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PLUTARQUE

 

OEUVRES MORALES

QUESTIONS PLATONIQUES.

 

 

texte grec

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QUESTIONS PLATONIQUES.

PRÉFACE DU TRADUCTEUR

L'objet de ce traité est d'expliquer certains termes métaphysiques employés par Platon, et quelques effets physiques que ce philosophe rapporte sans en assigner la cause. La première et la dernière de ces questions roulent seules sur des objets différents.

Dans l'une Plutarque examine en quel sens Socrate disait que Dieu lui avait ordonné de faire à l'égard des hommes les fonctions de sage-femme, et il expose la manière dont cet illustre Athénien procédait dans la recherche de la vérité; l'autre contient une discussion grammaticale sur les diverses parties d'oraison, d'après la définition que Platon a donnée du discours. Parmi ces questions, il y en a d'intéressantes ; la première surtout nous offre un tableau touchant du zèle de Socrate à rechercher la vérité et à la faire connaître aux autres. On aime à pénétrer avec Plutarque dans le cœur de cet homme estimable, à y voir son attachement et son zèle pour la vertu, sa fidélité à suivre la mission à laquelle il se croyait appelé par la Providence, d'exciter les hommes à l'amour du bien, en les rendant attentifs aux notions naturelles que Dieu a mises dans leur âme, en les aidant à développer ces germes précieux, à les conduire à leur maturité, à leur faire produire des fruits abondants et durables.

Les questions qui roulent sur des objets de métaphysique ont moins d'intérêt, parce qu'elles sont toujours mêlées d'un peu d'obscurité ; que les anciens philosophes, et surtout Platon, en augmentaient encore les ténèbres en les revêtant des formes d'une dialectique très serrée, en les présentant sous des idées abstraites, empruntées de la géométrie ou d'autres sciences aussi difficiles. Nous trouverons en particulier ici la doctrine pythagoricienne des nombres, doctrine si obscure que Cicéron lui-même, pour parler d'une chose inintelligible, dit qu'elle est plus obscure que les nombres de Platon. Si un philosophe tel que Cicéron trouvait de l'obscurité dans la métaphysique de Platon, je crois que nous pouvons sans honte avouer le peu d'intelligence que nous en avons. Pour moi, je reconnais sincèrement qu'il y a des choses que je suis loin de comprendre, et dans lesquelles je me bornerai à approcher du


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sens le plus qu'il me sera possible. La sixième question traite de quelques objets physiques sur lesquels Plutarque ne donne pas des solutions bien satisfaisantes, parce que de son temps ces objets n'étaient pas encore assez connus. Je rapprocherai des opinions anciennes les observations nouvelles, afin de suppléer à ce que les explications de Plutarque ont d'insuffisant. La discussion grammaticale traitée dans la dernière question est un peu aride, mais elle contient des remarques utiles sur la langue grecque, et en particulier sur des mots dont l'usage est très fréquent dans les écrivains de cette nation, et qui, variant beaucoup dans leurs acceptions, offrent aux lecteurs plus de difficultés. Ce traité n'étant pas susceptible d'une analyse suivie, puisqu'il ne contient que des questions détachées, je me contenterai d'une simple table de ces questions, comme je l'ai déjà fait pour d'autres traités semblables  (Voyez là table à la fin du volume, page 578. )


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QUESTIONS PLATONIQUES.

I.

[999c] Pourquoi Socrate dit-il, dans le Théétète (01) de Platon, que Dieu lui avait ordonné de faire à l'égard des autres lus fonctions de sage-femme, et de ne rien enfanter lui-même?

Ce n'est pas une ironie de la part de ce philosophe, qui n'eût pas employé en jouant le nom de Dieu, quoique [999b] dans ce même dialogue Platon lui fasse tenir plusieurs discours pleins de confiance en soi-même et presque de fierté ; en voici un exemple : « Telle est, mon ami, la disposition de bien des gens à mon égard, que, toutes les fois que je leur ôte quelque folle opinion, ils sont prêts à se jeter sur moi pour me déchirer. Ils ne peuvent se persuader que je le fasse par bienveillance pour eux : ils sont bien éloignés de croire qu'aucun dieu ne veut du mal aux mortels, et que moi-même je ne fais jamais rien par mauvaise volonté contre eux, mais parce qu'il m'est impossible de consentir au mensonge ou de cacher la vérité. »

Donnait-il le nom de dieu à son esprit, à cause de la profondeur de son jugement et de sa grande fécondité, comme Ménandre a dit :

C'est un vrai dieu que notre intelligence?

Héraclite dit aussi : [999eL'esprit de l'homme est un dieu. Ou bien était-ce réellement une puissance céleste et divine


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qui inspirait à Socrate ce genre de philosophie par laquelle, en interrogeant toujours les autres, il les guérissait de la présomption, de l'erreur et de la vanité, défauts qui les rendaient insupportables d'abord à eux-mêmes, et ensuite à ceux avec qui ils vivaient? Le hasard avait fait qu'alors la Grèce était inondée de sophistes que les jeunes gens payaient fort cher pour ne remporter de leurs leçons qu'une haute opinion de leur savoir, qu'une vaine émulation qui leur faisait consumer tout leur temps dans des disputes et des entretiens oiseux, sans rien acquérir d'honnête et d'utile (02). Socrate donc, qui possédait l'art de réfuter et de convaincre, comme un remède propre à guérir les erreurs, [999f] obtenait d'autant plus de confiance en combattant les opinions des autres, que jamais il n'affirmait rien lui-même ; et il s'insinuait d'autant plus dans l'esprit de ses auditeurs, qu'il paraissait chercher avec eux la vérité plutôt que défendre son opinion particulière. [1000a] Le jugement est une faculté très utile, mais elle se nuit à elle-même en voulant établir ses propres opinions. L'amitié nous aveugle sur les objets que nous aimons, et rien ne nous est aussi cher que nos opinions et nos pensées. Le partage qui, par rapport aux enfants d'une même famille, est plein de justice, devient souverainement injuste dans les opinions. Là, chacun doit prendre le sien ; ici, il faut choisir ce qu'il y a de meilleur, quoiqu'il appartienne à autrui : celui donc qui produit ses opinions particulières devient plus mauvais juge de celles des autres (03).


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Un sophiste disait que les Éléens décerneraient avec plus de justice les prix des jeux olympiques si aucun Éléen n'y était admis (04). De même celui qui veut prononcer équitablement entre plusieurs opinions ne doit pas lui-même [1000b] aspirer à la victoire ni disputer avec les contendants. Les généraux grecs s'étant assemblés, après la défaite des Perses, pour décerner le prix de la valeur, chacun se l'adjugea à soi-même. Il n'est aucun philosophe qui n'en fit autant, excepté ceux qui, comme Socrate, font profession de ne rien dire d'eux-mêmes. Ce sont les seuls qui se montrent des juges purs et incorruptibles de la vérité. Si l'air contenu dans la capacité de l'oreille n'est pas parfaitement tranquille et qu'il éprouve de l'agitation, il ne transmet pas exactement à notre organe les discours dont il est le canal. Il en est de même de l'esprit quand il juge des opinions philosophiques; [1000c] s'il en a de personnelles qui retentissent fortement au dedans de lui-même, il aura de la peine à saisir ce qu'on lui dira du dehors. Son opinion particulière et, pour ainsi dire, domestique, quel qu'en soit l'objet, lui paraîtra toujours la plus philosophique, la plus vraie; toutes les autres ne seront au plus que vraisemblables. S'il est vrai d'ailleurs que l'homme ne puisse rien comprendre ni rien savoir parfaitement, c'était avec raison que Dieu défendait à Socrate de produire de ces faux germes d'opinions incertaines et mensongères, et qu'il l'obligeait à réfuter et à convaincre ceux qui en avaient de semblables. Le pouvoir de guérir les hommes des plus grands de leurs maux, l'erreur et l'illusion, était le présent le plus utile que Dieu pût lui faire.

Il n'a pas fait ce don aux enfants d'Esculape (05).

[1000d] car Socrate se proposait, non de guérir les maladies


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du corps, mais de purifier de leurs vices secrets les âmes corrompues.

S'il est une science de la vérité, comme la vérité est une, l'homme qui l'apprend de celui qui l'a trouvée ne la possède pas moins que son inventeur. Mais celui qui ne croit pas l'avoir n'en parvient que plus sûrement à sa possession, parce qu'il choisit ce qu'il y a de mieux, comme celui qui n'a pu avoir des enfants adopte le meilleur de ceux qu'il connaît. La poésie, les mathématiques, l'éloquence, les opinions des sophistes et toutes les autres connaissances semblables méritaient sans doute que Socrate s'y appliquât ; cependant la Divinité lui défendit de rien produire en ce genre. Mais la science que Socrate regardait seule comme la véritable sagesse, celle qui se propose la connaissance de Dieu et des choses intelligibles, et qui, selon lui, est l'objet de notre amour, [1000e] ce ne sont pas les hommes qui la produisent ou qui l'inventent : elle n'est en eux qu'un ressouvenir. Voilà pourquoi Socrate n'enseignait rien, et qu'il suggérait seulement aux jeunes gens des commencements de doute qui, étant pour eux comme les premières douleurs de l'enfantement, réveillaient, excitaient et mettaient en mouvement les connaissances qu'ils avaient reçues de la nature. C'était là ce qu'il appelait l'art de faire accoucher les pensées, art qui n'apportait pas du dehors l'intelligence à ses auditeurs, comme les autres philosophes se vantaient de le faire, mais qui leur découvrait celle qu'ils avaient naturellement en eux-mêmes, laquelle, confuse et imparfaite, avait besoin d'être développée par l'instruction.

II.

Pourquoi Platon a-t-il appelé le souverain Dieu Père et Créateur de toutes choses ?

Entend-il qu'il est, suivant l'expression d'Homère, le


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père des dieux engendrés (06) [1000f] et des hommes, et le créateur des êtres inanimés et privés de raison? car, selon Chrysippe, on n'appelle pas proprement le père d'un champ celui qui l'a ensemencé, quoique les fruits naissent de la semence. Ou Platon, suivant son usage, a-t-il, par figure, appelé Père du monde celui qui en est la cause efficiente, comme dans son Banquet il nomme Phèdre le père des propos amoureux parce que c'était lui qui les avait mis le premier en avant, et que, [1001a] dans le dialogue qui porte le nom de Phèdre, il appelle Lysias le père des discours philosophiques parce qu'il avait donné occasion à plusieurs excellents entretiens qui furent tenus sur des matières de philosophie? Ou bien y a-t-il une différence réelle entre père et créateur, entre génération et création ? Car tout ce qui a été engendré a été fait; mais, au contraire, tout ce qui a été t'ait n'a pas été engendré. Ainsi celui qui a été engendré a aussi fait. La génération d'un être animé est un acte par lequel il est fait. L'ouvrage d'un architecte, d'un tisserand, d'un facteur d'instruments, d'un statuaire, et en général de tout artiste, est distinct et séparé de celui qui l'a produit. Mais le principe, la faculté qui engendre, est comme infuse dans l'être engendré ; il participe à sa nature, parce qu'il est une portion [1001b] ] de la substance de celui qui l'a engendré. Puis donc que le monde n'est pas un assemblage de plusieurs pièces travaillées séparément et ensuite rapportées les unes avec les autres, mais qu'il contient une portion considérable de vie, et même de divinité, que Dieu a mêlée et comme infusée de sa propre substance dans la matière, c'est avec raison qu'il est appelé le père et le créateur du monde, qui est un être animé. Cette explication étant parfaitement conforme à


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l'opinion de Platon, voyons si on ne pourrait pas dire avec beaucoup de vraisemblance que le monde étant composé de deux substances, d'âme et de corps, [1001c] Dieu n'a pas engendré celui-ci, mais la matière s'étant offerte à lui toute produite, il l'a formée, il l'a disposée, et a donné à son étendue indéfinie les bornes et les figures qui lui convenaient le mieux. L'âme, qui est douée d'intelligence, de raisonnement, d'ordre et d'harmonie, n'est pas seulement l'ouvrage de Dieu, mais une partie de son être ; elle n'a pas été seulement faite par lui, mais de lui et de sa propre substance.

Ainsi Platon, dans sa République, après avoir divisé l'univers comme une ligne qu'on couperait en deux parlies inégales, divise encore chaque partie en deux autres dans la même proportion. Il suppose deux genres d'êtres qui comprennent, l'un les choses sensibles, l'autre les substances purement intelligibles. Entre celles-ci, il met au premier rang les premières formes ou idées, et au second les notions mathématiques. Dans le genre des choses sensibles, il place d'abord les corps solides, et en second lieu leurs images et leurs figures. Il assigne à chacun [1001d] de ces quatre genres une faculté propre qui en est le juge : aux idées, l'entendement ; aux notions mathématiques, la pensée; aux corps solides, la certitude; aux images et aux figures des corps, la conjecture. Dans quelle vue a-t-il donc divisé l'univers en deux sections inégales? et de ces deux sections, quelle est la plus grande? est-ce celle des substances intelligibles ou celle des êtres sensibles? car il ne s'est pas expliqué sur cela.

Il semble d'abord que la classe des êtres sensibles doive être la plus grande, parce que la substance individue des substances intelligibles, qui est toujours semblable à elle-même, est resserrée dans un espace étroit et ne souffre pas de mélange ; mais la substance qui est disséminée, et, pour ainsi dire, errante sur les corps, a produit le genre des êtres 


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sensibles. D'ailleurs la substance incorporelle a ses limites naturelles; le corps, qui est infini et indéterminé, à raison de sa matière, devient [1001e] sensible lorsqu'il est borné par la participation de la substance intelligible. De plus, comme chacune des choses sensibles a plusieurs images, plusieurs figures et plusieurs ombres, qu'en général la nature et l'art peuvent tirer d'un seul modèle un très grand nombre de copies, il suit de là nécessairement que les choses sensibles qui sont ici-bas doivent être, suivant Platon, beaucoup plus nombreuses que les substances intelligibles qui sont au-dessus de nous, puisque ces substances intelligibles sont les idées, les exemplaires des choses sensibles, et que celles-ci sont les images et les copies des premières.

J'ajoute que Platon assigne au genre des notions mathématiques l'intelligence des idées que l'on conçoit, abstraction faite des corps ; que de la science des nombres il applique ces idées à la géométrie, de cette dernière science à l'astronomie, [1001f] et enfin à l'harmonie. Car les idées deviennent géométriques quand au nombre se joint la grandeur ; les corps acquièrent de la solidité par l'accession de la profondeur à la grandeur ; ils sont astronomiques quand le mouvement s'unit à la solidité ; enfin ils sont harmoniques lorsque la voix suit le mouvement. Si donc nous faisons abstraction de la voix dans les corps en mouvement, du mouvement dans les corps solides, de la profondeur dans les surfaces et de la grandeur dans les quantités, [1002a] nous voilà revenus aux idées intelligibles qui n'ont aucune différence entre elles, considérées dans l'unité et la monade. Car l'unité ne produit pas de nombre, à moins qu'elle ne soit jointe à la dyade, qui est infinie de sa nature. C'est alors que produisant le nombre, elle va d'abord aux points, ensuite aux lignes, puis aux surfaces, aux profondeurs, aux corps et aux qualités que ceux-ci prennent dans leurs affections.


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Les choses intelligibles n'ont qu'un juge, qui est l'entendement ; car la pensée est l'intelligence appliquée aux mathématiques, dans lesquelles les choses intelligentes sont représentées comme dans des miroirs. Mais parce que les corps sont très nombreux, la nature nous a donné pour les connaître et les juger cinq organes différents ; encore ne pouvons-nous pas les saisir tous, [1002b] parce qu'un très grand nombre, par leur petitesse, échappent à nos sens. Ainsi chacun de nous étant composé d'âme et de corps, la faculté intellectuelle qui domine en nous occupe peu d'espace et est comme enfoncée dans une vaste masse de chair. La proportion doit être la même dans l'univers, entre les êtres intelligibles et les choses sensibles ; car les êtres intelligibles sont le principe des substances corporelles, et chaque être est toujours plus grand que le principe qui l'a produit.

Mais peut-être dira-t-on qu'en comparant les choses sensibles avec les substances intelligibles, nous égalons en quelque sorte les choses mortelles aux divines ; car Dieu est au nombre des substances intelligibles. D'ailleurs, en toutes choses, le contenu est moindre que le contenant. Or, la nature de l'univers enferme le sensible [1002c] dans l'intelligible ; car Dieu ayant placé l'âme au centre du monde, l'a distribuée dans toute son étendue, de manière qu'elle enveloppe au dehors tout l'univers (07). L'âme est invisible et inaccessible à tous les sens, comme Platon le dit dans ses livres des Lois. Ainsi chacun de nous est périssable, mais l'univers ne périra jamais : c'est que dans chacun de nous le principe de la vie est contenu dans une substance mortelle et corruptible. Dans l'univers, au contraire, la partie principale, qui reste toujours la même, conserve la substance corporelle qu'elle contient au milieu d'elle. Dans la nature corporelle, on appelle indivisibles


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dt sans parties les corps les plus petits ; les êtres [1002d] incorporels et intelligibles sont tels par la simplicité de leur substance, par leur pureté, leur sincérité, par leur exemption de toute solidité et de toute diversité.

D'ailleurs il est absurde de vouloir juger des êtres incorporels par les substances corporelles. Le moment actuel s'appelle indivisible et sans parties ; cependant il est en même temps partout, et nulle partie de l'univers n'en est privée. Bien plus, toutes les affections, toutes les actions, toutes les générations et les corruptions qui arrivent dans le monde sont contenues dans ce moment actuel. L'entendement est le seul juge des choses intelligibles, à cause de sa simplicité et de son égalité, comme la vue est le seul juge de la lumière. Mais les corps, à raison du grand nombre de leurs différences et de leurs inégalités, ont, pour être connus, des juges différents qui nous les font discerner : ce sont nos organes. [1002e] C'est donc injustement qu'on déprise la faculté spirituelle et intelligente qui est en nous, car elle est pleine de grandeur, elle a une multitude de rapports, elle surpasse tout ce qui est sensible et s'élève jusqu'aux substances divines. Ce qui est encore plus important, c'est ce que Platon dit dans son Banquet, où il enseigne que pour bien user de la faculté d'aimer, il faut retirer son âme de l'affection des beautés corporelles et s'attacher aux beautés intellectuelles. Par là, il nous exhorte à ne pas nous asservir à la beauté d'aucun corps, d'aucune étude ou d'aucune science, mais à nous séparer de ces objets si petits en soi, pour nous porter vers le vaste océan de la beauté divine (08).

III.

Pourquoi Platon, qui assure toujours que l'âme est


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plus ancienne [1002f] que le corps, qu'elle est son principe et la cause de sa génération (09), dit-il cependant que l'âme n'eût pas existé sans le corps, ni l'entendement sans l'âme, mais que l'âme est dans le corps et l'entendement dans l'âme (10) ?

Il semblerait d'après cela que le corps serait tout à la fois et ne serait pas, puisqu'il existerait avec l'âme et qu'il serait produit par l'âme. Est-il vrai, comme nous l'avons souvent dit, que l'âme, encore séparée de l'entendement, et le corps privé de toute forme, ont toujours existé ensemble, et que l'un et l'autre n'ont eu ni génération ni principe? Mais quand l'âme eut reçu l'intelligence et l'harmonie, et que cet accord eut produit en elle la sagesse, alors elle fut cause du changement qu'éprouva la matière, dont les mouvements furent forcés d'obéir à ceux de l'âme, qui, se soumettant la matière, l'attira et la changea en elle. Ce fut ainsi que le corps du monde reçut .sa génération de l'âme, qui lui donna la forme, la figure et la ressemblance avec elle-même. Car l'âme ne tira point le corps de sa propre substance, et elle ne le créa pas non plus de rien ; mais, d'une matière sans ordre et sans figure, elle forma un corps [1003b] bien ordonné et docile à ses mouvements. Celui qui dirait que la faculté des germes productifs est toujours avec le corps, et que cependant le corps du figuier, par exemple, ou de l'olivier, a été produit par ces germes, ne dirait rien d'absurde. En effet, le corps ayant reçu de la semence le mouvement et le changement qui s'est fait en lui, a germé et s'est développé tel qu'il existe. De même la matière qui était indéterminée et sans forme ayant été façonnée par l'arme qui résidait en elle, a reçu la forme et la disposition qu'elle a maintenant (11).


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IV.

Pourquoi, entre les différents corps composés les uns de lignes droites et les autres de lignes circulaires, assigne-t-il pour principes des corps composés de lignes droites le triangle isocèle et  [1003c] le triangle scalène, dont le premier a formé le cube, qui est l'élément de la terre, et le second la pyramide, l'octaèdre et l'icosaèdre, dont l'une est le principe du feu, l'autre de l'air, et le troisième de l'eau? Pourquoi omet-il absolument les corps circulaires, quoiqu'il ait fait mention du sphéroïde et qu'il ait dit que chacune des figures ci-dessus nommées peut diviser une circonférence en parties égales ?

Est-ce, comme quelques uns l'imaginent, parce qu'il assigne au sphéroïde le dodécaèdre, lorsqu'il dit que Dieu employa cette figure pour la formation de l'univers? Car la multitude des éléments [1003d] du dodécaèdre et la grande ouverture de ses angles font que, s'éloignant beaucoup de la ligne droite, il se courbe facilement, et son périmètre, comme dans les sphères composées de douze pièces réunies, approche davantage de la forme circulaire et contient un très grand espace. Il y a vingt angles solides, dont chacun est renfermé dans trois angles plans et obtus qui contiennent chacun un angle droit et la cinquième partie de cet angle. D'ailleurs le dodécaèdre est formé de douze pentagones, dont les côtés et les angles sont égaux, et composés chacun des trente premiers triangles scalènes. Il semble donc être une image du zodiaque et


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de l'année, puisque ses divisions sont égales à l'un et à l'autre.

Est-ce que la figure droite précède naturellement la figure circulaire (12), ou plutôt cette dernière est-elle une modification de l'autre? [1003e] Car en courbant la ligne droite, on décrit un cercle de l'intervalle du centre à la circonférence, intervalle qui n'est que la ligue droite par laquelle le cercle est mesuré; car la circonférence est, dans tous les points, également éloignée du centre. Le cône et le cylindre sont le produit de lignes droites : le premier a pour élément un triangle dont un des côtés demeure immobile, et l'autre est mené circulairement autour de sa base. Le cylindre est formé par un mouvement semblable fait sur un parallélogramme. De plus, ce qui a moins de longueur est plus près de son principe. Or, la ligne droite est la moins longue de toutes; mais, dans une circonférence, la partie intérieure est concave et la partie extérieure convexe. Outre cela, les nombres sont antérieurs aux figures. Ainsi l'unité est avant le point, qui n'est proprement que l'unité posée (13). Or, l'unité est un triangle ; car, si à tout nombre triangulaire pris huit fois on ajoute l'unité, il devient un carré, ce qui arrive aussi à l'unité. Ainsi le triangle est avant le cercle, et par conséquent la ligne droite est antérieure à la circonférence. D'ailleurs, l'élément ne se divise point dans les corps qui en sont composés, au lieu que les autres substances se résolvent en leurs éléments. [1004a] Si donc le triangle ne se résout jamais en une figure circulaire, tan-


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dis que deux diamètres divisent le cercle en quatre triangles, il s'ensuit que la figure rectiligne est antérieure à la circonférence, et a, plus que celle-ci, la nature de l'élément. Ainsi la ligne droite est naturellement la première, et la ligne circulaire n'en est que l'accessoire et pour ainsi dire la modification, comme Platon lui-même l'a prouvé en disant que la terre est composée de cubes dont chacun est borné par des surfaces rectilignes, ce qui nous donne à entendre qu'elle, est de forme ronde et sphérique. Il n'a donc pas fallu assigner aux corps sphériques un élément particulier, puisque les figures rectilignes, unies et disposées d'une manière convenable, peuvent constituer [1004b] les corps de cette forme. J'ajoute que la ligne droite, qu'elle soit plus ou moins grande, conserve toujours la même rectitude ; mais les circonférences des cercles ont plus de courbure et d'étranglement quand elles sont plus petites; et plus elles sont grandes, plus elles ont d'ouverture et d'étendue. Ainsi les circonférences des plus petits cercles, posées sur des surfaces planes, ne les touchent que par un point, et celles des plus grands cercles par une ligne, d'où l'on peut conjecturer que la circonférence d'un cercle est composée de plusieurs petites lignes droites placées à la suite l'une de l'autre. Peut-être même n'y a-t-il ici-bas de cercle ni de sphère parfaits ; mais la situation des lignes droites, leur courbure ou la petitesse de leurs parties nous cachent cette [1004c] différence et nous font paraître rondes des figures qui ne le sont réellement pas. Aussi aucun des corps terrestres ne décrit-il naturellement un mouvement circulaire ; ils suivent tous une ligne droite. La figure parfaitement ronde n'est pas une propriété des corps sensibles ; elle est l'élément de l'âme et de l'entendement, auxquels Platon attribue le mouvement circulaire, comme propre à leur nature.


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V.

Pourquoi Platon dit-il, dans son Phèdre, que la nature de l'aile qui élève dans les airs les corps graves, est, de toutes les parties qui dirigent le corps, celle qui participe le plus à la Divinité (14) ?

Est-ce parce qu'en cet endroit il parle de l'amour qui s'attache ordinairement à la beauté corporelle ; et que la beauté, par la ressemblance qu'elle a [1004d] avec les substances divines, émeut l'âme, et en excite en elle le souvenir? Ou plutôt, sans y chercher un sens détourné, faut-il entendre tout simplement qu'entre les diverses facultés de l'âme qui ont leur siége dans le corps, la faculté de la raison et de l'intelligence est celle^qui participe le plus à la Divinité, et qui peut s'appliquer davantage aux choses divines et célestes? C'est donc par une expression assez propre qu'il lui a donné le nom d'aile, parce qu'elle élève l'âme des choses basses et mortelles à la contemplation des objets les plus sublimes.

VI.

Pourquoi Platon dit-il que l'action et le mouvement de l'air environnant (car il n'admet point de vide dans la nature), est la cause des effets produits dans les ventouses, dans la déglutition, dans la descente des corps  [1004e] graves, dans le mouvement des liquides, dans la chute de la foudre, dans l'attraction de l'ambre et de l'aimant, et dans les accords des sons (15)?


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Il paraît absurde d'attribuer à une seule et même cause tant d'effets différents. Il a bien prouvé que la respiration se fait par cette action de l'air environnant; mais pour les autres effets qui semblent, dit-il, des prodiges de la nature, et qui au fond ne sont rien, puisque ce n'est autre chose que des corps qui se poussent les uns les autres et reviennent occuper leurs places respectives, il nous a laissé à examiner, comment ils s'opèrent.

Commençons par expliquer l'effet de la ventouse. L'air qui s'y trouve renfermé et qui touche immédiatement la peau, étant très échauffé par la chaleur [1004f] du corps, et devenu plus rare que les pores du cuivre de la ventouse, s'échappe, non dans un espace vide, puisqu'il n'en existe point de tel, mais dans l'air extérieur qui environne la ventouse, et il le presse. Celui-ci pousse à son tour l'air qu'il trouve devant lui. Ainsi, de proche en proche, l'air étant pressé et cédant tour à tour à cette pression, le premier vient occuper la place que l'autre a laissée vide, [1005a] jusqu'à ce que retombant sur la peau que la ventouse a saisie, et y entrant en fermentation, il attire l'humeur dans la ventouse.

La déglutition se fait de la même manière. Les cavités de la bouche et de l'estomac sont toujours pleines d'air. Lors donc que les aliments sont poussés dans ces cavités par la langue et par les amygdales qui s'étendent, l'air comprimé dans le palais pousse celui qui le touche, et qui, cédant à son action, entraîne avec lui les aliments.

Les corps graves que l'on jette, en frappant l'air, le fendent et le divisent. L'air, dont la propriété est de gagner toujours l'espace qui est abandonné autour de lui et de le remplir, reflue par-derrière, suit le corps qui descend, et en accélère le mouvement.

[1005b] La chute de la foudre est semblable à la projection des corps graves. La matière ignée, violemment pressée par la nue, s'élance


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dans l'air, qui, étant brisé avec effort, cède à cette impulsion, et se rapprochant ensuite au-dessus de la foudre, la pousse violemment, et la force de descendre contre sa nature (16).

Quant à l'ambre, il n'attire, non plus que l'aimant ; aucun des corps qu'on lui présente, ni ceux qui sont dans leur voisinage, ne s'élancent sur eux spontanément; mais la pierre d'aimant jette hors d'elle des émanations flatueuses et fortes, par lesquelles l'air contigu étant pressé, pousse l'air qui est devant lui : celui-ci, agité circulairement, et revenant toujours occuper la place qu'il trouve vide, [1005c] pousse fortement le fer et l'entraîne avec lui. L'ambre contient une matière ignée et flatueuse qui s'exhale, quand on le frotte à la surface, parce que ses pores sont plus ouverts parce frottement, et ces exhalaisons, en se répandant au dehors, font le même effet que la pierre d'aimant ; elles attirent les plus légers et les plus secs des corps qui se trouvent auprès de l'ambre, et qui, faibles et minces, cèdent facilement à son action; car il n'a ni assez de force, ni assez de poids et d'impétuosité pour pousser une grande quantité d'air, avec laquelle il puisse, comme l'aimant, agir sur de plus grands corps et les entraîner.

Mais pourquoi l'air ne pousse-t-il ni la pierre ni le bois, et qu'il n'amène à l'aimant que le fer seul? Cette objection est commune, et à ceux qui croient que la réunion de ces deux corps a pour cause l'attraction de la pierre, et à ceux qui l'attribuent au mouvement naturel du fer. [1005d] Ce métal n'est pas d'une contexture rare comme le bois ; il n'est pas non plus aussi compacte que l'or et la pierre ; mais il a des pores, des ouvertures et des aspérités, qui, par leurs inégalités, sont propres à donner entrée à l'air ; de manière qu'au lieu de glisser sur la surface du fer, il


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est retenu dans les vides du fer, qui ne lui oppose qu'une résistance médiocre : et ainsi en retournant vers la pierre d'aimant, il pousse et entraîne le fer avec lui. Voilà les causes de ce double phénomène (17).

Par rapport au mouvement des liquides le long des terres, il n'est pas aussi facile d'expliquer comment l'action de l'air ambiant le leur imprime. Mais il faut savoir que les eaux des lacs sont stagnantes et sans mouvement, parce que l'air qui les environne et les presse de tous côtés [1005e] est immobile, et ne laisse aucun espace vide. Ainsi, l'eau qui occupe la surface des lacs et des mers, se soulève et tourbillonne quand l'air est agité, parce qu'elle suit son mouvement, et qu'à cause de ses inégalités elle coule avec lui. Quand l'air frappe l'eau par-dessus, la vague se creuse : lorsque c'est en dessous, elle s'enfle jusqu'à ce que l'air soit redevenu calme, et que l'espace qui renferme l'eau, soit tranquille. Ainsi, les eaux suivant toujours le mouvement de l'air qui leur cède, et poussées par les eaux qui surviennent, s'écoulent continuellement et ne s'arrêtent jamais. Voilà pourquoi [1005f] les fleuves grossis par des eaux abondantes ont un cours plus rapide ; mais quand leur lit est bas, ils coulent plus lentement, parce que étant plus faibles, l'air cède moins à leur impulsion, et que son mouvement n'accélère pas leur cours. Il faut nécessairement aussi que les eaux de source jaillissent à la surface de la terre, parce que l'air extérieur pénétrant dans les espaces vides qui sont dans son sein, en chasse l'eau au dehors. [1006a] Si dans une maison ombragée et où l'air soit parfaitement tranquille, on arrose le plancher, il en résulte un courant d'air, parce qu'il est chassé de sa place par la chute de l'eau qui le frappe. Car il est de la nature de ces deux substances de se presser mutuellement et de céder 


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l'une à l'autre, d'autant qu'il n'y a point de vide dans lequel l'une se trouvant placée, ne se ressente pas du changement que l'autre éprouve (18). Quant à l'harmonie, Platon lui-même a expliqué comment se font les accords des sons. Un son rapide est aigu, et un son lent est grave. Voilà pourquoi les sons aigus affectent les premiers l'oreille. Lorsqu'ils commencent à s'affaiblir et à se perdre, [1006b] si les sons graves viennent à s'y mêler, l'union des uns et des autres, et l'accord qui en résulte, causent un plaisir agréable qu'on appelle harmonie. Ce que nous avons dit précédemment prouve que I'air est l'instrument elle canal de cette sensation; car la voix est l'impression que l'organe de l'ouïe reçoit de l'air, qui, frappé et mis en mouvement par un corps quelconque, frappe à son tour le tympan de l'oreille. Si le coup qu'il donne est fort, le son est aigu ; si le mouvement est faible, le son est plus doux. L'air frappé avec force et avec roideur arrive le premier à l'oreille, et pendant qu'il revient sur lui-même, il rencontre l'air dont l'action est plus lente, et qui lui communique son impression, qu'il porte avec lui jusqu'à notre organe.

VII.

Pourquoi Platon dit-il, dans son Timée, que les âmes ont été formées sur la terre, sur la lune et les autres instruments du temps?

[1006c] Croyait-il que la terre avait le même mouvement que le soleil, la lune et les cinq autres planètes qu'il appelle les instruments du temps, à cause de leurs révolutions, et pensait-il qu'il ne faut pas se figurer que la terre soit immobile, et comme attachée sur l'axe du monde, mais qu'elle fait une révolution entière autour de cet axe,


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comme Aristarque et Séleucus l'ont depuis montré (19). Il est vrai que le premier de ces philosophes l'a seulement supposé, et que l'autre l'a affirmé d'une manière positive. Au reste, Théophraste raconte que Platon, dans sa vieillesse, se repentit d'avoir placé la terre au centre du monde, place qui ne lui convenait pas. [1006d] Ou comme ce sentiment est contraire à plusieurs opinions ouvertement soutenues par Platon, faut-il, par un léger changement dans le texte, substituer le datif au génitif; lire au temps, au lieu du temps, et entendre par les instruments du temps, non les astres eux-mêmes, mais les corps des animaux ; ainsi Aristote a défini l'âme, l'acte d'un corps naturel organisé, et qui a la vie en puissance ? Alors le sens du passage de Platon serait, que les âmes ont été semées en un espace de temps, dans des corps organisés d'une manière convenable. Mais cette interprétation est encore contraire à son opinion; car il a dit, et en plus d'un endroit, que les astres sont les instruments du temps, et que le soleil lui-même [1006e] a été fait avec les autres planètes pour distinguer et conserver les intervalles du temps.

Il est donc plus conforme au sentiment de Platon, d'entendre que la terre est l'instrument du temps, non qu'elle soit en mouvement, comme les astres, mais parce que étant fixée à la même place, elle marque le lever, le coucher des astres qui font leur révolution autour d'elle; et c'est par leur lever et leur coucher que sont déterminées les premières mesures du temps, c'est-à-dire le jour et la nuit ; voilà pourquoi il appelle la terre la gardienne et l'auteur véritable de la nuit et du jour. Ainsi les styles des cadrans solaires qui, toujours immobiles, ne suivent pas la progression de l'ombre, sont néanmoins les instruments et les mesures du temps ; ils représentent la terre, dont l'ombre


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nous dérobe la lumière du soleil, qui se meut autour d'elle, comme le dit Empédocle :

La terre en s'opposant à l'astre qui nous luit
Couvre notre horizon des ombres de la nuit.

[1006f] Voilà comme on peut expliquer ce passage de Platon.

Peut-être aussi qu'il paraîtra ridicule et absurde de dire que le soleil, la lune et les planètes aient été faits pour distinguer les temps. Car le soleil est l'astre le plus grand en dignité, et Platon lui-même, dans sa République, l'appelle le seigneur et le roi de l'univers sensible, [1007a] comme le bien essentiel l'est du monde intelligible. Le soleil est sa production, il fait exister et paraître les choses visibles, comme le souverain bien fait exister et connaître les substances intelligibles. Or, il ne paraît ni raisonnable ni décent de prétendre qu'un dieu qui a une telle nature et une si grande puissance, soit un instrument du temps et qu'il mesure sensiblement la différence de lenteur et de vitesse qu'ont entre elles les huit sphères célestes. Ceux donc que troublent ces considérations croient par erreur que le temps, suivant la définition qu'en donne Aristote, est la mesure du mouvement et qu'il est le nombre à raison de l'antériorité et de la postériorité, ou qu'il est la quantité dans le mouvement, comme l'a défini Speusippe, [1007b] ou l'intervalle du mouvement et rien autre chose, comme le disent les stoïciens, qui le définissent par un de ses accidents, sans considérer ni son essence ni sa faculté, que Pindare semble avoir assez bien comprises lorsqu'il dit :

Le temps surpasse seul tous les êtres célestes.

Pythagore, interrogé sur la nature du temps, dit qu'il était l'âme du ciel (20) ; car le temps n'est ni une affection


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ni un accident d'un mouvement quelconque, mais la cause, la puissance et le principe de la proportion et de l'ordre qui conservent tous les êtres créés, qui font mouvoir la nature animée de l'univers, ou plutôt [1007c] cette proportion et cet ordre même en mouvement s'appellent le temps,

Qui sans bruit s'avançant dans sa marche paisible,
Règle avec équité tout ce monde visible.

Car la substance de l'âme, suivant les anciens, est un nombre qui se meut lui-même.

C'est pourquoi Platon a dit que le temps avait été produit avec le ciel, mais que le mouvement avait précédé la naissance du ciel lorsque le temps n'existait pas encore, qu'il n'y avait ni ordre, ni mesure, ni distinction, mais seulement un mouvement déterminé, qui était comme la matière du temps privée encore de forme et de figure. Quand enfin la nature eut formé la matière, en lui donnant la couleur et la figure, et qu'elle eut assigné au mouvement ses révolutions, elle fit de l'une le monde et de l'autre le temps, qui sont tous deux les images de Dieu, [1007d] le premier celle de sa substance, et l'autre, par son mouvement, l'est de son éternité, comme dans la génération le monde est un dieu créé. Ce philosophe croit donc que le monde et le temps ont commencé et finiront ensemble, si toutefois ils doivent jamais périr. Il est impossible que ce qui a été produit existe séparément du temps, comme ce qui est intelligible ne peut exister sans l'éternité, s'il doit toujours durer, et que ce qui a été engendré ne doive jamais se dissoudre. Le temps donc ayant une connexion et une affinité nécessaires avec le ciel, il n'est pas


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simplement un mouvement, mais, comme je l'ai déjà dit, un mouvement accompagné d'ordre qui a sa mesure, ses termes et ses révolutions, dont le soleil est comme l'inspecteur et [1007e] le surveillant; il les détermine, les dirige, rend sensibles les changements qu'ils éprouvent, et distingue les saisons de l'année, qui, suivant Héraclite, produisent toutes choses. Ainsi cet astre est le coopérateur du premier et du maître de tous les dieux, non dans les choses ordinaires et communes, mais dans les opérations les plus grandes et les plus importantes.

VIII.

Platon, dans sa République, en discourant sur les facultés de l'âme, ayant très bien comparé l'accord de ces trois facultés, la raisonnable, l'irascible et la concupiscible, à la connaissance de l'octave, dont l'intervalle est rempli par la mèse, l'hypate et la nète, on peut demander s'il a placé au milieu la faculté raisonnable ou l'irascible, car il ne s'est pas bien expliqué là-dessus (21). 

 L'ordre dans lequel ces facultés [1007f] sont placées semble exiger que la partie irascible soit dans le lieu le plus élevé,-désigné par l'hypate, nom que les anciens donnaient à tout ce qui était le premier et au-dessus de tout. Aussi Xénocrate appelle-t-il Jupiter Hypate celui qui réside parmi les substances dont la nature est toujours la même, et Jupiter Néate celui qui préside aux êtres sublunaires (22). Avant lui Homère avait nommé le dieu suprême


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l'hypate des rois. [1008a] C'est avec sagesse que la nature a donné la place la plus élevée à la faculté la plus parfaite, et qu'elle a mis le siége de la raison dans la tête pour y être comme le guide et le conducteur de l'homme ; qu'au contraire elle a relégué au loin dans le lieu le plus bas la faculté concupiscible. Les lieux inférieurs s'appellent néates, comme le prouvent les dénominations qu'on donne aux morts. Quelques uns même veulent que le vent qui souffle des lieux bas et obscurs de la terre soit, pour cette raison, appelé Notus. Puis donc que la partie raisonnable de l'âme est autant opposée à la partie concupiscible que le premier l'est au dernier et le plus haut au plus bas, il n'est pas possible que la raison, qui est la première et la plus élevée de nos facultés, soit autre chose que l'hypate. Car ceux [1008b] qui lui attribuent la mèse (ou le milieu), comme à la faculté principale, ne voient pas qu'ils ôtent à l'hypate le droit d'occuper la place la plus distinguée, laquelle ne saurait convenir ni à la colère ni à la cupidité ; car ces deux facultés sont faites pour obéir à la raison et pour la suivre, non pour la commander ou pour la précéder. D'ailleurs la place la plus naturelle de la colère est au milieu des deux autres, puisque la raison ne doit que commander, et que le partage de la colère est tout à la fois d'obéir à la raison et de commander à la cupidité, de la châtier même lorsqu'elle se révolte contre la raison. Comme dans la grammaire les semi-voyelles tiennent le milieu entre les consonnes [1008c] et les voyelles, parce qu'elles rendent plus de son que les premières et moins que les secondes, de même dans l'âme humaine la faculté irascible n'est pas uniquement livrée à la passion, mais elle a souvent la perception du bien, qui se joint en elle au désir de réprimer et de punir la cupidité. Platon lui-même, en comparant l'âme à un attelage de


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deux chevaux et au cocher qui les guide, désigne évidemment par le cocher la faculté raisonnable. Entre les deux chevaux, celui qui représente la cupidité, naturellement indocile et revêche, a les oreilles velues, il est sourd à la voix du cocher et n'obéit qu'avec peine au fouet et à l'aiguillon. Celui qui est l'image de la colère obéit le plus souvent à la raison, et quelquefois même il la seconde (23). Comme dans cet attelage ce n'est pas [1008d] le cocher qui tient le milieu en vertu et en puissance, mais l'un des chevaux, qui vaut moins que le conducteur et qui est meilleur que son compagnon, de même dans l'âme, Platon n'a pas assigné la place du milieu à la faculté principale, mais à celle qui est plus sujette aux passions que la première, et qui est plus raisonnable que la troisième. Cet ordre conserve la proportion de la consonnance que la partie irascible a avec la partie raisonnable, qui est l'accord de l'hypate au diatessaron (ou la quarte), et avec la partie concupiscible, qui est l'accord de la nète au diapente (ou la quinte). Mais la proportion de la faculté raisonnable à la concupiscible est de l'hypate à la nète, c'est-à-dire le diapason (ou l'octave.) Mais si on place la raison au milieu, [1008e] la colère sera trop éloignée de la cupidité ; et cependant quelques philosophes, fondés sur une sorte de ressemblance, ont cru que ces deux facultés étaient une seule et même chose (24). Combien n'est-il pas ridicule de vouloir attribuer aux places mêmes le premier rang, le milieu et le dernier, lorsque nous voyons que dans la lyre l'hypate occupe la première et la plus haute place, et que dans la flûte, elle est à la plus basse et à la dernière? D'ailleurs en quelque endroit de la lyre que la mèse soit placée, elle rend toujours un même son qui est plus aigu que l'hypate et plus grave que la nète.


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Les yeux ne sont pas situés de même dans tous les animaux, mais, en quelque lieu qu'ils soient placés, ils sont l'organe naturel de la vue.

Un pédagogue, [1008f] soit qu'il marche devant ou derrière son enfant, le conduit toujours; et ce chef des Troyens,

Qui tantôt conduisait les premiers combattants,
Et tantôt se plaçait parmi les derniers rangs,

dans l'un et l'autre cas, était toujours le premier et avait la principale puissance. De même il ne faut pas fixer le rang des facultés de l'âme par la place qu'elles occupent ni par les noms qu'elles portent, mais par leur puissance et par la proportion qu'elles ont entre elles. [1009a] En effet, que la raison occupe dans le corps humain la première place, c'est une chose accidentelle ; mais elle a la première et la principale puissance, et elle est à l'égard de la partie concupiscible dans le, rapport de la mèse à l'hypate, et avec la partie irascible dans la proportion de la nète. Elle tend et relâche tour à tour leurs ressorts, elle établit entre elles l'accord et l'harmonie, en retranchant l'excès de l'un et de l'autre, et en empêchant aussi qu'elles ne s'appesantissent et ne tombent dans l'engourdissement ; car c'est dans un juste milieu que consistent la modération et la symétrie. Ou plutôt c'est une imperfection que de mettre dans les passions ces milieux de la faculté raisonnable qui sont appelés les substances sacrées [1009b] qui lient les extrêmes avec la raison, et sont liées entre elles par le moyen même de la raison ; car dans l'attelage de Platon, le meilleur des deux chevaux n'est pas placé au milieu, et le cocher ne conduit pas le char de la place la plus élevée ; mais le milieu est plutôt dans l'inégalité de la vitesse et de la lenteur des deux chevaux. De même la force de la raison, quand elle résiste aux passions qui se laissent emporter à des mouvements immodérés et qu'elle les range, pour ainsi dire, autour d'elle-même dans une juste propor-


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tion, y établit entre elles cette modération qui tient le milieu entre le défaut et l'excès.

IX.

Pourquoi Platon a-t-il dit que le discours est composé de noms et de verbes (25)?

Il semble par là compter pour rien toutes les autres parties du discours qu'Homère, par une recherche assez puérile, renferma dans un seul vers (26), où l'on trouve un pronom, un participe, un nom, un verbe, une préposition, un article, une conjonction et un adverbe. Car la particule δὲ est là pour la préposition εἰς; (dans) ; en sorte que ce mot κλισίηνδε (dans la tente) est dit dans le même sens qu'ἀθήναζε (à Athènes).

Que dirons-nous donc pour la défense de Platon? Est-ce que les anciens appelaient discours ce qu'on a depuis nommé énoncé d'une proposition, ou axiome, lequel, sitôt qu'il est proféré, exprime toujours le vrai ou le faux ? Il est composé d'un nom et d'un verbe, dont le premier est appelé par les dialecticiens, le sujet, et l'autre, l'attribut. Lorsqu'on nous dit : Socrate enseigne, ou bien : Socrate se tourne, nous disons tout de suite, sans avoir besoin d'autre chose, que l'un est vrai, et que l'autre est faux. Il est vraisemblable que les hommes, dès l'origine, eurent besoin de la voix et d'un langage articulé pour se communiquer et s'expliquer mutuellement leurs actions, pour désigner ceux qui les avaient faites, pour exprimer leurs passions et les personnes qui en étaient l'objet. Puis


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donc, comme l'a dit Platon lui-même, que le verbe exprime clairement les actions et les affections humaines, et que le nom désigne les personnes qui font les unes et qui éprouvent les autres', il paraît que. ces deux parties d'oraison sont les seules qui désignent ces choses. Pour les autres parties, on pourrait dire qu'elles ne les expriment pas. Par exemple, les gémissements et les lamentations des acteurs, souvent même leur sourire et leur réticence, donnent plus d'emphase au discours ; mais ils ne sont pas l'expression nécessaire des choses, comme le nom et le verbe ; ils n'ont qu'une signification accessoire qui met de la variété dans le langage, comme on diversifie les sons des lettres en y ajoutant des esprits et des accents, en les faisant longues ou brèves; ce qui ne constitue point de nouvelles lettres, mais des accidents, des affections et des variétés de celles qui existent déjà; c'est ce qu'on voit évidemment chez les anciens, à qui seize lettres ont suffi pour parler et pour écrire.

Prenons garde d'ailleurs au vrai sens des paroles de Platon ; il ne dit pas que le discours est formé par les noms et les verbes, mais qu'il est formé de noms et de verbes. Ne faisons pas comme celui qui blâmerait quelqu'un de ce qu'en parlant d'une drogue composée de cire et de galbanum, il aurait oublié le feu et le vase où elle a été faite; n'allons pas de même reprocher à Platon d'avoir omis les conjonctions, les prépositions et les autres termes de cette espèce ; car le discours n'est pas composé de ces sortes de parties, mais il l'est par leur moyen, et il ne peut exister sans elles. Celui qui dit battre, être battu, ou bien Socrate, Pythagore, nous donne à entendre et à penser quelque chose. Mais, s'il prononçait seulement car, mais, il ne porterait à l'esprit aucune idée de corps ou de chose. Si ces mots ne sont accompagnés ni de verbes ni de noms, ils ne seront que des sons vagues et de vains bruits ; car ni par eux-mêmes, ni joints avec d'autres sem-


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blables, ils ne peuvent rien signifier. Nous aurons beau mêler et unir ensemble des conjonctions, des articles et des prépositions, pour tâcher d'en faire un discours suivi, nous ne formerons que des sons confus, et non un langage véritable. Mais dès qu'un nom est joint avec un verbe, il en résulte aussitôt un discours lié, un langage intelligible. Aussi quelques uns ne regardent-ils que ces deux sortes de mots comme des parties d'oraison, et c'est peut-être ce qu'Homère a voulu faire entendre lorsqu'il a dit en plusieurs endroits : Il parla, il prononça ces mots. Par le terme ἔπος;, il désigne le verbe, comme dans ce
vers :

Femme, votre discours m'a vivement blessé.

Et ailleurs :

Recevez mes adieux, respectable étranger;
Si rien dans mon discours avait pu vous blesser,
Que le vent pour jamais bien loin de vous l'emporte.

Ce n'est ni une conjonction, ni un article, ni une préposition qui blessent et qui affectent vivement le cœur : c'est un verbe, lorsqu'il exprime une action honteuse, inspirée par une passion condamnable. Voilà pourquoi pour blâmer ou pour louer les poètes et les autres écrivains, nous disons : Un tel emploie des mots attiques et bien choisis; cet autre use d'expressions triviales. Mais on ne dira jamais qu'Euripide et Thucydide ont écrit en articles attiques, ou qu'ils en ont employé de mauvais.

Eh quoi ! dira-t-on, ces autres parties d'oraison ne servent de rien dans le discours? Au contraire, elles y sont ce que le sel est pour les aliments et l'eau pour le pain. Evenus disait que le feu était le meilleur des assaisonnements; cependant ni le feu ni le sel ne sont essentiels aux aliments, mais nous ne pouvons nous passer de ceux-ci. Il en est de même de .ces parties d'oraison qui ne sont


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pas absolument nécessaires au discours. On le voit en particulier dans la langue latine, dont presque toutes les nations font usage aujourd'hui. Elle a supprimé toutes les prépositions, à l'exception d'un petit nombre, et elle n'use d'aucun article que pour l'ornement du discours. Et il ne faut pas s'en étonner, puisque Homère, qui surpasse tous les autres poètes par la beauté de ses vers, ne joint des articles qu'à très peu de noms, comme on met des anses à des vases qui ne peuvent s'en passer, ou des panaches à des casques. Aussi remarque-t-on les vers où il en a fait usage, tels que ceux-ci :

Entre tous ces guerriers, un si puissant langage
Du fils de Télamon excita le courage.

Et cet autre :

Il voulait de ce monstre éviter la poursuite (27).

Il y en a quelques uns de ce genre, mais dans une infinité d'autres, la suppression des articles n'ôte rien à la phrase de sa clarté ni de son élégance. Il n'est point d'animal, ni d'instrument, ni d'arme, ni aucune autre espèce de chose que la privation d'une de ses parties rende plus belle, plus agréable ou plus agissante. Au contraire, dans le discours, quand on supprime les conjonctions, la phrase acquiert plus de véhémence, plus de persuasion, comme dans ces vers :

Elle en prend un tout vif, un autre frais blessé;
Un autre est sans blessure; un quatrième expire,
Et tous hors du combat la déesse les tire.

Tel est encore ce passage de Démosthène dans son oraison contre Midias: «Un homme qui en frappe un autre peut faire bien des choses dont celui qui a été battu ne


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saurait en rendre une grande partie par son geste, son regard, sa voix, quand cet homme l'a outragé, quand il Ta traité en ennemi, quand il t'a accablé de coups de poing, quand il l'a frappé sur la joue. Voilà ce qui émeut, voilà ce qui transporte hors de soi lés hommes qui ne sont pas accoutumés aux outrages (28). » Et plus loin :« Midias se conduit autrement. Depuis ce jour, il est toujours dans la tribune, il injurie, il crie sans cesse, il obtient les suffrages du peuple. Midias Anagyrasien est proclamé, il loge chez lui les députés de Plutarque (29), il connaît les secrets de ce traître ; Athènes ne peut plus le contenir (30). »

Voilà pourquoi ceux qui traitent des figures de rhétorique recommandent fort l'usage de celle qu'ils appellent asyndète (31) ; et ils blâment les écrivains qui, trop esclaves des règles ordinaires, ne retranchent jamais aucune conjonction, et par là rendent leur style lâche, pesant, dénué d'intérêt, parce qu'il manque de variété. De ce que les dialecticiens ont besoin de ces conjonctions pour lier, enchaîner et distinguer leurs propositions, comme les cochers ont besoin de joug pour atteler leurs chevaux, et comme il fallut à Ulysse des joncs pour attacher les moutons du Cyclope, il ne s'ensuit pas que ces particules soient des parties d'oraison, mais seulement des moyens de liaison, comme leur nom même l'exprime, et qui servent à unir non tous les mots d'une phrase', mais seulement ceux qui ne sont pas énoncés simplement. Autrement il faudrait dire que la courroie dont un ballot est


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Hé, ou la colle qui attache les feuillets d'un livre, en font partie, ou que les distributions d'argent font partie du gouvernement, comme Démade disait que l'argent qu'on donnait au peuple pour assister aux jeux était la colle du gouvernement populaire (32). Et quelle est la conjonction qui ne fasse qu'une proposition de plusieurs, en les liant et les unissant ensemble aussi intimement que le marbre fondu au feu lie le fer? Cependant on ne dit pas pour cela que le marbre fasse partie du fer, quoique ces corps, ainsi fondus et mêlés ensemble, ne fassent de plusieurs matières qu'une substance commune. Pour les conjonctions, il y a des gens qui croient qu'elles ne font pas un seul tout des parties qu'elles unissent, mais qu'elles forment une espèce d'énumération, comme si on comptait par ordre une suite de jours. Quant aux autres parties d'oraison, il est évident que le pronom est une espèce de nom, moins encore en ce qu'il se décline comme le nom, que parce qu'il désigne naturellement et d'une manière très propre des choses précédemment déterminées. Car je ne vois pas que celui qui nomme Socrate le désigne plus expressément que celui qui dit cet homme en montrant Socrate. Le participe, qui est comme un mélange du nom et du verbe, n'est proprement rien par lui-même, non plus que ces noms communs qui conviennent aux mâles et aux femelles ; mais il se construit avec les noms et avec les verbes; il tient à ceux-ci par les temps, et aux premiers par les noms. Les dialecticiens les appellent réfractés, comme ayant la force de noms et d'appellations ; ainsi on dit un militant pour un militaire ; un aimant pour un amoureux. Les prépositions, qui sont moins des mots véritables que des accompagnements de mots, peuvent être comparées aux pana-


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ches des casques, aux bases et aux piédestaux des statues. Prenez garde même qu'elles ne soient plutôt des parties et des fragments de mots, comme ceux qui écrivent très vite ne forment pas les lettres tout entières et n'en donnent que des abréviations. Par exemple, ces deux mots ἐμβῆναι et ἐκβῆναι, dont l'un signifie entrer, et l'autre sortir, sont manifestement deux abréviations de ἐντὸς βῆναι, aller dedans, et de ἐκτὸς βῆναι aller dehors. Προγένεσθαι est une syncope de πρότερον γένεσθαι, être devant,  κατίζειν de κατωίζειν, s'asseoir au-dessous. Ainsi λιθοβολεῖν et τοιχωρυχεῖν sont pour λίθους βάλλειν, jeter des pierres, et τοίχους ὁρύσσειν, saper des murs. Ces abréviations ont été faites pour parler plus vite et avec plus de précision. Chacun de ces mots est donc de quelque usage dans le discours ; mais ils ne sont pas pour cela des parties et des éléments d'oraison. Il n'y a, comme on l'a déjà dit, que le nom et le verbe qui forment dans la phrase cette première liaison qui contient le vrai ou le faux, nommée par les uns proposition, par d'autres axiome (33), et que Platon appelle discours.

FIN DU QUATRIÈME VOLUME.
 


(01) Le Théétète est un dialogue de Platon dans lequel Socrate, avec plusieurs interlocuteurs, parmi lesquels est un jeune homme nommé Théétète, qui aime à s'instruire, examine ce que c'est que la science, quels en sont les avantages et les effets, comment elle s'acquiert, et combien est vainc la confiance qu'on a dans les sciences humaines.

(02) Les sophistes dont parle ici Plutarque étaient des hommes vains et présomptueux qui, se parant d'une fausse sagesse, abusaient de leur talent pour pervertir l'usage de la parole, pour remplir les esprits de vaines subtilités, et corrompre les cœurs par une morale toute favorable aux passions. Socrate était le fléau de ces hommes arrogants, dont il démasquait les vices et combattait les erreurs ; il en fut aussi la victime, car rien n'est plus intolérant que cette fausse philosophie, quand elle voit la sagesse et la venu dévoiler ses artifices et lui arracher le masque dont elle couvrait sa corruption secrète. 

(03) Cette maxime n'est vraie que pour les esprits faux ou prévenus.

(04) Diodore de Sicile, tom. I, chap. 95, attribue ce mol à Amasis, roi d'Égypte.

(05) C'est un vers de Théognis, poète élégiaque.

(06) Par les dieux engendrés, Platon entend avec Timée le monde et ses différentes parties, c'est-à-dire toutes les sphères, depuis celle des étoiles exclusivement, jusqu'au centre de la terre. Ces philosophes les supposaient animées, et leurs âmes étaient formées d'une portion de la substance même de l'âme divine.

(07) Plutarque copie ici Platon, qui lui-même n'a fait que suivre Timée.

(08) Platon, tom. IIl,  pag. 210, d'où Plutarque a pris ce qu'il dit ici presque mol à mot.

(09) Cette doctrine de Platon se trouve fréquemment dans ses ouvrages et en particulier dans son Xe livre des Lois.

(10) Voyez le Timée de Platon.

(11) On voit par ce passage, dans lequel Plutarque copie plusieurs textes de Platon, que ce philosophe distinguait entre la matière et le corps. Par la première, il entendait la substance matérielle conçue, sans ordre, sans forme et sans figure ; et par le corps, cette même matière revêtue de forme et organisée. Il est bon de dire aussi que souvent Platon, par ce mot matière, entend le récipient et, pour ainsi dire, la matrice de tous les êtres qui ont été produits et qui frappent nos sens ; invisible par elle-même et informe, elle est capable de [recevoir en soi tout ce qui peut exister.

(12) Aristote, dans le second livre du Ciel, chap. 4, dit que toute figure plane est contenue dans des lignes droites ou dans des lignes courbes ; que la première espèce est formée de plusieurs lignes, et l'autre d'une seule; or, en toutes choses, ce qui est un précédant ce qui est composé, il s'ensuit que le cercle est la première des figures planes. 

(13) Ceci est emprunté d'Aristote ; il dit que l'unité est une substance qui n'est pas posée, ce qui signifie sans doute qu'elle n'est que dans la pensée, au lieu que le point est une substance posée, c'est-à-dire qui est écrite ou tracée.

(14) Voici le passage entier tel qu'il est dans l'endroit du Phèdre cité : La propriété de l'aile est d'élever les corps graves dans les régions supérieures, où habitent les êtres célestes. De tout ce qui est autour du corps, l'ame est ce qui participe le plus à la Divinité. C'est ainsi que Serranus, interprète latin de Platon, l'a traduit. On voit, par la suite du texte et par l'explication que Plutarque va donner, qu'il s'agit de l'élévation de l'âme vers les beautés célestes; et c'est ce qui m'a déterminé à suivre ce sens, quoique l'autre put d'ailleurs être justifié.

(15) Voyez le Timée de Platon.

(16) La nature et la cause de la gravité ne sont guère plus connues aujourd'hui que du temps de Plutarque.

(17) Les connaissances des anciens étaient bornées sur les effets de ce phénomène, qui, entre les mains des modernes, a produit des expériences si belles, si variées et si importantes.

(18) La théorie du mouvement des liquides était peu connue du temps de Plutarque.

(19) Aristarque de Samos fut un des plus célèbres astronomes de l'école d'Alexandrie. Il vivait vers la cent trentième olympiade.

(20) Pythagore disait que le temps est la sphère qui environne le monde, et par cette sphère, il entendait vraisemblablement l'âme du monde; car on a vu dans la seconde de ces questions, que Dieu ayant placé l'âme au centre du monde, l'avait distribuée dans toute son étendue, de manière qu'elle enveloppe au dehors tout l'univers. Aussi quelques interprètes substituent-ils ici le nom de monde à celui du ciel.

(21) Voyez le IVe livre de la République. 

(22) Par Jupiter, les anciens désignaient souvent l'air. Ainsi le Jupiter Hypate signifiait l'air le plus élevé, ou l'éther, et le Jupiter inférieur marquait l'air sublunaire. Les philosophes divisaient l'univers en deux parties, dont l'une s'étendait depuis la dernière circonférence extérieure du monde jusqu'à la lune ; elle contenait les sphères célestes, dont la nature est toujours la même, c'est-à-dire qui ne sont sujettes à aucun changement, et qui sont environnées d'un fluide très léger nommé éther. L'autre allait de la lune jusqu'à la terre, ut les êtres qu'elle renfermai! étaient sujets à beaucoup de vicissitudes; et le fluide qui les entourait était l'air, beaucoup moins subtil que l'éther, et qu'ils appelaient Jupiter Néate, ou inférieur.

(23)  Voyez le Phèdre de Platon, où cette comparaison est très développée. 

(24) Les mois mêmes qui expriment en grec ces deux facultés ont une racine commune, parce qu'en effet elles ont un rapport naturel.

(25) Voyez dans le tome 1er des œuvres de Platon, deux dialogues, le Sophiste et le Cratylus, où cette question est développée dans le plus grand détail.

(26) Ce vers d'Homère est dans le 1er livre de l'Iliade, vers 185; je ne l'ai point traduit, parce que seul il ne fait point un sens complet, el que d'ailleurs il était impossible d'y conserver, comme dans le grec, toutes les parties d'oraison.

(27) Dans ces deux passages, l'article joint au nom d'Ajax et au mot monstre, donne plus de force à l'expression, et fixe l'attention du lecteur sur la personne qui a fait l'action, ou sur la chose dont on parle.

(28) Voyez Démosthène contre Midias.

(29) Plutarque d'Érétrie, ville d'Eubée, serré de près par Philippe, déjà maître d'une partie de l'île, députa vers les Athéniens pour leur demander du secours. Les Athéniens lui envoyèrent quelques troupes sous la conduite de Phocion; mais Plutarque, payant d'ingratitude ses bienfaiteurs, conspira contre eux et voulut les repousser à force ouverte. Cette trahison imprévue n'étonna point Phocion, il poursuivit son expédition, gagna une bataille et chassa Plutarque d'Érétrie.

(30) Démosthène adv. Midiam

(31) C'est-à-dire, qui supprime les conjonctions.

(32) On peut dire qu'à Athènes cette distribution d'argent fut une peste populaire qui corrompit et fit périr la république. Voyez Démosthène dans ses Olynthiennes et ses Philippiques.

(33) Ce mot, que nous trouvons souvent dans les anciens, avait chez eux, le plus souvent, une autre signification que dans notre langue ; il veut dire proprement dignité, grandeur. Les dialecticiens eu faisaient un usage fréquent, mais ils ne lui donnaient pas tons la même acception. Proclus, dans son second livre sur le premier livre des Éléments d'Euclide, dit que les stoïciens et les péripatéticiens le prenaient dans des sens différents. Les premiers entendaient par axiome une énonciation vraie ou fausse, composée seulement d'un nom et d'un verbe, et qui présente un sens complet; telles sont ces propositions : Socrate lit, Platon marche. Cicéron l'a traduit plusieurs fois dans cette acception. Chez les disciples du Lycée,l'axiome était une de ces propositions qui servent de principe aux démonstrations, et qui n'ayant pas de moyen terme, ne peuvent être elles-mêmes démontrées; elles frappent l'esprit par leur évidence, et entraînent la conviction. De ce nombre sont les propositions suivantes : Le tout est plus grand que sa partie. Deux choses égales chacune à une troisième sont égales entre elles. C'est toujours dans ce sens que nous prenons le mot axiome.