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PLUTARQUE

 

OEUVRES MORALES

LES DÉLAIS DE LA JUSTICE DIVINE.

AUTRE TRADUCTION française de Victor BÉTOLAUD, Oeuvres complètes de Plutarque - Oeuvres morales, t. II, Paris, Hachette, 1870.

 

texte grec

1 OEUVRES  MORALES DE PLUTARQUE.

LES DÉLAIS DE LA JUSTICE DIVINE.

Plutarque entreprend dans cet ouvrage de plaider contre les épicuriens la cause de la Providence, et il la défend avec une sagesse et une modération qui l'ont honneur à sa philosophie, et qui mettent dans le plus grand jour les vérités précieuses pour lesquelles il combat. Il a donné à ce traité la forme du dialogue, et les interlocuteurs sont Plutarque lui-même ; Timon, son frère ; Patrocléas, qu'il appelle ailleurs son parent, et Olympiacus, personnage qui n'est point connu d'ailleurs. Ce sujet important, plein d'une excellente philosophie puisée dans les meilleures sources, n'est pas moins agréable que solide, par la manière intéressante dont Plutarque l'a traité, par la variété qu'y répandent les traits d'histoire dont il l'a semé, par les exemples dont il est enrichi, par les images et les ornements du style, qui relèvent le mérite du fond et couvrent de fleurs la discussion d'une matière épineuse et délicate.

[1] Nous étions au bout du Portique, mon cher Quintus (01), quand Épicure (02), sans attendre notre réponse aux propos qu'il venait de tenir, nous quitta brusquement et disparut. Surpris d'une conduite si extraordinaire, nous 2 nous arrêtâmes, et après nous être regardés quelque temps en silence, nous continuâmes notre promenade.

Enfin, Patrocléas prenant le premier la parole, « Qu'en pensez-vous? nous dit-il; abandonnerons-nous cette matière, ou répondrons-nous aux objections qu'il a faites, comme s'il était présent? — Pouvez-vous en douter? répondit Timon. Si en nous quittant il eût percé d'une flèche quelqu'un de nous, n'ôterions-nous pas bien vite le trait dont il l'aurait blessé? Brasidas, dit-on, atteint d'un javelot, l'arracha à l'instant même, en frappa son ennemi et l'abattit à ses pieds. Pour nous, sans penser à nous venger de ceux qui ont voulu jeter dans notre âme des opinions fausses et ridicules, qu'il nous suffise de les en arracher avant qu'elles aient eu le temps d'y prendre racine. »

Mais, leur dis-je alors, de cette foule d'invectives et de calomnies qu'il a ramassées au hasard de tous côtés, et que dans son emportement il s'est permises contre la Providence, quelle est celle qui vous a frappés davantage?

[2] « Pour moi, répondit Patrocléas, l'objection qu'il a faite sur le délai de la justice divine à punir les coupables m'a paru la plus forte, et, je vous l'avoue, il a renversé toutes mes idées et m'a rendu tout neuf sur cette matière. Depuis longtemps je ne lisais pas sans une sorte d'indignation ce que dit Euripide de la Divinité :

Elle aime à différer; tel est son caractère.

La lenteur de Dieu, toujours déplacée, ce me semble, l'est surtout à l'égard des méchants, qui, loin de temporiser pour faire le mal, y sont portés par leurs passions avec la plus grande activité. La punition qui suit de près le crime, dit Thucydide, arrête dans leur course ceux que les succès enhardissaient à l'injustice. Rien ne décourage tant l'innocent opprimé, et n'inspire plus d'audace au méchant, 3 que de voir différer le châtiment que la justice doit aux coupables. Mais la peine est-elle à côté du crime, elle prévient de nouveaux forfaits, et elle est pour ceux qui ont été  maltraités un puissant motif de consolation. « Je ne crains pas, disait Bias à un scélérat, que ton crime soit impuni, mais que je ne sois pas témoin de ta punition.» Cette parole, sur laquelle je réfléchis souvent, me fait toujours de la peine. En effet, de quoi servit le supplice d'Aristocrate à ceux des Messéniens qu'il avait fait périr? Il les avait trahis à la bataille qui se donna auprès de la grande fosse ; et pendant plus de vingt ans que son crime était resté secret, il avait régné sur les Arcadiens. Sa trahison fut enfin découverte, et lui puni de mort; mais les malheureux Messéniens n'étaient plus.

« Les Orchoméniens, à qui la trahison de Lyciscus (03) avait enlevé leurs enfants, leurs proches et leurs amis, furent-ils consolés de cette perte par le châtiment de ce traître, qui, longtemps après, eut tout le corps rongé de plaies? châtiment qu'il semblait avoir provoqué lui-même lorsque, se lavant les pieds dans une rivière, il souhaitait qu'ils tombassent en pourriture, s'il était vrai qu'il eût trahi les Orchoméniens.

 « Les Athéniens firent exhumer et transporter hors de leur territoire les ossements de ceux qui avaient massacré les partisans de Cylon (04). Mais les petits-fils de ceux qui avaient péri ne purent être témoins de cette punition. Aussi rien ne me paraît plus absurde que la raison dont 4  (manquent les pages 4 et 5 reprises dans la traduction de Victor BÉTOLAUD ) Euripide se sert pour détourner les hommes de faire le mal : "Sois tranquille : sur toi la céleste vengeance, Ni sur les scélérats qui sont de ton engeance, En te frappant au coeur soudain ne fondra pas : Au jour dit elle vient, sans bruit, et pas à pas." Ne cherchez point ailleurs d'autres raisons : ce sont précisément celles-là qui déterminent tout naturellement les criminels. Ils s'encouragent, ils s'enhardissent à consommer l'iniquité, convaincus que le fruit en est tout aussitôt mûr et à leur portée, tandis que l'expiation, selon eux, est tardive et ne viendra que bien longtemps après la jouissance.»

[3] Patroclès ayant ainsi discouru, Olympicus prit la parole. «Il y a encore à remarquer, dit-il, que les délais et les retards de la Divinité en ces matières sont une grave inconséquence. Une pareille lenteur empêche qu'on n'ait foi en la Providence. Les méchants que l'expiation atteint, non pas à la suite de chaque crime, mais seulement plus tard, finissent par la regarder plutôt comme un malheur que comme un châtiment. Elle ne leur est d'aucune utilité, et ils s'irritent plus du mal qui leur arrive qu'ils ne se repentent de ce qu'ils ont fait. De même que si, au moment où un cheval bronche et fait un faux pas, on emploie le fouet et l'éperon, il se corrige et se remet à marcher comme il faut, tandis que si l'on attend plus tard pour le tirer, pour le ramener, pour crier à ses oreilles, on semble songer à toute autre chose plutôt qu'à le corriger, et on le tourmente sans réformer sa mauvaise habitude; de même, si, chaque fois que le méchant bronche et succombe, le châtiment venait l'atteindre et le réprimer, malgré lui il deviendrait pensif, il s'humilierait, il tremblerait devant Dieu comme devant un juge qui a l'oeil sur les actes, sur les passions, et qui ne remet pas la justice au lendemain. Mais la vengeance céleste ne vient «que tard et d'un pas lent,» comme dit Euripide. Elle tombé accidentellement sur les coupables; et elle semble un effet du hasard bien plutôt que de la Providence, tant elle est incertaine, hésitante et irrégulière. De sorte que je ne vois pas l'utilité de ces meules des Dieux, lesquelles sont dites moudre lentement : elles obscurcissent l'idée de la justice divine, et elles suppriment dans le coupable tout sentiment de terreur.»

[4]  A la suite de ces paroles d'Olympicus, je demeurais pensif en moi-même. Alors Timon : «Dois-je, dit-il, mettre à mon tour le comble du doute en ce qui regarde cette question, ou bien laisserai-je d'abord celui-ci s'escrimer contre de semblables arguments? — A quoi bon, repris-je, ajouter, comme on dit, une troisième vague, et nous noyer sous les difficultés, s'il est incapable de résoudre les premières objections ou de s'en dégager? Tout d'abord débutons par nous inspirer, comme à un foyer de famille, de la circonspection qui caractérise les philosophes académiciens à l'égard de la Divinité, et abstenons-nous pieusement de laisser croire que nous puissions parler de semblables matières en connaissance de cause. Il y a moins de présomption à discourir sur la musique sans s'y connaître, ou sur la guerre sans avoir jamais été soldat, qu'il n'y en a, pour des créatures humaines, à contrôler les actes des Dieux et des Génies. C'est comme si des gens étrangers aux arts prétendaient saisir la pensée des savants artistes par conjecture et par des suppositions qui n'auraient que de la vraisemblance. Si ce n'est pas l'affaire d'un ignorant de vouloir expliquer pour quelles raisons le médecin a amputé le lendemain plutôt que la veille, ordonné un bain aujourd'hui plutôt qu'hier; de même il n'est ni facile ni sûr à un mortel de sonder les desseins de la Divinité. On ne peut, à cet égard, avancer rien autre chose, si ce n'est que Dieu connaît à merveille le moment où il faudra guérir le vice, c'est-à-dire où il faudra lui appliquer, comme remède, le châtiment mérité. La mesure de ce châtiment, pas plus que l'heure de l'expiation, n'est ni commune, ni la même pour tous. La médecine qui a l'âme pour objet, et cette médecine s'appelle l'équité et la justice, est le plus grand de tous les arts, comme en témoigne, entre mille autres, le poète Pindare : Le Dieu souverain et maître de toutes choses est, dit Pindare, «l'artiste par excellence», attendu qu'il administre la justice, et que les attributions de la justice sont de déterminer la 6 nature et l'étendue de la punition que chaque coupable mérite.

Platon raconte que Minos avait appris de Jupiter, son père, cet art sublime, pour nous faire entendre qu'il est impossible de dispenser fidèlement la justice, ou même de juger si elle est bien administrée, à moins que d'en avoir acquis la science. Les lois humaines n'ont pas, aux yeux de tout le monde, des motifs raisonnables de ce qu'elles prescrivent ; il en est même qui paraissent très ridicules. A Lacédémone, par exemple, quand les éphores entrent en charge, ils font publier un ordre à tous les citoyens de raser leurs moustaches (05) et d'obéir aux lois, s'ils ne veulent pas en éprouver la rigueur. Les Romains qui mettent un esclave en liberté le frappent d'une baguette sur l'épaule (06). Quand ils font leur testament, ils vendent leurs biens à d'autres qu'à ceux qu'ils instituent leurs héritiers (07), ce qui paraît contradictoire. Mais rien, ce semble, n'est plus absurde que la loi de Solon qui note d'infamie tout citoyen qui, dans une sédition, ne se sera pas déclaré pour un des deux partis (08). Combien d'au- 7 tres lois qui, au premier coup d'œil, paraissent déraisonnables, faute de connaître l'intention et les motifs du législateur ! Si nous avons tant de peine à entrer dans l'esprit des institutions humaines, serons-nous étonnés de ne pouvoir expliquer la conduite de Dieu dans la punition plus ou moins lente des coupables ?

[5] Au reste, je ne cherche point ici à éluder la question proposée. Je sollicite seulement votre indulgence, afin que la vue d'un port assuré m'enhardisse à opposer des raisons plausibles à la difficulté qui nous occupe.

Considérez d'abord que Dieu, selon la pensée de Platon, s'est proposé lui-même comme le modèle de toutes les perfections, et que, par la vertu qu'il met dans nos âmes, il nous fait marcher sur ses traces et nous rend en quelque sorte semblables à lui. L'univers, qui, dans son principe, n'était qu'une masse confuse et sans ordre, n'a commencé à prendre une forme régulière que lorsqu'il a été ordonné selon la volonté de Dieu. Ce même philosophe ajoute que la nature a mis en nous l'organe de la vue afin que la contemplation des corps célestes et de la beauté de leurs mouvements accoutumât notre âme à sentir et à aimer l'ordre et la décence, à rejeter les mouvements irréguliers des passions, à éviter la précipitation et la légèreté, sources ordinaires de nos erreurs et de nos vices. Et quelle plus douce jouissance l'homme peut-il obtenir de Dieu, que d'être, par l'imitation de ses perfections divines, solidement établi dans la vertu ?

Si donc Dieu punit lentement et, pour ainsi dire, à loisir, ce n'est pas qu'il craigne de se tromper en hâtant la punition ou d'avoir à s'en repentir : il veut nous apprendre par son exemple à n'user jamais de violence et de cruauté dans nos punitions, à ne pas les faire dans ces 8 moments d'une colère effrénée où la passion transportant l'âme hors d'elle-même,

Lui fait de la raison méconnaître l'empire.

Il veut qu'alors, loin de nous jeter avec fureur sur ceux qui nous ont offensés, et d'assouvir sur-le-champ notre vengeance comme un besoin naturel, nous imitions sa clémence et sa lenteur, nous agissions avec ordre et modération, et surtout que nous prenions conseil du temps, dont les avis exposent rarement au repentir. C'est un moindre mal, disait Socrate, de boire par intempérance des eaux bourbeuses, que d'aller, le cœur troublé par la colère et transporté de fureur, sans attendre que l'âme soit calmée, assouvir sa passion dans le sang de son semblable.

La vengeance la plus raisonnable, suivant Thucydide, n'est pas celle qui suit de près l'offense, mais celle qui en est la plus éloignée. Quand la colère, dit Mélanthius,

A chassé la raison, tout est dans le désordre.

Au contraire, la raison a-t-elle banni loin d'elle la colère et l'emportement, tout est dans l'ordre, tout se fait avec la plus exacte justice. Les hommes ne s'adoucissent-ils pas quand on leur raconte des traits de modération et de douceur? Platon, par exemple, ayant levé le bâton sur un de ses esclaves, tint longtemps son bras suspendu, afin, disait-il lui-même, de châtier sa colère. Archytas, au retour d'une expédition militaire, trouva que ses esclaves avaient fort négligé la culture de ses terres. Mais se sentant trop courroucé, il ne voulut pas les punir, et se contenta de leur dire, en s'en allant : «Vous êtes bien heureux que je sois en colère. » Puis donc que les actions et les paroles des grands hommes répriment en nous les excès de la colère, quelle impression ne doit pas 9 faire sur nous l'exemple de Dieu, qui, tout incapable qu'il est de crainte et de repentir, diffère cependant la punition des méchants ? Ne devons-nous pas regarder comme un des effets de sa vertu divine, cette douceur et cette patience dont il use? Il emploie sur bien peu de coupables des châtiments prompts, mais il en ramène un grand
nombre par ses délais.

[6] En second lieu, les peines les plus justes que les lois civiles infligent ne font que punir le crime ; la punition est la compensation du mal. Les lois se taisent dès que le crime est puni ; voilà pourquoi elles recherchent avec beaucoup d'ardeur les coupables qui cherchent à se soustraire à leur sévérité, afin que la punition ne soit pas éloignée du crime. Mais je crois que Dieu, avant d'exercer sa justice, examine les dispositions des hommes vicieux, et qu'il accorde des délais à celui dont la corruption n'est pas incurable, et qui donne encore quelque espoir de retour. Il connaît la portion de sagesse qu'il a donnée à chaque homme lors de sa naissance, et il sait que les principes de vertu qu'il a gravés dans leur cœur sont inaltérables. Les vices qui y germent ne sont pas son ouvrage : ils sont l'effet de l'exemple et de la société des méchants  (09). Il en est plusieurs que de sages leçons ont retirés du vice, et qu'elles ont rendus à leur première vertu. Le châtiment n'est pas toujours également prompt ; il punit de mort sans délai ceux qui sont incorrigibles, parce que l'habitude du crime fait qu'ils nuisent beaucoup aux autres et encore plus à eux-mêmes. En voit-il qui soient tombés dans le vice plutôt par l'ignorance du bien que par un choix libre du mal, il leur donne le temps 10 de rentrer en eux-mêmes. S'ils persévèrent dans le mal, il les punit comme les autres, sans craindre qu'ils échappent à sa justice.

Considérez tous les changements qui s'opèrent dans la vie et dans les mœurs des hommes. C'est sous ce rapport que les Grecs ont donné aux mœurs des noms qui expriment le changement et l'habitude, pour montrer qu'elles sont une suite de l'habitude, qui, une fois établie dans l'âme, s'y enracine fortement. Si les anciens donnaient à Cécrops deux formes différentes, ce n'est pas, comme quelques uns le veulent, parce que de bon roi il était devenu un tyran farouche et sanguinaire (10). Je crois, au contraire, qu'il avait été d'abord méchant et cruel, et qu'il régna dans la suite avec beaucoup de douceur et d'humanité. Mais voulez-vous des exemples dont nous soyons certains ? Voyez en Sicile Gélon et Hiéron, et Pisistrate à Athènes : parvenus à la tyrannie par des voies injustes, ils s'y conduisirent en princes vertueux. Cette autorité qu'ils avaient acquise en foulant aux pieds la justice, ils l'exercèrent avec modération et la firent servir à l'utilité publique. Établir des lois sages, faire fleurir l'agriculture, retirer leurs sujets d'une vie oisive et frivole pour les rendre sobres et laborieux, tel fut l'usage qu'ils firent de leur pouvoir. Gélon, en particulier, ayant remporté sur les Carthaginois une grande victoire, il ne leur accorda la paix qu'à condition qu'ils cesseraient d'immo- 11 ler leurs enfants à Saturne (11). Lydiade avait envahi l'autorité souveraine à Mégalopolis (12) ; dans la suite, il se repentit de son usurpation; et pour en réparer l'injustice, il donna des lois à ses concitoyens, et mourut glorieusement en combattant pour sa patrie. Si l'on eût fait périr Miltiade pendant qu'il exerçait la tyrannie dans la Chersonèse ; si l'on eût appelé Cimon en justice lorsqu'il vivait dans un commerce incestueux avec sa propre sœur, ou que Thémistocle eût été chassé d'Athènes pour la vie licencieuse qu'il y menait, comme Alcibiade le fut depuis pour de semblables excès, n'aurions-nous pas perdu les belles victoires de Marathon, d'Eurymédon et d'Artémise,

Où les Athéniens ont autrefois jeté
Les fondements heureux de notre liberté?

Les naturels excellents ne produisent rien de médiocre. Ce qu'ils ont de force et d'énergie ne peut demeurer oisif; ils sont longtemps comme une mer orageuse que les tempêtes agitent sans cesse, et ne se calment enfin que lorsque leurs mœurs ont pris une habitude ferme et durable. Qu'un homme ignorant en agriculture voie une terre hérissée de broussailles et de plantes sauvages, coupée de marais fangeux qui servent de retraite à des bêtes féroces, il la dédaignera et ne la croira propre à rien de bon ; mais aux yeux d'un homme instruit, accoutumé à juger sainement de ces sortes de choses, ce seront autant d'indices d'un sol riche et d'un fond vigoureux : il en est de même des grandes âmes, leurs premières productions sont presque toujours des fruits sauvages ; les épines qui les couvrent nous rebutent, et nous croyons devoir, à l'in- 12 stant même qu'ils paraissent, les retrancher impitoyablement. Mais un juge plus éclairé que nous, qui reconnaît à ces signes mêmes la bonté et l'énergie de leur naturel, attend avec patience la saison de la sagesse et de la vertu, dans laquelle ces caractères généreux produiront les fruits qui leur sont propres. Mais en voilà assez sur cet objet.

[7] N'approuvez-vous pas que quelques peuples de la Grèce aient adopté cette loi d'Égypte qui ordonne de différer l'exécution d'une femme enceinte condamnée à mort, jusqu'à ce qu'elle soit délivrée ? « Assurément, » répondirent-ils. Eh bien ! leur dis-je, supposons qu'un homme ait conçu une belle entreprise, ou formé quelque grand dessein qui doive éclore dans un temps marqué ; qu'il puisse découvrir un mal secret et inconnu, donner un conseil salutaire ou faire une découverte utile. Je vous le demande, ne serait-il pas plus sage de suspendre sa punition, pour donner lieu au service qu'il peut rendre, que de s'en priver par un châtiment trop prompt? Pour moi, je le crois ainsi. « Nous sommes tous de votre avis, » répondit Patrocléas.

Vous avez raison, repris-je alors. En effet, si Denys eût été puni au commencement de son usurpation, serait-il resté un seul Grec dans toute la Sicile ? Les Carthaginois, qui l'auraient ravagée, ne les en eussent-ils pas tous chassés(13)? Des colonies grecques auraient-elles peuplé les villes d'Apollonie, d'Anactorium, et la presqu'île de Leucadie, si la punition de Périandre n'eût pas été longtemps différée (14)? Celle de Cassandre ne semble-t-elle pas aussi n'avoir été retardée que pour lui donner le temps de re- 13 bâtir la ville de Thèbes (15). La plupart des étrangers qui, dans la guerre sacrée, pillèrent ce temple où nous sommes maintenant  (16), furent conduits en Sicile par Timoléon, qui se servit d'eux pour battre les Carthaginois et détruire la tyrannie ; mais enfin ils reçurent eux-mêmes, par un châtiment exemplaire, la juste peine de leurs crimes (17) .

Dieu se sert quelquefois des méchants pour exécuter sur des coupables les arrêts de sa justice ; après quoi, il les brise à leur tour, comme il a fait de la plupart des tyrans. Le fiel de l'hyène et la présure du phoque (18), animaux d'ailleurs très dangereux, ont des propriétés éprouvées pour certaines maladies. Ainsi, quand les hommes ont besoin d'une forte punition qui les réveille, Dieu leur envoie un tyran cruel, un magistrat dur et sévère, et il ne leur ôte ce fléau vengeur que lorsque le mal est entièrement guéri. Tel fut un Phalaris pour les habitants d'Agri-  14 gente, un Marius pour les Romains. Lorsque ceux de Sicyone mirent en pièces le jeune Télétias, couronné aux jeux pythiques, en voulant l'enlever à ceux de Cléonée, sous prétexte qu'il était leur concitoyen (19), l'oracle ne leur déclara-t-il pas formellement qu'ils avaient besoin de quelqu'un qui les châtiât avec sévérité? En effet, ils eurent pour tyran Orthagoras, et après lui Myron et Clisthène (20), qui mirent fin à leur licence. Les Cléonéens, qui n'ont pas eu le même remède, sont aujourd'hui presque réduits à rien (21). Vous savez ce que dit Homère :

Il a reçu le jour d'un père scélérat,
Et les vertus en lui brillent avec éclat (22).

Cependant, ce fils de Coprée n'avait rien fait de bien mémorable. Mais les descendants d'un Sisyphe, d'un Autolycus (23), d'un Phlégyas (24), se distinguèrent entre les plus grands rois par leurs vertus et par leur gloire. Périclès était né d'une famille maudite (25). Le grand Pompée eut 15 pour père ce Strabon, qui fut si odieux au peuple romain qu'on arracha son corps de dessus le brancard sur lequel on le portait, et qu'on le foula aux pieds (26). Qu'a donc de si étrange la conduite de Dieu ? Un cultivateur cueille le fruit d'une plante épineuse avant que de l'arracher. Les Lybiens tirent la gomme du ladanum avant que d'en couper les branches pour le brûler. Dieu se conduit avec la même prudence. Il ne détruit une mauvaise tige d'où doit naître une race illustre, qu'après qu'elle a donné le fruit qu'il en attendait.

N'eût-il pas mieux valu encore pour les Phocéens qu'Iphitus perdit un plus grand nombre de bœufs et de chevaux, et pour ceux de Delphes qu'on enlevât de leur temple de plus grandes richesses, que de ne pas voir naître dans la Grèce Ulysse, Esculape et tant d'autres grands hommes qui, sortis d'ancêtres vicieux, ont rendu les services les plus signalés à leur patrie ?

[8] Ne croyez-vous pas qu'une punition trop prompte est bien moins utile que celle qui se fait à propos et de la manière la plus convenable? Ainsi, Callippus ayant tué Dion, dont il feignait d'être l'ami, fut dans la suite massacré par ses amis, et du même poignard dont il s'était servi  (27). Mitius d'Argos avait péri dans une sédition; son meurtrier assistait un jour à des jeux dans la place publique; une statue d'airain tomba sur lui et le tua. Vous savez, dis-je à Patrocléas, l'histoire de Dessus le Péonien, 16  et d'Ariston d'Etée ? « Non, me répondit-il ; mais je serais bien aise de l'apprendre. » Ariston emporta, du consentement des tyrans, les bijoux d'Eriphyle, qui étaient en dépôt dans le temple, et en fit présent à sa femme. Dans la suite, son fils, irrité contre sa mère, je ne sais pour quel sujet, la brûla dans sa maison avec tous ceux qui y étaient renfermés. Bessus, dit-on, avait tué son père, et ce parricide resta longtemps secret. Un jour enfin qu'il était allé souper chez un de ses amis, il abattit de sa pique un nid d'hirondelles et tua les petits. Tous les convives se récrièrent avec raison sur une action si étrange. « Ne les entendez-vous pas, dit-il, crier depuis longtemps après moi et m'accuser faussement d'avoir tué mon père?» Les assistants, surpris de cette réponse, la rapportèrent au prince ; et le fait ayant été avéré, Bessus porta la juste peine de son parricide.

[9] Ce que je viens de dire porte sur la supposition déjà admise que Dieu, pour de bonnes raisons, diffère la punition des méchants ; ce qui n'empêche pas que nous n'ajoutions foi au poète Hésiode, qui dit, non comme Platon, que le remords, juste châtiment du crime, le suit toujours de près, mais qu'il est du même âge que lui, qu'ils ont un sol et une tige commune :

D'un perfide dessein on est souvent victime.

Et ailleurs :

En conseillant le mal on se nuit à soi-même.

La mouche cantharide, qui réunit, dit-on, des propriétés opposées, porte avec elle son contrepoison. La méchanceté, qui produit toujours un sentiment pénible, porte en soi le châtiment de l'homme injuste et punit le crime au même instant qu'il est commis. Les criminels qu'on conduit au lieu de l'exécution sont chargés chacun de l'instrument de leur supplice. De même le vice, à chaque 17 faute qu'il fait commettre, se forge lui-même son châtiment. Artisan fécond de tourments et de peines, outre la honte qui l'accompagne, il inspire des craintes de toute espèce, il excite des passions violentes et des troubles cruels, il fait naître de longs repentirs.

Mais la plupart des hommes ressemblent à des enfants qui, voyant sur nos théâtres des scélérats richement vêtus et couronnés de fleurs s'amuser à des jeux et à des danses, les regardent avec admiration et envient leur bonheur jusqu'au moment où ils sont rudement châtiés, percés de coups ou consumés par les flammes qui sortent du milieu même de ces habits précieux. Ainsi dans le monde les méchants, souvent possesseurs de maisons magnifiques, élevés à des dignités éminentes, environnés d'un éclat imposant, ne paraissent subir le châtiment de leurs crimes que lorsqu'ils sont massacrés ou précipités. Mais c'est moins la le commencement que la suite et l'accomplissement de leur punition. Platon dit qu'Hérodicus de Sélymbrée, étant attaqué d'une maladie incurable, unit le premier à la médecine l'art de la gymnastique, et par là prolongea la vie pour lui-même et pour tous ceux qui étaient atteints de la même maladie (28) . Ne
peut-on pas dire aussi que les méchants, qui semblent d'abord échapper à la punition, la subissent non pas plus lente, mais plus longue. Ils sont moins châtiés dans leur vieillesse qu'ils ne vieillissent dans le châtiment.

Au reste, c'est seulement par rapport à nous que je parle d'un temps plus long; car, à l'égard des dieux, la plus longue vie n'est rien. Quelle différence y a-t-il pour eux qu'un coupable soit puni à l'heure même ou trente ans après? c'est comme. s'il était exécuté le soir au lieu de l'être le matin. Enfermé dans la vie comme dans une 18 prison d'où il ne peut ni sortir ni s'échapper, il s'occupe en attendant de mille choses, il régale ses amis, il leur fait des présents ; il est comme ces prisonniers qui jouent aux osselets tandis qu'ils ont l' instrument de leur supplice suspendu sur leur tête.

[10] Les criminels enfermés jusqu'au temps de l'exécution ne sont-ils donc punis qu'au moment où on leur tranche la tête?  Celui qui, après avoir bu la ciguë, se promène à grands pas jusqu'à ce que le poison fasse son effet, ne subit-il sa condamnation que lorsque l'extinction totale de sa chaleur naturelle glace ses membres et lui ôte le sentiment de la vie? Voilà pourtant ce qu'il faudra dire, si l'on ne veut compter le châtiment que de l'instant où il finit, et qu'on n'y comprenne pas tout ce que les coupables éprouvent dans l'intervalle, ces troubles intérieurs, ces craintes, cette attente du supplice et ces remords vengeurs dont un criminel est saisi aussitôt après son forfait. Dira-t-on qu'un poisson qui a avalé l'hameçon avec l'appât n'est réellement pris que lorsqu'il a été coupé par morceaux et mis sur le feu ?

Tout coupable est donc prisonnier de la justice divine aussitôt qu'il a commis une action injuste et qu'amorcé par l'attrait du vice, il s'est laissé prendre à cet appât. Les remords qui s'élèvent dans son âme l'agitent et le tourmentent,

Comme un monstre en nageant fait soulever les flots.

La pétulance et l'audace du crime ne se conservent dans leur force et leur activité que jusqu'à la consommation du, forfait. Alors la passion, amortie, comme un vent qui tombe peu à peu, se dissipe insensiblement, et l'âme reste en proie aux terreurs de la vengeance divine. Aussi, le songe de Clytemnestre dans Stésichore est-il imaginé par ce poète d'après la. vérité et l'expérience. Il fait dire à cette reine homicide :

 19 J'ai cru voir un dragon dont la tête sanglante
Du fils de Plisthenès me retraçait les traits.

Les songes, les spectres qu'on croit voir en plein jour, les voix du ciel qu'on s'imagine entendre, les prodiges menaçants et tout ce qu'on croit venir immédiatement de Dieu, excitent dans le cœur des coupables mille troubles et mille frayeurs. C'est ainsi qu'Apollodore crut voir en songe les Scythes qui l'écorchaient tout vif et le faisaient bouillir dans une marmite, d'où son cœur lui disait tout bas : « C'est moi qui suis la cause de ton supplice, » tandis que ses filles, dont le corps était en feu, couraient autour de lui (29). Hipparque, fils de Pisistrate, peu de jours avant sa mort, vit en songe Vénus qui tenait une coupe à la main et lui jetait du sang au visage (30). Les amis de Ptolémée Céraunus songèrent qu'il était appelé en justice par Séleucus et qu'il avait pour juges des loups et des vautours qui distribuaient aux ennemis une grande quantité de viandes (31). Pausanias étant à Byzance avait donné rendez-vous la nuit à une jeune tille de condition libre nommée Cléonice. Le bruit qu'elle fit en entrant dans sa chambre l'ayant réveillé en sursaut, il la prit pour un ennemi, et, dans le trouble qu'il en eut, il la tua. Depuis, il crut la voir souvent en songe qui lui disait :

20 Marche vers ton supplice; il attend sa victime :
D'un amour criminel tel est le juste fruit.

Comme le spectre continuait à le poursuivre, il se rendit à Héraclée, au lieu destiné pour l'évocation des âmes. Là, par les expiations et les sacrifices d'usage, il évoqua l'ombre de cette .fille, qui lui apparut et lui annonça que ses maux finiraient dès qu'il serait de retour à Lacédémone. Il n'y fut pas plutôt arrivé, qu'il y périt  (32).

[11] S'il était vrai que l'âme finit avec le corps, et qu'après la mort il n'y eût plus de récompense à attendre ni de peine à craindre, ne pourrait-on pas dire que Dieu traite avec plus de douceur et d'indulgence ceux qu'il punit de mort aussitôt après leur crime ? Quand les méchants n'auraient d'autre peine dans le cours d'une longue vie que d'être bien convaincus que l'injustice est une jouissance stérile, qui ne paie d'aucun fruit réel les travaux et les combats qu'elle coûte, le sentiment seul de cette vérité suffirait pour jeter le trouble dans leur âme. On raconte que Lysimaque, pressé d'une soif ardente, se rendit prisonnier aux Gètes avec toute son armée. Lorsqu'il eut apaisé sa soif aux dépens de sa liberté, il s'écria : « Quelle lâcheté d'avoir, pour un plaisir si court, perdu un si beau royaume ! » A la vérité, il est bien difficile de résister à un besoin forcé de la nature. Mais quand un homme, pour satisfaire son avarice, son ambition ou sa volupté, se permet une action criminelle, et qu'ensuite le temps ayant éteint cette soif furieuse qui l'avait poussé au crime, lui laisse voir qu'au lieu des avantages et des biens qu'il s'en promettait, il ne lui reste que le sentiment pénible et cruel de son injustice, ne doit-il pas être sans cesse tourmenté par cette pensée, que pour un désir de gloire, pour un plaisir bas et infructueux, il a foulé aux pieds les droits les plus sacrés, il s'est couvert de honte et a répandu sur sa vie le trouble et l'amertume ?

21 Simonide disait en riant qu'il trouvait toujours le coffre de l'argent plein, et celui de la reconnaissance toujours vide. Ainsi, quand les méchants considèrent en eux-mêmes leur injustice, ils voient qu'après une satisfaction vaine et momentanée, leur cœur est vide des biens qu'ils s'en étaient promis, et ils n'y trouvent à la place que des craintes, des chagrins, des souvenirs fâcheux, des défiances sur le présent, des soupçons sinistres pour l'avenir. C'est ainsi que sur nos théâtres on entend Ino s'écrier dans les remords que lui causent ses crimes :

Puis-je encor d'Athamas habiter le palais!
Puis-je de mes forfaits anéantir !a trace!

Il est vraisemblable que l'âme de tout scélérat, agitée de ces mêmes pensées, se dit souvent à elle-même : Comment pourrais-je détruire le souvenir de mes crimes, étouffer les cris de- ma conscience et, purifié de toutes mes souillures, substituer à la conduite que j'ai menée jusqu'ici une vie tout opposée? En effet, à moins que de vouloir déférer à l'injustice le titre de sagesse, peut-on s'empêcher de reconnaître qu'il n'y a ni fermeté, ni constance, ni stabilité dans les desseins du méchant? Examinez de près un homme livré à l'avarice, à l'amour des voluptés, à l'inimitié, à la haine : vous trouverez toujours que ces passions recèlent en lui une superstition méprisable, une mollesse ennemie de toute application, la crainte de la mort, une mobilité continuelle dans ses goûts, une recherche de la vaine gloire, fruit d'un ridicule orgueil. Effrayé de la censure, il craint même les louanges. Comme il ne les doit qu'à l'erreur où l'on est sur son compte, il croit faire injustice à ceux qu'il trompe : il les regarde comme des ennemis d'autant plus déclarés des méchants, qu'ils louent plus volontiers les gens de bien. La roideur et la dureté du vice ressemblent à celle du mauvais fer, qui casse facilement et se réduit en poussière.

22 Aussi, quand un homme vicieux vient enfin à se reconnaître pour ce qu'il est, il se déplaît à lui-même, il se hait, il abhorre sa vie passée. S'il a rendu un dépôt qu'on lui avait confié, s'il s'est engagé pour un ami, si, par un mouvement d'ambition, il a fait quelque largesse a sa patrie, il s'en repent aussitôt, il a regret à sa générosité, tant sa volonté est mobile et inconstante. Il en est qui, reçus au théâtre avec les applaudissements de tout le peuple, en gémissent bientôt, parce que l'avarice reprenant ses droits bannit de leur cœur l'ambition' Et après cela, croirons-nous que ceux qui sacrifient des victimes humaines pour cimenter de leur sang des conjurations et usurper l'autorité souveraine, comme Apollodore (33), ou qui dépouillent des amis de leurs biens, comme Glaucus, le fils d'Epicyde (34), ne soient pas déchirés de remords et n'aient pas horreur d'eux-mêmes et de leur conduite ? Pour moi, si j'ose dire ma pensée, je crois qu'il n'est besoin, pour punir les scélérats, ni de Injustice de Dieu ni de celle des hommes. Une vie toute corrompue et troublée par le crime n'est-elle pas pour eux un assez grand supplice?

[12] Mais peut-être, leur dis-je, trouvez-vous que je passe les bornes que le temps nous prescrit. « Cela pourrait être, me répondit Timon, à en juger par ce qui nous reste à dire. Car maintenant que vous vous êtes assez bien tiré 23 des premières difficultés, je vais vous en opposer une dernière : ce sera pour vous un nouvel adversaire à combattre. Le reproche qu'Euripide ose faire ouvertement aux dieux,

D'imputer aux enfants les fautes de leurs pères,

je le leur fais moi-même en secret. En effet, ou les auteurs du crime ont été punis, et dans ce cas, comme il serait injuste de châtier deux fois un coupable pour une même faute, il l'est encore davantage de punir des innocents; ou bien les dieux ayant, par une sorte de mollesse, négligé dans le temps la punition des scélérats, ils la font retomber ensuite sur des innocents ; et alors ils sont blâmables de réparer leur négligence par une injustice. « Par exemple, on raconte qu'Ésope vint à Delphes, de la part de Crésus, avec une grande somme d'argent, pour faire au dieu de ce temple de magnifiques offrandes et distribuer aux habitants quatre mines par tête. Il prit querelle avec eux, et dans le ressentiment qu'il en eut, il fit seulement le sacrifice, et ne croyant pas les Delphiens dignes de la libéralité que Crésus voulait leur faire, il renvoya le reste de l'argent à Sardes. Les habitants de Delphes l'accusèrent de sacrilège, et l'ayant condamné à mort, ils le précipitèrent du haut de la roche Hyampée. Apollon, dit-on, irrité de ce meurtre, frappa leur pays de stérilité et l'affligea de maladies cruelles. Ils firent donc publier dans toutes les villes de la Grèce que quiconque voudrait avoir satisfaction de la mort d'Ésope pouvait se présenter, qu'ils se soumettraient à tout. Ce ne fut qu'à la troisième génération qu'il vint de Samos un certain Idmon, qui n'était nullement parent d'Ésope, mais qui descendait seulement de ceux qui l'avaient acheté dans cette ville. Les Delphiens lui firent la satisfaction qu'il exigea et furent délivrés des fléaux qu'ils éprouvaient. C'est, dit-on, depuis cette époque que le supplice 24 des sacrilèges fut transféré de la roche Hyampée à celle de Nauplia.

« Les plus grands partisans d'Alexandre, et nous sommes de ce nombre, n'approuvent point qu'il ait rasé de fond en comble la ville des Branchides et passé tous ses habitants au fil de l'épée, pour expier le crime que leurs ancêtres avaient commis en livrant le temple de Milet  35).

« Les Corcyréens demandaient au tyran Agathocle pourquoi il ravageait leur île: « C'est, leur répondit-il avec un ris moqueur, parce que vos ancêtres ont donné l'hospitalité à Ulysse (36).» Ceux d'Ithaque se plaignaient à ce même Agathocle de ce que ses soldats emportaient leurs moutons. » Et votre roi, leur|dit-il, lorsqu'il vint en Sicile, non content d'enlever les nôtres, ne creva-t-il pas l'œil au berger ? » «Mais Apollon n'est-il pas, ce me semble, encore moins raisonnable, s'il ruine aujourd'hui les Phénéates et s'il inonde leur pays, en fermant les gouffres qui donnaient l'écoulement aux eaux, parce que Hercule enleva, dit-on, il y a plus de mille ans, le trépied du temple de Delphes, pour le transporter à Phénée  (37)? N'a-t-il pas eu plus de tort de déclarer aux Sybarites que leurs malheurs 25  ne cesseraient que lorsqu'ils auraient apaisé par trois destructions de leur ville la colère de Junon Leucadienne?

Il n'y a pas longtemps que les Locriens ont cessé d'envoyer à Troie, en punition de l'incontinence d'Ajax, de jeunes filles (38).

Qui, les pieds nus, sans voile, en esclaves traitées,
Balayaient le parvis du temple de Pallas,
Et vieillissaient ainsi dans des emplois si bas.

Est-ce là une conduite raisonnable et qu'on puisse justifier?

« Ne blâmons-nous pas les Thraces, qui, même aujourd'hui, pour venger la mort d'Orphée, font des incisions au visage de leurs femmes? et ces Barbares qui, sur les rives du Pô, portent encore le deuil de Phaéton ? Ceux-ci ne seraient-ils pas bien plus ridicules si leurs ancêtres, au temps de Phaéton, n'avaient témoigné aucun regret de sa perte, et que ce fût seulement cinq ou même dix générations après qu'on eût commencé à en porter le deuil et à le pleurer? Après tout, il n'y aurait en cela que de la folie, sans aucun mal ni aucune injustice. Mais par quel motif le courroux des dieux, après avoir été comme assoupi sur les auteurs du crime, vient-il ensuite, comme l'inondation subite d'un fleuve, foudre tout à coup sur des innocents et les accabler des plus grands malheurs?»

[13] Comme il s'interrompit un moment et que je craignis qu'il ne débitât encore un plus grand nombre d'absurdités pareilles, je pris sur-le-champ la parole : Eh quoi !  26 lui dis-je, croyez-vous que tous ces faits soient vrais? « Quand ils ne le seraient pas tous, me répondit-il, et qu'il n'en faudrait croire qu'une partie, pensez-vous que la difficulté ne subsistât pas dans toute sa force? » Peut- être, lui répliquai-je. Dans une fièvre ardente, qu'on ait une ou plusieurs couvertures, le degré de chaleur est à peu près le même ; cependant c'est soulager d'autant le malade, que d'en diminuer le nombre. Mais, si vous m'en croyez, laissez là ces histoires, presque toutes fabuleuses, et rappelez-vous plutôt la fête que nous avons vu célébrer il y a peu de jours et cette portion honorable qu'on met à part pour les descendants de Pindare, comme le héraut le proclame à haute voix. Combien ce spectacle vous parut noble et touchant! «Eh! quel homme, reprit-il, à moins que, selon l'expression de Pindare,

Son âme n'eût du fer toute la dureté (39),

n'aurait vu avec plaisir une distinction si flatteuse et qui peint si bien l'ancienne simplicité de la Grèce?» Je ne parle point, lui dis-je, d'une semblable proclamation qui se fait à Sparte : C'est après le chantre lesbien, pour honorer la mémoire de l'ancien Terpandre (40). C'est pour l'une et pour l'autre le même motif.

Mais vous-même ne prétendez-vous pas mériter des préférences, et dans la Béotie, comme descendants d'Ophelte (41), et chez les Phocéens à cause de Daïphan- 27 te (42) ? Ne fûtes-vous pas les premiers à vous déclarer pour moi, lorsque parlant en faveur des Lycormiens et des Satiléens, qui demandaient à être maintenus dans les honneurs accordés anciennement aux Héraclides, et dans le droit de porter la couronne aux fêtes publiques, je disais que rien n'était plus juste que de conserver en entier aux descendants d'Hercule des honneurs que ce héros n'avait pas reçus lui-même lorsqu'il rendait à la Grèce les services les plus signalés? «Vous nous rappelez, me dit-il, un combat bien honorable à la philosophie. »

Cessez donc, lui dis-je, d'accuser les dieux avec tant de vivacité et de trouver mauvais que les fils d'un père coupable soient punis, ou n'approuvez pas qu'on honore dans les enfants la vertu de leurs pères. Si nous croyons juste d'étendre aux. dernières générations la reconnaissance que mérite la vertu, pourquoi le serait-il moins de prolonger jusqu'à des temps éloignés la punition du crime? Ne convient-il pas que tout soit égal de part et d'autre? Celui qui voit avec plaisir les descendants de Cimon honorés à Athènes (43), et qui s'indigne que ceux de Lacharès et d'Ariston (44) en soient bannis, est un homme faible et inconséquent, ou plutôt il est difficile à l'égard des dieux et cherche des prétextes pour censurer leur conduite. Si les enfants d'un homme injuste sont dans la prospérité, il se plaint. Voit-il la race des méchants proscrite et éteinte, il se plaint encore, également mécontent des dieux, quand ils laissent dans l'adversité et les enfants d'un scélérat et ceux d'un homme de bien.

28 [14] Regardez, lui dis-je, ces réflexions comme une barrière contre ces censeurs amers de la Divinité. Pour nous, reprenons le fil qui doit nous conduire dans le dédale obscur où nous marchons, et tâchons d'arriver à ce qu'on peut découvrir de plus vraisemblable dans un pareil sujet; car, pour la certitude entière, nous ne saurions l'avoir dans nos propres actions. Pourquoi, par exemple, fait-on tenir assis, et les pieds dans l'eau, les enfants de ceux qui sont morts du marasme ou de l'hydropisie, jusqu'à ce que les corps de leurs pères aient été consumés par les flammes, et qu'on croit par là les préserver de la maladie ? Pourquoi une chèvre qui prend dans sa bouche du chardon à cent têtes fait-elle arrêter tout le troupeau jusqu'à ce que le berger vienne le lui ôter? (45) Combien d'autres effets, par des communications secrètes et insensibles, se propagent à de grandes distances avec une incroyable rapidité ! Mais nous ne sommes guère frappés que de l'intervalle des temps et non de celui des lieux. Pour moi, je suis plus étonné que la peste se soit répandue de l'Éthiopie jusqu'à Athènes, où elle enleva Périclès et manqua de faire périr Thucydide (46), que de voir les enfants des Phocéens et ceux des Sybarites punis des crimes de leurs pères. Ces effets physiques ont une force active dont les influences s'étendent, se communiquent de proche en proche, et quoique le principe nous en soit inconnu, il ne laisse pas de produire son effet.

[15] Les vengeances publiques que les dieux exercent sur les villes ont un motif de justice que tout le monde doit apercevoir. Une ville est toujours un seul et même corps qu'on peut comparer à un animal dont la nature n'est changée ni par la succession du temps ni par les variations qu'il éprouve dans ses différents âges. Toujours le 29 même dans sa substance et dans ses propriétés, il a en soi la cause de ses actions, soit présentes, soit passées, tant que la liaison intime qui en joint les différentes parties et n'en fait qu'un même tout le conserve dans son unité. Vouloir, à raison des divers temps, d'une seule ville en faire plusieurs, c'est diviser un homme en plusieurs, sous prétexte qu'il a été successivement jeune, homme fait et vieillard (47). C'était, en fait de raisonnement, la méthode d'Épicharme, d'où les sophistes ont formé l'espèce d'argument qu'ils appellent croissant. Un homme qui a emprunté de l'argent il y a longtemps ne le doit plus aujourd'hui, attendu qu'il est maintenant tout autre qu'il n'était alors. Celui que vous avez invité hier à souper y vient aujourd'hui sans être convié, car ce n'est plus le même homme.

Or, les divers âges de la vie mettent encore dans chacun de nous de plus grandes différences que le temps ne fait dans une même ville. Quiconque aurait vu Athènes il y a trente ans la reconnaîtrait parfaitement aujourd'hui. Les mœurs, les allures, les jeux, les soins, les plaisirs, les emportements du peuple y sont les mêmes que ceux des anciens. Pour un homme, quelque ami, quelque familier qu'on ait été avec lui, si l'on est longtemps sans le voir, on a bien de la peine à le reconnaître. Les mœurs, plus mobiles encore que la figure, changent selon les motifs, les travaux, les affections et les lois qui nous dirigent ; aussi offrent-elles tant de variations et de contrariétés, que les personnes qui se voient habituellement en sont toujours dans une nouvelle surprise ; cependant, cela n'empêche point qu'on ne regarde un homme, depuis sa naissance jusqu'à sa mort, comme un seul et même in- 30 dividu. Une ville étant aussi toujours la même, n'est-il pas juste qu'elle participe au blâme de ses ancêtres, comme elle partage leur puissance et leur gloire ? Voudrions-nous imprudemment tout précipiter dans ce fleuve d'Héraclite où personne, disait ce philosophe, ne descend deux fois le même, parce que la nature fait subir à tous les êtres des changements continuels ?

[16] Si une ville est un corps unique et toujours le même, ne doit-on pas, à plus forte raison, le dire d'une seule famille sortie d'une tige commune, qui répand son influence sur tout ce qu'elle produit et lui transmet ses qualités? Les branches qui en proviennent ne sont pas séparées d'elle comme l'ouvrage l'est de l'ouvrier ; elles sont produites, non par elle, mais d'elle-même, et elles portent en soi une portion de la substance dont elles tirent leur origine ; il convient donc qu'elles en partagent les punitions et les récompenses. Me soupçonnerez-vous de vouloir plaisanter si je dis que les Athéniens furent plus injustes quand ils firent fondre la statue de Cassandre, et les Syracusains lorsqu'ils transportèrent le corps de Denys hors de leur territoire, que s'ils avaient puni leurs descendants des fautes de leurs pères? car enfin la statue de Cassandre ne tenait en rien de la nature de ce prince, et l'âme de Denys avait abandonné son corps. Mais Nysée et Apollocrate (48), mais Antipater et Philippe (49), et en général ceux qui ont eu pour ancêtres des hommes vicieux, ont en eux-mêmes une portion dominante du naturel de leurs pères ; et cette portion n'est ni oisive ni tranquille : c'est elle qui les fait vivre et qui les nourrit ; c'est elle qui dirige leurs sentiments et leur  31 conduite. Faut-il donc trouver étrange qu'ils participent aux inclinations de ceux dont ils sont sortis?

En un mot, c'est ici comme dans la médecine, où tout ce qui est utile est juste. Il serait ridicule d'accuser un médecin d'injustice parcequ'il fait un cautère au bras d'un homme qui souffre de la hanche, ou qu'il scarifie le bas-ventre à celui dont le foie. est' ulcéré. On rogne l'extrémité des cornes aux bœufs qui ont l'ongle du pied trop mou ; pourquoi donc vouloir exiger dans les punitions d'autre justice que la guérison même du vice ? pourquoi trouver mauvais qu'on l'applique aux uns pour servir de remède aux autres, comme pour calmer l'inflammation des yeux on fait ouvrir la veine? N'est-ce pas borner sa vue à ce qui frappe les sens ? Ne voit-on pas un maître d'école contenir tous les enfants par la punition d'un seul, et un général, en décimant ses soldats, faire rentrer dans le devoir l'armée entière ? Les affections en bien ou en mal se communiquent non seulement d'un membre à l'autre, mais d'âme à âme, plus encore que de corps à corps. Dans ceux-ci, les impressions et les changements sont un effet nécessaire : l'âme est souvent entraînée par l'imagination et peut devenir meilleure ou se détériorer, selon qu'elle se laisse aller à la confiance ou à la crainte.

[17] Je parlais encore, lorsque Olympiacus m'interrompit. « Vous supposez là, me dit-il, un point de doctrine bien sujet à discussion, l'immortalité de l'âme. » C'est un point, lui dis-je, que vous ne me contestez pas, ou plutôt que vous m'avez déjà accordé. Tout ce que nous avons dit jusqu'ici a eu pour base cette supposition, que Dieu nous traite chacun selon son mérite. « Eh quoi ! répliqua-t-il, de ce que Dieu a l'œil ouvert sur les actions des hommes et donne à chacun ce qui lui est dû, vous concluez que nos âmes sont immortelles, ou du moins qu'elles subsistent un certain temps après notre mort? » Non, 32 lui dis-je ; mais Dieu n'est pas assez minutieux ni assez désœuvré pour donner tous ses soins à des hommes qui n'auraient rien de divin, de solide et de durable, rien qui les rendît semblables à lui, à des hommes qui seraient, selon l'expression d'Homère, comme les feuilles qui se flétrissent et se dessèchent en peu d'instants. Croyez-vous que, semblable à ces femmes qui cultivent dans des pots de terre les jardins d'Adonis (50), il fasse végéter dans une chair délicate, incapable dé jeter de profondes racines, une âme éphémère sujette à s'éteindre au moindre souffle?

Mais voulez-vous que, sans nous arrêter aux autres dieux, nous ne parlions que de celui qu'on adore dans ce temple? Est-ce parce qu'il sait que les âmes périssent aussitôt après la mort et se dissipent comme un nuage ou une fumée, qu'il prescrit pour les morts un si grand nombre de sacrifices, qu'il exige qu'on leur rende tant d'honneurs funèbres, et qu'il se joue ainsi de la crédulité des mortels? Pour moi, je ne renoncerai jamais à la doctrine de l'immortalité de l'âme, à moins qu'on ne vienne, comme autrefois Hercule, enlever le trépied de la pythie et anéantir les oracles. Mais tant qu'on donnera dans ce temple des réponses semblables à celle qu'y reçut Corax de Naxe, je regarderai comme une impiété de croire que l'âme soit mortelle.

« Quelle est donc cette réponse et quel était ce Corax ? me demanda Patrocléas : l'un et l'autre me sont également inconnus. » C'est ma faute, lui dis-je, si vous ne l'avez pas reconnu ; je l'ai désigné par son surnom, au lieu de dire son nom propre. Ce fut lui qui tua Archiloque dans un combat ; il s'appelait Callondès, et son surnom était Corax. Rejeté d'abord par la prêtresse comme 33 meurtrier d'un homme consacré aux Muses, il eut recours aux prières les plus humbles et chercha à excuser son action. L'oracle alors lui ordonna d'aller à la maison de Tétix pour y apaiser l'âme d'Archiloque. Cette maison était la ville de Ténare, où Tétix, parti de Crète, vint débarquer avec sa flotte et bâtit une ville près de l'endroit où l'on évoquait les âmes des morts (51). Lès Spartiates aussi, sur l'ordre que l'oracle leur donna d'apaiser l'âme de Pausanias, firent venir d'Italie des ministres sacrés (52), qui par leurs sacrifices chassèrent du temple l'ombre de ce prince.

[18] La providence divine et l'immortalité de l'âme sont donc établies sur les mêmes preuves. Chercher à détruire l'une de ces vérités, c'est vouloir anéantir l'autre ; mais puisque l'âme existe après la mort, il est plus vraisemblable qu'elle reçoit alors les récompenses ou les peines qui lui sont dues. La vie a été pour elle un temps de combat; et ses travaux étant terminés, on lui décerne ce qu'elle a mérité. Les honneurs ou les châtiments qu'elle reçoit dans l'autre vie, lorsqu'elle est séparée du corps, font peu d'impression sur nous, qui les ignorons ou ne les croyons pas ; mais les peines qui poursuivent les enfants des coupables et s'attachent à leur race, étant visibles et connues de tout le monde, elles effraient un grand nombre de méchants et les détournent du crime.

Est-il une punition plus affligeante et plus ignominieuse que de voir ses descendants tourmentés pour les fautes qu'on a commises soi-même? Quand l'âme d'un scélérat ou d'un impie voit après sa mort, non pas ses 34 statues renversées et ses honneurs abolis, mais ses enfants, ses amis et tous ceux qui lui appartenaient plongés pour ses propres crimes dans les plus grands malheurs, quel doit être son tourment et son désespoir? Quel homme, s'il en était le témoin, voudrait alors, pour tous les honneurs même de Jupiter, avoir été injuste ou débauché ? Je pourrais vous rapporter à ce sujet une histoire que j'ai apprise il n'y a pas longtemps ; mais je craindrais que vous ne la prissiez pour une fable, et je ne veux rien dire qui ne soit fondé en vraisemblance. « Ne craignez rien, me dit Olympiacus, et racontez-nous votre histoire. » Tous les autres m'ayant fait la même prière, « Laissez- moi, leur dis-je, vous achever les preuves qui me restent à déduire ; ensuite, puisque vous le voulez, nous passerons à la fable, si toutefois c'en est une. »

[19] Bion prétend que si Dieu punissait les enfants pour les fautes de leurs pères, il serait plus ridicule qu'un médecin qui traiterait le fils ou le petit-fils d'un homme actuellement malade ; mais ces deux choses, semblables en un point, diffèrent dans un autre. Le traitement qu'on fait à un malade n'en guérit pas un autre atteint de la même maladie, et jamais homme ne fut délivré de la fièvre ou de l'ophtalmie pour en avoir vu traiter un autre de ces deux maladies. Mais le supplice des méchants s'exécute devant tout le monde, parce que l'effet d'une punition infligée avec justice est de retenir les uns par le châtiment des autres. Bion lui-même n'a pas senti en quoi sa comparaison touchait à la question proposée. Un homme attaqué d'une maladie grave, mais non incurable, s'est-il lui-même conduit à la mort par son intempérance, et son fils, sans être actuellement atteint de la même maladie, paraît-il y avoir de la disposition, un médecin, un ami, un instituteur ou un bon maître connaissant en lui ce vice de tempérament, l'assujettissent à un régime austère, lui inter- 35 disent les ragoûts, la pâtisserie, le vin et les femmes, lui prescrivent des remèdes fréquents, fortifient son corps par des exercices continuels, et par là ils dissipent les germes encore faibles d'un mal dangereux et l'empêchent de faire des progrès. Lorsque nous connaissons des enfants nés d'un père ou d'une mère infirme, ne les avertissons-nous pas de veiller sur eux-mêmes avec le plus grand soin, de ne pas négliger leur état et de chasser au plus tôt ces principes de maladie qu'ils ont reçus avec la vie et qu'on peut détruire facilement quand on s'y prend de bonne heure, mais qui, négligés, peuvent avoir les plus fâcheuses suites? « Cela est très vrai, » me répondirent-ils. Est-ce donc une chose absurde et ridicule, ou plutôt n'est-il pas utile, et même nécessaire, de prescrire aux enfants des épileptiques, des mélancoliques et des goutteux, des exercices, des remèdes et un régime convenables, quoiqu'ils ne soient pas actuellement sujets à ces maladies, et par le seul motif de les prévenir ? Un corps formé d'un autre mal constitué a besoin, non de punition, mais de remèdes et de précautions ; et quiconque regarde comme un châtiment le régime qu'on lui impose, parce qu'il le prive des plaisirs et lui .cause des douleurs vives, est un homme timide et lâche qu'il ne faut pas écouter.

Eh quoi ! on pense en pareil cas devoir au corps ce traitement et ces préservatifs, et lorsqu'une âme aura reçu dans sa naissance même une conformité de vice qui, dans un naturel encore tendre, ne demande qu'à germer et à croître, il faudra la négliger et attendre avec indifférence que ce germe vicieux, une fois développé se manifeste par les passions, et, selon l'expression dle Pindare,

D'un esprit corrompu fusse éclore les fruits?

[20] N'est-ce pas un précepte digne de la sagesse de Dieu même; que celui qu'Hésiode nous donne

36 C'est après un banquet célébré pour les dieux,
Et non pas au retour d'un convoi funéraire,
Qu'il faut qu'un sage époux songe à devenir père?

Comme la génération peut transmettre non seulement les principes du vice et de la vertu, mais encore les impressions de la joie, de la tristesse et de toutes les autres affections, il veut qu'on n'y procède qu'avec un esprit tranquille et serein.

Mais ce qui est au-dessus des préceptes d'Hésiode, ce qui demande, non une sagesse humaine, mais celle de Dieu même, c'est de reconnaître et de sentir la conformité ou la différence des naturels avant que les passions les manifestent par de grands crimes. Les petits des ours, des loups et des singes montrent tout de suite leur caractère, que rien ne voile ou ne déguise ; mais le caractère de l'homme est caché sous la forme que lui donnent les mœurs, les opinions et les lois. Ses défauts sont voilés ; il paraît souvent homme de bien ; quelquefois il détruit les vices qui infectaient son cœur ; quelquefois aussi il se couvre d'un voile artificieux qui nous cache toute sa méchanceté, et nous ne connaissons sa perversité que par ses injustices. Il n'en commet aucune qui ne nous frappe et ne nous étonne, et à peine en sentons-nous toute la malice. Nous croyons qu'il n'est injuste que quand il nous fait une injustice ; qu'il n'est intempérant que quand il se livre à la débauche, et qu'il n'est lâche que quand il prend la fuite. Personne n'est assez simple pour croire que le scorpion n'a son dard qu'à l'instant où il pique, ou la vipère son venin que quand elle mord ; et l'on croirait que le méchant n'est tel que lorsqu'il le paraît? Non, la malice est née avec lui. Le voleur dérobe, et le tyran foule aux pieds les lois, dès qu'ils en ont l'occasion et le pouvoir.

Mais Dieu, qui n'ignore pas le caractère et les dispositions de chacun de nous, à qui la nature de notre âme 37 est encore plus connue que celle de notre corps, n'attend pas, pour punir les coupables, que leur violence, leur effronterie et leur libertinage éclatent par des voies de fait, par des paroles et des actions lascives. Ce n'est pas pour se venger du mal ou des affronts qu'on lui a faits, qu'il punit l'homme adultère, injuste ou ravisseur; c'est plutôt pour guérir ceux qui sont sujets à ces vices, et pour leur ôter leur malice, comme on traite un épileptique avant qu'il tombe dans l'accès.

[21] Nous cependant, qui tout à l'heure trouvions mauvais que Dieu différât la punition des méchants, maintenant nous lui faisons un crime de prévenir la mauvaise disposition de quelques uns d'entre eux avant qu'elle éclate par des injustices. C'est que nous ignorons que souvent l'avenir serait pire que le présent, et ce qui est caché, plus affreux que ce qui paraît au dehors. Sommes-nous donc capables de discerner pour quels motifs Dieu juge plus convenable de laisser quelques méchants tranquilles, après les crimes qu'ils ont commis, et de prévenir dans quelques autres ceux qu'ils avaient projetés? Ne voit-on pas des remèdes qui, sans effet sur des gens actuellement malades, sont utiles à d'autres qui, sans être affectés de la même maladie, sont plus en danger que ceux qui en sont atteints? De là vient que les dieux n'imputent pas toujours aux enfants les fautes de leurs pères. Si un homme corrompu engendre un fils vertueux, comme quelquefois d'un père infirme il naît un enfant robuste, Dieu l'affranchit de la punition réservée à sa race, parce que de la famille du vice il est entré dans celle de la vertu. Mais le fils d'un père criminel en a-t-il toutes les inclinations, il est juste qu'il porte la peine de ses vices comme une dette de succession. Antigone ne fut point puni pour les crimes de Démétrius (53), ni Phylée et Nestor pour ceux d'Augias et 38 de Nélée  (54) parce que, nés de pères méchants, ils avaient été vertueux eux-mêmes. Pour ceux dont le naturel avait pris toute l'empreinte de la malice de leurs pères, la justice divine a puni en eux cette conformité dans le vice.

Les verrues, les taches et les autres marques qui sont sur le corps des pères, ne se communiquent point aux enfants, et reparaissent ensuite sur les petits-fils. Une femme grecque étant accouchée d'un enfant noir, elle fut accusée d'adultère ; mais on découvrit qu'elle descendait au quatrième degré d'un Éthiopien. Pithon de Nisibe passait pour un descendant des compagnons de Cadmus ; celui de ses enfants qui est mort depuis peu, avait sur son corps la figure d'une lance, signe distinctif de cette famille, lequel, sorti pour ainsi dire du fond d'un abîme, s'était, après tant de siècles, remontré dans sa personne. Ainsi, les affections et les qualités de l'ame souvent cachées, et comme ensevelies pendant ces premières générations, se reproduisent dans des rejetons postérieurs, et la nature développe peu à peu leur ressemblance dans le vice ou dans la vertu, avec la tige d'où ils sont sortis.

[22] Je me tus à ces mots ; mais Olympiacus prenant la parole, me dit en souriant : « Nous n'applaudissons pas encore, de peur que vous n'imaginiez que nous croyons la matière suffisamment prouvée, et que nous vous tenons 39 quitte de votre histoire. Nous ne prononcerons que quand vous l'aurez racontée. » .

Je repris donc mon discours en ces termes : Thespésius, natif de Soli, en Cilicie, ami intime de ce Protogène que nous avons vu ici  (55), ayant passé sa première jeunesse dans le libertinage, eut bientôt dissipé tout son patrimoine. Réduit à la misère, il devint injuste; et, dans le regret d'avoir perdu son bien, il eut recours, pour s'enrichir, aux voies les moins honnêtes. Ainsi des hommes débauchés méprisent leurs femmes pendant qu'ils vivent avec elles. Lorsqu'ils s'en sont séparés, et qu'elles sont remariées à d'autres, ils les recherchent dans des vues criminelles, et tâchent de les corrompre. Les moyens les plus honteux lui étaient bons, dès qu'ils pouvaient lui procurer des plaisirs ou de l'argent. Aussi acquit-il en peu de temps, sinon beaucoup de richesses, au moins une réputation bien établie de méchanceté et de scélératesse.

Mais rien ne le rendit plus fameux que la réponse que lui fit faire l'oracle d'Amphiloque. Il avait, dit-on, envoyé demander au dieu s'il vivrait mieux à l'avenir qu'il n'avait fait par le passé. L'oracle répondit que cela irait beaucoup mieux après sa mort. La prédiction s'accomplit en quelque sorte peu de temps après. Étant tombé d'un endroit assez élevé, la tête la première, il n'eut point de blessure grave, mais seulement une contusion qui le fit s'évanouir. On le crut mort ; mais trois jours après, comme on se préparait à l'enterrer, il revint à lui. Il reprit en peu de jours ses esprits et ses forces, et il se fit dans sa vie le changement le plus merveilleux. Dans toute la Cilicie, on ne connut point de son temps d'homme plus juste dans les affaires, plus religieux envers les dieux, plus sûr pour ses amis, et plus redoutable aux ennemis. Tous ceux qui l'avaient connu désiraient de savoir la 40 cause d'un changement si prodigieux, qu'on ne pouvait attribuer à un motif ordinaire. Et cela était vrai, comme on peut en juger par ce qu'il raconta lui-même à Protogène, et à d'autres amis non moins estimables.

[221] Il disait qu'au moment où il perdit connaissance il se trouva dans le même état qu'un pilote qu'on aurait précipité au fond de la mer ; qu'ensuite, s'étant peu à peu relevé, il lui sembla qu'il respirait parfaitement, et que ne voyant plus que des yeux de l'âme, il portait ses regards sur tout ce qui l'environnait. Il ne vit plus aucun des objets qu'il avait coutume de voir, mais des astres d'une prodigieuse grandeur, et séparés entre eux par des intervalles immenses. Ils jetaient une lumière éblouissante et d'une couleur admirable ; son âme, portée sur cet océan lumineux, comme un vaisseau sur une mer calme, voguait légèrement et se portait partout avec rapidité. Passant sons silence une foule de choses qu'il avait vues, il racontait que les âmes des morts, prenant la forme de bulles de feu, s'élevaient au travers de l'air qui leur ouvrait un passage ; qu'ensuite, ces bulles venant à crever- sans bruit, les âmes en sortaient sous une forme humaine d'un volume peu considérable, et avec des mouvements différents. Les unes, s'élançant avec une étonnante légèreté, montaient en ligne droite ; les autres, tournant en rond comme des sabots qu'on fouette, montaient et descendaient tour à tour d'un mouvement confus et irrégulier, et n'avançaient que par des efforts longs et pénibles.

Dans cette multitude d'âmes qui lui étaient inconnues, il en aperçut deux ou trois qu'il connaissait, et dont il voulut s'approcher pour leur parler; mais elles ne l'entendirent même pas : hors d'elles-mêmes et comme frappées de vertige, elles ne se laissaient ni voir ni toucher. Elles erraient d'abord çà et là séparément, et à mesure qu'elles en rencontraient d'autres affectées de la même 41 manière, elles s'entrelaçaient, couraient confusément, et poussaient des sons inarticulés, semblables à des cris aigus arrachés par la terreur. D'autres, placées au sommet de leur atmosphère, avaient un visage riant ; elles s'approchaient les unes des autres d'un air de confiance et d'amitié, et fuyaient les âmes agitées et tumultueuses. Elles montraient, en se resserrant, les mouvements de peine dont elles étaient affectées, et leurs«sentiments de plaisir et de joie, en se déployant avec liberté. Il vit dans ce nombre l'âme d'un de ses parents, qu'il eut de la peine à reconnaître, parce qu'il était mort dans son enfance. Mais elle s'approcha, et lui dit : « Bonjour Thespésius. » Surpris de s'entendre nommer ainsi, il dit à cette âme qu'il s'appelait Aridée, et non Thespésius. « C'était autrefois votre nom, reprit-elle ; mais à l'avenir vous porterez celui de Thespésius, car vous n'êtes pas mort ; seulement la partie intelligente de votre âme est venue ici par une volonté particulière des dieux ; ses autres facultés sont restées unies à votre corps comme une ancre qui le retient. La preuve que je vous en donne, c'est que les âmes des morts ne font point d'ombre, et que leurs yeux sont sans mouvement. »

A ces mots, Thespésius rentrant en lui-même et s'examinant avec plus d'attention, voit autour de lui une sorte d'ombre assez obscure qui suivait tous ses mouvements, au lieu que ces âmes étaient transparentes et environnées de lumières, non pas toutes également, il est vrai, mais les unes jetaient un éclat pur et uni, comme la pleine lune dans sa plus grande clarté ; les autres avaient par intervalles des écailles ou des cicatrices légères. Celles-ci étaient marquées de taches noires, comme des serpents, ce qui leur donnait une figure extraordinaire ; d'autres enfin avaient des incisions assez profondes.

[222] Ce parent de Thespésius (car rien n'empêche de donner aux âmes le nom qu'elles ont porté pendant leur vie 42 lui expliqua tout en détail. « Adrastée, lui dit-il, fille de Jupiter et de la Nécessité  (56), placée au lieu le plus élevé, est préposée à la punition de tous les crimes, et aucun coupable, ni grand ni petit, ne peut, par force ou par ruse, échapper à sa vengeance. Elle a sous ses ordres trois furies, dont chacune est chargée d'un ministère particulier. La première, qui se nomme Peine, prompte et active, se saisit sur-le-champ de ceux qui pendant leur vie ont été punis dans leur corps et par leur corps même. Ses punitions sont douces et légères; elle laisse même impunies plusieurs fautes qui auraient besoin d'expiation. Ceux dont la malice demande un traitement plus sévère, sont, après leur mort, remis par un génie entre les mains de la seconde, nommée Dicé. Pour ceux dont la méchanceté est sans remède, et qui ont été repoussés par Dicé, là troisième des ministres d' Adrastée, qu'on appelle Erinnys, et qui est la plus cruelle, s'attache à leur poursuite, et quoiqu'ils se dispersent dans leur fuite, elle les atteint, les tourmente d'une manière déplorable, et les précipite dans un abîme de ténèbres dont l'horreur est inexprimable. « L'espèce de châtiment qu'on inflige à ceux qui ont été punis pendant leur vie ressemble à la punition dont on use chez quelques nations barbares. En Perse, par exemple, on arrache les poils des habits et des tiares de ceux qu'on veut punir, et on les frappe, tandis que, les larmes aux yeux, les coupables demandent grâce. De même les punitions qui s'exercent sur les biens et sur le corps ne coupent pas dans le vif, et ne pénètrent point jusqu'au vice même. Elles n'ont guère pour but que de frapper les sens des autres, et de les retenir par la crainte. Mais une âme arrive-t-elle dans ces lieux sans avoir été punie et purifiée de ses fautes, Dicé s'en empare aussitôt, et 43 la montre dans toute sa nudité, sans qu'elle puisse ni couvrir, ni pallier, ni déguiser sa malice. Exposée ainsi aux yeux de tout le monde, elle paraît d'abord devant ceux qui lui ont donné le jour, pour lui faire voir, s'ils ont été vertueux, combien elle a dégénéré et s'est rendue indigne d'eux; et s'ils ont été méchants, afin qu'elle voie leur supplice et qu'ils soient témoins du sien. Elle est longtemps punie, jusqu'à ce que toutes ses fautes soient expiées par des douleurs et des tourments dont la grandeur et la violence surpassent autant ceux du corps que la réalité est au-dessus d'une vaine apparence. Les traces et les cicatrices de chaque crime restent plus ou moins longtemps imprimées sur chacune de ces âmes. « Considérez, ajouta-t-elle, la différence et la multitude de leurs couleurs. Ce gris sombre, et noirâtre est la marque d'une sordide avarice ; ce rouge de sang et de feu annonce la cruauté ; le bleu foncé désigne l'intempérance dans les plaisirs ; et ce violet pâle et livide, presque semblable à la liqueur noire qui sort du corps des seiches (57), est le signe de la malignité et de l'envie. Sur la terre, les couleurs du visage sont l'effet des passions dont l'âme est agitée : ici, elles marquent la fin de ses expiations et de ses peines. Lorsque ces différentes nuances ont entièrement disparu, l'âme reprend l'éclat de sa couleur simple et originelle ; mais tant que ces couleurs y restent empreintes, elle éprouve des retours de passions, dont les mouvements et les saillies, plus faibles dans les unes, s'éteignent facilement, et ont, dans les autres, plus de force et de roideur. Il en est qui, châtiées à plusieurs reprises, recouvrent enfin toute la pureté qui convient à leur nature ; d'autres, entraînées par leur ignorance et par l'attrait des voluptés, vont se renfermer dans le corps de 44 quelque animal. Parmi ces dernières, les unes, par la faiblesse de leur raison et l'inertie naturelle de leur intelligence, se portent à exercer leur faculté productive. Les autres, ne cherchant qu'à satisfaire leurs appétits sensuels et à assouvir leurs désirs par la jouissance, demandent à recouvrer, par le moyen du corps, l'organe de leurs plaisirs; car ici elles n'ont qu'une ombre légère, et, pour ainsi dire, un songe de volupté qu'elles ne peuvent jamais pleinement satisfaire. »

[223] A ces mots, elle conduisit Thespésius, avec beaucoup de célérité, à travers un espace qui lui parut immense, mais qu'il parcourut facilement et sans obstacle, porté sur des rayons de lumière, comme sur des ailes rapides. Parvenu à un gouffre vaste et profond, il se sentit abandonné de cette force étrangère qui le soutenait, et il vit que les autres âmes éprouvaient la même impression. Resserrées comme des troupes d'oiseaux qui volent près de terre, elles tournaient à l'entour du gouffre, sans oser pénétrer plus avant. L'intérieur, semblable aux antres de Bacchus, était tapissé d'arbrisseaux, de plantes et de fleurs de toute espèce. Il s'en exhalait une vapeur douce et agréable qui répandait an loin une odeur délicieuse, et faisait éprouver une sensation pareille à celle du vin. Cette haleine odoriférante dont les âmes se repaissent les pénètre de joie, et dans leurs transports, elles s'embrassent avec une tendresse mutuelle. Ce n'est partout aux environs de ce gouffre que jeux, que ris, que chants et divertissements agréables. C'était par là, disait le parent de Thespésius, que Bacchus était monté au séjour des dieux, et qu'il y avait dans la suite conduit Sémélé (58). Ce lieu s'appelle Léthé. Thespésius voulut s'y arrêter, mais son 45 parent ne le lui permit pas; et, l'en arrachant de force, il lui dit que la raison est amollie et comme fondue par la volupté; que la partie animale de nous-même, humectée, épaissie par le plaisir, réveille dans l'âme le souvenir du corps ; de ce souvenir naît un désir violent de la génération, ainsi appelée parce qu'elle est un penchant que l'âme a vers la terre, lorqu'elle est appesantie par des humeurs grossières.

[224] Lorsqu'il eut fait autant de chemin qu'il venait d'en parcourir, il lui sembla voir une grande coupe, dans laquelle se déchargeaient plusieurs ruisseaux, dont l'un roulait des eaux d'une blancheur plus éclatante que celle de la neige ou de l'écume de la mer ; un autre d'un pourpre aussi vif que celui de l'arc-en-ciel, et d'autres de couleurs différentes qui, de loin, étaient très distinctes à la vue. Mais lorsqu'il s'en fut approché, l'air qui environnait la coupe s'évanouit, les couleurs s'obscurcirent, et la coupe ne conserva qu'une grande blancheur. Alors il vit trois génies placés triangulairement, qui mêlaient ensemble ces ruisseaux dans une certaine proportion. Le parent de Thespésius lui dit qu'Orphée s'était avancé jusque-là, lorsqu'il vint chercher l'âme de son épouse, et que sa mémoire n'ayant pas été bien fidèle, il avait répandu faussement parmi les hommes que l'oracle de Delphes était commun à Apollon et à la Nuit, mais que ces deux divinités n'avaient nul rapport ensemble. « C'est avec la lune, ajouta-t-il, que la Nuit a un oracle commun, qui ne pénètre point jusqu'à la terre, qui n'a pas de demeure fixe, mais qui erre en tous lieux, et envoie aux hommes les visions et les songes. C'est de là que ces apparitions nocturnes, mêlées, comme vous le voyez, de faux et de vrai, d'artifice et de simplicité, se répandent dans tout l'univers. Pour l'oracle d'Apollon, vous ne l'avez point vu ni ne pouvez le voir. La partie terrestre de l'âme n'est jamais assez dégagée de ses liens pour s'élever aux ré- 46 gions célestes ; toujours dépendante des sens, elle penche vers la terre. »

En même temps il emmène Thespéshis pour tâcher de lui faire voir la lumière qui partait, disait-il, du trépied, et allait, à travers le sein de Thémis, se réfléchir sur le mont Parnasse. Thespésius désirait fort de la voir, mais il en fut empêché par l'éclat éblouissant qu'elle jetait. Seulement il entendit, en passant, la voix aiguë d'une femme qui parlait en vers, et prédisait, entre autres choses, le temps auquel Thespésius devait mourir. Le génie lui dit que c'était la voix de la sibylle qui, tournant dans l'orbite de la lune, annonçait l'avenir. Thespésius eût bien voulu en entendre davantage ; mais, repoussé par l'impétuosité de la lune comme par un tourbillon rapide, il ne put saisir que bien peu de chose de ses prédictions, comme celles qui regardaient l'éruption du Mont-Vésuve, l'embrasement de Dicéarchie, et ces vers qui regardaient l'empereur alors régnant :

Ce prince vertueux, par une mort paisible,
Terminera le cours d'un règne glorieux (59).

[225] De là ils allèrent voir les supplices des criminels; ils furent frappés d'horreur à la vue de tant de maux et de douleurs. Bientôt Thespésius y reconnut, avec la plus grande surprise, plusieurs de ses parents, de ses amis et de ses proches, qui, condamnés aux tourments les plus cruels et les plus ignominieux, l'appelaient en gémissant, et versaient des torrents de larmes. Il y vit enfin son propre père, qui, sortant d'une caverne profonde, couvert de plaies et de cicatrices, lui tendait les mains. Il eût voulu garder le silence, mais les ministres de son supplice le forcèrent d'avouer qu'ayant reçu chez lui des étrangers 47 qui avaient beaucoup d'argent, il avait eu la perfidie de les faire périr par le poison pour s'emparer de leurs richesses ; que son crime était resté secret sur la terre, mais, qu'en ayant été convaincu dans les enfers, il avait déja subi une partie de sa peine, et qu'il était conduit au lieu où devait s'achever l'expiation de son forfait.

Thespésius, saisi de frayeur, n'osa pas demander grâce pour son père; il voulut même retourner sur ses pas et prendre la fuite. Mais tout à coup, au lieu de ce guide complaisant qui l'avait conduit jusque-là, il aperçut des figures hideuses qui le poussèrent en avant et le forcèrent de parcourir le reste de l'espace. Il vit que les ombres de ceux qui avaient été ouvertement corrompus, ou qui, sur la terre, avaient déjà subi une partie de leur châtiment, étaient moins tourmentées, moins défigurées que les autres, et souffraient moins dans la partie animale de leur âme, siége des désirs et des passions. Pour celles qui, sous l'extérieur d'une fausse vertu, avaient caché une corruption secrète, d'autres âmes, placées autour d'elles, les contraignaient à des efforts pénibles et douloureux pour retourner au dehors le dedans de leur âme. On les voyait s'agiter et se tordre avec violence, comme les scolopendres de mer retournent leur estomac quand elles ont avalé l'hameçon. D'autres, écorchées et montrées ainsi à découvert, laissaient voir les différents vices qui avaient infecté leur raison, cette portion la plus noble de leur âme. Il disait en avoir vu qui s'entrelaçaient deux à deux, et trois à trois, ou même en plus grand nombre, comme des vipères, et qui se déchiraient mutuellement par le ressentiment des maux qu'elles avaient faits ou soufferts pendant leur vie.

Là il vit encore plusieurs lacs parallèles et remplis, l'un d'un or en fusion et tout bouillant, un autre, d'un plomb plus froid que la glace, le troisième, d'un fer très rude. La garde en était confiée à des génies qui, armés de te- 48 nailles semblables à celles des forgerons, plongeaient dans ces lacs et en retiraient tour à tour les âmes de ceux que l'avarice et une insatiable cupidité avaient conduits au crime.

Après qu'elles avaient été plongées dans le lac d'or, où l'ardeur du feu les rougissait et les rendait transparentes, on les jetait dans le lac de plomb. Là, gelées par le froid, et devenues aussi dures que la grêle, elles étaient transportées dans le lac de fer, où elles contractaient une noirceur horrible. Rompues alors, et brisées à cause de leur dureté, elles changeaient de forme, passaient de nouveau dans le lac d'or, et souffraient, disait-il, dans ces divers états, des douleurs inexprimables.

[226] Mais il n'y en avait point qui éprouvassent des tourments plus affreux que celles qui, paraissant avoir satisfait à la justice divine, étaient de nouveau conduites au supplice. C'étaient les âmes dont les fautes étaient retombées sur leurs enfants ou sur leur postérité. Quand quelqu'un de leurs descendants les rencontre, il se jette sur elles avec furie en poussant de grands cris ; il leur montre les marques des tourments qu'il a soufferts pour leurs crimes, il les accable de reproches et s'attache à leur poursuite. Elles veulent s'enfuir et se cacher, mais en vain. Les bourreaux accourent à l'instant, qui les saisissent et les ramènent au supplice toutes désolées par le pressentiment des maux qu'elles vont souffrir. Un grand nombre d'elles étaient attachées à leurs descendants comme des essaims d'abeilles ou des troupes de chauves-souris, et bourdonnaient de colère (60), par le souvenir des tourments qu'elles enduraient à cause d'eux. Il vit en dernier lieu les âmes de ceux qui devaient re- 49 tourner à la vie, et qu'on forçait avec violence de prendre les formes de toutes sortes d'animaux. Des ouvriers chargés de cette transformation forgeaient à coups d'instruments certaines parties, donnaient à d'autres une forme nouvelle, en faisaient disparaître entièrement quelques unes, pour rendre ces âmes propres à un autre genre de vie et à d'autres mœurs. Dans ce nombre il aperçut l'âme de Néron qui avait déjà souffert de longs tourments, et était attachée avec des clous rougis au feu. Les ouvriers la saisissaient pour lui donner la forme d'une vipère, sous laquelle il devait vivre, après avoir dévoré le sein qui l'aurait porté ; mais tout à coup il parut une lumière éclatante, du milieu de laquelle il sortit une voix qui ordonna de le changer en une espèce plus douce, et d'en faire un animal qui chantât le long des lacs et des étangs; qu'il avait expié tous ses crimes, et que les dieux lui devaient quelque récompense pour avoir mis en liberté les Grecs, le peuple le plus juste de tous ceux qui lui étaient soumis, et le plus chéri des dieux (61).

Jusque-là Thespésius n'avait été que simple spectateur de tous ces objets ; mais comme il était sur le point de s'en retourner, il éprouva toutes les angoisses de la frayeur. Une femme d'une beauté et d'une taille admirables le prit par la main, en lui disant : « Approchez, je veux que vous conserviez parfaitement le souvenir de tout ce que vous venez de voir. » En même temps elle fit mine de le toucher avec une petite baguette rougie au feu, et semblable à celle dont les peintres se servent (62); mais un autre l'en empêcha. Alors il se sentit saisi par un vent violent et impétueux qui, l'entraînant avec force, le 50 fit rentrer dans son corps, et il ouvrit les yeux au moment même où on allait l'ensevelir (63) .


(01) Il y a dans le grec Cynius; MM. Reiske et Wittenbach lisent Quintus, et ils pensent que c'est celui à qui Plutarque a adressé, ainsi qu'à son frère Nigrinus, le traité de l'amitié fraternelle.

(02) Le commencement de ce traité est perdu. Il contenait la déclamation d'un philosophe nommé Épicure ( qui n'est pas le célèbre Épicure ) contre la Providence. Après avoir épuisé ses arguments, il se séparait de ses auditeurs sans leur donner le temps de se reconnaître.

(03) Ce Lyciscus et le fait qui lui est relatif ne ta trouvent nulle part. M. Reiske observe avec raison que Plutarque rapporte volontiers des traits particuliers à la Béotie, dont l'histoire a été assez négligée par les autres auteurs. 

(04) Cylon, riche Athénien qui aspirait à la tyrannie, s'était emparé de la citadelle d'Athènes, aidé des troupes de son beau-père, tyran de Mégare.  Les citoyens en firent aussitôt le siége et la reprirent. Cylon trouva le moyen de s'évader, et ceux de son parti se réfugièrent auprès de l'autel des Euménides. On les en fit sortir avec la promesse de leur conserver la vie. Dès que les Athéniens les eurent entre les mains, ils les firent mourir.

(05) i Cet ordre de raser les moustaches avait pour but d'éprouver l'obéissance des citoyens sur les choses les moins importantes, les Lacédémoniens, au reste, laissaient croître leur barbe et ne rasaient que la lèvre supérieure.

(06) C'est l'espèce d'affranchissement que les Romains appelaient per vindiciam. Le maître prenait l'esclave par la tète ou par quelque autre partie du corps, et prononçait ces paroles : je veux que cet homme soit libre; après quoi il lui donnait un soufflet. Enfin le magistrat appuyait sur la tête de l'esclave une baguette que les Latins appelaient vindicia, en disant: je déclare que tu et libre par le droit des Romains.

(07) Dans cette forme de testament on appelait cinq témoins, citoyens romains, en âge de puberté, et un peseur. Il fallait que ces six personnes ne fussent ni au pouvoir du testateur ni au pouvoir de l'acheteur. Devant elles, le testateur faisait une vente simulée de son héritage à une septième, qui était présente aussi, et qui, pour symbole du prix qu'elle en donnait, comptait un peu d'argent au vendeur, dont il faisait ainsi passer les biens en son pouvoir. L'acheteur, dans cet acte solennel, n'avait d'héritier que le nom. L'héritage passait à un autre dont le vendeur et lui étaient convenus.

(08) Plutarque, dans la Vie de Solon, dit que le motif de cette loi était qu aucun citoyen ne fût indifférent aux malheurs publics; mais que, se joignant tout de suite au meilleur parti, il en partageât les périls, plutôt que d'attendre, sans aucun risque, à voir de quel côté pencherait la victoire.

(09) Quoique les anciens donnassent aux aines humaines une origine divine, ils croyaient qu'elles étaient souillées ou par une portion de mal qui accompagnait leur naissance, ou par leur commerce .avec le corps, et par une suite de l'éducation. Cette doctrine se trouve développée dans les Tusculanes de Cicéron.

(10) Il y a dans le grec comme un dragon. Cécrops, premier roi d'Athènes, qui vivait quinze cent cinquante-six ans avant Jésus-Christ, était, dit la Fable, moitié homme et moitié serpent. Quelques auteurs donnent une autre explication de ces deux natures qu'on lui attribuait. Ils disent que c'était une allusion aux deux langues, égyptienne et grecque, que ce prince parlait, ou aux deux peuples qu'il gouvernait, les Égyptiens et les Grecs, ou à l'établissement de la société du mariage, qu'il avait introduite chez les Athéniens, peuple alors sauvage et barbare, et qui ne fait qu'un seul corps des deux. Au reste, ce fut un des plus grands princes de l'antiquité ; il donna des mœurs et des lois à la Grèce, et y porta la connaissance des arts.

(11) L'usage barbare d'immoler des enfants à Saturne dura jusqu'au temps d'Agathocle.

(12) Plutarque, dans la Vie d'Aratus, parle plus en détail de ce tyran, qu'il appelle Lysiade.

(13) Denys l'Ancien, après avoir reçu d'abord quelques échecs de la part des Carthaginois, finit par remporter sur eux une victoire complète, et les obligea de sortir de toute la Sicile.

(14) Plutarque veut dire que si Périandre eût été puni de l'ambition qui l'avait engagé à régner, il n'eût pas fait autant de bien qu'il en fit pendant un long règne, à moins que sa punition n'eût été longtemps différée.

(15) Cassandre fil périr Olympias, la mère d'Alexandre, Roxane, femme de ce prince, avec le fils qu'elle en avait eu, ensuite Hercule, fils d'Alexandre et de Barsine ; et ce fut par tous ces meurtres qu'il se fraya le chemin au trône. Il est vrai que toutes ces cruautés ne précédèrent pas la reconstruction de Thèbes. Il fit mourir Olympias vers la seconde année de la cent seizième olympiade, et rebâtit Thèbes dans le même temps, par haine contre Alexandre, qui avait détruit cette ville, et ce ne fut que la seconde année de la cent dix-septième olympiade qu'il commit les autres meurtres.

(16) On voit par ce passage et par quelques autres de ce traité que cet entretien a eu lieu dans le temple de Delphes.

(17) Dans la guerre sacrée, Philomèle et Onomarchus, s'étant mis à la tête de plusieurs étrangers qu'ils avaient pris à leur solde, pillèrent le temple de Delphes. Diodore de Sicile raconte fort au long les divers châtiments qu'éprouvèrent les chefs de cette entreprise sacrilège. La plus grande partie de leurs soldats passèrent en Sicile avec Timoléon, et détrônèrent Denys le Jeune, qui fut envoyé à Corinthe ; ensuite ils remportèrent plusieurs victoires sur les Carthaginois ; et après qu'ils eurent aidé Timoléon à les chasser entièrement de la Sicile, les uns passèrent en Italie, où ils furent tous massacrés par les Bruttiens; les autres périrent successivement en Sicile dans quelques expéditions dont ils avaient été chargés par Timoléon.

(18 L'hyène est un animal dont on trouve la description dans M. de Buffon, ainsi que celle du phoque, espèce d'animal amphibie.

(19) L'histoire de ce jeune Télétias ne se trouve nulle autre part. Sicyone était une ville de l'Achaïe dans le Péloponnèse, près de l'Isthme de Corinthe.

(20) Orthagoras, tyran de Sicyone, avait été cuisinier. Ses descendants régnèrent à Sicyone l'espace de cent ans; Myron et Clisthène furent deux de ses successeurs. Il parait qu'Andrée, père de Myron, fut le premier qui succéda à Orthagoras, et que cette tyrannie finit à Clisthène, qui ne laissa qu'une fille.

(21) Cléone, ville de l'Achaïe, avait été très florissante. Mais, dans la suite, elle tomba dans un état de dégradation qui fut pour cette ville la suite naturelle de la servitude que les Romains lui avaient imposée.

(22) Homère, en cet endroit, parle d'un citoyen de Mycène nommé Périphète, fils de Coprée, héraut chargé de porter à Hercule les ordres d'Euristhée, pour les différentes entreprises dont ce prince lui imposait l'obligation.

(23) Autolycus, fils de Mercure, fut un des Argonautes.

(24) Phlégyas, fils de Mars et père d'Ixion et de Coronis, régnait dans la  Béotie el fut un des hommes les plus valeureux de son temps. Apollon, après avoir séduit sa fille Coronis dont il avait eu Esculape, la fil tuer par Diane, pour la punir de son infidélité. Phlégyas, pour s'en venger, brûla  le temple de Delphes; et Apollon le précipita dans les enfers.

(25) Périclès descendait d'une famille complice du sacrilège commis sur les partisans de Cylon, dont il a été question au commencement de ce traité.

(26) Plutarque, dans la Vie de Pompée, dit que jamais les Romains n'eurent pour personne autant de haine que pour Strabon. La cause de cette grande haine, selon Plutarque, était son avidité insatiable pour les richesses.

(27) Callippus, qui vivait familièrement avec Dion, forma le dessein de se défaire de lui, pour exercer à sa place l'autorité souveraine à Syracuse. Dion eut plusieurs avis de la conjuration ; mais, ne voulant pas ou se défier d'un homme qu'il croyait son ami, ou se rendre odieux au peuple en le faisant périr, il fut assassiné dans sa propre maison.

(28) Hérodicus, médecin de Sélymbrée ou Sélybrée, ville de Thrace dans la Propontide. Il était frère de Gorgias le sophiste, et avait eu Hippocrate pour disciple.

(29) Apollodore s'était emparé de Cassandra, ville de la Macédoine sur les confins de la Thrace; elle s'appelait auparavant Potidée, et Cassandre, qui la fit rebâtir, lui donna son nom. Tous les auteurs qui ont parlé de ce tyran s'accordent à le poindre comme l'homme le plus violent el le plus cruel, et le mettent à côté de Phalaris. 

(30) Hipparque, la veille des panathénées, pendant lesquelles il fut tué, crut voir en songe un homme d'une taille et d'une beauté extraordinaires qui lui disait : Lion, souffre avec courage let plus grands maux ; il n'est point d'homme injuste qui échappe à la punition. Le lendemain matin, il voulut d'abord consulter les devins ; mais ensuite, méprisant cette vision, il alla à la fêle, où il périt.

(31) Ptolémée Céraunus, roi de Macédoine, avait fait périr en trahison Séleucus Nicanor, roi de Syrie, le premier qui fonda le royaume des Séleucides eu Asie.

(32) Voyez Plutarque, vie de Cimon.

(33) Cet Apollodore est celui dont il a été question plus haut. Ce scélérat, lorsqu'il aspirait  à la tyrannie, pour unir davantage les complices de son entreprise parla société d'un même crime, immola un jeune homme de ses amis nommé Calliméle, dont ils Lurent avec avidité le sang, qu'ils avaient mêlé dans du vin.

(34) Glaucus de Sparte avait reçu de l'argent en dépôt d'un de ses amis de Milet dont les enfants étant venus le lui redemander après la mort de leur père; il refusa de le leur rendre, en disant qu'il ne se souvenait pas d'avoir rien reçu de son ami. Il les renvoya à quatre mois de là, et alla consulter l'oracle pour savoir s'il pouvait garder cette somme en niant de l'avoir reçue. Sur la réponse du dieu, il avoua sa faute et rendit le dépôt; mais il mourut bientôt après, et au bout de cent ans, il ne restait plus personne de sa race.

(35) Apollon avait à Milet, dans le lieu appelé Didyme, un temple et un oracle, dont le soin tut confié à un nommé Branchus, que ce dieu avait aimé, et, après lui, à ses descendants, nommés Branchides. Lorsque Xerxès, à son retour de Grèce, passa par Milet, ils lui livrèrent le temple avec tous ses trésors. Comme ils craignirent le ressentiment de leurs concitoyens, ils demandèrent à ce prince la permission de bâtir dans la Sogdiane une ville qu'ils appelèrent de leur nom, la ville des Branchides. Alexandre, en haine de cette trahison sacrilège, fit détruire la ville et massacrer tous les habitants.

(36) Corcyre ou Corfou était l'ancienne île des Phéaques, dont le roi Alcinoüs avait fait un accueil si favorable à Ulysse.

(37)  Auprès de Nonacris, ville d'Arcadie voisine de celle de Phénée, est la source du Styx. Les eaux de ce fleuve pénétraient sous terre par une ouverture qu'on appelait le gouffre, et qui, s'étant bouchée par hasard, occasionna une inondation qui renversa la ville de Phénée. L'opinion commune attribua ce désastre à la colère d'Apollon, qui voulait se venger de ce qu'hercule avait emporté le trépied de Delphes à Phénée.

(38) Après la prise de Troie, Ajax, roi des Locriens, viola Cassandre dans le temple même de Minerve. La déesse, non contente de l'avoir fait périr dans un naufrage, étendit sa vengeance sur tous les Locriens, en les affligeant de plusieurs maladies; ils allèrent consutter l'oracle, qui leur prescrivit d'envoyer à Troie, pendant mille ans, deux jeunes filles qui rempliraient les ministères les plus bas dans le temple de Minerve- lis l'observèrent religieusement jusqu'à la guerre des Phocéens du temps de Philippe de Macédoine, c'est-à-dire plus de quatre cents ans avant Plutarque.

(39)  C'est une chose remarquable qu'il restât encore en Béotie, du temps de Plutarque, des descendants de Pindare.

(40) Les Spartiates, étant troublés par des dissensions civiles, envoyèrent consutter l'oracle, qui leur ordonna d'appeler chez eux un musicien de Lesbos. Ils firent venir Terpandre, qui, par la douceur de ses chants, calma les esprits et rétablit la concorde dans la ville. Les Spartiates attribuèrent depuis le premier rang aux musiciens de Lesbos, et lorsqu'ils en avaient entendu chanter quelque autre, ils disaient sur-le-champ : « Il n'est qu'après le chantre lesbien. » De là naquit le proverbe que Plutarque rappelle ici.

(41) Ophelte était un Béotien fils de ce Pénélée qui, selon Homère, commandait, au siège de Troie, les troupes des Thébains. Il ne régna pas lui-même à Thènes, mais seulement son père et son fils.

(42) Voyez l'histoire de Daïphante, dans le Traité des actions vertueuses des femmes.

(43) On sait avec quelle générosité Cimon en usait envers ses concitoyens.

(44) Lacharés, aidé de Cassandre, roi de Macédoine, s'empara de l'autorité souveraine à Athènes ; mais il n'en jouit pas longtemps. Ariston, philosophe épicurien, s'était fait tyran d'Athènes, sa patrie ; mais il se rendit à Sylla l'année suivante, lorsque ce général eut mis le siège devant cette ville.

(45) Ces deux faits sont également erronés.

(46) Il s'agit de cette peste terrible qui, ayant commencé en Éthiopie, se répandit sur l'Attique la deuxième année de la guerre du Péloponnèse.

(47) Plutarque va donner une raison solide de cette punition que Dieu exerce sur les villes longtemps après que les crimes qu'il châtie y ont été commis. C'est la conformité de moeurs et d'inclinations que les enfants ont avec leur pères.

(48) Nysée et Apollocrate étaient fils, le premier de Denys l'Ancien, et l'autre de Denys le Jeune.

(49) Philippe et Antipater étaient fils de Cassandre. Le premier meure de consomption peu de temps après son père. Antipater, qui lui succéda fut bientôt mis à mort ou par Alexandre, son frère, ou par Démetrius.

(50) Les jardins d'Adonis étaient passés en proverbe pour désigner des choses frivoles, qui ne produisaient aucun fruit et ne donnaient qu'un plaisir court et passager.

(51) Le Ténare est un promontoire du Péloponnèse, dans la Laconie, que les anciens prenaient pour un soupirail des enfers.

(52) C'étaient des prêtres qui, par des charmes magiques, prétendaient avoir la vertu d'évoquer les âmes des morts et de les rendre présentes à ceux qui désiraient de les apaiser. Ce Pausanias est celui qu'on avait enfermé et laissé mourir de faim dans le temple de Minerve, pour avoir voulu livrer la Grèce à Xerxès.

(53)  Il s'agit d'Antigone, surnomme Gonatas, qui succéda à Démétrius Poliorcète, son père, au trône de Macédoine, el dont Plutarque a loué la piété filiale dans ses Apophtegmes.

(54) Hercule ayant reçu ordre d'Eurysthée d'aller nettoyer les étables d'Augias, roi d'Élide, convint d'un certain prix pour cette entreprise assez difficile. Quand elle fut achevée, Augias lui refusa le prix convenu. Phylée, son fils, fut pris pour arbitre, et prononça en faveur d'Hercule. Son père irrité le chassa de ses États; mais Hercule, ayant vaincu Augias, rappela Phylée de Dulychium, où il s'était relire, et le plaça sur le trône.

Nestor fut aussi chassé par son père Nélée, pour n'avoir pas voulu le seconder, lui et ses frères, dans le vol qu'ils firent des boeufs d'Hercule. Ce héros attaqua Nélée, le tua dans un combat avec ses onze fils, dont il ne conserva que Nestor, à qui il donna le royaume de son père.

(55) Protogène était un grammairien de Tarse en Cilicie, qui passa quelque temps à Delphes chez Plutarque.

(56) Adrastée est la même que Némésis, déesse de la vengeance.

(57) On sait que c'est une espèce de poisson qui, pour échapper aux ennemis qui le poursuivent, répand autour de lui une liqueur presque aussi noire que de l'encre, à la faveur de laquelle il se dérobe à leur poursuite.

(58) On sait que Sémélé, qui eut la curiosité de voir Jupiter dans tout l'éclat de sa divinité, ne put le soutenir, et qu'elle expira subitement. Bacchus, son fils, dont elle était enceinte, sauvé par Jupiter, eut, dans la suite, la permission de la retirer des enfers et de la conduire au ciel.

(59) L'empereur dont il est parlé en cet endroit est Vespasien, qui mourut paisiblement dans son lit, au lieu que la plupart des princes, ou plutôt des monstres qui régnèrent avant lui, avaient péri d'une mort violente.

(60) Il y a dans le grec τετριγῦιας qui exprime un murmure secret, un bruit sourd: c'est l'expression dont Homère se sert lorsqu'il représente les âmes des amants de Pénélope qui descendent aux enfers, où Mercure les conduit.

(61) Néron, parvenu à l'empire, affranchit la Grèce, et principalement l'Achaïe, de tout tribut.

(62) Il s'agit ici de la peinture encaustique, dans laquelle on applique les couleurs sur les émaux avec le feu.

(63) On peut comparer avec cette fable allégorique celle qui, comme nous l'avons déjà dit, termine le dixième livre de la République de Platon, et d'où il paraiî que Plutarque a emprunté bien des idées ; celle qui est à la fin da son Gorgias, et qu'on a vu rapportée en partie vers la fin du Traité de la consolation à Apollonius; et enfin celles du Phédon et du Phèdre, dont Plutarque a aussi profité.