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PLUTARQUE

 

OEUVRES MORALES

 

DES CONTRADICTIONS DES STOÏCIENS.

 

I. DES CONTRADICTIONS DES STOÏCIENS.

II. QUE LES STOÏCIENS DISENT DES CHOSES PLUS ÉTRANGES QUE LES POÈTES EUX-MÊMES.

III. DES NOTIONS COMMUNES CONTRE LES STOÏCIENS.

 

 
 

texte grec

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DES CONTRADICTIONS DES STOÏCIENS.

PRÉFACE DU TRADUCTEUR.

L'honnête, le judicieux Plutarque ne fut pas toujours exempt de prévention et de partialité. Trompé par son amour même pour la vérité, et par la droiture de ses intentions, il se livra plus qu'un autre aux préjugés qu'il avait une lois conçus. Nous en avons vu des exemples frappants dans les jugements qu'il a portés de deux hommes célèbres de l'antiquité, Hérodote et Aristophane, dont le premier est aussi estimable par sa sincérité et son exactitude comme historien qu'intéressant et agréable par toutes les qualités qui forment un bon écrivain; l'autre, moins digne d'estime par son caractère moral, fut un poète distingué par ses talents, qui lui méritèrent les suffrages de son siècle et ceux de la postérité. Les deux traités qu'on va lire sont une nouvelle preuve de l'injustice dont l'esprit de parti rend coupables ceux qui s'y livrent, et jusqu'à quel point il peut égarer les esprits les plus honnêtes et dénaturer leur caractère. Plutarque était académicien, et il avait embrassé les dogmes de cette école avec ce zèle et cette ardeur qu'inspiré ordinairement aux âmes vertueuses la persuasion qu'elles possèdent la vérité, et qui va quelquefois jusqu'à l'enthousiasme. Le bon Plutarque le poussa jusqu'à l'intolérance d'opinions a l'égard de quelques autres sectes. Il avait surtout voué l'opposition, je dirais presque l'antipathie la plus déclarée aux philosophes du Portique; je dis aux philosophes, et non pas à l'école du Portique. Car cette espèce de haine qu'il fait en toute occasion éclater sans ménagement contre cette secte ne se borne pas à combattre leurs principes; il cherche encore à couvrir leurs personnes de ridicule et de mépris, à les faire passer pour des profanateurs de la vraie philosophie, aussi ennemis de la vertu que de la raison, et qui semblaient avoir pris à lâche de renverser les notions communes que la nature a mises dans tous les hommes pour être la règle de leurs jugements et de leur conduite: triste exemple de ce que peut l'attachement à un parti, lors même que la vérité nous y conduit, si l'on n'y porte pas en même temps un esprit de modération et du justice!

Donc il faut bien se garder de juger des stoïciens et de leurs opinions d'après l'idée que Plutarque nous en donne dans ces deux


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traités. Ce n'est pas un exposé de leur doctrine qu'il nous présente ; il ne nous met pas sous les yeux les principes et les dogmes dont on faisait profession dans le Portique, pour les combattre ensuite avec les armes du raisonnement et les procédés de la bonne foi. Il choisit dans les nombreux ouvrages sortis de cette école les endroits les plus faibles; il rapproche les passages de plusieurs de ces philosophes qui n'étaient pas d'accord entre eux : diversité d'opinions commune à toutes les sectes, et dont celle de Plutarque n'était pas elle-même plus exempte que les autres. C'est d'après un choix si partial qu'il accuse les stoïciens d'être sans cesse en contradiction avec eux-mêmes et de détruire les idées les plus communes du bon sens. Mais ce qui prouve plus sensiblement encore sa partialité, c'est qu'entre tous les philosophes de cette secte, il s'est particulièrement attaché, pour en faire l'objet de ses déclamations, à celui d'entre eux dont le caractère et les écrits prêtaient le plus à la critique, mais dont aussi, par cela même, les erreurs, les inconséquences et les contradictions devaient être moins imputées à une école célèbre qui profita de ses lumières sans partager ses écarts; car d'ailleurs Chrysippe, ce philosophe si décrié par Plutarque, n'était pas sans mérite et sans talents. Il abusa sans doute de sa subtilité naturelle dans l'art de la dialectique, pour soutenir les paradoxes les plus absurdes, pour établir des principes qu'il se faisait ensuite un jeu de combattre et de détruire. Il n'abusa pas moins de sa prodigieuse facilité pour la composition, puisque ses ouvrages, suivant Diogène Laërce, étaient au nombre de sept cent cinq ; mais, ajoute cet auteur, s'il a produit un si grand nombre d'écrits, cela vient de ce qu'il composait plusieurs fois sur la même matière, qu'il faisait usage de tout ce qui lui venait dans la pensée, et qu'il farcissait, pour ainsi dire, ses ouvrages d'une infinité de preuves et de citations.


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DES CONTRADICTIONS DES STOÏCIENS.

(1033a) Je voudrais qu'on vît toujours un accord parfait entre les maximes des hommes et leur conduite ; il est encore moins nécessaire que l'orateur et la loi aient un même langage, comme (1033b) le dit Eschine, qu'il ne l'est que la vie d'un philosophe soit conforme à ses discours. La doctrine d'un philosophe est la loi particulière qu'il s'est volontairement imposée, si toutefois il est vrai, comme on n'en peut douter, que la philosophie soit, non un jeu et une subtilité d'esprit qui n'ait pour objet qu'une vaine gloire, mais une étude importante qui mérite toute notre application.

Zénon lui-même, Cléanthe et Chrysippe (01), ont écrit plusieurs ouvrages de pure spéculation sur l'administration publique, sur le commandement et l'obéissance, sur les fonctions de juge et d'avocat. Mais, dans la pratique, on ne trouve pas un seul stoïcien qui ait administré une république ou établi des lois, qui ait paru dans le Sénat (1033c) ou au barreau, qui se soit armé pour la défense de sa patrie, qui ail été en ambassade ou fait quelque largesse au public. Ils ont passé tout le cours d'une vie très longue dans des pays étrangers, retenus par l'amour de la tranquillité, comme s'ils eussent goûté du lotus (02), uniquement occupés d'écrire, de disputer et de se promener. Ne résulte-t-il pas évidemment de cette conduite qu'ils ont


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vécu conformément à ce que les autres ont dit ou écrit, plutôt que d'après leurs propres principes, et qu'ils ont passé toute leur vie dans ce repos, si fort recommandé par Épicure et par Hiéronyme.

Chrysippe lui-même, dans son quatrième livre des Vies (03), prétend que la vie des gens de lettres ne diffère point de celle des voluptueux.  (1033d) Je vais rapporter ses propres paroles :

« Ceux qui croient que le genre de vie qui convient le plus aux philosophes est celui qui les éloigne de l'administration des affaires publiques, sont dans l'erreur. Ils veulent qu'on ne s'applique à la philosophie que par amusement ou par quelque autre motif semblable, et qu'on traîne ainsi toute sa vie dans l'étude, c'est-à-dire, pour parler ouvertement, dans une douce oisiveté. Et l'on ne peut se méprendre sur leur opinion, puisque plusieurs s'en expliquent clairement, quoique beaucoup d'autres le fassent d'une manière plus obscure. »

Mais quels hommes ont plus vieilli dans cette vie littéraire que Chrysippe, que Cléanthe, que Diogène (04), que Zénon et Antipater, qui tous abandonnèrent leurs patries, dont ils n'avaient pas à se plaindre, et seulement pour (1033e) aller mener ailleurs, loin des affaires (05), une vie plus douce, uniquement occupés à étudier et à disputer? Aristocréon, disciple et parent de Chrysippe (06), lui ayant érigé une statue de bronze, y fit graver cette inscription :


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« Ce bronze fut dressé par Aristocréon,
Pour immortaliser la mémoire et le nom
De Chrysippe, l'honneur des écoles stoïques,
Et le glaive tranchant des nœuds académiques. »

Tel fut Chrysippe, ce vieillard, ce philosophe, ce panégyriste de la vie des rois et des hommes d'État, qui croit que la vie des gens de lettres ne diffère point de celle des voluptueux.

Ceux d'entre ces philosophes qui se mêlent des affaires publiques sont encore plus en contradiction (1033f) avec leurs principes. Ils exercent des magistratures, ils jugent, ils délibèrent, ils font des lois, ils punissent, ils récompensent, avec la persuasion qu'il n'y a de véritables républiques que celles où ils gouvernent eux-mêmes, de sénateurs et de juges intègres que ceux qui ont été nommés par le sort, de préteurs légitimes que ceux qui le sont par les suffrages des citoyens, de lois sages que celles de Clisthène (07), de Lycurgue et de Solon, tandis qu'ils regardent ces législateurs comme des insensés et des méchants (08). Lors donc que les stoïciens administrent les affaires publiques, ils sont en contradiction avec eux-mêmes.

(1034a) Antipater, dans son ouvrage sur la dispute entre Cléanthe et Chrysippe, dit que Zénon et Cléanthe refusèrent d'être citoyens d'Athènes pour ne pas faire injure à leur patrie. Je n'observerai pas ici que, s'ils ont eu raison en cela, Chrysippe a eu tort de se faire inscrire sur le rôle des citoyens. Mais il me semble qu'il y a bien de l'inconsé-


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quence à transporter ainsi sa personne et sa vie dans une terre étrangère, et à ne laisser que son nom dans sa patrie. C'est imiter un homme qui abandonnerait sa femme légitime pour vivre avec une autre dont il aurait des enfants, et qui refuserait seulement de l'épouser pour ne point paraître outrager la première. (1034b) D'ailleurs Chrysippe, qui, dans son traité de Rhétorique, dit que le sage parlera en public, et se mêlera des affaires du gouvernement, parce qu'il regarde les richesses, la gloire et la santé comme de véritables biens, n'avoue-t-il pas que tous ses discours ne sont que de vaines paroles, que des préceptes contraires à toute politique, et que ses principes ne sauraient s'accorder avec les actions et les besoins de la vie humaine?

Zénon, dans un de ses préceptes, défend de bâtir des temples aux dieux, parce qu temple n'est pas un édifice sacré et digne de nos respects, et qu'étant l'ouvrage d'artisans grossiers, il ne peut avoir un grand prix. Cependant ces mêmes philosophes, qui louent de telles maximes, se font initier à nos mystères, montent au temple de Minerve dans la citadelle, adorent les images des dieux, et (1034c) couronnent ces autels, qui sont l'ouvrage de vils artisans. Ils accusent les épicuriens de contredire leurs dogmes quand ils offrent des sacrifices aux dieux (09) ; mais ils sont bien plus contraires à eux-mêmes lorsqu'ils sacrifient sur des autels et dans des temples qu'ils voudraient ne pas voir exister, et qu'il est, selon eux, indécent de construire.

Zénon, à l'exemple de Platon, distingue plusieurs vertus à raison de leurs différences; telles que la prudence, la force, la tempérance et la justice. Il convient qu'elles sont inséparables, mais que cependant elles diffèrent entre elles. Quand ensuite il vient


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à les définir, il dit que la force est la prudence dans l'exécution, que la justice est la prudence dans la distribution, comme s'il n'y avait qu'une seule vertu qui n'eût que des rapports différents selon la diversité des actions. (1034d) Ce n'est pas seulement Zénon qui se contredit lui-même sur cette matière, mais encore Chrysippe, qui, après avoir blâmé Ariston de ce qu'il regarde les différentes vertus comme des modifications d'une seule, justifie les définitions que Zénon a données de chaque vertu. Cléanthe dit, dans ses Mémoires de Physique,

« que le ressort de tous les êtres est l'effet de l'impression du feu, et que, s'il est assez actif dans l'âme, pour lui faire accomplir ses devoirs, on l'appelle alors force et puissance ; »

après quoi il ajoute en propres termes :

« Quand cette force et cette puissance s'exercent sur des choses d'éclat dans lesquelles il faille persévérer, elle se nomme continence ; si c'est à des choses qu'on doive supporter, elle s'appelle force; s'il faut l'appliquer aux divers degrés de mérite, c'est la justice; (1034e) s'il s'agit de ce qu'il faut poursuivre ou rejeter, c'est la tempérance. »

On dit communément :

« Il faut pour bien juger, ouïr les deux parties. »

Zénon, pour contredire cette maxime, raisonne ainsi :

« Ou le premier qui a parlé a prouvé son dire, et alors il ne faut pas écouter le second, puisque la question est décidée, ou bien il ne l'a pas prouvé, et alors c'est comme s'il n'avait pas comparu en justice ou qu'il n'eût dit que de vaines paroles. Soit donc qu'il ait prouvé son affaire ou qu'il ne l'ait pas prouvée, il est inutile de laisser parler le second. »

Cependant, après avoir proposé ce dilemme, il a écrit contre la République de Platon, il a enseigné la méthode de résoudre les sophismes, et il a exhorté ses disciples à l'étude de la dialectique, (1034f) comme un art propre à leur apprendre ces solutions. Mais on peut lui


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dire : Ou Platon, dans sa République, a prouvé le sujet qu'il traitait, ou il ne l'a pas prouvé. Or, dans l'un et l'autre cas, vous n'aviez pas besoin d'écrire contre lui, et tout ce que vous avez écrit est inutile et superflu. On doit en dire autant par rapport aux sophismes.

(1035a) Chrysippe veut que les jeunes gens apprennent d'abord la logique, ensuite la morale, puis la physique, et que dans celle-ci on réserve la question des dieux pour la dernière. Il l'a souvent dit dans ses ouvrages, mais il. suffira de rapporter le passage suivant de son quatrième livre des Vies :

«  Il me semble, dit-il, que, d'après la division exacte des anciens, on distingue trois parties dans la philosophie spéculative, la logique, la morale, et la physique. Je crois qu'il faut commencer par la logique, passer ensuite à la morale, et finir par la physique, dans laquelle ce qui regarde les dieux doit être placé le dernier. (1035b) C'est pour cela que la partie où l'on en traite en télète (10). »

Cependant cette instruction sur les dieux, qu'il prescrit de placer la dernière, il la met toujours lui-même à la tête de toutes les questions morales. Jamais vous ne le verrez traiter des fins de nos actions, de la justice, des biens et des maux, du mariage, de l'éducation des enfants, des lois, et de l'administration publique, qu'à l'exemple de ceux qui, dans les villes, commencent leurs décrets par des vœux pour la prospérité de l'État, il ne place à la tète de son traité les noms de Jupiter, du Destin et de la Providence ; qu'il ne dise que le monde est unique, qu'il est fini, et qu'une seule puissance le conserve. Or, on ne (1035c) peut être persuadé d'aucun de ces points qu'on n'ait pénétré dans les profondeurs de la


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philosophie naturelle. Écoutee ce qu'il dit lui-même dans son troisième livre des dieux :

« On ne saurait imaginer aucune autre source de la justice que Jupiter et la nature universelle (11). C'est de ce principe qu'il faut que nous partions lorsque nous voulons traiter des biens et des maux. »

Il dit encore, dans ses Questions naturelles :

« La manière la plus convenable, ou plutôt la seule d'entrer dans les questions des biens et des maux, des vertus et du bonheur, est de commencer par la nature universelle et par le gouvernement de l'univers. »

Il ajoute, un peu plus loin :

(1035d) « C'est à ce principe qu'il faut lier les questions des biens et des maux, parce qu'il n'est point de meilleur commencement ni de meilleure relation, et que l'étude de la nature ne doit avoir d'autre but que de connaître la différence des biens et des maux. »

Ainsi, selon Chrysippe, la physique est tout à la fois et avant et après la morale, ou plutôt c'est renverser tout ordre que de mettre à la dernière place des questions sans la connaissance desquelles les premières qu'on traite ne sauraient être comprises. Et c'est une contradiction manifeste dédire que la physique est le principe de l'enseignement sur les biens et les maux, et de vouloir cependant qu'on ne l'enseigne qu'après celle-ci.

(1035e) Si quelqu'un m'oppose que Chrysippe, dans son traité sur l'usage du discours, dit qu'en commençant par apprendre la logique, on ne doit pas pour cela s'abstenir des autres sciences, mais s'en instruire, autant que possible, il dit vrai, mais aussi il confirmera le reproche que je lui fais. Car il se contredit lui-même en prescrivant tantôt qu'on n'apprenne qu'en dernier la science qui traite des dieux, et qui, pour cela, est appelée télète, et tantôt qu'on commence par s'instruire de celle-là. Il n'y a plus aucun ordre, s'il faut tout embrasser à la fois. Et,


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ce qui est bien plus fort encore, c'est qu'après avoir dit que l'instruction sur les biens (1035f) et sur les maux doit être précédée par celle qui traite des dieux, il ne veut pas que ceux qui s'appliquent à l'étude de la morale commencent par celle-ci; mais qu'en apprenant la morale, ils s'instruisent de l'autre autant qu'ils le pourront pour passer ensuite de la morale à la science des dieux, sans laquelle, de son aveu même, on ne peut entrer dans la morale ni y faire aucun progrès.

Quant à la méthode de soutenir le pour et le contre sur une même matière, il ne la condamne pas absolument, mais il veut qu'on en use avec réserve, comme dans les tribunaux, où l'on ne soutient pas les raisons de la partie adverse, (1036a) et où l'on cherche seulement à en détruire la probabilité.

« Ceux qui n'affirment jamais rien (12) peuvent, dit-il, s'accommoder de cette méthode, parce qu'elle convient au but qu'ils se proposent. Mais ceux qui veulent acquérir une science véritable qui leur serve de règle de conduite doivent, dans toute la suite de leur ouvrage, établir des principes certains, et seulement, lorsque l'occasion s'en présente, faire mention des opinions contraires, comme dans les tribunaux on discute la probabilité des raisons de son adversaire. »

Voilà ce qu'il dit en propres termes. J'ai prouvé ailleurs (13), contre Chrysippe, combien il est absurde de prescrire à des philosophes de rapporter les opinions de leurs (1036b) adversaires, non avec toutes leurs preuves, mais en les affaiblissant à la manière des avocats, comme s'ils devaient disputer pour la


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gloire de vaincre, et non pour découvrir la vérité. Mais lui-même, dans plusieurs antres de ses ouvrages que ceux de controverse, il expose souvent des opinions contraires aux siennes d'une manière si sérieuse et si forte, qu'il n'est pas facile de distinguer ce qui lui plaît le plus. C'est ce que reconnaissent ceux mêmes qui admirent sa subtilité en ce genre. Ils disent que Carnéade  (14), en disputant, ne tirait rien de son propre fonds, mais que, prenant les arguments dont Chrysippe s'était servi pour prouver l'opinion contraire à celle qu'il soutenait, il les faisait valoir contre lui, et que souvent il lui criait dans la dispute :

« Malheureux ! ton courage amènera ta perte ; »

(1036c) C'est qu'il fournissait lui-même des arguments à ceux qui voulaient attaquer et renverser ses opinions.

Les partisans de Chrysippe triomphent si fort de ce qu'il a écrit contre la coutume, et ils le vantent avec tant d'emphase, qu'à les en croire, les ouvrages de tous les académiciens ensemble ne méritent pas d'entrer en parallèle avec ce que Chrysippe a écrit contre la séduction des sens. Mais cette prétention prouve de leur part ou une grande ignorance ou un grand amour-propre. Ce qu'il y a de vrai, c'est qu'ayant voulu depuis défendre la coutume et les sens, il a été bien inférieur à lui-même ; et ce dernier ouvrage est écrit d'un style plus lâche. Ainsi il se (1036d) contredit lui-même, puisque ayant prescrit de proposer les opinions des adversaires, non en les soutenant, mais en prouvant leur fausseté, il a montré plus de force pour combattre ses propres sentiments que pour les défendre. Après avoir conseillé aux autres de traiter avec réserve les


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opinions qui leur étaient contraires, parce qu'elles pouvaient empêcher que la leur ne fût bien saisie, il a lui-même apporté des raisons plus fortes pour affaiblir son opinion que pour la confirmer. On voit clairement qu'il le craignait lui-même, lorsqu'il dit, dans son quatrième livre des Vies :

« Il ne faut pas proposer au hasard les preuves qui établissent l'opinion contraire (1036e) à celle qu'on soutient; mais user en cela de beaucoup de réserve, de peur que les auditeurs, préoccupés par ces raisons, ne saisissent pas celles qu'on veut leur faire adopter, et que, n'étant pas capables d'en bien comprendre la solution, ils ne se détachent des premières opinions qu'on leur avait exposées. Car ceux même qui, par un effet de l'habitude, comprennent aisément les choses sensibles et celles qui en dépendent, les abandonnent facilement, entraînés dans des opinions contraires par les subtilités rnégariques (15) et par d'autres arguments plus nombreux et plus forts. »

Je demanderais volontiers aux stoïciens s'ils croient ces subtilités mégariques plus puissantes que celles que Chrysippe a proposées en six livres,(1036f)  ou plutôt c'est à Chrysippe lui-même qu'il faut le demander. Voyez ce qu'il dit des subtilités mégariques dans son traité sur l'Usage du discours :

« Il est arrivé, dit-il, quelque chose de semblable à Stilpon et à Ménédème. Ces philosophes, si célèbres par leur sagesse, ont été blâmés du genre d'arguments qu'ils employaient, et on trouve aujourd'hui les uns trop communs, les autres trop sophistiques. »

(1037a) Mais, homme simple que vous êtes, dirai-je à Chrysippe, ces mêmes arguments, que vous tournez en ridi-


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cule, que vous dites être l'opprobre de leurs ailleurs et contenir un vice manifeste, vous craignez, cependant qu'ils n'empêchent quelques uns de vos auditeurs de comprendre ce que vous leur enseignez. Et vous-même, qui avez écrit contre la coutume un si grand nombre d'ouvrages, où la vaine ambition de surpasser Arcésilas vous a fait ajouter à ce qu'il avait dit le peu que vous avez pu inventer, ne comptiez-vous pas ébranler quelques uns de vos lecteurs ? En effet, il ne se contente pas d'alléguer contre la coutume de simples raisonnements ; mais, comme s'il composait un plaidoyer, il se passionne pour sa cause, il taxe de folie ses adversaires et leur reproche de se donner une peine inutile. Et afin de ne pas laisser à d'autres le soin (1037b) de l'accuser de contradiction, il dit lui-même, dans ses Propositions naturelles :

 « On peut, lors même qu'on a compris une chose, la combattre par quelques raisonnements et la défendre autant qu'il est possible; et quelquefois même, si on ne comprend aucune des deux opinions, discourir en faveur de l'une et de l'autre. »

Dans son traité sur l'Usage du discours, après avoir dit que dans des choses qui ne le comportent pas il ne faut pas user de toute la force de la raison, comme on a soin de ménager ses armes pour le combat, il ajoute :

« Il faut l'employer pour la recherche de la vérité, pour tout ce qui lui est analogue, et non pour ce qui lui est contraire, quoique plusieurs philosophes le fassent. »

Lorsqu'il dit plusieurs,  il entend peut-être (1037c) ceux qui suspendent leur jugement. Mais ces philosophes, ne comprenant aucune des deux opinions, allèguent, pour l'une et pour l'autre, les raisons qui leur paraissent plausibles, persuadés que c'est le seul, ou du moins le plus sûr moyen de découvrir la vérité, si toutefois il y a quelque chose qu'on puisse savoir véritablement. Mais vous, Chrysippe, qui les blâmez, tandis que vous écrivez, au sujet de l'habitude, le contraire de ce que vous croyez sa-


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voir, et qu'avec le zèle d'un défenseur, vous exhortez les autres à faire de même, ne convenez-vous pas que vous vous êtes livré à une vaine et puérile ambition, en employant votre éloquence à soutenir des choses inutiles et même nuisibles?

Les stoïciens disent que la loi ordonne les bonnes actions et qu'elle défend les mauvaises ; que c'est pour cela que la loi fait beaucoup de défenses aux (1037d) méchants et ne leur commande rien, parce qu'ils sont incapables de faire le bien. Mais qui ne voit que celui qui ne peut pas faire le bien doit nécessairement commettre le mal ? Ils mettent donc la loi en contradiction avec elle-même, puisqu'ils supposent qu'elle commande à certains hommes ce qu'ils ne peuvent pas faire, et qu'elle leur défend ce dont ils ne sauraient s'abstenir. L'homme incapable d'être tempérant et sage ne peut être que fou et intempérant. Ils disent eux-mêmes que quand le magistrat fait une défense, il énonce une chose, il en défend une autre et en commande une troisième. Mais celui qui dit : Vous ne déroberez point, en même temps qu'il prononce ces paroles, défend bien de dérober, (1037e) mais il n'ordonne rien. La loi ne défendra donc rien aux méchants lorsqu'elle ne leur commandera rien. Ils disent aussi qu'un médecin commande à son élève de faire une amputation, d'appliquer un cautère et de suivre à propos et avec adresse les leçons qu'on lui a données. Un musicien ordonne de même à son disciple de jouer de la lyre et de chanter en mesure. Aussi punissent-ils ceux qui le font mal et contre les règles de l'art, parce que, ayant reçu l'ordre de le bien faire, ils l'ont mal exécuté. Le sage donc, lorsqu'il ordonne à son esclave de dire ou de faire quelque chose, et qu'il le punit pour l'avoir mal fait, lui avait sûrement commandé de faire une action parfaitement, et non pas médiocrement bonne. (1037f) Mais si les sages prescrivent aux méchants des actions médiocrement bonnes, qui empêche que celles que


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la loi impose ne soient de la même nature? Or, ce que les stoïciens appellent inclination n'est, suivant la définition qu'en donne Chrysippe lui-même, dans son traité de la Loi, que la raison qui ordonne à l'homme de faire quelque chose. L'aversion, au contraire, sera donc la raison qui défend d'agir ; et cette aversion est conforme à la raison. (1038a) La précaution est aussi la raison qui éloigne le sage de faire une chose; et celte vertu, qui est propre au sage, ne se trouve jamais dans les méchants. Si donc la raison du sage est autre chose que la raison de la loi, cette précaution, qui est naturelle aux sages, se trouve contraire à la loi ; mais si la loi n'est pas différente de la raison du sage, la loi défend donc aux sages ce qu'ils ont soin d'éviter.

Chrysippe dit que rien n'est utile aux gens vicieux, et qu'ils n'ont proprement besoin de rien. Après avoir avancé cela dans son premier livre des Devoirs, il dit que là reconnaissance et l'action de grâce sont du genre des actions médiocrement bonnes ou indifférentes, (1038b) dont, suivant ces philosophes, aucune n'est utile. Il ajoute, au même endroit, que rien n'est propre et convenable au méchant, et, conséquemment, que rien n'est étranger au sage et que rien n'est bon au méchant, parce que ce qui est bon à l'un est mauvais à l'autre. Pourquoi donc nous répète-t-il sans cesse, dans tous ses ouvrages de physique et de morale, que, dès l'instant de notre naissance, nous sommes unis, par des rapports naturels, avec nous-mêmes et avec tout ce qui fait partie de nous ou qui en a été tiré ?  Il ajoute, dans son premier livre de la Justice, que les bêtes brutes elles-mêmes, si l'on excepte les poissons, ont des liaisons naturelles avec leur progéniture. Car les petits se nourrissent de la substance de leurs mères. Mais il n'y a point de sentiment où il n'y a point de sensibilité, ni de rapport naturel où rien n'est selon la nature, (1038c) parce que ce rapport semble être le sentiment et l'ap-


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préhension de ce qui est naturel à une chose. Cette opinion est une conséquence de' leurs dogmes principaux.

Quoique Chrysippe ait, en plusieurs endroits de ses ouvrages, écrit le contraire, on voit cependant qu'il pense que les fautes et les vices ne sont pas plus grands les uns que les antres; il croit aussi qu'il n'y a point de vertu ou de bonne action qui soit plus parfaite qu'une autre. En effet, il dit, dans le troisième livre de la Nature :

« Comme il convient à Jupiter de penser avantageusement de lui-même et de se glorifier de sa vie, (1038b) parce que sa conduite justifie de tels sentiments, tous les sages peuvent en faire autant, attendu que Jupiter ne les surpasse en rien. (16) »

Il dit encore, dans son troisième livre de la Justice, que ceux qui placent la dernière fin de l'homme dans la volupté détruisent la justice ; mais qu'il n'en est pas de même de ceux qui disent simplement que la volupté est un bien. Voici ses propres termes :

« Peut-être qu'en laissant à la volupté la qualité de bien, et non celle de lin dernière, en la mettant au nombre des choses qui sont bonnes et désirables par elles-mêmes, nous trouverons le moyen de conserver Injustice ; ce sera reconnaître que l'honnêteté et la justice sont des biens préférables à la volupté. »

Mais s'il n'y a de bien que ce qui est honnête, celui qui veut que la volupté  soit un bien est dans l'erreur, quoiqu'à la vérité il y soit moins que celui (1038e) qui en fait la dernière fin de l'homme. Celui-ci anéantit la justice, et l'autre du moins la conserve; l'un détruit toute société humaine, l'autre laisse encore subsister la bienfaisance et l'humanité. Je ne m'arrête point à relever ce qu'il dit dans son livre sur


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Jupiter, que les vertus sont susceptibles de progrès ; je craindrais de paraître m'attacher aux mots, quoiqu'en ce genre, il traite lui-même sans aucun ménagement Platon et d'autres philosophes. Mais quand il ne veut pas qu'on loue tout ce qui se fait de conforme à la vertu, il montre clairement qu'il y a de la différence entre les bonnes actions. Voici comme il s'exprime, (1038f) dans son traité sur Jupiter :

« Les actions étant proportionnées aux vertus qui les produisent, il faut louer les premières au même degré que celles-ci. Par exemple, il serait froid et insipide de faire un mérite à quelqu'un d'avoir étendu son bras, comme s'il avait fait un irait de bravoure, de s'être abstenu d'une femme décrépite et d'avoir compris tout de suite que trois ne font pas quatre. »

(1039a) Il dit la même chose dans son troisième livre des Dieux.

« Il serait, je crois, ridicule de louer quelqu'un pour s'être abstenu d'une vieille femme ou pour avoir supporté courageusement la piqûre d'une mouche, quoiqu'au fond ce soient des actes de vertu. »

Quel autre accusateur attend-il donc de ses opinions que lui-même? Si celui qui loue de telles actions est froid et insipide, combien plus doit l'être celui qui veut les faire passer pour des actes de la vertu la plus parfaite ! Si c'est être brave que de supporter courageusement la piqûre d'une mouche, et continent que de s'abstenir d'une vieille femme, il n'y a pas, je crois, de différence à louer un homme de bien sur l'une et sur l'autre de ces actions. (1039b) De plus, dans son second livre sur l'Amitié, où il enseigne qu'on ne doit pas rompre avec ses amis pour toutes sortes de fautes, il dit en propres termes :

« Il est des fautes qu'il faut dissimuler; il en est qu'il faut reprendre légèrement ; il y en a qui exigent des réprimandes sévères, et d'autres méritent qu'on renonce totalement à l'amitié. »

Et, ce qui est plus fort encore, il dit, dans ce même livre, qu'étant plus liés avec certaines personnes qu'avec d'au-


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tres, les uns seront plus nos amis et les autres moins ; que cette différence s'étend si loin, que, parmi nos amis même, il y en aura qui obtiendront de nous plus (1039c) d'attachement, de confiance et d'autres affections pareilles. Que fait-il autre chose dans tous ces passages, que de mettre de très grandes différences entre les divers sentiments qui accompagnent l'amitié? Cependant, pour prouver qu'il n'y a de bon que ce qui est honnête, voici comment il s'exprime dans son traité de l'Honnêteté :

« Le bien est désirable par lui-même ; ce qui est désirable plaît ; ce qui plaît est louable; ce qui est louable est honnête. »

Il dit ailleurs :

« Ce qui est bon donne de la satisfaction ; ce qui cause ce sentiment est honorable ; et ce qui est honorable est honnête. »

Toutes ces maximes combattent l'opinion de Chrysippe ; car si tout ce qui est bon est louable, il le sera aussi de s'abstenir d'une femme décrépite. Mais une telle action n'est ni bonne ni agréable. Ainsi tout ce qui est bien n'est pas honorable et ne donne point de plaisir. Sa raison donc tombe d'elle-même. (1039d) Car est-il possible que l'on soit insipide et froid pour louer de pareilles choses, et que celui qui s'en réjouit et en tire vanité ne le soit pas?

Voilà quel est Chrysippe dans la plupart de ses ouvrages. Mais quand il dispute contre les autres, il s'embarrasse très peu d'être en contradiction avec lui-même. Dans son traité de l'Exhortation, en blâmant Platon d'avoir dit que celui qui ne sait pas bien user de la vie aurait de l'avantage à en être privé, il dit en propres termes :

« Un tel discours est une contradiction palpable et n'est nullement propre à encourager. D'abord, en nous montrant qu'il ne nous est pas utile de vivre, et en nous conseillant en quelque sorte de mourir, il nous exhorte à toute autre chose (1039e) qu'à la culture de la philosophie; car il n'est pas possible de s'y appliquer si on n'est vivant, ni de devenir prudent, quelque temps que l'on vive, si l'on


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vit dans le mal et dans l'ignorance. »

Il dit un peu plus loin qu'il convient aussi aux méchants de rester dans la vie ; après quoi il ajoute en termes exprès:

« Premièrement, la vertu, considérée en elle-même, n'a rien qui puisse nous engager à vivre, ni le vice n'a rien qui doive nous déterminer à sortir de la vie. »

 Il n'est pas nécessaire de parcourir d'autres ouvrages de Chrysippe, pour prouver ses contradictions. Dans ceux que j'ai déjà cités, il rapporte avec éloge ce mot d'Antisthène, qu'il faut faire provision de bon sens ou d'un lacs pour se pendre, et cite ce vers du poète Tyrtée :

« Renoncez à la vie, ou soyez vertueux. »

(1039f) Mais que veulent dire ces maximes, sinon que, pour les méchants et les insensés, la mort est préférable à la vie? Ailleurs, il corrige Théognis, et prétend qu'il n'aurait pas dû dire :

« Faites tout, cher Cyrnus, pour fuir la pauvreté,  »

mais plutôt,

« Cher Cyrnus, croyez-moi, pour échapper au vice,
Jetez-vous dans la mer ou dans un précipice.  »

(1040a) Que fait-il autre chose par là, que de transcrire dans ses propres ouvrages les maximes qu'il efface et qu'il condamne dans ceux des autres? Il blâme Platon d'avoir dit qu'il vaut mieux ne pas vivre que de rester dans le vice et dans l'ignorance, et il conseille à Théognis de dire que pour échapper au vice, il faut se jeter dans la mer ou dans un précipice. Il loue Antisthène de proposer un licol pour se pendre à ceux qui manquent de bon sens, et il condamne celui qui a dit que le vice n'est pas un motif suffisant pour abandonner la vie.

En combattant ce que Platon a dit sur la justice, il commence par ce qui regarde les dieux, et il dit (1040b) que Cé-


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phalus a tort de détourner les hommes de l'injustice, par la considération de la crainte des dieux; que ce motif peut être facilement affaibli et produire même un effet tout contraire ; que ce qu'il dit de la vengeance divine est susceptible de plusieurs réponses très vraisemblables, et que ses raisonnements sur cette matière ne diffèrent pas des contes d'Acco et d'Alphito, dont les femmelettes effraient les petits enfants pour les détourner de mal faire (17).

Après avoir ainsi déchiré Platon, il cite souvent avec éloge ces vers d'Euripide :

« Vainement nous bravons la justice des dieux.
Nos forfaits ne sauraient échapper à leurs yeux.  »

De même, dans son premier livre sur la Justice, après avoir rapporté ces vers d'Hésiode :

« Le souverain des dieux, armé de son tonnerre,
Fait pleuvoir les fléaux qui désolent la terre,
La peste, la famine et la cruelle mort, »

il dit que les dieux en agissent ainsi afin que la punition des méchants soit un exemple pour les autres, et qu'ils en soient moins hardis à commettre le mal.

Dans ses livres sur la Justice, il dit que ceux qui regardent la volupté comme un bien, mais non comme la fin dernière de l'homme, conservent au moins la justice. Voici ses propres termes :

« Peut-être qu'en laissant à la volupté la qualité de bien, et non celle de fin dernière en la mettant au nombre des choses qui sont bonnes et désirables par elles-mêmes, nous trouverons le moyen de conserver la justice; ce sera reconnaître (1040b) que l'honnêteté


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et la justice sont des biens préférables à la volupté (18).»

Voilà comment, dans cet ouvrage, il parle de la volupté. Mais dans ce qu'il a écrit contre Platon, en blâmant ce philosophe d'avoir mis la santé au nombre des biens, il dit que non seulement la justice, mais encore la magnanimité, la tempérance et toutes les autres vertus sont anéanties si on donne la qualité de biens à la volupté, à la santé, ou généralement à tout ce qui n'est pas honnête. J'ai dit ailleurs, en combattant Chrysippe, ce qu'il y avait à alléguer pour la défense de Platon  (19). Mais ici la contradiction est évidente de la part d'un homme qui, dans un endroit, dit qu'on conserve la justice en admettant que la volupté est un bien ainsi que l'honnêteté, et qui, dans un autre, accuse ceux qui reconnaissent d'autre bien que l'honnêteté, (1040e) de détruire toutes les vertus ; et pour ne laisser aucune excuse à ses contradictions, dans son traité de la Justice contre Aristote, il le blâme d'avoir dit que mettre la fin dernière de l'homme dans la volupté, c'est détruire la justice et avec elle toutes les autres vertus. Il prétend qu'à la vérité cette opinion anéantit la justice, mais que rien n'empêche que les autres vertus ne soient sinon désirables par elles-mêmes, du moins des vertus réelles et bonnes. Il les parcourt ensuite l'une après l'autre ; mais il vaut mieux rapporter ses propres termes :

(1040f) « Encore que, dans cette opinion, la volupté semble être la fin dernière de l'homme, je ne crois pas pour cela que tous y soient compris. Il faudra donc dire qu'aucune vertu n'est désirable par elle-même, ni aucun vice n'est par lui-même à éviter, mais qu'il faut rapporter et les vertus et les vices à un but déterminé. Cependant rien n'empêchera, selon les défenseurs


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de cette opinion, que la prudence, la force, la continence, la patience et les autres vertus semblables ne soient des biens, et les qualités contraires des vices à fuir. »

(1041a) Mais qui fut jamais plus inconsidéré dans ses paroles que Chrysippe, qui, en attaquant deux des plus grands philosophes, impute à l'un de détruire toute vertu en n'admettant pas qu'il n'y ait de bien que ce qui est honnête, et à l'autre de ne pas croire qu'en donnant à la volupté la qualité de fin dernière, toutes les vertus puissent subsister, la justice seule exceptée ? Quelle plus étonnante licence que d'établir sur une même matière ce qu'il blâme dans Aristote, pour le détruire ensuite quand il attaque Platon? Mais, dans ses Démonstrations sur la justice, il dit formellement que toute bonne action est conforme à la loi et à la justice. Or, (1041b) tout acte qui est l'effet de la continence, de la patience, de la prudence et de la force, est une bonne action ; elle est donc aussi conforme à la justice. Comment donc peut-il refuser la justice à ceux à qui il conserve la prudence, la continence et la force, puisque tous les actes qu'ils font de conformes à ces vertus sont des actions bonnes, et par conséquent justes ?

Platon a dit que l'injustice est la corruption et la révolte de l'âme, et que, conservant une domination tyrannique sur ceux qui s'y livrent, elle trouble, elle agite l'homme méchant et le met en guerre contre lui-même. Chrysippe blâme cette maxime, et prétend qu'il est absurde de dire qu'un homme se fasse tort à lui-même ; que l'injustice a toujours rapport à autrui, et non à soi. Mais ensuite, oubliant ce principe, (1041c) il dit, clans ses Démonstrations sur la justice, que l'homme injuste se fait tort à lui-même ; que l'injustice dont il se rend coupable envers autrui retombe sur lui-même, puisqu'elle lui fait transgresser les lois, en quoi il se fait à lui-même une


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offense injuste. Dans son ouvrage contre Platon, il soutient que l'injustice n'a jamais rapport à soi, mais à autrui .

« Les hommes injustes envers eux-mêmes devraient, pour ainsi dire, être composés de plusieurs individus qui seraient contraires les uns aux autres ; et en recevant une injustice, ils seraient affectés comme une seule personne peut l'être par plusieurs. Or, un seul homme ne peut éprouver rien de semblable en lui-même, mais seulement à l'égard des autres  (20). »

(1041d) Ensuite, dans ses Démonstrations sur la justice, voici comment il raisonne pour prouver que l'homme injuste se fait tort à lui-même:

« La loi défend d'être la cause d'une transgression de la loi ; or, commettre une injustice, c'est transgresser la loi. Celui donc qui est cause qu'il commet lui-même une injustice se rend coupable d'une transgression de la loi ; mais celui qui viole la loi au préjudice de quelqu'un lui fait tort. De même, celui qui commet une injustice contre quelque homme que ce soit se fait tort à lui-même. »

Il dit encore :

« Une faute est une sorte de dommage : par conséquent, tout homme qui commet une faute se cause à lui-même du dommage ; sa faute est un tort qu'il se fait injustement ; il est donc injuste envers lui-même. Celui qui est blessé par un autre s'offense injustement lui-même, et c'est là commettre une injustice. Ainsi tout homme qui est offensé (1041e) par quelque personne que ce soit, est injuste envers lui-même. »

Il prétend que la doctrine qu'il expose et qu'il approuve sur les biens et sur les maux s'accorde parfaite-


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ment avec la vie humaine, et qu'elle a le plus grand rapport avec les notions que nous avons en nous-mêmes : c'est ce qu'il établit dans le troisième livre des Exhortations. Et il avait dit au contraire dans le premier que cette doctrine détourne l'homme de tous les autres objets, comme n'ayant aucun rapport avec nous et ne contribuant en -rien à notre bonheur. Voyez comment il est d'accord avec lui-même, quand il dit qu'une doctrine qui nous rend indifférents à la vie, à la santé, au repos, à l'intégrité des sens, et qui nous fait regarder comme étrangers (1041f) pour nous les biens que nous demandons aux dieux, est très conforme à la vie humaine et aux notions communes que nous avons reçues de la nature. Et afin qu'on ne puisse pas nier cette contradiction, il s'exprime ainsi dans son troisième livre sur là Justice :

« L'excellence et la beauté de nos maximes les font regarder comme des fables qui ne sauraient convenir à la nature humaine. »

(1042a) Est-il possible de se reconnaître plus ouvertement en contradiction avec soi-même que ne le fait cet homme, qui prétend que l'excellence de ses opinions les fait regarder comme des fables qui sont au-dessus de la nature de l'homme, et que cependant elles s'«accordent parfaitement avec la vie humaine, et ont le plus grand rapport avec les notions que la nature a mises en nous ?

Il soutient que l'essence du malheur est dans le vice, et il assure, dans tous ses ouvrages de physique et de morale, que vivre dans le vice, c'est être malheureux. Mais, dans son troisième livre de la Nature, après avoir dit qu'il vaut mieux pour l'insensé de vivre que d'être privé de la vie, encore qu'il n'ait aucune espérance de devenir sage, (1042b) il ajoute :

« Car il y a pour les hommes une sorte de biens qui fout que les maux mêmes sont préférables pour eux aux choses indifférentes. »

Je ne fais pas remarquer ici qu'ayant dit précédemment que rien ne profitait aux insensés, il soutient ensuite qu'il leur est utile de vivre.


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Mais dans l'opinion des stoïciens, les choses indifférentes n'étant ni bonnes ni mauvaises, dire que les mauvaises l'emportent sur les indifférentes, c'est dire que les choses mauvaises valent mieux que celles qui ne le sont pas, et qu'être malheureux est un état meilleur que de ne l'être pas. S'il n'est pas, selon lui, plus avantageux de n'être pas malheureux, il croit donc aussi que cette exemption de malheurs est plus nuisible. Il est vrai que, pour adoucir un peu cette étrange doctrine, il dit en parlant des maux :

(1042c) « Ce ne sont pas les maux qui valent mieux, mais la raison, qui fait que la vie est préférable, même avec la certitude de n'être jamais sage. »

Premièrement, il donne le nom de maux au vice et à ce qui tient de la nature du vice, et à rien autre chose. Or le vice est uni à la raison, ou plutôt c'est une raison dépravée. Vivre donc même avec la raison lorsqu'on manque de sagesse, c'est vivre dans le vice. D'ailleurs, vivre sans sagesse, c'est être malheureux. En quoi donc les maux sont-ils préférables aux choses indifférentes? Sans doute il n'a pas voulu dire que ces choses indifférentes fissent le bonheur ou le malheur; car Chrysippe (1042d) au dire des stoïciens, n'a jamais cru qu'il fallût mettre au rang des biens de demeurer dans la vie, ni au nombre des maux d'en sortir; mais il a pensé que c'étaient des choses indifférentes de leur nature, et par conséquent qu'il convient quelquefois aux gens heureux de sortir de la vie, et aux malheureux d'y rester.

Mais dans quelle plus grande contradiction peut-on tomber, par rapport aux choses à rechercher et à fuir, que de vouloir que ceux qui sont parfaitement heureux renoncent, pour l'absence d'une chose indifférente, à tous les biens présents, tandis que les stoïciens soutiennent que rien de ce qui est indifférent n'est par soi-même à rechercher ou à fuir, mais que le bien seul est désirable, et que le mal seul doit être évité? Il suit de là, disent-ils, que quand on délibère sur le parti qu'on prendra,  (1042e) il ne


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faut avoir égard ni aux biens ni aux maux, mais qu'en se proposant d'autres choses, qui ne sont ni à rechercher ni à fuir, on décidera d'après ces sortes de choses si l'on doit vivre ou mourir.

Chrysippe convient que les biens diffèrent essentiellement des maux, et il faut bien que cela soit, puisque les uns rendent l'homme très malheureux, et que les autres sont pour lui le souverain bonheur. Dans son premier livre sur la Fin de nos actions, il dit que les biens et les maux sont du nombre des choses sensibles. Voici ses expressions :

« Les raisons suivantes nous obligent de convenir que les biens et les maux sont dans la classe des choses sensibles, car non seulement les passions et leurs différentes (1042f) espèces, comme la tristesse, la crainte et les autres affections semblables, sont de ce nombre, mais encore le larcin, l'adultère et les autres crimes de cette nature, et même en général la folie, la lâcheté, et tous les vices pareils. Il faut y comprendre aussi non seulement la joie, la bienfaisance et plusieurs autres bonnes actions, mais la prudence, la force et les autres vertus. »

Je ne relève pas tout ce ce qu'il y a d'absurde dans ces paroles. Il n'est personne qui ne sente combien elles sont en contradiction avec ce qu'ils avancent ailleurs, qu'un homme devient sage sans qu'il s'en aperçoive; car si le bien est sensible, s'il a une si grande différence avec le mal, (1043e) n'est-il pas de la dernière absurdité de dire qu'on peut de méchant devenir homme de bien sans le savoir, sans sentir la présence de la vertu, cl en se" croyant toujours plongé dans le vice? Peut-on ignorer qu'on a toutes les vertus, lorsqu'on les possède réellement? peut-on même en douter? Si cela était, il faudrait dire qu'il y a une différence très peu sensible et difficile à discerner entre le vice et la vertu, entre la misère et le bonheur, entre la vie la plus vicieuse et la conduite la plus honnête, puisqu'on ne s'apercevrait pas du passage de l'un de ces états à l'autre.


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Son ouvrage sur les Vies est divisé en quatre livres. Il dit dans le quatrième que le sage fuit les affaires publiques ou qu'il s'en môle peu, et ne s'occupe guère que des siennes. (1043b) Voici ses propres termes :

«  Je crois que l'homme prudent évite les affaires publiques, qu'il se mêle de peu de chose, et ne s'occupe guère que des siennes ; car c'est assez le caractère des gens de mérite de ne se mêler en général que de ce qui les regarde. »

Il répète à peu près la même chose dans son traité des Biens qui sont désirables par eux-mêmes :

« La vie tranquille et éloignée des affaires est, dit-il, la moins exposée et la plus sûre, quoique peu de personnes puissent comprendre cette vérité. »

On voit clairement qu'il approche bien de l'erreur d'Épicure, qui détruit la Providence en livrant les dieux à une entière oisiveté. Mais Chrysippe lui-même, dans son premier livre des Vies, dit que le sage acceptera volontiers (1043c) la royauté, pour en retirer le plus d'avantages qu'il pourra, et que s'il ne peut régner lui-même, il ira du moins à la cour et suivra le prince à l'armée, fût-il tel qu'Indathyrse, roi des Scythes, ou Leucon, roi du Pont. Je rapporterai ses propres paroles, afin qu'on juge si, comme de la nète et de l'hypate on fait un accord d'octave, de même il peut y avoir de l'accord dans la conduite d'un homme qui préfère, dit-il, de vivre sans rien ou presque rien faire, et qui ensuite va courir à cheval avec les Scythes, et, pour la plus légère nécessité, se charge des affaires du roi du Bosphore.

« Nous examinerons de nouveau, dit-il, si le sage ira à la guerre avec les princes et s'il vivra à leur cour, (1043b) d'autant que quelques personnes ne soupçonnent pas même qu'il doive le faire, entraînées par des raisonnements de cette nature, que nous leur abandonnons aussi, pour des raisons à peu près pareilles. »

Il ajoute bientôt après :

« Il ira même chez d'autres que ceux qui ont fait des progrès dans la science des mœurs et dans la vertu, tels qu'Indathyrse et Leucon. »


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Il y en a qui blâment Callisthène d'avoir passé la mer dans l'espérance d'obtenir d'Alexandre le rétablissement d'Olynthe comme Aristote avait obtenu celui de Stagyre. An contraire, ils louent Éphore de Cumes, Xénocrate et Ménedème d'avoir refusé de vivre auprès d'Alexandre (21). Mais Chrysippe envoie son sage, au risque de se rompre le cou, jusqu'à la ville de Panticapée et dans les déserts de la Scythie, (1043e) par l'espoir seul du gain. Il a déclaré d'avance qu'il ne le faisait agir que par ce motif quand il a proposé au sage trois moyens de gagner de l'argent. Le premier, la libéralité des rois; le second, les bienfaits de ses amis; et le troisième, lu profession de sophiste. Cependant il loue jusqu'à la satiété ces vers d'Euripide :

« Que faut-il aux mortels pour vivre exempt de peines,
Que les dons de Cérès et l'eau de nos fontaines? »

Il dit, dans son traité de la Nature, que le sage qui se verrait enlever la plus grande fortune, croirait avoir à peine perdu une drachme. Mais après l'avoir ainsi élevé et enflé d'orgueil, il le rabaisse ici jusqu'à en faire un mercenaire et un sophiste qui tient une école publique ; car il veut qu'il exige son salaire, (1043f) et qu'il le reçoive même d'avance de ses disciples, ou du moins en partie, lorsqu'ils entrent dans son école, et le reste après que leur temps sera fini.  Il avoue qu'il serait plus honnête de ne l'exiger qu'alors; mais il dit que l'autre parti est le plus sûr, parce qu'il prévient les fraudes auxquelles on est exposé. Voici comment il s'exprime :

« Les maîtres bien avisés n'exigent pas tous leur salaire de leurs disciples de la même manière, mais suivant ce que leur dictent les circonstances. Ils ne s'engagent pas à les instruire dans l'espace d'un an, mais


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seulement ils promettent de le faire autant qu'il sera en eux dans un certain temps déterminé. »

Il ajoute un peu plus loin :

(1044a) « Le sage saura distinguer quand il] faudra recevoir son salaire au moment où ses disciples entreront dans son école, comme le font un grand nombre de maîtres, et quand il sera à propos de leur fixer un terme, manière plus honnête à la vérité, mais aussi plus sujette à inconvénient. »

Comment donc le sage pourra-t-il avoir du mépris pour l'argent, s'il contracte rengagement d'enseigner à prix fait la vertu, et s'il reçoit son salaire, lors même qu'il ne l'a pas enseignée, comme s'il avait déjà rempli son but? Ou comment sera-t-il au-dessus des dommages qu'on peut lui causer, s'il prend tant de précautions pour n'être pas frustré de son salaire? Quand on ne souffre pas d'injustice, on ne reçoit pas de dommage. Cependant, après avoir dit ailleurs (1044b) que le sage n'éprouvait jamais d'injustice, il dit ici que la profession d'enseigner l'expose à souffrir du dommage.

Dans ses livres de la République, il enseigne que les citoyens ne doivent rien faire ni rien rechercher par l'amour de la volupté, et il loue singulièrement les vers d'Euripide que je viens de citer. Bientôt après il approuve Diogène, qui, commettant en public une action infâme, disait aux spectateurs : Plût aux dieux que je pusse chasser ainsi la faim de mon ventre! Quelle inconséquence de louer dans un même ouvrage, et celui qui rejette toute volupté, et celui que la volupté (1044c) porte à commettre publiquement une infamie de cette espèce ! Dans son traité de la Nature, il dit que la nature a produit un grand nombre d'animaux, seulement à cause de leur beauté, parce qu'elle aime à varier ses productions; et il ajoute à cette occasion ce propos si singulier, que le paon n'a été créé que pour la beauté de sa queue. Mais dans sa République il blâme avec aigreur ceux qui élèvent des paons et des rossignols. Il contrarie ainsi les lois du souverain législateur


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de l'univers, et semble insulter à la nature, qui se plaît à produire de ces animaux que le sage n'admettrait pas dans sa République. N'est-il pas absurde de blâmer ceux qui en élèvent, tandis qu'il loue la Providence de les avoir produits? Après avoir dit, dans son (1044d) cinquième livre de la Nature, que les punaises sont utiles en ce qu'elles nous tirent du sommeil, et les souris parce qu'elles nous rendent soigneux et nous font tout mettre à sa place, et que la nature se plaît avarier ses ouvrages, il ajoute en propres termes :

« C'est ce qu'on voit sensiblement dans la queue du paon; il paraît que cet animal n'a été créé que pour sa queue, et non la queue pour l'animal, car sa femelle n'est pas à beaucoup près aussi belle que lui. »

Dans son traité de la République, après avoir dit que peu s'en faut que nous ne fassions peindre des étables à fumier, il ajoute que bien des gens embellissent leurs campagnes de ceps de vignes mariés à des ormeaux, et de plantations de myrtes, qu'ils nourrissent des paons, des pigeons, des perdrix et des rossignols, pour avoir le plaisir d'entendre leurs cris ou leurs chants. (1044e) Je voudrais bien savoir ce qu'il pense des abeilles et du miel; car, après avoir dit que les punaises étaient utiles, il était conséquent de dire que les abeilles n'étaient d'aucune utilité ; et s'il souffre ces derniers animaux dans sa République, pourquoi défend-il à ses citoyens ceux dont le plumage ou le chant flattent les oreilles ou les yeux? Il serait absurde de blâmer des convives qui mangeraient de la pâtisserie, des mets délicats et boiraient d'excellent vin, et de louer celui qui les ayant invités, leur servirait ces choses agréables. De même le philosophe qui loue (1044f) la Providence d'avoir produit des poissons, du gibier, du miel et du vin, et qui en même temps blâme ceux qui en font usage, et qui ne savent pas se contenter

« Des trésors de Cérès, et de l'eau des fontaines, »


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choses qui suffisent à nos besoins et que nous avons toujours sous la main ; celui-là ne paraît nullement craindre d'être en contradiction avec lui-même.

Dans son traité des Exhortations, il dit qu'on a eu tort de défendre d'avoir commerce avec sa mère, sa fille ou sa sœur, d'interdire l'usage de certaines viandes, et l'entrée des temples au sortir du lit (1045a) ou d'auprès d'un cadavre ; et pour cela, il nous renvoie à l'exemple des brutes, dont la conduite nous prouve, dit-il, qu'il n'y a dans tout cela rien d'absurde et de contraire à la nature, et qu'on peut très bien s'autoriser de leur exemple, puisque ni leur accouplement, ni leur enfantement, ni leur mort, ne souillent les temples. Mais dans son cinquième livre de la Nature, il dit qu'Hésiode a eu raison de nous avertir de ne pas répandre notre urine dans les rivières ou dans les fontaines, et à plus forte raison au pied d'un autel ou devant la statue d'une divinité; qu'il ne faut pas s'y croire autorisé par l'exemple des chiens, des ânes et des enfants, qui ne sont pas capables de discerner ce qu'ils font, et qui n'y pensent même pas. (1045b) Il est donc absurde de proposer, pour justifier les autres crimes, l'exemple des brutes, et de ne vouloir pas qu'on s'en autorise dans ces derniers objets.

Certains philosophes, pour expliquer les inclinations qui semblent produites forcément par des causes extérieures, placent dans la faculté principale de l'âme un mouvement accidentel qui est surtout sensible dans les choses entre lesquelles il faut faire un choix. Lorsque, de deux objets semblables et d'une égale importance, il est nécessaire d'en choisir un, sans qu'aucun motif nous détermine vers l'un plutôt que vers l'autre, parce qu'on ne voit entre eux aucune différence, alors cette faculté accidentelle agit sur la volonté et détermine son choix. Chrysippe, qui accuse ces philosophes (1045c) de faire violence à la nature, en supposant des effets sans cause, allègue


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souvent l'osselet et la balance, et plusieurs autres corps semblables, qui ne peuvent tomber ou pencher d'un côté ou de l'autre sans quelque cause, sans quelque différence qui leur soit intrinsèque ou accidentelle. Il croit qu'un effet sans cause n'existe pas plus que le pur hasard, et que dans ces mouvements spontanés, admis par quelques philosophes, il y a toujours des causes secrètes, qui, sans être senties, nous déterminent vers l'un des deux objets. Cette doctrine a été le plus souvent et le plus ouvertement enseignée par Chrysippe ; (1045b) mais ce qu'il a dit de contraire étant moins connu, je citerai ses propres termes. Dans son traité des Jugements, il suppose deux athlètes qui arrivent au même instant au bout de la carrière, et il demande ce que le juge doit faire en pareil cas :

« Le juge est-il libre de donner la palme à qui il lui plaît, quoique les deux athlètes soient tellement ses amis, qu'il serait bien plus disposé à leur donner du sien qu'à les priver de quelque chose qui leur appartienne ? Ou la palme étant commune aux deux, peut-il, (1045e) comme s'il les faisait tirer au sort, suivre au hasard son inclination ? je dis au hasard, comme, quand on nous présente deux drachmes absolument semblables, nous prenons l'une plutôt que l'autre. »

Dans son sixième livre des Offices, après avoir dit qu'il y a des choses qui ne méritent pas beaucoup de soin et d'attention, il croit qu'il faut en abandonner le choix à l'inclination fortuite de la pensée, comme aune espèce de sort :

« Par exemple, dit-il, si l'on fait l'essai de deux drachmes, et que quelqu'un dise que l'une est meilleure que l'autre, (1045f) comme la différence ne peut jamais être bien grande, alors, sans faire un plus long examen de leur valeur respective, on prendra indifféremment l'une ou l'autre, quoiqu'en abandonnant ainsi le choix au hasard, il puisse arriver que nous prenions la moins bonne. »

Dans ce passage, en supposant le choix un effet du hasard ou d'un mouvement réfléchi


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de l'âme, n'introduit-il pas entre des choses indifférentes un choix qui n'est déterminé par aucune cause ?

Dans son troisième livre de la Dialectique, après avoir dit que Platon, Aristote et leurs disciples, jusqu'à Polémon et Straton, (1046a) mais principalement Socrate, s'étaient fort appliqués à la dialectique, il ajoute avec emphase qu'il n'aurait pas honte de se tromper avec tant et de si grands hommes. Ensuite il dit en propres termes :

« Si ces philosophes n'eussent traité cette matière qu'en passant, peut-être pourrait-on les soupçonner d'erreur; mais comme ils s'en sont occupés avec tout le soin qu'exigeait une science des plus importantes et des plus nécessaires, il n'est pas vraisemblable que des hommes que nous voyons si instruits dans toutes les parties de la philosophie, se soient si fort trompés. »

Eh quoi! pourrait-on lui dire, ne cesserez-vous pas de combattre des philosophes si illustres, (1046b) et de les accuser d'avoir donné dans l'erreur sur les objets les plus importants? Est-il vraisemblable qu'ils aient mis à la dialectique tant de soins et d'application, et qu'ils n'aient traité que légèrement et comme un jeu des principes et des dernières fins de l'homme, de la justice et des dieux, tous sujets où vous prétendez que leur raison est aveugle, qu'ils sont en contradiction avec eux-mêmes, et qu'ils sont tombés dans une foule d'erreurs ?

Il soutient que la joie du mal d'autrui n'existe pas, que jamais un homme bien né ne se réjouira de voir quelqu'un dans la peine. Mais dans le second livre de son traité sur le Bien, après avoir dit que l'envie est une douleur du bien d'autrui, causée par le désir de rabaisser ses voisins pour s'élever au-dessus d'eux, (1046c) il joint à cette passion la joie du mal d'autrui :

« Cette joie, dit-il, suit toujours l'envie, parce que les hommes désirent, pour des motifs semblables, de rabaisser leurs voisins ; mais rappelés ensuite à d'autres mouvements plus conformes à la nature,


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ils se sentent portés à la compassion. »

 Il est clair par ce passage qu'il regarde la joie du bien d' autrui comme une passion réelle, aussi bien que l'envie et la pitié, quoiqu'il eût dit ailleurs qu'elle n'existait pas, non plus que la haine des méchants et le désir d'un gain honteux.

Après avoir dit en plusieurs endroits que les hommes qui ont été longtemps heureux ne le sont pas plus que ceux qui n'ont joui que d'un instant de bonheur, il répète souvent qu'il ne faut pas se donner la moindre peine (1046d) pour acquérir une sagesse momentanée, qui passe comme un éclair. Mais il suffira de rapporter ce qu'il a écrit sur ce sujet dans le sixième livre de ses Questions morales. Il commence par établir que toute espèce de bien ne cause pas une égale joie, et que toute bonne action ne donne pas un égal sujet de gloire, et il ajoute ensuite :

« Celui qui ne devra avoir la prudence que pour un moment, ou au dernier instant de sa vie, ne se donnera pas le moindre mouvement pour une sagesse éphémère, puisque, pour être longtemps heureux, les hommes n'ont pas une plus grande somme de bonheur, et qu'une félicité éternelle n'est pas plus désirable qu'un bonheur d'un instant. »

(1046e) S'il croyait que la prudence est un bien qui produit le bonheur, comme le pensait Épicure, il n'y aurait à reprendre dans ce .passage que ce qu'il a d'absurde et de paradoxal ; mais puisque, suivant Chrysippe lui-même, la prudence ne diffère pas du bonheur, ou plutôt n'est que le bonheur même, n'est-ce pas une contradiction manifeste que de dire qu'un bonheur éternel n'est pas plus désirable qu'une félicité passagère, et que celle-ci n'est d'aucun prix?

Il avance que toutes les vertus se suivent l'une et l'autre, non  seulement en ce sens que celui qui en a une  les a toutes, mais aussi parce que celui qui agit d'après une seule d'après toutes. Un homme, (1046f) selon lui, n'est parfait autant qu'il possède toutes les vertus, comme une


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action n'est parfaite que lorsqu'elle est produite par toutes les vertus. Cependant il dit dans le sixième livre de ses Questions morales, qu'un homme de cœur manque quelquefois de courage, et qu'un lâche ne se conduit pas toujours lâchement, parce que certains objets qui viennent frapper leur imagination font que l'un persiste dans ses jugements et que l'autre s'en écarte. (1047a) Il ajoute qu'il n'est pas vraisemblable qu'un homme intempérant le soit toujours. Si donc être brave ou lâche, c'est agir avec courage ou avec lâcheté, les stoïciens se contredisent lorsqu'ils soutiennent que tous les vices se trouvent réunis dans un homme vicieux, et toutes les vertus dans un homme vertueux ; qu'un homme de cœur n'est pas toujours brave, ni un homme timide toujours lâche.

Il définit la rhétorique un art qui a pour objet l'ornement et la disposition du discours. Voici ce qu'il dit à ce sujet dans le premier livre :

« Il ne faut pas seulement orner ses discours avec élégance et simplicité, mais encore conformer ses gestes, le son de sa (1047b) voix, l'air de son visage et tous les mouvements de ses mains à la nature du sujet qu'on traite. »

Après s'être montré en cet endroit si recherché et si subtil, écoutons comment, dans ce même livre, il parle de la rencontre des voyelles :

« Il faut peu s'embarrasser de ces sortes de négligences, et s'occuper d'objets plus importants ; on peut même se permettre quelques obscurités, quelques phrases défectueuses, et jusqu'à des solécismes, quoique la plupart des orateurs en aient honte. »

Un homme qui tantôt veut qu'on s'observe en parlant en public jusqu'à prendre une contenance décente, et qui tantôt permet de n'avoir aucun égard à des obscurités, à des phrases défectueuses, et même à des solécismes, prouve qu'il dit sans réflexion tout ce qui lui vient en pensée.

(1047c) Dans ses Questions de physique, après avoir recommandé de suspendre son jugement sur les choses qu'on


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 ne peut apprendre  que par sa propre expérience,  ou par l'instruction des autres, il ajoute:

« Ainsi nous ne croirons pas avec Platon que les aliments liquides entrent dans les poumons et les nourritures solides dans l'estomac ; nous n'approuverons pas plusieurs autres erreurs semblables ».

Peur moi, je ne vois pas de plus grande contradiction, ni d'erreur plus honteuse, que de faire ce qu'on reproche aux autres. Or il a dit lui-même, que dix propositions sont  susceptibles de plus d'un million de combinaisons, (1047d) quoiqu'il n'ait pas fait, à cet égard, toutes les recherches qu'il fallait et qu'il ne se soit pas fait instruire de la vérité, par des savants versés dans ces matières. Mais Platon a pour lui le suffrage des médecins les plus célèbres, tels qu'Hippocrate (23), Philistion, Dioxippe, disciple d'Hippocrate: et, parmi les poètes, Euripide, Alcée, Eupolis et Ératosthène, qui tous disent que la boisson va dans les poumons. Pour Chrysippe, son assertion est contredite par tous les mathématiciens, et entre autres par Hipparque, qui démontre qu'il y a dans son raisonnement une grande erreur de calcul, puisque, dans ces dix propositions, les affirmatives ne donnent que cent trois mille quarante-neuf (1047e) combinaisons, et les négatives que trois cent dix mille neuf cent cinquante deux  (24)].


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Quelques anciens philosophes ont dit  qu'il était arrivé à Zénon, comme à ce marchand dont le vin commençait à s'aigrir, et qui ne pouvait plus le vendre ni comme vin ni comme vinaigre. De même Zénon n'a pu débiter ce qu'il  appelle les biens préalables (25), ni comme bons ni comme indifférents. Mais Chrysippe les a rendus encore d'une défaite moins aisée. Car il dit quelque part, qu'il faut être fou pour ne faire aucun cas de la richesse, de la santé, du repos, de l'intégrité du corps, et pour négliger de se les procurer ; il cite ce vers d'Hésiode :

(1047f) Persès, chéri des dieux, travaillez sans relâche :

et il dit qu'il n'y aurait qu'un fou qui pût dire au contraire :

Persès, chéri des dieux, renoncez au travail.

Dans son traité des Vies, il dit que le sage fera sa cour aux rois par intérêt, qu'il exercera la profession de sophiste pour de l'argent, qu'il se fera payer d'avance par quelques-uns de ses disciples et par d'autres à un terme convenu. Il ajoute même, dans son septième livre des Offices, qu'il ira jusqu'à faire, s'il le faut trois, fois la culbute, pour gagner un talent. (1048a) Dans le premier livre des Biens, il permet, en quelque sorte, de donner à ces avantages préalables le nom de biens, et d'appeler maux, leurs contraires. Voici ses termes :

« Si quelqu'un, d'après ces changements de termes, veut appeler bien et mal ce qui l'est par rapport à lui-même, et les rechercher, sans se détourner vers d'autres objets, il peut,  pourvu qu'il ne se trompe pas sur le vrai sens des termes, suivre les dénominations communes ».

Après avoir ainsi mis ces préalables si près des biens, et les y avoir, pour ainsi dire, mêlés, (1048b) il dit au contraire, dans son troisième livre des Exhortations, que rien de tout cela ne nous intéresse et que la raison nous en éloigne. Dans le troisième livre de la Nature, il prétend que quelques-uns regardent comme heureux les rois et les gens libres, principalement, parce qu'ils ont des bassins et des franges d'or; mais que l'homme de bien n'est pas plus affecté de la perte de toute fa fortune, que de celle d'une drachme, et d'une maladie grave que d'une légère contusion au pied.

Il a soumis à ces sortes de contradictions, non seulement la vertu, mais encore la providence. Car la vertu fera bien stupide et bien méprisable,


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 si elle s'occupe de choses de cette espèce, et que, pour les acquérir, elle oblige le sage d'aller jusqu'au Bosphore et de faire la culbute. (1048c) Jupiter est ridicule lorsqu'il se plaît à être nommé le dieu qui donne les richesses, qui prodigue les fruits et qui fait naître la joie dans le cœur des mortels, puisqu'il ne donne aux méchants que des bassins et des franges d'or, et que les richesses que sa providence procure aux gens de bien valent à peine une drachme. Apollon est encore plus digne de risée, de s'amuser à rendre des oracles sur des bassins et des franges d'or, ou sur des faibles contusions au pied (26).

La démonstration dont ils font usage rend encore la contradiction plus sensible. Les choses, disent-ils, dont on peut bien ou mal user, ne sont ni des biens ni des maux. Or, tous les gens vicieux usent mal de la richesse, de la santé, de la force du corps ; (1048b) ainsi aucun de ces avantages ne peut s'appeler un bien. Si donc Dieu ne donne pas la vertu aux hommes, et que le bien mérite par lui-même notre choix, ou si Dieu donne la richesse et la santé sans la vertu, il les donnera à des hommes qui en useront mal, c'est-à-dire pour leur honte et pour leur perte. Mais si les dieux peuvent donner la vertu et qu'ils ne le fassent pas, ils ne sont pas bons, et s'ils ne peuvent pas rendre les hommes vertueux, ils ne peuvent pas non plus leur être utiles, puisque, sans la vertu, rien n'est bon ni utile. Il ne sert de rien de dire que les dieux jugent d'après leur force et leur vertu ceux qui sont devenus bons sans leur secours. Les gens de bien jugent aussi les méchants sur leur force et sur leur vertu. (1048e) Ainsi les dieux ne feront pas plus d'avantage aux hommes qu'ils n'en recevront d'eux. Mais Chrysippe ne se croit bon ni lui-même ni aucun de ses amis ou de ses maîtres. Que doivent-ils donc penser des autres, si ce qu'ils disent est vrai, que Ions les hommes sont des insensés, des furieux, des impies, des transgresseurs des lois, qu'ils sont plongés dans la misère, dans un abîme de malheurs?

Ils disent cependant que, quoique malheureux à ce point, nous sommes gouvernés par la Providence ; mais si les dieux, venant à changer de nature, voulaient nous affliger, nous tourmenter et nous accabler de maux, ils ne pourraient pas nous réduire dans un pire état que celui où nous sommes, puisque, selon Chrysippe, (1048f) notre vie ne saurait être ni plus dépravée ni plus malheureuse, au point que, si elle pouvait parler, elle dirait avec Hercule :

« De malheurs accablée, en ai-je encore à craindre? »

Quelles maximes donc plus contradictoires que celles que Chrysippe avance sur les dieux et sur les hommes? Il dit des premiers, (1049a) qu'ils disposent tout avec la plus grande sagesse, et des autres, qu'ils ne peuvent être dans un état plus malheureux.

Quelques pythagoriciens le blâment d'avoir dit dans son traité de la Justice que les coqs ont été produits pour une fin utile, parce qu'ils nous réveillent, qu'ils font la chasse aux scorpions et qu'ils nous animent aux combats par l'exemple de leur force et de leur courage ; que cependant il faut les manger, de peur que leur trop grande multiplication ne nuise aux services qu'ils nous rendent. Mais Chrysippe se moque de ceux qui le blâment, au point que dans son troisième livre des Dieux, il s'exprime ainsi sur le compte de Jupiter, de ce dieu sauveur et créateur, père de la justice, des lois et de la paix :

(1049b) « Comme les villes dont la population devient trop nombreuse, envoient au loin des colonies ou entreprennent quelque guerre, de même Dieu ménage des causes de destruction. »

Et il cite en témoignage Euripide et d'autres poètes qui disent que les dieux suscitèrent la guerre de Troie pour diminuer le trop grand nombre d'hommes.


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Je passe bien d'autres absurdités, car je ne me suis proposé que de relever les contradictions des stoïciens, et non toutes leurs erreurs. Mais ce qui est digne de remarque, c'est qu'en donnant toujours à Dieu les dénominations les plus belles et qui supposent le plus d'amour pour les hommes, il lui attribue en même temps des actions cruelles et dignes des peuples barbares de la Galatie. En effet, ces terribles destructions d'hommes, (1049c) causées par des guerres sanglantes, comme celles de Troie, de Perse ou du Péloponnèse, ne ressemblent point du tout à des envois de colonies, à moins que ces philosophes n'aient été informés qu'il s'est établi quelques villes sous terre et dans les enfers. Mais Chrysippe fait de Dieu un autre Déjotarus, lequel ayant plusieurs enfants, et voulant laisser à un seul son royaume de Galatie et toutes ses richesses, fit périr tous les autres comme on coupe les branches d'un cep de vigne, afin que celle qu'on conserve devienne plus belle et plus vigoureuse. Encore le vigneron ne fait-il ce retranchement que sur les branches faibles et petites. De même, afin de ménager une chienne, nous lui ôtons plusieurs de ses petits lorsqu'ils viennent de naître et qu'ils n'ont pas encore les yeux ouverts. (1049d) Au contraire Jupiter, qui a lui-même formé les hommes, qui les fait croître et avancer en âge, se plaît ensuite à les tourmenter, à leur préparer des causes de destruction, tandis qu'il était bien plus simple de ne pas les faire naître. Mais c'est peu de chose auprès de ce que je vais dire. Il ne s'élève jamais de guerre parmi les hommes, qu'elle ne soit causée par quelque passion vicieuse. L'une a pour cause la volupté, l'autre l'avarice, celle-ci l'amour de la gloire, celle-là l'ambition. Si donc Dieu est l'auteur des guerres, il l'est aussi des vices, et c'est lui qui irrite les passions des hommes et qui déprave leur cœur. Cependant Chrysippe, dans son traité des Jugements et dans son second livre des Dieux, dit (1049e) qu'il est contre toute rai-


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son de supposer que Dieu soit l'auteur d'aucune action vicieuse; que comme les lois ne sont jamais cause des transgressions qui les font violer, de même les dieux ne sont auteurs d'aucune impiété. Il est également conforme à la raison de croire que les dieux soient jamais cause d'aucune action honteuse.

Mais quoi de plus honteux pour les hommes que de se détruire les uns les autres ? C'est cependant, selon Chrysippe, ce dont Dieu leur suscite les occasions. Mais, dira quelqu'un, ne loue-t-il pas au contraire Euripide d'avoir  dit:

Si les dieux font le mal, ils cessent d'être dieux?

Et ailleurs :

Oui, d'accuser les dieux, il est toujours facile.

Mais que faisons-nous autre chose que de rapporter les maximes et les paroles de ce philosophe, qui sont contradictoires les unes aux autres? Car ce vers d'Euripide, que nous venons de citer, peut être allégué contre Chrysippe lui-même, non pas une, ni deux, ni trois fois, mais mille; et c'est de lui qu'on peut dire :

Oui, d'accuser les dieux, il vous est bien facile.

D'abord, dans le premier livre de la Nature, il compare la cause du mouvement à une coupe qui contient un breuvage composé de sucs différents, et dans laquelle tous les êtres sont agités chacun à leur manière. Après quoi il ajoute :

(1050a) « Puisque telle est l'administration de l'univers, il est nécessaire que nous nous y conformions, soit que les maladies nous affectent, soit que. nous soyons mutilés, soit enfin que nous soyons grammairiens ou musiciens. »

Il dit encore :

« En conséquence, nous dirons la même chose de nos vertus et de nos vices, et en général de la connaissance et de l'ignorance des arts, comme


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je l'ai déjà observé. »

Bientôt après, ôtant toute espèce d'équivoque, il ajoute :

« Les choses particulières, même les plus petites, ne peuvent arriver que conformément à la raison de la nature universelle. »

Or, que la nature universelle (1050b) et sa raison soient la même chose que le Destin, la Providence et Jupiter, c'est, je crois, ce qui n'est pas ignoré, même aux antipodes ; car ils le répètent à tout propos, et ils disent qu'Homère a parlé très exactement quand il a dit :

« Ainsi de Jupiter l'ordre s'exécutait; »

ce qu'il entendait, disent-ils, du Destin et de la nature universelle par qui tout est gouverné. Maintenant comment ces deux choses sont-elles vraies, et que Dieu n'est la cause d'aucune action honteuse, et que rien, jusqu'aux plus petites choses, ne peut se faire que conformément à la nature universelle et à sa raison ? Car certainement, dans toutes les choses qui se font, sont comprises les actions honteuses.

Épicure se met l'esprit à la torture et imagine toutes sortes de subtilités (1050c) pour affranchir notre libre arbitre du mouvement éternel, afin de laisser au vice tout le blâme qu'il mérite. Chrysippe le met à cet égard en pleine liberté. En effet, selon lui, le vice est produit non seulement par la nécessité et la destinée, mais encore par la raison même de Dieu, et conformément à la nature la plus parfaite. Voici ses propres expressions :

« La nature universelle s'étendant à tout, il faut que tout ce qui se fait par la raison ou par quelqu'une de ses parties .se fasse suivant cette nature et conformément à sa raison, et que tout se suive sans obstacle, puisque rien au dehors ne peut arrêter (1050d) son opération, et qu'aucune de ses parties ne peut avoir de mouvement ou d'affection qui ne soit conforme à cette nature universelle.»

Mais quelles sont ces affections, et ces mouvements des parties de la nature ? Il est clair que les


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affections sont les vices et les maladies de l'âme, comme l'avarice, la volupté, l'ambition, la lâcheté et l'injustice. Les mouvements sont les actions qui naissent de ces vices : les adultères, les vols, les trahisons, les meurtres, les parricides. Chrysippe croit qu'aucun de ces crimes ne se fait que conformément à la raison de Jupiter, à la loi, à la justice et à la Providence, de manière que les prévarications de la loi ne sont pas contraires à la loi, que les torts qu'on fait à autrui et les crimes que l'on commet ne blessent ni la justice ni la Providence.

(1050e) Il dit cependant que Dieu châtie le vice et qu'il fait bien des choses pour la punition des méchants. Voici comme il s'exprime dans le second livre des Dieux :

« Les gens de bien éprouvent quelquefois des accidents fâcheux, non, il est vrai, par punition, comme les méchants, mais par une autre sorte de dispensation divine, ainsi qu'on le voit dans les républiques. »

Il dit encore dans ce même ouvrage :

« Premièrement, il faut entendre ce qui regarde les maux dans le sens que nous avons déjà expliqué; en second lieu, il faut savoir qu'ils sont distribués d'après la raison de Jupiter, soit par punition, soit par une autre dispensation qui intéresse tout l'univers. »

N'est-ce pas déjà une chose bien indigne que le vice se fasse d'après la raison de Jupiter, et que cependant ce Dieu le punisse? Mais il rend cette contradiction encore plus choquante, lorsqu'il dit dans le second livre de la Nature :

(1050f) « Le vice, considéré même dans les actions les plus atroces, a une raison qui lui est particulière, car il se fait conformément à la raison de la nature, et on peut presque dire qu'il n'est pas sans quelque utilité par rapport à l'univers; car autrement il n'y aurait pas de biens. »

Et après cela il reprend ceux qui disputent pour et contre, (1051a) lui qui, par l'envie de toujours parler et de dire quelque chose de singulier et d'extraordinaire, prétend qu'il n'est pas sans quelque utilité qu'il y ait des coupeurs de bourse,


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des délateurs, des voluptueux; que ce n'est pas inutilement qu'il y a des gens inutiles, pernicieux et misérables. Qu'est-ce donc que ce Jupiter? j'entends celui de Chrysippe, pour punir ainsi des actions qui ne sont ni volontaires ni inutiles ? Car d'après le raisonnement de ce philosophe, le vice est absolument irrépréhensible, et Jupiter, au contraire, très blâmable, soit qu'il ait produit le vice sans aucune utilité, soit qu'il le punisse après l'avoir produit pour une fin utile.

Dans son premier livre sur la Justice, après avoir dit des dieux qu'ils s'opposent à quelques injustices, il ajoute qu'il n'est pas possible de détruire (1015b) entièrement le vice, et que quand même cela se pourrait, il ne serait pas expédient de le faire. Il n'est pas de mon sujet d'examiner s'il ne serait pas expédient de détruire les transgressions des lois, les injustices et toutes les folies humaines; mais Chrysippe, qui, par ses préceptes philosophiques, s'efforce autant qu'il peut d'extirper tous les vices, ce qu'il n'est pas, selon lui, expédient de faire, contredit en cela et Dieu et la raison. D'ailleurs, en disant qu'il y a des injustices auxquelles Dieu s'oppose, il prouve qu'il y a des actions impies et criminelles.

Après avoir dit en plusieurs endroits qu'il n'y a rien de répréhensible et de blâmable dans ce monde, parce que tout y est réglé conformément à la plus parfaite nature, il admet ailleurs des négligences répréhensibles, et sur des choses qui ne sont ni petites ni légères. Il dit, dans (1015c) son troisième livre de la Substance, que des fautes de cette nature peuvent arriver même aux gens de bien ; après quoi il ajoute : « Cela vient-il de ce qu'on néglige les moindres objets, comme dans une grande maison il se perd des grains de blé ou un peu de son, quoique tout le reste y soit dans le plus grand ordre? Ou bien y a-t-il quelques mauvais génies qui président à ces sortes de détails dans lesquels il se glisse des négligences répréhensibles? » II dit aussi que la nécessité y entre pour beau-


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coup. Je ne m'arrêterai pas à relever ici la légèreté avec laquelle il compare à du son qui se perd les malheurs qu'ont éprouvés les hommes les plus vertueux, comme la condamnation de Socrate, la mort de Pythagore, brûlé vif par les Cyloniens (27), les tourments affreux dans lesquels les tyrans Démylus et (1051d) Denys firent expirer Zenon et Antiphon (28); mais dire qu'il y a de mauvais génies que la Providence divine a préposés à ces sortes d'événements, n'est-ce pas calomnier Dieu, et le représenter comme un roi qui confie le gouvernement de ses provinces à des satrapes et à des ministres pervers, et qui les laisse avec indifférence outrager et tourmenter les meilleurs de ses sujets ?

Mais s'il est vrai que la nécessité entre pour beaucoup dans les événements humains, Dieu ne tient pas tout sous sa puissance, et tout n'est pas gouverné conformément à sa raison.

Chrysippe combat vivement Épicure et ceux (1051e) qui détruisent la Providence ; et pour les réfuter, il fait valoir l'idée naturelle que nous avons des dieux, et qui nous les fait regarder comme les amis et les bienfaiteurs des hommes. Cette doctrine est si souvent répétée dans les ouvrages des stoïciens, qu'il est inutile de citer ici leurs propres paroles. Cependant tous les hommes ne croient pas que les dieux soient bons. Voyez, par exemple, ce que les Syriens et les Juifs pensent de la Divinité (29).


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Voyez de combien de superstitions sont remplis les écrits des poètes. Presque personne, parmi les stoïciens, ne croit que Dieu ait été engendré et qu'il soit corruptible. Pour ne pas les citer tous, je me bornerai au seul Antipater de Tarse, qui dit dans son ouvrage sur les dieux :

« Afin de jeter plus de jour sur cette matière, j'exposerai en peu de mots l'opinion que j'ai des dieux. (1051f) Je crois donc que Dieu est un animal heureux, incorruptible et bienfaiteur des hommes. »

Ensuite, en expliquant chacun de ces termes, il ajoute :

« En effet, tous les hommes croient les dieux incorruptibles. »

Mais Chrysippe n'est point de l'opinion qu'Antipater attribue à tous les hommes. Il croit que de tous les dieux Jupiter seul est incorruptible, (1052a) que tous les autres, sans exception, ont été engendrés, et qu'ils doivent tous périr. Il le répète presque dans tous ses ouvrages ; je ne citerai qu'un passage de son troisième livre des Dieux :

« Il en est, dit-il, autrement des dieux, car les uns ont été engendrés et sont corruptibles, les autres n'ont pas été produits. La démonstration de cette doctrine est un des premiers objets de la philosophie naturelle. Le soleil, la lune et les autres dieux de même nature ont été engendrés; Jupiter seul est éternel. »

Il dit un peu plus loin :

« Nous dirons la même chose de Jupiter et des autres dieux quant à leur origine et à leur corruptibilité ; car ceux-ci sont sujets à périr, et les parties de l'autre sont incorruptibles. »

Je rapprocherai de cette doctrine de Chrysippe un passage d'Antipater :

(1052b) « Tous ceux, dit ce philosophe, qui citent aux dieux leur bienfaisance, affaiblissent en partie les notions premières que nous avons de la Divinité. Il faut en dire autant de


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ceux qui les croient sujets à la génération et à la corruption. »

Si donc celui qui croit les dieux périssables tombe dans la même absurdité que celui qui nie leur providence et leur amour pour les hommes, Chrysippe n'est pas moins dans l'erreur qu'Épicure, puisque l'un ôte aux dieux leur immortalité, et l'autre leur bienfaisance.

Dans son troisième livre des Dieux, Chrysippe, en parlant de la manière dont ils se nourrissent, s'exprime ainsi :

« Les autres divinités usent de nourriture à peu près comme nous, et c'est par ce moyen qu'ils entretiennent leur vie ; mais (1052c) Jupiter et le monde se nourrissent d'une autre manière que les dieux engendrés et qui doivent périr par le feu. »

Il soutient ici que tous les dieux, excepté Jupiter et le monde, prennent de la nourriture ; et dans son premier livre de la Providence, il dit que Jupiter prend de l'accroissement, jusqu'à ce que toutes choses soient consommées en lui, parce que la mort étant la séparation de l'âme d'avec le corps, et l'âme du monde ne se séparant jamais d'avec lui, mais prenant des accroissements successifs, jusqu'à ce qu'elle ait consumé en elle-même l'universalité de la matière, on ne peut pas dire que le monde doive mourir. Quelle plus grande contradiction que d'avancer qu'un même dieu se nourrit et ne se nourrit point? Il n'est pas besoin de raisonnements pour prouver cette inconséquence ; car il le dit ouvertement au même endroit :

(1052d) « Le monde se suffit à lui-même, parce qu'il contient tout ce qui lui est nécessaire; il se nourrit de lui-même et prend de l'accroissement, parce que ses parties se changent les unes dans les autres. »

Non seulement donc il se contredit quand il avance dans un endroit, que tous les dieux prennent de la nourriture, excepté Jupiter et le monde, et dans un autre que le monde se nourrit aussi ; mais il le fait bien davantage, lorsqu'il assure que le monde s'accroît en se nourrissant de lui-même. Au contraire, il fallait plutôt


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dire que le monde seul ne prend pas d'accroissement, puisqu'il ne se nourrit que de sa propre destruction, et que les autres dieux en prennent, puisqu'ils tirent du dehors leur nourriture ; et par conséquent que c'est le monde qui se consume en eux, s'il est vrai qu'il tire de (1052e) lui-même sa nourriture, et que les dieux la reçoivent de lui. En second lieu, une autre idée que renferme naturellement la notion des dieux, est celle de leur bonheur et de leur perfection. Aussi les stoïciens louent-ils Euripide d'avoir dit :

« Au-dessus des besoins, Dieu, par son rang suprême,
Parfaitement heureux se suffit à lui-même. »

Mais Chrysippe, dans les passages que je viens de citer, prétend que le monde seul se suffit à lui-même, parce que seul il contient en soi tout ce dont il a besoin. Que suit-il de cette assertion? Que ni le soleil, ni la lune, ni aucun des autres dieux ne se suffisent à eux-mêmes, et par conséquent qu'ils ne sont pas heureux. 

(1052f) Il croit que le fœtus est nourri par la nature, dans le sein de la mère, comme une plante dans la terre ; qu'aussitôt qu'il est né, il est refroidi et fortifié par l'air, ses esprits changent de nature, et il devient un animal; qu'ainsi c'est avec raison que le nom qu'on donne à l'âme vient du mot qui signifie rafraîchissement. Mais bientôt, en contradiction avec lui-même, il dit que l'âme est un esprit d'une nature plus subtile, et composé de parties très déliées. (1053a) Car comment est-il possible qu'un corps naturellement épais devienne subtil et délié par le refroidissement et la condensation ? Et ce qui est encore plus fort, comment, après avoir affirmé que c'est le refroidissement qui fait que le corps devient animé, peut-il croire que le soleil, qui est d'une nature ignée, soit animé, et qu'il ait été produit par une exhalaison convertie en feu? Voici ce qu'il dit dans son troisième livre de la Nature :

« Le chan-


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gement du feu se fait de la manière suivante : par l'air il est changé en eau ; de cette eau à laquelle la terre sert de soutien, l'air se résout en vapeur, et quand l'air est atténué, l'éther prend une forme circulaire, et les étoiles sont enflammées par la mer ainsi que le soleil. »

Quoi de plus contraire à l'embrasement que le refroidissement, à la raréfaction, que la condensation, (1053b) dont l'une de l'air et du feu produit l'eau et la terre, et l'autre change en feu et en air les substances humides et terreuses? Cependant Chrysippe donne pour principe de l'animalité, tantôt l'embrasement, tantôt le refroidissement. Il dit que lorsque l'inflammation est complète, l'être vit et est animé ; mais quand il vient à s'éteindre et à s'épaissir, il se tourne en eau, en terre et en substance purement corporelle. Voici comment il s'en explique dans son premier livre sur la Providence :

« Dès que le monde est tout entier en nature de feu, il a aussitôt son âme et sa faculté dominante; mais lorsqu'il se change en une substance humide, dans laquelle l'âme est comme contenue, alors il prend une nature qui est une sorte de composé d'âme et de corps, et il acquiert des rapports différents. »

 (1053c) Dans ce passage, il dit clairement que les parties inanimées du monde sont elles-mêmes, par leur inflammation, changées en des êtres animés, et qu'au contraire, par leur extinction, l'âme s'affaiblit, devient humide, et retourne à la nature corporelle. C'est donc une absurdité de sa part, tantôt d'animer par le refroidissement les choses insensibles, et. tantôt de réduire en substances inanimées et insensibles la plus grande partie de l'âme du monde.

Mais, outre cela, le raisonnement qu'il fait sur la génération de l'âme a pour base des preuves qui détruisent son opinion. Il prétend que l'âme se forme dans un enfant dès qu'il est sorti du sein de sa mère, parce que (1053d) ses esprits changent de nature, et se fortifient par le refroi-


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dissement comme le fer se durcit parla trempe. Et pour prouver que l'âme n'est produite qu'après la naissance de l'enfant, son plus fort argument est que les enfants ont des mœurs el des inclinations semblables à celles de leurs pères. Mais ici la contradiction saute aux yeux; car est-il possible que l'âme, qui n'est produite qu'après l'enfantement, ait ses inclinations et ses mœurs formées avant l'enfantement? ou bien il faudra dire qu'une âme est semblable à une autre, avant qu'elle soit produite, c'est-à-dire qu'elle est par similitude et qu'elle n'est pas, puisqu'elle n'existe pas encore. Et si quelqu'un prétend que c'est par l'organisation des corps que cette ressemblance s'imprime, et qu'ainsi les âmes, après être formées, changent d'inclination, alors il détruit sa preuve de l'origine de l'âme ; car il suit de là que (1053e) quand même l'âme ne serait pas engendrée, une fois entrée dans le corps, elle prouverait un changement, et prendrait cette ressemblance qui serait l'effet de l'organisation.

Tantôt il avance que l'air est léger, et qu'il a la propriété de s'élever ; tantôt, qu'il n'est ni grave ni léger. Dans son second livre du Mouvement, il dit que le feu n'ayant aucune pesanteur, gagne toujours le haut, et qu'il en est de même de l'air ; que l'eau tient plus de la nature de la terre, et l'air de celle du feu. Dans ses Préceptes physiques, il penche vers l'opinion contraire, et il dit que l'air par lui-même n'a ni pesanteur ni légèreté, qu'il est ténébreux de sa nature, et la preuve qu'il en donne, c'est qu'il est le principe du froid ; que son obscurité est opposée à la clarté, et son froid à la chaleur du feu. (1053f) Après avoir exposé ses principes dans le premier livre de ces Questions naturelles, il dit dans son traité des Habitudes, que les habitudes ne sont que des modifications de l'air, qu'elles seules donnent aux corps leur consistance; que c'est l'air qui fait qu'un corps, contenu par une habitude, a une certaine qualité, parce qu'il lui


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donne cette consistance qu'on appelle dureté dans le fer, densité dans la pierre et blancheur dans l'argent.

(1054a) On sent tout ce que cette opinion a d'absurde et de contradictoire ; car si l'air conserve toujours sa nature, comment, dans ce qui n'est pas blanc, la noirceur se changera-t-elle en blancheur, la mollesse en dureté dans ce qui n'est pas dur, et la rarité en densité dans ce qui n'est pas dense? Ou si l'air, en se mêlant dans ces corps, s'assimile à eux et subit des changements, comment est-il une habitude, ou une faculté, ou la cause de ces effets, auxquels il est  lui-même assujetti ? Car un changement qui lui fait perdre ses qualités, prouve qu'il est passif plutôt qu'agent, et qu'il est plus affaibli par les autres corps qu'il ne leur donne leur consistance. D'ailleurs les stoïciens soutiennent hautement que la matière, qui par elle-même n'a ni action ni mouvement, est susceptible de toutes sortes de qualités; (1054b) que ces qualités sont des esprits qu'ils appellent des tensions de l'air, et qu'elles donnent la forme et la figure aux parties de la matière auxquelles elles s'attachent. Mais cela ne saurait s'accorder avec la nature qu'ils ont attribuée à l'air; car, s'il est une habitude et une tension, il doit assimiler à lui tous les corps qui par leur mollesse sont susceptibles de changement. Si, au contraire, par son mélange avec les corps, il prend des formes contraires à celles qu'il a naturellement, il s'ensuit qu'il est en quelque sorte le sujet de la matière et non pas sa faculté.

 Chrysippe dit souvent que hors du monde il y a un vide infini, et que l'infini n'a ni commencement, ni milieu, ni fin. C'est le principal argument dont se servent les stoïciens pour réfuter l'opinion d'Épicure, qui attribue aux atomes un mouvement naturel (1054c) vers le bas, parce que dans l'infini, disent-ils, il n'y a point de différence locale qui fasse que certains corps soient en haut et d'autres en bas. Mais dans son quatrième livre des Possibles,


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il suppose un milieu dans lequel le monde est placé. Voici ses expressions :

« Il faut dire que le monde est incorruptible : cette assertion aurait peut-être besoin de preuve ; mais je la crois certaine, et ce qui doit contribuer beaucoup à L'incorruptibilité du monde, c'est qu'il occupe le milieu; car si on le supposait placé ailleurs, alors il serait absolument corruptible. »

Il ajoute bientôt après :

(1054d) « Ainsi sa substance a éternellement occupé le milieu, et, par cette situation qu'il a eue dès son origine, par plusieurs causes différentes, et aussi par un heureux hasard, il n'est pas susceptible de corruption, et par conséquent il est éternel. »

Ce passage offre d'abord une première contradiction manifeste, puisqu'il suppose un milieu à l'infini ; mais il en contient une seconde, qui est moins frappante et plus absurde. Puisqu'il croit que le monde, s'il occupait une autre place que le milieu dans le vide infini, ne se conserverait pas incorruptible, on voit clairement qu'il a craint que les parties qui forment sa substance, (1054e) en se portant alors vers le milieu, n'entraînassent la dissolution et la destruction du monde. Mais il n'aurait pas eu cette crainte s'il n'eût pensé que les corps tendent naturellement de tous les côtés vers le milieu, non de la substance elle-même, mais de l'espace qu'elle occupe. Et c'est ce qu'il a souvent dit être impossible et contre nature, parce qu'il n'y a dans le vide aucune différence qui fasse que les corps se portent d'un côté plutôt que d'un autre, et que c'est la composition même du monde qui est la cause du mouvement que les corps ont vers le centre, et qui les fait s'y porter de tous les côtés. Il suffit de ci ter ici un passage de son second livre du Mouvement. Après avoir dit (1054f) que le monde est un corps parfait, mais que ses parties ne le sont point, parce qu'elles existent moins pour elles-mêmes que par rapport à l'univers, il parle ensuite de son mouvement, dont telle était la nature, que toutes ses parties tendaient à l'affermir, à


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le conserver, et non à le dissoudre et à le rompre ; après quoi, il ajoute :

« Ainsi l'univers ayant un mouvement et une tendance vers un même point, et ses parties, à raison de leur nature corporelle, ayant aussi ce même mouvement, il est vraisemblable que (1055a) tous les corps ont, par leur nature, ce premier mouvement vers le centre du monde, que l'univers se meut ainsi vers lui-même, et ses parties aussi, comme étant des portions de lui-même. »

Mais, mon ami, pourrait-on lui dire, par quel accident avez-vous donc oublié ces paroles, pour affirmer ensuite que si, par un hasard heureux, le monde n'eût pas occupé le milieu, il aurait été sujet à la dissolution et à la mort ? Si son mouvement naturel est de tendre toujours vers son centre, et que ses parties s'y portent aussi de tous les côtés, dans quelque partie du vide qu'il eût été placé, comme il se serait toujours contenu et resserré lui-même, il serait toujours resté indissoluble et (1055b) incorruptible. Car les corps qui se brisent et se divisent n'éprouvent cette dissolution que par la séparation de chacune de leurs parties, qui, abandonnant le lieu qu'elles occupaient contre leur nature, vont prendre la place qui leur convient. Mais vous qui croyez que si le monde occupait une autre place dans le vide, il serait sujet à une destruction totale, qui le déclarez même, et qui, pour cela, mettez un milieu dans un infini qui ne peut en avoir, vous avez donc abandonné ces tensions, ces adhérences, ces inclinaisons, comme de faibles garants de sa conservation; vous n'avez attribué qu'à la place qu'il occupe la cause de sa durée, et, comme si vous preniez plaisir à vous réfuter vous-même, vous ajoutez encore :

« Il est naturel que chaque partie du monde soit mue par elle-même, (1055d) de la même manière qu'elle se meut dans sa liaison avec les autres parties, quand même, par une simple supposition, nous la concevrions placée dans quelque espace vide du monde. Comme alors, contenue de toutes


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parts, elle se porterait vers le centre, elle persévérerait dans le même mouvement, en supposant même qu'il se ferait subitement du vide autour d'elle ; d'ailleurs, une partie quelconque environnée par le vide ne perd point sa tendance naturelle vers le centre du monde; et le monde lui-même, si le hasard ne lui eût pas donné la place qu'il occupe dans le milieu, eût perdu cette tension qui le contient et le conserve, parce que les différentes parties de sa substance se seraient portées de différents côtés. »

Il y a dans ce passage des contradictions (1055d) bien choquantes contre la physique ; mais il est encore plus opposé à Dieu et à la Providence, à qui il ôte la principale et la plus importante influence, pour ne leur laisser que les plus légères. En effet, la cause qui contribue le plus à la conservation du monde, c'est que sa substance étant intimement liée à ses parties, elle est contenue par elle-même. Mais, suivant Chrysippe, cette disposition est l'effet du hasard ; car si c'est le lieu que le monde occupe qui le rend incorruptible, et que ce soit le hasard qui l'y ait placé, il est évident que l'univers doit sa conservation au hasard, et non au Destin ni à la Providence.

Mais quelle contradiction entre la doctrine que Chrysippe enseigne sur le possible et celle qu'il établit sur la destinée ! Car si le possible (1055e) n'est point ce qui est ou qui sera vrai, comme le prétend Diodore, mais tout ce qui peut être, quand même il ne devrait jamais exister, il y aura beaucoup de choses possibles qui ne seront pas produites par le Destin immuable, lequel soumet tout à son inévitable pouvoir. Ainsi le Destin perd sa puissance ; ou, s'il est tel que Chrysippe se le figure, ce qui pourrait être deviendra souvent impossible ; tout ce qui est vrai sera nécessaire, parce qu'il sera compris dans la plus absolue de toutes les nécessités, et tout ce qui est i'aux sera impossible, parce que la plus puissante des causes s'opposera à ce qu'il soit jamais vrai. Car comment est-il possi-


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blé (1055f) qu'un homme meure sur terre, quand le Destin a déterminé qu'il mourrait sur mer? ou comment un homme qui est à Mégare peut-il aller à Athènes, si le Destin s'y oppose?

Ce qu'il avance avec tant de légèreté sur les objets qui frappent notre imagination est encore contraire au pouvoir du Destin. Pour montrer que ces objets ne sont pas par eux-mêmes des causes parfaites de consentement, il dit que les sages nous feraient un tort réel en excitant en nous de fausses imaginations, s'il était vrai qu'elles déterminassent entièrement notre volonté. Car souvent les sages emploient le mensonge (1056a) à l'égard des méchants, et ils offrent à leur imagination des motifs vraisemblables, mais qui ne sont pas la cause de leur consentement ; autrement ils le seraient aussi d'une opinion fausse et de l'erreur. On pourra donc transporter ce raisonnement du sage au Destin, et dire que le Destin ne détermine pas le consentement ; car autrement il serait la cause de consentements faux, d'erreurs et d'opinions nuisibles. Ainsi la raison, qui fait que le sage ne nuit à personne, nous montre aussi que le Destin n'est pas la cause de tout. Car si le Destin ne produit pas les opinions des hommes, et s'il ne leur cause aucun dommage, ce ne sera pas lui non plus qui les fera agir (1056b) avec droiture et avec prudence, qui les rendra fermes dans leurs opinions et qui leur procurera des avantages, ce qui détruit cette assertion des stoïciens, que le Destin est la cause de tout. Si quelqu'un m'objecte que Chrysippe ne dit pas que le Destin soit la cause absolue de tout, mais seulement la cause antécédente, il prouvera encore que ce philosophe est en contradiction avec lui-même, puisqu'il loue singulièrement ce qu'Homère dit de Jupiter :

Et des biens et des maux Jupiter est l'arbitre.

Et ce vers d'Euripide :


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Jupiter, l'homme tient de ta seule puissance
Sa raison, ses talents et toute sa prudence.

(1056b) Chrysippe, après avoir écrit beaucoup de choses analogues à ces maximes, finit par dire que rien n'est en repos et que rien ne se meut, même ce qu'il y a de plus petit, que conformément à la raison de Jupiter, qu'il dit être une même chose avec le Destin. Mais une cause antécédente est plus faible qu'une cause absolue, et, forcée de céder à des obstacles qui lui résistent, elle ne parvient pas à produire son effet. Or Chrysippe, pour montrer que le Destin est une cause invincible que rien ne peut arrêter ni changer, lui donne les noms d'Atropos, d'Adrastée, de Nécessité, de Fin déterminante, parce qu'il donne à toutes choses leur fin et leur terme (30).

Dirons-nous donc que ni les consentements, (1056d) ni les vertus, ni les vices, ni les bonnes, ni les mauvaises actions ne sont en notre pouvoir? Ou croirons-nous que le Destin n'atteint pas à son but, qu'une faculté faite pour donner à toutes choses leur terme ne les termine point, et que les mouvements et les habitudes de Jupiter n'ont pas leur accomplissement? L'une de ces conséquences suit de l'opinion qui veut que le Destin soit une cause absolue, et l'autre de celle qui n'en fait qu'une cause antécédente : s'il est une cause absolue, il détruit notre libre arbitre et le choix de notre volonté; s'il n'est qu'une cause antécédente, il n'aura plus le pouvoir d'arriver sans obstacle aux fins qu'il se propose. Or, dans tous ses ouvrages, et principalement dans ceux de physique, (1056e) Chrysippe ne cesse de répéter que les natures particulières et leurs mouvements éprouvent beaucoup d'obstacles et d'empêchements, au lieu que le mouvement de l'univers n'en connaît aucun. Mais si les mouve-


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ments des êtres particuliers rencontrent des obstacles, comment est-il possible que le mouvement de l'univers, qui renferme celui des êtres particuliers, n'en éprouve point? La nature de l'homme ne trouvera-t-elle pas de l'empêchement dans ses fonctions, si le pied et la main n'ont pas toute leur liberté? ou le mouvement d'un vaisseau peut-il être libre, quand il y a de l'embarras dans les voiles ou dans les rames? Et sans cela, si les imaginations ne sont pas produites par le Destin, elles n'opèrent pas les consentements. Ou si Chrysippe prétend que lorsque les imaginations conduisent aux consentements, ceux-ci sont déterminés par le Destin, comment le Destin pourrait-il n'être pas (1056f) contraire à lui-même, puisque dans les choses les plus importantes il nous imprime des imaginations opposées et qui tirent nos pensées en sens contraire ? Ils disent cependant que ceux qui se déterminent d'après l'une ou l'autre de ces imaginations, et qui ne retiennent pas leur consentement, se rendent coupables; que s'ils cèdent à des imaginations obscures, ils se heurtent à chaque pas ; si elles sont fausses, ils donnent dans l'erreur ; si elles sortent de l'appréhension commune, ils n'ont que des opinions vagues et incertaines. Il faut donc de trois choses l'une, ou que toute imagination ne soit pas l'effet du Destin, ou que tout consentement à une imagination soit exempte de blâme, ou enfin que le Destin lui-même ne soit pas irrépréhensible ; (1057a) car je ne vois pas comment il serait excusable de produire des imaginations qu'il faut combattre et réprimer, et auxquelles on ne peut céder sans être coupable.

Enfin, dans les disputes contre les académiciens, Chrysippe et Antipater se donnent beaucoup de peine pour prouver que nous ne faisons et n'entreprenons rien sans y donner notre consentement, et que ceux-là avancent des fables et de vaines suppositions, qui prétendent que dès qu'il s'offre à nous une imagination convenable,


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nous nous déterminons à agir sans céder ni consentir. Chrysippe dit encore que Dieu et le sage (1057b) impriment en nous des imaginations fausses, non qu'ils veuillent que nous y cédions ou que nous y donnions notre consentement, mais seulement afin de nous faire agir et de nous porter vers l'objet qui nous est présenté ; et que c'est par un effet de notre corruption naturelle et de notre faiblesse que nous consentons à ces sortes d'imaginations. Le désordre et la contradiction de ces principes sautent aux yeux ; car celui qui n'a pas besoin que nous donnions notre consentement aux imaginations qu'il imprime en nous, mais seulement que nous agissions d'après les objets qui nous sont présentes, que ce soit Dieu ou le sage, sait très bien que ces sortes d'imaginations suffisent pour nous faire agir, et que notre consentement en est une suite nécessaire. Si donc, sachant que l'imagination nous détermine à agir sans avoir besoin de notre consentement, il nous envoie des imaginations fausses on simplement probables, il est la cause volontaire des erreurs dans lesquelles nous tombons en donnant notre consentement (1057c) à des choses que nous ne saurions comprendre.


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QUE LES STOÏCIENS DISENT DES CHOSES PLUS ÉTRANGES QUE LES POÈTES EUX-MEMES.

(1057c) On a blâmé Pindare d'avoir feint, contre toute vraisemblance,  que le corps de Cénée était invulnérable, et  que, (1057d) sans avoir reçu aucune blessure, il s'enfonça sous la terre,

« Dont son pied sans effort entr'ouvrit les abîmes. »

Mais le Lapithe (31), forgé pour ainsi dire d'impassibilité comme d'un diamant impénétrable, est bien quelquefois blessé, atteint par la maladie ou par la douleur ; mais il n'éprouve ni crainte ni tristesse ; il n'est point vaincu, il ne cède point à la force lors même qu'on le frappe, qu'on le fait souffrir, qu'on le tourmente, qu'il voit sa patrie saccagée et qu'il est exposé à tous les malheurs de la vie. Le Cénée de Pindare, quoique accablé de coups, n'était jamais blessé. Le sage des stoïciens est tenu prisonnier sans perdre sa liberté ; jeté dans un précipice, (1057e) il ne souffre point de violence ; on l'applique à la torture, et il n'est pas tourmenté; on le brûle, et il ne reçoit point de mal; renversé à la lutte, il reste invincible ; environné de fortifications, il n'est point assiégé; vendu par les ennemis, il n'est jamais captif, mais il est comme ces vaisseaux qui, portant ces inscriptions pompeuses : Heureuse navigation, providence conservatrice, abri salutaire, n'en sont pas moins agités par la tempête et quelquefois brisés ou abîmés sous les flots.

L'Iolas d'Euripide, de vieillard décrépit qu'il est, devient tout à coup


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jeune et vigoureux pour les combats. Le sage des stoïciens était hier l'homme le plus méchant et le plus corrompu, et aujourd'hui il se trouve subitement  (1057f) vertueux. Il était pâle, ridé, et, comme dit Eschyle,

« Accablé par les ans, pressé par la douleur; »

et tout à coup le voilà beau, d'une figure noble et presque divine.

(1058a) Minerve, dans Homère, ôte à Ulysse ses rides et ses difformités ; elle couvre de cheveux sa tête chauve, et lui rend sa première beauté. Le sage des stoïciens, lors même que son corps reste appesanti sous le poids de la vieillesse, qu'il est chaque jour accablé de nouvelles infirmités, qu'il est même édenté, borgne et bossu, n'est cependant ni laid ni difforme (32).

Les escarbots, dit-on, fuient les bonnes odeurs et recherchent les mauvaises. De même les stoïciens préfèrent les hommes les plus laids et les plus difformes, pour en faire leurs amis; et après les avoir, par des préceptes de sagesse, rendus agréables et beaux, ils les abandonnent.

A en croire ces philosophes, un homme qui, (1058b) le matin, était très méchant, le soir, se trouve très vertueux; celui qui s'était endormi stupide, ignorant, injuste, intempérant, et, qui plus est, esclave, pauvre, indigent, se lève le matin roi, riche, heureux, et même tempérant, juste, ferme et invariable dans ses opinions. Ce n'est pas qu'il se trouve tout à coup un corps vigoureux et une jeunesse florissante ; c'est dans une âme faible, molle, efféminée et inconstante qu'il acquiert un entendement parfait, une prudence extrême, une disposition toute divine, une science infaillible et une habitude immuable que rien ne peut faire changer. Ce n'est


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point par degrés que son ancienne dépravation disparaît ; c'est en un instant que, d'une espèce de bête féroce, il devient presque un héros, un génie ou un dieu. Depuis qu'il a puisé la vertu dans le Portique, on peut lui dire :

« (1058c) Tu n'as qu'à désirer, tu seras satisfait. »

La vertu donne à ces philosophes les richesses, la royauté, la fortune, le bonheur ; elle les met au-dessus de tous les besoins, et ils se suffisent à eux-mêmes, quoiqu'ils ne possèdent pas une drachme. Les fables des poètes, plus sensées encore que les maximes des stoïciens, ne nous représentent jamais Hercule affranchi des nécessités de la vie ; seulement toutes les choses dont il avait besoin coulaient comme de source pour lui et pour ses compagnons (33). Mais celui qui a pu saisir une fois la corne Amalthée des stoïciens, est aussitôt enrichi quoiqu'il mendie son pain; il est roi, et il apprend, pour de l'argent, à résoudre et à expliquer des syllogismes ; seul il possède tout, (1058d) et il tient à loyer la maison qu'il occupe ; il emprunte pour acheter de la farine, ou il demande de l'argent à ceux même qui sont dans l'indigence. A la vérité, le roi d'Ithaque mendiait, mais c'était pour n'être pas reconnu ; aussi prenait-il, autant qu'il lui était possible,

« Tous les dehors honteux du plus vil mendiant. »

Mais un philosophe du Portique qui crie à pleine tête :

« C'est moi seul qui suis roi, c'est moi seul qui suis riche,»

va souvent de porte en porte, et dit d'un ton humble :

« A ce pauvre Hypponax donnez un vêtement,
(1058e) Il est transi de froid, tout son corps est tremblant.
»


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DES NOTIONS COMMUNES CONTRE LES STOÏCIENS.

DIALOGUE.

texte grec

LAMPRIAS, DIADUMÈNE (34).

(1058e) LAMPRIAS.

Il me paraît, Diadumène, que, dans votre école, on se met fort peu (1058f) en peine du reproche de raisonner contre les notions communes, puisque, de votre aveu, vous ne tenez pas même un grand compte des sens naturels d'où viennent cependant la plupart de nos perceptions qui ont leur fondement et leur autorité dans les objets qui frappent nos sens. Pour moi, (1059a) qui éprouve un trouble singulier, je viens auprès de vous en chercher le remède, soit dans vos raisonnements, soit dans des charmes magiques, soit enfin dans quelque autre moyen que vous pourrez trouver, tant sont vives l'agitation et la perplexité dans lesquelles m'ont jeté quelques stoïciens, philosophes très estimables, et, qui plus est, mes amis, mais qui déclament avec trop d'emportement et d'amertume contre l'Académie. Ils ont répondu avec aigreur à quelques observations modestes, je puis même dire respectueuses, que j'ai pris la liberté de leur faire. Emportés par la colère, ils ont traité les anciens philosophes de sophistes, de corrupteurs, de fléaux des plus saines maximes de la philosophie. Après bien d'autres propos encore plus étranges, (1059b) ils sont tombés enfin sur les notions communes, et ils ont accusé les académiciens de les confondre et de les détruire. Un d'entre eux a ajouté qu'il regardait non comme l'effet du hasard, mais comme une disposition particulière de la Providence, que Chrysippe ne fût venu au monde qu'après Arcésilas et avant


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Carnéade (35), dont l'un a, le premier, outrageusement attaqué les idées reçues (36), et l'autre a joui, dans l'Académie, de la plus grande réputation. Chrysippe, placé entre ces deux philosophes, a, par ses écrits contre Arcésilas, foudroyé d'avance l'éloquence de Carnéade, et il a laissé à nos sens des armes puissantes pour repousser l'attaque qu'on leur livrait. Il a fait cesser (1059c) la confusion qu'on avait jetée dans nos prénotions et nos conceptions communes; il les a dirigées et mises chacune dans leur place naturelle, de manière que ceux qui, depuis, ont voulu renouveler ce désordre et faire violence à la nature des choses, ont manqué leur but et n'ont fait qu'attester leur mauvaise foi et leur goût pour les sophismes. Échauffé dès le matin par tous les propos que j'ai entendus, j'ai besoin de calmants pour faire cesser des doutes cruels qui, tels que des humeurs violentes, fermentent dans mon esprit.

DIADUMÈNE.

Vous n'éprouvez en cela qu'une affection très ordinaire, mon cher Lamprias; mais si vous ajoutez foi au récit des poètes qui disent que l'ancienne Sipyle ne ne fut détruite par la Providence divine qu'en punition du crime de Tantale (37), croyez-en aussi nos amis du Portique, lorsqu'ils (1059d) assurent que ce n'est pas la Fortune, mais cette même Providence qui a fait naître Chrysippe, quand elle a voulu tout confondre et bouleverser dans la vie humaine ; car personne ne fut plus propre que lui à remplir de pareilles vues. Caton disait que personne, avant César, n'avait mis de la sobriété et de la prudence


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dans le projet de détruire la république. On peut dire aussi, ce me semble, que Chrysippe a mis le plus grand soin et la plus grande adresse à renverser, à abolir les idées reçues, autant du moins qu'il était en lui. Et c'est ce qu'attestent ceux même qui l'ont en plus grande estime, lorsqu'ils disputent avec lui sur l'espèce de sophisme qu'on nomme le menteur (38). En effet, mon ami, soutenir qu'une conclusion tirée de prémisses contraires n'est pas évidemment (1059e) fausse, et, d'un autre côté, prétendre que des syllogismes dont les prémisses et les inductions sont vraies peuvent cependant avoir les contraires de leurs conclusions vraies, n'est-ce pas détruire tout principe de démonstration et toutes les bases sur lesquelles la certitude est fondée ? Le polype, dit-on, mange ses bras pendant l'hiver; mais la dialectique de Chrysippe, qui s'enlève et se coupe pour ainsi dire à elle-même ses principes et ses moyens, quelle idée laisse-t-elle à l'abri du soupçon de fausseté ? Car il est impossible de rien élever de solide quand on l'assied sur des fondements fragiles ou sur des appuis douteux et incertains. (1059f) Quand on est couvert de boue ou de poussière et qu'on se frotte auprès de quelqu'un, au lieu d'ôter l'ordure, on ne fait que l'étendre davantage. De même il est des gens qui, blâmant les académiciens, se trouvent eux-mêmes chargés des reproches qu'ils leur font. Qui d'eux, en effet, ou des stoïciens, renversent les notions communes ? (1060a) Mais si vous le voulez, au lieu d'accuser nos adversaires, justifions-nous de leurs inculpations.


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LAMPRIAS.

Je me trouve aujourd'hui, Diadumène, bien changeant et bien versatile. Je suis venu, il n'y a qu'un instant, dans l'humiliation et la défiance de moi-même, solliciter une apologie : je veux maintenant faire le rôle d'accusateur, et savourer le plaisir de la vengeance en voyant tous ces philosophes convaincus de raisonner contre les idées et les notions communes, tandis qu'ils exaltent ambitieusement leur philosophie, comme la seule conforme à la nature.

DIABUMÈNE.

Eh bien! commencerons-nous par ces assertions (1060b) si célèbres qu'ils appellent eux-mêmes des paradoxes, en avouant par là assez ingénument toute leur absurdité : que les sages sont seuls rois, seuls riches et beaux, seuls citoyens et juges; ou voulez-vous que, renvoyant toutes ces rêveries dans la classe des choses vieilles et usées, nous nous attachions surtout aux points de leur doctrine qu'ils traitent plus sérieusement et qui portent sur des objets de pratique?

LAMPRIAS.

Je l'aime beaucoup mieux, Diadumène; car qui n'est pas déjà plein des arguments par lesquels on réfute leurs paradoxes?

DIADUMÈNE.

Eh bien! considérez en premier lieu si, d'après les idées du sens commun, on peut regarder comme conforme à la nature une doctrine qui enseigne que les avantages naturels sont indifférents, que la santé,  (1060c) la bonne constitution, la beauté, la force, ne sont ni désirables, ni utiles, ni profitables, ni propres à opérer la perfection qui est selon la nature, et que les affections contraires, telles que la privation des membres, les douleurs, les difformités, les maladies, ne sont pas nuisibles, et qu'il ne faut pas chercher à s'en garantir. Cependant ils disent eux-mêmes qu'entre ces affections opposées, il en est dont la nature nous éloigne, et d'autres avec lesquelles elle nous concilie. Mais quoi de plus contraire au sens commun que de dire que la nature nous porte vers les objets qui ne nous


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sont ni bons ni utiles, et qu'elle nous éloigne de ceux qui ne sont ni mauvais ni nuisibles, et ce qui est plus fort encore, qu'elle produit ce double effet à un tel point, que la privation de ceux-ci et la chute dans les autres sont des motifs suffisants pour (1060d) détester la vie, et même pour l'abandonner?

N'est-ce pas encore heurter le sens commun que de regarder la nature même comme indifférente, et la conformité avec la nature comme le plus grand des biens ? Peut-il être bon et honnête de suivre la loi et d'obéir à la raison, si la raison et la loi ne sont ni bonnes ni honnêtes? Mais ce n'est encore là qu'une bagatelle ; car si, comme Chrysippe l'a dit dans son premier livre de l'Exhortation, la vie heureuse est le partage de la vertu seule, si tout le reste ne nous intéresse point et ne contribue en rien à notre bonheur, la nature n'est pas seulement indifférente pour nous, mais elle est extravagante et insensée (1060e) de nous incliner vers des objets qui sont pour nous sans intérêt, et c'est à nous-mêmes une folie de placer le bonheur dans notre conformité avec la nature, tandis qu'elle nous porte à ce qui ne peut faire notre félicité. Quoi de plus conforme au bon sens que de croire que, comme les choses désirables par elles-mêmes contribuent à notre utilité, de même les choses naturelles nous font vivre selon la nature? Mais ce n'est pas là ce que disent les stoïciens ; au contraire, en admettant que vivre selon la nature est la dernière fin de l'homme, ils prétendent que les choses naturelles sont indifférentes.

Il ne répugne pas moins au sens commun de soutenir que l'homme sage et prudent, loin d'être également affecté par des biens de même nature, doit ne faire aucun cas des uns (1060f) et tout endurer pour les autres, quoique ceux-ci ne soient ni plus ni moins grands que les premiers. Ils disent encore qu'il n'y a pas plus de mérite à mourir pour sa patrie qu'à s'abstenir d'une femme décrépite, parce que, dans l'un et l'autre cas, on ne fait que son


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devoir. Cependant ils veulent que la première action soit grande et honorable ; (1061a) mais il serait ridicule, disent-ils, de se vanter de la seconde. Chrysippe lui-même a dit dans son traité de Jupiter et dans son troisième livre des Dieux, qu'il serait puéril et absurde de louer certaines actions, par exemple, de supporter courageusement la piqûre d'une mouche, et de s'abstenir d'une femme qui a déjà un pied dans la fosse, quoique ces actions aient la vertu pour principes. N'est-ce pas aller contre le bon sens que de rougir de louer des actions qu'ils regardent comme les plus belles du monde ? Peut-on, sans se montrer sot et ridicule, désirer et choisir ce qu'on ne doit ni louer ni admirer?

(1061b) Mais sans doute que vous trouverez encore moins sensé de prétendre que le sage ne fait pas plus de cas de la jouissance qu'il ne se plaint de la privation des plus grands biens, et qu'il se conduit dans leur usage et leur disposition comme il ferait à l'égard des choses les plus indifférentes; car nous tous

Qui consumons les fruits que la terre nous donne,

nous estimons qu'une chose dont la jouissance nous est commode, dont la privation se fait sentir et excite nos désirs, est bonne, utile et digne d'être recherchée, et nous ne regardons comme indifférentes que celles que nous ne voudrions pas acquérir par la moindre peine, à moins que ce ne fût pour s'amuser et pour passer le temps ; car la plus grande différence que l'on connaisse (1061c) entre un homme laborieux et celui qui ne se fait que des occupations frivoles, c'est que celui-ci se fatigue pour des choses indifférentes et inutiles, et l'autre pour des choses utiles et importantes. Les stoïciens en jugent tout autrement. Selon eux, l'homme sage et prudent, qui a plusieurs perceptions et plusieurs souvenirs de perceptions, en voit peu d'intéressantes pour lui, ne fait point de cas des autres, et


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croit qu'il lui est très indifférent de se souvenir qu'il a vu, il y a quelques jours, un de ses amis éternuer ou jouer à la paume. Cependant toute perception et tout souvenir, quand ils portent sur des bases solides, forment la science dans l'esprit du sage, et c'est pour lui un bien et un très grand bien. (1061d) Mais peut-il être tranquille et indifférent quand il est privé de la santé, quand il souffre dans quelque partie de son corps, quand il a perdu ses biens? Mais plutôt, dès qu'il est malade, n'appelle-t-il pas un médecin ? Ne va-t-il pas pour gagner de l'argent à la cour de Leucon, prince du Bosphore, ou d'Indathyrse, roi des Scythes, comme le dit Chrysippe lui-même? Il est même des privations qui le déterminent à quitter la vie. Peuvent-ils nier qu'ils ne renversent toutes les idées communes, lorsqu'ils se donnent tant de peine et de soin pour les choses indifférentes, et qu'ils ne sont pas plus affectés de la jouissance que de la privation des plus grands biens?

(1061e) Est-il plus sensé de dire qu'un homme ne sent pas de plaisir à passer de l'excès des maux au comble des biens? Telle est cependant la disposition de leur sage. Lorsque de la corruption la plus profonde il s'élève à la vertu la plus parfaite, qu'il sort de la vie la plus misérable pour entrer dans l'état le plus heureux, il ne donne aucun signe de joie ; il ne s'élève ni ne s'émeut d'un tel changement, qui, de l'abîme des vices et du sein de la misère, le fait parvenir à la plus grande abondance des biens les plus solides elles plus durables.

Il est aussi peu raisonnable de dire que l'assurance d'être exempt d'erreur dans ses opinions et dans ses jugements étant le plus grand bien de l'homme, elle n'est pas nécessaire (1061f) à celui qui est parvenu au plus haut point de perfection, qui n'en apprécie pas la jouissance, qu'il ne daignerait pas même étendre la main pour obtenir cette certitude et cette stabilité, qu'ils regardent cependant comme le bien le plus grand et le plus parfait. Ils


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vont encore plus loin :

ils prétendent que le bien ne s'accroît pas par sa durée, (1062a) que l'homme qui aura été sage pendant une heure ne sera pas moins heureux que celui qui aura constamment pratiqué la vertu, et qui lui aura heureusement consacré toute sa vie. Et après avoir soutenu cette assertion avec la plus grande force, ils disent que la vertu qui dure peu de temps ne sert de rien ; car quel profit retirerait de la sagesse celui qui, aussitôt après l'avoir acquise, ferait naufrage ou tomberait dans un précipice? De quoi eût-il servi à Lichas d'avoir passé subitement du vice à la vertu, quand Hercule le lança dans la mer, comme on lance une pierre avec une fronde (39) ?

Ce n'est pas là seulement renverser les notions communes ; c'est encore confondre ses propres idées, (1062b) que de soutenir que la possession la plus courte de la vertu rend infiniment heureux, et cependant de n'en faire aucun cas.

Mais ce n'est pas là ce qu'il y a de plus étonnant dans la doctrine des stoïciens; ce qui doit surprendre bien davantage, c'est de leur entendre dire que la présence de la vertu et du bonheur est le plus souvent insensible pour l'homme ; qu'il ne s'aperçoit pas que de l'excès de la misère et de la folie il est passé tout d'un coup à un état de sagesse et de félicité. Non seulement c'est une chose ridicule de vouloir qu'un homme qui vient d'acquérir la prudence ignore précisément qu'il est devenu sage et qu'il est sorti de l'ignorance ; mais, en général, c'est ôter à la vertu tout ce qu'elle a de force et de poids, que de supposer qu'elle entre dans l'homme sans qu'il s'en aper-


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çoive ; (1062c) car, d'après leur propre opinion, le bien n'est pas de nature à n'être pas senti, et Chrysippe lui-même dit formellement dans son traité des Fins de l'homme, que le bien est sensible, et il le démontre. Il reste donc à dire que lorsque ceux en qui il est présent ne s'en aperçoivent pas, c'est par sa faiblesse et sa médiocrité qu'il échappe à leur sentiment. Mais ne serait-il pas absurde de dire qu'une vue qui distingue les objets d'une blancheur médiocre ne peut pas apercevoir ceux qui sont d'une blancheur éclatante, ou que le tact qui sent une chaleur modérée n'est pas affecté par une chaleur brûlante ? Combien le serait-il davantage de vouloir qu'un homme qui aurait la perception des choses communes et conformes à la nature, telles que la santé et une bonne complexion, ignorât qu'il possède la (1062b) vertu, qui, suivant les stoïciens eux-mêmes, a la plus grande conformité avec la nature? Quoi de plus contraire au sens commun que de dire qu'on distingue très bien la santé de la maladie, et qu'on ne sent pas la différence de la sagesse et de la folie? qu'on peut croire l'une présente, après même qu'elle a disparu, et ignorer la présence de l'autre lorsqu'on la possède? Puisque le dernier degré de perfection fait l'état de bonheur et de vertu, il faut de deux choses l'une : ou que le progrès dans le bien ne soit pas le vice et le malheur, ou qu'il n'y ait pas une grande différence entre le vice et la vertu, entre la misère et la félicité, et que la différence des biens aux maux soit presque imperceptible ; (1062e) car autrement les hommes n'ignoreraient pas qu'ils passent de l'un de ces états à l'autre. Lors donc que les stoïciens ne veulent pas renoncera leurs contradictions, et qu'ils soutiennent ouvertement ces maximes : que ceux qui ont déjà fait des progrès dans la vertu sont encore insensés et vicieux, que les hommes deviennent bons et sages sans s'apercevoir du changement qui s'opère en eux, qu'il n'y a presque point de différence entre la sagesse et la folie,


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ne vous paraissent-ils pas merveilleusement d'accord avec eux-mêmes dans leur doctrine ?

Cela paraît encore mieux dans leur conduite, lorsqu'àprès avoir dit que tous les hommes qui ne sont pas parfaitement sages sont également injustes, infidèles, insensés et méchants, ils fuient cependant les uns, les abhorrent, (1062f) et leur refusent même le salut quand ils les rencontrent, tandis qu'ils confient à d'autres leur argent, qu'ils les élèvent aux charges publiques et leur donnent leurs filles en mariage. Si c'est pour plaisanter qu'ils parlent et agissent ainsi, qu'ils quittent donc leurs sourcils froncés ; s'ils parlent sérieusement et comme des philosophes, c'est renverser toutes les idées communes que de blâmer, (1063a) d'accuser également tous les hommes, et cependant de traiter les uns comme des gens sensés et raisonnables, et les autres comme des scélérats ; d'avoir pour Chrysippe une admiration outrée, et de tourner Alexinus (40) en ridicule, tandis qu'ils ne croient pas l'un moins fou que l'autre.

 « Cela est vrai, diront-ils, mais comme celui qui n'est plongé dans la mer qu'à une coudée de sa surface ne se noie pas moins que celui qui y est enfoncé de cinq cents brasses, de même ceux qui ne sont encore que dans le chemin de la vertu ne tiennent pas moins au vice que ceux qui en sont tout à fait éloignés. Les aveugles qui touchent au moment de recouvrer la vue sont toujours dans la cécité ; et ceux qui font des progrès dans le bien demeurent toujours insensés et vicieux tant qu'ils ne possèdent pas une vertu parfaite. »

 (1063b) Oui, messieurs, les hommes qui avancent dans la vertu ne ressemblent ni à des aveugles ni à des gens qui se noient, mais seulement à des personnes dont la vue n'est pas perçante ou qui nagent vers la terre, et même assez près du port, et c'est


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ce que les stoïciens eux-mêmes attestent par leur conduite ; car autrement ils ne choisiraient pas dans cette dernière classe des conseillers, des magistrats, des législateurs, comme les aveugles prennent des guides; ils n'imiteraient pas leurs actions, leurs discours et leur vie, s'ils les croyaient tous également plongés dans la folie et dans le vice.

Mais, sans insister sur cette inconséquence, admirez avec moi ces hommes que leurs propres exemples ne portent pas à abandonner des sages qui ne se connaissent pas eux-mêmes, (1063c) qui ne sentent point qu'ils ne sont pas submergés sous les flots des vices, qu'ils commencent à voir la lumière, et que, surnageant au-dessus des passions, ils respirent enfin librement. Est-il moins contraire au sens commun de vouloir qu'un homme qui jouit de tous les biens, à qui rien ne manque pour être parfaitement heureux, renonce cependant à la vie? Il est encore plus absurde de dire que celui qui n'a et n'aura jamais aucun bien, qui est destiné pour toujours à la condition la plus dure et la plus misérable, ne doit pas cesser de vivre, à moins qu'il ne lui arrive quelqu'un de ces accidents qu'ils mettent au nombre des choses indifférentes. Voilà les lois qu'on dicte dans le Portique, et qui portent un grand nombre de sages de cette école à sortir de la vie, (1063d) sous prétexte qu'ils seront plus heureux, quoique, selon les principes des stoïciens, le sage soit fortuné, heureux, comblé de biens, exempt de tout danger, et établi dans une sûreté parfaite; qu'au contraire l'homme méchant et insensé soit, pour ainsi dire, tellement pétri de vices qu'on ne saurait trouver en lui un seul endroit qui en soit exempt. Ils prétendent cependant qu'il lui convient de rester dans la vie, et au sage d'en sortir.

« Et ce n'est pas sans raison que nous le croyons ainsi, dit Chrysippe : car ce n'est ni par les biens ni par les maux qu'il faut estimer la vie, mais par ce qui est conforme à la nature. »


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Voilà comment les stoïciens maintiennent la conduite ordinaire et raisonnent d'après les notions communes.

Mais à quoi pensez-vous, Chrysippe? Quoi! celui qui délibère s'il restera dans la vie ou s'il la quittera ne doit pas examiner

Et le bien et le mal qu'il a dans sa maison?

Il ne doit pas, la balance à la main, (1063e) peser ce qui contribue au bonheur ou ce qui cause l'infortune, et voir s'il a plus de biens que de maux? Est-ce sur des choses qui ne lui sont ni utiles ni nuisibles qu'il doit se décider à vivre ou à mourir? Faut-il qu'en suivant vos principes et vos raisonnements, il préfère de vivre quand il a en partage ce que tout le monde fuit, et qu'il se décide à mourir quand il possède tout ce qu'on doit naturellement désirer ? Mais, mon cher Chrysippe, s'il est contraire à la raison de quitter la vie quand on n'y éprouve aucun malheur, il l'est bien davantage d'abandonner une jouissance si douce, parce qu'on manque d'une chose indifférente, (1063f) comme font les stoïciens qui renoncent à la félicité et à la vertu qu'ils possèdent, parce qu'ils n'ont pas les richesses et la santé. Jupiter à Glaucus ôta l'entendement, lorsque ce guerrier échangea pour des armes d'airain des armes d'or qui valaient dix fois plus. Cependant des armes d'airain ne sont pas moins utiles dans le combat que des armes d'or ; mais la bonne complexion et la santé ne sont, aux yeux des stoïciens, d'aucun prix pour le bonheur, (1064a) cependant ils sont prêts à donner la sagesse pour la santé; car ils prétendent qu'Heraclite et Phérécyde auraient bien fait de renoncer, s'ils l'avaient pu, à la vertu et à la prudence pour se délivrer, l'un de l'hydropisie, et l'autre de la maladie pédiculaire ; qu'entre les deux breuvages de Circé, dont l'un changeait les sages en insensés et l'autre rendait sages les fous, Ulysse aurait


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dû boire celui qui causait la folie, plutôt que de se voir changer en bête, eût-il dû même conserver sa vertu, et par conséquent son bonheur. Ils soutiennent que (1064b) c'est la prudence elle-même qui dicte ce choix, et qui leur dit : Abandonnez-moi et laissez-moi périr, si je dois errer ça et là sous la forme d'un âne. Mais ne pourrait-on pas leur dire que cette prudence est celle d'un âne, parce que la sagesse et le bonheur sont de grands biens, et qu'avoir la figure d'un âne est en soi une chose assez indifférente? On dit qu'il y a dans l'Éthiopie un peuple qui est gouverné par un chien qu'on proclame roi (41), et qui jouit de tous les honneurs et de toutes les prérogatives de la royauté. Les hommes y exercent sous cet animal les fonctions qui dans les villes appartiennent aux chefs et aux magistrats. N'en est-il pas de même de la vertu chez les stoïciens? Elle a le nom et l'apparence du bien, ils disent qu'elle est seule désirable, (1064d) utile et précieuse, mais ils raisonnent, ils agissent, ils vivent ou meurent à l'ordre, pour ainsi dire, des choses indifférentes. Au reste, chez les Éthiopiens, personne ne tue le chien qui règne ; au contraire il est honoré et respecté de tout le monde ; mais les stoïciens détruisent, anéantissent leur vertu, pour conserver la santé et les richesses.

Le dernier sceau que Chrysippe a mis à cette belle doctrine me dispense d'en dire davantage. Comme il y a dans la nature des biens et des maux et des choses moyennes qu'on appelle indifférentes, il n'est personne


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qui ne préfère le bien (1064d) à ce qui est indifférent, et ce qui est indifférent au mal. Nous en prenons à témoin les dieux eux-mêmes, lorsque nous leur demandons avant tout la jouissance des biens ou du moins l'exemption des maux; car c'est à la place du mal, et non à celle du bien, que nous voulons avoir ce qui n'est ni bon ni mauvais. Chrysippe renversant cet ordre de la nature, transporte ce qui tient le milieu à la dernière place, et ramène au milieu ce qui est au dernier rang ; il fait comme les tyrans qui donnent aux méchants la première place. Il nous ordonne de choisir d'abord ce qui est (1064e) bon, et ensuite ce qui est mauvais, et de regarder ce qui est indifférent comme le pire de tout; c'est la même chose que si l'on plaçait après le ciel le séjour des enfers, et qu'on rejetât la terre et tout ce qui l'environne dans le Tartare,

Cet abîme profond qui se perd sous la terre.

Après avoir dit dans son troisième livre sur la Nature qu'il vaut encore mieux vivre insensé que de ne point vivre, quand même on ne devrait jamais acquérir la sagesse, il ajoute ces propres termes :

« Telle est la nature des biens humains, que les maux mêmes précèdent les choses indifférentes, non qu'ils l'emportent réellement sur celles-ci, mais la raison nous persuade qu'il vaut encore mieux vivre, quand nous ne devrions jamais parvenir à la sagesse, et même quand nous devrions rester injustes, transgresseurs des lois, ennemis des dieux et des hommes et souverainement malheureux; (1064f) car voilà l'état des hommes qui vivent dans la folie. »

Ainsi, selon Chrysippe, il vaut mieux être malheureux que de ne pas l'être, souffrir des maux que d'en être exempt, commettre des injustices que de s'en abstenir, transgresser les lois que de ne pas les violer; ce qui veut dire qu'il faut faire ce qui ne doit pas être fait, et qu'il convient de vivre d'une manière non convenable.

« Assurément, vous


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dira-t- il, car c'est un état pire d'être privé de raison et de sentiment que d'être fou. »

Mais à quoi pensent ces philosophes de ne vouloir pas reconnaître comme un mal ce qui est pire que le mal même, et qui seul est capable de nous faire préférer la folie, puisque non seulement il n'est pas moins convenable, (1065a) mais qu'il l'est infiniment plus de fuir une disposition qui n'est pas
susceptible de cette folie?

Mais pourquoi s'indigner contre ces maximes, quand on se souvient de ce que Chrysippe a écrit dans son second livre de la Nature, où il affirme que ce n'est pas sans utilité pour l'univers que le vice a été produit. Il est bon de rapporter cette doctrine dans ses propres expressions, afin que vous sachiez quel rang assignent au vice et ce qu'en disent ces hommes qui blâment Xénocrate et Speusippe de ne pas met Ire la santé dans la classe des choses indifférentes, et de ne pas croire la sagesse inutile :

« Le vice, dit-il, n'est qu'accidentel par rapport aux biens; il est même, (1065c) à certains égards, conforme à la nature, et on pourrait presque dire qu'il n'est pas sans utilité pour l'univers, puisque autrement le bien ne pourrait pas subsister. »

Il n'y a donc aucun bien parmi les dieux, puisqu'il n'y a point de vice ; et lorsque Jupiter, après avoir consumé toute la matière en lui-même, sera le seul être existant, et qu'il aura anéanti toutes les différences qui ont aujourd'hui lieu dans l'univers, il ne restera plus aucun bien, puisque le mal ne subsistera plus (42).

Un chœur de musique est parfaitement d'accord quand aucun des musiciens qui le composent ne détonne; le corps est en pleine santé quand aucun membre ne souffre. Mais la vertu n'existe point sans quelque mélange de


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vice, et comme on fait entrer dans certains remèdes le venin du serpent et le fiel de l'hyène, (1065c) de même, pour faire paraître dans toute sa perfection la justice de Socrate et la probité de Périclès, il fallait la méchanceté de Mélitus et l'insolence de Cléon. Jupiter eût-il pu faire naître Hercule et Lycurgue, s'il n'eût produit aussi Sardanapale et Phalaris ? Que ne disent-ils donc aussi que la phtisie contribue à la santé, et la goutte à la légèreté de la course, et qu'Achille n'aurait pas eu une belle chevelure, si Thersite n'avait pas été chauve? En effet, quelle différence y a-t-il entre ces rêves extravagants et la doctrine de ceux qui prétendent que la débauche n'est pas inutile à la tempérance et l'injustice à l'équité? (1065d) D'après cela, il faut prier les dieux d'entretenir toujours en nous la malice,

La fraude, le mensonge et les discours trompeurs,

puisque leur privation entraînerait pour nous celle de la vertu.

Mais voulez-vous connaître ce que l'éloquence de Chrysippe a de plus doux et de plus persuasif? Le voici :

« Comme les comédies, dit-il, contiennent des épigrammes qui, malignes en soi, font rire les spectateurs et donnent une certaine grâce à tout l'ouvrage, de même le vice, blâmable en soi, n'est pas inutile sous d'autres rapports. »

N'est-ce pas le comble de l'absurdité de vouloir que le vice ait été produit par la Providence divine, comme une épigramme maligne est née du caprice d'un poète? A ce compte, pourquoi les dieux nous dispenseraient-ils les biens (1065e) plutôt que les maux? Comment haïront-ils le vice? et qu'aurons-nous à opposer à ces maximes scandaleuses des poètes :

Quand dieu veut notre perte, il sait nous y conduire;
Quel Dieu de ce héros excita la querelle?


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D'ailleurs une épigramme mordante est un ornement dans une comédie, et sert à la fin que le poète se propose, qui est de plaire aux spectateurs et de les faire rire. Mais Jupiter, à qui nous donnons les noms de père, de dieu suprême, d'auteur de la justice, et que Pindare appelle l'ouvrier le plus parfait, qui n'a pas formé le monde comme une pièce de théâtre, dont le sujet étendu et varié offre plusieurs incidents, (1065f) mais plutôt comme une ville commune aux dieux et aux hommes, pour y vivre dans la paix et dans le bonheur, sous les lois de la justice et l'influence de la vertu, qu'avait-il besoin, pour une fin si belle et si auguste, de brigands, d'assassins, de parricides et de tyrans? Car Dieu n'a point introduit le vice dans le monde comme un prélude doux et agréable. (1066a) Ce n'est point par amusement ou par plaisanterie qu'il l'a comme associé à la vie humaine, puisque le vice n'a pas même l'ombre de cette conformité avec la nature si fort célébrée par les stoïciens. D'ailleurs une épigramme maligne n'est qu'une bien faible partie d'une pièce, et n'y occupe qu'un très petit espace. Ces sortes de traits n'y abondent même pas, et ils ne détruisent pas le mérite et la grâce de ce qu'il y a réellement de bon dans la comédie. Mais dans le monde tout est plein de vices, et la vie humaine, qui, depuis l'entrée et le prélude jusqu'au dénouement, est remplie de désordres, de troubles et d'erreurs ; qui, de l'aveu même des stoïciens, n'a rien de pur et d'irrépréhensible, est, de tous les drames, (1066b) le moins agréable et le plus triste.

Mais je demanderais volontiers à Chrysippe de quelle utilité est le vice dans l'univers. Il ne répondrait pas sans doute qu'il sert aux choses célestes et divines ; il serait trop ridicule de dire que si le vice n'eût pas régné parmi les hommes, s'ils n'eussent été ni avares, ni menteurs, ni brigands, ni calomniateurs, ni meurtriers, le soleil n'aurait pas tenu la route qui lui est prescrite, le monde n'au-


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rait pas joui du retour périodique des temps et des saisons, et la terre ne serait point placée au centre de l'univers pour y produire les vents et les pluies. Il reste donc (1066c) à dire que c'est à nous et à nos affaires que le vice est utile, et sans doute c'est ainsi que les stoïciens l'entendent. Sommes-nous donc plus sains, pour être vicieux? Avons-nous plus en abondance les choses nécessaires à la vie? Le vice nous rend-il plus beaux et plus forts? Ils disent eux-mêmes que nous n'en retirons aucun de ces avantages ; mais la vertu n'est pour eux qu'un vain nom, une idée vaine et obscure, fruit des rêves des sophistes, qui n'est pas exposée aux regards de tout le inonde, comme le vice, qui ne participe à rien d'utile, et moins encore à la vertu, pour laquelle nous avons été formés. Et quelle absurdité de vouloir que ce qui est utile à un laboureur, à un pilote, les conduise à la fin qu'ils se proposent, et que l'homme, que Dieu a fait pour la vertu, (1066d) l'ait détruite et anéantie? Mais je crois qu'il est temps de laisser là ce point de leur doctrine, et de passer à un autre.

LAMPRIAS.

Non, je vous en conjure, mon cher Diadumène. Je suis curieux de savoir comment ces philosophes placent les maux avant les biens et le vice avant la vertu.

DIADUMÈNE.

Il est vrai, mon cher Lamprias, que c'est un article de leur doctrine assez curieux, et sur lequel ils balbutient beaucoup. En un mot, ils prétendent que si on supprime les maux on détruit aussi la prudence, qui est la science des biens et des maux, comme l'existence du vrai suppose nécessairement celle du faux, de même à peu près disent-ils que les biens ne peuvent exister sans les maux.

(1066e) LAMPRIAS.

L'une de ces assertions me paraît fondée, et je crois saisir l'autre, car j'aperçois la différence entre les deux. De ce qu'une chose n'est pas vraie, il s'ensuit


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qu'elle est fausse ; mais ce qui n'est pas un bien n'est pas nécessairement un mal, parce qu'il n'y a point de milieu entre le vrai et le faux; au lieu que l'indifférent tient le milieu entre le bien et le mal, et l'un n'existe pas nécessairement avec l'autre. Le bien peut être dans la nature sans qu'elle ait besoin du mal ; il lui faut seulement ce qui n'est ni bien ni mal ; mais je serais bien aise de savoir ce que vos philosophes disent sur la première assertion.

DIADUMÈNE.

 Ils en disent bien des choses, mais il faut pour le présent se borner au nécessaire ; et d'abord, il est contraire au bon sens de croire (1066f) que le bien et le mal ne subsistent que par rapport à la prudence ; car les biens et les maux existaient déjà, et la prudence est venue ensuite, comme la médecine n'a été inventée qu'après que les choses salutaires et nuisibles à la santé ont existé. Ce n'est donc pas afin que la prudence ait lieu de s'exercer que le bien et le mal existent ; mais la faculté par laquelle nous jugeons le bien et le mal qui existent déjà se nomme la prudence, comme la vue est la perception des objets blancs et noirs ; et ces objets n'ont pas été faits pour que l'organe de la vue existât en nous, (1067a) mais plutôt c'est pour discerner ces couleurs que nous avons besoin de la vue. En second lieu, quand le monde sera consumé par un embrasement général, comme le croient les stoïciens, il ne restera plus aucune trace de mal, et l'univers n'en sera pas moins prudent et sage. Il est donc vrai que la prudence peut exister sans le mal ; et de ce que la prudence existe, il ne suit pas nécessairement que le mal existe aussi. D'ailleurs, en supposant que la prudence ne soit que la science des biens et des maux, quel inconvénient y aurait-il que, les maux étant détruits, il n'y eût plus de prudence, et qu'elle fût remplacée par une autre vertu qui ne serait pas la science des biens et des maux, mais seulement celle des maux? Si, parmi les couleurs, le noir


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venait à disparaître entièrement, (1067b) et qu'on voulût nous forcer à dire que l'organe de la vue a été aussi détruit, puisqu'il ne peut plus être le discernement du noir et du blanc, qui nous empêcherait de répondre qu'il n'y a aucun mal à n'avoir plus ce dernier genre de perception, mais une autre sensation qui nous ferait apercevoir les objets blancs et tous ceux d'une autre couleur ? Le goût et le tact seraient-ils détruits, s'il n'y avait plus ni saveur amère ni douleur? La prudence ne le serait pas davantage si le mal était anéanti. Les sensations des choses douces et agréables, et de celles qui ne le sont pas, subsisteraient toujours, de même que la prudence, qui serait alors le discernement de ce qui est bien et de ce qui ne l'est pas. (1067c) Que ceux qui pensent autrement suppriment le nom et nous laissent la chose. D'ailleurs, qui empêche que le mal n'existe qu'en idée, et que le bien ait une existence réelle? C'est ainsi, par exemple, que les dieux possèdent la santé, et ne connaissent que par la pensée la fièvre et la pleurésie; que nous-mêmes, qui, selon les stoïciens, n'avons que des maux sans aucun bien, nous ne laissons pas d'avoir l'idée de la prudence, du bien et du bonheur. D'après cela, n'est-il pas bien surprenant que ces philosophes soutiennent que nous ayons la perception de la vertu lors même qu'elle n'est pas en nous, et qu'ils veuillent nous en faire connaître la nature, tandis que nous ne pouvons, suivant eux, avoir l'idée du vice qu'autant qu'il existe?

(1067d) Voyez encore ce que prétendent nous persuader ces hommes qui raisonnent avec tant de bon sens. Ils disent que c'est l'imprudence qui nous donne l'idée de la prudence, et que, sans elle, la prudence n'aurait ni la perception d'elle-même ni celle de l'imprudence. Mais si la nature avait eu absolument besoin de produire le mal, un ou deux exemples auraient pu suffire ; admettons même, s'ils le veulent, qu'il eût fallu dix hommes vicieux, mille ou


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même dix mille, au moins ne lui aurait-il pas fallu une si prodigieuse abondance de vices, que ni les grains de sable et de poussière, ni les plumes si variées des oiseaux ne peuvent les égaler, tandis qu'il y aurait eu à peine une ombre de vertu. (1067e) A Sparte, ceux qui présidaient aux repas communs des citoyens faisaient entrer dans la salle deux ou trois Ilotes ivres, afin que les jeunes gens, qui voyaient combien l'ivresse était un vice honteux, apprissent à l'éviter et à être sobres. Mais, dans la vie humaine, combien d'exemples d'ivresse? Personne n'y est sobre pour la vertu ; nous errons tous au hasard, et nous menons une vie aussi honteuse que misérable, tant la raison elle-même nous jette dans l'ivresse et nous remplit de folie ! Nous ressemblons à ces chiens d'Ésope qui, voyant des peaux flotter sur les ondes, (1067f) entreprirent de boire la mer, et crevèrent avant que d'avoir pu approcher de ces peaux. Il en est de même de notre raison ; nous espérons, en la suivant, arriver à la vertu et au bonheur; mais, avant que nous ayons pu y parvenir, elle nous corrompt, elle nous perd, pleins que nous sommes déjà d'une méchanceté qu'aucun bien ne rachète, s'il est vrai, comme les stoïciens le disent, que ceux même qui ont fait les plus grands progrès dans la vertu n'éprouvent aucune amélioration, et ne sauraient respirer un seul instant sous le poids du vice et du malheur qui les accablent.

(1068a) Mais voulez-vous voir comment Chrysippe nous dépeint le vice, qu'il prétend n'être pas sans utilité; et de quel usage il le suppose pour l'homme vicieux? Écoutez ce qu'il dit dans son traité des Devoirs. Il y établit que l'homme sujet au vice ne manque et n'a besoin de rien, que rien ne lui est utile ni convenable. Mais comment le vice peut-il être de quelque utilité, puisque avec lui. ni la santé, ni la richesse, ni le progrès même dans la vertu, ne servent de rien? Il n'a besoin d'aucune de ces choses


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dont les unes sont des biens préalables qui méritent qu'on les recherche, et sont même très utiles, et les autres, de leur aveu même, sont conformes à leur nature. Personne ne retirera aucun profit de tous ces biens s'il n'est sage. L'homme vicieux n'a donc pas besoin de devenir sage? (1068b) Et, avant de l'être devenu, les hommes n'ont ni faim ni soif; ou, lorsqu'ils éprouvent ces sensations, ils n'ont besoin ni d'eau ni de pain, semblables à ces hôtes commodes qui ne demandent que le couvert et le feu. De même, sans doute, celai qui disait :

A ce pauvre Hypponax donnez un vêtement,
Je suis transi de froid, tout mon corps est tremblant;

n'avait besoin ni de logement ni de manteau.

Mais voulez-vous avancer un paradoxe plus singulier et plus étonnant? Dites que le sage ne manque de rien et n'a besoin de rien. Il est fortuné, il n'a point de désir, il se suffit à lui-même, il est heureux, il est parfait. (1068b) Mais quel est donc ce vertige, de vouloir que le sage, à qui rien ne manque, ait besoin des biens qu'il possède, et que le méchant, à qui il manque tant de choses, n'ait besoin de rien? car voilà ce que dit Chrysippe. Selon lui, les gens vicieux manquent de beaucoup de choses, mais ils n'ont besoin de rien ; c'est ainsi qu'il se joue des notions communes, et qu'il les ballotte, pour ainsi dire, de côté et d'autre, comme des osselets. Car tous les hommes croient que la privation d'une chose en précède le besoin; ils estiment que celui-là a des besoins, qui manque des choses qu'il n'a pas sous la main ou qui ne sont pas d'une acquisition facile. On ne peut pas dire qu'un homme manque d'ailes et de cornes, parce qu'elles ne lui sont pas nécessaires; mais nous disons qu'il manque d'armes, d'argent et d'habits, lorsque, en ayant besoin, il n'en a pas et ne peut s'en procurer. (1068b) Mais tel est le goût des stoïciens pour heurter les idées communes, que souvent


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cette manie de dire des choses nouvelles les fait, comme dans cette occasion, tomber en contradiction avec eux-mêmes.

Pour vous en convaincre, rappelez-vous ce que nous avons dit un peu plus haut. C'est une de leurs assertions contraires au sens commun que rien ne profite au méchant. Cependant plusieurs reçoivent avec fruit les instructions qu'on leur donne; d'autres sont affranchis de l'esclavage ou délivrés d'un siège; ceux-ci, privés de la vue, trouvent des guides fidèles ; ceux-là sont guéris de leurs maladies. N'importe, disent les stoïciens, tous ces avantages ne leur servent de rien ; ils ne reçoivent pas de bienfaits, il n'est pas même pour eux de bienfaiteurs, et ils ne peuvent jamais être ingrats. (1068e) Mais les sages ne le sont pas non plus. Il n'existe donc point d'ingratitude, puisque les bons ne manquent pas à la reconnaissance qu'ils doivent, et que les méchants ne sont pas susceptibles de bienfaits. Écoutez-les maintenant. La bienfaisance, disent-ils, est au rang des choses indifférentes; il n'appartient qu'aux sages de donner et de recevoir des bienfaits ; les méchants peuvent bien en recevoir aussi, mais tous ceux qui y ont part n'en partagent point pour cela l'usage. L'utilité et l'agrément ne se trouvent pas partout où s'étend le bienfait. Mais qu'est-ce qui donne à un service le caractère de bienfait, si ce n'est l'utilité qu'envisagé la personne qui le rend en faveur de celui qui le reçoit?

LAMPRIAS.

Laissez, je vous prie, ce point-là, mon cher Diadumène, (1068f) et dites-moi en quoi consiste celte utilité dont ils font si grand cas, et qu'ils bornent aux sages seuls, comme le bien le plus désirable, sans vouloir même en laisser le nom aux méchants.

DIADUMÈNE.

Si un seul sage, disent-ils, en quelque lieu qu'il soit, ouvre seulement la main à propos, tous les sages qui sont sur la terre en retirent du profit. Tel est l'effet de l'utilité stoïcienne : c'est à s'aider réciproque-


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ment que se bornent les vertus de leurs sages. (1069a) Aristote et Xénocrate ont radoté lorsqu'ils ont dit que les hommes retiraient de grands avantages des dieux, de leurs parents et de leurs maîtres. Ils ignoraient cette utilité si admirable que les sages se procurent mutuellement quand ils agissent d'après leur vertu, quoiqu'ils ne soient pas ensemble et qu'ils ne se connaissent même pas. Tous les hommes regardent comme des soins utiles de recueillir les fruits de la terre, de les conserver, d'en faire une sage dispensation, parce que alors on en retire du profit et de l'avantage. (1069b) Un bon économe ferme ses greniers, et, gardant avec soin ses richesses,

Il en ouvre à propos le dépôt précieux.

Mais de ramasser des choses qui ne sont bonnes à rien, de les conserver péniblement, ce n'est pas là un soin estimable et utile, c'est se donner une peine ridicule. Si Ulysse eût employé le nœud dont Circé lui avait enseigné la forme (43), à lier, non les trépieds, les vases, les habits, l'or et lés autres présents qu'il avait reçus d'Alcinoüs, mais des pierres, des chiffons et d'autres effets d'aussi vil prix ; qu'il eût fait son bonheur de les considérer, de les garder avec le plus grand soin, aurait-on pu lui envier une prévoyance si folle et si inutile? (1069c) Telle est cependant la beauté, la grandeur et la félicité de cette conformité avec la nature que les stoïciens vantent si fort. Elle n'est composée que d'un amas de choses inutiles et indifférentes, qu'ils conservent avec le plus grand soin. Les choses qu'ils regardent comme conformes à la nature nous sont purement extérieures ; et nos plus grands biens, ils les regardent comme des franges et des vases d'or destinés aux plus vils usages, ou même comme de chétives buret-


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tes. Mais ensuite, semblables à ceux qui, après avoir traité avec le dernier mépris le culte des dieux ou des génies, rentrent en eux-mêmes, s'humilient, se prosternent et rendent gloire à la Divinité, les stoïciens, comme châtiés par Némésis de cette vaine et arrogante fierté, (1069d) s'occupent laborieusement de ces choses indifférentes qui ne les intéressent nullement; ils crient à pleine tète qu'il est beau, qu'il est honorable de les amasser et de les conserver avec grand soin; ils veulent que ceux qui ne peuvent se les procurer cessent de vivre, se laissent mourir de faim ou se donnent eux-mêmes la mort, en disant un long adieu à la vertu. Aussi traitent-ils Théognis d'esprit faible et pusillanime, parcequ'il dit :

Pour fuir la pauvreté jetez-vous dans la mer,
Ou précipitez-vous du sommet d'un rocher.

(1069e) Ils ne lui pardonnent point de s'être montré si lâche dans ses vers. Mais eux-mêmes ils disent dans leur prose que pour fuir une grande maladie, une douleur violente, si on n'a pas sous la main une épée ou de la ciguë, il faut se jeter dans la mer ou se précipiter du haut d'une roche, parce que ni l'un ni l'autre de ces partis n'est ni mauvais, ni nuisible, ni funeste, et qu'il ne rend pas malheureux ceux qui les prennent.

« Par où donc commencerai-je ? demande Chrysippe, quel fondement donnerai-je aux devoirs, et quelle matière à la vertu? car je laisse et la nature et ce qui lui est conforme. »

Mais, mon ami, lui répondrai-je, par où ont commencé Aristote et Théophraste? Quels fondements ont établi Xénocrate et Polémon? Zénon lui-même n'a-t-il pas suivi les traces de ces philosophes, (1069f) en posant pour base du bonheur la nature et ce qui lui est conforme? Mais ces philosophes s'y sont arrêtés comme à des choses désirables, bonnes et utiles; et, y ajoutant la vertu, qui seule fait de ces biens l'usage le plus convenable, ils ont


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cru par là tracer le plan d'une vie parfaite en tout point, et donner une base solide et constante à cette conformité, à cet accord véritable avec la nature que vous recommandez tant. Ils n'ont pas fait comme ceux qui s'élèvent un moment de terre pour y retomber aussitôt ; (1070a) ils n'ont pas tout brouillé, tout confondu, en disant que les mêmes choses sont à fuir et à rechercher, qu'elles ont de la conformité avec la nature et qu'elles ne sont pas bonnes, qu'elles donnent du profit et qu'elles sont inutiles, qu'elles ne nous intéressent en rien et qu'elles sont les principes de nos devoirs. La vie de ces philosophes était conforme à leur langage, et ils avaient grand soin que leurs actions fussent d'accord avec leurs discours. Mais la secte du Portique, semblable à cette femme rusée d'Archiloque, qui portait de l'eau dans une main et du feu dans l'autre, admet la nature dans quelques uns de ses dogmes, et la rejette dans d'autres. Ou plutôt, dans leurs actions, dans toute leur conduite, ils s'attachent aux choses qui sont conformes à la nature, parce qu'ils les croient bonnes et dignes d'être recherchées ; (1070b) mais, dans leur discours, ils les méprisent, ils les rejettent comme indifférentes, et comme inutiles à la vertu pour la conduire au bonheur. En général, tous les hommes regardent le bien comme une source de plaisir; ils le croient digne de nos vœux, capable de faire notre bonheur, plein de dignité, tenant lieu de tout et remplissant tous nos besoins. Comparez avec ces qualités celles que les stoïciens donnent à leur souverain bien. Croyez-vous que ce soit une source de plaisir, que d'étendre le doigt avec prudence? Est-ce une chose désirable, qu'une torture appliquée avec précaution? Est-on heureux quand on se jette, par un motif raisonnable, dans un précipice ? Quelle grande dignité, dans un bien que la raison rejette souvent, pour lui préférer ce qui n'est pas au nombre des biens ? Est-ce là un bien parfait, et qui se suffise à lui-même, quand, malgré


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sa jouissance, ces philosophes croient devoir se condamner à mourir s'ils ne peuvent y joindre des choses indifférentes?

Il estime autre opinion des stoïciens, (1070c) qui viole ouvertement les idées reçues, qui détruit les notions naturelles et légitimes pour y en substituer d'étrangères et d'absurdes, qu'elle veut nous forcer de recevoir à la place des premières (44). Cette opinion est celle qui traite des biens et des maux, des objets à fuir et à rechercher, des choses analogues ou contraires à la nature, dont cependant les notions doivent être plus claires et plus frappantes que celles du froid et du chaud, du noir et du blanc. Car ces dernières perceptions sont introduites du dehors par les organes des sens, et les autres tirent naturellement leur origine des biens qui sont en nous. Mais les stoïciens, armés de leur vaine dialectique, (1070d) ont fait irruption dans le séjour du bonheur, comme dans le menteur et le dominant (45); et au lieu de résoudre les difficultés inhérentes à cette question, ils en ont introduit de nouvelles. Personne n'ignore qu'entre les deux espèces de bien, dont l'une est la fin et l'autre le moyen, la première est la plus grande et la plus parfaite. Chrysippe lui-même reconnaît cette différence, comme on le voit clairement dans le troisième livre de son traité sur les Biens. Il est de l'avis de ceux qui croient que la science est une fin pour l'homme, (1070e) et il le répète dans son traité de la Justice. Il dit que celui qui fait consister le souverain bien dans la volupté détruit la justice ; mais il est d'accord avec ceux qui donnent simplement à la volupté la qualité de bien, et non celle de fin.

Je crois inutile de rapporter ici ses propres expressions,


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parce que ce troisième livre de son traité sur les Biens se trouve partout. Lors donc qu'ils disent, mon cher Lamprias, que nuls biens ne sont plus ou moins grands que d'autres, et que ceux qui sont la fin de l'homme égalent ceux qui ne sont que le moyen, ils contredisent non seulement les notions communes, mais leurs propres assertions. D'ailleurs de deux maux, dont l'un nous rend pires que nous n'étions, et l'autre nous nuit, à la vérité, mais ne nous fait pas devenir plus méchants, le premier est, ce me semble, le plus grand. Or, Chrysippe lui-même avoue qu'il y a des craintes, des douleurs, et des erreurs qui nous sont nuisibles, mais qui ne nous rendent pas pires que nous n'étions.

(1070f) Lisez son premier livre sur la Justice, qu'il a composé contre Platon; car il est utile, pour plusieurs raisons, de connaître les rêveries de cet homme qui parle sur toutes sortes de matières, qui traite toutes les questions, soit celles qui sont particulières à sa secte, soit celles qui lui sont étrangères, et toujours en heurtant les idées communes. Il dit, par exemple, qu'il y a deux objets et deux fins proposés à notre vie, et que toutes nos actions ne se rapportent pas à une fin unique. (1071a) Mais n'est-il pas encore plus contraire au sens commun de soutenir qu'il y a une fin qui nous est proposée pour agir; que cependant nos actions se rapportent à une autre, et qu'il faut nécessairement agir pour l'une des deux? Car si les choses qui sont les premières selon la nature ne doivent pas être recherchées pour elles-mêmes, et ne sont pas notre fin dernière, mais que ce soit plutôt le choix raisonnable que nous en faisons pour nous y attacher; si chacun doit faire tout ce qui est en lui pour obtenir ces premiers biens conformes à la nature, et que toutes nos actions se rapportent à cette fin, je veux dire à acquérir ces premiers biens naturels; si, dis-je, ils sont dans cette opinion, il faut que sans désirer d'obtenir ces biens comme fin, ils


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en aient une autre à laquelle ils rapportent le choix qu'ils font de ces premières choses naturelles, et non ces choses elles-mêmes. (1071b) Or, cette fin sera de les choisir et de les recevoir avec prudence. Mais ces choses mêmes et leur possession auront peu de prix, et ne seront, pour ainsi dire, que la matière et le sujet d'un choix qui soit digne de nous. Il me semble que ce sont là les expressions dont ils se servent pour faire connaître cette différence.

LAMPRIAS.

Vous avez retenu à merveille leurs opinions et la manière dont ils les expriment.

DIADUMÈNE.

Mais remarquez qu'ils font comme ceux qui veulent sauter par-dessus leur ombre. Ils ne laissent pas derrière eux l'absurdité de leurs discours, ils la transportent part ont, et font voir la répugnance manifeste qu'ils ont avec le sens commun. Si quelqu'un venait nous dire qu'un homme qui tire de l'arc (1071c) ne fait pas tout ce qui est en lui pour atteindre le but, mais qu'il veut seulement faire tout ce qui est en lui, un pareil discours serait pour nous une énigme inexplicable. N'en est-il pas de même des assertions de ces triples radoteurs, lorsqu'ils veulent nous persuader que ce n'est pas l'acquisition des biens conformes à la nature, mais seulement leur choix qui est la fin que nous devons avoir en les recherchant ; que le désir et la poursuite de la santé ne se terminent pas pour chacun de nous à la santé, mais qu'au contraire c'est la santé qui se rapporte a ce désir et à cette poursuite ; que les promenades, les lectures à voix haute, et qui, plus est, les amputations, les remèdes administrés à propos, sont les fins de la santé et non la santé, la fin de tous ces moyens? N'est-ce pas là rêver aussi réellement que celui qui dirait : (1071d) Soupons, afin de sacrifier aux dieux, ou afin de nous baigner? Les assertions des stoïciens sont encore plus contraires aux idées reçues, et renversent plus ouvertement l'ordre et les usages établis. Ce n'est donc cas pour faire la digestion que nous nous promenons dans un


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temps favorable, mais nous digérons afin de pouvoir nous promener à propos. Sans doute que la nature nous aura donné aussi (1071e) la santé à cause de l'ellébore, et non l'ellébore pour la santé. Car que leur reste-t-il à dire, pour arriver au comble du. paradoxe, que d'avancer de pareilles sottises? Quelle différence y a-t-il à soutenir que la santé est faite pour les remèdes, et non les remèdes pour la santé, ou à prétendre que le choix des remèdes, leur composition et leur usage sont préférables à la santé? ou plutôt à vouloir que la santé ne soit pas même au rang des choses désirables, et que le soin qu'exigent les remèdes en soit la fin? N'affirment-ils pas que la jouissance se rapporte au désir, et non le désir à la jouissance? Mais, disent-ils, au désir est joint naturellement le soin d'agir avec raison et avec prudence. Sans doute, leur répondrons nous, si le désir se rapporte à la jouissance et à la possession de ce qu'il poursuit. Autrement, c'est ôter à l'homme toute raison, que de supposer qu'il fait tout pour acquérir des choses qu'il n'est ni honorable ni heureux de posséder.

(1071f) LAMPRIAS.

Puisque nous sommes tombés sur cette matière, il me semble que ce qu'il y a de moins conforme au sens commun, c'est de prétendre qu'on peut désirer et poursuivre un bien dont on n'a aucune idée. Car vous voyez que Chrysippe lui-même presse vivement Ariston par l'objection qu'il lui fait d'avoir supposé qu'avant que nous ayons l'idée du bien et du mal, il existe des choses indifférentes qui ne sont ni bonnes ni mauvaises. Comment ces choses indifférentes peuvent-elles subsister? (1072a) Comment peut-on même en avoir l'idée avant que le bien soit connu? Jusqu'alors il n'existe réellement que le bien seul.

DIADUMÈNE.

Considérez maintenant ce qu'est cette indifférence que les stoïciens n'admettent pas, et ce qu'ils appellent convenance, et voyez comment et par où elle a


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fait connaître le bien. Si sans le bien il n'est pas possible de concevoir l'indifférence pour ce qui n'est pas un bien, à plus forte raison la prudence ne donnera pas l'intelligence du bien à ceux qui n'en ont pas eu d'avance l'idée. Mais comme on ne peut avoir de notion de l'art qui traite des choses salubres et insalubres avant que ces choses elles-mêmes ne soient connues ; de même on ne saurait posséder la science des biens et des maux (1072b) qu'auparavant on n'ait connu les biens et les maux. Qu'est-ce donc que le bien ? Rien autre chose que la prudence. Qu'est-ce que la prudence? Rien autre chose que la science du bien. On trouve partout dans leurs discours le Corinthus de Jupiter (46). Car je ne veux pas leur appliquer le proverbe du pilon qu'on agite sans cesse (47), pour ne pas trop me moquer d'eux, quoique après tout leur enseignement ne soit guère que cela. Car, pour avoir l'intelligence du bien, l'idée de la prudence est nécessaire, et c'est dans la prudence qu'il faut puiser la connaissance du bien ; ainsi l'on a toujours à chercher l'un dans l'autre, sans pouvoir atteindre aucun des deux, puisque pour l'intelligence- de l'un on a toujours besoin d'une prénotion que la connaissance de l'autre peut seule donner. On peut reconnaître encore


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d'une autre manière, je ne dis pas la perversité, mais la subversion, l'anéantissement total (1072c) que leur doctrine fait de la raison. Ils font consister la substance du bien dans le choix raisonnable des choses conformes à la nature. Or ce choix, comme on l'a dit plus haut d'après eux-mêmes, n'est pas raisonnable lorsqu'il est dirigé vers une fin. Qu'est-ce donc qu'une fin? Rien autre chose, selon eux, que de procéder raisonnablement dans le choix de ce qui est conforme à la nature. Premièrement, c'est détruire et faire disparaître toute notion du bien ; car procéder raisonnablement est une qualité accidentelle qui naît de l'habitude de bien raisonner. Si donc on veut faire dépendre l'intelligence de cette habitude de la fin, et non celle de la fin de cette habitude, c'est nous faire manquer la connaissance de l'une et de l'autre. Et ce qui est plus encore, (1072b) il faut, d'après la plus exacte raison, que ce choix raisonnable porte sur des choses bonnes et utiles, et qui coopèrent à la fin qu'on se propose. Car peut-il jamais être conforme à la raison de choisir des choses qui ne sont ni utiles, ni honorables, ni dignes d'être recherchées? Supposons, comme ils le disent, qu'il y ait un choix raisonnable de choses propres à nous rendre heureux, et voyons à quelle conclusion admirable les mène cette assertion. La fin, selon eux, est ce choix que la raison nous fait faire des choses qui peuvent nous conduire au bonheur. (1072e) N'êtes-vous pas étonné, mon cher Lamprias, d'entendre des discours si extraordinaires?

LAMPRIAS.

Assurément; mais je voudrais comprendre ce qu'ils disent.

DIADUMÈNE.

Cela demande une attention particulière, car c'est une énigme qui n'est pas facile à deviner. Ainsi, écoutez bien et répondez-moi. Latin n'est-elle pas, suivant eux, la rectitude de la raison dans le choix des choses qui sont conformes à la nature?

LAMPRIAS.

Oui, c'est ce qu'ils disent.


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DIADUMÈNE.

Mais ces choses qui sont conformes à la nature, les choisissent-ils comme des biens qui aient delà dignité, et qui conduisent au bonheur?

LAMPRIAS.

C'est par ce dernier motif.

DIADUMÈNE.

Est-ce pour parvenir à une fin, ou par quoique autre vue ?

LAMPRIAS.

Je crois qu'ils n'en ont pas d'autre que de parvenir à une fin.

DIADUMÈNE.

Maintenant que vous avez découvert le secret de leur doctrine, (1072f) voici ce qui en est. Ils disent que la fin est ce raisonnement juste qui guide dans le choix qu'on fait ; qu'ils ne peuvent posséder ni connaître d'autre félicité que cette rectitude si précieuse de la raison dans le choix de choses estimables. Au reste, il y a des gens qui croient que ces réflexions ne tombent que sur Antipater, et non sur toute la secte du Portique; que ce fut lui qui, se sentant pressé par Carnéade, imagina ces solutions ridicules.  Mais les opinions du Portique sur l'amour ne répugnent pas moins au bon sens, et l'absurdité en est commune à toute la secte. (1073a) Ils disent que les jeunes gens vicieux et insensés sont laids et difformes, qu'il n'y a de beaux que ceux qui sont sages, et qu'entre ces derniers aucun n'est ni aimé ni digne de l'être. Ce n'est pas là le plus fort ; ils prétendent qu'on cesse d'aimer des jeunes gens laids dès qu'ils sont devenus beaux. Qui jamais a connu cette espèce d'amour qui, formé et entretenu par la laideur du corps et la méchanceté de l'âme, se flétrit et s'éteint à  l'aspect de la beauté accompagnée de la prudence, de la justice et de la tempérance ? N'est-ce pas ressembler aux moucherons qui fuient le bon vin et ne s'arrêtent qu'à son écume et au vinaigre? (1073b) Quant à ce qu'ils disent qu'il y a toujours une apparence de beauté qui, selon eux, est l'attrait de l'amour, cela n'a pas même de vraisemblance. Cette apparence de beauté ne peut se trouver dans des


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jeunes gens très méchants et très laids, s'il est vrai, comme ils le disent, que la dépravation de leurs mœurs soit empreinte sur leur visage. Que signifie encore ce que prétendent plusieurs d'entre eux qu'un jeune homme laid est digne d'être aimé, parce qu'il doit un jour devenir beau, puisque, selon eux, quand il a acquis la beauté et la vertu, il n'est plus aimé de personne? Car l'amour, disent-ils, est la poursuite d'un jeune homme qui n'est pas encore arrivé à la perfection, mais qu'un heureux naturel a fait pour la vertu (48).

LAMPRIAS.

Que faisons-nous maintenant, (1073c) mon cher Diadumène, que de convaincre cette secte de renverser les notions communes par des opinions invraisemblables et par des expressions hors de tout usage? Car personne ne s'oppose à l'empressement de ces philosophes pour des jeunes gens vertueux, puisqu'il est exempt de ce sentiment passionné que tout le monde appelle amour, tel que dans les poursuivants de Pénélope, qui tous

Brûlaient d'un vif désir de s'unir à la reine :

el comme Jupiter disait à Junon :

Jamais aucune femme, ou mortelle ou déesse,
Ne me fit éprouver une plus douce ivresse.

DIADUMÈNE.

Voilà comment les stoïciens jetant, pour ainsi dire, la morale dans un labyrinthe d'opinions obscures, dépravées et hérissées de difficultés, l'avilissent et la rendent méprisable. Cependant ils se moquent des autres philosophes, comme s'ils étaient les seuls qui eussent établi sur des bases convenables la nature et la coutume, et qui eussent réglé leurs discours (1073b) d'après l'une


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et l'autre. Elles attirent et dirigent chaque être versée qui lui est propre, par des désirs, des impulsions et des attraits; au lieu que l'habitude delà dialectique, quand elle dégénère en pures subtilités, ne produit rien de bon et de salutaire ; elle est comme une oreille malade qui croit toujours entendre des sons obscurs et confus. Nous en parlerons, si vous voulez, dans la suite, en partant d'un autre principe.

Passons maintenant à la philosophie naturelle des stoïciens, et parcourons-en les principaux objets; nous verrons qu'ils n'y renversent pas moins les notions communes que lorsqu'ils traitent des fins de l'homme. En général, il est absurde et contraire au bon sens de dire que ce qui n'est pas existe, (1073e) et que ce qui existe n'est pas. Mais ce qu'ils disent de l'univers est bien d'une autre absurdité : ils supposent un vide infini hors du monde, et ils prétendent que l'univers n'est ni corporel ni incorporel. Il s'ensuit que l'univers n'est pas un être, puisque, suivant eux, il n'y a d'êtres que les corps. Et comme le propre d'un être quelconque est d'agir et de recevoir l'action, et que l'univers n'est pas un être, il n'agira point, il ne recevra point d'action, il ne sera pas même dans un lieu; car tout corps occupe une place, et l'univers n'est pas un corps. La propriété de ce qui occupe un espace est de subsister; l'univers [donc ne subsistera pas, puisqu'il n'occupe point de place. Il n'aura même jamais un premier mouvement, parce que, pour se mouvoir, il faut un lieu et un espace. (1073f) D'ailleurs, ce qui est mu l'est ou par lui-même ou par autrui. Ce qui se meut de soi-même a des inclinations relatives à sa pesanteur ou à sa légèreté ; la légèreté et la pesanteur sont des habitudes, des facultés et des différences des corps. Or, l'univers n'est pas un corps ; (1074a)  il n'est donc nécessairement ni pesant ni léger, et il n'a pas en soi le principe du mouvement. Il ne l'aura pas non plus d'ailleurs, puisqu'il n'y a rien outre l'uni-


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vers. Ils sont donc forcés de dire, comme ils le disent en effet, que l'univers n'est ni stable ni en mouvement. En un mot, puisque dans leur système il ne faut pas dire que l'univers soit un corps, et que cependant le ciel, la terre, les animaux, les plantes, les hommes et les pierres sont des corps, il s'ensuivra que ce qui n'est point corps aura pour ses parties des corps, que ce qui n'a point d'être sera composé d'êtres, que ce qui n'est point pesant aura des parties pesantes, et ce qui n'est pas léger aura des parties légères (49).

Peut-on imaginer des rêves plus contraires aux notions communes? (1074b) D'ailleurs, quoi de plus évident et de plus conforme au sens commun que ce raisonnement : ce qui n'est point animé est inanimé, et au contraire, ce qui n'est point inanimé a une âme ? Cependant ils détruisent autant qu'il est en eux cette évidence, en soutenant que l'univers n'est ni animé ni inanimé. De plus, personne ne se représente l'univers comme imparfait, puisqu'il ne lui manque aucune partie. Mais les stoïciens prétendent que l'univers n'est point parfait, parce que, disent-ils, (1074c) ce qui est parfait est terminé, et l'univers, qui est infini, ne peut pas être terminé. Il existe donc, selon eux, quelque chose qui n'est ni parfait ni imparfait. L'univers n'est pas non plus la partie d'un tout, puisqu'il n'y a rien de plus grand que lui ; il n'est pas un tout, parce qu tout est ordonné et que l'univers, étant infini, n'a ni terme ni ordre. Il n'y a donc pas de cause


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étrangère qui ait produit l'univers, puisqu'il n'y a rien au delà (50); il n'est pas la cause d'autres êtres ni de lui-même, parce que naturellement il ne peut pas agir, et qu'on ne saurait concevoir d'effet sans cause. Supposons maintenant qu'on demande à tous les hommes ce que c'est que le néant et quelle idée ils s'en forment, ne répondront-ils pas que c'est ce qui n'est point cause et qui n'a point de cause; qui n'est ni tout ni partie d'un tout; qui n'est ni parfait, ni imparfait, ni animé, ni inanimé, ni stable, ni en mouvement, ni corporel, ni incorporel ? (1074d) Ils ne le définiront jamais autrement. Puis donc qu'ils attribuent seuls à l'univers ce que tous les hommes affirment du néant, il semble que, dans leurs principes, l'univers et le néant sont une même chose. Il faut par conséquent comprendre sous le nom de néant le temps, le sujet, la proposition, la conjonction et la complexion, termes qu'ils emploient plus qu'aucune autre secte de philosophes, et qui, selon eux, ne sont pas des êtres. Ils disent encore que ce qui est vrai n'existe pas, qu'il est seulement l'objet de l'intelligence, le motif de notre crédibilité, quoiqu'il n'ait aucune substance ni aucun
être. N'est-ce pas le comble de l'absurdité?

Mais comme ces objets semblent plutôt tenir aux épines de la dialectique,  (1074e) passons à des points de philosophie naturelle. Puisque, d'après eux-mêmes,

Jupiter est dé tout le principe et la fin,

Ils devaient donc corriger, redresser et tourner à un meilleur sens ce qu'il y avait d'erroné dans les notions que les hommes avaient de la Divinité, ou du moins laisser à chaque peuple les opinions que les lois de leur pays ou un usage général leur avait transmises :

Non, ce ne sont point là des vérités nouvelles.


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Elles sont de tout temps ; on voudrait vainement,
De leur naissance antique assigner le moment.

Mais les stoïciens ayant en quelque sorte commencé par Vesta (51) à attaquer ce qui était universellement établi, (1074f) à ébranler les opinions que chaque peuple avait reçues de ses ancêtres sur la nature des dieux, n'ont laissé aucune de ces notions sans l'altérer et la corrompre. Quels hommes, si on en. excepte ces philosophes, n'ont pas toujours cru que Dieu est incorruptible et éternel ? Et dans les idées qu'on a communément des dieux, en est-il de plus généralement avouées que celles-ci :

Les dieux y sont toujours parfaitement heureux.
Les dieux sont immortels, et l'homme doit mourir.
Les dieux ne craignent point la vieillesse et les maux;
(1075a) Ils ne passeront pas ces redoutables eaux,
Dont le brûlant Cocyte enceint les tristes ombres.

Peut-être serait-il possible de trouver des peuples assez barbares pour ne point connaître de dieu; mais il n'est pas un seul homme qui, ayant l'idée de Dieu, ne le croie incorruptible et éternel. Les philosophes même qui ont eu le surnom d'athées, tels que les Théodore, les Diagoras, les Hippon, n'ont pas osé dire que Dieu fût corruptible ; ils ont seulement dit qu'il n'existait pas un être incorruptible ; et s'ils niaient l'incorruptibilité, du moins ils laissaient subsister l'idée qu'on avait de la Divinité. Mais Chrysippe et Cléanthe, qui, dans leurs ouvrages, ont (1075b) pour ainsi dire rempli de dieux le ciel, la terre, les airs et la mer, dans cette multitude de divinités, ne supposent incorruptible et éternel que Jupiter seul, en qui tous les autres doivent être consumés ; en sorte que son action consiste à tout détruire, ce qui ne vaut guère mieux que d'être soi-même détruit ; car c'est toujours


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par faiblesse qu'on périt en se changeant en la substance d'un autre, ou qu'on se nourrit et se conserve par la résolution des autres en soi. Il n'en est pas de cette absurdité comme de tant d'autres qui sont des conséquences et des inductions qu'on tire naturellement de leurs principes et de leur doctrine. Ici ce sont eux-mêmes qui, dans leurs écrits sur les dieux, sur la Providence, le Destin et la nature, nous crient ouvertement (1075c) que tous les dieux ont été engendrés et qu'ils périront par le feu, qui les fondra comme s'ils étaient de cire ou d'étain.

Est-il moins contre le sens commun de supposer Dieu mortel, que de faire l'homme immortel? Ou plutôt, je ne vois pas quelle différence il y aura entre Dieu et l'homme, si Dieu n'est qu'un être raisonnable et corruptible. Que s'ils répondent par cette belle et subtile distinction que l'homme est mortel, mais que Dieu ne l'est pas, et qu'il est seulement corruptible, voyez ce qui en résulte : ils diront ou que Dieu est à la fois immortel et corruptible, ou qu'il n'est ni mortel ni immortel ; et quand on s'étudierait à forger à plaisir des absurdités en ce genre, serait-il possible d'aller plus loin ? (1075d) Je suppose d'autres philosophes que les stoïciens ; car, pour eux, il n'est point de si grande extravagance qu'ils n'aient avancée. Cléanthe surtout, lorsqu'il se bat les flancs pour établir que l'embrasement général de l'univers aura lieu, dit que le soleil rendra semblables à soi la lune et les autres astres, et qu'il les changera en sa substance. Mais si les astres, qui sont des dieux, doivent concourir avec le soleil pour leur propre destruction et faciliter leur embrasement, n'est-il pas ridicule de leur adresser des prières pour notre conservation, et de les invoquer comme les sauveurs des hommes ; tandis que, par leur nature même, ils hâtent (1075e) leur propre destruction ?

Cependant il n'est rien que les stoïciens ne disent et ne fassent contre Épicure ; ils crient contre lui oh ! oh ! ils


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l'accusent de confondre toutes les idées de la Divinité en niant sa Providence, parce que nous concevons les dieux comme des êtres non seulement immortels et heureux, mais bons, humains et bienfaisants, et ils le sont en effet. Si donc ceux qui détruisent la Providence anéantissent aussi la notion de la Divinité, que faudra-t-il dire de ceux qui, en admettant cette Providence, soutiennent que les dieux ne nous sont d'aucun secours, qu'ils ne nous donnent pas de vrais biens, mais des choses indifférentes, puisque nous ne recevons pas d'eux la vertu, mais la richesse, (1075f) la santé, les enfants et les autres choses semblables, dont aucune n'est ni utile, ni commode, ni digne de nos recherches? N'est-ce pas là détruire l'idée de la Divinité ? Les stoïciens n'insultent-ils pas et n'outragent-ils pas les dieux, lorsqu'ils en reconnaissent qui président aux fruits, au mariage, à la médecine, (1076a) à la divination, tandis que la santé, la naissance des enfants et l'abondance des fruits ne sont pas des biens réels, mais des choses indifférentes et inutiles à ceux qui les possèdent ?

Une troisième notion qui entre communément dans l'idée que nous avons des dieux, c'est que rien ne met entre les hommes et eux une plus grande différence que la félicité et la vertu. Mais si nous en croyons Chrysippe, ils n'ont pas même cet avantage sur les mortels. Il prétend que Jupiter n'a pas plus de vertu que Dion; que Jupiter et Dion étant tous les deux sages, s'entraident également quand l'un participe au mouvement de l'autre ; que c'est là l'unique bien que les hommes reçoivent des dieux, et les dieux des hommes qui sont parvenus (1076b) à la sagesse ; que l'homme qui n'est pas inférieur aux dieux en vertu, ne l'est pas non plus en félicité ; qu'il est aussi heureux que Jupiter dès là qu'il est sage, fût-il d'ailleurs assez accablé de maladies, assez tourmenté par la douleur pour se donner lui-même la mort. Mais un tel homme


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n'existe point et n'a jamais existé sur la terre, tandis qu'il est un nombre infini d'hommes qui vivent souverainement malheureux sous les lois de Jupiter et sous sa providence, qui, selon les stoïciens, est toujours pleine de sagesse. Mais quoi de plus contraire au sens commun que de dire que, sous le gouvernement le plus sage, les hommes sont souverainement malheureux ? Si donc, ce qu'à Dieu ne plaise, Jupiter ne voulait plus être appelé le sauveur, le libérateur et le protecteur des hommes, (1076c) ni leur faire éprouver les effets de ces appellations honorables, il serait impossible de rien ajouter à la grandeur et à la multitude de nos maux, puisque, suivant eux, tous les hommes seraient parvenus à l'excès de la misère, et que ni le vice ni le malheur ne seraient plus susceptibles d'accroissement.

Mais ce n'est pas là ce qu'il y a de plus fort : ils s'indignent contre Ménandre, pour avoir dit poétiquement :

L'excès des biens pour l'homme est la source des maux.

Ils prétendent que cette maxime est contraire au sens commun. Eux cependant, ils veulent que Dieu, qui est essentiellement bon, soit la cause de nos maux; car, selon eux, la matière n'a pas produit le mal par elle-même, puisqu'elle est sans qualité (1076d) et que toutes les différences dont elle est susceptible lui viennent de la faculté qui lui donne le mouvement et la forme. Si donc c'est de la raison qu'elle les reçoit parce qu'elle ne peut se les donner elle-même, il faut nécessairement que le mal, s'il n'a aucune cause, soit produit par le néant, ou, si c'est par le principe de son mouvement, qu'il ait Dieu môme pour cause. S'ils croient que Jupiter ne domine point sur les parties de sa substance (52) et qu'il n'use pas de chacune d'elles conformément à sa raison, ils renver-


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sent les notions du bon sens en se forgeant un être animé en qui la plupart de ses parties n'obéissent pas à sa volonté, et ont leurs actions et leurs opérations particulières, auxquelles le tout ne donne pas l'impulsion et le principe du mouvement. (1076e) En effet, est-il un être tellement désordonné que, contre sa volonté, les pieds marchent, la langue parle, les cornes frappent et les dents mordent? Or, Dieu lui-même éprouvera la plupart de ces contrariétés, si les méchants, qui sont des parties de lui-même, mentent contre son gré, commettent des injustices, se pillent et se tuent les uns les autres; si, comme le veut Chrysippe, la plus petite partie de Jupiter n'agit jamais autrement qu'il ne l'ordonne, mais que tout être animé soit constitué de manière qu'il s'arrête ou se mette en mouvement, selon que Jupiter le tourne, le retient ou le dispose.

Ce discours est encore bien plus pernicieux,

car il était moins déraisonnable de supposer qu'un grand nombre des parties (1076f) de Jupiter, faisant violence à sa faiblesse, agissent en bien des choses contre la nature et la volonté de ce dieu, que de prétendre qu'il n'est point d'intempérance et de crime dont Jupiter ne soit la cause. Quant à-ce qu'ils disent que le monde est une ville dont les astres sont les citoyens, si cela est, il faut donc qu'il y ait aussi des tribus et des magistrats, que le soleil soit le consul, et l'étoile du soir le préteur ou l'édile. (1077a) Je ne sais, en vérité, si, en voulant réfuter leurs absurdités en ce genre, on ne finirait pas par en dire de plus choquantes que celles qu'ils avancent eux-mêmes.

N'est-ce pas encore renverser les idées communes, que de dire que la semence est plus grande que ce qu'elle produit? Ne voyons-nous pas, au contraire, que la nature, dans la production de tous les animaux, de toutes les plantes, même des arbrisseaux sauvages, fait sortir les


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plus grands de ces individus de graines minces, petites et souvent imperceptibles ? Non seulement elle tire d'un grain un épi de blé et d'un pépin un cep de vigne, mais d'un noyau d'olive ou d'un gland qui aura échappé à un oiseau, elle développe les germes d'une génération féconde, comme une faible étincelle produit un vaste embrasement; elle en fait naître le tronc d'un buisson, d'un chêne, d'un palmier, (1077b) d'un pin, et des arbres les plus élevés. Aussi le mot qui signifie semence exprime-t-il une grande masse enveloppée dans une petite, et celui de nature marque une espèce de gonflement et de diffusion faite d'après les nombres et les proportions dont elle cause le développement. Le feu, suivant les stoïciens eux-mêmes, n'est-il pas la semence du monde, et après l'embrasement général, l'univers ne sera-t-il pas changé en cette semence qui, d'un corps et d'une masse peu considérables, deviendra une substance très abondante et s'emparera, par des accroissements immenses, de tout le vide? Et quand le monde aura reçu de nouveau toute sa forme, (1077c) cette grandeur immense se rétrécira et diminuera peu à peu, parce que la matière, après le travail de sa génération, se resserrera en elle-même.

Il est bon de les entendre eux-mêmes et de lire ces nombreux ouvrages dans lesquels ils déclament contre les académiciens, qu'ils accusent de tout confondre par leurs identités, en voulant que deux substances n'aient qu'une qualité. Cependant il n'est personne qui ne comprenne cette doctrine et qui ne regarde l'opinion contraire comme un paradoxe singulier. Ainsi un pigeon ramier est en tout temps semblable à un pigeon ramier, une abeille à une abeille, un grain de froment à un grain de froment, une figue à une figue.  (1077d) Mais ce qui est véritablement contraire au sens commun, c'est ce qu'ils imaginent eux-mêmes, que dans une seule substance il existe séparément deux qualités, et qu'une substance qui,


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ayant déjà une qualité particulière, en reçoit une seconde, les conserve toutes les deux. Car si deux, si trois et quatre qualités, ou même cinq et tant qu'on voudra, peuvent se trouver dans une seule substance, je ne dis pas dans ses différentes parties, mais qu'elles soient toutes également dans toute la substance, qui empêche qu'il n'y en ait une infinité ? Chrysippe dit que Jupiter et le monde sont semblables à l'homme, et que la Providence ressemble à l'âme ; et lorsque l'embrasement universel aura eu lieu, Jupiter, le seul des dieux qui soit incorruptible, (1077e) se retirera dans la Providence ; et là, l'un et l'autre, réunis dans la substance seule de l'éther, y subsisteront ensemble éternellement.

Mais laissons là les dieux, et après les avoir priés de donner à ces philosophes le sens commun et des idées qui s'accordent avec celles de tout le monde, voyons ce qu'ils pensent des éléments. Il est contraire aux idées reçues qu'un corps soit le lien d'un autre et qu'il le pénètre, tandis qu'aucun des deux n'a de vide ; en sorte que ce soit le plein qui entre dans le plein, et qu'une substance qui, étant une et continue, ne laisse aucun intervalle, reçoive un corps qui se mêle intimement avec elle. Ils ne se contentent pas de mettre ainsi un, deux, trois corps ou même dix dans un autre; mais morcelant, pour ainsi dire, (1077f) l'univers en plusieurs parties, ils les jettent dans le premier corps venu ; ils prétendent que le plus petit objet sensible est capable de contenir le plus grand, et, comme en beaucoup d'autres points, ils font avec témérité un nouveau dogme de ce qui sert de conviction contre eux, et raisonnent d'après des suppositions absurdes. Il suit de ce principe qui fait entrer ainsi les corps tout entiers les uns dans les autres, que les stoïciens admettent les assertions les plus étranges et les plus monstrueuses, (1078a) par exemple, que trois font quatre ; ce


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trer dans la pensée. Ils disent qu'un verre de vin mêlé avec deux verres d'eau leur devient égal en se confondant dans leur totalité, et qu'il s'étend de manière, par l'égalité du mélange, que d'un seul verre il en fait réellement deux. Ainsi il est toujours un, mais il s'étend autant que deux et est égal à son double. Et comme par son mélange il s'étend assez pour égaler seul la mesure des deux verres d'eau, cette mesure est à la fois celle de trois et de quatre; de trois, parce qu'on n'a mêlé qu'un verre de vin avec deux verres d'eau ; et de quatre, (1078b) parce que ce verre seul, mêlé à deux autres, les égale en quantité. Voilà les beaux résultats qu'ils obtiennent quand ils veulent soutenir que les corps sont pénétrables et qu'ils leur supposent une manière de se contenir réciproquement qui ne saurait entrer dans l'imagination. Car de toute nécessité, quand des corps se pénètrent et se confondent ainsi mutuellement, l'un ne contient et ne reçoit pas l'autre, qui n'est pas non plus contenu et reçu par celui-ci ; car alors ce ne serait pas une pénétration, mais un contact, une application des surfaces, dont l'une entrerait dans l'autre, qui l'environnerait par dehors, et toutes les autres parties resteraient exemptes de tout mélange. Ainsi un corps sera composé de plusieurs corps différents ; car nécessairement, si le mélange se fait comme ils le disent, les corps se pénètrent de manière qu'un même corps est à la fois contenant et contenu, (1078c) reçu et récipient, et qu'aucun des deux ne peut plus se séparer de l'autre, parce que le mélange a fait passer l'un dans l'autre ; ainsi il ne reste plus une seule partie des deux, elles sont toutes remplies les unes des autres.

Venons maintenant à cette comparaison d'une cuisse, si rebattue dans les écoles, et dont Arcésilas se servait pour tourner en ridicule les absurdités du Portique. Si les mélanges des corps se font du tout au tout, qui empêche qu'une cuisse coupée et jetée dans la mer, où elle pourrira,


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s'y étende tellement, que non seulement la flotte d'Antigonus, comme le disait Arcésilas, (1078b) fasse voile à travers cette cuisse, mais que les douze cents vaisseaux de Xerxès et les trois cents galères des Grecs s'y livrent bataille? Car la cuisse ne cessera point de s'étendre, ni le corps le plus petit de pénétrer le plus grand; ou autrement le mélange aura un terme, et son extrémité venant enfin à s'arrêter, elle ne pénétrera pas toute la substance de l'autre corps, et la mixtion ne sera jamais parfaite. Mais si la cuisse se mêle en entier avec toute la mer, alors elle fournira sans peine à l'armée des Grecs un vaste champ de bataille. Il est vrai qu'il faut pour cela qu'elle pourrisse et qu'elle subisse un changement total. Mais si un verre ou même une seule goutte de vin venait à tomber dans la mer Égée ou dans celle de Crète, elle se mêlerait avec tout l'Océan et toute la mer Atlantique, et non seulement elle en colorerait la surface, (1078e) mais elle les pénétrerait dans leur longueur, largeur et profondeur. C'est ce que Chrysippe admet lui-même au commencement du premier livre de ses Questions naturelles, où il dit que rien n'empêche qu'une goutte de vin ne s'infuse dans toute la mer; et pour faire cesser notre étonnement de cette assertion, il va jusqu'à soutenir qu'elle pourrait s'étendre dans tout l'univers. Se peut-il rien de plus absurde? Mais est-il moins contraire au bon sens de prétendre qu'il n'est point dans la nature de corps extrême, soit premier, soit dernier, auquel se termine la grandeur des corps, et que quelque corps qu'on suppose, il y en a toujours un au delà jusqu'à l'infini. (1078f) Car on ne pourra concevoir une grandeur qui en surpasse une autre ou qui soit moindre, si on peut des deux côtés établir une progression à l'infini, et qu'on ôte ainsi de la nature toute inégalité. En admettant des corps inégaux, l'un arrive enfin aux dernières parties de sa division, et un autre les excède. Si cette inégalité n'existe pas, il n'y aura pas non plus d'aspérité ni


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de rudesse sur la surface des corps ; car l'aspérité est proprement l'inégalité d'une surface en elle-même, (1079a) et la rudesse est l'aspérité jointe à la dureté. Or, c'est ôter l'un et l'autre à tous les corps que de ne pas y admettre de dernières parties et d'en multiplier le nombre à l'infini. Mais pour qui n'est-il pas évident que l'homme est composé de plus de parties que son doigt, et que le monde en a beaucoup plus que l'homme ? C'est ce que savent et soutiennent tous les hommes, à moins qu'ils ne deviennent stoïciens; car alors ils pensent tout le contraire; ils disent que l'homme n'est pas composé de plus de parties que le doigt, ni le monde que l'homme; que la division des corps va jusqu'à l'infini ; (1079b) que dans l'infini, il n'y a ni plus ni moins, ni de nombre qui en excède un autre, et que les parties de ce qui reste peuvent toujours subir de nouvelles divisions et fournir encore une multitude d'autres parties.

Comment donc se tirent-ils de ces embarras ? Avec autant de subtilités que de courage. Vous demande-t-on, dit Chrysippe, si vous êtes composé de parties, et de combien, si ces parties en ont elles-mêmes d'autres et quel en est le nombre, il faut user de distinction et dire que le corps est composé de la tête, de la poitrine et des cuisses ; car c'est sur cela que portent le doute et la question. Mais si l'on pousse l'interrogation jusqu'aux dernières parties, on répondra qu'il ne faut rien déterminer à cet égard, et dire qu'elles ne sont point composées (1079c) d'autres parties, ni d'un certain nombre, ni de finies ou d'infinies. J'ai rapporté à peu près ses propres expressions, pour vous faire juger comment il se conforme aux idées communes, en voulant nous persuader que chaque corps n'est point composé de parties, ni d'un certain nombre, ni de parties finies ni d'infinies. Si, comme ce qui est indifférent tient le milieu entre le bien et le mal, il y a aussi un milieu entre le fini et l'infini, il fallait le définir et ré- 


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soudre ainsi la difficulté. Si, au contraire, comme deux corps qui ne sont pas égaux et incorruptibles sont par cela seul inégaux et corruptibles, de même ce qui n'est pas fini est aussitôt conçu comme infini, dire qu'un corps n'est composé (1079d) ni de parties finies ni de parties infinies, c'est la même chose que s'il soutenait qu'un raisonnement n'est composé ni de propositions vraies ni de propositions fausses, ni une somme quelconque de nombres pairs et impairs. Ensuite, avec une présomption de jeune homme, il ajoute qu'une pyramide étant composée de triangles, les côtés inclinés vers l'endroit où ils se joignent sont inégaux, et que toutefois l'un n'excède pas l'autre et n'est pas plus grand. Voilà comment il conserve les notions communes; car si une chose est plus grande qu'une autre, et que cependant elle ne l'excède pas, il arrivera donc qu'une chose sera plus petite qu'une autre sans être moindre, (1079e) et que, quoique inégale, elle n'aura ni plus ni moins de grandeur, c'est-à-dire qu'une même chose sera égale et inégale, plus grande et moindre, plus petite et moins petite.

Voyez maintenant comment il répond à Démocrite, qui, par un doute très philosophique, demandait si dans un cône coupé horizontalement à sa base, les surfaces des sections étaient égales ou inégales. Si elles sont inégales, le cône aura donc aussi plusieurs aspérités sensibles, et sera lui-même très inégal ; si elles sont égales, les sections le seront aussi, et alors le cône sera comme le cylindre composé de cercles égaux et non pas inégaux, ce qui est très absurde. (1079f) Ici Chrysippe, taxant Démocrite d'ignorance, prétend que les surfaces ne sont ni égales ni inégales, mais que les corps sont inégaux parce que leurs surfaces ne sont ni égales ni inégales. Donner comme une loi de physique que des corps sont inégaux quoique leurs surfaces ne soient pas inégales, c'est bien d'un homme qui s'arroge une étonnante licence de dire tout ce qui lui


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vient en pensée. La raison, au contraire, ne nous montre-t-elle pas avec évidence que les surfaces des corps inégaux sont inégales, que celle du corps le plus grand est plus grande, (1080a) à moins qu'on ne veuille que l'excès du plus grand sur le plus petit ne soit privé de surface ; car si les surfaces des corps plus grands ne surpassent point celles des corps moindres et qu'elles finissent plus tôt, il s'ensuivra qu'un corps qui est terminé aura une de ses parties qui sera sans terme et sans fin. Dire qu'il est obligé de le croire ainsi parce que l'inégalité des surfaces peut occasionner des aspérités inégales, ce n'est point là donner une raison; car ces aspérités qu'il imagine dans le cône sont produites par l'inégalité des corps et non par celle des surfaces. Il est donc ridicule d'ôter l'inégalité des surfaces et de la laisser dans les corps.

(1080b) Si l'on s'en tient à sa supposition, quoi de plus contraire au bon sens que de forger de pareils rêves? Car si nous admettons qu'une surface n'est ni égale ni inégale à une autre, il faudra dire aussi qu'une grandeur ou un nombre ne sont ni égaux ni inégaux à d'autres ; et cependant nous ne saurions concevoir de milieu entre l'égalité et l'inégalité. D'ailleurs, s'il y a des surfaces qui ne soient ni égales ni inégales, qui empêche d'imaginer aussi des cercles qui ne soient ni égaux ni inégaux entre eux? car les surfaces des sections d'un cône sont des cercles. Si l'on suppose des cercles qui ne soient ni égaux ni inégaux entre eux, il faudra admettre aussi des diamètres de cercle qui n'aient ni cette égalité ni cette inégalité, et, par une conséquence nécessaire, des (1080c) angles, des triangles, des parallélogrammes, des parallélépipèdes et des corps qui ne soient ni égaux ni inégaux entre eux. S'il y a des grandeurs qui ne soient ni égales ni inégales entre elles, il y aura aussi des poids, des percussions et des mouvements qui ne le seront pas. Après cela, comment oseront-ils blâmer ceux qui admettent des vides, et qui supposent


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qu'il y a des corps indivisibles qui, combattant les uns contre les autres, ne sont ni en mouvement ni en repos, tandis qu'eux-mêmes ils traitent de faux les axiomes suivants : Si des choses ne sont pas égales entre elles, elles sont inégales ; ces choses ne sont pas égales entre elles, elles sont donc inégales. Mais puisque Chrysippe dit qu'il est des corps plus grands que d'autres et qui cependant ne les excèdent pas, il est naturel de demander si ces corps (1080d) appliqués l'un sur l'autre cadreront ensemble. S'ils cadrent, comment l'un des d'eux est-il plus grand ? s'ils ne cadrent pas, est-il possible que l'un n'excède pas l'autre, et que celui-ci ne soit pas plus petit? Car ce sont deux choses contraires que de dire : il ne cadrera point, ou il cadrera avec le plus grand. Voilà dans quelles difficultés se jettent nécessairement ceux qui renversent ainsi les idées communes.

Il est encore contre le sens commun de dire que rien n'est touché par rien, et il ne l'est pas moins de prétendre que les corps se touchent mutuellement et qu'ils ne sont touchés par rien. Voilà cependant les assertions que sont forcés d'admettre ceux qui ne reconnaissent pas dans les corps des parties très petites, mais qui supposent quelque chose d'antérieur à ce qui semble les toucher, et poussent ainsi la progression à l'infini. (1080e) Ce qu'ils opposent donc le plus aux partisans des corps indivisibles, c'est qu'il n'y a point de contact du tout au tout, ni des parties aux parties; que ce n'est point un contact, mais un mélange, et que le contact n'est pas même possible, parce que les corps indivisibles n'ont point de parties. Mais ne tombent-ils pas eux-mêmes dans une pareille difficulté, puisqu'ils ne laissent dans les corps aucune partie qui soit la première ou la dernière, et que, suivant eux, les corps se touchent, non du tout au tout ni par une partie, mais par une extrémité? Or, cette extrémité n'est pas un corps. Ainsi un corps en touchera un autre par ce qui


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est incorporel; mais d'un autre côté il ne le touchera point, parce qu'il y aura entre les deux quelque chose d'incorporel. (1080f) S'il le touche, il exercera une action sur une chose incorporelle, et la recevra aussi, tout corps qu'il est; car cette réciprocité d'action et ce contact mutuel sont des propriétés des corps. Mais si un corps reçoit le tact de ce qui est incorporel, il en recevra aussi le contact, le mélange et la coalition. D'ailleurs, dans ces contacts et ces mélanges, il faut nécessairement que les extrémités des corps ou se conservent ou ne se conservent pas et soient détruites, et l'un et l'autre est contre le sens commun. Car ils n'admettent pas eux-mêmes la génération et la corruption des êtres incorporels, et il ne peut y avoir ni contact ni mélange (1081a) dans des corps qui conservent leurs extrémités; car ce sont les extrémités qui déterminent et constituent la nature des corps; et les mélanges, si par là on n'entend point la juxtaposition mutuelle des parties, confondent en une seule les substances totales qui se mêlent. Il faut donc, disent-ils, admettre que, dans les mélanges, les extrémités des corps sont détruites, et qu'au contraire elles sont formées quand ils se séparent. Mais c'est ce qu'il n'est pas facile de comprendre; car les endroits par où les corps se touchent sont aussi ceux par où ils se pressent, se serrent et se froissent les uns contre les autres. Mais l'un et l'autre est impossible à des êtres incorporels; on ne saurait même le concevoir. Voici néanmoins comment ils veulent nous forcer en quelque sorte de le comprendre. (1081b) Si une boule, disent-ils, touche un corps plan par un seul point, il est clair qu'elle roulera aussi sur ce seul point. Si la boule est peinte en rouge, elle tracera dans sa marche une ligne rouge sur la surface de ce corps plan ; si elle est brûlante, elle le noircira. Mais qu'une chose incorporelle soit peinte en rouge ou soit brûlante, c'est ce qui choque le sens commun. Et si nous supposons que la boule soit de terre ou de cristal, et


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qu'elle tombe de haut sur la surface d'une pierre, il serait absurde de croire qu'elle ne se briserait pas en frappant contre un plan dur et solide ; mais il le serait bien davantage de dire qu'elle se briserait en tombant sur une de ses extrémités et par un point incorporel. (1081c) Ainsi, de toutes manières ils dérangent les notions communes que nous avons sur les êtres incorporels, ou plutôt ils les renversent par toutes leurs suppositions impossibles.

Il est contre le bon sens de n'admettre qu'un temps passé et un temps futur, et de nier l'existence du temps présent, de regarder comme existant le temps qui vient de passer, et non le moment actuel. C'est cependant ce que font les stoïciens, qui ne laissent pas au temps le plus petit de ses espaces, et qui ne veulent pas que le moment actuel soit indivisible. Ils. prétendent que du temps qu'on conçoit comme présent, il y a une portion qui appartient au passé, et l'autre au futur, de manière qu'il ne reste pas dans l'intervalle la plus petite partie de temps présent, et que ce qu'on regarde comme présent est divisé en avenir (1081d) et en passé. Il faut donc de deux choses l'une, ou qu'en disant : le temps fut, le temps sera, on ne puisse pas dire le temps est ; ou qu'en admettant le temps présent, une partie en soit déjà passée et l'autre soit encore à venir ; que par conséquent du temps qui est actuellement une partie ne soit plus et une autre ne soit pas encore. Ainsi, du temps qu'on appelle maintenant, une portion sera avant et l'autre après, et ce mot maintenant exprimera ce qui n'est pas encore présent et ce qui n'est plus présent ; car ni ce qui est déjà passé ni ce qui est à venir ne sont le présent. Et puisqu'ils divisent ainsi le temps présent, ils devraient donc dire aussi que de l'année et du jour, une portion appartient à l'année passée et l'autre à l'année prochaine, et que de ce qui existe en même temps une partie est avant et l'autre après. (1081e) Voilà comme ils brouillent et confondent également ce qui n'est pas


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encore, ce qui est déjà et ce qui n'est plus, ce qui est présent et ce qui ne l'est pas. Tous les autres hommes entendent et disent que ces mots naguère et peu après expriment des portions du temps présent dont l'une le précède et l'autre le suit. Archedème, qui voulait que le temps présent fût le principe et la liaison du temps qui s'est écoulé et de celui qui arrive, ne s'apercevait pas qu'il détruisait tout à fait le temps; car si le moment actuel n'est pas le temps, mais l'extrémité du temps, et que toute portion du temps soit la même chose (1081f) que ce moment actuel, il semble que le temps en général n'aura aucune partie, et qu'il se dissoudra, pour ainsi dire, en extrémités, en liaisons et en commencements. Chrysippe, qui veut faire des divisions subtiles, dit dans son traité du Vide et dans quelques autres, que le passé et le futur n'existent point, niais que l'un a existé et que l'autre va exister, et que le présent seul existe. Mais dans les troisième, quatrième et cinquième livres des Parties, il dit qu'une portion du temps présent est passée, et que l'autre est près de venir. (1082a) Ainsi il divise le temps existant en parties qui n'existent point, ou, pour mieux dire, il ne laisse exister aucun temps, puisque, selon lui, le présent n'a aucune partie qui ne soit ou passée ou future. D'après cette idée, le temps est pour eux comme l'eau qu'on veut saisir : plus on serre la main, moins on en retient.

D'ailleurs, dans cette opinion, tout ce qui regarde les actions et les mouvements est si absurde, que toute évidence y est confondue ; car si le temps présent se divise en passé et en futur, il faut aussi de toute nécessité que dans un corps qui se meut actuellement une partie ait été déjà mue, et qu'une autre soit encore à se mouvoir; qu'il n'y ait plus dans le mouvement ni commencement ni fin; (1082b) que dans aucune action il n'y ait rien de premier ni de dernier, puisque les actions sont distribuées dans le temps. Car comme ils veulent que du temps présent


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une partie soit passée et l'autre future, de même dans une action une partie est déjà faite et l'autre est encore à faire. Quand est-ce donc que les actions de dîner, d'écrire et de marcher commenceront et finiront, si tout homme qui dîne ou qui marche a en partie dîné et marché, dînera et marchera en partie? Mais la plus grande de toutes les absurdités est de dire que si celui qui vit a en partie vécu et vivra en partie, la vie n'a donc pas eu de commencement et n'aura point de fin, et sans doute chacun de nous sera né sans avoir commencé de vivre, et il mourra sans cesser de vivre. (1082c) Car s'il n'y a jamais dans la vie un dernier instant, et que celui qui vit actuellement ait toujours une portion future de la vie, il ne sera jamais faux de dire : Socrate vivra, tant qu'on pourra dire avec vérité : Socrate vit ; et tant qu'il sera vrai que Socrate vit, il sera toujours faux que Socrate soit mort. Si donc pendant des portions infinies de temps on pourra dire avec vérité que Socrate vivra, il ne sera vrai dans aucune de ces portions que Socrate soit mort. Mais quelle sera la fin d'une action, et quand cesserez-vous d'agir, si, autant de fois qu'il sera vrai de dire : cela se fait, autant de fois on peut dire avec vérité : cela se fera? Ce sera mentir que de dire : (1082d) « Platon finit d'écrire ou de disputer, » puisqu'il ne cessera jamais de faire l'un ou l'autre, si jamais il n'est faux de dire d'un homme qui écrit ou qui dispute : « Il écrira, il disputera, »  Dailleurs, dans une action qui se fait actuellement, il n'y aura aucune partie qui ne soit ou faite ou à faire, ou passée ou future. Bien plus, ce qui a été fait et ce qui se fera, ce qui est passé et ce qui est à venir ne produiront aucune sensation, et par conséquent il n'y aura de sensation de quoi que ce soit; car nous ne voyons ni n'entendons ce qui est passé et ce qui est futur, et nul autre de nos sens ne peut nous donner la sensation des choses passées ou futures. Les choses présentes ne sont pas sensibles elles-mêmes, s'il est vrai qu'une por-


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lion du présent soit toujours passée et l'autre toujours future, que l'une ait déjà été et que l'autre doive être. (1082e) Cependant ils accusent Épicure de renverser indignement les idées communes, en attribuant à tous les corps une vitesse égale, et en soutenant que l'un ne se meut pas avec plus de vélocité qu'un autre. Mais il est bien moins tolérable et plus contraire au sens commun de prétendre qu'aucun corps en mouvement ne peut en atteindre un autre ;

Que jamais le coursier, dans son ardeur bouillante,
N'atteindra la tortue en sa marche pesante,

comme dit le proverbe. Cela doit nécessairement arriver dans les choses qui sont mues l'une devant et l'autre derrière, quand les intervalles qu'elles parcourent sont, comme ils le prétendent, divisibles à l'infini ; car si la tortue précède seulement le cheval de la longueur d'un arpent, ceux qui divisent cet espace à l'infini, (1082f) et qui placent ces deux animaux l'un devant et l'autre derrière, ne feront jamais atteindre le plus lent par celui qui va plus vite, parce que le premier ajoutera toujours à sa marche quelque espace qui sera divisible en une infinité de parties. Prétendre que l'eau qu'on verse d'un vase ou d'une coupe ne se répand jamais tout entière, c'est assurément renverser les idées communes ; mais c'est une conséquence de leurs principes; (1083a) car peut-on concevoir qu'un mouvement de priorité qui est divisible en portions infinies puisse jamais être terminé ? il restera toujours quelque portion à diviser, en sorte que l'effusion entière des liquides, toute la progression des solides et la chute des corps graves ne s'achèveront jamais.

Je passe sous silence un grand nombre de leurs absurdités, parce que je veux me borner à celles qui heurtent le sens commun. La dispute sur l'accroissement des substances est très ancienne ; Chrysippe dit qu'elle a été trai-


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tée par Epicharme (53). Les académiciens regardent cette question comme embarrassante et difficile à résoudre. Sur cela les stoïciens crient contre eux avec emportement, et les accusent (1083b) de renverser les idées communes, tandis qu'eux-mêmes, bien loin de les respecter, détruisent même le bon sens ; car c'est une chose toute simple, et dont les stoïciens eux-mêmes admettent les principes, que les substances particulières ont toutes des émanations, qu'elles les répandent et les reçoivent mutuellement ; que celles qui les reçoivent en grand nombre ne restent pas les mêmes, et que cette accession d'émanations étrangères change et accroît leur substance ; que c'est contre la vérité, et par l'empire seul de l'habitude, qu'on a appelé ces changements accessions et diminutions, et qu'il était plus naturel de les nommer générations et corruptions, parce qu'elles forcent les substances de passer d'un état à un autre, (1083c) au lieu que l'accroissement et la diminution sont les affections d'un corps qui subsiste dans un état permanent. Après avoir établi de pareils principes, que veulent encore ces défenseurs de l'évidence, ces règles vivantes des notions communes? Ils disent que chacun de nous est double et a (1083d) deux natures, non comme ces Molionides (54) qui, suivant les poètes, étaient joints par certaines parties de leurs corps et séparés par d'autres; mais ce que personne n'avait vu avant les stoïciens, c'est que nous avons deux corps qui ont l'un et l'autre même couleur, même figure, même poids et môme espace. Ces philosophes seuls ont vu cette composition, cette duplicité, et, pour ainsi dire, cette ambi-


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guïté qui font que chacun de nous est un double sujet dont l'un est substance et l'autre intelligence ; l'un est dans une émanation et un mouvement continuels, sans croître ni diminuer, et ne reste jamais entièrement semblable à lui-même ; l'autre est toujours le même, il croît et décroît, il a des affections toutes contraires à celles du premier, quoiqu'il soit incorporé, uni et presque confondu avec lui, et qu'il n'y ait entre eux aucune différence que les sens puissent apercevoir.

On rapporte que Lyncée avait la vue si perçante, qu'il voyait à travers les pierres et les arbres, et qu'un homme placé en Sicile, sur une hauteur, distinguait à une journée et une nuit de navigation les vaisseaux qui sortaient du port de Carthage. Callicrate et Myrmécide (1083e) faisaient, dit-on, des chars si petits, qu'une aile de mouche les couvrait en entier, et ils gravaient sur un grain de millet des vers d'Homère. Mais personne n'a vu en nous cette diversité de substance, et nous-mêmes nous n'avons jamais senti que nous fussions doubles; que, par une partie de nous-mêmes, nous eussions des émanations continuelles, et que par l'autre partie, depuis la naissance jusqu'à la mort, nous restassions toujours dans le même état. J'ai rapporté leur opinion plus simplement qu'ils ne l'exposent eux-mêmes; car ils supposent qu'il y a en chacun de nous quatre sujets, ou plutôt que chacun de nous est quatre. Mais il suffit de deux pour montrer toute leur absurdité. Quand nous entendons dire à Penthée, dans une tragédie, qu'il voit deux soleils et deux villes de Thèbes, (1083f) nous ne croyons pas qu'il les voie réellement, nous pensons que le trouble de son esprit égare sa vue. Lors donc que les stoïciens nous disent, non pas qu'une seule ville, mais que tous les hommes, tous les animaux, tous les arbres, tous les instruments, les vêtements et les meubles sont doubles et composés de deux natures, devons-nous écouter des philosophes qui veulent, non éclairer notre


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esprit, mais le pervertir? Au reste, on doit peut-être leur pardonner (1084a) cette diversité de natures qu'ils imaginent dans tous les sujets, parce qu'ils ne trouvent pas d'autre moyen de conserver et de défendre ces accroissements qu'ils ont tant à cœur de maintenir.

Mais quel est leur motif, ou quelles autres suppositions veulent-ils faire valoir lorsqu'ils admettent dans l'âme des différences en quelque sorte corporelles, et des idées presque innombrables ? C'est ce qu'il n'est pas facile de dire, à moins qu'ils ne le fassent à dessein pour changer, ou plutôt pour détruire absolument toutes les idées communes, et y en substituer d'autres aussi étranges que nouvelles. N'est-il pas de la dernière absurdité de dire que les vertus, les vices, et, qui plus est, les arts, tout ce qui est du ressort de la mémoire, les imaginations, (1084b) les passions, les désirs et les consentements, sont des corps qui ne subsistent dans aucun sujet, et de leur laisser seulement dans le cœur un passage de la largeur d'un point, dans lequel ils placent la partie principale de l'âme, qui y est environnée d'un si grand nombre de corps, que la plupart échappent à la pénétration de ceux qui savent le mieux distinguer un objet d'un autre. Ils en font non seulement des corps, mais des animaux raisonnables, et en nombre prodigieux, lesquels ne sont ni doux ni apprivoisés, et que leur méchanceté naturelle soulève contre l'évidence et la coutume. (1084c) Ils font encore des êtres animés, des vertus et des vices, des passions telles que la colère, l'envie, la douleur, la joie du mal d'autrui ; des compréhensions, des imaginations et des erreurs; des arts, tels que ceux du cordonnier et du forgeron. Ils étendent enfin cette idée de corps et d'animalité à nos actions, telles que de se promener, de danser, de raisonner, d'adresser la parole à quelqu'un, de dire des injures; par conséquent le rire, le pleurer seront aussi des animaux, et ceux-là une fois admis, pourquoi ne pas mettre


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dans la même classe la toux, l'éternuement, le gémissement, le cracher, le moucher, et cent autres actions de ce genre trop connues pour les détailler? Et s'ils trouvent mauvais qu'on les amène ainsi de conséquence en conséquence à de pareilles absurdités, qu'ils se souviennent de ce que dit Chrysippe dans le premier livre de ses Questions naturelles. Voici ses propres termes :

(1084d) « La nuit n'est-elle pas un corps ? Le soir, le matin, le milieu de la nuit, le jour, ne sont-ils pas des corps? Pourquoi donc le premier jour du mois, le dixième, le quinzième, le trentième et le mois entier, ne le seraient-ils pas aussi bien que l'été, l'automne et l'année entière? »

Dans tout ce que j'ai dit jusqu'à présent ils font violence aux notions communes ; mais dans ce que je vais ajouter ils détruisent leurs propres principes; ils font produire la substance qui a le plus de chaleur par la réfrigération, et celle qui est la plus subtile, par la condensation. Rien n'est plus chaud et plus subtil que l'âme ; et ils prétendent qu'elle est produite par la réfrigération et la condensation (1084e) du corps, dont les esprits vitaux reçoivent une espèce de trempe qui, de végétatifs, les rend animés. Ils disent aussi que le soleil a été animé parce que son humidité s'est changée en un feu doué d'intelligence. Il est assez singulier que le soleil ait été formé par les vapeurs humides et froides qui l'environnaient. Quelqu'un ayant rapporte à Xénophane qu'il avait vu des anguilles- vivantes dans une eau très chaude : Nous les feront donc cuire dans de l'eau froide, lui dit-il. Puis donc que les stoïciens font venir la chaleur de la réfrigération et la légèreté de la condensation, ils doivent, par une conséquence naturelle, donner le froid pour principe de la chaleur, faire produire la condensation des corps par la diffusion, et leur gravité par la raréfaction : ce sera du moins mettre de la suite dans leurs absurdités.

(1084f) Mais la nature du sens commun n'est-elle pas déter-


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minée par ces philosophes contre le sens commun même ? Car la conception est une sorte d'imagination, et l'imagination est une forme imprimée dans l'âme ; la nature de l'âme n'est qu'une sorte de vapeur sur laquelle il est difficile de former une impression, à cause de sa substance rare, et après même l'avoir reçue, elle ne pourrait pas la conserver. Comme elle est engendrée et nourrie par des substances humides, (1085a) elle éprouve une alternative continuelle d'accroissement et de diminution. La respiration, en se mêlant avec l'air, produit une nouvelle exhalaison qui est sans cesse changée et altérée par le courant d'air qu'on aspire et qu'on expire tour à tour. On concevrait plus facilement qu'un courant d'eau conservât les formes et les figures qu'on y aurait tracées, que ne le pourrait un esprit qui, sortant en exhalaisons et en vapeurs, est sans cesse mêlé avec un air extérieur qui lui est étranger et qui reste sans action. Mais les stoïciens sont si peu d'accord avec eux-mêmes, qu'après avoir défini les notions communes, des pensées mises en réserve, des mémoires (1085b) stables et des impressions d'habitude, après avoir supposé aux sciences une solidité inébranlable, ils leur donnent ensuite pour base et pour appui une substance fragile prompte à se dissiper, et qui ne cesse de s'exhaler et de se répandre.

La notion d'élément et de principe est commune à presque tous les hommes ; ils les conçoivent purs, simples et sans composition. Car le principe et l'élément n'admettent point de mélange, mais ils forment les êtres mêlés et composés. Les stoïciens, qui, en reconnaissant Dieu pour le principe de toutes choses, le définissent un corps intelligent, un entendement uni à la matière, en font par là une substance qui, loin d'être pure, simple et sans composition, est formée d'une autre et par une autre. La matière, n'ayant de soi ni raison (1085c) ni qualité, a cette simplicité^ qui convient à un principe; mais si Dieu n'est


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ni incorporel ni immatériel, il participe à la matière comme à son principe. Si la matière et la raison sont une même chose, ils ont tort de dire que la matière est privée de raison ; mais si elles sont deux choses différentes, alors Dieu sera un composé de l'une et de l'autre, il ne sera plus une essence simple, mais composée, puisque l'être intelligent aura emprunté de la matière la substance corporelle.

En donnant le nom d'éléments aux quatre premiers corps, la terre, l'eau, l'air et le feu, je ne vois pas pourquoi ils supposent les uns purs et simples, les autres mixtes et composés. Ils disent que la terre et l'eau ne peuvent se donner à elles-mêmes (1085d) ni aux autres corps de la subsistance, et que c'est par leur participation avec l'air et par l'action du feu qu'elles conservent leur unité ; qu'au contraire l'air et le feu se maintiennent par leur force naturelle, et que, mêlés avec les deux autres éléments, ils leur donnent de la force, de la consistance et de la stabilité. Comment donc la terre et l'eau sont-elles des éléments, si elles ne sont pas des corps premiers et simples, et si, au lieu de se suffire pour leur conservation, elles ont besoin d'un lien extérieur qui affermisse et conserve leur substance? Ils ne leur laissent pas même l'idée de substance; (1085e) et en général tout ce qu'ils disent de la terre est plein de confusion et d'obscurité. Elle subsiste, selon eux, par elle-même, mais alors quel besoin a-t-elle que l'air lui serve de lien et d'appui? Si cela est, ni la terre ni l'eau ne seront formées par leur propre substance; mais l'air, en pressant et condensant la matière, en aura fait la terre, et ensuite, en l'amollissant et la dissolvant, il en aura formé l'eau; et ni l'une ni l'autre ne seront des éléments, puisqu'un autre principe leur aura donné et la génération et la substance.

Ils soutiennent aussi que la substance et la matière subsistent par leurs qualités, et c'est à peu près la défi-


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nition qu'ils en donnent. Mais d'un autre côté ils prétendent que les qualités sont des corps ; tout cela fait une étrange confusion. Car si les qualités ont une substance particulière qui en fasse des corps, (1085f) elles n'ont pas besoin d'une autre substance pour subsister, puisqu'elles en ont une qui leur est propre ; mais si elles sont seulement ce sujet commun qu'ils appellent essence et matière, il est clair qu'elles participent à la nature corporelle, mais qu'elles ne sont pas des corps véritables ; car ce qui est sujet et récipient doit différer de ce qu'il reçoit et dont il est le sujet. Mais les stoïciens ne voient que la moitié de la vérité : ils disent que la matière n'a point de qualité, (1086a) et ils ne veulent pas que les qualités soient immatérielles. Mais comment peuvent-ils imaginer des corps sans qualités, eux qui ne conçoivent pas des qualités sans corps? Une opinion qui unit le corps à toutes les qualités ne permet pas que la pensée s'applique à aucun corps qui n'ait quelque qualité. Celui donc qui ne veut pas que les qualités soient immatérielles doit nier aussi que la matière soit sans qualités, ou celui qui sépare l'un de l'autre les divise tous deux. Ce que plusieurs d'entre eux avancent, que si la matière est dans qualité, ce n'est pas qu'elle en soit entièrement privée, (1086b) mais c'est qu'elle les réunit toutes, est plus que tout le reste contraire au bon sens. Personne ne conçoit sans qualité ce qui n'est privé d'aucune qualité, ni sans passion ce qui de sa nature peut recevoir toutes sortes d'affections, ni enfin sans mouvement ce qui se meut en tout sens. Mais comment se fait-il qu'en concevant toujours la matière avec quelque qualité, on regarde cependant la matière et la qualité comme deux choses différentes. C'est une difficulté qui subsiste toujours.


(01) Zénon avait composé un traité de la République, dont quelques uns, suivant Diogène Laërce, disaient en badinant qu'il l'avait écrit sous la queue d'un chien, par allusion, disent les uns, à la constellation du chien, ou, selon d'autres, au style piquant avec lequel il était écrit. Cléanthe fut le premier successeur de Zénon dans l'école du Portique. L'estime que le chef de cette secte avait conçue pour sa vertu fit qu'il lui donna la préférence sur un grand nombre d'autres disciples d'un mérite distingué.

(02) Le lotus, dit Homère, Odyss., liv. IX, était une plante dont le suc égalait la douceur du miel ; quiconque en avait mangé oubliait sa patrie, ses amis, et ne voulait plus vivre qu'avec les Lotophages, que ce poète place  dans la Sicile.

(03) Ce traité ne ne trouve pas dans le catalogue des ouvrages de Chrysippe par Diogène Laërce ; il est vrai qu'il est très incomplet.

(04) C'est Diogène le Babylonien, de la secte stoïque,et dont Antipater de Tarse fut le disciple. 

(05) Il y a dans le grec ἐπὶ ζωτῆρος, qui veut dire mot à mot sur la ceinture. C'était une expression métaphorique qui signifiait l'administration des affaires. Les anciens ne paraissaient jamais en public que la robe attachée avec une ceinture pour être plus libres, soit dans leur marche, soit dans leurs occupations.

(06) Aristocréon était fils de la sœur de Chrysippe, aussi bien que Philocrate. Diogène dit que ce philosophe les instruisit, et que s'étant attiré des disciples, il fut le premier qui s'enhardit à enseigner en plein air dans le Lycée.

(07) Clisthène, magistrat d'Athènes, de la famille des Alcrnéonides, divisa en dix tribus le peuple d'Athènes, qui n'en formait auparavant que quatre. Ce fut lui qui établit la fameuse loi de l'ostracisme, par laquelle il fit chasser le tyran Hippias, fils de Pisistrate, la troisième année de la soixante-dix-huitième olympiade, cinq cent dix ans avant Jésus-Christ. Clisthène était aïeul de Périclès.

(08) Les stoïciens mettaient tous les vices et lentes les fautes sur un même rang, et confondaient le plus petit vol avec le sacrilège. Ce ne peut être que sous ce rapport qu'ils traitaient de méchants et d'intenses des hommes tels que ces législateurs célèbres, dont ils estimaient eux-mêmes les lois.,

(09) Les épicuriens soutenaient que les dieux ne se mêlaient point des affaires humaines, et que nous n'avions pas besoin de leur offrir des vœux ni des sacrifices.  

(10)  Le mot télète, employé pour les choses sacrées, signifiait initiation. consécration. Il vient d'un mot grec qui veut dire fin, parce que l'initialion aux vérités secrètes qui regardaient les dieux était une des dernières cérémonies des mystères. C'est à celle acception que Chrysippe fait allusion.

(11) Selon les stoïciens, la nature universelle était la même chose que la Providence, le Destin, la raison universelle.

(12) Chrysippe désigne ici les sectateurs de la nouvelle Académie fondée par Arcésilas, qui disaient ne savoir rien positivement, et ne pouvoir rien affirmer, à l'imitation de Socrate, qui disait : Je ne sais qu'une seule chose, c'est gué je ne sais rien.

(13) Plutarque indique vraisemblablement ici un ouvrage en cinq livres qu'il avait composé sur la manière de soutenir le pour et le contre, que nous avons perdu, et dont le titre est dans le catalogue de ses ouvrages, par son fils Lamprias.

(14) Carnéade, célèbre philosophe académicien, mourut dans la cent soixante-dixième olympiade, à l'âge de quatre-vingt-cinq ans. Il fut député à Rome par les Athéniens avec Diogène le Stoïcien, et Critolaüs, du temps de Scipion l'Africain, et de Lélius.

(15)  Euclide, mathématicien célèbre et dialecticien très subtil, était né et enseigna à Mégare. Il avait inventé plusieurs sortes de raisonnements très captieux, qui donnèrent à son école une grande réputation, et qu'on appelait les Questions mégariques, mais dont on pouvait dire avec Quintilien : Stultum est difficiles habere nugat: c'est une folie de s'occuper de bagatelles si difficiles.

(16) Celle prétention insensée était commune à tous les stoïciens. Sénèque, si rempli de l'orgueil de sa secte, en donne pour raison que Jupiter est sage par nécessité, au lieu que le sage l'est par choix. Une conséquence qu'ils tiraient de ce dogme impie, c'est qu'on n'avait pas besoin de demander à Jupiter les biens de l'âme, mais seulement ceux du corps et de la fortune.

(17) Acco, suivant l'auteur de l'Etymologicum magnum, était une femme de Samos connue par sa folie, et qui, placée devant un miroir, avait coutume de s'entretenir avec son image, comme si c'eût été une autre femme.  Il ajoute qu'elle faisait semblant de refuser ce qu'elle désirait le plus et que de là était venu le proverbe tiré du nom de cette femme, ἀκτίζεσθαι, feindre, dissimiler. Aphito ne m'est point connue.

(18) Plutarque rapporte un peu plus haut ce même passage mot pour mot.

(19) Il y a apparence qu'il désigne ici un traité que nous avons perdu, et qui se trouve dans le catalogue de Lamprias, sous ce titre :  Quelle est, suivant Platon, la fin de nos actions ?

(20) Ce passage de Chrysippe est si obscur dans le texte, qu'il y a grande apparence qu'il  est mutilé ; car on ne peut en tirer aucun sens raisonnable. Le voici mot à mot : Les gens particulièrement injustes sont composés de plusieurs qui disent le contraire. Et d'ailleurs, l'injustice étant reçue, comme dans plusieurs envers eux-mêmes, ils sont ainsi disposés. Mais rien de semblable ne convenant à un seul, mais en tant que cela regarde ceux qui sont près de lui, il est ainsi disposé. M. Reiske dit que cette phrase est plus obscure pour lui que l'énigme du sphinx. 

(21) Éphore de Cumes, historien célèbre, qui avait été disciple d'Isocrate.  Xénocrate était de Chalcédoine, et Ménédème, de Mégare.

(22) Panticapée était une très grande ville métropole de toutes celles du Bosphore, située à l'entrée des Palus-Méotides. Son nom lui venait du fleuve Panticapus, sur les bords duquel elle  était bâtie.

(23) Plutarque de trompe ici en attribuant à Hippocrate une opinion absolument contraire à celle qui a été enseignée par ce grand homme. Voyez ce que nous en avons dit dans les propos de table, où cette question est traitée fort en en détail.

(24) Il serait, je crois, inutile de vérifier ces calculs. Il suffit de savoir en général que les mots et les propositions sont susceptibles de combinaisons qui peuvent être poussées presque à l'infini.

(25) Ces biens préalables, comme on va  le voir plus bas, étaient la richesse, la santé, le repos, que les Stoïciens en général plaçaient au rang des choses indifférentes.  Zénon leur donnait le nom de biens préalables, apparemment parce qu'il les regardait comme des avantages propres à conduire au bonheur; le mot grec du moins semble le faire entendre.

(26) Dans les derniers temps, on allait consulter les dieux pour les plus simples bagatelles ; nous avons vu  Plutarque s'en plaindre dans le traité sur les Oracles de la pythie.

(27)  Non seulement Pythagore, mais ses disciples, furent presque tous brûlés. Celte persécution fut excitée par Cylon, qui avait fort désiré d'être admis dans l'école de Pythagore, et qui, pour se venger du refus qu'il en éprouva, fît mettre le feu à la maison dans laquelle ses disciples étaient assemblés.

(28) Il s'agit ici de Zénon d'Élée,que le tyran de sa patrie, nommé Néarque par Diogène Laërce dans la Vie de ce philosophe, fil piler dans un mortier, parce qu'il avait conspiré contre lui. Antiphon citait un poète tragique qui fut mis à mort par Denys, jaloux de ce qu'il faisait de meilleures tragédies que lui.

(29) Les Syriens prétendaient que si quelqu'un mangeait de certains poissons, la déesse de Syrie, qui était Junon selon les uns et Cybèle suivant d'autres, lui rongeait la partie antérieure des jambes, couvrait son corps d'ulcères, et lui faisait tomber le foie en pourriture. Quant aux Juifs, le mépris dans lequel ils étaient tombés à l'époque du temps de Plutarque après la prise de Jérusalem, et les superstitions absurdes dans lesquelles donnaient ceux qui cherchaient à faire trafic d'un prétendu savoir, avaient donné lie» aux calomnies les plus grossières contre la religion judaïque.

(30) Le nom d'Atropos vient de ἀ privatif, et d'un autre mot qui signifie changer. Celui d'Adrastée veut dire : qu'on ne peut pas fuir. Le dernier, qui en grec est πέπρωμαι, vient du mot grec qui signifie terme, fin.

(31) C'est le sage que Plutarque désigne ainsi, parce que Cénée était un des Lapithes qui, dans le fameux combat des centaures et des Lapithes, fut accablé par un amas d'arbres que les centaures jetèrent sur lui. Il avait été fille sons le nom de Cénis ; Neptune la changea en homme et la rendit invulnérable.

(32) Ce que dit Plutarque paraît exagéré; cependant il n'est pas le seul qui expose ainsi les qualités que les stoïciens attribuaient à leur sage. Cicéron, dans ses Paradoxes, Horace, dans la satire troisième du livre premier, sont d'accord avec lui. 

(33) Il s'agit ici de la corne d'Amalthée, que les poêles supposaient fournir à Hercule et à sa suite tous les aliments dont ils pouvaient avoir besoin. (Voyez Apollonius dans son Histoire poétique.)

(34) Ce philosophe académicien ne m'est point connu d'ailleurs.

(35) Arcésilas, fondateur de la moyenne Académie, florissait vers la cent vingtième olympiade ; Chrysippe mourut dans la cent quarante-troisième, et Carnéade la quatrième de la cent soixante-dixième.

(36)  Arcésilas rejetait le témoignage des sens, d'après lequel nous avons coutume de juger, comme étant toujours sujet à l'illusion. 

(37) Sipyle, ville de Phrygie, fut détruite par un tremblement de terre du vivant même de Tantale, en punition de l'impiété de ce prince, qui, pour éprouver la divinité de Jupiter, lui avait Tait servir les membres de Pélops, son fils.

(38) C'était un de ces raisonnements captieux dont les uns attribuent l'invention à l'école de Mégare fondée par Euclide, et les autres aux stoïciens. Si ces derniers ne les avaient pas inventés, ils en firent du moins un grand usage, et Plutarque n'est pas le seul qui le leur ait reproché. On lui a donné le nom de menteur parce que le menteur y était pris pour exemple. On demandait : Un homme qui dit qu'il ment ment-il réellement? Si on répondait qu'il ment, on opposait aussitôt qu'il ne montait point, puisqu'il avait dit vrai en disant qu'il mentait.

(39) Lichas était un serviteur d'Hercule que Déjanire, devenue jalouse de son mari, chargea de porter à ce héros la robe que le centaure Nessus lui avait donnée comme un moyen sûr de fixer la tendresse de son mari. Hercule ne l'eut pas plutôt mise sur lui, que le poison dont celle robe était imprégnée le fit entrer en fureur; il saisit le malheureux Lichas et il le lança du haut du mont Oeta dans la mer. Les dieux le changèrent en rocher.

(40) Alexinus d'Élée, disciple d'Eubulide de Milet, s'était rendu très fameux dans les disputes scolastiques, au point qu'on changeait son nom en celui d'Elexinus, qui signifie disputeur.

(41) « Le chien à qui on rendait ce culte religieux, dit Dupuis, est le même sans doute qu'on adorait en Égypte comme le symbole du chien céleste; et le titre de roi qu'on lui donnait ici lui appartenait comme au génie qui était censé avoir présidé au commencement de la grande période, et donné l'impulsion à toute la sphère. » Ce chien céleste était Sirius, dont le lever annonçait aux Égyptiens le prochain débordement du Nil, dont les eaux fertilisaient leurs plaines et faisaient toute leur richesse. Ce lever concourait avec le commencement de l'année égyptienne, et avait donné lieu à la grande période de quatorze cent soixante ans, nommée Sothiaque, de Sothis, nom égyptien de la constellation de Sirius.

(42)  Plutarque représente ici l'opinion des stoïciens, qui soutenaient que tous les êtres devaient un jour, par un embrasement général, se résoudre dans la substance de Jupiter, qui, selon eux, était un feu artiste et intelligent qui organisait toute la nature.

(43) Avant l'usage des clefs, on avait coutume de fermer avec des nœuds que chacun faisait à sa fantaisie, et dont quelquefois celui qui l'avait fait avait seul le secret : tel était le nœud gordien.

(44) Mot à mot : Il y a une autre opinion... qui viole ouvertement la coutume,  et lui ôte ses notions naturelles qui sont ses enfants légitimes, et lui en suppose de bâtards, de féroces et d'indignes d'elle, qu'elle la force de nourrir et de soigner.

(45) Nous venons de voir ce qu'était le menteur; quant au dominant, les anciens en parlent beaucoup, mais ils n'en donnent point d'exemple et n'expliquent pas en quoi il consistait.

(46) C'était un proverbe qu'on appliquait à ceux qui redisaient ou faisaient souvent les mêmes choses. Voici quelle en fut l'origine la plus vraisemblable, car on en raconte plusieurs : Les Mégariens étaient anciennement tributaires des Corinthiens, et, supportant avec peine cette espèce d'asservissement, ils cherchaient à s'en affranchir. Les Corinthiens en étant instruits, envoyèrent à Mégare un député qui parla au peuple avec beaucoup de fierté, et qui, entre autres choses, répéta souvent d'un ton de colère : Corinthus, fils de Jupiter, ne le souffrira pat, par allusion à un roi de Corinthe de ce nom qui passait pour fils de Jupiter. Le peuple, mécontent de cette espèce de menace si souvent répétée, s'écria : Frappez, frappez le Corinthus de Jupiter, et en même temps il chassa le député. (Voyez les  proverbes d'Érasme, qui rapporte les autres origines de ce proverbe. Chil. Il, cent 1, ad. 30.)

(47) C'était un autre proverbe dont le sens était le même que celui du précédent; un homme qui pile dans un mortier, et qui agite sans cesse le pilon de la même manière, est l'image de ceux qui répètent sans fin les mêmes choses.

(48) On voit par là qu'il s'agit ici de cette affection vertueuse qu'inspiraient  des jeunes gens bien nés, et qui avait pour bu! de les former et de les instruire. C'est, disaient les stoïciens, un goût de bienveillance qui naît des agrément! de ceux qu'il a pour objet, el qui ne va point jusqu'à des sentiments plut forts, mais demeure renfermé dans les bornes de l'amitié.

(49) Ces conséquences, tout absurdes qu'elles sont, découlent naturellement des principes que Plutarque vient d'exposer. Mais qui nous répondra, après la partialité qu'il a montrée dans ses deux traités contre cette secte, qu'il les a rendus fidèlement ? Diogène Laërce, qui, dans la Vie de Zénon, a donné une analyse des opinions des stoïciens sur les trois parties de la philosophie, la logique, la morale el la physique, ne donne pas à beaucoup prés le même résultat que Plutarque ; et quoique son extrait ne soit pas fort étendu, il est probable qu'ayant parlé assez en détail de l'idée que les stoïciens s'étaient formée de l'univers, il n'aurait pas oublié ces étranges paradoxes.

(50)  Les stoïciens comprenaient le vide dans l'univers, qui, selon eux, était composé du monde et du vide.

(51) Ce proverbe fait allusion à l'usage où étaient les anciens d'offrir les prémices de tous leurs sacrifices à la déesse Vesta, ou, selon d'autres, aux dieux lares; car le mot grée signifie également l'un et l'autre.

(52) Jupiter est pris ici pour le monde même, pour l'univers.

(53) Épicharme, philosophe pythagoricien qui florissait vers la soixante-quinzième olympiade, environ quatre cent soixante-seize ans avant notre ère, avait composé des ouvrages sur la nature et sur la médecine.

(54) Les Molionides, fils de Molione, étaient deux frères nommés Éléatus et Euryte, dont Neptune passait pour le véritable père. Ils furent mis à mort par Hercule. On les représentait avec un seul corps qui avait deux têtes, quatre jambes et quatre bras.