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TABLE DES MATIERES DE PLUTARQUE

 

 

 

 

PLUTARQUE

 

OEUVRES MORALES

 

DE LA CRÉATION DE L'ÂME

 

D'APRÈS LE TIMÉE DE

 

 PLATON.

 

texte grec

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OEUVRES

MORALES

DE PLUTARQUE.

TOME V.


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TYP. LACRAMPE ET COMP., RUE DAMIETTE, 2.


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OEUVRES

MORALES

DE PLUTARQUE,

TRADUITES DU GREC

PAR RICARD.

TOME CINQUIÈME.

A PARIS,

CHEZ LEFÈVRE, ÉDITEUR,

RUE DE L'ÉPERON, 6;

CHEZ CHARPENTIER, ÉDITEUR,

RUE DE SEINE, 29.

1844.


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DE LA CRÉATION DE L'ÂME

D'APRÈS LE TIMÉE DE PLATON.

PRÉFACE DU TRADUCTEUR.

Ce traité, le plus difficile de tous cens qui composent le recueil des Oeuvres morales de Plutarque, a pour objet de développer les principes d'après lesquels Platon a voulu expliquer la formation de l'âme du monde. Ce philosophe n'avait fait lui-même que commenter les idées de Timée de Locres sur cette matière; et il a donné le nom de ce célèbre pythagoricien au plus beau comme au plus fameux de ses dialogues, dans lequel il examine cette question importante. Timée était né à Locres, ville d'Italie dans la grande Grèce, environ cinq cents avant Jésus-Christ. L'ouvrage qu'il avait composé sur l'âme du monde ne nous a été conservé que par le soin que Proclus a eu, lorsqu'il a commenté le traité de Platon, de placer à la tête de son commentaire le texte original sur lequel Platon avait travaillé. Mais les idées du philosophe locrien sont en général simples, claires et concises ; son commentateur, en voulant l'embellir, en a corrompu la simplicité. La doctrine des nombres harmoniques, sur laquelle est fondé en grande partie, le développement rte son système, y jette une telle obscurité, qu'en .bien des endroits il est inintelligible. Les anciens eux-mêmes en jugeaient ainsi, et j'ai déjà rapporté le mot de Cicéron, qui, parlant a Atticus de quelque chose qu'il n'avait pu comprendre, lui dit qu'il l'a trouvé plus obscur que les Nombres de Platon.

Le traité de Plutarque n'est, en bien des endroits, ni moins obscur ni moins hérissé d'épines que l'ouvrage qu'il se propose


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d'éclaircir. Je n'entreprendrai point d'expliquer toutes les difficultés qu'il renferme; ce serait me jeter dans un labyrinthe inextricable. Chalcidius et Proclus, qui nous ont laissé de très longs commentaires sur le Timée de Platon, sont loin de nous y avoir tout fait entendre; et la doctrine des nombres harmoniques reste toujours pour nous une énigme dont vraisemblablement nous n'aurons jamais la solution, faute d'en connaître assez les éléments et les bases. Je me contenterai donc de joindre à ma traduction les notes qui me paraîtront indispensables. 


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OEUVRES

MORALES

DE PLUTARQUE.

DE LA CRÉATION DE L'ÂME

D'APRÈS LE TIMÉE DE PLATON.

Plutarque à ses deux fils, Autobule et Plutarque, salut (01).

(1012b) Puisque vous avez souhaité que je réunisse en un seul écrit ce qui se trouve répandu dans plusieurs de mes ouvrages sur le sentiment de Platon par rapport à l'âme, tel du moins que je l'ai conçu, je me suis conformé à vos désirs. Mais comme cette discussion, difficile en soi, demande d'ailleurs une grande réserve, parce que je suis sur ce point d'une opinion contraire à la plupart des sectateurs de Platon, je rapporterai d'abord le texte de ce philosophe tel qu'on le lit dans le Timée.

« De la substance indivisible, qui, toujours la même, n'est sujette à aucun changement, et de celle qui est divisible dans les corps, Dieu fit un mélange, (1012c) d'où résulta une troisième substance intermédiaire entre les deux précédentes (02), et qui tient de la nature de la substance indi-


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visible et de celle qui est divisible dans les corps. Il prit ensuite ces trois substances ; il les mêla ensemble pour n'en faire qu'une seule essence, et força la nature de l'être changeant à se prêter, malgré sa répugnance, à son mélange avec la nature de l'être toujours le même. Après les avoir mêlées toutes les trois et n'en avoir fait qu'une seule, il divisa de nouveau le tout en autant de portions qu'il le jugea nécessaire, et dont chacune était un mélange des trois substances. Il commença ainsi sa division. »

Et d'abord, vouloir exposer toutes les interprétations différentes auxquelles ce passage a donné lieu, ce serait un travail (1012d) infini et superflu pour vous, qui en connaissez le plus grand nombre. Mais comme les philosophes les plus distingués ont adopté, les uns l'explication de Xénocrate, qui définissait l'âme un nombre qui se meut de lui-même (03), les autres celle de Crantor de Soli (04), qui prétendait que l'âme était un composé de la nature intellectuelle et de la nature sensible, objet de l'opinion, je crois que le développement de ces deux explications, qui ne demandent pas une discussion bien longue, nous facilitera l'intelligence de ce que nous cherchons. Ceux qui suivent Xénocrate pensent que ce philosophe n'entend par l'âme que la génération qui se fait du nombre par le mélange  (1012e) de la substance indivisible et de celle qui est divisible, que l'unité est en soi indivisible et la pluralité divisible.


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De là, disent-ils, est né le nombre, parce que l'unité borne la pluralité et met un terme à l'infinité, qu'ils appellent la dyade indéfinie. C'est pourquoi Zaratas, le maître de Pythagore (05), disait que la dyade était la mère des nombres, et que l'unité en était le père ; que les meilleurs nombres étaient ceux qui ressemblaient le plus à l'unité, laquelle cependant n'est pas encore l'âme, parce qu'il lui manque la faculté de mouvoir et d'être mue.

Mais quand la substance de l'être qui est toujours le même et celle de l'être changeant furent mêlées ensemble, comme l'une est le principe du mouvement et du changement et l'autre celui du repos, alors exista l'âme, qui n'est pas moins (1012f) la faculté d'avoir la stabilité et de la donner que celle de mouvoir et d'être mue.

Crantor, qui croit que le propre de l'âme est de juger des choses intelligibles et des choses sensibles, ainsi que des ressemblances et des différences qu'elles ont, soit en elles-mêmes, soit les unes envers les autres, dit que l'âme est composée de toutes les choses qui existent, afin (1013a) qu'elle puisse juger de toutes; et toutes les choses, selon lui, sont de quatre espèces : la nature intelligible, qui est toujours la même et toujours semblable ; la nature passible et muable, qui existe dans les corps ; la nature de l'être toujours le même, et enfin celle de l'être changeant, parce que les deux premières participent des qualités des deux autres. Tous ces philosophes croient également que l'âme n'a pas été faite dans le temps, qu'elle ne peut pas même avoir été engendrée, mais qu'elle a plusieurs facultés, dans lesquelles Platon, par une simple spéculation, résolvant sa substance, suppose, seulement de paroles, qu'elle est née et qu'elle est le résultat d'un mélange. Ils disent qu'il pensait de même sur le


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monde, qu'il savait très bien qu'il était éternel et n'avait pas été engendré ; (1013b) mais que, sentant toute la difficulté de comprendre comment il est composé et gouverné si on n'admet, dans l'origine des choses, sa génération et un concours de causes qui l'aient produit, il avait adopté cette méthode de raisonner.

Voilà en général ce que disent les platoniciens, et Eudorus (06) croit que l'une et l'autre explication ont de la vraisemblance. Mais si nous voulons en juger d'après les règles de la probabilité, et, au lieu d'exposer nos propres opinions, chercher à connaître celle de Platon, je pense que ni les uns ni les autres n'ont pris le vrai sens de la doctrine de ce philosophe. Car il n'est pas démontré que ce mélange de la substance intelligible et de la nature sensible duquel ils parlent exprime la génération de l'âme plutôt que celle de toute autre chose. Car ce monde (1013c) lui-même et chacune de ses parties sont composés de la substance intelligible et de la nature corporelle ; celle-ci a fourni la matière et le sujet, et l'autre la forme et l'espèce. La portion de matière formée par la participation et la ressemblance avec la substance intelligible devient aussitôt tactile et visible, au lieu que l'âme ne peut tomber sous aucun de nos sens. D'ailleurs, Platon n'a jamais dit que l'âme fût un nombre, mais une substance qui se meut toujours d'elle-même, et qui est le principe et la source du mouvement. Il est vrai qu'il a doué sa nature de nombre, de proportion et d'harmonie, parce qu'elle est susceptible de ces différentes propriétés, qui lui donnent la forme la plus belle. Or, ce n'est pas, ce me semble, (1013d) une même chose que l'âme soit formée d'après un nombre, ou que sa substance soit un nombre. Elle est faite avec harmonie, mais elle n'est pas pour cela une harmonie, comme


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Platon lui-même l'a prouvé dans son traité sur l'Âme (07). Ces philosophes paraissent aussi avoir ignoré ce que signifient l'être toujours le même et l'être changeant ; car ils disent que dans la génération de l'âme, le premier lui donne la stabilité et l'autre le mouvement, tandis que Platon, dans son Sophiste, suppose et détermine cinq idées distinctes, séparées l'une de l'autre, et qui sont l'être, la substance toujours la même, la substance sujette au changement, le mouvement et le repos.

Mais ces philosophes et le plus grand nombre des sectateurs (1013e) de Platon, par l'effet d'une crainte excessive, s'efforcent de détourner le sens de quelques uns de ses passages, sous prétexte que c'est une opinion horrible, et qu'on ne saurait attribuer à Platon, que de lui faire dire que le monde et son âme n'ont pas été composés de principes existants de toute éternité et qui n'eussent pas leur essence depuis un temps infini. J'en ai traité ailleurs spécialement. Il me suffira donc de dire ici que toutes ces personnes ébranlent ou plutôt détruisent absolument l'opinion que Platon a soutenue en faveur des dieux contre les athées, avec plus de vigueur que son âge ne le comportait. Car si le monde n'a pas été engendré, c'en est fait de cette assertion de Platon, que l'âme est plus ancienne que le (1013f) corps, qu'elle est le principe de tout mouvement et de tout changement, et, pour me servir de ses propres paroles, qu'elle en est en lui la première et la principale cause. Mais qu'est-ce que l'âme, et quel est le corps qu'elle précède en ancienneté? c'est ce qu'on verra par la suite. C'est faute de l'avoir connu qu'on a eu des doutes sur cette matière et qu'on a obscurci la vérité.

Je vais donc exposer d'abord mon sentiment, m'attachant, autant qu'il me sera possible, à la vraisemblance.


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Je ferai en sorte d'expliquer ce qu'il paraît avoir de contraire aux opinions reçues, ensuite j'appliquerai ma démonstration aux paroles du texte. Voici donc ce que j'en pense. Héraclite dit que

« ni aucun dieu ni aucun homme n'a fait ce monde, »

comme s'il eût craint qu'en ôtant à Dieu la génération du monde, on ne fût forcé de l'attribuer à un homme (08). Mais il vaut mieux dire poétiquement avec Platon que le monde est né de Dieu ;

« car le monde est le plus parfait des ouvrages, comme Dieu est le meilleur (1014b) des ouvriers. »

La substance et la matière dont le monde est composé n'a pas été engendrée, mais elle a toujours été soumise à l'artiste suprême afin qu'il la disposât, la mît en ordre et lui imprimât sa ressemblance autant qu'il serait possible. Ainsi le monde n'a pas été engendré de ce qui n'existait pas, mais de ce qui n'était pas bien ordonné, comme de matières déjà existantes on fait une maison, un habit, une statue. Avant la régénération du monde, ce n'était que confusion et que chaos, et ce chaos n'était pas sans quelque espèce de corps (09), ni sans mouvement et sans âme. Mais ce corps n'avait point de forme et de consistance ; ce mouvement était sans règle et sans mesure ; c'était le désordre d'une âme que lu raison ne conduit pas. Car Dieu n'a pas fait corps ce qui était incorporel, ni âme (1014c) ce qui n'était pas animé. Mais, comme un musicien qui compose les mesures et le chant ne fait ni les sons ni les mouvements, el qu'il met seulement de l'harmonie dans les sons et de la symétrie dans les mouvements, de même Dieu n'a pas donné au corps


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la tangibilité et la résistance, ni à l'âme les facultés d'imaginer et de mouvoir ; mais, ayant pris ces deux principes, l'un obscur et ténébreux, l'autre aveugle et emporté, tous deux imparfaits et indéterminés, il leur a donné l'ordre, la régularité, l'harmonie, et il en a formé l'animal le plus beau et le plus parfait, qui est le monde. La substance du corps n'est autre chose que la nature, qu'il appelle le récipient, le siège et In nourrice de tout ce qui est engendré.

Quant à la substance de l'âme, il l'appelle,  (1014d) dans son Philèbe, une infinité, une privation de nombre et de proportion qui n'a en soi ni mesure, ni terme, ni excès, ni défaut, ni similitude, ni différence. Quand il dit, dans son Timée, qu'elle est mêlée avec l'essence indivisible dans les corps, et qu'elle devient divisible dans les corps, il ne faut pas entendre que ce soit une multitude accrue par des unités ou des points, en longueur ou en largeur; car ces propriétés existent plutôt dans les corps que dans l'âme. Mais il a voulu désigner ce principe désordonné, indéfini, qui se meut de lui-même et qui a la faculté de mouvoir, qu'il appelle en plusieurs endroits nécessité, et  que dans ses lois (1014e) il nomme ouvertement une âme désordonnée et malfaisante. Elle l'était par sa nature, mais elle fut douée d'intelligence, de raisonnement et d'harmonie, afin qu'elle devint l'âme du monde (10). Car ce principe matériel, récipient universel de toutes les substances, avait de la grandeur, de l'étendue et de l'espace, mais il manquait de beauté, de forme et de proportion dans ses figures : il fut pourvu de toutes ces qualités lorsque l'ordre que Dieu y mit fit naître la terre, la mer, le ciel, les astres, les plantes, les animaux, enfin les corps et les êtres de toute espèce. Ceux qui attribuent à la ma-


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tière et non pas à l'âme ce qu'il appelle dans son Timée nécessité, et dans son Philèbe infinité de plus et de moins, d'excès et de défaut, comment entendront-ils ce qu'il dit si souvent, que la matière est sans forme (1014f) et sans figure, qu'elle est destituée de toute qualité et de toute faculté qui lui soit propre, semblable aux huiles (1015a) qui, n'ayant par elles-mêmes aucune odeur, servent de base à tous les parfums ? Car il n'est pas possible que Platon suppose que ce qui de soi est sans qualité, sans action, sans détermination quelconque, soit la cause et le principe du mal, ni qu'il l'appelle une infinité désordonnée et malfaisante, ou qu'il la nomme une nécessité qui souvent est rebelle à Dieu et rejette le frein qu'il veut lui imposer.

Car cette nécessité qui, comme il le dit dans son Politique, agite le ciel et le fait tourner en sens contraire, cette concupiscence innée et cette confusion de l'ancienne nature, qui n'était que discorde avant qu'elle eût la forme que nous lui voyons maintenant, d'où sont-elles venues, si le sujet qui en est la matière était sans aucune qualité et privé de toute cause (1015b) efficiente, surtout, l'ouvrier étant bon de sa nature et voulant, autant qu'il était possible, rendre tout semblable à lui-même ? Car, outre ces deux principes, ils n'en connaissent pas un troisième. Nous tomberons donc dans les mêmes difficultés que les stoïciens, si nous voulons introduire le mal dans le monde sans une cause précédente qui l'ait engendré. En effet, des deux principes qui existent, il n'est pas possible que celui qui est bon, ni celui qui est privé de toutes qualités, aient pu produire le mal. Mais Platon n'a pas fait comme les philosophes qui sont venus après lui, et qui, faute d'avoir connu un troisième principe, une troisième cause intermédiaire entre Dieu et la matière, ont admis cette opinion absurde qui fait venir accidentellement et comme par hasard le mal de je ne sais quel principe. Ils ne veillent pas accorder à Épicure (1015c) la plus légère décli-


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naison d'un seul atome, sous prétexte qu'il fait produire un mouvement par une cause qui n'existe pas (11). Et eux-mêmes, ils prétendent que tant de vices et de crimes, tant d'infirmités et d'imperfections corporelles naissent naturellement l'un de l'autre, sans qu'il y en ait aucune cause efficiente.

Ce n'est point là le sentiment de Platon. Il refuse à la matière toute qualité, et il rejette bien loin de Dieu tout principe de mal. Voici donc ce qu'il dit du monde dans son Politique :

« Le monde a reçu toutes sortes de biens de celui qui l'a composé ; mais de ses dispositions précédentes et extérieures dérive tout ce qui se fait de mauvais et de déréglé (1015d) au ciel, et il le communique aux animaux. »

Il ajoute un peu plus bas :

« Par la suite du temps, l'oubli s'y étant glissé, la passion de son ancien désordre a pris un nouvel empire, et il est à craindre que, venant à se dissoudre, il ne retombe dans l'abîme immense de sa première inégalité.»

Or, il ne peut y avoir d'inégalité dans une matière qui n'a ni qualité ni différence. Eudème (12), et plusieurs autres philosophes, faute d'avoir connu ce principe, se moquent de Platon et lui reprochent de n'avoir pas assigné pour première cause, pour racine et principe des maux, la même matière qu'il appelle souvent la mère et la nourrice des substances.

Platon donne bien à la matière ces dénominations, mais


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il place (1015e) le principe du mal dans celle puissance motrice de la matière, qui devient divisible dans les corps dont le mouvement est sans ordre et sans raison, mais non pas sans âme, et que dans ses lois, comme je l'ai déjà dit, il appelle une âme réfractaire et rebelle à l'âme qui est le principe du bien. Ainsi l'âme est la cause et le principe du mouvement, et l'entendement est la cause de l'ordre et de l'harmonie du mouvement. Car Dieu n'a pas organisé une matière qui fût sans activité, niais il lui a donné de la stabilité, afin qu'elle ne fût plus troublée par une cause aveugle et stupide. Il n'a pas mis dans la nature les principes de ses passions et de ses changements, mais l'ayant trouvée sujette à toutes sortes du passions et de vicissitudes désordonnées, il lui a ôté son désordre et son irrégularité ; et pour cela, il a employé l'harmonie, la proportion et le nombre, comme des instruments destinés, non à produire dans les substances, par le changement et le mouvement, les (1015f) passions et les vicissitudes de l'être changeant, mais plutôt à les rendre fixes et stables, et à leur communiquer les affections de la substance, qui est toujours la même et toujours semblable.

Tel est, selon moi, le sentiment de Platon ; et la première preuve que j'en donnerai, c'est que mon explication sauve la contradiction dans laquelle on veut que ce philosophe (1016a) soit tombé. Car on n'oserait attribuer, je ne dis pas à un homme tel que Platon, mais à un sophiste en délire, une telle inconséquence, que dans une matière qu'il a traitée avec le plus grand soin, il ait avancé qu'une même nature était engendrée et non engendrée; qu'il ait dit dans son Phèdre qu'elle n'avait pas été engendrée, et dans son Timée, qu'elle l'avait été. Le passage du Phèdre est dans la bouche de tout le monde. Il y prouve que l'amc est incorruptible, parce qu'elle n'a pas été engendrée, et qu'elle n'a pas clé engendrée parce qu'elle se


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meut de soi-même. Voici le passage du Timée :

« Dieu n'a pas fait l'âme plus jeune que le corps, quoique nous disions maintenant qu'elle lui est postérieure. Il n'eût jamais souffert qu'une substance plus ancienne, liée à une autre (1016b) plus nouvelle, fût commandée par celle-ci. C'est nous qui, agissant avec beaucoup de témérité et presque au hasard, parlons de même ; mais Dieu a formé l'âme la première en génération et en vertu. Il l'a unie au corps pour en être la maîtresse et lui commander comme il son sujet. »

Ensuite, après avoir dit que

« l'âme, en revenant sur elle-même, a eu le principe divin d'une vie sage et éternelle, »

il ajoute :

« Le corps du ciel a été fait visible, mais l'âme est invisible. Douée de raison et d'harmonie, elle est la meilleure des choses engendrées par le plus parfait des êtres intelligibles et toujours subsistants. »

Puisque dans ce passage il appelle Dieu le plus parfait des êtres éternels, et l'âme la meilleure (1016c) des choses engendrées, on voit que par ce contraste frappant, il refuse à l'âme la propriété d'être éternelle et incréée. Et quel autre moyen de concilier les contrariétés qu on lui reproche que celui qu'il offre lui-même à tous ceux qui veulent l'entendre? Il déclare que l'âme, qui, avant la génération du monde, faisait tout mouvoir confusément et en désordre, n'a pas été engendrée, et qu'au contraire celle-là a été engendrée que Dieu composa d'un mélange de cette première et de la substance stable et très bonne, qu'il doua de sagesse et d'ordre, et dans laquelle il ajouta de sa propre substance, comme pour lui servir de forme, l'entendement à la faculté sensible, l'ordre au mouvement ; et il en fit ainsi la maîtresse et la directrice de l'univers.

Platon a prononcé de même que (1016d) le corps du monde n'a pas été engendré sous un rapport, cl qu'il l'a été sous un autre, Quand il dit que tout ce qui est visible, loin d'être dans un état de repos, était mu en désordre, et


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que Dieu le prit et le disposa, qu'il ajoute que les quatre éléments, le feu, l'eau, la terre et l'air, avant que l'univers fût formé de leur composition, agitaient la matière et en étaient agités à leur tour à cause des inégalités de leur mélange, il suppose que les corps existaient dans un certain état avant la génération du monde. Au contraire, lorsqu'il assure que le corps est plus jeune que l'âme et que le monde a été engendré, puisqu'il est visible, tactile, et qu'il a un corps, (1016e) et que les substances de cette nature ont été nécessairement engendrées, il est évident qu'il admet la génération de la nature corporelle. Mais il s'en faut bien qu'il se contredise et qu'il soit en opposition avec lui-même sur des points aussi importants; car il ne dit pas que ce soit de la même manière, ni un même corps que Dieu ait engendré et qui existât avant d'être né.  Ce serait parler en vrai charlatan ; mais il nous apprend lui-même ce qu'il faut entendre par génération.

« Au commencement, dit-il, tout était sans proportion et sans mesure; mais lorsque Dieu entreprit de donner de l'ordre à l'univers et de disposer d'abord le feu, l'eau, la terre et l'air, qui avaient bien alors quelques traces de leurs formes actuelles, mais (1016f) qui étaient dans l'état où doivent être naturellement les choses que Dieu n'anime pas, alors il donna à tous ces éléments les formes et les nombres qui leur convenaient. »

Il avait d'abord dit qu'il ne suffisait pas d'une seule proportion, et qu'il en fallait nécessairement deux pour lier la masse entière du monde, qui a de la solidité et de la profondeur; et après avoir exposé comment Dieu, qui avait mis l'eau et l'air entre le feu et l'eau, unit et lia le ciel avec ces éléments, il ajoute :

« C'est de ces (1017a) quatre espèces de substances que le corps du monde a été engendré ; il est fondé sur des proportions convenables et tellement d'accord avec ces éléments, qu'une fois ainsi réunis, il n'est rien qui puisse les délier que celui même qui les a joints. »

N'est-ce pas enseigner


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clairement que Dieu est le père et l'auteur, non pas seulement du corps ou de la masse du monde et de sa matière, mais de la symétrie qui est dans le corps, de sa beauté et de sa ressemblance avec celui qui l'a produite. Il faut en dire autant de l'âme ; il y en a unique Dieu n'a pas engendrée, et qui n'est pas l'âme du monde, mais seulement une faculté imaginative, objet de l'opinion, privée de raison et d'ordre, emportée par une aveugle impétuosité qui se meut d'elle-même et est (1017b) sans cesse en mouvement; pour l'autre âme, Dieu l'ayant engendrée et disposée d'après les proportions et les nombres convenables, l'a établie maîtresse et ordonnatrice du monde qu'il a formé.

Une preuve, entre plusieurs autres, que c'est là le vrai sentiment de Platon, et qu'il n'a pas supposé seulement par théorie la génération et la composition tant du monde que de l'âme, c'est qu'il dit, comme je l'ai déjà observé, (1017c) que l'âme a été et n'a pas été engendrée, que le monde a été fait et engendré, et qu'il ne dit jamais qu'il soit éternel et qu'il n'ait pas été engendré. Qu'est-il besoin de rapporter ce qu'il dit à ce sujet dans son Timée, puisque ce traité ne roule d'un bout à l'autre que sur la génération du monde. Mais dans son Atlantique, Timée adressant sa prière à l'Être suprême, dit de lui, qu'anciennement il se montra Dieu par ses ouvrages, et qu'il l'est maintenant aux yeux de la raison (13). Dans son Politique, l'hôte de Parménide dit que le monde a reçu de Dieu, son auteur, un grand nombre de biens, et que s'il s'y trouve quelque chose de mauvais et de vicieux, cela vient du mélange de son état primitif, qui n'était que désordre et dérèglement. Dans sa République, en parlant du nombre que


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quelques uns appellent mariage  (14), Socrate commence ainsi :

« Le Dieu engendré a son période, qui est compris dans le nombre parfait. »

Par le Dieu engendré, il n'entend autre chose que le monde (15).

(1017d) La première copulation de ce nombre est formée de 1 et de 2, la seconde de 3 et de 4, la troisième de 5 et de 6, et aucune de ces trois ne donne un nombre carré ni en soi, ni unie aux autres (16); la quatrième est de 7 et de 8, et réunie avec les premières, elle produit le nombre carré 36. Mais le quaternaire des nombres employés par Platon il une génération bien plus parfaite. Les nombres pairs y sont multipliés par des intervalles pairs, et les nombres impairs par des intervalles impairs. Il contient d'abord l'unité, principe commun des nombres pairs et impairs; ensuite, au-dessous d'elle, 2 et 3, premiers nombres plans (17), puis 4 et 9, premiers carrés, et enfin 8 et 27, premiers cubes (1017e) dans les nombres, en faisant abstraction de l'unité. On voit évidemment qu'il n'a pas voulu que tous ces nombres fussent placés les uns sur les autres en ligne droite, mais alternativement et sur deux lignes, les pairs d'un côté, et les impairs de l'autre, comme on le voit


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dans la figure suivante  (18). Par là les copulations des nombres semblables se trouveront ensemble, et produiront des nombres plans, soit par leur addition, soit par leur multiplication : par addition, de cette manière : 2 et 3 donnent 5, 4 et 9 font 13, 8 et 27 font 35. De ces nombres, les pythagoriciens appellent le nombre 5 le ton, (1017e) parce qu'ils croient qu'entre les intervalles de ce ton ou les consonnances, la quinte est la première qui se fasse entendre ; ils expriment par le nombre 13 le limma ou demi-ton, parce qu'ils désespèrent, aussi bien que Platon, de pouvoir partager le ton en parties égales. Ils donnent au nombre 35 le nom d'harmonie, parce qu'il est composé des deux premiers cubes formés du premier nombre pair et du premier impair 8, et de ces quatre nombres 6, 8, 9, 12, qui contiennent les proportions arithmétique et harmonique.

Soit donc un parallélogramme rectangle, désigné par A, B, G, D, dont le côté AB comprenne cinq carrés, et le côté AD sept. Le côté plus petit AB soit divisé en deux parties inégales en K, l'une de deux carrés et l'autre de trois. Le côté plus long AD soit aussi coupé en deux sections inégales au point L, l'une de trois carrés et l'autre de quatre ; que des points d'intersection on tire des lignes droites qui se coupent réciproquement dans la direction des points K, M, N et des points L, M, O. L'espace com-


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pris entre À, K, M, L contiendra six carrés, et celui compris entre K, M, B, O en aura neuf. L, M, N D en contiendra huit, et M, O, C, N en renfermera douze. Cela deviendra plus sensible par une figure.

Tout le parallélogramme divisé en 35 carrés contient dans le nombre de ses aires (1018b) les proportions des premières consommées musicales ; car de 6 à 8 on a la proportion épitrite (ou sesqui-tierce), qui est l'accord de la quarte (19). De 6 à 9 c'est la proportion sesqui-altère (ou la quinte). 6 et 12 donnent la proportion double, qui est le diapason (ou l'octave).


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s'y trouve aussi : c'est celle de 8 à 9 (20). Voilà pourquoi ils ont appelé harmonie ce nombre de 35, qui contient toutes les proportions. Ce même nombre, multiplié par 6, donne 210, qui est le nombre des jours dans lesquels les enfants qui naissent à sept mois ont acquis, dit-on, toute leur perfection.

(1018c) Si on procède par une autre espèce de multiplication, 2 fois 3 donnent 6, 4 fois 9 36, et 8 fois 27 216, Le nombre 6 est donc un nombre parfait, parce qu'il est égal à ses parties, et on lui donne le nom de mariage, comme formé du premier pair et du premier impair. D'ailleurs il est composé du principe de tous les nombres, qui est l'unité du premier pair et du premier impair, 2 et 3. 36 est le premier nombre qui soit à la fois un carré et un triangle : le carré de 6, et le triangle de 8. Il est encore le produit des deux premiers carrés, 4 et 9, multipliés l'un par l'autre, et de la réunion des trois premiers cubes, 1, 8, 27, qui, pris ensemble, donnent pour total 36. Enfin il forme deux parallélogrammes inégaux, l'un de trois fois 12, et l'autre de quatre fois 9.

(1018d) Maintenant, si on prend les nombres des côtés de ces différentes figures, le 6 du carré, le 8 du triangle, le 9 d'un des parallélogrammes, et le 12 de l'autre, on aura les proportions de toutes les consonnances : celle de la quarte est exprimée par le rapport de 12 à 9 ; c'est celui de la nète à la mèse. La quinte est dans le rapport de 12 à 8, comme de la mèse à l'hypate (21). 216 est le cube de 6, et il est égal


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à son périmètre. Ces nombres donc ayant toutes ces propriétés, le dernier, qui est 27, a cela de particulier (1018e) qu'il est égal à tous les autres pris ensemble. D'ailleurs, c'est le nombre des jours dans lesquels la lune achève son mois périodique (22). C'est encore à ce nombre qu'entre les intervalles harmoniques les pythagoriciens attachent le ton ; et c'est pourquoi ils appellent le nombre 13 limma (c'est-à-dire reste), parce qu'il s'en faut d'une unité qu'il ne soit la moitié de 27. Il est aisé de voir aussi que ces nombres contiennent les proportions des consonnances musicales. Car de 2 à 1 la proportion est double, c'est le diapason (ou l'octave) ; de 3 à 2, c'est la proportion sesqui-altère (ou la quinte). De 4 à 3 la proportion est sesqui-tierce, (1018f) et c'est la quarte ; de 9 à 3, la proportion est triple, et c'est l'octave avec la quinte ; elle est quatruple de 8 à 2, et c'est la double octave ; de 8 à 9 la proportion est sesqui-octave, et c'est celle du ton. Maintenant si on prend l'unité, qui est commune à tous les nombres pairs et impairs, toute la suite des nombres procédera par dizaines; car les quatre premiers nombres pris ensemble font 10, et les quatre premiers nombres pairs 1, 2,  4, 8 font 15, premier nombre triangulaire formé de cinq. (1019a) D'un autre côté, la série des nombres impairs donne 40, produit de 13 et de 27 (23), et c'est par ces deux nombres que les mathématiciens mesurent précisément les intervalles des sons qu'ils appellent l'un le dièse, et l'antre le ton. Ce nombre 40 est encore le produit de la multiplication du quaternaire ; car si vous


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prenez quatre fois chacun des quatre premiers nombres, vous aurez 4, 8, 12 et 16 (24), dont la somme totale est 40, nombre qui contient encore toutes les proportions des consonnances musicales ; car de 16 à 12, c'est la proportion sesqui-tierce, de 16 à 8 c'est la proportion double, de 16 à 4 elle est quadruple, (1019b) de 12 à 8, sesqui-altère, et triple de 12 à 4, ces proportions donnent les accords de la quarte, de la quinte, de l'octave et de la double octave. De plus, le nombre 40 est égal aux deux premiers carrés 1 et 4, et aux deux premiers cubes 8 et 27, dont la somme totale est 40. Ainsi le quaternaire de Platon est, dans sa disposition, plus varié et plus parfait que celui de Pythagore.

Mais comme dans les nombres proposés il n'y a point de place pour les médiétetés (25) que Platon a introduites, il a été nécessaire (1019c) de prendre des termes plus étendus, en conservant les mêmes proportions ; il faut les faire connaître et traiter premièrement les médiétetés. La première est celle où le nombre moyen surpasse le premier extrême, et est surpassé par l'autre de la même quantité ; on l'appelle médiéteté arithmétique. Celle où le moyen surpasse un des extrêmes et est surpassé par l'autre dans la même proportion, se nomme sous-contraire. Les termes de la médiéteté arithmétique sont 6, 9 et 12, dans laquelle 9 surpasse 6 de la même quantité qu'il est lui-même surpassé par 12; les termes de la sous-contraire sont 6, 8 et 12, où 8 surpasse 6 de 2 et est moindre que 12 de 4. Or, 2 est le tiera de 6, comme4 est le tiers de 12. Ainsi, dans la médiéteté arithmétique, le (1019d) terme moyen excède un des extrêmes, et est surpassé par l'autre de la même quantité. Dans la sous-contraire, il surpasse un des


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extrêmes, et est surpassé par l'autre d'une même portion des extrêmes. Car dans la première de celles que nous avons données, 3 est le tiers du terme moyen, et dans la dernière 2 et 4 sont les tiers des deux extrêmes, c'est pourquoi on l'appelle sous-contraire. On la nomme aussi harmonique, parce qu'elle renferme dans ses termes les premières consonnances : du plus grand extrême au plus petit, c'est le diapason (ou l'octave) ; du plus grand extrême au moyen, la quinte; du moyen au plus petit extrême, la quarte. Ainsi le plus grand des extrêmes étant placé sur la nète, et le plus petit sur l'hypate, le (1019e) moyen sera sur la mèse, laquelle, avec le plus grand extrême, fera la quinte, et avec le plus petit, la quarte ; en sorte que 8 répond à la mèse, 12 à la nète, et 6 à l'hypate. Eudorus a imaginé une méthode simple et claire de trouver ces médiétetés. Voyons d'abord pour l'arithmétique. Après avoir posé les extrêmes, prenez la moitié de chacun et ajoutez ensemble ces deux moitiés ; le résultat donnera le terme moyen dans les proportions doubles comme dans les triples. Pour la sous-contraire, dans les proportions doubles, après avoir posé les extrêmes, prenez le tiers (1019f) du plus petit terme et la moitié du plus grand, le produit sera le terme moyen. Dans les proportions triples, au contraire, il faut prendre la moitié du plus petit des extrêmes et le tiers du plus grand. Par exemple, soit, dans une proportion triple, 6 le plus petit des extrêmes, et 12 le plus grand. Prenez la moitié de 6, qui est 5, et le tiers de 18, qui est 6, et joignez ces deux nombres; vous aurez 9, qui surpasse l'un des extrêmes et est surpassé par l'autre dans la même proportion (26). Voilà comment se trouvent les médiétetés.

(1020a) Mais il faut les placer et les insérer dans les nombres de manière qu'elles remplissent les intervalles doubles et 


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les triples. Or, entre ces nombres, les uns n'ont aucun espace moyen, et celui des autres n'est pas suffisant. On les augmente donc en conservant toujours la même proportion, en sorte qu'ils aient des intervalles assez grands pour recevoir ces médiétetés. Et premièrement, au lieu de l'unité pour le moindre terme, on prend 6, parce que c'est le premier nombre qui se divise en moitié et en tiers ; on multiplie tous les nombres qui suivent par 6, afin de recevoir les médiétetés dans les intervalles doubles et triples, comme on le voit par l'exemple suivant (27).

Platon dit dans son Timée :

« Les intervalles étant sesqui-altères, sesqui-tierces et sesqui-octaves, des liaisons (1020b) que Dieu avait faites dans les intervalles précédents, il remplit tous les intervalles triples par l'intervalle sesqui-octave, laissant une portion de chacun; et l'intervalle de cette portion laissée, pris de nombre à nombre, a pour termes 256 et 243. »

Ces paroles de Platon les ont obligés de donner encore plus d'étendue à ces nombres ; car il en fallait deux qui fussent en proportion sesqui-octave ; or, le nombre 6 ne pouvait donner cette proportion par lui-même, et, divisé en plusieurs fractions d'unité, il en aurait rendu l'explication beaucoup plus difficile. Il fut donc nécessaire d'avoir recours à la multiplication, (1020c) comme dans les muances (28) de la


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musique, si on étend le premier nombre, il faut augmenter dans la même proportion toute la progression des notes. Eudorus donc, à l'exemple de Crantor, a pris pour premier nombre 384, produit de 64 multiplié par 6 ; ce qui les a déterminés à le prendre, c'est que le nombre 64 a pour sesqui-octave 8 dans la proportion de 72. Mais il est plus conforme au texte de Platon de ne prendre que la moitié du premier nombre 384, c'est-à-dire 192, car alors le limma sera en proportion sesqui-octave avec les nombres 236 et 243 supposés par Platon. (1020d) Et si l'on prend pour premier nombre le double de 192, le limma conservera la même proportion, mais dans un nombre double, et ce sera comme de 512 à 484. Car 256 est en proportion sesqui-tierce avec 192, comme 512 avec 484. La réduction à ce nombre n'est pas destituée de raison et elle appuie l'opinion de Crantor; car 64 est le cube du premier carré et le carré du premier cube. Multiplié par 5, premier nombre impair, premier nombre triangulaire, premier parfait et premier sesqui-altère, il donne pour produit 192, qui a aussi son sesqui-octave, comme nous le montrerons.

(1020e) Mais d'abord vous comprendrez mieux ce que c'est que le limma, et quelle est la pensée de Platon, si vous voulez simplement vous rappeler ce qu'on a coutume de dire dans les écoles des pythagoriciens. Car intervalle, en matière de chant, est tout espace compris entre deux sons qui diffèrent d'étendue. De ces intervalles, l'un s'appelle ton, et c'est l'excès de la quinte sur la quarte. De ce ton divisé en deux, il se fait, suivant les musiciens, deux intervalles chacun d'un demi-ton. Mais les pythagoriciens, qui


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ne croient pas qu'il soit possible de le diviser également, (1020f) donnent à la plus petite des sections inégales dans lesquelles on le divise le nom de limma, parce qu'il est moindre que le demi-ton. C'est pourquoi les uns forment l'accord de la quarte de deux tons et demi, et d'autres le font de deux tons et du limma. En cela les musiciens semblent s'en rapporter à l'oreille, et les mathématiciens à la démonstration ; voici comment elle se fait. C'est une observation vérifiée par les instruments que l'octave est en proportion double, la quinte en proportion sesqui-altère, la quarte en proportion sesqui-tierce, et le ton en proportion  (1021a) sesqui-octave. On peut s'en assurer en suspendant à deux cordes égales deux poids inégaux en proportion double, ou en faisant deux flûtes d'égale grosseur, mais dont l'une soit double de l'autre en longueur. La plus longue donnera un son plus grave, qui sera dans le rapport de l'hypate à la nète ; et des deux cordes, celle qui sera tendue par le poids double, donnera un son beaucoup plus aigu, dans le rapport de la nète à l'hypate; et c'est l'accord de l'octave. De même trois poids ou trois longueurs comparés avec deux donneront la quinte, et quatre avec trois donneront la quarte ; l'une est dans la proportion sesqui-tierce, et l'autre dans la proportion sesqui-altère. Si l'inégalité des poids et des longueurs est comme de 9 (1021b) à 8, elle donnera le ton, qui n'est pas précisément un accord, mais qui est assez propre à l'harmonie. Car si on touche les tons l'un après l'autre, ils forment un chant doux et agréable ; mais si on les faisait entendre tous à la fois, le résultat en serait dur et offenserait l'oreille. Pour les consonnances, qu'on les entende toutes à la fois ou l'une après l'autre, notre organe éprouve toujours de leur accord une sensation agréable. D'ailleurs cela se démontre par le raisonnement. Dans l'harmonie, l'octave est formée de la quinte et de la quarte, et dans les nombres la proportion double est composée de la sesqui-altère et de la


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sesqui-tierce ; car 12 est en proportion sesqui-tierce de 9, en proportion sesqui-altère de 8, (1021c) et on proportion double de 6. Ainsi la proportion double est composée des proportions sesqui-altère et sesqui-tierce, comme l'octave est composée de la quarte et de la quinte. Mais comme ici la quinte a un ton de plus que la quarte, de même dans les nombres la proportion sesqui-altère surpasse la sesqui-tierce de la sesqui-octave. Il est évident d'après cela que l'octave est en proportion double, la quinte en proportion sesqui-altère, la quarte en sesqui-tierce, et le ton en sesqui-octave.

Cela étant démontré, voyons maintenant si la proportion sesqui-octave peut être divisée en deux portions égales. Si elle ne peut l'être, le ton ne le pourra pas être non plus. 9 et 8 (1021d) sont les nombres qui forment la première proportion sesqui-octave, et ils ne laissent pas d'intervalle entre eux. Si on les double l'un et l'autre, le nombre qui se trouve entre les deux forme deux intervalles ; et si ces deux intervalles sont égaux, il est clair que la proportion sesqui-octave peut se diviser en deux parties égales. Or, le double de 9 est 18, et le double de 8 est 16, entre lesquels se trouve 17. Il y a donc un des deux intervalles qui est plus petit et l'autre plus grand; car le premier est de 18 à 17, et le second de 17 à 16. La proportion sesqui-octave se divise donc en sections inégales, et par conséquent le ton aussi. Ainsi la division étant faite, aucune des sections n'est proprement le demi-ton, et c'est avec raison que les mathématiciens ont appelé l'une limma (défaut). (1021e) C'est pour cela que Platon dit que Dieu remplissant les intervalles sesqui-tierces par les sesqui-octaves, laissa une partie de chacun d'eux, et la proportion de cette partie est de 236 à 245. Que l'on prenne une quarte en deux nombres qui soient entre eux dans une proportion sesqui-tierce comme 256 et 192, dont le moindre 192 soit placé sur la note la plus basse du tétra-


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corde, et le plus grand 256 sur la plus haute, il faudra démontrer que cet espace étant rempli par deux sesqui-octaves, il reste un intervalle aussi grand qu'entre les deux nombres 256 et 243. (1021f) Car la note basse étant tendue d'un ton, ce qui fait la sesqui-octave, on a 217 ; et si on l'augmente encore d'un ton, on a 243, qui surpasse 216 de 27, comme 216 excède 192 de 24. Or, 27 est le sesqui- octave de 243, et 24 l'est de 216. Ainsi de ces trois nombres le plus grand est sesqui-octave du moyen, comme celui-ci l'est du plus petit, et la distance du plus petit au plus grand, c'est-à-dire de 192 à 213, est de deux tons remplis par deux (1022a) sesqui-octaves, et cette distance étant ôtée, il ne reste que l'intervalle entre les deux nombres 243 et 236, qui est 13, et c'est pourquoi on appelle ce nombre limma.

Je crois donc que ces nombres représentent très exactement l'opinion de Platon. D'autres, mettant le plus haut terme de la quarte dans le nombre 288, et le plus bas dans le nombre 216, conservent pour le reste la même proportion, excepté qu'ils placent deux limma dans les deux intervalles. Car le plus bas étant monté d'un ton, on a 243, et le plus haut étant aussi baissé d'un ton, on a 236. Or, 243 est sesqui-octave de 216, et 288 (1022b) de 256, de sorte que chaque intervalle est d'un ton, et il reste entre 245 et 236 un limma qui est un peu moins d'un demi-ton ; car 288 excède 256 de 32,243 surpasse 216 de 27, et 236 est plus grand que 243 de 13, qui est moindre que les deux autres excès d'un nombre sur l'autre. Ainsi la quarte est composée de deux tons et du limma, et non pas de deux tons et demi, ce qu'il fallait démontrer. Et d'après ce qui précède, il n'est pas difficile de comprendre pourquoi Platon, en disant qu'il y avait des intervalles sesqui-altères, sesqui-tierces et sesqui-octaves, (1022c) et en remplissant les sesqui-tierces par les sesqui-octaves, n'a pas fait mention des sesqui-altères et les a laissés à l'écart; c'est


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que la proportion sesqui-altère est remplie en ajoutant la sesqui-tierce à la sesqui-oclave, ou la sesqui-octave à la sesqui-tierce.

Ces divers objets étant démontrés, il ne s'agit plus que de remplir les intervalles et d'y insérer les médiétetés. Si personne n'en avait encore enseigné la méthode, je vous la laisserais chercher, afin d'exercer votre esprit. Mais comme des philosophes célèbres, tels que Crantor, Cléarque et Théodore, tous trois natifs de Soli, l'ont déjà fait, il ne sera pas inutile de dire un mot de la différence qui se trouve entre eux à cet égard. (1022d) Théodore ne fait pas, comme les deux autres, deux séries de nombres correspondantes, il place de suite sur une même ligne les doubles et les triples, et il s'appuie d'abord sur cette première division de la substance, qui fait d'un tout deux parties, et non pas quatre de deux. C'est ainsi, dit-il, que les médiétetés s'interposent naturellement ; autrement il y aurait du trouble et de la confusion, si on passait tout de suite du premier double au premier triple, au lieu d'y placer ce qui doit remplir l'un et l'autre. Crantor a, en faveur de sa méthode, la position dans laquelle on place les nombres plans avec les plans, les carrés (1022e) avec les carrés, les cubes avec les cubes, qui se trouvent ainsi vis-à-vis les uns des autres en séries opposées, et non sur la même ligne, mais les pairs alternativement avec les impairs... (29).

Ce qui est constamment le même, c'est la forme et l'espèce; mais ce qui est divisible dans les corps, c'est la matière et le sujet, et ce mélange des deux produit l'ouvrage complet. Quant à la substance indivisible, qui est toujours la même et toujours semblable, il ne faut pas


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croire que ce soit à cause de sa petitesse qu'elle se refuse à toute division, comme les atomes. C'est sa simplicité, son impassibilité, sa pureté et son égalité, qui font qu'elle n'a point de parties et (1022f) qu'elle est indivisible. C'est en vertu de cette simplicité, que lorsqu'elle s'applique on quelque sorte à des substances composées, divisibles fit variées, elle fait cesser toute diversité et y fixe une même habitude en leur imprimant sa ressemblance. Si quelqu'un veut donner le nom de matière à la substance qui est divisible dans les corps, comme soumise à la première substance et participant à sa nature, cet usage d'un terme équivoque ne fait rien à la question présente. Mais ceux qui veulent que la matière corporelle soit mêlée avec la substance indivisible sont dans l'erreur : (1023a) premièrement, parce que Platon ne s'est point servi dans cet endroit du nom de matière corporelle ; car il a coutume de l'appeler le récipient universel, la nourrice de tous les êtres qui n'est pas divisible dans les corps, mais qui plutôt est le corps lui-même séparé en individus. D'ailleurs quelle différence y aura-t-il entre la génération du inonde et celle de l'âme, si la composition de l'un et de l'autre est faite de la matière et des choses intelligibles? Platon lui-même, pour écarter l'idée que l'âme ait été engendrée du corps, dit que Dieu a mis au dedans d'elle la substance corporelle, (1023b) qui ensuite a été couverte et enveloppée par l'âme. Enfin, après avoir exposé la création de l'âme, il passe à celle de la matière, dont il n'avait pas eu besoin de parler lorsqu'il s'occupait de l'âme, qui avait été engendrée sans mélange de matière.

On peut en dire autant de Posidonius, car il n'a pas non plus trop séparé l'âme de la matière. Mais ayant entendu la doctrine de Platon dans ce sens, que la substance des extrémités est divisible dans les corps (30), et la


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mêlant avec la substance intelligible, il a affirmé que l'âme est l'idée de ce qui a toutes les dimensions, suivant des nombres harmoniques, parce que les notions mathématiques sont placées entre les premières substances intelligibles et les premières sensibles. Et l'âme ayant en soi l'éternité des êtres intelligibles et (1023c) la passibilité des êtres sensibles, il est naturel que sa substance tienne le milieu entre les deux. Mais il n'a pas vu que Dieu, après avoir formé l'âme, employa les extrémités du corps, pour donner la forme à la matière, et que bornant sa substance, qui de sa nature flottait sans liaison et sans limites, il l'environna de surfaces composées de triangles joints ensemble. Il est encore plus absurde de faire de l'âme une idée, puisque l'âme est toujours en mouvement, et que l'idée est immobile (31) ; que celle-ci ne peut avoir aucun commerce avec les choses sensibles, et que l'âme est enfermée dans le corps. D'ailleurs, Dieu a travaillé d'après son idée, comme d'après un modèle, et il a formé l'âme comme son ouvrage. (1023d) Or, Platon, ainsi que nous l'avons déjà dit, ne croit pas que la substance de l'âme soit un nombre, mais qu'elle a été formée sur une proportion de nombres.

Mais une preuve commune contre ces deux opinions, c'est que ni dans les nombres, ni dans les extrémités des corps, il n'y a pas la moindre trace de cette faculté, par laquelle l'âme juge naturellement des choses sensibles ; son intelligence et sa faculté de percevoir sont en elle un effet de sa participation au principe intelligible ; mais les opinions, les persuasions, les imaginations et les affections que lui font éprouver les qualités sensibles des


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corps, personne ne dira qu'elles viennent des unités, des lignes et des surfaces. Ce ne sont pas seulement les âmes humaines qui ont la faculté (1023e) de juger les choses sensibles.

« Quand l'âme même du monde, dit Platon, tournant sur elle-même, rencontre un être dont la substance est vague et incertaine, ou même la substance indivisible, elle fait connaître, en se mouvant tout entière, et ce qui est toujours le même et ce qui a une nature changeante ; elle montre ce à quoi chaque chose est singulièrement propre, en quoi et comment elle est affectée par chaque substance. »

Aussitôt après, donnant une idée des dix catégories, il s'explique encore plus clairement :

« Quand la raison vraie, dit-il, s'attache aux choses sensibles, et que le cercle de l'être changeant, suivant un mouvement droit, porte dans toute son âme le sentiment de son intelligence, alors il se forme des opinions (1023f) et des persuasions fermes et vraies. Mais lorsqu'elle est dans la faculté intelligente, et que le cercle de l'être toujours le même, tournant avec agilité, le lui fait reconnaître, alors la science parvient nécessairement à sa perfection ; et vouloir que la substance, qui reçoit ces deux espèces de connaissances, soit autre chose que l'âme, c'est être dans l'erreur. »

Mais d'où l'âme a-t-elle reçu ce mouvement, qui lui fait juger les choses sensibles, qui produit ses opinions et diffère du mouvement intelligible (1024b) qui la conduit à la science ? C'est ce qu'on ne peut dire, à moins d'admettre comme une chose certaine qu'en cet endroit ce n'est pas simplement l'âme, mais l'âme du monde, que Platon compose des deux natures énoncées plus haut, de la substance la plus parfaite, qui est l'essence indivisible, et de la substance moins bonne, divisible dans les corps, et qui n'est autre chose que la faculté motrice, principe des opinions, des imaginations et des affections excitées par les objets sensibles, faculté qui n'a point été engendrée,


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mais qui est immortelle comme l'autre. Car la nature, douée de la faculté de comprendre, a aussi celle de former des opinions ; mais la première de ces facultés est immobile, impassible et fondée sur la substance qui subsiste toujours; l'autre est divisible et errante, parce qu'elle est attachée à une nature mobile et toujours flottante. (1024b) Car d'abord la matière sensible n'était assujettie à aucun ordre, elle n'avait ni forme ni limites, et la faculté qui lui était attachée n'avait point d'opinions distinctes, ni des mouvements réglés ; là plupart ressemblaient à des songes téméraires et importuns qui agitaient la faculté corporelle, à moins que le hasard ne les fit se rencontrer avec la faculté plus parfaite ; car elle était placée entre l'une et l'autre, et avait avec elles du rapport et de la sympathie, tenant à la matière par sa faculté sensible, et aux choses intelligibles par la faculté de juger. C'est ainsi que Platon s'en explique; voici ses propres termes :

« Le résultat de mon opinion est qu'avant l'origine du ciel, trois choses existaient séparément, l'être, l'espace et la génération. »

(1024c) Il appelle espace la matière, comme il dit ailleurs qu'elle est le siège et le récipient de toutes choses. Par être, il entend la substance intelligible. La génération, quand le monde n'existait pas encore, ne peut être que la substance sujette aux changements et aux mouvements divers, placés entre la cause qui donne la forme et le sujet qui la reçoit, et transmettant aux objets d'ici-bas les images des substances supérieures. C'est pour cela qu'elle a été appelée divisible, et aussi parce qu'il faut nécessairement que la faculté sensitive soit attachée aux choses sensibles, et la faculté imaginative aux objets qui peuvent l'affecter; car la faculté sensible qui est propre à l'âme se meut vers les objets sensibles; (1024b) mais l'entendement est de lui-même stable et immobile ; et ayant été imprimé dans l'âme pour la diriger et la gouverner, il tourne sur lui-même, suit un mouvement


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circulaire, et s'applique principalement à la substance qui est toujours la même.

Aussi fut-il difficile de faire le mélange de la substance divisible, qui est toujours en mouvement, avec celle qui est indivisible et immobile, et de forcer l'être changeant à s'unir à l'être qui est toujours le même; car le premier n'était pas le mouvement, comme le second n'était pas la stabilité. Ils étaient la source de la diversité et de l'identité; car ils procèdent l'un et l'autre de principes différents : l'être toujours le même vient de l'utilité, et l'être changeant vient de la dyade, et leur premier mélange s'est fait ici-bas (1024e) dans l'âme, où ils sont liés par des nombres, des proportions et des médiétetés harmoniques. L'être changeant, uni avec l'être toujours le même, produit la diversité, et celui-ci joint à l'autre y établit l'ordre. On le voit sensiblement dans les premières facultés de l'âme, qui sont celles de juger et de mouvoir. Le mouvement parait d'abord dans le ciel, et nous y fait voir la diversité dans l'identité par la révolution des étoiles fixes, et l'identité dans la diversité, par l'ordre des planètes. L'être toujours le même domine dans les premières, et c'est tout le contraire dans les globes qui roulent autour de la terre. Le jugement a aussi deux principes ; l'entendement, qui procède dé l'être toujours le même, pour juger les choses universelles, et les sens, (1024f) qui tirent leur origine de l'être changeant, pour juger des choses particulières. La raison est un mélange des deux, elle est l'intelligence, par rapport aux choses intelligibles, et l'opinion pour les choses sensibles. Les instruments qu'elle emploie sont les souvenirs et les imaginations. Les premiers font agir l'être toujours le même sur l'être changeant, et les secondes font agir l'être changeant sur l'être toujours le même. Car l'intelligence est le mouvement de l'entendement vers les objets stables et permanents, et l'opinion est la constance de la faculté sensible envers les objets qui sont en mouve-


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ment. (1025a) Quant à l'imagination, qui est la liaison de l'opinion avec le sentiment, l'être toujours le même la place fixement dans la mémoire. L'être changeant, au contraire, la met en mouvement, en lui faisant saisir la différence du passé et du présent, et l'appliquant en même temps à la diversité et à l'identité.

Mais pour comprendre d'après quelle proportion Dieu a composé l'âme, il faut prendre pour exemple la constitution du corps du monde. Il y avait le feu pur et la terre, qu'il était bien difficile, à raison de leur nature, ou plutôt impossible de mêler et de composer ensemble. Il plaça donc entre eux l'air à côté du feu, et l'eau près de la terre ; il mêla d'abord ces deux milieux, et ensuite, par leur moyen, (1025b) les deux extrêmes, qu'il lia, soit entre eux, soit avec les milieux. Il réunit de nouveau l'être toujours le même et l'être changeant, ces puissances ennemies, ces extrêmes contraires, et les lia, non immédiatement par eux-mêmes, mais par l'interposition de deux autres substances, l'indivisible, qu'il plaça près de l'être toujours le même, et la divisible, qu'il mit devant l'être changeant : il les disposa chacune dans l'ordre qui leur convenait, et ayant ainsi mêlé les deux extrêmes avec les deux milieux, il forma toute la substance de l'âme, et fit, autant qu'il était possible, une substance unique et semblable de plusieurs natures différentes. Il y en a qui blâment Platon d'avoir dit que la nature de l'être changeant se prêtait difficilement an mélange, puisqu'au contraire, (1025c) loin de n'être pas susceptible de changement, elle le désire. C'est plutôt, disent-ils, la substance de l'être toujours le même, qui, de sa nature, étant stable et permanente, n'admet pas facilement le mélange qui suit le changement, elle le rejette même, parce qu'elle veut rester simple, pur et sans altération. Mais ceux qui font ce reproche à Platon ignorent que l'être toujours le même est l'idée des choses qui sont toujours de la même manière, et que l'être changeant est l'idée des choses susceptibles


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de variation. L'effet de celui-ci est de diviser, de séparer tout ce qu'il touche ; celui-là, au contraire, joint et réunit tout, afin que, par cette similitude, plusieurs substances n'aient qu'une même forme et une même faculté.

Voilà quelles sont les facultés de l'âme du monde, lesquelles étant placées dans des organes (1025d) passibles et mortels, qui sont les corps, y rendent plus sensible le principe de la dyade indéterminée, tandis que la forme de l'unité simple n'y paraît que d'une manière plus obscure. Car il ne peut y avoir en l'homme ni une passion totalement dépourvue de raison, ni une opération de sa raison où il ne se mêle quelque mouvement de cupidité, d'ambition, de joie ou de douleur. Aussi, parmi les philosophes, les uns veulent-ils que les passions soient des espèces de raisons, parce que toutes les cupidités, les douleurs et les colères sont des jugements. D'autres prétendent que les vertus sont des passions ; car, disent-ils, la force agit sur la crainte, la tempérance sur la volupté, et la justice sur l'amour du gain. Mais l'âme (1025e) étant à la fois contemplative et active, considérant les choses générales et particulières, les unes par le moyen de l'entendement et les autres par le secours des sens, la raison, qui est commune aux deux facultés, et qui trouve l'être toujours le même dans l'être changeant et celui-ci dans le premier, s'efforce de séparer, par des divisions et des bornes précises, l'unité de la pluralité, la substance indivisible de la substance divisible ; mais elle ne peut jamais exister parfaitement pure, ni dans l'un ni dans l'autre, tant ces deux principes sont mêlés et confondus ensemble.

C'est pourquoi Dieu a fait de la substance qui est composée de l'essence indivisible et de l'essence divisible, un récipient à l'être toujours le même et à l'être changeant, afin que l'ordre se trouvât dans la diversité; (1025f) et c'est là ce qu'on appelle être engendré, puisque sans cela, l'être toujours le même n'aurait pas eu de différence, ni


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par conséquent de mouvement et de génération, et l'être changeant n'eût pas eu d'ordre, ni conséquemment de génération et de consistance; car s'il était arrivé à l'être toujours le même de devenir variable avec l'être changeant, et à celui-ci de rester en soi,  comme l'être toujours le même (32), cette participation mutuelle n'aurait rien produit qui pût amener la génération. Il faut une troisième substance, qui serve comme de matière pour les recevoir, et qui soit disposée par ces deux principes. (1026a) C'est cette matière que Dieu constitua la première, en terminant l'infinité de la nature mobile des corps par la stabilité de la substance intelligible.

Il y a une sorte de voix inarticulée et non distincte, qui n'exprime rien, au lieu que la parole est une voix qui transmet à l'âme la pensée. L'harmonie est composée de sons et d'intervalles, le son est simple et toujours le même, l'intervalle est la différence et la diversité des sons, et c'est du mélange des sons et des intervalles que résultent le chant et la mélodie. De même, la partie passible de l'âme était indéterminée et flottait dans l'instabilité ; elle fut ensuite terminée, quand la variété et l'inconstance de son mouvement furent assujetties à une forme et à une espèce déterminée. L'être toujours le même et l'être changeant, ayant donc été réunis par des ressemblances et des différences de nombres qui, de la diversité font naître l'accord, il en est résulté cette âme, principe (1026b) de la vie de l'univers, de sa sagesse, de son harmonie et de sa raison, qui conduit la persuasion et la nécessité mêlées ensemble. La plupart des hommes donnent à la dernière le nom de destinée. Empédocle appelle ces deux principes amitié et discorde; Heraclite dit


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qu'ils forment l'harmonie contrastante du inonde, et il la compare à la tension des cordes d'un arc ou d'une lyre. Parménide les appelle lumière et ténèbres; Anaxagore, entendement et infinité; Zoroastre, Dieu et le démon, le premier sous le nom d'Orosmade, et le second sous celui d'Arimanius (33). Euripide a donc eu tort d'employer la particule disjonctive au lieu de la conjonction, lorsqu'il a dit :

Je vois dans Jupiter, ou la nécessité
Dont les puissantes lois enchaînent la nature,
Ou des êtres pensants l'intelligence pure.

(1026d) En effet cette puissance, qui pénètre partout, est en même temps et l'intelligence et la nécessité. C'est ce que les Égyptiens nous font entendre énigmatiquement, lorsqu'ils disent qu'après qu'Horus eut été condamné, son esprit et son sang furent donnés à son père, sa chair et sa graisse à sa mère (34). Ainsi il n'y a rien de l'âme qui demeure pur, sans mélange et séparé du reste ; car, selon Héraclite, l'harmonie cachée est meilleure que celle qui est apparente, parce que Dieu a mêlé, caché et enfoncé dans la première les différences et les diversités. On voit néanmoins, dans sa partie brute, des mouvements désordonnés, et dans sa partie raisonnable, l'ordre et la régularité; dans sa partie sensitive, la nécessité ; dans sa partie intelligente, le pouvoir sur elle-même. Mais la faculté terminante s'attache aux substances universelles et indivisibles, à cause de son rapport avec elles. (1026e) Au contraire, la faculté qui divise, se porte vers les choses particulières parce qu'elle a de divisible ; et tout l'ensemble se réjouit du changement de l'être toujours le même en l'être changeant quand il est nécessaire. Les penchants contraires


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de l'âme vers le vice et l'honnêteté, vers le plaisir et la douleur, les transports des amants et les frémissements qu'ils éprouvent, les combats de l'honneur contre la volupté, montrent sensiblement que notre âme est un mélange d'une substance divine et impassible et d'une substance mortelle, sujette aux affections du corps. Platon appelle l'une la concupiscence des plaisirs, qui nous est naturelle, et l'autre une opinion étrangère, qui nous fait rechercher le souverain bien. (1026e) Car la faculté passible est produite naturellement dans l'âme, mais ce qu'elle a d'entendement lui vient du dehors, et lui est infusé par le meilleur principe, qui est Dieu.

La nature même du ciel n'est pas exempte de ce mélange de substances contraires. Elle est maintenant emportée par la révolution de l'être toujours le même, qui est la plus forte, et qui gouverne le monde. Mais il viendra un temps, qui même est déjà arrivé plusieurs fois, où le principe intelligent tombera dans une sorte de sommeil et d'engourdissement, et perdra de sa sagesse. Alors le principe qui, dès l'origine, est lié d'habitude et de sympathie avec le corps, entraînera le monde dans un sens contraire, et en (1026f) retardera la marche. Cependant il ne pourra l'interrompre totalement ; et le meilleur principe, reprenant l'empire, se réglera sur son divin modèle, qui le rétablira dans sa première régularité. (1027a) Tout nous prouve donc que l'âme n'est pas tout entière l'ouvrage de Dieu ; mais qu'ayant en elle-même une portion innée de mal, elle a été sagement ordonnée par cet ouvrier intelligent, qui a borné son infinité par l'unité, pour en faire une substance déterminée ; et par la force de l'être toujours le même et de l'être changeant, il a mêlé en elle l'ordre et le changement, la différence et la similitude ; et, en employant les nombres et l'harmonie, il a mis entre ces différentes qualités toute la communication et l'amitié dont elles étaient susceptibles.


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Quoique cette doctrine vous soit connue depuis longtemps, soit par les ouvrages que vous avez lus, soit par les conférences où vous l'avez entendu traiter; je ne crois pas inutile d'en dire ici quelque chose, et de vous rapporter d'abord les propres paroles de Platon.

« Dieu, dit-il, sépara premièrement une portion de l'univers (35) ; ensuite il en ôta une seconde double de la première ; puis une troisième sesqui-altère de la seconde et triple de la première, une quatrième double de la seconde, une cinquième triple de la troisième, une sixième octuple de la première ; enfin une septième vingt-sept fois plus grande que la première  (36). Après cela, il remplit les intervalles doubles et triples, en retranchant encore d'autres portions de ces premières, et les plaçant dans ces intervalles de manière que chaque intervalle était occupé par deux médiétetés dont l'une surpassait un des extrêmes, et était surpassée par l'autre (1027c) de la même quantité, et dont l'autre surpassait et était surpassée de la même portion des extrêmes (37). Les intervalles étant sesqui-altères, sesqui-tierces et sesqui-octaves, des liaisons que Dieu avait, faites dans les intervalles précédents, il remplit tous les intervalles triples par l'intervalle sesqui-oclave, laissant une portion de chacun, et l'intervalle de cette portion laissée, pris de nombre à nombre a pour termes 256 et 243. »

On demande premièrement quelle est la quantité de ces


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nombres, secondement quel est leur ordre, et troisièmement quelle en est la valeur; par rapport à leur quantité, quels sont ceux qui sont pris en intervalles doubles ; pour leur ordre, s'il faut les ranger (1027d) tous sur une même ligne, comme fait Théodore, ou plutôt en leur donnant, à l'exemple de Cranlor, la figure de cette lettre grecque A, où le premier nombre est placé au sommet, ensuite les doubles à part, et les triples de même sur deux lignes différentes. Quant à leur usage et à leur valeur, on demande comment ils contribuent à la composition de l'âme. Sur la première question, nous rejetterons l'avis de ceux qui disent que dans les proportions il suffit de considérer la nature des intervalles et des médiétetés qui les remplissent, parce que la démonstration s'en fait également, quels que soient les nombres qu'on emploie, pourvu qu'ils aient des espaces capables de (1027e)  recevoir ces proportions. Quand cela serait vrai, la démonstration faite sans exemples, est toujours obscure, et d'ailleurs elle nous éloigne d'une autre théorie qui joint l'agrément à l'instruction.

Si donc commençant par l'unité nous mettons d'un côté les nombres doubles, et les triples de l'autre, comme Platon nous en donne la règle, nous aurons pour première série 2, 4, 8, et pour seconde 3, 9, 27, ce qui fera en tout sept nombres en prenant l'unité commune aux deux séries, et poussant la multiplication jusqu'à 4. Car ce n'est pas seulement dans cette occasion, mais en plusieurs autres qu'on voit la sympathie (1027f) du nombre 3 avec le nombre 7. Or, ce nombre quaternaire tant célébré par les pythagoriciens, c'est-à-dire le nombre 36, a cela d'admirable, qu'il est composé des quatre premiers nombres pairs, et des quatre premiers impairs, et il est le résultat de la quatrième connexion des deux séries de nombres ; car la première connexion est de 1 et de 2, la seconde est des nombres impairs 1 et 3. Il prend d'abord l'unité commune aux deux séries, ensuite 8 (1028a) produit des nombres pairs, et puis 27


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produit des impairs ; et par là il nous montre, pour ainsi dire du doigt, quel espace il laisse dans l'un et l'autre genre.

Je laisse à d'autres de plus longs détails; mais ce qui suit appartient à mon sujet. Car ce n'est pas sans nécessité et pour faire parade de ses connaissances en mathématiques, que Platon a inséré dans un traité de physique, des médiétetés arithmétiques et harmoniques, mais parce que cette méthode convenait singulièrement pour expliquer la composition de l'âme. En effet, il y en a qui cherchent ces proportions dans les vitesses des planètes, d'autres dans leurs distances, ceux-ci dans les grandeurs des astres; ceux qui semblent y mettre plus d'exactitude (1028b) les placent dans les diamètres des épicycles (38), comme si le suprême architecte eût, par ce seul motif, attaché l'âme aux corps célestes, et l'eût divisée en sept parties (39). Plusieurs transportent ici les procédés des pythagoriciens, en triplant la distance des corps depuis le milieu. Cela se fait en attribuant l'unité au feu, le nombre 3 à la terre qui est opposée à la nôtre, 9 à notre globe, 27 à la lune, 18 à Mercure, 243 à Vénus et 729 au soleil, parce que ce nombre est à la fois un carré et un cube. C'est pourquoi ils désignent le soleil (1028c) tantôt sous le nom de tétragone, et tantôt sous celui de cube ; c'est en triplant ainsi les nombres qu'ils réduisent les autres astres en proportions. Mais ils sont dans une grande erreur, si les démonstrations géométriques sont de quelque poids, et ceux qui en font usage méritent beaucoup plus de confiance, quoique eux-mêmes ils n'aient pas donné des mesures bien exactes. Cependant ils ont assez approché de la vérité, lors-


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qu'ils ont dit que le diamètre du soleil est à celui de la terre dans la proportion de 12 à 1 (40) ; que le diamètre de la terre est à celui de lune dans la proportion triple (41) ; que celle des étoiles fixes, qui paraît la plus petite, n'a pas un diamètre moindre (1028d) que la troisième partie de celui de la terre (42) ; que la niasse totale de la terre est à celle de la lune comme 27 est à 1 (43); que les diamètres de Vénus et de la terre sont en proportion double, et leurs masses en raison octuple (44) ; que l'ombre de la terre, qui cause les éclipses de lune, est dans sa largeur triple du diamètre de cette planète ; que l'espace dont la lune s'écarte des deux côtés du cercle de l'écliptique est une douzième partie (45) ; que ses positions à l'égard du soleil à des distances triangulaires et quadrangulaires forment les phases de son premier quartier et de sa forme bossue ; qu'elle devient pleine lorsqu'elle a parcouru six signes du zodia-


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que ; (1028e) ce qui est comme un accord de diapason formé de six. tons ; que le mouvement du soleil est le plus lent aux solstices, et qu'il est le plus accéléré aux équinoxes, où ce qu'il ôte à la longueur des jours il l'ajoute à celle des nuits. Au contraire, dans le premier mois après le solstice d'hiver, il fait croître les jours de la sixième partie (46) de  l'excès que la plus grande nuit avait sur le jour le plus court ; le mois suivant, il y ajoute la troisième partie, et la moitié dans les autres jours jusqu'à l'équinoxe, compensant ainsi par des intervalles sescuples et triples l'inégalité du temps.

Les Chaldéens disaient que le rapport du printemps (1028f) avec l'automne était la quarte, avec l'hiver la quinte, avec l'été l'octave. Mais les saisons changent dans la proportion de l'octave, du moins si Euripide en a bien fixé les limites :

Les chaleurs des étés et les froids des hivers
Tour à tour quatre mois règnent sur l'univers.
De fleurs durant deux mois le printemps se couronne,
Et laisse un même espace aux doux fruits de l'automne.

D'autres assignent à la terre la note prostambanomène, à la lune (1029a) celle de l'hypate, à Mercure et à Vénus celle du diatonos et du lichanos, et ils placent le soleil sur la mèse, comme tenant le milieu du diapason, parce qu'il est éloigné de la terre d'une quinte, et de la sphère des étoiles fixes d'une quarte. Mais ni l'idée ingénieuse des uns ne va droit à la vérité, ni le calcul des autres n'est exact. Ceux donc qui ne veulent pas que Platon ait jamais eu ces pensées, conviennent cependant qu'elles s'accor-


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dent parfaitement avec les proportions musicales. Comme il y a cinq tétracordes, le premier des hypates, le second des mèses, le troisième des conjointes, le quatrième des disjointes, et le cinquième des suprêmes, ils disent que les planètes sont aussi placées à cinq distances différentes, dont la première est depuis la lune jusqu'au soleil, et aux deux planètes qui l'accompagnent, (1029b) Mercure et Vénus (47) ; la seconde depuis ces trois planètes jusqu'à la sphère de Mars ; la troisième depuis Mars jusqu'à Jupiter ; la quatrième jusqu'à Saturne, et la cinquième depuis Saturne jusqu'au ciel des étoiles fixes ; en sorte que les sons qui déterminent l'étendue des cinq tétracordes ont les mêmes proportions que les intervalles des astres.

Nous savons d'ailleurs que les anciens avaient dans leurs tétracordes deux hypates, trois nètes, une mèse, et une paramèse, et qu'ainsi le nombre de leurs notes égalait celui des sept planètes. Les modernes, en y ajoutant la prostambanomène, qui est d'un ton plus basse que l'hypate, ont renfermé tout le système musical dans une double octave ; mais ils n'ont pas conservé (1029c) l'ordre naturel des accords, parce que alors la quinte se fait avant la quarte, en ajoutant dans le bas un ton, au lieu qu'il est certain que Platon l'ajoutait dans le haut. Car il dit, dans sa République, que chacune des sphères roule dans les cieux en portant une sirène ; que ces sirènes chantent toutes sur un ton différent, et forment par la réunion de ces divers tons un concert agréable ; que, ravies elles-mêmes de leur harmonie, elles chantent les choses divines, et accompagnent leurs chants d'une danse sacrée, que dirige la douce mélodie de leurs huit cordes : comme


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il y avait huit premiers termes pour les proportions doubles et triples, en comptant dans chaque série de nombres l'unité (1029d) pour un terme. Les anciens ont aussi supposé neuf Muses, dont huit veillent, suivant Platon, sur les choses célestes, et la neuvième préside aux choses terrestres, les adoucit, les modère, en bannit le désordre et l'inégalité, qui étaient la suite de leur nature turbulente.

Or, considérez si l'âme établie dans la sagesse et la justice ne conduit pas le ciel et les choses célestes par les accords et les mouvements qui sont en elle ; et cette bonté, qui lui est naturelle, elle la doit aux proportions harmoniques dont les images sont empreintes sur les corps et sur les parties visibles du monde. (1029e) Mais la première et la principale force de ces proportions est plus sensiblement encore imprimée dans l'âme, qui conserve par là un accord parfait et une soumission entière à la faculté la meilleure et la plus divine, celle à qui toutes les autres sont également soumises ; car le suprême architecte ayant trouvé le désordre et la confusion dans les mouvements de l'âme qui se laissait emporter à sa folle témérité et était toujours en discorde avec elle-même, il en borna et sépara quelques parties, il en réunit d'autres et les coordonna par le moyen des proportions et des nombres, qui font que les corps même les plus insensibles, tels que les pierres, les bois, les écorces d'arbres, les nerfs des animaux, unis, disposés et combinés ensemble, (1029f) produisent des figures admirables, des statues, des parfums délicieux, et des instruments dont les accords nous ravissent.

Aussi Zénon de Cittie exhortait-il les jeunes gens à aller entendre des joueurs de flûte, pour voir quels sons mélodieux on tirait des cornes, des bois, des roseaux et des autres matières semblables, lorsqu'on y appliquait les proportions et les accords; car cette assertion des pythagoriciens, que tout ressemble aux nombres, a besoin de


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preuve. (1030a) Mais que la société et l'accord qui règnent aujourd'hui dans toutes les substances, entre lesquelles il y avait auparavant tant de dissimilitude et d'inégalité, soient l'effet de la modération et de l'ordre qu'ont mis en elles les proportions et les nombres harmoniques, c'est ce que n'ont pas ignoré les poètes eux-mêmes, qui désignent les choses douces et aimables par le terme d'accord, et qui donnent à celles qui nous sont désagréables et contraires l'épithète de discordantes, comme si l'inimitié n'était autre chose qu'un défaut d'harmonie et de proportion. Le poète qui a fait l'éloge funèbre de Pindare dit de lui :

Par l'accord de ses mœurs, par son doux caractère,
Pindare aux citoyens, aux étrangers sut plaire.

Il montre par là qu'il regarde comme une vertu cette facilité de mœurs. Pindare lui-même a dit de Cadmus :

Le mortel dont la vie est dans un juste accord
Ne craint point dans enfers le redoutable sort.

(1030b) Les théologiens des siècles passés, qui sont les plus anciens des philosophes, ont mis des instruments dans les mains des statues de leurs dieux ; non qu'ils regardassent comme un exercice convenable aux dieux de jouer de la lyre ou de la flûte ; mais ils croyaient que rien n'était plus analogue à leur nature que l'accord et l'harmonie. Celui qui voudrait trouver des proportions sesqui-tierces, sesqui-altères et doubles dans le corps, le manche ou les clefs d'une lyre et d'un luth, se ferait moquer de lui ; non qu'il ne faille que ces parties des instruments soient proportionnées entre elles pour la longueur et la grosseur ; mais ce n'est que dans les sons qu'il faut chercher l'harmonie. De même il est vraisemblable que les corps des astres, les intervalles de leurs orbites, les vitesses de leurs révolutions, semblables à des instru-


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ments (1030c) bien montés sont proportionnés, soit entre eux, soit avec le reste de l'univers, encore que la mesure et la quantité de ces proportions nous soient inconnues. Mais il faut croire que le véritable effet de ces nombres et de ces proportions dont le souverain architecte du monde a fait usage, est l'accord et l'harmonie de l'âme avec elle-même ; que ce fut par le moyen de ces nombres qu'elle remplit le ciel d'une infinité de biens, tempéra les choses terrestres par la vicissitude des saisons, et les ordonna de la manière la plus propre, soit à la production, soit à la conservation des substances créées.


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EXTRAIT DU TRAITÉ DE LA CRÉATION DE L'ÂME.

Le traité, qui a pour titre de la Création de l'Âme, d'après le Timée, contient ce que Platon et ses sectateurs ont écrit avec beaucoup de soin, sur cette matière. On y expose aussi certaines proportions et certains rapports géométriques, qu'on croit utiles à la théorie de l'âme ; on y voit enfin des théorèmes de musique et d'arithmétique. Il y est dit que la matière a été formée par l'âme ; car on y attribue une âme à l'univers, comme on en donne une à chaque animal, pour le conduire et le gouverner. L'auteur la suppose en partie non engendrée, et en partie soumise à la génération. Il dit que la matière est éternelle, mais que Dieu lui a donné sa forme par le moyen fie l'âme ; que le mal est une production de la matière, afin, dit-il, que Dieu ne soit pas l'auteur du mal (48).


(01) Plutarque avait eu quatre fils et une fille. Deux de ses fils moururent avant lui : Autobule, qu'on croit avoir été l'aîné, et Charon, le plus jeune des quatre. Les deux, autres étaient Lamprias, qui nous a laissé le catalogue des ouvrages de son père, et Plutarque, qui fut fort instruit, et que quelques critiques croient l'auteur du traité des Apophtegmes.

(02) Platon dit, mot à mot, la substance du même et celle de l'autre. Il nomme aussi ces deux substances l'essence individus et l'essence dividus. Comme ces expressions reviennent très fréquemment dans ce traité, et qu'en français elles ne présentent pas des idéel bien claires et bien précises pour le grand nombre des lecteurs, je les éviterai et je ferai usage de celles-ci : L'Être qui est toujours le même, l'être toujours changeant, la substance indivisible et la substance divisible, d'autant qu'elles rendent le vrai sens des expressions de Platon.

(03) Xénocrate de Chalcédoine succéda à Speusippe dans l'école de Platon,
où il commença à enseigner la seconde année de la cent dixième olympiade, et continua pendant vingt-cinq ans.

(04) Crantor de Soli était un académicien très célèbre.

(05) Zaratas, que d'autres appellent Nazaratus, était, dit-on, d'Assyrie, et enseigna la philosophie à Pythagore. Il y a des auteurs qui croient que c'est le même que Zoroastre.

(06) Il y a eu trois philosophes de ce nom, l'un pythagoricien, l'autre sectateur du Lycée, et le troisième platonicien. Il y a apparence qu'il s'agit ici du dernier.

(07) Il y a erreur dans celte citation. C'est dans le Phédon, et non dans le traité de l'Âme ou le Timée, que Simmias soutient que la nature de l'âme consiste dans l'harmonie, et que Socrate combat celte opinion.

(08) Suivant Héraclite, le feu était le principe de toutes choses, il existait de toute éternité, toutes les substances étaient sorties de lui, et il est le terme de tout, parce que tout doit se résoudre en cet élément. Ainsi, dans ce système, ni les dieux ni les hommes n'avaient aucune part à la formation du monde

(09)  Par le mot corps, les anciens entendaient autre chose que matière; celle-ci n'avait ni forme ni figure ; le corps était la matière formée, et réduite à telle ou telle espèce.

(10) Ce n'était donc pas seulement la matière qui, avant que Dieu eût pensé à l'organiser, était dans un état de trouble et de désordre, l'âme du monde elle-même était dans un semblable chaos.

(11)i Épicure attribuait à ses atomes la figure, la grandeur  et la pesanteur; celle-ci était la seule qui leur fût essentielle : mais elle aurait dû ne faire décrire aux atomes que des lignes droites, et alors ils n'auraient jamais pu se rencontrer et former en s'accrochant les uns les autres aucune combinaison. Ce fut pour sauver celle difficulté, insoluble dans son système, qu'il imagina de leur donner encore un mouvement de déclinaison; et comme il supposait ce mouvement sans en assigner aucune cause, les stoïciens attaquaient vivement celte hypothèse gratuite.

(12)  Plusieurs anciens philosophes ont porté ce nom, et la plupart étaient péripatéticiens. Il y a apparence que celui-ci est Eudème de Rhodes, disciple d'Aristote, auquel on croit que ce philosophe a adressé les livres de morale qui portent le nom d'Eudème.

(13) Le passage que Plutarque cite ici ne se trouve pas dans l'Atlantique de Platon. Il est vrai que ce traité ne nous est parvenu que très incomplet : nous n'en avons guère que le commencement. Il était comme une suite du Timée, et avait en partie les mêmes interlocuteurs.

(14) Nous verrons plus bas le nom de mariage, donné au nombre 6, parce que ce nombre, dit Plutarque, est composé du premier nombre pair 2 et du premier nombre impair 3, ce que saint Clément d'Alexandrie, Stromat. VI, page 811, explique en disant que le nombre impair 3, pris deux fois, donne. 6. Or, dans la doctrine des nombres, le nombre impair est l'image de l'homme, el le nombre pair celle de la femme.

(15) Il y a ici une lacune considérable.

(16) Cette phrase est mutilée dans son premier membre; mais il est facile de suppléer ce qui manque, parce que Plutarque dit que la somme de ces divers nombres assemblés deux à deux, pair el impair, donne pour produit 36. Alors la première copulation est de 4 et 3, et la deuxième de 3 et 4, etc.

(17) Communément, les nombres plans sont ceux qui représentent la surface quand on applique les nombres à la géométrie. 1 représente le point, 2 et 3 la ligne, et c'est pourquoi on les appelle nombres linéaires.  4 et 9 sont les premiers nombres plans, parce qu'ils représentent la surface, comme 8 et 27, qui sont des cubes, figurent les solides.

(18) i Voici celle figure, telle qu'on la trouve dans l'édition d'Amyot par Vascosan.

C'est-à-dire de 8, cube de 2, premier nombre pair, et de 27, cube de 3, premier impair,
premier impair.

(19) La proportion du ton qui est sesqui-octave La proportion épitrite ou sesqui-tierce, est celle qui contient la valeur du nombre ou de la mesure précédente, et de plus son tiers, comme 8 contient 6, et plus le tiers de 6, qui est 2. La proportion sesqui-altère contient le nombre précèdent et puis sa moitié, comme 9 contient 6 et la moitié de 6, qui est 3.

(20) Ainsi la proportion sesqui-octave est celle qui contient le nombre précédent et sa huitième partie, comme 9 confient 8 et son huitième, qui est 1. Les anciens divisaient le ton en neuf parties.

(21) Nète, mèse et hypate étaient les trois noms que les Grecs donnaient aux cordes de leurs tétracordes. La nète était la quatrième corde ou la plus aiguë de chacun des trois tétracordes, qui suivaient les deux premiers du grave à l'aigu. Nète signifie dernière, inférieure; car les anciens, dans leurs diagrammes, mettaient en haut les sons graves, et en bas les sons aigus. La mèse était la corde la plus aiguë du second tétracorde, en commençant à compter du grave. L'hypate était la plus basse corde de chacun des deux plus bas tétracordes, ce qui, pour eux, était tout le contraire.

(22) On distingue dans le cours de la lune le mois périodique dans lequel elle achève sa révolution autour de la terre; il est de vingt-sept jours entiers, et le mois synodique, qui est le temps qu'elle met à rattraper le soleil, qui, pendant ces vingt-sept jours, s'est avancé de vingt-sept degrés dans le zodiaque; et ce mois synodique est de vingt-neuf jours et demi.

(23) Ces quatre nombres impairs sont ceux qui, dans la figure triangulaire qu'on a vue ci-dessus, sont placés à droite, et qui procèdent, par une multiplication triple, 1, 3, 9, 27. Les trois premiers donnent 13, qui, joint à  27, fait 40.

(24) Ces quatre premiers nombres sont encore 1,2, 3 et 4, qui, pris chacun quatre fois, donnent pour produit 40.

(25) Quand on a trois nombres proportionnels, cela se nomme médiété arithmétique, ou géométrique, ou harmonique, suivant que la proposition est arithmétique, géométrique ou harmonique.

(26) C'est-à-dire de la moitié; car 9 surpasse 6, le plus petit des extrêmes, de la la moitié de cet extrême, qui est de 3 ; et il est surpassé par 18, le plus grand des extrêmes, de la moitié de ce terme.

(27)  L'exemple annoncé par Plutarque ne se trouve pas dans le grec, mais le voici tel qu'il est dans l'édition de Vascosan :

12, 2

6

3, 18
24, 4 9, 54
48, 8 27, 162

On voit que tous les chiffres à gauche représentent les intervalles doubles, el ceux à droite les intervalles triples.

(28) Muance, en musique, signifie les changement qui pouvaient arriver dans la suite d'un chant ou d'une modulation ; ces changements étaient de quatre sortes : 1° dans le genre, lorsque le chant passait d'un genre à un autre, du chromatique, par exemple, au diatonique ou a l'enharmonique, et réciproquement ; 2° dans le système, lorsque la modulation sortait d'un tétracorde conjoint, c'est-à-dire uni à son voisin par un son commun, pour entrer dans un tétracorde disjoint ou séparé  de son voisin par l'intervalle d'un ton, et au contraire; 3° dans le mode, lorsque après avoir chanté une partie de quelque air sur le ton dorien, par exemple, on en chantait une autre partie sur le lydien ou sur le phrygien, etc. ; 4°. enfin, dans la mélopée, lorsqu'on passait d'un chant grave, sérieux, magnifique, à un chant gai, enjoué, impétueux.

(29) Il y a encore ici une lacune considérable dans l'original ; elle devait contenir la suite de la méthode de Crantor et celle de Cléarque, pour l'interposition des médiétetés ; après quoi Plutarque reprenait la création de l'âme.  Ce qui suit en est la preuve.

(30) Timée, el après lui Platon, croyaient que la matière, considérée dans son premier état, n'avait ni forme, ni qualité, ni rien de ce qui peut constituer un être, mais qu'elle recevait toutes les formes et toutes les figures, et devenait divisible en devenant corps. (Voyez Timée de Locres, chap. 1. num. 5.)

(31) Il s'agit ici de l'idée d'après laquelle Dieu a formé l'âme : idée immuable et qui tient à l'essence de l'être intelligent, ou plutôt qui n'est que le principe intelligent de Platon, considéré sous une autre face.

(32)  Plutarque, sans doute, veut dire Ici que si l'être toujours le même et l'être changeant, ces deux principes opposés, se fussent unis, ou plutôt eussent tenté de s'unir Immédiatement l'un et l'autre, leur extrême opposition eût empêché qu'il ne sortît de ce mélange aucune organisation, aucune substance douée de qualités déterminées.

(33) Ces deux principes, l'un du bien et l'autre du mal, sont communément appelé! Oromase et Arimane. Plutarque en parle dans son traite d'Isis et d'Osiris.

(34) Horus était fils d'Isis et d'Osiris. Il en sera parlé dans le traité d'Isis.

(35) Platon entend ici par univers le composé qui résulta du mélange que Dieu avait fait de la substance indivisible et de la substance divisible ; ce mélange forma une troisième substance intermédiaire qui tenait de la nature des deux autres.

(36) Platon explique ici les proportions numériques que Dieu employa pour la formation de l'âme, et que nous avons déjà vues au commencement du traité dans la figure triangulaire, sur les côtés de laquelle étaient placés les nombres pairs el impairs.

(37) Ceci a rapport aux proportions numériques sur lesquelles Platon supposait que l'âme du monde avait été formée, el aux intervalles des consonnances musicales. Plutarque a exposé plus haut, fort au long, les unes et les autres.

(38) Apollonius de Perge, vers l'an 230 ou 240 avant Jésus-Christ, inventa les épicycles, ou du moins démontra la proportion nécessaire entre l'épicycle cl le déférent pour produire les stations et les rétrogadations. (Voyez
Bailly, Histoire de l'Astronomie, tom. I, pag. 45.)

(39) C'est-à-dire dans les sept planètes qui ont chacune une portion de celle âme du monde en proportion inégale.

(40) Il s'en fallait bien que celle proportion approchât de la vérité. Il est reconnu aujourd'hui, par les observations les plus modernes, que le diamètre du soleil est cent treize fois plus grand que celui de la terre, qui est de deux mille huit cent soixante-cinq lieues de vingt-cinq au degré. Par conséquent le diamètre du soleil est de trois millions deux cent trente-un mille cent cinquante-cinq lieues.

(41)  Le diamètre de la lune est de sept cent quatre-vingt-deux lieues, et à
peu près quatre fois plus petit que celui de la terre.

(42) Le diamètre réel est incalculable, à cause de leur grande distance, qui fait seulement présumer avec raison qu'elles sont prodigieusement grosses.  Il est réellement reconnu que Sirius, une, de celles qui paraît le plus proche de nous, en est cent mille fois plus éloignée que le soleil. (Bailly, Astronomie moderne, tom. II, pag. 684.)

(43) La lune n'est, par son volume, que la quarante-neuvième partie de la
terre.

(44) Le diamètre de Vénus est à peu près égal à celui de la terre, et sa grosseur en fait les quatre cinquièmes.

(45) « Hipparque, en observant la lune, s'aperçut que tantôt elle s'élevait de cinq degrés au-dessus de l'écliptique, et tantôt s'abaissait du même nombre de degrés au-dessous. Il en conclut que la route dans laquelle elle se meut est inclinée de cinq degrés à ce cercle : c'est ce qu'on appelle la plus grande latitude de la lune. Celle roule coupe l'écliptique dans des points qu'on appelle les nœuds. Hipparque vérifia ce qu'Eudoxe avait avancé, savoir que les nœuds sont mobiles, el répondent successivement à différents points de l'écliptique. » (Bailly, ibid., tom. I,  pag. 94.)

(46) Ce calcul n'est pas trop exact; à trente-cinq degrés de latitude, qui est le milieu de la Grèce, le jour le plus court est de neuf heures quarante minutes, la nuit de quatorze heures vingt minutes; la différence est quatre heures quarante minutes; dans le premier mois après le solstice, le jour augmente de vingt-huit minutes, et ce n'est que la dixième partie de l'excès de la grande nuit sur le jour le plus court, au lieu de la sixième partie. (De Lalande.)

(47) Ces deux planètes, dont les apparitions tantôt avant, tantôt après le soleil, ont conduit les modernes au système qui place le soleil au centre du monde, étaient fort embarrassantes pour ceux qui y mettaient la terre. Quelque; anciens les faisaient tourner autour du soleil dans des épicycles, comme la lune autour de la terre dans les systèmes modernes.

(48) La suite île cet extrait, qui est assez étendu, ne fait que répéter absolument dans les mêmes termes ce qu'on vient de voir dans le traité précédent, depuis ces mots, p. 29 : On en peut dire autant de Posidonius, jusqu'à ceux-ci, p. 34 : Il y en a qui blâment Platon d'avoir dit, etc. J'ai cru fort inutile de le transcrire ici de nouveau.