I, 2; II, 2, p. 545, 646, t. I, du trésor de Grævius; Sigonius de Leg. cur., ch. X et Addend. ad Ant. jur. civ. rom., I, 21; et Ernesti, Clav. Cic. au mot Confusio. CHAP. XIX. - Fuit enim Scipio non veris tantum virtutibus mirabilis, etc. Sur le caractère de Scipion, ses vertus, etc. voyez Polybe, X, 2, 5. Tout ce qu'il dit de ce grand homme est d'autant plus digne de foi qu'il était l'ami intime de Laelius, qui était lui-même ami du deuxième Africain et dont le frère avait vécu dans l'intimité du premier. Voici comment M. Michelet nous dépeint Scipion (Hist. Rom., t. II, p. 35) : « C'était un de ces hommes aimables et héroïques, si dangereux dans les cités libres. Rien de la vieille austérité romaine; le génie grec plutôt et quelque chose d'Alexandre. On l'accusait de moeurs peu sévères, et dans une ville qui commençait à se corrompre, ce n'était qu'une grâce de plus. Du reste, peu soucieux des lois, les dominant par le génie et l'inspiration, chaque jour il passait quelques heures enfermé au Capitole, et le peuple n'était pas loin de le croire fils de Jupiter. Tout jeune encore, et longtemps avant l'époque légale, il demanda l'édilité : Que le peuple me nomme, dit-il, et j'aurai l'âge. Dès lors Fabius et les vieux Romains commencèrent à craindre ce jeune audacieux. » IBID. - Stirpis eum divinee virum esse... anguis immanis concubitu, etc. On prétendait que Pomponia avait eu commerce avec Jupiter métamorphosé en serpent, et Scipion citait adroitement a l'appui de ce conte l'exemple d'Alexandre-le-Grand. Cf. XXXVIII, 58; Aulu - Gelle, VII, 1; Pline, VII, 9; XX VI, 45; Plutarque, Alex., ch. Il; et Spanheim, de Usu et praest. Num., dis. V. IBID. - Ostiis Tiberinis. De la ville d'Ostie fondue à l'embouchure du Tibre, cf. I, 53. IBID.-- Gallicum sinunt. Aujourd'hui le golfe de Lyon, qui s'étend de la Provence jusqu'a la Catalogne. CHAP. XIX. - Oriundi et ipsi a Phoeæa sunt. Les mots et ipsi ne sont justifiés par rien; aussi a-t-on pensé que les mots ut Massilienses, qui devaient venir immédiatement après, avaient disparu par la négligence des copistes; ou bien encore, et ipsi ut Massilienses étaient une glose dont une partie seulement serait passée dans le texte. Peut-être aussi, en écrivant ut ipsi. Tite-Live a-t-il pensé aux Massaliotes, mais sans compléter sa pensée. CHAP. XX.- In hiberna dirersi conresserant, etc. Polybe indique des quartiers d'hiver entièrement différents (X, 7). Cf. Appien, Hisp., XIX et XXIV. IBID - Supra Castulonensem saltum. Il en est aussi fait mention dans César, B. civ., I, 38; et dans Cic., Ep. fam., X, 21. CHAP. XXI. - A C. Calpurnio proetore urbano, etc. Le préteur urbain avait, dans l'absence des consuls, le droit de convoquer le sénat. Voyez XXII, 55 ; XXXVIII, 44, et plus haut ch, III. IBID. - Senatus ei ad aedem Bellonae datus est. Les ambassadeurs ou les généraux, demandant le triomphe, étaient admis dans le sénat qui se réunissait hors de la ville, dans le Champ-de-Mars ou dans le temple d'Apollon (voyez III, 63; X, 19; XXXIV, 43; XXXVII, 58; XXXIX, 4) ou dans celui de Bellone. Là, les généraux rendaient compte de leur conduite, faisaient valoir leurs services et rentraient dans Rome, comme simples particuliers, si le triomphe leur avait été refusé, et comme triomphateurs, s il leur était accorde; et jusqu'à ce que la cérémonie fût achevée, ils conservaient le commandement. Cf. ch. IX et III, 10. IBID. - Postulavit ut triumphanti urbem inire liceret. Pour obtenir le triomphe, d'après les lois, plusieurs conditions étaient nécessaires : il fallait 1° une décision du sénat ou un ordre du peuple, bien que quelques généraux n'aient attendu ni l'une ni l'autre ( voyez III, 63; VII, 17; X, 36, 37; XXVIII, 9); 2° il fallait que l'on fût dictateur, consul ou prêteur ( voyez XXVIII, 58; XXXI, 206; XXXVI, 39; XXXIX, 29) ; mais peu à peu on se relâcha sur ce point ( Plutarque, Pomp., ch. VI; Dion., XXXVII, 21 ; Cic., pro Sexto, XI; pro Balbo, IV, pro Lege Manilia) ; 3° on exigeait que le général eût fait ses exploits dans son gouvernement et sur ses propres auspices ( voyez XXXIV, 10, et Val.-Max., II, 8, 17 ); 4° qu'un petit nombre de citoyens et au moins cinq mille ennemvis eussent succombé dans l'action (voy. X, 36, Valer. loc. cit. et Cic., pro Dejotaro, V) 5° que l'empire romain eût reçu quelque accroissement, et qu'on ne se fût pas borné à reprendre un territoire envahi par l'ennemi ( voyez Valer., loc. cit.); 6° il fallait que la mission du général fût entièrement accomplie, que la province fût pacifiée, la guerre finie, et que l'armée, qui avait pris part aux exploits que récompensait ce triomphe, fût rappelée et non pas remise au commandement du successeur (voy. XXVIII, 9; XXXI, 48; XXXIX, 29). Cette dernière condition est ici formellement exigée; mais on trouve plus d'un exemple du contraire (XXXI, 49; XXXIII, 43; XXXIV, 10, 1 7; XXXIX, 38, 42). IBID. - Cum simulacro captarum Syracusarum. Racine a très bien exprimé cette coutume des Romains dans Mithridate, act, III, scèn. I.
Et gravant en airain ses frèles avantages,
Voyez aussi Crebillon, Rhadamiste et Zénobie, act II, scèn. II. 923 CHAP. XXI. Sosis Syracusanus.Périzouius (Animadv. Hist., ch. VIII, p. 341 ), reproche à Tite-Live une double négligence, d'abord parce qu'il prétend que Sosis avait introduit de nuit les Romains dans Syracuse, ce dont il ne fait pas mention dans le livre précédent, et ensuite parie qu dit ici que Naxos avait été livrée par Mericus tandis qu'ailleurs (XXV, 30), il raconte que ce fut Achradme, et que Naxos avait été prise de vis de force par MarceIlus. CHAP. XXII. - Hybla et Marcella. Sur Hybla, voyez les interprètes de Silius Italicus, XIV, 26. Macella était comme Schera, située entre l'Hypsa et le Crumissus. Cf. Polyb., I, 21; Dion Cassius, t. I, p. 43, ed. Reim. et Cluvier, Sicil., II, 12. CHAP. XXIII. - In foro Subertano. Hardouin, sur Pline, III, 5 ou 8, pense que ces mots désignent la ville de Suberetum, aujourd'hui Sorretto, non loin de la Soana et du Flore et appelle ainsi du liége (subere), qu'on trouve en abondance dans les champs voisins. Quelques manuscrits portent Sudertano, qu'on rapproche de Sudernum, cité par Ptolémée. IBID. - Ideo nominatio in locum ejus non est facta. Duker dit qu'il n'a trouvé nulle part si cela avait eu lieu par suite de quelque usage religieux ou pour quelque autre motif. Mais on lui a répondu avec raison que la nomination n'avait pas eu lieu cette année-là parce qu'elle était écoule: et que certainement elle ne fut que différée. IBID. - Flaminio abiit. Cette exclusion fut sans doute ordonnée par un décret des pontifes qui étaient les défenseurs et les juges de tout ce qui concernait les cérémonies du culte; ou bien encore par une décision du grand pontife que Numa (I, 20), avait chargé de prononcer sur tout ce qui avait rapport au culte, et auquel le peuple, comme nous l'apprend Tite-Live, força souvent les prêtres de se soumettre. Cf. Gruch. De vet. jur. pont., II, 11; Servius ad Virg. Georg., II, 194, et les commentateurs de Valère-Maxime, I, 1, 4. CHAP. XXIV.- Scopas et Dorimachus. Voyez, sur ces deux préteurs des Étoliens, Polybe, IV, 3-12, 16, 27-67, 77; V, 5 16; IX, 42; Xlll, 1, 2; XV I, 39; XVIII, 36 et suiv. Drakenborch, d'après une correction de Duker, a écrit Dorymachus, parce qu'on trouve aussi écrit d'une manière semblable Doryphorus dans Suétone ( Ner., XXIX 1, Dorylaus dans Cicéron (pro Dejot., XV) et Dorylas dans Ovide ( M t., V, 129)). Mais dans les manuscrits de Polybe, on ne trouve qu'une fois Δορύμαχος; et partout ailleurs Δορίμαχος, orthographe bien préférable, les mots dans la composition desquels entre δορυ se formant, non au nominatif, mais du radical suivi de la voyelle de liaison δορίμαχος, δορίληπτος, δοριάτωλος, δορίκτητοςi. Voyez Schweighaeuser sur Appien, t. II, p. 159. IBID. - Consumptae condiciones. Cf. Polybe, IX, 30, 39; X. 11; XI, 6; XVIII, 20. IBID. - Attalus rex Asiae. Il n'était que roi de Pergame, mais les Romains appelaient proprement royaume d'Asie toute cette partie des côtes de l'Asie-Mineure qui s'étend de Pergame en Mysie jusqu'a la Carie. Cf Spanhem, De usu et praest. numism., diss. VIII, p. 511, et IX, p. 630, où l'ou trouvera l'arbre généalogique des Attales. CHAP. XXV. - Inde Pardanorum urbem, sitam in Macedonia, transitum Dardanis facturam. Bubenrus conjecture avec assez de probabilité qu'il faut lire Sintiam, in Macedoniam (leçon de plusieurs manuscrits) transitum D. facturam. Σιντία, πόλις Μακεδονίας πρὸς τῇ Θρᾴκῃ, Etienne de Byzance. Mais il est possible que Tite-Live ait désigné toute autre ville que Sintia, située sur les frontières de la Dardanie et de la Macédoine. Les Dardaniens étaient un peuple de la Moesie (aujourd'hui la Servie), voisin et ennemi de la Macédoine qu'ils envahirent souvent, Voy. Polybe, IV, 66; V, 97; XXVIlI, 8. CHAP. XXV. - Lyncum. Lyucus était la capitale de la Lyncestide, au nord de la Macédoine, où se trouvait aussi la Pélagonie. Cf. XXXI, 33; XLV. 29, 50. Peut-être vaudrait-il mieux lire Lyncestidem. IBID. - Bottiaeam. Le nom de ce pays est écrit de plusieurs manières : Bottiæ, Βοτταία ou Botthiaes. Βοττιαῖς et Βοττία, dans Polybe, V, 77, 4, leçons d'accord avec l'Etymol. Magn., où l'on trouve Βόττιοι et Βοττιαῖοι, ἔθνος Μακεδονίας;. C'était une petite contrée de la Macédoine, prés du golfe Thermaïque, entre l'embouchure de l'Axius et celle de la Lydia. Voyez Doria, Diss. III, de epoch. Syro-Mac., ch. II. IBID. - Acarnanum gens. C'était le peuple le plus honnête de la Grèce, celui qui montra l'amour le plus constant pour la liberté ( voy. Polybe, IV, 30; IX, 40; XVI, 32). Les Étoliens, au contraire, étaient une nation avare, inquiète, orgueilleuse, ingrate, avide de butin, dépouillant amis comme ennemis, ignorant les droits de la paix et de la guerre et accoutumée en quelque sorte à une vie de bêtes féroces. Voyez XXV II 50; XXXI, 28; XXXII, 31; XXXIlI, 11, 44; XXXVI, 17; XXXVIII, 9; XLIII, 22; Polybe, II, 3, 43, 45, 46; IV, 3, 16, 67, 79; IX, 38; XVII, 5; XVIII, 17. CHAP. XXVI. - Superato Leucata promontorio. Aujourd'hui le Capo Ducalo dans l'île de Sainte Maure, l'antique Leucade ou Leucadie qui, autrefois était une prequ'île tenant a l'Acarnanie. On en fit ensuite une île (mais antérieurement à l'époque dont il est question au ch. XVII du livre XXXIII ). Pour cela on creusa l'isthme qui depuis fut appelé Διόρυκτος sur lequel se trouvait la ville de Leucas, capitale de l'Acarnanie, et appelée précédemment Neritum. IBID. - Naupactum. Naupacte était la dernière ville de la Locride et plus tard des Étoliens; elle avait un port sur le golfe de Corinthe. C'est aujourd'hui Lepanto. IBID. - Anticyra. Il existait de ce nom deux villes maritimes, toutes deux célèbres par I'ellébore qu'elles produis rient; l'une était située en Phocide, sur le golfe Crisseen, et l'autre en Phthiotide, près du golfe Maliaque et du mont Œta. Voy. Cellar., Geogr. ant., II, 15. IBID. - Justitium omnium rerum. Le justitium était, compte nous l'avons dit plus haut ( livre III, ch. III, p. 803), une suspension générale de toutes les affaires publiques. Cette suspension avait lieu dans les moments de troubles ou de grandes difficultés politiques. Pendant les démêles de Tiberius Gracchus avec Octavius, un justitium eut leu. Voici les principales circonstances qu'on en trouve dans Plutarque (Vie de Tib. et de C. Gracchus). « Octave s'étant refusé à ce qu'on lui demandait, Tiberius rendit un édit par lequel il défendait a tous les autres magistrats de remplir leurs fonctions. Il scella de snu anneau le temple de Saturne, pour s'assurer que les questeurs ne pourraient y entrer soit pour y introduire, soit pour en emporter quoi que ce fût. Il prononça une amende contre les prêteurs, s'ils contrevenaient à cette 924 défense. Tous, craignant les suites de leur infraction, s'abstinrent de l'exercice de leurs fonctions. On vit alors les riches changer de vêtements, et se promener sur le forum, couverts d'habits de deuil. » CHAP. XXVII. - Pridie Quinquatrus. Les Quinquatries étaient des tètes en l'honneur de Minerve, ainsi nommées parce qu'elles se célébraient durant les cinq jours qui suivaient les ides, que l'on mettait au rang des jours malheureux (atri ). Aul. Gell., II, 21 : Quod quinquatrus dicimus,quod quinque ab idibus dierum numerus sit, atrus nihil significet. Voyez aussi Varron, Ling. lat., lib. VI, § 14. Ovide, Fast., III, 809 : Sunt sacra Mineruae, nomina quae iunctis quinque diebus habent. Sanguine prima uacat, nec fas concurrere ferro: causa, quod est illa nata Minerua die. Altera tresque super rasa celebrantur harena: ensibus exsertis bellica laeta dea est. Ces fêtes se célébraient après les ides de mars. C'etaient les grandes quinquatries, la fête particulière de Minerve. Il y avait encore d'autres quinquatries, appelées minusculae ou minores, qui se célébraient après les ides de juin. C'était la fête des joueurs de flûte qui honoraient Minerve d'un culte spécial. Voyez Festus au mot Minuscula, et Varron, l. c. § 17. Ovide, Fast., VI, 651. Etiam quinquatrus jubeor narrare minores, Huc adeo coeptis, flava Minerva, meis. Cur vagus incedit tota tibicen in urbe. Quid sibi persona;, quid toga longa volant? Juvénal X, 115 fait aussi mention des quinquatries.
Eloquium ac famam
Demosthenis ac Ciceronis Voyez aussi Tacite, Inn. XIV, 12. IBID. - Septem tabernae. Voy. III, 27, et Nardini, Rom. vet., V, 8. IBID. - Basilicae. C'étaient de vastes et magnifiques portiques dans le voisinage des places publiques, des théâtres et des temples. Voyez les commentateurs de Tacite (Ann., III, 72 ). IBID. - Lautumiae. C'étaient ou des carrières aux travaux desquels les coupables étaient condamnés (Plant. Capt., III, 5, 65, et Poen., IV, 2, 5), ou des prisons taillées dans le roc, comme les fameuses carrières de Syracuse. Voyez Cic. Verr., I, 5; V, 27; Paul Diac. au mot Latumia, et Dorville, Iter Sicul., t. I, p. 181. IBID. - Forum piscatorium. Il se trouvait dans la onzième région de Rome près de l'Argiletum. IBID. - Atrium regium. Ce monument se trouvait a l'ouest du forum, près du temple de Vesta, dans la huitième région. Numa ou suivant d'autres Tarquin-le-Superbe, y avait fait sa demeure. Cf. XXVII, 11, et Ovide, Fast, V, 265 et suiv. IBID. - Fatale pignus. Le Palladium qu'Enée avait, disait-on, apporté en Italie, et que l'on conservait dans le temple de Vesta. Qu'était-ce que le Palladium? Beaucoup d'auteurs en ont parlé, aucun ne l'a décrit, selon la remarque de Crevier, ce silence peut venir de ce que cet objet sacré était tenu toujours caché avec le plus grand soin, et que ceux qui avaient le droit d'y toucher, ne se croyaient pas permis d'en rien révéler aux profanes. Voyez Virg. Aen., II, 166 et suiv, Ovid, Met, Xlll, 99; Fast. VI, 421 et suiv. Dictys de Crète, I, 5; Apollod., III, 12, Darès de Phrygie, Iliad., X; Denys d'Halic., liv. 1, ch. CXIX, Hérodote, I, 14; Plutarque, Quaest. Rom., et les Mem. de l'Acad. des Inscript., IV, V, VI et XIV. CHAP. XXXII. - Classem satis esse. C'est à dire comme l'entend Crévier, la flotte sans soldats légionnaires et réduite seulement aux socii navales, qui ne se composaient pas uniquement de matelots, mais aussi de troupes d'embarquement, classiarii ou epibatae, qu'il ne faut pas confondre avec les classici, comme on nommait quelquefois les matelots. IBID. - Legiones urbanae. Les légions urbaines, levées pour la garde de Rome, étaient l'année suivante, et souvent, comme ici, dans l'année même, quand les circonstances l'exigeaient, envoyées contre l'ennemi. Cf. XXIII. 1 i, 25, 51 ; XXIV, 11, 14; XXV, 3; XXVI, 28; XXVII, 7, 8, 22, 2i, 55, 36; XX1X, 15; XXXIII, 45. CHAP. XXXiII. - Quod senatus juratus. Dans des circonstances graves le sénat jurait qu'il voterait suivant sa conscience et les intérêts de la république. Cf. XXX, 40; XLII, 21 et Tac. Ann., IV, 21 ; Casaubon, sur Suétone, Aug., XXXV. CHAP. XXXIV. - Liberos esse jussit. Il résulte de ce passage et de ce qui suit que Tite-Live, en écrivant ch. XV, que tous les citoyens campaniens avaient été vendus, a plutôt voulu indiquer ce que Flaccus était dans l'intention de faire que ce qu'il fit en effet. Tel avait été son premier ordre, mais l'exécution en ayant été différée, le sénat adoucit, à cet égard, la sévérité de son arrêt. CHAP. XXXV. - Ut magis dux, etc. Racine, Mithridate . acte III, sc. 1 : Tous n'attendent qu'un chef contre la tyrannie. CHAP. XXXVI. - Publica prodendo tua nequicquam serves. C'est une pensée que l'auteur du livre ad Herennium (IV), développe aiuni qu'il suit : « Sapiens nullum pro republica periculum vitabit; ideo quod saepe fit, ut, quum pro republica perire noluerit, necessario cum republica pereat... Ex naufragio patriæ salvus nemo potest enatare. » CHAP. XXXVIII. - Salapiae principes erant Dasius et Polattius. Cf. Appien,Hann„ XLV-XLVII, et Val.-Max., III, 8, ext. 1. CHAP. XXXIX. - Ad Sacriportum. Ville sur le golfe de Tarente, non moins inconnue que le Sacriportus du pays des Volsques, où le fils de Marius fut vaincu par Sylla. IBID. - Sybarimque. Sybaris, comme on le sait, était le nom que portait, dans des temps plus reculés, la ville qui dans la suite fut appelée Thurii. Or, comme Tite-Live a plus haut (X, 2, et dans d'autres endroits) donné à cette ville, non pas le nom de Sybaris, mais celui de Thurii, et qu'un peu plus loin, dans ce même chapitre, il fait mention des Thurini, le mot Sybarim a paru suspect a Cluvier ( Ital. ant., IV, 13), et il propose, dans ce passage de le remplacer par Sibermam. IBID. - Post centisimum prope annum. Approximation un peu large. Il ne s'était réellement écoulé que soixante-trois ans depuis que Milon, chargé par Pyrrhus du gouvernement de Tarente, avait livré cette ville au consul L. Papirius. CHAP. XL.. - De qua per tot annos certatum erat. La Sicile était le premier champ de bataille où les Romains 943 et les Carthaginois s'étaient rencontrés. Ceux-ci avaient songé les premiers à en faire la conquête, il y avait plus de soixante ans. A peine Rome s'en fut-elle aperçue qu'elle songea à les en chasser, et à s'emparer, pour elle-même, d'un pays justement renommé pour sa fertilité et ses richesses. L'occasion leur en fut offerte, comme on sait, par les Mamertins. Le dé fatal fut dès lors jeté entre ces deux républiques. Il fallait que l'une triomphât sur les débris de l'autre. La fortune ne manqua point au Capitole. CHAP. XXXIX. - Mixti ex omni colluvione exsules, obaerati, etc.
Un tas d'hommes perdus de dettes et de crimes,
CORNEILLE, Cinna, act. V, sc. I. CHAP. XLI. - Per nocturnos etiam visus. Neptune et son père lui étaient apparus durant son sommeil, pour lui conseiller d'assiéger Carthagène. Cf. ch. XLV ; XXIX, 27 ; Polybe, X, Il et 14; Sil. Ital., XV, 159 et suiv., 180 et suiv. IBID. - Velut accisis recrescenti stirpibus.
Un faible rejeton sort entre les ruines
VOLTAIRE, Henriade,ch. VII. CHAP. XLIV. - In tumulum quem Mercurii vocant. Mercurii est une correction de Ruben, au lieu de Mercurium et Mercurium Teutatem. Peut-être faut-il lire Saturni. Cf. Polybe, X, 10. On y verra que le côté septentrional de la ville était fermé par trois tertres ou collines; celle de Vulcain, celle de Saturne et celle du milieu qui portait le nom du héros Alétès. Pour ce qui suit, cf. Polybe, X, 13. CHAP. XLVIII. - Liberorum capitum. Pour ce passage et pour ce qui suit voyez Polybe, X, 16-17. Schweighaeuser, dans son commentaire sur cet auteur, fait remarquer que les opifices (ἐργαστικοὺς et χειροτέχνας) sont compris, par Polybe, dans la classe des hommes libres et distingués des esclaves, tandis que dans Polybe, ils sont distingués des πολιτικοὶ, d'où il résulterait qu'ils étaient, il est vrai, au nombre des habitants libres de la ville, mais qu'ils ne jouissaient pas entièrement du droit de cité, et étalent par conséquent dans une position inférieure aux autres. IBID. - Publicos. Polybe, δημοσίους. Cf. Bynkersh., ch. V, ad lib. IX D. de lege, Rhod. de Jactu, et Juste-Lipse, Elect., I, 22. IBID. - Navibus VIII captivis. II faut nécessairement XVIII captivis d'après Polybe, X, 17, 11-13. Schweigh. remarque que Tite-Live, dans ce passage. n'a pas compris Polybe, ou n'a pas voulu le suivre pas à pas; qu'en outre les Romains n'avaient pas un trop grand nombre d'habiles matelots, tandis que les Carthaginois étaient surtout exercés à ce genre de service et qu'un grand nombre de bons marins, au témoignage de Polybe (X, 8), fut trouvé à Carthagène. CHAP. XLIX. - Auctorem græcum Silenum. Ce Silénus écrivit l'histoire d'Annibal, dans le camp et dans l'intimité duquel il avait vécu. Cic., de Div., I, 24; Corn. Nep., Ann., XIII; Vossius, Hist. gr., liv. III, p. 189. Qui ne s'étonnerait, dit Crévier, de voir avec quel soin Tite-Live nomme tous les auteurs qu'il réfute et critique, tandis qu'il ne cite pas une seule fois Polybe, du livre X duquel il traduit littéralement le siége de Carthagène? CHAP. L. - Adducitur adulta virgo. On ne sera point fâché de comparer, in extenso, le récit de Polybe avec celui de Tite-Live. Le trait de continence dont il s'agit ici, est assez célèbre pour qu'on attache de l'importance à cette comparaison (Polybe, l. X, ch. XIX). « Dans le même temps quelques soldats romains ayant trouvé une jeune fille dans la fleur de l'âge et d'une beauté incomparable, et connaissant le penchant de Scipion pour les plaisirs, la lui amenèrent et, la plaçant à ses côtés, lui dirent qu'ils lui en faisaient présent. Scipion fut d'abord surpris et émerveillé de cette beauté, puis il dit que, simple particulier, nul présent ne lui ferait plus de plaisir; mais que, général à la tète d'une armée, nul ne lui en faisait moins. Par là il voulait, ce me semble, faire entendre qu'il est dans la vie des moments de repos et d'oisiveté où de pareils présents peuvent procurer aux jeunes gens une jouissance et un délassement agréables; mais que, dans les moments d'activité, rien n'est plus pernicieux, et pour le corps et pour l'âme. Alors il fit appeler le père de la jeune fille, et, la lui remettant de sa main, il l'invita à la marier avec celui de ses concitoyens qu'il préférerait. En montrant ainsi sa modération et sa force d'âme, il se mettait en grand crédit auprès de ses subordonnés. » Le récit de Tite-Live, ainsi que celui de Valère-Maxime ( liv. IV, chap. I) est beaucoup plus favorable à la vertu de Scipion que celui de Polybe. D'abord ce dernier fait connaître une circonstance dont Tite-Live ne nous parle pas; c'est que, parmi ses soldats, Scipion passait pour aimer les femmes. Sans doute que cette réputation avait été justifiée par des faits connus de l'armée, de ces faits que l'on se raconte à l'oreille, que la personne intéressée en pareil cas, croit fort secrets, et qui sont connus de tout le monde. Mais, ce en quoi les deux auteurs diffèrent le plus, c'est la manière de motiver le refus que Scipion fait dans cette circonstance. Dans Tite-Live, tout se passe en sentiments de la plus pure vertu : rien ne fait présumer que Scipion n'agit avec cette grandeur d'âme et cet empire sur lui-même, que pour faire briller sa vertu aux yeux de ses soldats, et se donner du relief. D'après Polybe c'est tout le contraire. On voit clairement que, simple particulier, Scipion aurait certainement cédé à l'attrait du plaisir. La seule considération qui le retient, c'est la nécessité de soutenir la dignité du commandement, et d'ajouter à sa réputation de courage la réputation d'une autre vertu plus rare encore dans le camp, celle d'un homme supérieur à lui-même, sacrifiant jusqu'à ses plaisirs aux devoirs de sa position. Le général romain parait là sous l'impression de cette maxime de Salluste : « ita in summa potestate minuma licentia est. » Polybe ne parle pas non plus de l'argent offert à Scipion, et de l'usage généreux qu'en fit celui-ci. C'est au lecteur à prononcer lequel des deux récits est le plus désintéressé et le plus vraisemblable.
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