RETOUR À L’ENTRÉE DU SITE

 

ALLER A LA TABLE DES MATIERES DE PLUTARQUE

 

 

 

 

PLUTARQUE

 

OEUVRES MORALES

LES DÉLAIS DE LA JUSTICE DIVINE.

 

 Victor BÉTOLAUD, Oeuvres complètes de Plutarque - Oeuvres morales, t. II, Paris, Hachette, 1870.

 

 

AUTRE TRADUCTION française  de Ricard

Les délais de la justice divine. (SUR CEUX QUE LA DIVINITÉ PUNIT TARDIVEMENT).

[1] Épicure ayant ainsi parlé, mon cher Quintus, nous nous trouvâmes, avant que personne eût pu lui répondre, arrivés au bout du portique. Là il nous quitta brusquement, et disparut. Nous nous arrêtâmes en silence: juste le temps de nous étonner de cette bizarrerie; et, après nous tre regardés les uns les autres, nous revînmes sur nos pas, nous promenant derechef comme auparavant. Patroclès prit alors le premier la parole : "Eh bien, dit-il, que vous en semble? Laisserons-nous là cette question? Ou bien, encore qu'il nous ait faussé compagnie, répondrons-nous à ses paroles comme s'il était présent"? — Qu'est-ce à dire? reprit Timon. Est-ce que s'il était parti en nous perçant d'une flèche, il serait bien que nous gardassions tranquillelement le fer dans la blessure? Ne savons-nous pas que Brasidas, ayant retiré de son corps la javeline, de cette arme même frappa celui qui l'avait atteint, et le tua? Pour nous, il ne nous serait pas difficile de tirer vengeance de ceux qui nous ont lancé à la tête des propositions absurdes ou fausses; mais il nous suffit de rejeter en arrière de nous ces propositions avant que notre opinion s'y soit attachée. — Eh bien, dis-je, de tout ce qu'il a avancé, quelles sont les paroles qui vous ont le plus émus? Car il y allait à coups redoublés, sans aucun ordre, à tort et à travers : débitant, comme un homme en colère et qui veut injurier, toutes sortes d'invectives contre la Providence.»

[2] Alors Patroclès : «Ce qu'il a dit touchant la lenteur et les retards que la Divinité met à punir les méchants me parait plus scandaleux que le reste. En outre, voilà que son discours m'a rendu en quelque sorte tout frais et tout neuf sur la manière d'envisager cette question. Depuis longtemps je m'indignais d'entendre dire à Euripide:

"Il hésite : les Dieux ne savent qu'hésiter".

En aucun cas, et encore moins quand il s'agit des méchants, Dieu ne doit montrer de lenteur. Ils n'en ont pas, eux. Ils ne temporisent point pour faire le mal; et leur passion les porte à l'injustice avec l'élan le plus rapide. Quand la punition suit de près le crime, dit Thucydide, elle arrête aussitôt dans leur marche ceux qu'enhardit généralement le succès. Car de toutes les dettes, c'est l'expiation juste dont le délai abat et renverse le plus les espérances de l'opprimé, tandis que ce délai fait grandir le persécuteur en insolence et en audace; comme, au contraire, quand la vengeance est là, sous la main, qu'elle court au-devant de l'attentat, les forfaits qui se préparaient s'arrêtent, et surtout les victimes peuvent reprendre courage. Il est une parole de Bias qui me revient souvent à l'esprit, et qui m'afflige toujours. Il eut, à ce qu'il paraît, occasion de dire à un scélérat : «Je ne crains pas que tu évites le châtiment, mais j'ai peur de ne pas en être témoin.» En effet, de quoi servit le châtiment d'Aristocrate aux Messéniens qu'il avait fait périr auparavant ? Après avoir trahi les siens à la bataille qui se donna près de la Fosse, il régna vingt années entières en Arcadie sans être soupçonné. Ce fut tardivement que l'on reconnut et punit son crime ; mais les malheureux n'existaient plus. Il en arriva de même pour les Orchoméniens, auxquels la trahison de Lyciscus avait enlevé leurs enfants, leurs amis et leurs proches. Quelle consolation éprouvèrent-ils de ce que bien longtemps après il fut envahi par un mal qui rongea tout son corps? Du reste, chaque fois qu'il mettait ses pieds dans la rivière et qu'il les lavait, il proférait toujours cette imprécation qu'il accompagnait d'un serment : «Tombent mes pieds en pourriture, si j'ai trahi mes compatriotes et manqué à mes devoirs !» Lorsque les Athéniens ordonnèrent que l'on jetât à la voirie les restes impurs de ce misérable avec ceux de ses complices et qu'on portât ces cadavres hors du territoire, ni les fils des victimes ni les enfants de ces fils ne purent assister à cette réparation. Aussi, trouvé-je absurde le raisonnement dont Euripide se sert pour détourner les hommes de faire le mal :

"Sois tranquille : sur toi la céleste vengeance,
Ni sur les scélérats qui sont de ton engeance,
En te frappant au coeur soudain ne fondra pas :
Au jour dit elle vient, sans bruit, et pas à pas."

Ne cherchez point ailleurs d'autres raisons : ce sont précisément celles-là qui déterminent tout naturellement les criminels. Ils s'encouragent, ils s'enhardissent à consommer l'iniquité, convaincus que le fruit en est tout aussitôt mûr et à leur portée, tandis que l'expiation, selon eux, est tardive et ne viendra que bien longtemps après la jouissance.»

[3] Patroclès ayant ainsi discouru, Olympicus prit la parole. «Il y a encore à remarquer, dit-il, que les délais et les retards de la Divinité en ces matières sont une grave inconséquence. Une pareille lenteur empêche qu'on n'ait foi en la Providence. Les méchants que l'expiation atteint, non pas à la suite de chaque crime, mais seulement plus tard, finissent par la regarder plutôt comme un malheur que comme un châtiment. Elle ne leur est d'aucune utilité, et ils s'irritent plus du mal qui leur arrive qu'ils ne se repentent de ce qu'ils ont fait. De même que si, au moment où un cheval bronche et fait un faux pas, on emploie le fouet et l'éperon, il se corrige et se remet à marcher comme il faut, tandis que si l'on attend plus tard pour le tirer, pour le ramener, pour crier à ses oreilles, on semble songer à toute autre chose plutôt qu'à le corriger, et on le tourmente sans réformer sa mauvaise habitude; de même, si, chaque fois que le méchant bronche et succombe, le châtiment venait l'atteindre et le réprimer, malgré lui ii deviendrait pensif, il s'humilierait, il tremblerait devant Dieu comme devant un juge qui a l'oeil sur les actes, sur les passions, et qui ne remet pas la justice au lendemain. Mais la vengeance céleste ne vient «que tard et d'un pas lent,» comme dit Euripide. Elle tombé accidentellement sur les coupables; et elle semble un effet du hasard bien plutôt que de la Providence, tant elle est incertaine, hésitante et irrégulière. De sorte que je ne vois pas l'utilité de ces meules des Dieux, lesquelles sont dites moudre lentement : elles obscurcissent l'idée de la justice divine, et elles suppriment dans le coupable tout sentiment de terreur.»

[4] A la suite de ces paroles d'Olympicus, je demeurais pensif en moi-même. Alors Timon : «Dois-je, dit-il, mettre à mon tour le comble du doute en ce qui regarde cette question, ou bien laisserai-je d'abord celui-ci s'escrimer contre de semblables arguments? — A quoi bon, repris-je, ajouter, comme on dit, une troisième vague, et nous noyer sous les difficultés, s'il est incapable de résoudre les premières objections ou de s'en dégager? Tout d'abord débutons par nous inspirer, comme à un foyer de famille, de la circonspection qui caractérise les philosophes académiciens à l'égard de la Divinité, et abstenons-nous pieusement de laisser croire que nous puissions parler de semblables matières en connaissance de cause. Il y a moins de présomption à discourir sur la musique sans s'y connaître, ou sur la guerre sans avoir jamais été soldat, qu'il n'y en a, pour des créatures humaines, à contrôler les actes des Dieux et des Génies. C'est comme si des gens étrangers aux arts prétendaient saisir la pensée des savants artistes par conjecture et par des suppositions qui n'auraient que de la vraisemblance. Si ce n'est pas l'affaire d'un ignorant de vouloir expliquer pour quelles raisons le médecin a amputé le lendemain plutôt que la veille, ordonné un bain aujourd'hui plutôt qu'hier; de même il n'est ni facile ni sûr à un mortel de sonder les desseins de la Divinité. On ne peut, à cet égard, avancer rien autre chose, si ce n'est que Dieu connaît à merveille le moment où il faudra guérir le vice, c'est-à-dire où il faudra lui appliquer, comme remède, le châtiment mérité. La mesure de ce châtiment, pas plus que l'heure de l'expiation, n'est ni commune, ni la même pour tous. La médecine qui a l'âme pour objet, et cette médecine s'appelle l'équité et la justice, est le plus grand de tous les arts, comme en témoigne, entre mille autres, le poète Pindare : Le Dieu souverain et maître de toutes choses est, dit Pindare, «l'artiste par excellence», attendu qu'il administre la justice, et que les attributions de la justice sont de déterminer à quel moment, de quelle manière, dans quelle mesure chacun des méchants doit être puni.

«Cet art, nous dit Platon, fut enseigné par Jupiter à Minos, son fils". Par là le philosophe a voulu faire comprendre qu'il est impossible de bien dispenser la justice et de reconnaître si elle est équitablement administrée, quand on n'a point appris cette science et qu'on ne la possède pas. En effet, même les lois fondées par les hommes ne s'expliquent pas d'une manière toute simple. Les motifs n'en sont pas toujours clairs. Quelques-unes de leurs prescriptions semblent même complétement ridicules. Par exemple, à Lacédémone, aussitôt que les éphores entrent en charge, ils font proclamer par un héraut l'ordre de ne pas garder de moustaches, et d'obéir aux lois afin que l'on n'ait pas à les trouver rigoureuses. A Rome, quand des esclaves sont mis en liberté on les frappe sur l'épaule avec une petite baguette. Ceux qui font leur testament lèguent leurs biens à des héritiers, et les vendent à d'autres : ce qui semble être contradictoire. Une mesure plus étrange que toutes, c'est la loi de Solon, qui note un citoyen d'infamie lorsque dans une sédition il ne se déclare pas pour l'un des deux partis et qu'il ne fait pas cause commune avec ceux de ce parti. En général, on pourrait citer un grand nombre de lois dont la portée semble absurde à celui qui ne sait pas l'intention du législateur et qui ne pénètre pas les motifs de chaque prescription. Pourquoi donc s'étonner, quand les institutions humaines sont pour nous si difficiles à comprendre, que nous soyons embarrassés de dire par quelle raison les Dieux châtient plus ou moins lentement les crimes des mortels ?

[5] «En parlant ainsi, je ne cherche pas un prétexte pour éluder la discussion. Mon but est de réclamer l'indulgence. C'est afin que la vue d'une sorte de port et de refuge donne plus de hardiesse à ma parole au moment où je vais combattre avec le plus de persuasion possible les difficultés que j'attaque. «Considérez d'abord que Dieu, selon que le dit Platon, se présente à nos regards comme le modèle de toutes les perfections, et qu'en donnant aux hommes la vertu, qui est en quelque sorte sa propre ressemblance, il nous met à même de suivre ses traces divines. L'univers, masse confuse, n'a commencé à se modifier, à devenir de l'ordre, qu'en prenant de la ressemblance et de l'analogie avec la forme et la perfection divine. Ce même personnage dit encore, que la nature a allumé en nous la lumière du regard, afin que le spectacle merveilleux des corps qui se meuvent dans le ciel habituât notre âme à se passionner de préférence pour ce qui est beau et régulier, à ressentir de l'aversion contre ce qui est désordre et incertitude, à fuir ce qui provient du hasard et des rencontres fortuites, comme étant le principe de tous les vices et de toutes les erreurs. L'homme peut-il jouir plus pleinement de Dieu, que s'il s'affermit dans la vertu par l'imitation et la poursuite des perfections infinies qui sont en Dieu? «De ce que la justice céleste n'atteint les méchants qu'à loisir et à la longue, il ne faut donc pas conclure qu'en châtiant elle craigne de se tromper ou d'avoir à se repentir. C'est que la Divinité veut faire disparaître de notre cœur cette férocité, cette violence avec laquelle nous procédons aux châtiments. Elle nous enseigne à ne point prendre conseil de la colère. Ce n'est pas lorsque nous sommes enflammés et palpitants de courroux, lorsque

"La rage en bondissant trouble l'intelligence",

ce n'est pas alors que, comme s'il s'agissait d'assouvir notre faim ou notre soif, nous devons fondre sur ceux qui nous ont mécontentés. Imitons la clémence divine et sa lenteur. Que ce soit avec ordre, avec réflexion, en prenant conseil du temps, dont les avis exposent rarement au repentir, que nous fassions justice. Se jeter sur une eau bourbeuse et trouble, en boire parce qu'on s'impatiente d'attendre, est un moindre mal, disait Socrate, que de ne pas savoir, quand la raison est troublée, pleine de fureur et de colère, lui rendre le calme et la sérénité. Est-il raisonnable de s'élancer en pareil état sur un concitoyen, sur son semblable, pour se venger de lui? Ce n'est pas, a dit Thucydide, la punition la plus rappprochée de l'offense, mais celle qui en est la plus éloignée, dont la convenance est la meilleure. Comme la colère, selon l'expression de Mélanthius,

"Produit des maux affreux en chassant la raison",

de même la réflexion est sûre d'être juste et mesurée, si elle s'affranchit de la fureur et de l'emportement. «Des exemples humains nous donnent aussi des leçons de douceur, et l'on se calme lorsqu'on en écoute le récit. Platon ayant levé le bâton sur un esclave, garda longtemps cette attitude, pour châtier lui-même, disait-il, sa propre colère. Archytas avait eu occasion de se convaincre que ses serviteurs apportaient de la négligence et du désordre à la culture de son domaine; mais comme il se sentait trop animé et trop courroucé contre eux, il ne leur fit rien, et se contenta de dire en s'éloignant: «Vous êtes bienheureux que je sois en colère contre vous.» Que si en entendant rapporter des paroles, citer des actes, d'hommes aussi illustres, il est possible de diminuer l'âpreté et la violence de la colère, il est naturel que l'exemple de la Divinité soit bien plus efficace encore. Dieu, qui ne connaît en quoi que ce soit la crainte ou le repentir, n'en retarde pas moins ses vengeances, et il les diffère quelque temps. Ne devons-nous pas en pareille matière user aussi de circonspection ? Oui : regardons comme un des attributs de la Divinité cette douceur, cette longanimité que Dieu montre lui-même. Il est peu de coupables qu'il redresse au moyen d'une correction immédiate. Par ses délais, au contraire, il en soutient, il en ramène un grand nombre.

[6] «Il est une seconde réflexion que nous devons faire. Les expiations humaines rendent seulement le mal pour le mal. Elles se bornent à infliger un mauvais traitement au coupable, et elles ne vont pas plus loin. Voilà pourquoi aboyant, comme un chien furieux, contre les méfaits, la justice humaine s'acharne après leurs auteurs et les poursuit aussitôt pas à pas. Mais Dieu, comme il est naturel, reconnaît d'abord l'état d'une âme malade qui tombe sous sa juridiction. Il voit si elle est capable de céder au repentir; et quand la perversité n'est ni complète ni incurable, il lui accorde un délai pour qu'elle revienne au bien. Il sait quelle est la portion de sagesse que les âmes ont emportée d'auprès de lui pour venir en ce monde. Il sait que dans ces âmes les sentiments généreux sont profonds et difficiles à s'effacer; que si le vice s'y développe contrairement à leur nature, c'est qu'elles ont été corrompues par une mauvaise éducation et de mauvaises sociétés; qu'enfin des soins attentifs rendent à quelques-unes l'état qui leur convient. C'est pourquoi il ne hâte pas également pour tous l'accomplissement de la vengeance. Les incorrigibles sont aussitôt retranchés de la vie. Dieu les fait disparaître, comme essentiellemeut nuisibles aux autres, et nuisibles surtout à eux-mêmes en raison de leur état constant de perversité. Mais à ceux dont les erreurs semblent tenir à l'ignorance du bien plutôt qu'à un choix libre du mal il donne le temps de rentrer en eux-mêmes ; et s'ils persistent, il les frappe, eux aussi, des coups de sa justice, sans avoir jamais à craindre qu'ils ne lui échappent.

«Examinez, du. reste, combien les moeurs et la vie des hommes subissent de changements. C'est même pourquoi les Grecs ont donné aux moeurs à la fois le nom de "tropos" (conversion) et celui d' "ithos" (habitude) : l'un, parce qu'elles sont sujettes à changer et à se modifier, l'autre, parce qu'elles pénètrent en nous principalement par la force de l'habitude, et qu'elles demeurent fermes quand elles sont une fois imprimées. Je crois que si les anciens ont appliqué à Cécrops le mot de «nature double», ce n'est pas, ainsi que le veulent quelques-uns, parce qu'après avoir été un bon roi il devint un tyran cruel et féroce comme un dragon, mais parce qu'étant, au contraire, pervers et redoutable dans le commencement, il gouverna plus tard avec clémence et bonté. «Que si cet exemple offre de l'incertitude, nous connaissons du moins l'histoire de Gélon, celle d'Hiéron, tyran de Sicile, celle de Pisistrate, fils d'Hippocrate. Nous savons qu'après s'être emparés du pouvoir par des moyens criminels, ils l'exercèrent en princes vertueux; que, parvenus illégalement au trône, ils devinrent des souverains recommandables par leur modération et par leur amour du peuple.

Les deux premiers, s'attachant à donner les meilleures lois et à faire fleurir l'agriculture, rendirent les Siciliens aussi sages et aussi laborieux qu'ils étaient auparavant rieurs et bavards. Gélon, en particulier, après s'être couvert de gloire dans la guerre et avoir remporté une grande bataille sur les Carthaginois, n'accorda la paix à ceux-ci, malgré leurs supplications, qu'en stipulant dans le traité cette convention spéciale, qu'ils cesseraient d'immoler leurs enfants à Saturne. A Mégalopolis, le tyran Lydiadas, qui avait usurpé le souverain pouvoir, changea de conduite au milieu de sa domination. Maudissant son injustice, il rendit aux citoyens leurs lois; enfin, plus tard, en combattant contre les ennemis de son pays, il succomba d'une mort glorieuse. Si quelqu'un avait tué Miltiade pendant qu'il exerçait une première fois la tyrannie en Chersonèse; si quelqu'un avait poursuivi en justice et fait condamner Cimon quand il vivait avec sa propre soeur; si Thémistocle, à la suite des excès de table auxquels il se livrait et de ses actes scandaleux en pleine place publique, avait été, sur la proposition de quelqu'un, privé de ses droits de citoyen, comme le fut plus tard Alcibiade, ne seraient-ce pas de glorieux exploits perdus pour nous que les victoires de Marathon et d'Eurymédon, que le brillant fait d'armes d'Artémisium

"Où jadis vous avez, fils d'Athènes, jeté

Les nobles fondements de votre liberté"? «C'est que les grandes natures ne produisent rien de médiocre. En raison de leur véhémence, ce qu'elles ont de fort et d'énergique ne reste point oisif. Elles sont tumultueuses et agitées tant qu'elles n'ont pas pris une assiette solide et composé leurs moeurs. De même que, mis en présence de certain terrain, un homme inexpérimenté en agriculture ne saura l'apprécier, parce qu'il le verra plein de broussailles épaisses et de plantes sauvages, peuplé d'animaux féroces, et noyé de cours d'eau fangeux, mais qu'aux yeux d'un observateur intelligent ce seront autant d'indices de la puissance et de la richesse du sol; de même il se produit, au début, dans les grandes âmes une foule de passions fâcheuses et mauvaises, que nous croyons devoir anéantir et réprimer, parce que nous ne supportons pas d'abord ce qu'elles ont de rude et de blessant. Mais un juge mieux éclairé sait reconnaître, même à ces imperfections, la bonté et la générosité. Il attend l'âge où la raison viendra prêter son concours à la vertu; il attend la saison où la nature produira les fruits qui lui sont propres.

[7] «C'en est assez sur cet objet. Il y a une loi d'Égypte que vous estimez, avec raison, avoir été judicieusement adoptée par quelques législateurs de la Grèce : celle qui ordonne de surseoir à l'exécution capitale d'une femme enceinte jusqu'à ce qu'elle soit délivrée.» —"Rien n'est plus juste", répondirent nos interlocuteurs. «Eh bien», repris-je, supposez qu'il s'agisse non pas de créatures à mettre au monde, mais d'un acte, d'un dessein secret qu'un homme pourra un jour, à son moment, produire à la lumière du soleil et divulguer devant tous. Ce sera un mal inconnu dont il constatera l'existence, un conseil salutaire qu'il donnera, une découverte indispensable qu'il aura faite. Ne vaudra-t-il pas mieux avoir différé l'expiation et recueillir l'utilité, que si l'on s'en était privé par un trop prompt châtiment. Du moins, dis-je en terminant, c'est mon avis. «C'est aussi le nôtre,» dit Patroclès. — «Et vous avez raison, repris-je. «Examinez, en effet, lui dis-je, ce qui serait arrivé si Denys eût dès le commencement de son règne subi son expiation. Il ne serait pas resté un seul Grec en toute la Sicile, et les Carthaginois l'auraient bouleversée. De même qu'aussi les villes d'Apollonie, d'Anactorium, et la presqu'île de Leucade ne seraient pas des colonies occupées par des Grecs, si le châtiment de Périandre n'eût été fort longtemps ajourné. Je suis également convaincu que la punition de Cassandre n'éprouva de retard qu'afin que le temps lui fût laissé de rebâtir Thèbes. Parlerai-je des étrangers qui contribuèrent à piller ce temple même où nous sommes? La plupart d'entre eux étant passés en Sicile avec Timoléon aidèrent celui-ci à vaincre les Carthaginois et à détruire les différentes tyrannies; mais ils périrent plus tard misérablement, comme des misérables qu'ils étaient. Quelquefois, n'en doutons pas, les méchants deviennent en quelque sorte des bourreaux publics, que Dieu emploie pour châtier d'autres méchants; puis il les brise : comme il fait, je pense, de la plupart des tyrans. De même que le fiel de l'hyène et la présure du phoque, animaux d'ailleurs malfaisants, sont utiles pour les maladies; de même quand certains peuples ont besoin d'être mordus et châtiés, Dieu suscite quelque tyran farouche et implacable, qui fait peser sur eux un joug de fer; et ils ne sont soustraits à ce régime de douleurs et de vexations que lorsque la maladie n'existe plus, que lorsqu'ils sont régénérés. Phalaris fut ce remède pour les habitants d'Agrigente, et Marius, pour les Romains. A Sicyone l'oracle déclara, en propres termes, aux habitants qu'ils avaient besoin de fouetteurs publics, lorsque, enlevant à ceux de Cléonée le jeune Télétias, couronné dans les jeux Pythiques, ils prétendirent qu'il était leur concitoyen et le mirent en pièces. En effet survint Ortagoras, qui imposa sa tyrannie aux Sicyoniens, et après lui Myron et Clysthène réprimèrent tous les désordres. Quant à ceux de Cléonée, ils ne furent pas soumis à un tel remède; mais où en sont-ils venus? A être anéantis.

«Ecoutez encore Homère, disant quelque part : "

Né d'un père odieux, le fils est le modèle De toutes les vertus ...."

Et pourtant, ce fils de Coprée n'exécuta rien de brillant ou de bien mémorable. Mais les Sisyphe, les Autolycus, les Phlégyas ont laissé des fils qui brillèrent par leur gloire et leurs vertus au milieu des plus grands rois. Périclès était né d'une famille maudite dans Athènes. A Rome le grand Pompée avait eu pour père ce Strabon, de qui le peuple romain, tant on le détestait, jeta le cadavre et le foula sous les pieds. Qu'y a-t-il donc de si étrange? De même qu'un cultivateur n'arrache une plante épineuse qu'après en avoir détaché le fruit, de même que les Libyens ne brûlent pas le branchage du ladanum avant d'avoir recueilli la gomme de cet arbuste ; de même, lorsqu'une race illustre et royale doit naître d'une tige mauvaise et criminelle, Dieu ne détruit pas cette dernière avant qu'elle ait donné le fruit qu'elle devait produire. Mieux valut pour les Phocéens la perte de milliers de génisses et de cavales appartenant à Iphitus; mieux valut la disparition d'un peu plus d'or et d'argent pillé à Delphes, que si Ulysse, que si Esculape n'étaient pas venus au monde, non plus que les autres hommes vertueux et éminemment utiles, qui naquirent d'ancêtres vicieux et corrompus.

[8] Quand les punitions s'accomplissent en leur temps et de la manière convenable, ne pensez-vous pas que cela soit mieux que si elles eussent été promptes et soudaines? Ainsi Callippus, ayant tué d'un coup de poignard Dion, duquel il semblait l'ami, périt à son tour, sous le même poignard, de la main de ses propres amis. Pareillement Mitius, d'Argos, avait été tué dans une sédition. La statue de bronze qui lui avait été érigée dans la place publique tomba sur le meurtrier un jour où se célébraient des jeux, et elle l'écrasa. Vous savez aussi, sans doute, dis-je en m'adressant à Patroclès, l'histoire de Bessus le Péonien, et celle d'Ariston, d'Œta, le chef d'une légion étrangère.» — «Non, me répondit-il; mais je serais bien aise de l'apprendre. «— «Ariston, autorisé par les tyrans, avait enlevé les bijoux d'Eriphyle déposés dans ce temple, et il les avait apportés en présent à sa femme. Plus tard le fils d'Ariston, irrité contre sa mère, je ne sais à quelque propos, mit le feu à la maison et brûla toutes les personnes qui s'y trouvaient réunies. Pour Bessus, il parait qu'il avait tué son père. Son parricide resta longtemps caché. Mais un jour qu'il allait dîner chez des hôtes, il piqua de sa lance un nid d'hirondelles, le fit tomber, et tua les petits. Ceux qui étaient là lui demandèrent, tout naturellement, pourquoi il s'était livré à un acte si étrange : «N'y a-t-il donc pas assez longtemps, dit-il, qu'ils m'accusent faussement, et qu'ils me crient que j'ai tué mon père! Les assistants furent étonnés de cette réponse. On la signala au roi; et le fait ayant été avéré, Bessus subit la peine de son crime.

[9] «Ce que nous disons là, ajoutai-je, porte sur la supposition, déjà admise, que la punition des méchants est quelquefois différée. Mais, du reste, il faut écouter les paroles d'Hésiode et y ajouter foi. Il ne croit pas, comme le veut Platon, que les remords, ce premier châtiment du crime, viennent après la faute. Il prétend qu'ils naissent au même instant que le crime, qu'ils sortent du même sol, de la même racine. Il dit :

 "Tous les mauvais desseins nuisent à leurs auteurs",

et dans un autre endroit :

"Chercher le mal d'autrui, c'est s'exposer soi-même".

«La mouche cantharide porte, dit-on, en elle, grâce à des principes antipathiques, son contre-poison ; mais la méchanceté qui se crée à elle-même des angoisses et un châtiment, subit son expiation sans retard et à l'instant même du crime. Quand des malfaiteurs vont au supplice, ils portent chacun leur propre croix. De même le méchant, toutes les fois qu'il commet une faute, se prépare lui-même sa punition. Inflexible bourreau de sa pitoyable existence, il se suscite, outre la honte, les frayeurs multipliées, les passions violentes, les remords, et des agitations qui ne cessent jamais. «Bien des hommes ressemblent à des petits enfants, qui quand ils voient sur maints théâtres les méchants de la pièce, couverts souvent de tuniques dorées, de manteaux de pourpre, danser la pyrrhique avec une couronne sur la tête, sont ébahis d'admiration, comme si ces personnages étaient bien heureux. Mais vient le moment où ils sont percés de javelines, poursuivis à coups de fouet, et où le feu s'échappe de ces robes éblouissantes et de ces vêtements somptueux. Les méchants, pour la plupart, dans leurs demeures magnifiques, au milieu de l'éclat des honneurs et de la puissance, subissent des châtiments secrets avant qu'on les voie égorgés ou précipités; et ces derniers supplices sont moins l'expiation même, on peut bien le dire, que la suite et l'accomplissement de l'expiation. Car de même qu'Hérodicus de Selymbrie, étant tombé en une sorte de décomposition qui était une maladie incurable, imagina le premier de combiner la gymnastique avec la médecine, et prolongea sa mort, selon le mot de Platon, aussi bien que la mort de tous les malades du même genre; de même les méchants qui ont semblé s'être dérobés d'abord aux coups du ciel, sont punis non pas plus tard, mais plus longtemps. La punition augmente en durée, sans qu'elle soit moins lente à venir. Ils n'ont pas été châtiés dans leur vieillesse : ils ont vieilli dans le châtiment. Et encore est-ce à notre point de vue humain, que je parle de "temps plus long" : car pour les Dieux l'espace d'une vie quelconque n'est rien. Que ce soit aujourd'hui, ou seulement dans trente ans qu'un criminel soit roué ou pendu, c'est comme s'il l'était le soir au lieu du matin, surtout puisqu'il est enfermé dans la vie comme dans une prison d'où il ne peut sortir et s'échapper. Il a beau, en attendant, figurer à de nombreux banquets, s'occuper de mille affaires, régaler ses amis, leur faire des présents, ou badiner : il est comme ces prisonniers qui jouent aux dés ou aux dames quand la corde est suspendue au-dessus de leur tête.

[10] «Autrement, rien empêche-t-il de dire que les criminels enfermés pour subir la peine capitale ne sont pas punis tant qu'on ne leur a pas coupé le cou? De dire que celui qui, ayant bu la ciguë, se promène ensuite et attend que ses jambes s'appesantissent, n'a pas subi sa peine tant qu'il n'a pas été saisi d'une extinction que suivent l'insensibilité et un engourdissement complet? N'est-ce que le moment extrême de l'exécution, que nous devions regarder comme le châtiment? Les souffrances intermédiaires, les terreurs, l'attente du supplice, les remords, enfin tout ce qui tourmente le criminel après la consommation de son crime, doit-il être compté pour rien? Autant vaudrait soutenir qu'un des poissons qui a avalé l'hameçon n'est pas pris tant que nous ne le voyons pas mis sur le feu et coupé en morceaux par les cuisiniers. Oui, quiconque s'est rendu coupable est saisi par la justice. Le plaisir qu'il a trouvé à mal faire est comme une amorce aussitôt dévorée par lui. Harponné par le remords vengeur qui ne le lâche pas, "Il fait tournoyer l'eau comme un requin blessé". En effet, la pétulance et l'audace du crime se conservent dans leur force et dans leur activité jusqu'à l'accomplissement de la faute ; mais ensuite la passion, comme un vent qui tombe, s'affaiblit et s'affaisse sous le poids des terreurs et de la crainte des Dieux. Aussi, c'est bien d'après l'expérience et la réalité que Stésichore a imaginé le songe de Clytemnestre, quand il fait dire à cette princesse :

"Un monstre m'apparut, dragon à tête humaine.
J'y reconnus tes traits, petit-fils de Plisthène".

Les visions des songes, les apparitions en plein jour, les oracles, les météores, et tout ce qui semble être accompli par une volonté divine, soulèvent des orages et des frayeurs dans les âmes disposées de cette manière. C'est ainsi qu'Apollodore, à ce que l'on rapporte, se vit, dans un songe, écorché par les Scythes. Ils le faisaient ensuite bouillir, et du fond de la, chaudière il entendait son propre coeur qui tout bas lui disait : «C'est moi qui te cause ces souffrances.» De plus, ses filles, tout en feu et le corps brûlé, couraient autour de lui. Hipparque, fils de Pisistrate, peu de jours avant sa mort, crut voir Vénus prendre du sang dans une coupe, et le lui jeter au visage. Les familiers de Ptolémée, celui qui fut surnommé la Foudre, le virent en songe cité en justice par Séleucus. C'étaient des loups et des vautours qui composaient le tribunal, et Séleucus distribuait aux ennemis une grande quantité de viandes. Pausanias, étant à Byzance, avait envoyé chercher Cléonice, jeune fille de condition libre, pour la déshonorer et passer la nuit avec elle. Au moment où elle entrait il fut saisi d'une sorte de trouble et de soupçon, et lui donna la mort. Depuis lors, souvent il la vit dans ses rêves, et Cléonice lui disait :

"Monstre, cours expier tes insolents plaisirs.
Le ciel punit toujours les coupables désirs".

Et comme cette vision, à ce qu'il paraît, ne cessait de l'obséder, il fit voile pour Héraclée, où il y avait un lieu consacré à l'évocation des âmes. Après certaines cérémonies expiatoires et des libations, il somma l'âme de la jeune fille de se montrer. Elle parut à ses regards, et lui dit que ses tourments cesseraient quand il serait à Lacédémone. Il s'y rendit, et mourut aussitôt.

[11] «Certes, s'il n'y a plus rien pour l'âme après cette vie, si la mort met un terme à tout châtiment comme à toute récompense, on peut dire que les méchants qui ne tardent pas à être punis par la mort sont traités avec faveur et indulgence par la Divinité. Quand il n'y aurait dans le cours d'une longue vie d'autre supplice pour eux que d'apprécier combien l'injustice est stérile et peu agréable en soi, que de reconnaître qu'elle ne donne rien de bon, rien d'intéressant en échange de tant et de si grandes luttes, cette conviction suffirait pour bouleverser leur âme. C'est ainsi qu'on rapporte que Lysimaque, forcé par la soif, livra aux Gètes sa propre personne et son armée. Puis après qu'il eut bu étant prisonnier, il s'écria : «Maudite soit ma lâcheté ! Faut-il que pour une volupté si courte je me sois privé d'un si grand royaume!» A la vérité, il est bien difficile de résister à la nécessité d'un besoin physique. Mais lorsqu'un homme, par la convoitise de quelque argent, ou par envie de la gloire politique et de l'autorité, ou pour le plaisir de la chair, commet une action illégale et criminelle, lorsqu'ensuite, la soif et la fureur de sa passion s'étant calmée, il considère à loisir qu'il ne lui en est resté que le sentiment honteux et inquiet de son injustice, sans rien d'utile, de nécessaire ou de profitable, n'est-il pas vraisemblable qu'il lui revient souvent à l'esprit cette pensée, et qu'il se dit : "Pour une vaine gloire, pour un plaisir qui n'a rien d'honnête et de beau, j'ai foulé aux pieds les devoirs les plus nobles, les plus importants de l'humanité, et j'ai rempli mon existence de honte et de trouble"? «Car comme Simonide disait en plaisantant, qu'il trouvait toujours plein le coffre de l'argent et vide celui de la reconnaissance; de même les méchants, quand ils considèrent le vice en eux-mêmes à travers un plaisir qui donne une jouissance momentanée et vaine, reconnaissent que ce plaisir est destitué d'espérance et rempli au contraire de frayeurs, de regrets, de souvenirs pénibles, de soupçons de l'avenir, de défiance pour le présent. C'est ainsi que sur le théâtre nous entendons Ino s'écrier, en se repentant de ce qu'elle a fait :

"D'Athamas que ne puis-je, ô compagnes chéries,
Comme autrefois, encore habiter le palais,
Sans avoir consommé tant d'odieux forfaits"!

Il est naturel que l'âme de tout malfaiteur roule en elle-même ces pensées, et qu'elle se demande comment elle pourra, éloignant le souvenir de ses injustices et chassant ses remords, se purifier de ses souillures et recommencer à vivre une autre vie. Rien, en effet, n'a moins de fermeté, de simplicité, de constance et de stabilité que les décisions du méchant. Ou bien il faudra, en vérité, que nous prétendions voir dans les hommes injustes des espèces de sages. Mais là où il y a avidité et amour extrême de la volupté, là où habite une jalousie furieuse avec la malveillance et la méchanceté, là aussi, pour peu que vous examiniez bien, vous trouverez une superstition cachée, de la mollesse au travail, de la crainte en présence de la mort, une mobilité des plus vives dans les désirs, une recherche de la renommée, et les indices d'un vain orgueil. En même temps que de tels hommes ont peur du blâme, ils redoutent ceux qui les louent. Ils voient en ceux-ci des gens qui se regardent comme des victimes de leur injustice en se faisant imposteurs, et qui sont ennemis déclarés des méchants parce qu'ils louent avec ardeur ceux qu'ils regardent comme vertueux. Car ce qu'il y a de dur dans la méchanceté n'est que pourri, comme dans le mauvais fer; et la résistance qu'elle oppose est facile àbriser. «Aussi, quand à la longue le méchant se reconnaît plus clairement pour ce qu'il est, il se déplaît à lui-même : il se hait, et maudit sa propre existence. On ne saurait en effet admettre une contradiction comme celle-ci : Quoi ! le méchant, après avoir rendu un dépôt, s'être porté caution pour un ami, avoir fait par un mouvement de gloire et d'ambition un sacrifice quelconque à sa patrie, en éprouve aussitôt un regret et se le reproche, tant sa volonté est, par-dessus tout, mobile et inconstante ! Quoi ! les applaudissements qu'il en reçoit au théâtre le font aussitôt gémir, parce que l'avarice reprend le pas sur l'ambition! Et ceux qui sacrifient des hommes pour usurper le pouvoir ou organiser des conspirations, comme un Apollodore; ceux qui dépouillent des amis et les ruinent, comme un Glaucus, fils d'Epicyde, ne seraient pas en proie aux remords! Ils ne se feraient pas horreur ! ils ne détesteraient pas leur conduite ! Pour moi, s'il m'est permis de le dire, j'estime qu'il n'est pas besoin qu'un dieu ou qu'un homme se charge de punir les méchants : leur propre vie y est suffisante, souillée qu'elle l'est tout entière et empoisonnée par leurs méfaits.

[12] «Mais, ajoutai-je, voyez à ce que je ne dépasse pas, en parlant, les bornes que le temps nous prescrit."—«Cela pourrait bien être, dit Timon, à en juger par ce que nous devons encore présenter, et par la longueur des développements qui restent à produire. Car je tiens déjà, comme on réserve un nouveau champion, ma dernière difficulté, maintenant que l'on s'est assez convenablement escrimé contre les premières. Le reproche qu'Euripide adresse hardiment aux Dieux, "De punir les enfants des fautes de leurs pères", croyez bien que nous le faisons tout bas. En effet, ou les auteurs du crime ont été punis, et il n'y a pas lieu à en châtier encore des innocents, puisqu'il serait injuste de faire subir double expiation aux coupables eux-mêmes; ou bien, les Dieux ayant, par mollesse, négligé de poursuivre leur vengeance sur les auteurs, l'exercent contre ceux qui n'ont rien à se reprocher, et alors il n'est pas convenable que l'injustice du châtiment prétende en compenser la lenteur. Je citerai un exemple. On rapporte qu'Ésope était venu ici chargé par Crésus d'une somme d'or. Il devait la consacrer en partie à la célébration d'un somptueux sacrifice en l'honneur du Dieu, et distribuer quatre mines à chaque Delphien. Irrité contre les habitants à la suite de je ne sais quelle contestation, il accomplit le sacrifice ; mais il renvoya le reste de l'argent à Sardes, parce qu'il ne crut pas les Delphiens dignes d'une telle gratification. Ils lui intentèrent une accusation de sacrilége, et le mirent à mort en le précipitant du haut de cette roche fameuse qu'on nomme Hyampie. Dès ce moment, dit-on, le courroux du Dieu s'appesantit sur leur tête. Il frappa le sol de stérilité; il les accabla de mille sortes de maladies plus étranges les unes que les autres; si bien qu'ils allaient se rendant à toutes les assemblées des Grecs, et faisant proclamer qu'ils appelaient contre eux-mêmes un vengeur qui voulût leur faire expier le meurtre d'Esope. A la troisième génération, il se présenta un Samien, nommé Idmon. Il n'appartenait aucunement à la famille d'Ésope; mais il descendait de ceux qui avaient acheté le fabuliste à Samos. Les Delphiens lui accordèrent certaines satisfactions qu'il exigea, et les maux dont ils étaient accablés cessèrent de peser sur eux. C'est depuis cette époque, dit-on, que le supplice des sacriléges fut transféré de la roche Hyampie à celle de Nauplia. Les plus fervents admirateurs d'Alexandre, et nous en faisons partie, ne sauraient trouver louable sa conduite envers la ville des Branchides, qu'il rasa de fond en comble, après en avoir fait passer tous les habitants au fil de l'épée, parce que leurs ancêtres avaient livré par trahison le temple de Milet. Pareillement, Agathocle, tyran de Syracuse, se moqua en riant des Corcyréens, qui lui demandaient pourquoi il ravageait leur île : «Par Jupiter, dit-il, c'est à cause que vos pères ont accueilli Ulysse.» Puis, comme une autre fois ceux d'Ithaque se plaignaient aussi que ses soldats leur prissent leurs troupeaux : «Votre roi, répondit-il, n'en fit-il pas autant lorsqu'il vint chez nous, et ne creva-t-il pas l'oeil à notre berger?» Mais quoi! Apollon n'est-il pas encore moins raisonnable que tous ceux-là? Il ruine aujourd'hui les Phénéates, ayant bouché le gouffre où se perdaient les eaux qui inondent toute leur contrée. Or il le fait parce qu'il y a mille ans, dit-on, Hercule enleva le trépied prophétique pour le transporter à Phénée. Ce même Apollon déclare aux Sybarites, qu'il les délivrera de leurs maux quand ils auront apaisé par trois destructions le courroux de Junon Leucadienne. Enfin, il n'y a pas longtemps que les Locriens ont cessé d'envoyer à Troie les jeunes vierges, qui,

"Sans voile, les pieds nus, les tempes dépouillées,
Balayaient le matin le temple de Pallas,
Et vieillissaient ainsi dans les soins les plus bas,"

en punition de la luxure d'Ajax. En quoi cela présente-t-il ombre de raison et de justice? Nous n'approuvons pas non plus les Thraces, qui stigmatisent encore aujourd'hui leurs femmes en vengeance de la mort d'Orphée; non plus que les Barbares de l'Eridan qui, vêtus de noir, portent de nos jours, à ce qu'on dit, le deuil de Phaéthon. La chose serait bien plus risible encore, si à l'époque même où périt Phaéthon, ses ancêtres ne s'en étaient point préoccupés, si c'était aujourd'hui, après que cinq ou dix générations se sont succédé, que l'on commençât à changer de vêtements et à le pleurer. Encore ne serait-ce là que de la sottise, sans inconvénient sérieux et sans danger. Mais quelle raison y a-t-il pour que le courroux des dieux s'étant caché tout d'abord, comme font certaines rivières, reparaisse ensuite, sévisse contre d'autres mortels, et se termine par des calamités extrêmes?

[13] A la première pause que fit Timon, comme j'avais peur qu'il ne recommençât à signaler en ce genre des inconséquences plus nombreuses et plus graves, je lui adressai aussitôt une question : "Eh bien, lui dis-je, estimez-vous que ces faits soient avérés"?, — «Admettons qu'ils ne le soient pas tous, répondit-il, et qu'il faille en croire quelques-uns seulement : l'objection ne présente-t-elle pas toujours la même difficulté?" — «C'est ce qui est contestable, repris-je. Que dans de violents accès de fièvre on se trouve enveloppé de plusieurs couvertures ou d'une seule, le feu est aussi brûlant, l'ardeur est la même, et cependant il faut, pour soulager le malade, lui en ôter le plus grand nombre. Mais, à moins que vous n'y fassiez résistance, laissons là ces traditions. Aussi bien, semblent-elles être, pour la plupart, des fables et des contes forgés à plaisir. Rappelez-vous plutôt les fêtes célébrées récemment, ces théoxénies, et cette portion, toute d'honneur, prélevée au profit des descendants de Pindare, portion que la voix du héraut les invite à venir prendre. Combien cette cérémonie ne vous a-t-elle pas paru grave et touchante !» — «Eh! quel homme, reprit Timon, ne serait charmé de voir la reconnaissance décerner de tels hommages, si conformes à l'esprit et à la simplicité de la Grèce antique? On n'y saurait être insensible, à moins d'avoir "Un coeur noir fabriqué d'une flamme glacée", selon l'expression de Pindare lui-même.» — «A mon tour, je passe sous silence, lui dis-je, une proclamation semblable qui se fait à Sparte en ces termes : "Après le chantre Lesbien"; et qui a pour but d'honorer la mémoire de l'antique Terpandre : car ces deux coutumes ont la même raison. Mais vous autres, ne prétendez-vous pas mériter des préférences et en Béotie, comme descendants d'Opheltès, et en Phocide, comme descendants de Daiphante? En ce qui me regarde, vous fûtes les premiers à m'assister et à vous déclarer pour moi, lorsque je parlai en faveur des Lycormiens et des Satiléens qui réclamaient les prérogatives de famille accordées aux Héraclides et le droit de porter une couronne. Je parvins à le leur maintenir : je dis qu'il fallait aux descendants d'Hercule assurer avant tout un tribut d'hommages et de reconnaissance, puisque ce héros, le bienfaiteur de la Grèce, n'avait pas été honoré et récompensé par elle.»—«Vous venez de nous rappeler là, dit Timon, des débats qui furent brillants et honorables pour la philosophie.» — Relâchez-vous donc, cher ami, dis-je alors, de cette véhémence d'accusation. Ou bien ne supportez point avec peine que le châtiment atteigne les descendants d'hommes lâches et pervers, ou bien ne voyez avec aucun plaisir et n'approuvez point les priviléges accordés aux fils de personnages illustres. De toute nécessité, si nous maintenons en faveur des générations suivantes la reconnaissance méritée par la vertu, il est rationnel de croire que le châtiment ne doit pas se décourager ni faire défaut quand il s'agit de punir l'injustice. Il doit lutter de vitesse avec celle-ci, et il faut qu'ils se balancent exactement l'un l'autre. Celui qui se plaît à savoir les descendants de Cimon honorés à Athènes, et qui voit avec une douleur mêlée d'indignation que la postérité de Lacharès ou d'Ariston en soit bannie, celui-là est un esprit faible et sans consistance, ou plutôt il n'aime qu'à blâmer les Dieux et à nourrir contre eux des sentiments hostiles. Il les accuse, si les fils d'un homme injuste et méchant semblent être dans la prospérité; il les accuse encore, si les générations des pervers sont proscrites et disparaissent. Enfin la Divinité est l'objet de ses condamnations aussi bien quand la race d'un pervers est maltraitée que quand c'est celle d'un homme vertueux.

[14] «Admettez, lui dis-je, que mes réflexions soient comme une barrière élevée contre ces détracteurs trop amers de la Divinité. Et maintenant, reprenons en quelque sorte le bout de notre fil pour rentrer de nouveau dans cette discussion sur les Dieux, discussion grosse d'obscurités, vrai dédale rempli de détours et d'erreurs. Dirigeons-nous avec circonspection et doucement vers les vraisemblances et les conjectures : car pour l'évidence et la vérité, nous ne pouvons nous flatter d'y atteindre, même dans nos propres actions. Par exemple, pourquoi, lorsque des gens sont morts de phthisie pulmonaire ou d'hydropisie, ordonnons-nous à leurs enfants de se tenir assis les deux pieds dans l'eau, jusqu'à ce que les cadavres de leurs pères aient été entièrement consumés par les flammes? Il parait que grâce à cette précaution la maladie ne se transmet point, et qu'elle les épargne. Autre exemple : Par quelle raison, si une chèvre prend dans sa bouche de l'éryngium, le troupeau s'arrête-t-il tout entier, jusqu'à ce que le chevrier soit venu ôter cette herbe à la chèvre. D'autres effets, se rattachant et se succédant de même les uns aux autres, passent ainsi de corps en corps avec une rapidité merveilleuse et à des distances incroyables. Mais nous ne sommes frappés que des intervalles de temps, et non pas de ceux de lieux. Et pourtant, que la peste ayant pris naissance en Éthiopie, la ville d'Athènes ait été remplie de ce fléau qui fit périr Périclès et dont Thucydide fut malade, c'est un fait plus surprenant, que de voir à la suite des fautes commises par ceux de Delphes et de Sybaris le châtiment se porter sur leurs enfants et les atteindre. Ces puissances physiques ont une influence, une connexité qui réagit de proche en proche; et quoique le principe ne nous en soit pas connu, elles n'en accomplissent pas moins en silence l'effet qui leur est propre.

[15] «Toutefois les expiations publiques subies par les villes ont une raison de justice, qui est facile à saisir. C'est chose une et consistante, que la Cité; c'est en quelque sorte un être vivant, qui ne sort jamais de son état, malgré les changements, et malgré l'âge, un être qui ne devient pas, d'un temps à un autre, différent de ce qu'il était, enfin, un être qui reste toujours constant avec soi-même dans sa substance, dans ses propriétés, de qui tous les actes publics, soit présents, soit passés, peuvent être l'objet du blâme ou de la reconnaissance, tant que l'agrégation des éléments constitutifs lui donne de l'ensemble, de la cohésion, et garantit son unité. Mais vouloir, en la divisant par intervalles de temps, d'une seule cité en faire plusieurs, ou plutôt un nombre infini, c'est comme si l'on prétendait trouver plusieurs hommes dans un seul, parce que celui-ci est vieux à cette heure, qu'auparavant il fut jeune, et qu'en remontant plus haut c'était un enfant. Ou plutôt, cela ressemblerait complètement à la méthode d'Epicharme, de laquelle les sophistes ont tiré leur argument de l' "auxoménos", c'est-à-dire "l'être qui s'accroît". A ce compte, celui qui a contracté autrefois une dette ne doit plus rien, parce que ce n'est plus lui, et qu'il est devenu un autre; l'ami que l'on avait convié hier à dîner est venu aujourd'hui à une invitation qui ne lui avait pas été faite, attendu que c'est un autre homme. Or les progrès de l'âge opèrent en chacun de nous des changements plus marqués qu'il ne s'en produit sur l'ensemble d'une ville. On reconnaîtrait Athènes, à la revoir après un laps de trente ans. Moeurs, allures, divertissements, occupations, engouement ou colère du peuple, tout y ressemble exactement à ce qu'elle était jadis. Qu'un homme, au contraire, soit revu par quelque parent ou quelque ami après un certain nombre d'années, c'est à peine s'ils reconnaîtront sa figure. Mais quant aux moeurs, qui sont si mobiles, qui changent si facilement sous l'influence de toute espèce de parole, de travail, de passion, de loi, elles subissent chez un individu, même aux yeux de celui qui le fréquente toujours, des modifications étranges et un renouvellement prodigieux. Cela n'empêche pas que depuis sa naissance jusqu'à sa mort il ne soit réputé pour être un seul et même homme. Pareillement, puisque une ville reste toujours la même, nous estimons qu'elle doit subir les reproches mérités par ses ancêtres, au même titre qu'elle partage leur gloire et leur puissance. Ou bien ce sera, sans que nous nous en apercevions, précipiter toutes choses dans ce fleuve d'Héraclite, "où l'on ne se plonge jamais deux fois", disait le philosophe, attendu que la nature fait subir à tout ce qui existe des mouvements et des altérations qui en changent la forme.»

[16] «Si chaque cité est une et consistante, certes il en est de même d'une famille, d'une lignée, Celle-ci, dépendant d'une seule souche, reproduit une certaine force, une certaine communauté qui se perpétue par la naissance. Ce qui est engendré ne se sépare point, comme une oeuvre manuelle, de celui qui l'a créé : c'est chose faite de lui, sinon par lui. De sorte qu'elle contient, qu'elle porte en soi une partie de ce qui le constitue, et il y a justice à ce qu'elle partage ses punitions ou ses récompenses. Si ce n'était que je dusse paraître plaisanter, je dirais que la statue de Cassandre, quand elle fut fondue par les Athéniens, que le cadavre de Denys, quand après la mort du tyran les Syracusains le transportèrent hors de leur territoire, furent traités plus injustement que ne l'auraient été leurs descendants si l'on eût fait expier à ceux-ci les fautes de leurs pères. La statue de Cassandre n'avait rien de commun avec la nature d'un tel homme ; et quant au cadavre de Denys, son âme l'avait depuis longtemps abandonné. Mais un Nysée et un Apollocrate, un Antipater et un Philippe, aussi bien que tous les fils des hommes vicieux, ont reçu avec le sang et conservent la partie dominante de leurs pères; et cette partie n'est point en eux paisible et réduite à l'inaction. Ils en vivent, ils s'en nourrissent; elle préside à leur conduite et à leurs pensées. Il n'y a rien d'étrange ou de bizarre à ce que, étant issus d'eux, les fils aient ce qu'avaient les pères. Et pour parler d'une manière générale, de même qu'en médecine ce qui est utile est juste en même temps, de même qu'un homme se ferait rire au nez s'il criait à l'injustice parce que pour les douleurs de hanche on cautérise le pouce, parce que pour un gonflement de la rate on fait des incisions dans l'épigastre, parce que, quand il s'agit des boeufs, on prévient le ramollissement du sabot en ayant soin de leur oindre le bout des cornes; de même il serait absurde de voir dans les châtiments subis par le crime d'autre justice que la guérison même du vice. Pourquoi quelqu'un s'indignerait-il de ce qu'on applique la médecine aux uns pour servir de guérison aux autres, comme quand on ouvre la veine pour alléger un mal d'yeux? Ce serait ne pas voir au delà de ce que perçoivent les sens. Ce serait ne pas se rappeler que le maître, en châtiant un seul écolier, donne un avertissement aux autres ; qu'un général, en décimant un corps, fait rentrer dans le devoir toute l'armée. C'est ainsi que non pas d'une partie seulement à une autre partie, mais d'une âme à une âme, certaines dispositions, certains vices, certaines corrections se communiquent bien plus sûrement que d'un corps à un autre corps. Dans les corps, en effet, il semble que les impressions et les changements doivent être toujours les mêmes. Les âmes, au contraire, sur lesquelles agit l'imagination, peuvent, suivant que la confiance ou la crainte prédomine en elles, devenir meilleures ou se corrompre davantage.»

[17] Comme je parlais encore, Olympicus m'interrompit. «Vous sernblez, me dit-il, appuyer votre discours sur une hypothèse bien grave, à savoir sur l'immortalité de l'âme.» Hypothèse, me hâtai-je de dire, que vous m'accordez, ou plutôt que déjà vous m'avez accordée. Car c'est en regardant comme admise l'idée d'un dieu, répartiteur exact de toute justice, que j'ai conduit mon discours depuis le moment où j'ai pris la parole jusqu'au point où nous sommes arrivés.» — «Quoi ! reprit Olympicus, de ce que les Dieux ont l'oeil ouvert sur nous, de ce qu'ils procèdent, en ce qui nous regarde, à une distribution égale de la justice, vous concluez que les âmes sont absolument immortelles, ou qu'elles survivront durant un certain laps de temps après la mort !» — «Non, cher ami, répondis-je, Dieu n'est pas minutieux, désoeuvré à ce point. Si nous n'avions rien de divin en nous, rien qui nous fît en quelque sorte semblables à lui, rien de solide, de durable; si nous étions, pour employer la comparaison d'Homère, semblables aux feuilles qui sont en un instant flétries et complétement desséchées, Dieu ne tiendrait pas un si grand compte de nous. Il n'imiterait pas ces femmes qui entretiennent et soignent dans des pots de terre des jardins d'Adonis ; dans une chair trop délicate, où la vie ne saurait jeter de puissantes racines, il ne ferait pas germer des âmes éphémères, destinées ensuite à s'éteindre à la première occasion venue. «Mais si vous le voulez, laissons de côté les autres dieux. Considérez seulement celui qu'on adore en ce temple, celui qui est le nôtre. Aussitôt qu'il sait que les âmes des morts ont disparu, exhalées des corps comme une vapeur ou une fumée, il prescrit, n'est-il pas vrai? nombre de cérémonies expiatoires en l'honneur de ceux qui ne sont plus, et il exige pour les trépassés de grands priviléges et des hommages. Eh bien, croyez-vous que ce soit afin d'abuser les mortels et de se jouer de leur crédulité? Pour ma part, je ne renoncerai au dogme de l'immortalité de l'âme que lorsqu'un autre Hercule, ayant enlevé le trépied de la Pythie, aura fait disparaître et supprimé cet oracle. Mais tant qu'il formulera, et il le fait de nos jours encore, de nombreuses prophéties, comme celles qu'y reçut, dit-on, Corax de Naxos, ce sera une impiété que de condamner l'âme à périr." Alors Patrocléas : «De quelle prophétie voulez-vous parler, et quel est ce Corax? Son histoire et son nom me sont également étrangers."—«En aucune façon, repris-je ; mais la faute est à moi, qui l'ai désigné par son surnom, au lieu de son nom propre. J'ai voulu parler de celui qui tua Archiloque dans un combat, et qui s'appelait, si je ne me trompe, Calondès. Corax n'était qu'un surnom. Il avait d'abord été repoussé par la prêtresse, comme meurtrier d'un mortel consacré au culte des Muses. Plus tard, ses prières, ses expiations, les justes raisons qu'il allégua lui firent trouver grâce, et l'oracle lui ordonna de se rendre à la demeure de Tettix pour apaiser l'âme d'Archiloque. Cette demeure n'était autre que le promontoire du Ténare, où, d'après la tradition, Tettix le Crétois avait abordé avec une flotte. Il y avait bâti et peuplé une ville, près de l'endroit où l'on évoquait les âmes des morts. Pareillement les Spartiates, ayant reçu l'ordre d'apaiser l'âme de Pausanias, firent venir d'Italie des gens qui évoquaient les âmes ; et à la suite de leurs expiations, ceux-ci éloignèrent du temple l'ombre de ce héros.

[18] «C'est donc une même raison, continuai-je, qui établit à la fois, et que la providence de Dieu dirige le monde, et que l'âme est immortelle. Il n'est pas possible de renoncer à l'une de ces croyances sans anéantir l'autre. Or, si l'âme subsiste après la mort, il est plus vraisemblable qu'il lui soit décerné des châtiments et des récompenses : car elle combat, durant la vie, comme un athlète; et la lutte une fois terminée, alors ce qu'elle mérite lui est rendu. Toutefois les honneurs et les punitions qu'elle reçoit dans un autre monde, lorsqu'elle existe par elle seule, ne sont rien pour nous autres vivants : nous n'y croyons pas, ou nous les ignorons. Quant aux peines qui passent aux enfants et d'une génération à une autre, comme elles sont visibles pour ceux qui sont en ce monde, elles détournent ou retiennent un grand nombre de méchants. Du reste, il n'est point de punition plus honteuse et plus affligeante que de savoir ses descendants maltraités à cause de soi. Quand l'âme d'un méchant homme, ennemi des lois et des dieux, voit après sa mort non pas ses statues et ses honneurs renversés, mais ses enfants, ses amis, ses parents affligés de grandes misères et condamnés à des expiations à cause d'elle, une telle âme sent qu'elle ne se déterminerait jamais, au prix même des honneurs décernés àJupiter, à redevenir de nouveau injuste ou abandonnée à la luxure. C'est ce que je pourrais appuyer d'un récit qui m'a été fait dernièrement. Mais j'hésite à vous le proposer, de peur que cela ne vous paraisse une fable, et je voudrais ne produire que des témoignages fondés sur la vraisemblance." — «En aucune façon, reprit Olympicus; contez-nous donc aussi cette histoire.» Les autres ayant joint leurs prières aux siennes : «Permettez, dis-je alors à la compagnie, que j'achève d'établir mon propos sur les arguments qui offrent le plus de vraisemblance : après quoi, puisque vous le désirez, nous toucherons à la fable, si fable il y a.

[19] Bion prétend que Dieu, en punissant la postérité des méchants, serait plus digne d'être moqué qu'un médecin qui, à cause de la maladie de l'aïeul ou du père, donnerait des drogues au petit-fils ou au fils. Mais cette comparaison pèche par un point, en admettant qu'elle soit vraisemblable et exacte par un autre. La maladie d'un homme ne cesse point parce qu'on en traite un autre individu. Il n'y a pas soulagement à l'ophthalmie ou à la fièvre de celui-ci, parce qu'il voit appliquer un collyre ou un topique à celui-là. Au contraire il y a un motif pour que les punitions des méchants soient montrées aux regards de tous : c'est que quand la justice est administrée avec raison, elle a pour effet de retenir les uns par le châtiment des autres. Mais le point en quoi la comparaison faite par Bion touche à ce qui nous occupe actuellement a échappé à ce philosophe lui-même. Il est arrivé plus d'une fois, qu'un homme tombé dans une maladie dangereuse et non pas pourtant incurable, ait complétement, à force d'intempérance et de mollesse, livré son corps aux progrès du mal jusqu'à ce qu'il ait succombé. Le fils de cet homme ne semble pas être atteint de la même maladie; il y est seulement prédisposé. Un médecin un parent, un maître de gymnastique s'en sont aperçus, ou bien un maître plein de bonté pour ses esclaves. Aussitôt on l'a jeté dans un régime sévère : on lui a retranché les ragoûts, les pâtisseries, le vin, les femmes. On lui a fait user souvent de médecines; on a fortifié son corps par des exercices; on a dissipé et fait évanouir le germe, petit encore, d'une grande maladie, en ne permettant pas à ce germe de prendre plus d'accroissement. N'est-ce pas ainsi que nous prodiguons les avis à tous ceux qui sont nés de père ou de mère maladifs? que nous les engageons à être attentifs, à s'observer, à ne pas commettre une seule imprudence ? Ne leur recommandons-nous pas de s'y prendre à l'avance, afin qu'ils chassent au plus tôt ces causes de maladie mêlées à leur tempérament, pendant qu'elles sont faciles à jeter au dehors et peuvent être neutralisées sans peine.» — «Cela est parfaitement vrai,» répondirent nos interlocuteurs. — «Ce n'est donc pas, repris-je, chose déplacée, mais nécessaire; ce n'est pas un acte ridicule, mais un acte utile, que nous accomplissons en prescrivant aux enfants des épileptiques, des mélancoliques et des goutteux les exercices du gymnase, un régime suivi et certains remèdes. Nous savons bien qu'ils ne sont point malades, mais c'est en vue qu'ils ne le deviennent pas. Le corps né d'un autre corps qui était en mauvais état est digne, non pas sans doute de châtiments, mais de remèdes et de précautions. Si par lâcheté et mollesse quelqu'un appelle ces précautions un châtiment, parce qu'elles privent des plaisirs et qu'elles suscitent de la douleur et de la peine, il faut laisser un tel homme pour ce qu'il est. Et d'autre part, s'il est convenable d'entourer de soins et de précautions le corps né d'un autre qui est vicieux, est-ce à dire qu'il faille tolérer une similitude de vice héréditaire, quand le mal commence à croître et à se développer dans un jeune coeur? Est-ce à dire qu'il faille rester oisif, et attendre jusqu'à ce que ce vice ait envahi toutes les affections, ait éclaté au grand jour, ait, selon l'expression de Pindare,

"A tous montré d'un coeur les fruits malicieux?"

[20] «Est-ce que, à ce point de vue, Dieu lui-même ne l'emporte nullement en sagesse sur Hésiode? Écoutez les préceptes et les recommandations du poète :

"Procréez un enfant après festin de dieux,
Et non pas en quittant un convoi douloureux."

Convaincu que non seulement la vertu et le vice, mais encore la tristesse, la gaieté et les autres affections se reçoivent avec le sang, Hésiode invite les hommes à engendrer quand ils sont gais, joyeux, épanouis. Mais ce qui n'est pas du ressort d'Hésiode, ce qui n'est pas l'oeuvre de la sagesse humaine, ce qui n'appartient qu'à Dieu, c'est de discerner et de reconnaître les conformités et les dissemblances des natures avant que celles-ci soient tombées en de grands crimes, avant que leurs passions les aient fait découvrir pour ce qu'elles sont. Les petits des ours, ceux des loups et des singes montrent aussitôt leurs inclinations premières, sans que rien masque ou déguise celles-ci. Mais le naturel de l'homme, attendu qu'il est engagé dans des coutumes, dans des croyances, dans des lois, dissimule ce qu'il a de mauvais, et contrefait souvent ce qui est bon; si bien que la tache originelle du vice s'efface complétement et disparaît, ou que du moins elle reste longtemps cachée derrière le voile dont s'enveloppe une perfide adresse. De pareils hommes nous donnent tout à fait le change. Il faut les coups ou les morsures de chacune de leurs injustices, pour que nous soupçonnions, et à grand'peine, leur perversité. Ou plutôt, nous nous figurons qu'ils ne sont devenus vraiment injustes que du moment où ils ont commis une injustice. Selon nous leur intempérance date de leur premier acte de débauche; leur lâcheté, de leur première fuite. C'est comme si l'on allait croire que le dard du scorpion s'engendrât en lui lorsqu'il en pique, ou le venin en la vipère lorsqu'elle se met à mordre : ce serait être bien simple que de penser ainsi. Non, le méchant ne devient point méchant à l'instant où il se révèle. Il a dès le principe sa perversité, et il la met en oeuvre aussitôt qu'il a saisi l'instant, aussitôt qu'il trouve les moyens de voler, s'il est un voleur, de fouler aux pieds les lois, s'il est un tyran.

Mais Dieu n'ignore point les dispositions et la nature de chacun, parce qu'il connaît beaucoup mieux les âmes que les corps. Il n'attend pas que la violence ait éclaté en voies de fait, l'impudence, en paroles, le libertinage, en actes indécents : il n'attend pas, dis-je, jusque-là pour punir. Il ne prend pas vengeance de l'homme injuste parce qu'il a été victime de ses injustices; il ne s'irrite pas contre le brigand parce que le brigand l'a pillé; il ne déteste pas l'adultère pour avoir subi de lui un affront. C'est en quelque sorte afin de faire de la médecine, que souvent il châtie l'homme adultère, avide, injuste, en frisant disparaître le vice, comme s'il s'agissait de l'épilepsie, avant que l'accès s'en manifeste.

[21] Nous nous courroucions tout à l'heure de ce que les méchants subissent une punition trop tardive et trop lente; et maintenant, que, pour prévenir le moment où quelques uns commettraient des injustices, Dieu comprime leur naturel et leurs dispositions, nous l'accusons encore. Hélas ! Nous ne savons pas que l'avenir est souvent pire et plus à redouter que le présent, qu'il y a plus de mal dans ce qui est caché que dans ce qui paraît au dehors. Notre raison ne peut pénétrer les motifs pour lesquels il est meilleur que certains coupables soient laissés en repos après la consommation de leur crime et que certains autres soient retenus au moment où ils en conçoivent la pensée. Il en est de cela comme des remèdes : ils ne conviennent pas à certaines gens, bien que ceux-ci soient malades ; et l'effet en est salutaire pour d'autres qui, n'étant pas atteints présentement, sont dans une situation plus dangereuse que les premiers. De là vient que les Dieux ne tournent pas non plus sur les enfants toutes les fautes des pères. Si un homme corrompu donne le jour à un fils vertueux, de même qu'un enfant robuste naît d'un homme maladif, ce fils est affranchi de la peine réservée à sa race, comme étant entré de la famille du vice dans celle de la vertu. Mais aussi le jeune homme qui se sera lancé dans l'imitation de la perversité paternelle devra, non moins que s'il s'agissait des dettes de la succession, subir le châtiment des iniquités antérieures. Antigone ne fut pas puni des crimes de son père Démétrius. Pour citer d'autres méchants, Phylée fils d'Augias, Nestor fils de Pélée, ne furent pas condamnés à l'expiation, parce que, nés de pères méchants, ils étaient eux-mêmes vertueux. Mais tous ceux dont le naturel a aimé, reçu et pratiqué ce qui venait de leurs pères, ceux-là ont été poursuivis au delà de la première génération par la justice divine, qui a puni en eux cette conformité dans le vice. «Car de même que les verrues, les taches et les lentilles qui sont sur le corps des pères n'existent pas chez les enfants, et reparaissent plus tard sur les petits-fils et les petits-neveux, de même qu'une femme grecque étant accouchée d'un enfant noir et ayant été accusée d'adultère, on parvint à retrouver qu'elle descendait au quatrième degré d'un Éthiopien, de même, enfin, que Python le Nisibien, passant pour être de la race dite des «Semés», celui de ses fils qui est mort récemment portait sur le corps la figure d'une lance, signe distinctif qui semblait sortir de l'abîme des âges et reparaître pour constater la similitude des races; de même aussi, les affections de l'âme et ses qualités sont souvent cachées et comme ensevelies dans les premières générations. Ce n'est que plus tard, dans d'autres rejetons, que la nature fait renaître et développe le germe primitif du vice et de la vertu.

[22] Après ces paroles, je gardai le silence, et Olympicus me dit en souriant : «Nous n'avons. garde de vous donner des éloges, de peur que nous ne semblions vous tenir quitte de l'histoire, comme si nous avions trouvé la question suffisamment éclaircie. Nous nous prononcerons après cette histoire aussi entendue.» — Je repris donc la parole en ces termes : «Thespésius de Soles, parent et ami de ce Protogène qui a demeuré ici avec nous, avait passé sa première jeunesse dans un complet libertinage, et il eut bien vite perdu tout ce qu'il possédait. Au bout de quelque temps le besoin le jeta dans le vice : il voulut regagner la richesse qu'il se repentait d'avoir dissipée. Il était comme ces débauchés qui ne gardent pas leurs femmes quand ils les ont, et qui après les avoir laissées se remarier avec d'autres, tâchent de les séduire et d'avoir avec elles un commerce secret. Ne s'abstenant donc d'aucune manoeuvre honteuse qui pouvait lui procurer de la jouissance ou du gain, il acquit en peu de temps une fortune considérable, mais en même temps une réputation, plus grande encore, de méchanceté et de scélératesse.

«Ce qui acheva de le perdre dans l'opinion publique, ce fut une réponse qu'on lui rapporta de l'oracle d'Amphilochus. Il paraît qu'il avait envoyé demander au Dieu, si sa condition serait meilleure à l'avenir qu'elle n'avait été par le passé. Il lui fut déclaré, qu'il serait plus heureux après sa mort. C'est ce qui lui arriva en quelque sorte à peu de temps de là. Ayant fait d'une certaine hauteur une chute sur le cou, il ne se déclara pas de blessure; il n'y eut qu'une contusion. Il tomba en léthargie, et au bout de trois jours, au moment même où l'on se préparait à l'ensevelir, il revint à la vie. Son rétablissement fut rapide; et, une fois qu'il fut revenu à lui-même, un changement merveilleux s'opéra dans sa conduite. On ne connaît pas en Cilicie d'homme qui ait été plus scrupuleux, plus juste en affaires, plus respectueux envers la Divinité, plus redouté de ses ennemis, plus sûr pour ses amis. C'était au point, que tous ceux qui avaient affaire à lui désiraient apprendre de sa bouche la cause d'un tel changement à cette époque-là. On ne pouvait croire que le hasard seul eût produit une réforme aussi radicale dans son caractère. Et cela était vrai, comme il le racontait lui-même à Protogène, et pareillement à d'autres amis non moins recommandables.

[221] «Dès que son esprit fut hors de son corps, il éprouva ce qu'éprouverait tout d'abord un pilote jeté de son navire au fond de la mer : ce fut le premier effet de son changement d'état. Puis, s'étant relevé peu à peu, il lui sembla qu'il respirait entièrement, et qu'il regardait autour de lui, son âme s'étant ouverte comme un oeil unique. Il ne voyait rien de ce qui s'était offert auparavant à ses regards. C'étaient des astres d'une dimension prodigieuse, séparés les uns des autres par des espaces immenses. Ces astres projetaient une clarté admirable de couleur et douée de consistance, au point que son âme mollement portée sur cette lumière, comme sur une mer calme, voguait partout avec autant d'aisance que de rapidité. Passant sous silence un grand nombre des choses qu'il avait contemplées, il disait avoir vu que les âmes des trépassés formaient, après avoir monté à travers l'air qui s'ouvrait devant elles, des bulles de feu, qui venaient ensuite à se rompre doucement, et présentaient, sous de petites proportions, une forme humaine. Toutes ne se mouvaient pas semblablement: les unes s'élançaient avec une légèreté merveilleuse, et montaient aussitôt en ligne droite; les autres tournaient en rond, comme des sabots que l'on fouette, tantôt descendant, tantôt montant. Leur allure était confuse et irrégulière, et il leur fallait beaucoup de temps et de peine avant qu'elles prissent leur assiette. «Le plus grand nombre de ces âmes lui étaient tout à fait étrangères. Il n'y en eut que deux ou trois qu'il reconnut, et il tâcha de s'approcher d'elles pour leur adresser la parole. Mais elles ne pouvaient l'entendre. Elles n'avaient pas leur bon sens; elles étaient hors d'elles-mêmes et frappées de vertige. Elles fuyaient tout regard, tout contact. Elles erraient d'abord isolées les unes des autres; puis, à mesure qu'elles en rencontraient d'affectées comme elles, et le nombre en était grand, elles s'entrelaçaient ensemble. C'étaient des élans qui ne suivaient aucune direction et aucun but; c'étaient des voix confuses, ou plutôt des vociférations mêlées de lamentations et de terreurs. D'autres âmes, celles qui occupaient la région supérieure de cette atmosphère, présentaient une apparence de sérénité. Pleines de bienveillance les unes envers les autres, elles se rapprochaient souvent; elles se détournaient, au contraire, des âmes tumultueuses. Pour indiquer d'une manière significative qu'une chose leur déplaisait, elles se contractaient sur elles-mêmes; et elles se dilataient, s'élargissaient quand une autre leur faisait plaisir et les attirait. Il aperçut, nous dit-il, parmi elles l'âme d'un de ses parents; mais il ne la reconnaissait pas d'une manière bien nette, parce que ce parent était mort quand lui-même était encore tout enfant. L'âme s'approcha de lui, et lui dit : «Bonjour, Thespésius.» Tout étonné, il lui répondit qu'il n'était pas Thespésius, mais Aridée.» -- «Oui, dit l'âme: tel était auparavant ton nom, mais désormais tu seras Thespésius, car tu n es pas mort. Grâce à une volonté divine tu es venu ici avec la partie intelligente de toi-même; le reste de ton âme, tu l'as laissée attachée à ton corps, ainsi qu'une ancre. Qu'un signe t'en convainque en ce moment, comme plus tard: c'est que les âmes des morts ne projettent point d'ombre, et que leurs yeux sont immobiles. Ayant entendu ces paroles, Thespésius se recueillit plus attentivement. Ses regards se promenèrent devant lui. Il reconnut qu'avec lui se levait en même temps une ligne vaporeuse et faisant ombre, tandis que les âmes jetaient une vive lumière autour d'elles, et qu'intérieurement elles étaient diaphanes. Toutes, cependant, n'étaient pas lumineuses de la même manière. Il y en avait qui, comme la pleine lune dans sa plus grande clarté, jetaient une lumière unie, douce, continue et répartie également; chez d'autres, il y avait comme des écailles qui couraient, ou des cicatrices clair-semées; d'autres étaient d'un aspect tout à fait confus et bizarre : elles étaient semées de taches noires, ainsi que les vipères; d'autres, enfin, présentaient de larges fissures.

[222] Ce parent de Thespésius, (car rien n'empêche d'appeler les âmes de leurs noms humains), lui expliqua toutes choses en détail. «Adrastée, lui dit-il, fille de la Nécessité et de Jupiter, est constituée, par-dessus tout et dans le lieu le plus haut, comme vengeresse des méfaits. Parmi les criminels, il n'est ni si grand ni si petit malfaiteur qui puisse, soit par ruse, soit par force, éviter ses coups. Mais comme elle a sous ses ordres trois geôlières, trois exécutrices, chacune de celles-ci est, par ses attributs, chargée d'une punition particulière. Ceux qui dès cette vie sont châtiés dans leur corps et par leur corps, tombent aux mains de l'expéditive "Poena" (Peine), laquelle inflige des punitions douces, et laisse passer bien des fautes dont l'expiation serait nécessaire. Les criminels dont le traitement est une affaire plus grande sont, après la mort, livrés par leur Génie à Dicé. Enfin, ceux dont la perversité est complétement incurable et que Dicé repousse, sont dévolus à la troisième et à la plus impitoyable des acolytes d'Adrastée, à Erinnys. Erinnys s'élance à leur poursuite, quels que soient leurs détours, en quelques lieux qu'ils se réfugient; et après les avoir soumis à de lamentables et affreuses tortures, elle les fait disparaître tous, les précipitant dans un abîme dont la parole ne saurait exprimer, dont les yeux ne pourraient soutenir l'horreur.

Quant à ce qui est des autres expiations, continua l'âme, celles qui, durant la vie sont infligées par "Poena", ressemblent à celles dont usent les nations barbares. De même qu'en Perse quand on veut punir des coupables, on arrache brin à brin leurs habits et leur coiffure, objets qu'on fouette devant eux, pendant qu'ils pleurent et supplient que cette exécution cesse; de même les punitions qui s'exercent sur les biens et sur les corps n'atteignent pas au vif, et ne pénètrent pas jusqu'au vice lui-même; elles ont presque toutes pour but de satisfaire l'opinion et de frapper les sens extérieurs. Mais si un mortel arrive là-bas sans avoir été châtié et purifié, alors Dicé s'empare de lui, ou plutôt de son âme. Il est mis à découvert, à nu : il n'a rien où il puisse se blottir, où cacher et dérober sa perversité. De tout côté, par tous, il est vu dans toute sa personne. Dicé le présente d'abord à ceux de qui il a reçu le jour, afin que s'ils ont été vertueux, ils le reconnaissent comme un objet méprisable et indigne d'eux, et afin que s'ils ont été méchants eux-mêmes, ils voient son supplice comme il est témoin du leur. Il est longtemps puni, expiant chacune de ses fautes par des malheurs et des tourments dont la violence et l'âpreté surpassent autant ceux du corps que les apparitions véritables l'emportent en évidence sur les songes. Du reste, les traces et les cicatrices des crimes restent plus longtemps chez certains coupables, moins longtemps chez certains autres.

«Examine, ajoutait le parent, la variété et la multitude de couleurs de ces âmes. Le foncé, le noir, est la teinte qui désigne la sordide avarice et l'avidité; le rouge de sang et de feu, la cruauté et l'humeur implacable; le bleu foncé, l'intempérance dans les plaisirs ; le violet pâle et livide, tirant sur la couleur noire que rendent les sèches, est le signe de la malveillance et de la jalousie. Là-bas, en effet, lorsque les vices bouleversent une âme, l'âme, à son tour, agite le corps, et ce désordre se traduit par les couleurs du visage. Ici, au contraire, les couleurs annoncent la fin des châtiments expiatoires et des supplices. Quand elles se sont effacées, l'âme reprend son éclat lumineux et sa teinte unique ; mais tant qu'elles y restent, il se produit des retours de passions, accompagnés de tressaillements et de soubresauts, tantôt presque insensibles et bien vite apaisés, tantôt persistants et plus tenaces. De ces âmes, les unes après avoir été châtiées maintes et maintes fois, recouvrent enfin leur état primitif et la disposition qui leur appartient; mais les autres sont telles, que la brutalité de leur ignorance et leur appétit de voluptés les font entrer dans des corps d'animaux. Trop faible pour raisonner, trop inerte pour rien embrasser du regard, telle de ces âmes incline vers l'acte pratique de la génération, tandis que telle autre, privée de l'organe luxurieux, aspire à rattacher ses désirs à des jouissances et à être surexcitée au moyen d'un corps : car il n'y a rien ici qu'une ombre imparfaite, qu'un vain songe de volupté, qui jamais n'arrive à l'accomplissement.»

[223] Après avoir ainsi parlé, le parent de Thespésius le conduisit en un instant, mais à travers un espace qui semblait infini, dans un lieu autre que le premier. Ils allaient facilement et sans obstacle : on aurait dit qu'ils étaient portés sur les rayons de la lumière, comme sur des ailes. Arrivé enfin à un gouffre d'une largeur et d'une profondeur immense, Thespésius se sentit abandonné de la force qui l'avait soutenu, et il vit que les autres âmes éprouvaient la même impression. Elles se resserraient comme des oiseaux, elles volaient bas, elles tournaient à l'entour du gouffre; mais elles n'osaient aller résolûment plus loin. L'intérieur cependant était agréable à voir. On eût dit une des grottes consacrées à Bacchus, qui sont tapissées de branchages, de verdures et de fleurs de toute espèce. Il s'en exhalait un souffle délicat et suave, qui répandait une odeur de volupté merveilleuse, et l'air y avait le parfum que trouvent au vin ceux qui aiment à s'enivrer. Les âmes, se repaissant de ces délicieuses émanations, en étaient comme épanouies, et se caressaient les unes les autres. Il n'y avait aux alentours de ce lieu que transports bachiques, que rires, que chants joyeux et divertissements. C'est par là, disait le parent, que Bacchus est monté au séjour des Dieux et que plus tard il y conduisit Sémélé. Ce lieu se nomme le Lethé. Thespésius voulait s'y arrêter; mais son conducteur ne le permit pas. Il l'entraîna de force, lui disant, et c'était en même temps l'instruire, que la raison est amollie et comme fondue par la volupté; que la partie irraisonnable et animale de nous-mêmes, humectée et rendue charnelle, réveille dans l'âme le souvenir du corps; que de ce souvenir naît un désir, une envie de procéder à l'acte de la génération : or la génération est ainsi appelée parce qu'elle est un penchant qui porte vers la terre une âme appesantie par trop d'humidité.

[224] Quand il eut donc parcouru encore autant de chemin, Thespésius crut voir une grande coupe, où se déversaient plusieurs cours d'eau. Un d'entre eux était plus blanc que l'écume de la mer ou que la neige. Un deuxième était rouge comme l'écarlate qui brille dans l'arc-en-ciel. D'autres avaient des couleurs différentes, qui de loin présentaient des nuances distinctes. Lorsqu'ils s'en furent approchés, l'air qui environnait la coupe se dissipa : les couleurs s'effacèrent, et de toute leur brillante variété, ce vase ne conserva que la couleur blanche. Alors ses yeux virent trois Génies qui étaient assis les uns près des autres de manière à former un triangle, et qui mêlaient ces courants d'eau dans de certaines proportions. Le conducteur d'âmes, qui avait amené là Thespésius, lui dit que c'était jusqu'à cet endroit qu'Orphée avait pénétré, lorsqu'il était venu chercher l'âme de son épouse, et que, ayant mal retenu dans son souvenir ce qu'avaient vu ses yeux, il avait répandu parmi les hommes une fausse croyance, à savoir que l'oracle de Delphes était commun à Apollon et à la Nuit. «Or, continua le guide, Apollon n'a rien de commun avec la Nuit. Ce qui est vrai, c'est qu'il y a un oracle commun à la Nuit et à la Lune; mais cet oracle ne transpire en aucun endroit jusqu'à la terre. Il n'a pas de siége fixe : il erre en tout lieu parmi les hommes, en rêves et en apparitions. C'est de là que les songes, mêlant, comme tu en es témoin, l'erreur et la confusion avec le simple et le vrai, se répandent dans tout l'univers. Quant à l'oracle d'Apollon, tu ne l'as point vu, et il ne té sera point possible de le voir. A de si hautes régions ne saurait atteindre et s'élever la partie terrestre de l'âme, toujours penchée en bas, toujours attachée au corps.»

En même temps il emmena Thespésius, pour tâcher de lui montrer la lumière qui, disait-il, s'élançait du trépied et allait, à travers le sein de Thémis, rayonner sur le Parnasse. Thespésius aurait été désireux de voir cette lumière; mais il ne le put, à cause de l'éclat même qu'elle jetait. Seulement il entendit, en passant, une voix perçante de femme qui parlait en vers, et qui, entre autres choses, annonçait le temps auquel Thespésius devait mourir. «C'est, dit le Génie, la voix de la Sibylle; et cette voix, tournoyant dans la face de la Lune, annonce l'avenir.» Thespésius aurait voulu en entendre davantage; mais repoussé en sens contraire par l'impétuosité de la Lune comme par un tourbillon, il ne put saisir que de courtes paroles. Les unes avaient trait aux ravages que le feu devait causer près du Vésuve et sur Dichéarchie, les autres se bornaient à ce vers, qui regardait l'empereur alors régnant :

"Il est bon: il mourra de simple maladie".

[225] Après cela ils tournèrent leur attention vers les supplices des criminels. Tout d'abord leurs regards ne furent frappés que de spectacles horribles et propres à faire pitié. Bientôt Thespésius reconnut plusieurs de ses amis, de ses parents, de ses familiers. Contrairement à ce qu'il aurait soupçonné, ils subissaient des souffrances cruelles et des châtiments aussi humiliants que douloureux. Ils se plaignaient à lui et poussaient des sanglots. A la fin ce fut son propre père que d'un abîme profond il vit sortir couvert de stigmates, de traces de coups, et tendant les mains vers son fils. Il n'était pas permis à cette âme de garder le silence. Ceux qui étaient préposés aux châtiments l'obligèrent à confesser, qu'ayant reçu chez lui un étranger pourvu d'or, il avait eu la scélératesse de le faire mourir par le poison. Sur la terre son forfait avait été ignoré de tout le monde; mais en ces lieux il en avait été convaincu. Il avait expié une partie de sa peine, et il était emmené ailleurs pour subir l'autre. Thespésius n'osa prier en faveur de son père ni implorer sa grâce, tant il était lui-même frappé d'épouvante. Il voulait rebrousser chemin et prendre la fuite. Mais l'aimable parent qui lui avait servi de guide avait disparu. D'autres personnages, à l'aspect terrible, le poussaient en avant, comme condamné à ne sortir que de cette manière.

Il vit alors les ombres de ceux qui avaient été notoirement criminels, ou qui avaient subi leur châtiment ici-bas. Elles n'étaient plus torturées comme les autres, exemptées qu'elles se trouvaient être dans la partie irraisonnable et passionnée de leur âme. Mais ceux qui, s'entourant d'une apparence et d'une réputation de vertu, avaient passé leur vie entière à commettre le mal en échappant à tous, étaient livrés à d'autres exécuteurs placés autour d'eux. Ceux-ci les forçaient, supplice douloureux et pénible, de retourner au dehors le dedans de leurs âmes. Il leur fallait se rebrousser contre nature, et elles se tordaient, comme les scolopendres marines se retournent elles-mêmes quand elles ont avalé un hameçon. Il y en avait que les exécuteurs écorchaient et déployaient, pour les montrer aux regards, toutes corrompues et toutes tachées : car le vice avait infecté la partie raisonnante et la plus noble de ces créatures. Thespésius disait avoir vu d'autres âmes qui, comme les vipères, étaient entrelacées deux à deux, trois à trois, et se dévoraient mutuellement, par suite de la rancune qu'elles s'étaient conservée et du profond désespoir dans lequel les entretenait le souvenir des maux faits ou subis par elles durant la vie.

Il y avait aussi des lacs, parallèles les uns aux autres. Dans l'un bouillonnait de l'or; dans le second c'étaient des flots de plomb glacé; dans un troisième, du fer rigide. Au-dessus des lacs se tenaient certains Génies, faisant office de forgerons. Avec des outils ils en retiraient ou y plongeaient tour à tour les âmes que l'avarice et la cupidité avaient rendues criminelles. Après que dans l'or l'action du feu les avait rendues enflammées et transparentes, elles étaient jetées et trempées dans le plomb, où le froid qui les saisissait - leur donnait la consistance de la grêle. Enfin on les obligeait à passer dans le lac du fer. Là elles devenaient horriblement noires; leur dureté les faisait éclater et se rompre, et elles changeaient de forme. Puis de nouveau on les transvasait dans l'or; et c'étaient pour elles, au dire de Thespésius des tortures cruelles que ces changements.

[226] Mais il n'y en avait pas dont les souffrances lui inspirassent plus de pitié que celles qui, semblant avoir été déjà relâchées par Dieu, étaient de nouveau ressaisies. C'étaient les âmes pour les fautes desquelles la peine était retombée sur leurs fils ou sur quelques autres de leurs descendants. Quand ceux-ci arrivaient devant elles et se trouvaient en leur présence, ils s'élançaient avec colère en vociférant : ils leur montraient les marques de leurs propres souffrances, ils les accablaient de reproches, ils les poursuivaient. En vain ces âmes voulaient fuir et se cacher, elles ne le pouvaient pas : car, sans tarder, les exécuteurs couraient après elles pour les remettre sous la main de justice, et de nouveau ils les poussaient devant eux, non sans qu'elles éclatassent en sanglots par le pressentiment de l'expiation. A quelques-unes, disait Thespésius, s'attachaient en grand nombre aussi les âmes de leurs descendants, et ces dernières représentaient absolument des abeilles et des chauves-souris. On les entendait bourdonner de colère, par le souvenir des maux que leur avaient causés ces ancêtres.

Ce qu'il vit en dernier lieu, ce furent les âmes réservées à une seconde naissance, et qui étaient contraintes de prendre la forme de toutes sortes d'animaux. Des ouvriers préposés à cet office accomplissaient la métamorphose avec des outils et à force de coups. Ils forgeaient certaines parties, ils en tordaient d'autres, ou bien les amincissaient jusqu'à les faire presque entièrement disparaître, afin d'ajuster le tout à d'autres moeurs et de nouvelles vies. Parmi ces âmes il vit l'âme de Néron. Elle était déjà cruellement maltraitée, et notamment des clous enflammés la transperçaient. Les ouvriers la tenaient entre leurs mains pour lui donner la forme d'une vipère : forme sous laquelle elle devait, ce qui rappelle une image de Pindare, être de nouveau mise au monde pour dévorer sa mère. Mais tout à coup, (c'est Thespésius qui parle), brilla une vive lumière; et de cette lumière sortit une voix, ordonnant de changer l'âme de Néron en une autre espèce d'animal plus doux, d'en confectionner un de ces animaux chanteurs qui entourent les marais et les étangs. «Les crimes qu'a commis Néron, disait la voix, il les a expiés; et les Dieux lui doivent aussi quelque dédommagement favorable, parce qu'il a rendu la liberté à la population la meilleure et la plus religieuse de celles qui lui étaient soumises, c'est-à-dire à la Grèce.»

Jusque-là Thespésius n'avait, disait-il, été que spectateur. Mais, comme il était sur le point de s'en retourner, il éprouva toutes sortes d'angoisses, tant fut grande sa frayeur. Il se sentit saisi par une femme d'une beauté et d'une grandeur merveilleuses : Viens ici, toi, lui dit-elle : il faut que tes souvenirs se gravent plus profondément.» Et d'une petite baguette rougie au feu, comme en emploient les peintres, elle allait le toucher, quand une autre femme la retint par le bras. Alors Thespésius, sous une aspiration extrêmement vive et puissante, comme serait celle d'une machine à vent ou d'un siphon, se sentit tout à coup arraché de là. Il était rentré dans son corps, et quand il rouvrit les yeux, c'était en quelque sorte du fond de son sépulcre même.»