Villehardou

GEOFFROY DE VILLE-HARDOUIN

HISTOIRE DE LA CONQUÊTE DE CONSTANTINOPLE, PAR LES FRANÇAIS ET LES VÉNITIENS. 181 à 240

 

121 à 180 - 241 à fin

Œuvre mise en page par Patrick Hoffman

 

 

 

 

 

 

 

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GEOFFROY

DE VILLE-HARDOUIN,

DE LA CONQUESTE

DE CONSTANTINOPLE.

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GEOFFROY

DE VILLE-HARDOUIN,

DE LA CONQUESTE

DE CONSTANTINOPLE.

181. Par le commandement l'empereor Baudoin, issi Joffroy de Ville-Hardouin li mareschaux de Romanie et de Champaigne de Constantinople et Manassiers de l'Isle, à tant de gent com il porent avoir, et ce fu mult poi, car la terre se perdoit tote. Et chevauchiérent trosque a la cité del Curlot, qui ére à trois jornées de Constantinople. Illuec trovèrent Guillelme de Braiecuel, et cels qui avec luy estoient, qui mult érent à grant paor, et lors furent mult asseuré. Enqui sejornérent par quatre jors. L'emperéres Baudoins renvoia aprés Joffrois li mareschaus, quanque il pooit avoir de gent, et tant, que il vint al quart jor que il orent quatres vingts chevaliers al Churlot. Adont s'esmut Joffrois li mareschaus, et Manassiers de l'Isle, et lor jenz, et chevauchiérent avant, et vindrent à la cité d'Archadiople: si se hebergièrent enz. Enqui sejornérent un jor, et d'enqui mûrent, si s'en allèrent à une altre cité, appellée Burgarofle. Et li Grieu l'orent vuidié si se herbergierent dedenz. Lendemain chevauchiérent à une cité, que on appelle Nequise, qui ére mult belle et mult ferme, et mult bien garnie de toz bienz, et trovérent que li Grieu l'orent guerpie, et s'en érent tuit allé à Andrenople, et céle citez ére a neuf liuës françoises prés d'Andrenople, et tote la grant plentez des Grex ére a Andrenople. Et fu tels lor conseils, qu'il attendroient iqui l'empereor Baudoin.

181. D'autre part Geoffroy de Ville-Hardoüin mareschal de Romanie et de Champagne, et Manassés de l'Isle partirent de Constantinople du commandement de l'empereur Baudoüin, avec ce qu'ils purent recouvrer, de gens, lesquels se trouvérent en petit nombre, dautant que tout le pays s'en alloit perdant. Ils donnérent jusques à Tzurulum qui estoit à trois journées de Constantinople, où ils trouvérent Guillaume de Blanuel et ceux qui estoient avec luy, tous effrayez, qui furent rassurez par leur arrivée. Ils sejournérent là quatre jours, pendant lesquels l'Empereur envoya au mareschal de Ville-Hardoüin tout ce qu'il pût ramasser de gens; de sorte que dedans le quatrième ensuivant ils se trouvérent à Tzurulum avec quatre-vingt chevaliers. Lors le mareschal et Manassés de l'Isle et leurs trouppes se mirent aux champs et vinrent jusques à la ville d'Arcadiople, où ils logérent et séjournérent un jour: de là ils passérent à une autre ville nommée Bulgarofle55 que les Grecs avoient depuis peu abandonnée. Ils y demeurérent une nuit, et le lendemain arrivérent à Neguise56, belle et forte place, et tres-bien garnie de toutes choses, distante d'Andrinople de neuf lieuës françoises, et trouvérent que les habitans l'av oient pareillement quittée, s'estans retirez à Andrinople, pu estoient la pluspart des Grecs: et resolurent d'attendre là l'empereur Baudoüin.

182. Or Conte li livres une grant merveille, que Reniers de Trit qui ére à Finepople bien neuf jornées loing de Constantinople, et avoit bien six vingt chevalier avec luy, que Reniers ses fils le guerpi, et Gilles ses freres, et Jakes de Bondine qui ére ses niers, et Chars de Verdun qui avoit sa fille, et li tolirent bien trente de ses chevalier, et s'en cuidoient venir en Constantinople, et l'avoient laissiè en si grant peril com vos oez. Si trovérent la terre revellée encontre els, et furent desconfit. Si le pristrent li Grieu qui puis les rendirent le roi de Blachie, qui puis après lor fist les testes trencier. Et sachiez que mult furent petit plaint de la gent, porçe qu'il avoient si mespris vers cetuy, qui ne deussent mie faire. Et quant li autre chevalier Renier de Trit virent ce, qui si prés ne li estoient mie, com cil qui en dotérent mains la honte, si le guerpirent bien quatre vingts chevaliers tuit ensemble, et s'en allèrent par une autre voie. Et Reniers de Trit remet entre les Griex à pou de gent, que il n avoit mie plus de vingt cinq chevaliers à Phinepople et à Stanemac, qui ére uns chastiaux mult fort qui il tenoit, ou il fut puis longuement assis.

182. En ce mesme temps arriva une chose estrange: Renier de Trit estant à Philippople, à neuf journées de Constantinople, avec environ six vingt chevaliers, Renier son fils, Gilles son frere, Jacques de Bondine son neveu, et Charles de Vercli qui avoit espousé sa fille, l'abandonnèrent, et emmenèrent quant et eux trente de ses chevaliers, à dessein de retourner à Constantinople, et le laissérent en grand peril au milieu de ses ennemis et sans esperance de secours: mais ils trouvérent tout le pays revolté contre eux, et furent deffaits et pris par les Grecs, et en suitte livrez au roy de Bulgarie, qui leur fit à tous trancher la teste. Et veritablement ils ne furent ny plaints ny regrettez des François, pour s'estre portez avec tant d'infidelité et de déloyauté vers celuy qu'ils ne devoient pas ainsi abandonner. Les autres chevaliers de Renier de Trit, qui ne luy appartenoient pas de si prés, comme ceux qui n'avoient point apprehendé le blâme de cette lâcheté, ayans aussi moins de honte de les imiter, s'en allérent bien quatre-vingt chevaliers ensemble par un autre chemin; en sorte que Renier de Trit demeura au milieu des Grecs avec fort peu de gens, n'ayant en tout que vingt-cinq chevaliers tant à Philippople qu'à Stenimac, qui estoit un fort chasteau qu'il tenoit, et où il fut depuis long-temps enfermé.

183. Or tairons de Reniers de Trit, si reviendrons à l'empereor Baudoin, qui est en Costantinople à mult pou de gent, mult iriez, et mult destroiz, et attendoit Henri son frere, et totes les autres gens, qui érent oltre le Braz. Et li premier qui vindrent à luy d'oltre le Braz, ce furent cil de Nichomie. Machaires de Sainte Manehalt, et Mahius de Vaslencort , et Robert de Ronçoi , et vindrent bien en céle route cent chevaliers. Et quant l'Emperéres les vit, si en fut mult liez , et parla al comte Loeis qui Cuens ére de Blois et de Chartain. Et fu tels lors conseil que il distrent que il s'en isroient à tant de gent com il avoient, et suivroient Joffroy li mareschaus de Champaigne qui devant s'en estoit allez.

183. Cependant l'empereur Baudoüin estoit à Constantinople mal accompagné, et avec peu de monde, fort affligé de tant de mauvais succés, ne sçachant à quoy se resoudre dans ces conjonctures, et attendant tousjours son frere Henry et les troupes qui estoient au delà du détroit. Les premiers qui vinrent à luy de ce pays-là, furent ceux de Nicomedie, en nombre de cent chevaliers, soûs la conduite de Machaire de Saincte Manehoud, Mathieu deValincourt, et Robert de Ronçoy. L'Empereur fut fort joyeux de leur arrivée, et là dessus resolut avec le comte de Blois de se mettre en campagne avec toutes les forces qu'ils pourroient assembler, pour s'aller joindre à Geoffroy mareschal de Champagne, qui avoit gagné les devants.

184. Ha las ! quel domage qu'il n'attendirent tant que tuit li autre fussient venu, qui d'autre part del Braz estoient, que poi avoient gent an si perilleus leus où il alloient. Ensi issirent de Costantinople bien à sept vingt chevalier, et chevauchiérent dejornée en jornée , tant que il vindrent al chastel de Nequise, où Joffrois le mareschaus estoit herbergiez. La nuit pristrent conseil ensemble. La summe de lor conseil fu telx , que il iroient al maitin devant Andrenople, et que il l'aserroient. Et ordenérent lor batailles, et devisérent mult bien de tant de gens cum il avaient. Et quant vint al maitin à cler jor, il chevauchérent si com devisé ére, et vindrent devant Andrenople, et la trovérent mult bien garnie, et virent les confanons Jaenisse le roi de Blaquie et de. Bougrie sor les murs et sor les tors , et la ville fu mult fors, et mult riche, et mult plaine de gent devant les portes; et ce fu li mardi de Pasque florie. Ensi furent par trois jorz devant la ville à grant mesaise et à pou de gent.

184. Mais las! quel malheur de ce qu'ils n'attendirent pas les autres qui estoient encores au delà du Bras : veu que leurs trouppes estoient trop foibles pour s'engager dans des lieux si dangereux par où ils estoient necessairement obligez de passer. Ainsi donc ils partirent de Constantinople avec environ sept vingt chevaliers, et arrivérent à Nequise, où le mareschal Geoffroy avoit pris ses logemens. La nuit mesme ils tinrent conseil, qui fut en somme, de déloger dés le matin pour aller droit à Andrinople et l'assieger, ordonnans la forme en laquelle ils marcheraient et camperoient, le tout fort bien et prudemment suivant le petit nombre de gens qu'ils avoient. Le jour venu ils se mirent en chemin en l'ordre qu'ils avoient arresté, et vinrent devant Andrinople, qu'ils trouvérent fort bien munie de soldats, et y virent les estendars de Jean roy de Valachie et de Bulgarie arborez de toutes parts sur les murailles et dans les tours, avec grand nombre d'hommes de guerre espandus à la garde des portes. Cela fut le mardy devant Pasques fleuries : et ainsi demeurèrent devant la ville l'espace de trois jours avec de grandes incommoditez et peu de gens.

185. [An 1205.] Lors vint Henry Dandole qui ére dux de Venise, mais vielz hom ére, et gote ne veoit. Et amena de tel gent cum il oit, et bien altant com  l'emperéres Baudoins, et li cuens Loeys en avoient amené, et se loja devant une des portes. Lendemain recovrérent d'une rote de serjans à cheval, mais bien fust mestiers que il valsissent plus que il ne valoient: et si avoient pou de viande que marchie nes pooint seure, ne il ne pooient aller forer: que tant avait de Griex par le païs, que il ni pooient mie aller. Johannis li rois de Blaquie venoit secoure cel d'Andrenople à mult grant ost, que il amenoit, Blas et Bogres, et bien quatorze mil Cumains, qui ne estaient mie baptizié.

185. [An 1205.] Incontinent aprés arriva Henry Dandole duc de Venise, qui estoit homme vieil et ne voyoit goute, avec ce qu'il avoit de forces, qui estaient bien en aussi grand nombre que celles que l'Empereur et le comte de Blois avoient amené; et se campa devant l'une des portes. Le lendemain leur vint pour renfort une compagnie de chevaux-legers; mais il eust esté à souhaiter qu'ils eussent esté plus vaillans qu'ils n'estoient. Cependant l'armée estoit fort incommodée de vivres, et d'ailleurs il n'y avoit aucune seureté pour en aller recouvrer, à cause du grand nombre des Grecs qui tenoient toute la campagne: joint aussi que le roy de Bulgarie venoit au secours d'Àndrinople avec une puissante armée composée de Valaches, Bulgares, et d'environ quatorze mil Comains, qui est une nation infidele.

186. Por la destréce de la viande alla forre li cuens Loeys de Blois et de Chartein le jor de la Pasque florie. Avec luy alla Esténes del Perche le frere le conte del Perche, et Reinaut de Mommirail, qui ére frere le conte Hues de Nevers, et Gervaises del Chastel, et plus de la moitié de tote l'ost, si allérent à un chastel que on appelle Peutaces, et le trovérent mult bien garnie de Grex et i assailliérent mult grant assalt, et mult fort. Ne ni porent rien faire, oins s'en revindrent arriers sans nulle conqueste. Ensi furent la semaine des deux Pasques, et fisent engins chapuisier de mainte manière, et mistrent mineors qu'il avoient par desor terre, por le mur trenchier. Et ensi fissent la Pasque devant Andrenople à pou de gent, et à pou de viande.

186. Le comte de Blois à cause de la grande disette qui estoit au camp alla en personne faire une course pour chercher et amener des vivres, le jour de Pasques-fleuries: et avec luy Estienne du Perche frere du feu comte du Perche, Renaud de Montmirail frere du comte de Nevers, et Gervais de Castel, avec plus de la moitié de l'armée. Ils furent jusques à un chasteau appellé Pentace, qu'ils trouvérent fort bien garny de Grecs, et y donnèrent un rude assaut: mais ils furent repoussez et contraints de s'en retourner sans rien faire: employans toute la Semaine sainte à fabriquer des machines de toutes façons, et à faire des mines par dessous terre jusqu'au pied du mur pour la sapper, et y faire brèche. Et passérent de la sorte la feste de Pasques devant Andrinople avec peu de gens, et mal fournis de vivres.

187. Sors vint nouvelle Johans li rois de Blaquie venoit sor als por secorre la ville. Si ordenérent lor affaire, et fu devisé que Joffrois li marescals et Manassiers de l'Isle garderoient l'ost, et l'emperéres Baudoins et tuit li autres isteroient fors, se Johannis venoit à bataille. Ensi demorérent trosque al maicredi des fbiries de Pasques, et Johannis fu jà si aprochiez, qu'il fo logiez bien à cinq lieues d'als, et envoia corre devant lor ost ses Comains. Et li criz lievé en l'ost et s'en issent à desroy, et chaciérent les Comains une mult bone lieuë mult folement. Et quant il s'en voldrent venir, li Comain commenciérent à traire sor als mult durement, si lor navrérent de lor chevals assez. Ensi s'en revindrent en l'ost, et furent mandé l'empereor Baudoin, et pristrent conseil, et distrent que mult avoient fait grant folie, qu'il avoient tant chacié telgent, qui estoient si legiérement armé.

187. Sur ces entrefaites leur vint nouvelle que Jean roy de Bulgarie s'acheminoit vers eux avec de grandes forces pour secourir la ville. Aussi-tost ils donnérent ordre à leurs affaires; et fut arresté que le mareschal Geoffroy et Manasses de l'Isle demeureroient à la garde du camp; pendant que l'empereur Baudoüin avec le surplus de l'armée sortiroit hors, et se mettroit en campagne, pour attendre le Bulgare, en cas qu'il voulust venir à combat. Ce qu'estant ainsi arresté, ils demeurèrent jusqu'au mercredy d'aprés Pasques, que le roy de Bulgarie s'approcha et se campa à cinq lieues prés d'eux, d'où il envoya ses Comains faire des courses jusques dans leur camp. L'alarme s'y estant levée, soudain les nostres sortirent en desordre, et leur donnèrent la chasse une bonne lieue tres-indiscretement. Car comme ils pensérent se retirer, les Comains tournèrent visage tirans sur eux et leur blessans nombre de chevaux. Estans de retour au camp, ils furent mandez au conseil l'Empereur present, où il leur fut reproché qu'ils avoient fait une notable faute, d'avoir poursuivy ainsi tumultuairement et au loing une cavalerie si legerement armée.

188. La somme del conseil fu tels, que se Johannis venoit mais, que il isteroient fors, et se rengeroient devant lor ost, et que enqui l'atendroient, et d'enqui ne se mouvroient, et i fissent crier par tote l'ost, que nus ne fust si hardiz qu'il passast cel ordenement por cri, ne por noise que il oist. Et fu devisé, que Joffrois li mareschaus garderoit devers la cité, et Manassiers de l'Isle. Ensi trespassérent cèle nuit trosque al joesdy maitin des foires des Pasques; et oïrent la messe et mangiérent al disner, et li Comain corrent trosque al lor paveillons; et li criez lieue, et ils corrent às armes, et s'en issent de l'ost totes lor batailles ordenées si com il av oient devisé devant.

188. Pour remedier a semblables inconveniens pour l'avenir, ils prirent resolution, que si le Bulgare venoit, ils sortiroient hors de leur camp et se rangeroient en bataille devant leurs barrières; que là ils l'attendroient de pied ferme, sans avancer; faisans crier par toute l'armée à son de trompe, que nul ne fust si temeraire ny si hardy d'enfraindre cette ordonnance, pour quelque bruit ou alarme qui pût survenir. 11 fut encores arresté que Geoffroy de VilleHardoüin mareschal de Romanie et Manassés de l'Isle demeureroient en garde du costé de la ville; ainsi se passa cette nuit jusqu'au jeudy matin des feries de Pasques, qu'aprés avoir oüy messe, et pris leurs repas, les Comains vinrent derechef attaquer le camp, et donnérent jusques aux tentes et pavillons. Le cry s'estant levé chacun courut aux armes, et toutes les batailles sortirent hors des barriéres dans l'ordre qui avoit esté prescrit.

189. Li cuens Loeys s'en issi premiers à la soe bataille. Et commençe li Comains à porsevre, et mande l'empereor Baudoin que il le parseust. Halas! com malement il tindrent ce qu'il avoient devant devisé le soir, que ensi porsuirent les Comains bien prés de deux lieues loing, et assemblérent à als, et les chaçent granz piece, et le Comain recueroient sor als, et commencent à huer et à traire. Et il orent bataille d'autre gent de chevalier, qui ne savoient mie assez d'armes. Si ses començent à effréer et à desconfire. Et li cuens Loeys qui fu assemblez premiers, fu navré en deux lieux mult durement. Et li Cuens ot esté chaus, et un suen chevalier, qui ot nom Johan de Friaise fu descenduz, si lo mist sor son cheval. Assè fu de la gent li cuens Loeys qui li distrent: Sire, allez vos en, quar trop malement navrez estes en deux lieux. Et il dist, ne plaise dam le Dieu que jamés me soit reprové que je fuye de camp, et laisse l'Empereor.

189. Le comte de Blois fut le premier de tous qui s'avança avec sa trouppe: et commença à charger les Comains, mandant à l'empereur Baudoüin de le suivre pour le soutenir. Mais helas! qu'ils observérent mal ce qu'ils avoient arresté le soir precedent; car ils poursuivirent à toute bride les ennemis, les menans battans prés de deux lieuës loing, jusqu'à ce que les autres voyans leur avantage, tournérent bride tout à coup, crians et tirans sur les nostres; lesquels, comme ils n'estoient pas tous également experimentez au faict des armes, commencérent à prendre l'épouvante et à se deffaire d'eux-mesmes. Le comte de Blois, qui avoit esté des premiers au combat, ayant esté grièvement blessé en deux endroits, et porté par terre; l'un de ses chevaliers nommé Jean de Friaise, descendit à l'instant de son cheval, et le remonta dessus. Plusieurs de ses gens luy ayans voulu persuader de se retirer, à cause de ses blessures; il leur fit cette response genereuse: A Dieu ne plaise, que jamais il me soit reproché que j'aye fuy du combat, ny que j'aye abandonné l'Empereur.

190. L'Emperére qui mult ére chargiez endroit luy, rappelloit sa gent, si lor disoit que il fuiroit jà, et que il ne laissent mie: et tesmoingnent cil qui là furent, que onques més cors de chevaliers mielz ne se defendi de lui. Ensi dura cil estors longuement, tels i ot qui le guerpirent. A la parfin si com Diex sueffre les mesaventures, si furent desconfit. I qui remest el champ l'emperéres Baudoin qui onques ni volt fuir, et li cuens Loeys. L'emperéres Baudoin fu pris vifs, et li cuens Loeys fu occis.

190. D'aufre part l'Empereur qui se trouvoit pressé par les ennemis, tâchoit de rallier ses gens, en leur protestant, que quant à luy il n'estoit pas resolu de fuir, les conjurant de ne l'abandonner en une necessité si pressante. Ceux qui se trouvérent prés de luy assurèrent que jamais chevalier ne se deffendit mieux, ni plus vaillamment qu'il fit en ce combat, qui dura long-temps, et où aucuns prirent la fuitte. Enfin, comme Dieu permet par les ressorts de sa Providence que les malheurs arrivent, les nostres furent entièrement deffaits. L'Empereur et le comte de Blois n'ayans pû se resoudre à prendre la fuitte, l'Empereur fut pris prisonnier, et le comte demeura tué sur la place.

191. La fu perduz li evesques Pierres de Bethleem, et Esténes del Perche le frere le conte Joffroi, et Renalt de Mommirail le frere le conte de Nevers, et Mahius de Vaslencort, et Robert de Ronçoi, Johans de Friaise, Gautiers de Nuilli, Theris de Aire, Johans ses freres, Euthaices de Chaumont, Johans ses freres, Baudoins de Nueville, et mult des autres dont li livres ne parole mie ci. Et li autre qui porent scamper, s'en vinrent fuiant à l'ost. Et quant ce veit Joffrois li mareschaus de Champaigne qui gardoit devant une des portes de la cité, si s'en issit plutost que il pot à la gent que il ot: et manda Manassiers de l'Isle qui gardoit l'autre porte, que il le suyst isnellement. Et chevaucha à tote sa bataille encontre les fuiant grant alehure, et li fuiant se recueillent tuit à lui. Et Manassiers de l'Isle qui vint au plus tost que il pot à la soe gent, si se joint à lui: et lors orent plus grant bataille, et tuit cil qui vindrent en la chaçe, qu'il porent retenir, si les mistrent en lor bataille. Et ceste chaçe si fu entre none el vespres ensinques retenues.

191. Pierre evesque de Bethleem, Estienne du Perche frere du comte Geoffroy, Regnaud de Montmirail frere du comte de Nevers, Mathieu de Valincourt, Robert de Ronçoy, Jean de Friaise, Gautier de Nuilly, Ferry de Herre, Jean son frere, Eustache de Heumont, Jean son frere, Baudoüin de Neuville, et plusieurs autres personnes de condition y furent encor tuez. Les autres qui pûrent evader, regagnérent à toute bride le camp: quand le mareschal de Champagne, qui estoit en garde devant l'une des portes de la ville, eut appris des fuyars la nouvelle de cette deffaite, il sortit promptement du camp avec ce qu'il avoit de trouppes; et manda à Manassés de l'Isle qui estoit à l'autre porte, qu'il eût à le suivre en diligence. Cependant il s'avança avec ses gens au grand galop au devant de ceux qui fuyoient, et fit en sorte qu'ils se rallièrent autour de luy: Manassés de l'Isle vint incontinent aprés avec sa trouppe, et se joignit pareillement au mareschal: en sorte que leur petit corps d'armée commença à grossir, et s'augmenta encore depuis, au moyen de ce que tous les fuyars qu'ils pûrent retenir s'y rangérent. Cette fuitte fut ainsi arrêtée entre none et vespres.

192. Li plusor furent si effreé, que il fuient par devant als trosque enz éz paveillons, et enz és hostiels. Et ensi cèle chaçe fu recovrée, com vos avez oï. Et li Comain s'arrestérent, et li Blac et li Grieu qui chaçoient, et hardierent à cèle bataille às ars et às sajetes: et cil de la bataile se tindrent quoi devers als. Ensi furent trosque à vespres bas. Et li Comain et li Blac se recommenciérent à retraire.

192. Neantmoins la pluspart estoient si épouventez. qu'ils s'enfuioient devant eux jusques dans leurs loges et leurs pavillons, sans qu'il fût possible de les retenir. Enfin la fuitte cessa, et les nostres se rasseurerent aucunement. Les Comains de leur part arrestèrent leurs courses, comme aussi les Valaches et les Grecs qui leur avoient ainsi donné la chasse avec tant de vigueur, et les avoient tant travaillez par leurs arcs et leurs fléches. Les nostres demeurèrent fermes en ordonnance de bataille sans avancer ny reculer, et furent en cette contenance jusques au soir, que les Comains et les Valaches commencérent à se retirer.

193. Lors manda Joffroi de Viïle-Hardoin le mareschal de Champaigne et de Romenie le duc de Venise en l'ost, qui viels hom ère, et gote ne veoit, mais mult ére sages, et preuz, et vigueros, et li manda que il venist à lui en sa bataille, où il tenoit el camp, et il si fist. Et quant li mareschaus le vit, si l'appelle à conseil d'une part tot seul, el li dist, Sire, vos veez la mesaventure qui nos est avenue; perdu avons l'empereor Baudoins et le comte Loeys, et lo plus de nostre gent, et de la meillor. Or pensons del remanans garir, que se Dieu n'en prent pitiez, nos sommes pardu. Ensi fu la fins de lor conseil s'en riroit en l'ost, et conforteront la gent; et chascuns fust armez de ses armes, et se tenist coi, en sa herberge, et en son paveillons. Et Joffrois li mareschaus remanoit en sa bataille, et de fors l'ost, luit ordené, tant que il seroit nuit, si se moveront devant la ville.

193. Lors Geoffroy mareschal de Champagne et de Romanie, envoya au duc de Venise, qui estoit un personnage de grand vigueur, et orné d'une prudence singuliere, mais qui estoit privé de l'usage de la veuë, et lui manda qu'il se rendit promptement en l'armée, et se joignit à luy: ce qu'il fit. Le mareschal le tirant à part, luy tint ce discours: «Sire, vous voyez le malheur qui nous est arrivé, nous avons perdu l'empereur Baudoüin et le comte de Blois, et la pluspart nos gens et des meilleurs. Il nous faut desormais aviser à sauver le reste de ce debris, estant indubitable que si Dieu ne nous favorise d'une grace particuliere, nous sommes tous perdus.» Là dessus ils resolurent que l'on reprendroit le chemin du camp pour rasseurer les esprits des soldats esbranlez par cette deffaite; que chacun seroit soûs les armes dans les tentes et les loges: et que Geoffroy mareschal de Champagne se tiendroit hors des barrières avec ses trouppes en ordonnance de bataille, jusques à ce que la nuit arriveroit, puis quitteroient la ville, et trousseroient bagage pour s'en retourner.

194. Li duc de Venise s'en iroit devant, et Joffrois li mareschaus feroit la riere garde, et cil qui avec lui estoient. Ensique attendirent trosque la nuit, et quant il fu nuiz, li dux de Venise se parti de l'ost, si com devisé ére, et Joffrois li mareschaus fist la riere garde, et s'en partirent le petit pas, et en menérent totes lor gent à pié et à cheval, et navrez et altres, que onques ne laissièrent nulli. Et chevauchiérent vers une cité qui siet sor mer, que Ion appelle Rodestoch, qui bien ére trois jornées loing de qui. Ensi se partirent, com vos avez oï. Et ceste aventure si avint l'an de l'Incarnation Jesu Christ, M. CC. V anz, et céle nuit que l'ost se parti d'Andrenople, il i en ot qui altrent plus droit, et plus tot, dont il en recorérent grant blasme. En cèle compaignie fu un cuens de Lombardie, qui avoit nom li cuens Cras, de la terre del Marchis, et Oedes de Ham qui sires ert d'un chastel que on appelle Ham en Vermandois, et bien autres trosque à vingt cinq chevaliers, que li livres ne raconte mie. Ensi en vinrent puis la desconfiture qui ot esté le joiedi à soir, si vindrent en Constantinople le samedi à soir, si i avoit cinq jornées granz, et contérent ceste novelle le chardonal Perron de Chappes qui ére de par l'Apostoille de Rome Innocent, et Cuenon- de Betune qui gardait Constantinople, et Milon de Braibanz, et les autres bones gens. Et sachiez qu'il en furent mult effreé, et cuidérent bien que li remananz fuz toz perduz, que il avoient devant Andrenople laissié, que il n'en savoient novelle.

194. Cependant que le duc de Venise marcheroit devant, et le mareschal feroit l'arrière-garde, avec ceux qui estoient avec luy. Cela ainsi arresté, ils attendirent jusques à la nuict; laquelle estant venuë, le Duc partit le premier du camp, suivy du Mareschal qui faisoit l'arrière-garde, et s'en allèrent le petit pas, emmenans tous leurs gens, tant de pied que de cheval, blessez et autres, sans en laisser un seul, et tirérent droit à Rodosto57, qui est une ville assise sur le bord de la mer, à trois lieues de là. Au reste cette deffaite arriva l'an de l'Incarnation de nostre Seigneux Jesus-Christ mil deux cens et cinq. La nuit que les nostres firent la retraitte, et partirent d'Andrinople, il y en eût aucuns qui prirent un plus droit et plus court chemin, et se hastérent plus que les autres, dont ils furent fort blasmez: du nombre desquels furent un comte de Lombardie, nommé le comte Gras, des terres du Marquis: et Hugues de Ham, seigneur d'un chasteau de mesme nom en Vermandois, avec vingtcinq autres chevaliers dont l'histoire se taist par honneur: car la deffaite ayant esté le jeudy au soir, ils arriverent à Constantinople le samedy sur le soir, quoy qu'il y eût cinq grandes journées, et y contérent les mauvaises nouvelles, dont le cardinal Pierre de Capouë legat du pape Innocent, Conon de Bethune qui estoit demeuré pour garder Constantinople, Miles de Brabant, et autres barons furent fort effrayez, se persuadans que le reste des nostres que ceux-cy avoient laissez devant Andrinople, fussent perdus, n'en ayans encore rien pû apprendre.

195. Or lairons de cels de Constantinople, qui en grant dolors sont, si revenrons al duc de Venise, et a Joffrois li mareschaus, qui chevauchièrent tote la nuit, que il repairérent d'Andrenople trosque à la jornée. Et lors viitdrent à une cité que on appelle Panfile. Or oiez des aventures que les ele sont si com Diex volt, qu'en céle cité avoit geu Pierre de Braiecuel et Paien d'Orliens, et totes les genz le conte Loeys, et estoient bien cent chevaliers de mult bone gent, et sept vingt serjanz à cheval, qui venoient d'oltre le Braz, et aloient à l'ost à Andrenople. Et quant il virent la route venir, si corurent às armes mult isnellement, que il cuidoient que ce fussent li Grieu. Si s'armérent, et envoiérent savoir que gens estoient ce, et cil trovèrent que ce estoient cil qui retornoient de la desconfiture: si retornérent à als, et lor distrent que perduz ert li emperéres Baudoins, et lor sires Loeys de cui terre, et de cui païs il estoient, et de cui maisnie; plus dolorose novelle ne lor peust on conter.

195, Cependant le duc de Venise et Geoffroy mareschal de Champagne cheminérent toute la nuit qu'ils délogérent d'Andrinople, jusqu'au point du jour, qu'ils se trouverent prés d'une ville nommée Pamphyle, où avoient campé la mesme nuit Pierre de Braiecuel et Payen d'Orleans, avec bien cent chevaliers, et sept vingt chevaux-legers qui venoient de la Natolie, et s'alloient rendre au camp devant Andrinople. Quand ils virent approcher cette trouppe, ils coururent promptement aux armes, pensans que ce fussent Grecs: et les ayans envoyé recognoistre, pour sçavoir qui ils estoient; ils trouvérent que c'estoient ceux qui retournoient de la deffaite; desquels ils apprirent la perte de l'empereur Baudoüin et du comte de Blois, des terres et de la maison duquel ils estoient, et ses vasseaux; en sorte que l'on ne leur eust pû dire de plus tristes nouvelles.

196. Là veissiez mainte lerme plorer, et mainte palme batre de duel et de pitié, et allérent encontre als tuit armé, si com il estoient; et tant que il vindrent à Joffroi le mareschals de Champaigne, qui la riere garde faisait a mult grant mesaise. Que Johannis le rois de Blaquie, et de Bougrie ére venuz al en jornée à Andrenople à tote s'ost: et trova que cil s'en furent allè, et chevalcha aprés lor rote, et ce fu joie que il nés i trova, que perduz fussent sanz nul recovrer, se il les eust trovez. Sire, font il à Joffroi le mareschal, que volez que nos faciens. Nos ferons quanque il vos plaira. Et cil lor respont, vos véez bien cornent il nos est ci. Vous i estes frois, et vostre cheval. Si ferez la riere garde, et je m'en irai devant tenir nostre gent, qui sont mult effrée, qui grant mestier en ont. Issi cùm il le devisa il le firent mult volentiers: si firent la riere garde mult bien, et mult biel, come cil qui bien le sorent faire, car il estoient bon chevalier, et honoré.

196. Aussi vous les eussiez veu pleurer à chaudes larmes et se battre la poitrine de deüil et de compassion: ils passérent dans cette profonde tristesse, tous armez qu'ils estoient jusques au mareschal Geoffroy, qui conduisoit l'arriére-garde avec grand peril. (Car le lendemain de la nuit qu'ils partirent d'Andrinople, Jean roy de Bulgarie y estoit arrivé avec toute son armée; où voyant que les nostres en estoient desja délogez, s'estoit mis à les suivre. Et ce fut un grand bonheur de ce qu'il ne les y trouva pas; parce que sans doute il eût achevé de les deffaire, sans qu'il en füst eschappé un seul). Ces chevaliers ayans joints le mareschal, luy dirent: «Sire, que voulez-vous que nous fassions? nous sommes prests de faire tout ce qu'il vous plaira, et de suivre entierement vos ordres.» A quoy il fit response: «Vous voyez bien en quel estat nous sommes, vous estes fraiz et peu fatiguez, et vos chevaux de mesme; c'est pourquoy il me semble que vous devez faire l'arriére-garde, et moi je passeray devant afin de retenir nos gens qui sont effrayez, et qui ont grand besoin d'estre soulagez.» Ce qu'ils acceptérent volontiers, et firent l'arriére-garde avec toute sorte de bonne conduite, comme gens qui sçavoient fort bien ce mestier, estans tous bons hommes de guerre et braves chevaliers.

197. Joffrois li mareschaus de Champaigne chevaucha devant, et les conduist, et chevaucha trosques ci une cité qui Cariople ert appellée. Si vit que lor chevals estoient laisse, de ce que il avoient tote nuit chevauchié, et entra en la- cité, et les fîst herbergier bien endroit hore de midi, et donérent lor chevals à mengier, et il meismes mengiérent ce qu'il porent trouer, et ce fu pou. Ensique furent tot le jor trosque à la nuit en cele cité. Et Johannis le roi de Blaquie les ot tote jor suiz tote lor route, et se herbergea bien à deux lieues d'als. Et quant il fu nuiz, cil qui estoient en la cité, si s'armérent tuit, et s'en issirent fors. Joffrois li mareschaus fist l'avant-garde, qui le jor l'avoit faite. Ensi chevauchiérent tote nuit, et lendemain à grant dote et à grant paine, tant que il vindrent à la cité de Rodestoc, qui ére poplée de Grex, mult riche, et mult forz: et cil ne s'ossérent deffendre, si entrérent enz, et si herbergiérent, et lors furent asseur. Et ensi s'eschamperent cil de l'ost d'Andrenople, com vos avez oï.

197. Le mareschal passa outre à la premiere trouppe, dont il prit la conduite, et arrivérent à une ville appellée Charyople sur le midy: et parce que leurs chevaux estaient las et recrûs, pour avoir travaillé toute la nuit, ils s'y logèrent, et les firent repaistre: eux-mesmes y mangérent ce qu'ils y pûrent trouver, qui fut peu; s'y reposans le reste du jour jusques à la nuit. Cependant le roy de Bulgarie les suivoit toûjours à la trace, et mesmes avoit tant avancé qu'il s'estoit campé à deux lieues d'eux. La nuit estant arrivée, les nostres qui s'estoient logez dans la ville, prirent les armes, et en sortirent; le mareschal faisant tousjours l'avant-garde, comme il avoit fait le jour, et ainsi cheminérent toute la nuit, tant qu'au matin ils arrivérent avec de grandes incommoditez et beaucoup de peril à la ville de Rodosto qui estoit peuplée de Grecs, place au reste opulente et tres-forte: mais ils n'eurent pas le cœur de la deffendre; en sorte que les nostres entrérent dedans et s'y logérent, et de là en avant ils furent plus assûrez.

198. Lors pristrent conseil en la cité de Rodestoc, et distrent que il avoient plus grant paor de Constantinople que d'als meismes: si pristrent bons messages par mer et par jor et par nuit, et manderent à cels de la ville, que il ne s'esmaissent mie, que il estoient escampé, et que il repareroient à els, au plus tost que il poroient. En cel point que li message vindrent en Constantinople, estoient cinq nés chargies de pelerins, et de chevaliers, et de serjanz en Constantinople, et de Venitiens mult granz, et mult béles, qui voidoient la terre, et s'en aloient en lor païs. Et avoit bien ez cinq nés sept mille home à armes. Et i ére Guillelmes li Avoez de Betune li uns, et Baudoins d'Ambeigni, et Johan de Virsin, qui ére de la terre le conte Loeis, et ses hom liges, et bien cent autre chevalier que li livre ne raconte mie.

198. Telle fut la retraite de l'armée qui estoit devant Andrinople, qui eschappa de la sorte la fureur des Bulgares. Estant donc à Rodosto, ils y tinrent conseil, et sur ce qu'ils n'estoient pas moins en peine de ceux de Gonstantinople que d'eux-mesmes, ils resolurent de depécher homme exprés qui allast par mer jour et nuit les avertir de ne s'estonner de rien, et que la plus grande partie de l'armée estoit eschappée de la deffaite qu'ils pouvoient avoir entenduë, et seroient à eux le plustôt qu'ils pourroient. Au mesme instant que ce messager arriva, il y avoit cinq navires Venitiennes à Constantinople, tous beaux et grands vaisseaux, chargées de pellerins, tant chevaliers qu'autres de moindre condition, jusques au nombre de sept mil hommes de guerre, prests à lever l'ancre pour retourner en leur pays. Entre autres y estoient Guillaume Advoüé de Bethune, Baudoüin d'Aubigny, Jean de Virsin qui estoit des terres du feu comte de Blois et son vassal, et bien cent autres chevaliers, dont les noms sont obmis.

199. Maistre Pierre de Chappes qui ère cardonials de par l'Apostoille de Rome Innocent, et Cuenes de Betune, qui gardoit Constantinople, et Miles de Braibanz, et des autres bones genz grant part, allèrent às cinq nés, et lors prioient ô plaintes et ô plors, que il aussent merci et pitié de la Chrestienté, et de lors seignors liges qui estoient perdu en la bataille, et que il demorassent por Dieu. N'en vorrent oïr nulle parole, ainz s'en partirent del port: si collérent lor veilles, et s'en allérent, si com Diex volt, si que uns venz le mena el port de Rodestoc, et ce fu lendemain que cil furent venu de la desconfiture. A tel proiere com cil avoient de Constantinople à lermes et à plors lor fist Joffrois li mareschaus, et cil qui avec lui estoient, que il aussent merci, et pitié de la terre, et que il remansissent, que jamais à si grant besoing ne porroient secorre nulle terre. Icil respondirent que il s'en conseilleroient, et qu'il lor respondroient lendemain.

199. Le cardinal Pierre de Capoue legat du Pape, Conon de Bethune qui avoit la garde de la ville, Miles de Brabans, et la plus grande partie des personnes de condition, vinrent à ces cinq navires, prians à chaudes larmes ceux qui s'y estoient embarquez, de vouloir avoir compassion de la Chrestienté, et de leurs Princes et Seigneurs qui estoient demeurez en la bataille: et que pour l'honneur de Dieu ils voulussent demeurer. Mais ils firent la sourde oreille, et ne voulurent deferer à leurs remonstrances. Ils partirent donc du port, et faisans voile cinglerent en pleine mer, tant que le vent et la fortune les fit aborder au port de Rodosto, le lendemain que les nostres y furent arrivez. Le mareschal de Ville-Hardoüin, et ceux qui estoient avec luy, leur firent les mesmes instances et prieres qu'on leur avoit fait à Constantinople, accompagnées de larmes et de pleurs, qu'ils eussent pitié et compassion du pays, et qu'ils voulussent demeurer encore pour quelque temps, et que jamais ils ne pourroient secourir aucune terre plus à propos, ny en plus grand besoin. Ils respondirent qu'ils en aviseroient, et leur en feroient sçavoir leur resolution le lendemain.

200. Or oiez l'aventure que la nuit avint en celle ville. Il i avoit un chevalier de la terre le conte Loeys, qui Pierre de Frœvïlle avoit nom, qui ére prisiés et de grant nom, et s'en embla la nuit, et laissa tot son hernois, et se mist en la nef Johan de Virsin, qui est en la terre le conte Loeys de Blois et de Chartein, et cil qui de cinq nés, qui respondre devoient al maitin à Joffroi li mareschal, et al duc de Venise, si tost com il virent le jour, si colérent lor voiles, et s'en allérent sans parler à nullui. Mult en reçûrent grant blasme en cet païs ou il allérent, et en celui dont il partirent. Et Pierre de Frœville plus grant que tuit li autre. Et porce dit hom, que mult fait mal, qui por paor de mort fait chose qui li est reprovée à toz jorz.

200. Mais il arriva que la mesme nuit un chevalier de la terre du comte de Blois vaillant et de grande reputation, se déroba secretement, et laissant tout son bagage s'alla mettre dans le navire de Jean de Virsin, qui estoit pareillement des terres du comte de Blois. D'autre part ceux des cinq vaisseaux qui devoient rendre response le lendemain au mareschal et au duc de Venise, si tost qu'ils virent le jour desancrèrent et mirent les voiles au vent sans parler à personne, dont ils furent fort blâmez tant au pays où ils allèrent qu'en celuy dont ils partirent, et particulièrement Pierre de Froiville. C'est pourquoy l'on dit ordinairement en commun proverbe, Que celuy-là fait tres-mal, qui par la crainte de la mort fait chose qui puisse luy estre reprochée à tousjours.

201. Or vos lairons de cels, si dirons de Henri le frere l'empereor Baudoins de Constantinople qui avoit l'Andremite guerpie, et s'en venoit vers Andrenople por l'empereor Baudoin son frere secorre, et avec lui s'en estoient passé li Hermins qui lui avoient aidié vers les Grieux bien vingt mil, a totes lor fames, et a toz lor enfanz, qui n'osoient remanoir el païs. Et lors si vint la novelle des Grex qui estoient eschappé de la desconfiture que ses freres l'emperéres Baudoins ére perdus, et li cuens Loeys, et li autre baron: et puis revint nouvelle de cels de Rodestoc, qui estoient eschappé, et li mandoient que il se hastast plus tost de venir à als. Et porce que il se volt haster por venir, si laissa les Hermins, qui estoient genz à pié, et avoient lor char, et lor fames; et lor enfanz. Et porce que il ne porent si tost venir, et que il cuida que il venissent bien seurement, et que n'eussent garde, si se herberja un casal qui Cortacople ert appellez. En cel jor meismes Ansials de Corceles li niers Joffrois li mareschaus, cui il avoit envoie es parties de Macte, et de Trainople, et de l'abbeie de Veroisne, terre qui li estoit octroiée à avoir, et les genz qui estoient parti de Finepople, et Renier de Trit estoient ensemble ô lui. En céle compaignie avoit bien cent chevalier de mult bone gent, et bien cinq cens serjanz à cheval, qui luit s'en alloient à Andrenople por l'empereor Baudoin secorre.

201. Cependant le prince Henry ayant quitté Attramittium, venoit à grandes journées vers Andrinople au secours de l'empereur Baudoüin son frere, accompagné des Armeniens qui s'estoient declarez pour les François dans la Natolie contre les Grecs, en nombre de bien vingt mil, et avoient passé le canal en mesme temps que luy avec leurs femmes et enfans, n'ayans ozé demeurer au pays. Lors la nouvelle luy vint en chemin par les Grecs mesmes qui estoient eschappez de la deffaite, que l'empereur Baudoüin, le comte de Blois, et autres personnes de marque y estoient demeurez prisonniers ou tuez. Ce qui luy fut confirmé incontinent aprés par les nostres qui s'estoient sauvez de cette déconfiture, estoient arrivez à rodosto, et luy mandoient qu'il se hastât, et les vint joindre le plus promptement qu'il pourroit. A quoy satisfaisant, il se mit à l'instant en campagne; et pour aller plus viste, il fut contraint de laisser derrière les Armeniens qui estoient gens de pied, et avoient un grand attirail de chariots chargez de femmes et d'enfans, ne pouvans pas faire grande diligence; et d'ailleurs faisant son conte qu'ils viendroient aprés seulement. Et passant outre il vint loger à un bourg nommé Cartacople58. En ce mesme temps Anseau de Courcelles neveu du mareschal de Champagne, qui l'avoit envoyé es quartiers de Macre, de Traianople, et de l'abbaye de Vera59, terres qui luy avoient esté assignées pour son partage de la conqueste, vcnoit au camp d'Andrinople au secours de l'Empereur, avec ceux qui estoient partii de Philippople envoyez par Renier de Trit, en nombre de bien cent chevaliers, et d'environ cinq cens chevaux-legers.

202. Or lor vint une novelle autressi cum à l'autre gent, que l'Emperéres ére desconfis, et sa compaignie, et tornérent altressi com peur vers Rodestoc, et vindrent por herbergier à Cortacople un casal, ou Henris le frere l'empereor Baudoin ére herbergiez. Et quant cil les virent venir, si corurent à lor armes, que il cuidérent que cil fuissient Grieu: et cil recuidérent altressi d'ans. Et approcha tant la chose que il s'entreconurent, si virent mult volentiers li uns li autre, et furent plus seur, et herbergiérent la nuict el casal, trosque à lendemain. Et landemain murent, et chevauchérent droit vers Rodestoc, et vinrent le soir en la ville, et trovérent le duc de Venise, et Joffroi li mareschal, et les autres qui de la desconfiture ére escappez, qui mult volentiers les virent; et i ot maint lerme plorée de pitié de lor amis. Ha Diex! quex domage fu, que ceste assemblée de ceste force qui estoit iqui, ne fu avec les autres à Andrenoples, quant l'emperéres Baudoins i fu, quar il ni aussent riens perdu: mais ne plot à Dieu. Ensi sejornérent lendemain, et l'autre jor aprés, et atornèrent lor afaire, et fu retenz Henris le frere l'empereor Baudoins en la seigneurie corne baus de l'Empire en lieu de son frere. Et lors avint une mesaventure des Hermines qui venoient après Henri le frere l'empereor Baudoin, que les gens del païs s'asemblèrent, si desconfirent les Hermines, et furent pris et mort et perdu tuit.

202. Ils apprirent en chemin comme les autres la deffaite de l'Empereur et de ceux qui estoient avec luy: et tenans la route de Rodosto, vinrent loger au bourg de Cartacople, où le prince Henry estoit desja arrivé. D'abord les uns et les autres croyans reciproquement que ce fussent Grecs, coururent aux armes; mais s'estans approchez de plus prés, ils s'entre reconnurent, et se firent grand accueil, ravis de se voir joints, et par ainsi plus asseurez qu'ils n'estoient. Ils couchérent cette nuit en ce bourg, et le lendemain en partirent prenans le chemin de Rodosto, où ils arrivérent sur le soir, et trouverent le duc de Venise, le Mareschal, et les autres qui estoient eschappez du combat, qui furent bien aises de les voir. Il y eut dans cét abord beaucoup de larmes versées pour la perte de leurs amis arrivée en la derniere bataille. Ce fut un grand malheur pour la chrestienté de ce que toutes ces trouppes ne se trouvérent avec celles de l'Empereur au siege d'Andrinople, sans doute cette defiaite n'auroit esté; mais Dieu ne le permit pas. Ils sejournérent là le lendemain et le jour ensuivant, pour donner ordre à leurs affaires. Et fut lors arresté que Henry frere de l'empereur Baudoüin, gouverneroit l'Estat comme Bail et Regent de l'Empire. Pendant qu'ils estoient à Rodosto, il arriva un grand desastre aux Armeniens qui avoient suivy le frere de l'Empereur, ayant esté tous mis à mort, ou faits prisonniers par les Grecs du pays, qui estoient assemblez pour leur courre sus.

2o3. Johans li rois de Blakie et de Bougrie fu à tote ses hoz, et ot tote porprise la terre; et li païs, et le citez, et li chastel se tenoient à lui, et li Comain orent coru trosque devant Constantinople. Henris li baus de l'Empire, et li dux de Denise, et Joffroi li mareschaus érent encore en Rodestoc, qui érent loing de Constantinople, et pristrent lor conseil, et garni li dux de Penise Rodestoc de Venitiens, qu'il ére leur. Et lendemain ordenérent lor batailles, et chevauchèrent vers Constantinople par lor jornées. Et quant ils vindrent à Salembrie, une cité qui ére à deux jornées de Constantinople, qui ére l'empcreor Baudoin de Constantinople, Henri ses freres la garni de sa gent, et chevauchérent al remanant trosque en Constantinople, où il furent mult volentiers veu, que la gent del païs érent mult effreé. Et n'ére mie de mervoille, que il avaient la terre si tote perdue, que il ne tenoient fors Constantinople, fors que Rodestoc et Salembrie. Et tote la terre si tenoit Johans li rois de Blakie et de Bougrie. D'autre part le bras de Saint George ne tenoient que le cors despigal: et tote la terre si tenoit Toldres Lascres.

203. Cependant le roy de Bulgaire avec son armée s'estoit rendu maistre de tout le pays; toutes les villes et chasteaux se declaroient pour luy. Les Comains d'autre part continuoient leurs courses jusques devant Constantinople. Henry regent de l'Empire, le duc de Venise, et Geoffroy mareschalde Champagne, estans encor à Rodosto, qui estoit esloignée de Constantinople, avisérent d'en partir, et que le duc de Venise y laisseroit garnison de Venitiens, ausquels elle appartenoit. Le lendemain ils prirent le chemin de Constantinople, marchans tousjours en corps d'armée, et vinrent à la ville de Selyvrée60, qui en est à deux journées, et appartenoit à l'empereur Baudoüin, et où le prince son frere laissa quelques trouppes pour la garder; de là ils s'acheminérent avec le reste jusques à Constantinople, et y  furent bien receus, tout le peuple estant merveilleusement effrayé: et non sans raison, veu que de toutes leurs conquestes, il ne leur restoit hors Constantinople que Rodosto et Selyvrée; le roy des Bulgares occupant tout le reste: et du costé de la Natolie au delà du détroit ils ne tenoient que le chasteau de Piga; le surplus estant soûs l'obeïssance de Theodore Lascaris.

204. Lors pristrent li baron un conseil que il envoieront à l'Apostoille de Rome Innocent, et en France, et en Flandres, et par les autres terres pour conquerre secors. Por ce secors fu envoiez Novelons de Soissons, et Nicholes de Mailli, Johans de Bliaus, et li autres remestrent en Constantinople à grant mesaise, com cil qui cremoient pardre la terre. Ensi furent trosque à la Pentecoste. Dedenz cel sejor avint un mult grant damages en l'ost, que Henris Dandole prist une maladie, si fina, et moru, et fu enterré à grant honor al Mostier Sainte Sophie. Et quant vint à la Pentecoste, Johan li rois de Blakie et de Bougrie oit fait mult de sa volenté en la terre, si ne pot plus ses Comains tenir en la terre, que il ne poent plus hostier por l'esté, aiiiz reparierent en lor pais: et il à toz ses Boghres, et Grifons s'en ala sor le Marchis vers Salenike, et le Marchis ot oï la desconfiture l'empereor Baudoin, guerpi le siege de Naples, si s'en ala à Salenique à tant com il pot avoir de gent, si la garni.

204. Se voyans reduits à cette extremité, ils tinrent conseil, et resolurent d'envoyer à Rome vers le pape Innocent, en France, en Flandres et ailleurs pour avoir du secours, Nevelon evesquede Soissons, Nicolas de Mailly, et Jean de Bliaut furent choisis et envoyez pour cét effet: les autres demeurérent à Constantinople avec de grandes incommodites et dans l'apprehension continuelle de perdre ce qu'ils avoient conquis: et furent en cét estat jusques à la Pentecoste. Durant lequel temps arriva un nouveau malheur à l'armée par la maladie, suivie de la mort d'Henry Dandole duc de Venise. Il fut enterré honorablement en l'eglise de Saincte Sophie. Quand se vint à la Pentecoste le roy de Bulgaire, qui avoit poussé ses conquestes dans les terres de l'Empire, sans que personne luy resistât, ne peut plus retenir ses Comains, à cause de la chaleur de l'esté, durant lequel ils n'ont point accoutumé de camper, ni empescher qu'ils ne s'en retournassent dans leur païs. Et luy avec ses Bulgares, et les Grecs qui tenoient son party, resolut de marcher vers Thessalonique, où lors estoit le Marquis; lequel ayant eu nouvelles de la deffaite de l'empereur Baudoüin, avoit quitté le siege de Naples, et s'y en estoit retourné avec ce qui luy restoit de trouppes, et l'avoit munie de tout ce qui estoit necessaire.

205. Henris le frere l'empereor Baudoin de Constantinople, à tant de gent com il pot mener, chevaucha sor les Griex trosque à une terre que on appelle le Churlot, qui est à trois journées de Constantinople, céle li fu rendue: et li jurèrent li Grieu la fealté, qui malvaisement ére tenue à céle tens. Et chevaucha à la cité d'Archadiople, si la trova vuoidé, que li Grieu ne li osèrent attendre: et d'iqui chevaucha à la cité de Visoï, qui mult ére forz, et bien garnie de Griex, si li fu rendue. Et d'iqui chevaucha à la cité de Naples, qui mult restoit bien garnie de Griex, com il les voltrent assaillir, qui sent plait quil se rendroient; endementiers que il queroient plait d'une part, cil de l'ost entroient de l'autre part, si que Henris li balz de l'Empire, et cil qui parloient de plait n'en sorent mot, ainz lor en pesa mult. Et li Franc començent à occire les Griex, et à gaignier les avoirs de la ville, et à prendre tot; si en i ot mult de morz et de pris. Et en ceste maniére fu prinse Naples, et enqui séjorna l'ost par trois jors. Et li Grieu furent si effreé de ceste occision, que il vuidérent toles les citez et les chastiaux de la terre, et fuirent tuit dedenz Andrenople, et dedens le Dimot, qui mult érent forz citez et bones.

205. D'autre part le frere de l'Empereur assembla ce qu'il pût de forces, et s'en alla contre les Grecs, jusques à une ville que l'on appelle Tzurulum, qui est à trois journées de Constantinople, laquelle luy fut rendue; les Grecs luy ayans presté serment de fidelité, qui esioit mal observé en ce temps-là. De là il passa jusqu'à la ville d'Arcadiople qu'il trouva vuide, les habitans n'ayans ozé l'y attendre; et en suitte vint à Visoï, place forte "et tres-bien garnie, qui luy fut rendue. De Visoï il s'achemina à la ville d'Apre, où il y avoit nombre de Grecs; lesquels d'abord qu'ils virent les nostres se mettre en posture de les attaquer, demandèrent à parlementer: mais tandis que d'un costé on travailloit à arrester la capitulation, ceux de l'armée y entrérent de l'autre, sans que le Regent, ny ceux qui estoient employez à dresser les articles en sceussent rien; dont ils furent fort irritez. Cependant les François commencérent à faire un grand carnage des Grecs, et à saccager la ville, et enlever tout ce qu'il s'y trouva; le nombre des morts et des prisonniers y fut grand. Apre ayant esté ainsi emporté d'assaut, l'armée y sejourna trois jours; et les autres Grecs furent tellement intimidez de l'exemple de cette execution si cruelle, qu'ils abandonnérent toutes les villes et les chasteaux du pays, et se retirérent dans Andrenople et Didymotique, qui estoient bonnes places et tres-fortes.

206. En icel termine avint que Johannis le roy de Blakie et de Bougrie chevaucha sor le Marchis à toles ses hoz à une cité que on appele la Serre, et li Marchis l'avoit mult bien garnie de sa gent, qu'il avoit mis dedenz, Hugon de Colemi, qui mult ére bon chevaliers, et halz hom, et Guillelme d'Arle qui ére ses mareschaus, et grant part de sa bone gent, et Johannis li rois de Blakie les assist. Ni ot gaires sis, quant il ot pris le borc par force. Et al bore prendre lor avint mult grant domages, que Hugues de Colerni i fu morz, si fu feruz parmi l'œil, et quant cil fu morz qui fu li mialdres d'aus toz, si furent li autre mult effreé, si le traistrent el chastel qui mult ére forz, et Johannis les assist, et dreça ses perrieres; ni sist mie longuement, quant cil dedenz parlérent de plait faire, dont il furent blasmé, et reprochié l'or fu. Et li plais fu tels, que il rendirent le chastel à Johannis, et Johannis lor fist jurer à vingt-cinq des plus hals home que il avoit, que il le conduiroit salvement à toz lor chevaus et a totes lor armes à Salenique, ou en Constantinople, ou en Hongrie, lequel que il voldroient des trois. En ceste manière fu rendue la Serre, et Johannis les fist ensir forz, et logier lez lui às champs, et lor fit mult bel semblant, et lor envoia ses presens; et si les tint par trois jorz, puis lor menti de quanque il lor ot convent: ainz les fit prendre, et tolir tot lor avoir, et mener en Blakie, nus et deschaus, et à pié. Les povres, et les menuz qui ne valoient gaires, fit mener en Hongrie, et les autres qui auques valoient fist les testes coper. Ensi mortel traïson fist li rois de Blakie com vos oëz. Ici receut l'ost unes des plus doloreuse pertes que onques feist. Et Johannis fit abbatre le chastel et la cité, et s'en ralla vers le Marchis.

206. Le roy de Bulgarie d'ailleurs continuoit tousjours son entreprise, et s'acheminoit avec toutes ses trouppes dans les terres du Marquis: il vint d'abord à la ville de Serres, qu'il avoit fortifiée, et en laquelle il avoit jetté nombre de braves gens, et entre autres Hugues de Colemy, vaillant chevalier et grand seigneur, Guillaume d'Arles son mareschal d'armée, et une bonne partie de ses forces. A peine le Bulgare l'eut assiegée, qu'il s'empara du bourg par force, où arriva par malheur que Hugues de Colemy qui estoit le meilleur d'entre eux, receut une blessure en l'œil et fut tué. De la mort duquel les autres espouventez, se retirérent dans le chasteau qui estoit tres-fort. Le Bulgare y planta le siege et dressa ses machiues pour le battre; mais ceux de dedans n'eurent le cœur de le soustenir, et demandèrent peu aprés à parlementer, dont ils encoururent et blâme et reproche. La capitulation fut qu'ils rendroient la place au roy de Bulgarie, moyennarit qu'il leur promit, et le fit ainsi jurer par vingt-cinq des principaux de son camp, de les faire conduire sains et saufs, avec leurs chevaux, armes et bagage jusques à Thessalonique ou à Constantinople, ou en Hongrie, là où ils aimeroient le mieux des trois. La ville de Serres estant ainsi renduë, le Bulgare fit loger ceux qui en estoient sortis prés de luy dans son camp; où il leur fit trois jours durant bon visage et grand accueil, leur envoyant force presens: mais il changea bien-tost aprés, et leur faussa la parole qui leur avoit jurée si solemnellement: car aprés leur avoir osté tout ce qu'ils avoient, il les fit enferrer à guise d'esclaves, et mener liez et garottez nuz et déchaus en Valachie, où les plus apparens furent decapitez, et les pauvres et chetifs soldats qui n'estoient d'aucune consideration, transportez en Hongrie. Voilà le traitement qu'ils receurent de ce faux et déloyal barbare., qui fut l'une des plus grandes playes que les nostres ayent receu en ces quartiers là. Il fit en suitte demanteler le chasteau et la ville, et de là poursuivit son chemin contre le Marquis.

207. Henris li balz de l'Empire à tote la soe gent chevaucha vers Andrenople, si l'asist à mult grant peril, que il i avoit mult grant gent dedenz, et de forz, qui les tenoient si prés que il ne pooient nul marchié avoir, ne forer se pou non. Et lors si se closent par de forz de lices et de barres, et devisérent une partie de lor gent, porce que il gardassent par de forz lor lices et lor barres, et li autre assaudroient devers la ville; et firent engins de maintes maniéres, et eschieles, et mains autres engins, et mistrent grant paine à la ville prandre. Mais ne poet estre, que la ville ére mult fort, et mult bien garnie: ainz lor mesavint, que de de lor gent i ot bleciez assez. Et un de lor bon chevalier qui ot nom Pierres de Braiecuel, qui fu feruz d'une pierre de mangonel al front, et dût ére morz, mais il gari par la volenté de Dieu, et en fu portez en litiere. El quant il virent que il ne poroient rien faire à la vile, si s'en parti Henris li balz de l'Empire, et l'ost de François, et furent mult hardoié de la gent de la terre, et des Grex: et chevauchièrent par lor jornées trosque à une cité que on appelle la Pamphile, et se herbergièrent dedenz, et sejornérent par deux mois iqui, et firent chevauchiées vers le Dimot: et tindrent l'ost en incele partie trosque à l'entrée de l'iver, et lor venoit marchandise de Rodestoc, et de la marine.

207. Cependant le Regent avec son armée tira vers Andrinople et l'assiegea, quoy qu'avec beaucoup de peril, dautant qu'il y avoit grand nombre de gens de guerre tant dedans que dehors, qui les tenoient si serrez qu'ils ne pouvoient recouvrer aucuns vivres, ny à peine s'escarter pour en aller chercher. Ce qui les obligea de se retrancher et de fermer leur camp de bonnes barriéres et palissades; establissans certain nombre des leurs pour en garder les dehors, pendant que les autres attaqueroient la ville. Pour cét effet ils firent dresser des machines de toutes façons, avec un grand nombre d'eschelles, faisans tous leurs efforts pour la prendre: mais comme c'estoit une bonne place et bien munie de gens de guerre, ils y travaillèrent inutilement, y ayans perdu beaucoup braves hommes, sans les blessez; entre lesquels Pierre de Braiecuel, l'un des meilleurs chevaliers de l'armée, y fut frappé d'une pierre de mangonneau au front. duquel coup il fut en grand peril de sa vie; mais Dieu voulut qu'il en eschappa, et fut porté en littiere. De sorte que le prince Henry voyant qu'il n'estoit pas en estat d'emporter la ville, il leva le siege et en partit avec son armée: à la retraite il furent fort molestez de ceux du pays et autres Grecs, tant qu'enfin ils arrivérent à une ville nommée Pamphile, oïl ils sejournèrent l'espace de deux mois entiers, faisans des courses de fois à autres du costé de Didymotique, et autres lieux, d'où ils ramenoient de grands butins. L'armée demeura là jusques à l'hyver, tirant ses vivres et commoditez de Rodosto, et par la mer.

208. Or lairons de Henris le bal de l'Empire ici, si dirons de Johannisse le roi de Blakie et de Bougrie, cui la Serre fu rendue, si com vos l'avez oï retraire arriére, et qui ot occis cels en traïson qui s'érent rendu à lui; et ot chevauchié vers Salenike, et ot sejorné l'on, et gasté grant partie de la terre. Le marchis Bonifaces fu à Salenike mult iriez, et mult dolent de son seignor l'empereor Baudoin qui parduz ére, et des autres barons, et de son chastel de la Serre, qu'il ot perdu, et de ses homes. Et quant Johannis vit qu'il ni porroit plus faire, si retorna arriéres vers son païs à totes sa gens. Et cil de Phinepople, qui ére de Renier de Trit, cui l'emperéres Baudoins l'ot donée, orent oï que l'emperéres Baudoin eret parduz, et mult des barons, et li marchis la Serre avoit pardue, et virent que li parent Renier de Trit, et ses fils, et ses niers l'avoient guerpi, et que il érent à pou de gent, et cuidérent que jamais li Franc n'aussent force, une partie des genz qui estoient Popolicani, s'en allèrent à Johannisse, et se rendirent à lui, et li distrent: Sire, chevauche devant Phinepople, ou envoie t'ost, nos te rendrons la ville tote.

208. Jean roy de Bulgarie d'autre part, aprés avoir pris Serres en la maniere qui a esté dit, et fait malheureusement massacrer ceux qui s'estoient rendus sous sa foy et sa parole, tira vers Thessalonique, oà il sejourna quelque temps, saccageant et ruinant le pays: tandis que le marquis de Montferrat estoit dans la place, crevant de dépit, tant pour voir ainsi devant ses yeux ruiner ses terres, sans y pouvoir donner remede, que pour la perte de son chasteau de Serres, mais particulierement de celle de son Seigneur l'empereur Baudoüin, et des autres barons qui estoient demeurez avec luy. A la fin le Bulgare voyant qu'il ne pouvoit plus rien entreprendre en ces pays-là, rebroussa chemin, et retourna avec son armée dans son pays. Ceux de la ville de Philippople, qui appartenoit à Renier de Trit, auquel l'Empereur l'avoit donnée, ayans appris la deffaite de Baudoüin et des barons, et comme le Marquis avoit perdu la ville de Serres, et voyans que les parens de Renier Trit, son fils mesme, et son neveu l'avoient abandonné: et le peu de gens qui restoient dans la place, sans espérance que les François se deussent jamais remettre; une partie d'ifceux qui estoient Manicheans, vinrent se rendre au Bulgare, et luy dirent que s'il vouloit tirer vers Philippople, ou y envoyer son armée, ils l'en rendroient maistre.

209. Quant Renier de Trit le sot en la ville, si dota que il ne le rendissent à Johannisse. Ensique s'en issi à tant de gent com il ot, et s'esmut à une jornée, et vint par un des hors de la ville, où li Popolicani érent à estage, qui érent rendu à Johannisse, si mist le feuec ou bors, et en art grant part, et s'en alla au chastel de Stanemac qui ére à trois lieues d'iqui, et ére garniz de sa gent, et entra dedenz, et i fu puis longuement enserrez bien treize mois, à grant mesaise et à grant poverté, et mangea ses chevaux par destresce, et ére neuf jornée de Constantinople loing, que nus ne pooient novelles oïr les uns des autres. Lors envoia Johannis s'ost devant Phinepople: ni sist mie longuement, quant cil de la ville se rendirent à lui, et il les asseura. Et quant il les ot asseurez, si fist occire tot avant l'arciverque de la ville, et les halz homes fist escorchier toz vis, et à tels i ot les testes colpez, et tôt le remanant en fist mener en chaiene, et la vile fist tote fondre, et les tors, et les murs, et les halz palais, et les riches maisons ardoir, et fondre. En si fu destruite la noble citez de Phinepople, qui ére des trois meillors de Constantinople.

209. Ce qu'ayant esté sceu par Renier de Trit, qui. estoit en la ville, et dans la crainte qu'il eut qu'on ne le voulût livrer entre les mains du Bulgare. Il prit resolution de sortir avec ce qui luy restoit de gens: et certain jour vint par l'un des fauxbourgs de la ville où les Manicheans, qui s'estoient rendus au roy de Bulgarie, estoient logez, et y mit le feu, qui en consomma une grande partie, puis s'alla jetter dans le chasteau de Stenimac à trois lieues de là, où il avoit garnison de ses gens; et depuis y fut long-temps enfermé et siegé par l'espace de treize mois, avec tant d'incommodité et de disette, qu'il avoit esté oblige de manger jusqu'à ses chevaux, sans avoir receu secours ny nouvelles de Constantinople, dont il estoit esloigné de neuf journées. Le roy de Bulgarie cependant fit tourner son armée du costé de Philippople, laquelle ne tarda gueres à se rendre, sous l'asseurance qu'il luy donna d'un bon traitement; nonobstant laquelle il fit premierement mettre à mort l'arcbevesque du lieu; et quant aux principaux habitans, il en fit escorcher les uns tous vifs, et fit decapiter les autres, tout le reste ayant esté mis à la chaîne; la ville fut abbatuë et desmolie, les murs et les tours razées, les palais et les belles maisons reduites en cendre. Telle fut la fin de l'ancienne ville de Philippople, l'une des trois meilleures de tout l'empire d'Orient.

210. Or lairons de Phinepople, et de Renier de Trit, qui este enserrez en chastel de Stanemac, si revenrons a Henri le frere l'empereor Baudoin, qui a sejorné à Pamphile trosque à l'entrée de l'iver. Et lors prist conseil à ses homes et à ses barons. Et li conseil si fu telx, que il garniroit une cité que on appelle la Rousse, qui ére en un mult plentereus emmi la terre. Et de cèle garnison fu chevetaine Tierris de Los qui ére seneschaus, et 'Tierris de Tendremonde qui ére conestables. Et lor charja bien Henris li bail de l'Empire sept vingt chevaliers, et grant part de serjanz à cheval; et comanda que il tenissent la guerre contre les Grex, et la marche. Et il s'en alla al remanant trosque à la cité de Visoï, et la garni, et mist chevetaine Anser de Kaeu, et li charja bien six vingt chevalier, et de serjanz à cheval grant partie. Et une autre cité qui Archadiople ert appellée, garnirent li Venitien, et la cité de Naples ot rendu li frere l'empereor Baudoin al Vernas, qui avoit la seror al roi de France a fame, et ére uns Grieux qui se tenoit à als. Et nuls des Grieux ne se tenoit à als que cil, et cil de ces citez, se tindrent la guerre contre les Griex, et firent mainte chevauchie: et on en fist maint envers als. Henri se traist en Constantinople al remanant de sa gent. Et Johannis le roi de Blakie et de Bougrie ne s'oblia mie, qui mult fu riches et poesteis d'avoir, porchaça grant gent de Comains et de Blàs; et quant vint à trois semaines apres Noel, si ies envoia en la terre de Romenie pôr aider cels d'Andrenople et cels del Dimot. Et quant cel furent plus creu, si s'esbaudirent et chevauchiérent plus seurement.

210. Tandis que ces choses se passent en ces quartiers là, et que Renier de Trit est renfermé dans Stenimac, Henry frere de l'empereur Baudoüin ayant sejourné à Pamphyle jusqu'à l'entrée de l'hyver, se resolut, aprés avoir pris sur ce conseil de ses barons, de fortifier et de munir la ville de Rusium, située en l'un des meilleurs et plus fertiles endroits de cette contrée; et d'y envoyer une garnison, de laquelle il donna la charge à Thierry de Los seneschal, et à Thierry de Tenremonde connestable de Romanie, avec environ sept vingt chevaliers, et un bon nombre de chevaux-legers, leur enjoignant de faire la guerre aux Grecs, et au pays d'alentour; et luy avec le reste de son armée s'en alla jusques à la ville de Visoï, qu'il garnit pareillement de gens de guerre, et y laissa pour capitaine Anseau de Caieu, avec six vingt chevaliers, et quelques chevaux-legers. Les Venitiens mirent une garnison de leur part dans Arcadiople: et le Regent rendit la ville d'Apre à Branas, qui avoit espousé la sœur du roy de France, et estoit un grand Seigneur, qui seul d'entre tous les Grecs tenoit le party des François. Tous ceux qui furent laissez dans ces villes firent fortement la guerre aux Grecs, et plusieurs courses sur eux, comme de leur costé les Grecs en firent sur les nostres. Cela fait, Henry s'en retourna à Constantinople avec le surplus de ses trouppes. Jean roy de Valachie et de Bulgarie ne s'endormit pas aussi, et se voyant riche et puissant, leva grand nombre de Comains et de Valaches; et environ trois semaines devant Noël, les envoya dans les terres de l'Empire, pour secourir ceux d'Andrinople et de Didymotique, lesquels quand ils se virent ainsi renforcez, se mirent plus hardiment en campagne.

211. [An 1206.] Tierris de Tendremonde qui chevetaines ére et connestable, fist une chevauchie, al quart jor devant la feste Sainte Marie Chandellor, et chevaucha tote nuit bien à six vingt chevalier, et la Rousse laissa garnie à pou de gent. Et quant vint à l'enjourner, si vint à un casal ou Comains et Blos estoient herbergiè, et sopristrent, si que cil n'en sorent mot qui estoient el casal: s'en occistrent assez, et gaaignérent bien unze de lor chevaus. Et quant il orent fait cel forfait, si tornérent arriére vers la Rousse. Et céle nuit meismes li Comains et li Blac orent chevauchié por forfaire, et furent bien sept mil, et vindrent à la matinée devant la Rousse, et i furent grant pieçe, et la ville ére garnie de pou de gent, si fermèrent lor portes, et montèrent sor le mur, et cil s'en tornérent arriére. N'orent mie eslongié la ville une liuë et demie, quant il encontrérent la chevauchie des François, dont Tierris de Tendremonde ére chevetaine.

211. [An 1206.] D'autre part Thierry de Tenremonde connestable de Romanie, qui commandoit dans Rusium61, fit une course dans le pays, avec environ six vingt chevaliers, laissant sa place mal garnie; et chemina toute la nuit, tant qu'au point du jour il se trouva à une bourgade, où les Comains et les Valaches estoient logez, il les surprit, et en tua bon nombre, mesme emmena onze de leurs chevaux, sans que ceux du bourg en eussent avis; puis rebroussa chemin d'où il estoit venu. Il arriva que cette nuit mesme les Comains et les Valaches s'estoient mis en campagne au nombre d'environ sept mil chevaux, pour faire quelque ravage dans les terres de leurs ennemis, et se trouvèrent sur le matin devant Rusium, où ils se tinrent quelque temps. Et comme ceux de la ville virent qu'ils avoient peu de monde pour la deffendre, ils fermèrent les portes, et montèrent sur la muraille: ce que les autres ayans apperceu, ils deslogèrent. Mais à peine ils eurent fait une lieue et demie, qu'ils firent rencontre des François que Thierry de Tenremonde conduisoit.

212. Quant les François les virent, si s'ordenérent en quatre batailles, et fu lor conseil telx, que il se trairoient à la Rousse tot le petit pas, et se Diex lor donoit que il i peussent venir, il seroient là à sauveté. Et li Comain, et li Blac, et li Grieu de la terre, chevauchiérent vers als, quar il avoienl mult grant gent, et vienent à l'arriére-garde, si les començent a hardoier mult durement. L'arriere-garde faisoit la masnie Tierris de Los qui ére seneschaus, et estoit repariez en Constantinople. Et de celle genz ére chevetaine Vilains ses freres: et li Comain, et li Blac, et li Grieu la tindrent mult prés, et navrèrent mult de lor chevaus, et fu li uz et la noise granz; si que par vive force et par destrece les fisent hurter sor la bataille Andriu d'Urboise, et Johan de Choisy, et si que allèrent soffrant grant pieçe, et puis se reforcièrent, si que il les fisent hurter sor la bataille Tierris de Tendremonde li connestable, et ne tarda gaire grantment après, qui les fisent hurter sor les batailles que Charles de Fraisnes faisoit, et orent tant allé soffrant, que il virent la Rousse, et à mains de demie lieuë. Et cil adés les tindrent plus prés. Et fu la noise granz sor als, et mult i ot de bleciez d'alx de lor chevax, et si com Diex volt soffrir les aventures, cil ne les porent sostenir, ainz furent desconfit, et furent pcsament armé, et cil legiéremenl lor anemi, et les commencent à occire.

212. Si tost que les nostres les descouvrirent, ils se rangérent en quatre escadrons, avec dessein de se retirer à Rusium le petit pas, pour avec l'ayde de Dieu se mettre en seureté. Mais les Comains, les Valaches et les Grecs du pays, qui estoient en grand nombre, vinrent charger à toute bride l'arrière-garde, que la trouppe de Thierry de Los seneschal de Romanie, qui s'en estoit retourné à Constantinople, faisoit lors sous la conduite de Vilain son frere. Il les pressérent si rudement, leur blessans plusieurs de leurs chevaux, que de vive force ils les renversérent avec cris et clameurs sur la trouppe d'André d'Urboise, et de Jean de Choisy, qui les soustinrent neantmoins quelque temps, bien qu'avec peine; mais les autres se renforçans les contraignirent de gagner le bataillon de Thierry de Tenremonde connestable, et tost aprés les poussérent dans celuy que Charles de Fresne conduisoit. Aprés avoir esté ainsi travaillez ils arrivèrent à demie lieue de Rusium, où les ennemis qui le poursuivoient sans relâche, les pressérent plus que devant, et donnèrent plus fortement sur eux, leur blessans nombre d'hommes et de chevaux; et enfin, comme Dieu souffre quelquefois de semblables aventures, les enfoncerent et acheverent de deffaire, ayans cét avantage d'estre legerement armez et montez, où les nostres l'estoient pesamment.

213. Halas! com dolorous jor cï ot à la chrestienté, que de toz les six vingts chevaliers n'en escampérent mie plus de dix, que tuit ne fussent mort ou pris, et cil qui en escampérent s'en vindrent fuiant à la Rousse, et se recoillirent avec lor genz, qui là dedens estoient. Là fu mort Tierris de Tendremonde, Oris de I'Isle, qui mult ére bon chevalier et prosiez, et Johan de Sompone, Andruis d'Urboise, Johans de Choisi, Guis de Schonlans, Charles de Fraisne, Villains freve de Tierris le seneschal, de toz çaus qui la furent mort ou pris, ne vos puet toz les noms raconter le livres. Une des graignors dolors, et des graignors domages avint a cel jor, et des graignors pitiez qui onques avenist à la chrestienté de la terre de Romenie.

213. Helas! que cette journée fut funeste à la chrestienté, des six vingt chevaliers n'en estans eschappez que dix au plus, tous les autres ayans esté tuez ou faits prisonniers. Ceux qui se sauvérent vinrent à Rusium, et se ralliérent avec ceux qui y estoient demeurez. Thierry de Tenremonde, Olis de l'Isle brave chevalier et vaillant, Jean de Sompone, André d'Urboise, Jean de Choisy, Guy de Conflans, Charles de Fresne, Villain frere de Thierry de Los seneschal, furent tuez, avec plusieurs autres, dont nous obmettons les noms en cette deffaite, qui fut l'une des plus sensibles et douloureuses pertes, que la chrestienté, et les nostres, ayent souffertes en toute cette expedition.

214. Li Commains, et li Grieu, et li Blac retornérent arriére, qui mult orent fait lor volenté en la terre, et mult gaignié de bons chevals, et de bons hauberts, et ceste mesaventure si avint le jor devant la veille madame Sainte Marie Chandellor. Ei li remananz qui fu eschapés de la desconfiture, et cil qui estoient à la Rousse, si tost com il fu nuiz, si guerpirent la ville, et s'en allérent tote nuit fuiant, et vindrent al maitin a la cité de Rodestoc. Iceste dolorouse novelle si vint à Henri le bals de l'Empire, si com il alloit à la procession à Nostre-Dame de Blaquerne, le jor de la feste madame Sainte Marie Chandellor. Sachiez que mult furent effreé en Constantinople, et cuidérent por voir quil aussent la terre perdue.

214. Les Comains, les Grecs, et les Valaches s'en retournément chargez des despoüilles des François, de bons chevaux, et harnois qu'ils gagnèrent en cette rencontre avenuë la surveille de la Chandeleur. Le surplus qui eschappa de la deffaite, et ceux qui estaient restez à Rusium, d'abord que la nuit arriva, quittérent la place, et s'en allérent droit à Rodosto, où ils arrivérent sur le matin. Cette triste nouvelle vint au Regent de l'Empire, comme il estoit allé à la procession à Nostre-Dame de Blaquerne le jour de la Purification; de laquelle ils furent merveilleusement effrayez à Constantinople, croyans bien que tout fût desormais perdu pour eux.

215. Lors prist conseil Henris li bals de l'Empire que il garniroit Salembrie, qui ére à deux jornées de Constantinople, et envoia Machaire de Sainte Manehalt, à tot cinquante chevalier pour garder la ville. Et lors quant la novelle vint à Johannis le roi de Blaquie, que ce ére à sagent avenu, siot mult grant joie, que ce ére une des granz parties de la bone gent que li François aussent, que il avoient morz, et pris. Lors manda par tote sa terre quanque il pot avoir de gent, et porchaça grant ost de Commains, et de Griex, et de Blas, et entra en Romanie: et le plus de citez se tindrent a lui, et tuit li chastel, et ot si grant gent, que se ne fu se merveille non. Quant li Venis ien oïrent dire que il venoit, si guerpirent Archadiople. Et Johannisse chevaucha tant que il vint à la cité de Naples, qui ére garnie de Griex et de Latins, et ére le Vernas qui l'Empererix la seror le roi de France avoit à fame: et des Latins ére cheveiaines Beges de Fransures, un chevalier de la terre de Belveisis. Et Johanni' le roi de Blaquie fit assaillir la cité par force.

215. Le Regent fut d'avis de fortifier et de munir de gens de guerre la ville de Selyvrée, à deux journées de Constantinople, et y envoyer Machaire de Saincte Manehoult avec cinquante chevaliers pour garder la place. Le Bulgare d'autre costé ayant appris le bon succés arrivé à ses gens en fut fort réjoüy, sçachant bien que les François qui estoient morts ou pris en cette deffaite, faisoient la plus grande partie des meilleurs combattans qu'ils eussent; et sur cela il amassa dans ses terres une puissante armée, composée de Comains, de Grecs, et de Valaches, avec laquelle il fit une irruption dans les terres de l'Empire, la pluspart des villes et chasteaux se rendans à luy. Les Venitiens estans avertis de son arrivée, abandonnèrent incontinent Arcadiople; et le Bulgare passant outre, vint à Apre, dans laquelle il y avoit garnison de Grecs et de Latins; Branas, qui avoit espousé la sœur du roy de France, en estoit Seigneur; et Begues de Fransures chevalier de Beauvoisis y commandoit les Latins.

216. Là ot si grant mortalité de gent, qui furent occis, que ce ne fu se merveille non. Et Beghes de Fransures fu amenés devant Johannis, et il le fist occire maintenant; et toz les autres qui noient valurent des Grex et des Latins, et totes les menues gens, fames et enfanz, en fist mener en Blaquie en prison. Lors fist tote la cité fondre, et abatre, qui ére mult bone, et mult riche, et bon païs. Ensi fu destruite la cité de Naples, com vos avez oï. D'iqui aprés à douze lieues seoit la cité de Rodestoc sor mer, qui mult ére riche, et forz, et granz, et garnie de Venitiens mult bien. Et avec tot ce, ére venue une rote de sergeans à cheval, et estoient bien deux mil, et érent venu altressi à la cité pour garnir.

216. Le Bulgare y ayant mis le siege l'emporta d'assaut avec un cruel carnage. Begues de Fransures ayant esté amené devant luy, il le fit mettre à mort sur le champ en sa presence, faisant conduire en Valachie tous les autres de moindre condition, Grecs et Latins, avec leurs femmes et enfans. Puis fit abbattre et ruiner de fonds en comble, tant les murailles que les edifices de la ville, qui estoit forte, riche, et située en bon pays: à douze lieuës de là estoit la ville de Rodosto sur la mer, pareillement riche, forte, et spatieuse, et tres-bien garnie de Venitiens; où peu auparavant une troupe de chevaux-legers de renfort, en nombre de bien deux mil, y estoit arrivée.

217. Quant il oïrent dire, que Naples estoit prise par force, et que Johannis avoit fait occire les genz qui estoient dedenz, si se mist uns si granz effroiz en als, que il se desconfissent par als meismes, si com Diex sueffre les mesaventures avenir às genz. Li Venissiens se ferirent és vaissials, qui ainz ainz, qui mielx mielx, si que por poi que li uns ne veoit l'autre. Et li sergeans à cheval qui estoient de France et de Flandre, et des autre terre s'enfuioient par terre. Or oiez que les mesaventures qui ne lor ére mestiers, quar la cité ére si forz, et si close de bons murs, et de bones tors, que il ne trovassent jà qui les assaillist, ne Johannis tornast jà celle part. Et quant Johannis oï que il s'en estoient fui, qui ére bien à demie jornée loing dequi, chevaucha celle part.

217. Quand ceux de dedans eurent entendu la prise d'Apre, et que le Bulgare avoit fait inhumainement passer par le fil de l'espée tous ceux qui s'estoient trouvez dedans, ils entrérent en telle frayeur, qu'ils se deffirent d'eux-mesmes, Dieu permettant ainsi les malheurs. Les Venitiens se jettèrent soudain à foulle dans les vaisseaux, et les chevaux-legers qui estoient de France et de Flandres, et des autres endroits, s'enfuirent par terre. Ce qu'ils ne devoient toutefois faire, la ville estant bien fortifiée et fermée de si bonnes murailles qu'aucun n'eût ozé entreprendre de les y attaquer; ny le Bulgare, pas tourner de ee costé là. Mais quand il eut appris qu'ils s'en estoient fuis, quoy qu'il fût encores à douze journées de là, il y fit marcher son armée.

218. Li Grieu qui estoient en la cité remés, se rendirent à lui, et il maintenant les fist prendre, et petiz et granz, fors cels qui en eschapérent, et les fist mener en Blaquie, et fist la cité abatre. Ha! com cefu grant damage, car çe ére une des meillors citez de Romenie, et des mielz seanz. Aprés dequi en avoit une altre, qui Panedor ert appellée, qui se rendi à lui, et il le fist abatre, et fondre, et les fist mener en Blaquie, ausi com de celi, et aprés chevaucha à la cité d'Arecloie, qui seoit sor un bon port de mer, et ére às Venissiens qui l'avoient feblement garnie. Si l'asailli, et la prist par force, enchi i ot grant occision de gent, et le remanant le fist mener en Blaquie, et fist fondre la cité comme les autres. Et dequi chevaucha à la cité de Daïn qui ére mult fort et belle, et la gent ne l'osèrent tenir. Si lor fut rendue, et il la fist fondre et abatre.

218. Les Grecs qui estoient restez dans la place luy ayans ouvert les portes, et s'estans rendus, il les fit tous prendre, grands et petits, à la réserve de ceux qui évadérent, et les fit conduire en Valachie, puis fit abatre les murailles et razer la ville. Ce qui fut un grand dommage; cette place estant l'une des meilleures et des mieux situées de tout l'Empire. Il passa en suitte à Panium62, qui. se rendit pareillement, et dont les habitans furent traitez comme ceux d'Apre, et transportez en Valachie. De là il vint à Heraclée, qui est une ville assise sur un bon port de mer, et appartenoit aux Venitiens qui l'avoient tres-bien munie. Il la fit attaquer, et l'emporta d'assaut, auquel la pluspart de ceux de dedans furent tuez, et le reste mené comme les autres en Valachie, et la ville ruinée. Il traita de mesme ceux de la ville de Daonium63, qui estoit tres-forte et belle, les habitans n'ayans ozé se deffendre.

219. Aprés chevaucha à la cité del Churlot qui s'ère à lui rendue, et il la fist fondre et abatre, et mener les homes et les fames en prison. Et nulle convenance que il lor fist, ne lor tenoit. Lors corrurent li Commain et li Blac devant les portes de Constantinople, où Henris li bals de l'Empire ére à tant de gent com il avoit, mult dolenz et iriez, porçe que il ne pooit avoir tant de gent qu'il peust sa terre deffendre. Et en pristrent li Commain les proies de la terre, et homes et fames; et enfanz, et abatirent les citez et les chastiax, et fisent si grant essil, que onques nus hom n'oï parler de si grant.

219. Puis il fit marcher son armée vers Tzurulum, qui s'estoit cy devant renduë à luy, et l'ayant fait razer, il en fit mener les hommes et les femmes prisonniers, ne tenant aucune capitulation. Les Comains et les Valaches firent de là des courses jusqucs prés des portes de Constantinople, où le regent Henry estoit avec le peu de gens de guerre qu'il avoit, fort triste et affligé de ce qu'il n'estoit assez puissant pour empescher le saccagement de ses terres, et se deffendre de ses ennemis, et particulièrement des Comains, qui enlevérent tout le butin, hommes, femmes, et enfans, qui se rencontrérent dans le plat pays, et mirent par terre toutes les villes et chasteaux, faisans tous les degasts imaginables, et les plus grands dont on ait jamais oüy parler.

220. Lors vindrent à une cité à douze liues de Constantinople, qui Nature ert appellée; et Henris li frere l'Empereor l'avoit donée à Paiens d'Orliens: celle si avoit mult grant pueple de gens, et il s'en estoient tuit fui cels del pais, et il l'assaillirent, si la pristrent par force. Là i ot si grant occision de gent, que il n'avoit ensi grant en nulle ville où il eussent esté. Et sachiez que tuit li chastels, et totes les citez qui s'érent rendues à Johannis, et cui il avoit asseurez, èrent tuit fondu et destruit, et menées les gens en Blaquie, en tel maniere com vos avez oï. Sachiez que dedenz cinq jornées de Constantinople ne remest nulle riens a essillier, fors solement la cité de Versoï, et cele de Salembrie, qui estoient garnies de François. Et en celle de Versoï ére Ansiau de Kaeu, bien à tot six vingt chevalier. Et en celle de Salembrie ére Machaires de Saint Manehalt à tot cinquante. Et Henris le frere l'empereor Baudoins ére remés en Constantinople al remanant. Et sachiez que mult èrent al desor, que defors le tors de Constantinople, n'avoient retenu que ces deux citez.

220. Ils vinrent par aprés à une autre ville nommée Athyre, qui est à douze lieuës de Constantinople, qu'Henry frere de l'Empereur avoit donnée à Payen d'Orleans. Il y avoit lors grand nombre de gens, la pluspart de ceux du plat pays s'y estans refugiez; l'ayans attaquée, ils la prirent par force, et y commirent plus grand carnage qu'en pas une autre des villes où ils avoient esté. C'est ainsi que le Bulgare traitoit toutes les villes et les chasteaux qui se rendoient à luy, les faisant razer, et entrainant les habitans prisonniers en Valachie, sans leur tenir aucun traité. En sorte que cinq journées aux environs de Constantinople, il ne restoit aucune place, qui n'eût couru la mesme fortune, sauf Bizye et Selyvrée, qui avoient garnison françoise. Anseau de Cabieu estoit en celle de Bizye64 avec environ six vingt chevaliers; et Machaire de saincte Manehoud en celle de Selyvrée avec cinquante: Henry frere de l'Empereur estant demeuré avec le surplus des trouppes à Constantinople, où il se trouvent fort à l'estroit, et-hors de laquelle il n'avoit que ces deux places.

221. Quant ce virent li Grieu qui érent en l'ost avec Johannis qui s'érent à lui rendu et revellé contre les Frans, et il lor abatoit lor chastiaux, et lor citez, et nul convent ne lor tenoit; si se tindrent à mort et à traï, et parlérent ensemble, et distrent que aussi feroit il d'Andrenople et del Dimot quant il reparieroient. Et se il ces deux abatoit, dont estoit Romenie perdue à toz jorz. Et pristrent lor message privéement, si les envoiérent en Constantinople al Vemas, et li prioient, que il criast merci à Henri le frere l'empereor Baudoins et às Venissiens, que il feissent paix à als, et que il li donassent Andrenople et le Dimot, et li Grieu se torneroient tuit à lui, et ensi porroient estre li Grieu et li Franc ensemble. Conseil en fu pris, où i ot paroles de maintes maniéres. Mais la fin del conseil fu telx, que à Vernas, et u l'Empereris sa fame, qui ére suer le roy Phelippe de France, fu octroié Andrenople et le Dimot, et totes lor apertenances, et il en feroit le servise à l'Empereor, et à l'Empire. Ensi fu la convenance faite et assovie, et la pais faite des Grex et des Frans.

221. Quand les Grecs qui estoient à la suitte du Bulgare, et qui s'estoient revoltez contre les François pour se rendre à luy, virent qu'il leur abbattoit et razoit ainsi leurs chasteaux, et leurs villes, sans leur tenir aucune parole ny capitulation, ils jugérent bien qu'ils estoient perdus, et qu'il feroit la mesme chose d'Andrinople, et de Didymotique, si tôt qu'il y arriveroit; et que s'il abbattoit et ruinoit ces deux places, la Romanie estoit perdue pour jamais, sans esperance de resource; de manière qu'ils depéchérent secretement des deputez d'entre eux, qu'ils envoyèrent à Constantinople vers Branas, pour le prier de vouloir interposer son credit, et d'obtenir pardon du regent Henry et des Venitiens, et tâcher de refaire leur paix avec eux, proposans que s'ils vouloient luy laisser Andrinople et Didymotique, ils se rangeroient tous à luy, et par ce moyen les Grecs et les Latins seroient à l'advenir en bonne intelligence et concorde ensemble. On tint conseil sur ces propositions qui furent fort agitées, et dont la conclusion fut, qu'on accorda à Branas et à l'Imperatrice sa femme, qui estoit sœur de Philippe roy de France, les villes d'Andrinople et de Didymotique, avec leurs appartenances et dependances, à la charge d'en faire hommage à l'Empereur, et de le servir dans ses armées suivant l'usage des fiefs. Ainsi le traité fut fait et achevé, et la paix entre les Grecs et les François renouvellée.

222. Johannis li rois de Blaquie et de Bougrie, qui ot sejorné longuement en Romenie, et lou païs gasté trestote la quaresme et aprés la Pasque à grant pieçe, si s'en retraist arriéres vers Andrenople, et vers le Dimot; et ot en pensée que il en feroit tot autre tel, com il avoit fait des autres. Et quant li Grieu virent ce, qui estoient avec lui, qu'il torneroit vers Andrenople, si se començent à embler de lui, et par nuit, et par jor vingt, trente, quarante, cent. Et quant il vint là, si lor requist que il le laissassent alsi entrer dedenz, com il avaient fait dedenz les autres: et il li distrent, que il ne feroient, et distrent. Sire, quant nos nos rendismes a toi, et nos nos revelames contre les Frans, tu nos juras que tu nos garderois en bone foi, et salveroies. Tu ne l'as pas fait, ainz, zs destruite Romenie, et alsi savons nous bien que tu nos feroies alsi com tu as fait des autres. Et quant Johannis oit ce, si assist le Dimot, et dreça entor seize perieres granz, et comença engins a faire de mainte maniére, et gaster tot le païs entor.

222. D'autre part Jean roy de Valachie et de Bulgaire aprés avoir sejourné long-temps dans les terres de l'Empire, et ruiné tout le pays durant le caresme, et encores un bon espace de temps aprés Pasques, rebroussa chemin, et vint vers Andrinople et Didymotique, proposant et ayant dessein de les traiter comme il avoit fait les autres. Mais quand les Grecs qui estoient avec luy s'apperçûrent qu'il prenoit cette route, ils commencérent à se desrober secrettement jour et nuit au nombre de vingt ensemble, trente, quarante, et cent. A son arrivée il fit sommer les habitans de le recevoir, et de le laisser entrer en leurs villes comme il avoit fait es autres; ce qu'ils refusèrent absolument, luy disant: «Sire, quand nous nous rendismes à vous, et nous nous revoltâmes contre les François, vous nous promites et jurastes de nous conserver de bonne foy et garder sains et sauves, ce que vous n'avez fait; mais au contraire, vous avez ruiné et destruit toutes les terres de l'Empire, et ne doutons pas que vostre dessein ne soit de nous traiter de la mesme façon que vous avez fait les autres.» Sur ce refus et cette response, le Bulgare mit le siege devant Didymotique, et y fit dresser à l'entour seize grandes perrières pour la battre, faisant fabriquer de toute sortes d'autres machines de guerre pour la prendre, et cependant il ruina et gasta tout le pays d'alentour.

223. Lors pristrent cil d'Andrenople et cil del Dimot lor messages, si les envoliérent en Constantinople à Henri qui ére bals de l'Empire, et al Vemas, que il secorussent por Dieu le Dimot qui ert assis; et quant cil de Constantinople oïrent la novelle, si pristrent conseil del Dimot secorre. Mult i ot de cels qui n'osérent mie i loer, que on isist de Constantinople, ne que si pou que on avoit de la chrestienté, se meist en aventure. Totesvoies fu lor consels telx, que il isroient fors, et que il iroient trosque à Salembrie. Li Cardonaus qui ére de par l'Apostoille de Rome en prescha, et en fist pardon a toz cels qui iroient, et qui moroient en la bataille. Lors s'en issi Henris de Constantinople à tant de gent com il avoit pot, et chevaucha trosque à la cité de Salembrie, et enqui fu logiez devant la ville, bien par huit jorz, et de jor en jor li venoit message d'Andrenople, et li mandaient, que aust merci d'als, et que il le secorust, que se il nes secorust, il estoient perduz enfin.

223. Les Grecs de dedans et ceux d'Andrinople voyans la resolution du Bulgare, envoièrent promptement à Constantinople pour donner avis à Henry regent de l'Empire, et à Branas du siege de Didymotique, et pour les prier au nom de Dieu de les vouloir secourir. Sur cette nouvelle ceux de Constantinople prirent resolution de secourir Didymotique, combien qu'il y en eut assez de contraire avis, lesquels ne pouvoient approuver que l'on abandonnast la ville de Constantinople, ny qu'on hazardast ainsi temerairement le peu d'hommes qui leur restoient: toutefois, nonobstant toutes leurs raisons et leurs remonstrances, il fut arresté qu'on se mettroit en campagne, et que l'on iroit jusques à Selyvrée. Sur quoy le cardinal Legat fit une belle exhortation, donnant plenière absolution et indulgence à tous ceux qui iroient et mouroient au combat en une si louable entreprise. Henry estant party de Constantinople avec les trouppes qu'il pût recouvrer, vint jusqu'à Selyvrée, et campa devant la ville l'espace de huit jours. Durant lequel temps luy survenoit de jour en jour nouveaux courriers de la part de ceux d'Andrinople, qui le prioient de vouloir avoir pitié d'eux, et leur envoyer du secours, sans lequel ils estoient perdus.

224. Lors prist conseil Henris à ses barons, et li consels si fu telx, que il allassent à la cité de Virsoï, qui mult ére bone et forz. Ensi com il dissent, si le fissent, et vindrent à la cité de Virsoï, si se logiérent devant la ville, le jour de la veille de la feste monseignor Sain Johan Baptiste en juing, et le jor cum il furent logié, vindrent li message d'Andrenople, et distrent à Henri le frere l'empereor Baudoin. Sire, sachiez que se tu ne secors la cité del Dimot, qu'elle ne se puet tenir plus de huict jors, car les periéres Johannis ont abatu le mur en quatre leus, et ont esté ses genz deux fois sor les murs.

224. Henry prit là dessus conseil de ses barons, qui furent d'avis d'aller à Bizye, qui estoit une bonne place, ce qu'ils firent, et se logérent hors l'enceinte des murailles la veille de la feste de sainct Jean Baptiste en juin; le mesme jour qu'ils prirent leurs logemens, d'autres courriers d'Andrinople arrivérent pour avertir le Regent, que s'il ne secouroit promptement Didymotique, elle estoit perdue, ne pouvant encore tenir huit jours, parce que les perriéres du Bulgare avoient fait bréche en quatre endroits, et les ennemis y avoient desja fait deux assauts, et avoient monté sur les murailles.

225. Lors demanda conseil que il feroit. Assez i ot parlé avant et arriére: mais la fins del conseil si fu tels, que il distrent. Seignor, nos somes ja tant venu avant, que nos somes honi, se nos ne secorons le Dimot: mais soit chascuns confés et commenié. Et ordenons noz batailles: et aesmérent que il avoient bien quatre cent chevalier, et que il n'en avoient mie plus, et mandérent les messages qui érent venu d'Andrenople, et demandérent le convine, combien Johannis avoit de gent: et il respondirent, que il avoit bien quarante mil homes à armes, sanz cels à piés dont il ne savoient le conte. Ha Diex! com perillose bataille de si pou de gent encontre tant. Al maitin le jour de la feste monseignor Saint Johans Baptiste furent confés et commenié, et lendemain si murent. L'avant-garde si fu commandée Joffroi le mareschal de Romenie et de Champaigne, et Machoires de Saipte Manehalt fâ avec. La second bataille fist Coenes de Betune: Miles de Braibanz la tierce; Paiens dOrliens et Pierre de Braiecuel la quarte; Ansials de Kaeu la quinte; Baudoin de Belveoir la siste; Hues de Belines la septiesme; Henris le frere l'empereor Baudoin la huictiesme; Gautier de Escornai, et li Flamens Thierris de Los, qui ére seneschaus, fist l'arriére garde.

225. Le Regent assembla son conseil, pour sçavoir ce qu'il avoit à faire en cette occasion: le tout examiné et debatu, fut enfin resolu, que l'on iroit la secourir: estans desja venus si avant, que sans en courir la perte de leur reputation, ils ne pouvoient s'exempter de donner jusques là: qu'il falloit donc que chacun avisast à sa conscience, et se mit en bon estat, et qu'en suitte on reglast l'ordre des batailles. Ayans fait une reveuë de leurs forces, ils trouvérent qu'ils avoient environ quatre cens chevaliers au plus. Surquoy ils firent venir les deputez d'Andrinople, auxquels ils demandérent l'estat de l'armée de Jean roy de Bulgarie, et de quel nombre de gens de guerre elle estoit composée. Ils respondirent qu'il avoit bien quarante mille chevaux sans les gens de pied, dont ils ne sçavoient le compte. D'où l'on peut juger combien cette entreprise estoit perilleusse, estans si peu de gens contre une armée si puissante. Le lendemain matin jour de sainct Jean Baptiste, ils se confessérent et communiérent, et le jour suivant se mirent en campagne en cét ordre. Geoffroy mareschal de Romanie et de Champagne, et Machaire de Saincte Manehoud commandérent l'avant-garde; Conon de Bethune conduisit la seconde bataille: Miles de Brabant la troisiéme: Payeri d'Orleans et Pierre de Braiecuel la quatriéme: Anseau de Cahieu la cinquiéme: Baudoüin de Beauvoir la sixiéme: Hugues de Belines la septiéme: Henry frere de l'empereur Baudoüin la dernière: Gautier d'Escornay, et le flamen Thierry de Los qui estoit seneschal, eurent la charge de l'arriére-garde.

226. Lors chevauchiérent tot ordenéeent par trois jors, ne onques plus perillosement genz n'allérent querre bataille, car il avoit deux perils, de ce que il estoient pou, et cil estoient assez, à cui il alloient çombatre. D'autre part, il ne creioient pas les Griex à cui il avoient pais faite, que il lor deussent aidier de cuer; ainz avaient paor, que quant veroit au besoing, que il ne se tornassent devers Johannis, qui avoit le Dimot si approchié de prendre com vos avez oï arriére. Quant Johannis oï que li Frans venoient, si nes ossa attendre, ainz arst ses engins et se desloja. Et ensi se desloja del Dimot. Et sachiez que tot li monz le tint à grant miracle. Et Henris li baus de l'Empire vint al quart jour devant Andrenople, et se loja sor les plus bels prés del monde sor la riviere.

226. L'armée marcha en cét ordre l'espace de trois jours avec beaucoup de danger: car d'un costé ils estoient en petit nombre, et les ennemis qu'ils alloient combatre estoient tres-puissans: d'autre part ils doutoient de la fidelité des Grecs qui s'estoient declarez pour eux depuis peu, ny qu'ils les voulussent aider à bon escient: mais craignoient que quand ce viendroit au besoin, il ne les abandonnassent, et se unissent derechef du costé du Bulgare, lequel pressoit si fort Didymotique, qu'il estoit à la veille de la prendre. Quand le Bulgare eut le vent de la marche des François, qui s'avançoient vers luy avec resolution de le combattre, il n'oza les attendre; et après avoir mis le feu à ses machines leva le siege de Didymotique, et se retira; ce que tout le monde tint à grande merveille. Le Regent cependant arriva le quatrième jour devant Andrinople; et se campa en une fort belle prairie sur la rivière.

227. Quant cil d'Andrenople les virent venir, siissirent fors à totes lor croiz, et à la procession, et fisent la graignor joie qui onques fust veuë. Et il le durent bien faire, que il nestoient mie a aise. Et lors vint la nouvelle en l'ost des Frans, que Johannis ére logiez à un chastel qui a nom Rodestinc. Et al matin mût l'ost des Frans, et chevaucha vers celle part, pour la bataille querre, et Johannis se desloja, si chevaucha arriers vers son pais. Ensi le suirent par cinq jornées, et il adés s'en alla devant als. Lors se herbergiérent al cinquiesme jor sor un bel leu à un chastel, que on appelle le Fraim, enqui séj'ornérent par trois jors, et lors s'en parti une compaignie de la bone gent de l'ost, par descorde qu'il eurent à Henry le frere l'empereor Baudoin. De celle compaignie fu chevetaines Baudoin de Belveoir, et Hues de Belines fu avec lui, Guillelmes de Gomeignies, et Drues de Belraim. Et en allérent bien ensemble en celle route cinquante chevalier, et cuidérent que li remananz n'osast remanoir el pais contre lor anemis.

227. D'abord que ceux de la ville les virent approcher, ils sortirent au devant en procession avec leurs croix, et leur firent la meilleure reception qu'on puisse s'imaginer. Et veritablement ils la devoient bien faire, dautant que sans ce secours, ils couroient danger d'estre mal traitez. Lors la nouvelle estant venuë en l'armée françoise que Jean roy de Bulgarie s'estoit campé à un chasteau appellé Rodosto; ils se mirent en campagne dés le lendemain matin pour l'aller chercher, et lui presenter la bataille: mais l'autre deslogea promptement, et reprit le chemin de ses terres, les nostres l'ayans suivy cinq jours entiers sans le pouvoir attraper, parce qu'il avoit pris les devans. Au cinquiesme ils se logérent en une agreable campagne prés d'un chasteau appellé le Frain, et y séjournèrent trois jours. Auquel endroit une trouppe de braves hommes se retira de l'armée pour quelque different qu'ils eurent avec Henry frère de l'Empereur: Baudoüin de Beauvoir en fut le chef et conducteur, et fut suivy entre autres de Hugues de Belines et Guillaume de Gomegnies, Dreux deBeaurain, avec environ cinquante chevaliers, estimans que le reste n'ozeroit demeurer en ce pays-là pour la crainte des ennemis.

228. Lors pristrent conseil Henris li baus de l'Empire et li baron qui avec lui estoientj et fu telx lor conseil, que il chevaucheroient par deux jors, et herbergiérent en une mult béle valée prés d'un chastel que on appelle Moniac, et cil chastiaus lor fu renduz, et i séjornérent bien par cinq jors, et distrent que il iroient Renier de Trit secorre, qui ére dedenz le Stanimac assis: et i avoit esté bien treize mois enserrez dedenz. Ensi remest Henri li baus de l'Empire, en l'ost, et grant partie de sa gent. Li remananz alla secorre Renier de Trit à le Stanemac. Et sachiez que mult allérent perilleusement cil qui allérent: que on a pou veu de si perilloses rescouses, et chevauchiérent trois jors parmi la terre à lor anemis. En celle rescolse alla Coenes de Retune, et Joffkois de Ville-Hardoin li mareschaus de Romenie et de Champaigne, et Machoires de Saint Manehalt, et Miles de Braibanz, et Pierre de Braiecuel, et Paiens d'Orliens, et Ansials de Kaeu, et Tyerris de Los, et Guillelme del Perçoy, et une bataille de Veniciens, dont Andruis Valéres ére chevelaine. Et ensi chevauchiérent trosque au chastel de Stanemac, et approchiérent tant que il virent le Stanemac.

228. Henry Regent de l'Empire, et les barons qui estoient avec luy resolurent de passer plus outre; ayans cheminé deux jours, ils allérent camper en line belle vallée, prés d'un chasteau appellé Moniac65, qui leur fut rendu sur le champ; et où ils sejournèrent l'espace de cinq jours, en resolution d'aller secourir Renier de Trit qui estoit enfermé dans la forteresse de Stenimac, depuis treize mois. Le Regent demeura au camp avec la meilleure partie de son armée, et envoya les autres qui restoient au secours de Renier de Trit à Stenimac, où ils s'acheminérent avec si grand peril, qu'on n'en a jamais veu de plus grand, ayant esté obligez de traverser durant trois jours les terres des ennemis. Ceux qui allérent à cette récousse furent Conon de Bethune, Geoffroy de Ville-Hardouin mareschal de Romanie et de Champagne, Machaire de Sainte-Manehoud, Miles de Brabans, Pierre de Braiecuel, Payen d'Orleans, Anseau de Cahieu, Thierry de Los, Guillaume dePerçoy, et une trouppe de Venitiens dont André Valier estoit capitaine, lesquels enfin arrivérent à Stenimac.

229. Reniers de Trit qui ére as bailles des murs, et choisist l'avangarde que Joffrois li mareschaus faisoit, et les autres batailles qui venoient aprés mult ordenéement. Et lors ne sot quex genz ce estoient. Et ce ne fu mie mervoille se il dota, que grant tens avoit que il n'avoit oï novelles d'als, et cuida que ce fussent li Grieu qui les venissent asseoir. Jojfrois li mareschaus de Romenie et de Champaigne prinst Turcoples et arbalestriers à cheval, si les envoia avant por savoir le convine del chastel, que il ne savoient si il estoient mort ou vif, que grant tens avoit que il n'en avaient oï novelles. Et quant cil vindrent devant le chastel, Reniers de Trit et sa mesnies les conurent. Bien le poez savoir que il orent grant joie. Lors s'en issirent et allérent contre lor amis, si firent grant joie li uns à l'autre, et lors se herbergiérent li baron en une mult bone ville, qui estoit al pié del thastel, et qui tenoit adés assiegé le chastel.

229. Renier de Trit, qui estoit sur les rempars, apperçeut l'avant-garde que le mareschal Geoffroy conduisoit, et les autres bataillons qui venoient en suitte en belle ordonnance. D'abord il ne pût discerner quels gens c'estoient, dont il ne faut pas s'estonner, dautant qu'il y avoit long temps qu'il n'avoit eu de leurs nouvelles, et croyoit que ce fussent Grecs qui le venoient assieger. Le mareschal envoya devant des Turcoples et des arbalestriers à cheval pour descouvrir l'estat de la place, ne sçachans si ceux de dedans estoient morts ou vifs, s'estant passé un tres-long temps sans avoir appris ce qu'ils estoient devenus. Estans approchez prés du chasteau, Renier de Trit, et ses gens les reconnurent, et sortirent à l'instant de la place allans à la rencontre de leurs amis, et s'entre-saluans avec tous les témoignages de réjoüyssance que l'on peut assez concevoir. Les barons prirent leurs logemens dans la ville qui estoit au pied du chasteau, d'où on l'avoit tenu assiegé.

230. Lors distrent li baron que il avaient maintes fois oï dire, que l'emperéres Baudoins ére morz en la prison Johannis, mes il nes creoient mie; et Reniers de Trit dist, que pour voir ére morz, et il le crûrent. Mult i ot de cels qui en furent dolent, se il le peussent amender. Et ensi vinrent en la ville; et al matin s'en partirent, et guerpirent le Stanemac; et chevauchiérent per deux jorz. Et al tierz jorz vindrent à l'ost, où Henri le frere l'Empereor les attendoit sor le chastel de Moniac qui siet sor le flum d'Arze, ou il estoit herbergiez. Mult fu granz joie à cels de l'ost de Reniers de Trit, qui ére rescous de prison, et à bien fu atornez à cels qui l'emenérent: caril i allérent mult perïlleusement.

230. Ce fut là que les barons demandèrent des nouvelles de l'empereur Baudoüin, disans qu'ils avoient plusieurs fois oüy dire qu'il estoit mort en la prison de Jean roy de Bulgarie; ce qu'ils ne pouvoient croire: mais Renier de Trit les ayant asseuré que veritablement il estoit mort66, ils n'en doutérent plus. Plusieurs sur cette certitude renouvellant leurs plaintes et leur douleur, qui estoit neantmoins sans remede. Le lendemain matin ils partirent, abandonnans le chasteau de Stenimac, et le troisiéme jour arrivèrent au camp, ou le prince Henry les attendoit prés du chasteau de Moniac, qui est assis sur la riviére d'Arte, et où il estoit logé. Il n'y eut personne de l'armée qui ne témoignast beaucoup de joye de la delivrance de Renier de Trit aprés une si longue prison: et ceux qui l'allérent tirer dehors en reçeurent la louange que meritoit une si belle et si perilleuse entreprise.

231. Lors pristrent conseil li baron, que il iroient en Constantinople, et que il coroneroient Henri le frere l'empereor Baudoin, et laissièrent le Vernas à toz les Grex de la terre, et à tot quarante chevalier que Henris li bals de l'Empire, li laissa. Et ensi s'en alla Henris li bauls de l'Empire, et li autre baron en Constantinople, et chevauchiérent par lor jornées tant que il vindrent en Constantinople, ou il furent voluntiers veuz. Lors coronérent à Empereor Henri le frere l'empereor Baudoin, le dimenche aprés la feste madame Sainte Marie en aost a grant joie et à grant honor, à l'iglise sainte Sophye. Et ce fû en l'an de l'incarnation nostre seignor Jesu Christ mil et deux cens anz et six. Et ainsi l'Empereor fu coronez en Constantlnople, si com vous avez oï, et li Vernas fû remest en la terre d'Andrenople et del Dimot. Johannis rois de Blakie et de Bougrie quant il le sot, si amassa de gent quanque il pot. Et le Vernas n'ot mie refermé del Dimot, ce que Johannis not abatu à ses periéres et à ses mangonials, et l'ot povrement garni. Et Johannis chevalcha al Dimot, si lo prist, è l'abbati, et fondi les murs trosque en terre, et cort par tot le païs, et prent homes, et fames, et enfanz, et proiez, et fist grant destruiment.

231. Là dessus les barons s'assemblèrent et resolurent de retourner à Constantinople, pour y faire couronner Empereur le prince Henry: et laissérent en ces quartiers-là Branas avec tous les Grecs du pays, et quarante chevaliers que le Regent luy laissa par forme de renfort. Cependant Henry et les autres barons se mirent en chemin et arrivérent à Constantinople, où ils furent tres-bien venus: puis ils couronnérent Empereur Henry frere de l'empereur Baudoüin avec toute la magnificence et réjoüyssance imaginable en l'eglise de Saincte Sophie le dimanche d'aprés la Nostre-Dame de la my-aoust, l'an de l'Incarnation de nostre Seigneur mil deux cens et six. Vers ce mesme temps, et incontinent aprés ce couronnement, le Bulgare ayant eu avis que Branas avoit pris possession d'Andrinople et de Didymotique, amassa en diligence le plus grand nombre de gens qu'il pût, et marcha droit à Didymotique, qu'il emporta d'emblée; Branas n'ayant encore fait reparer les bréches qui y avoient esté faites par le Bulgare; ny d'ailleurs muny la place comme il falloit. L'ayant ainsi prise, il acheva de la razer rez-pied rez-terre. De là il fit des courses dans le pays, et enleva hommes, femmes, et enfans, et un grand butin, y commettant des dommages et ruines estranges.

232. Lors mandérent cil d'Andrenople l'empereor Henri que il le secourust, que le Dimot ére perduz en tel manièére. Lors semonst l'empereor Henri quanque il pot avoir de gent, et issi de Constantinople, et chevalcha vers Andrenople par ses jornées. Et Johannis li roi de Blakie qui ére en la terre com il oït que il venoit, si se traist arriéres vers la soe terre. Et l'emperéres Henri chevalcha tant que il vint a Andrenople, et se logia defors en la praérie. Et lors vinrent li Grieu del païs, si li distrent que Johannis li rois de Blakie emmenoit les homes, et les femes, et les proies, et avoit le Dimot dèstruit, et tot le pais entor, et que il ére encore à une jornée dechi. Et li consels l'Empereor fu telx, que il serait à lui combatre, se il l'atendoit, por secoure les chaitis et les chaitives que il emmenoit, et chevaucha aprés lui, et cil s'en alla devant adés, et ensi le suyt par quatre jorz. Lors vint à une cité que on appelloit Veroï, com cil de la cité virent l'ost de l'empereor Henri venir, si s'enfuirent és montaignes, et guerpirent la cité, et l'emperéres vint à tote s'ost, et se loja devant la ville: et la trouva garnie de blez, et de viandes, et d'autres biens. Ensi séjorna iqui par deux jors, et fist ses gens corre par le pais entor: et gaaingniérent assés proiez de bues et de vaches, et de bufles mult grant plenté, lors se parti de celle cité à loz ses gaaiens, et chevaucha à une altre cité loing dequi à une jornée, que on apelle Blisme: ci ensi com li autre Gré avoient laissié l'autre cité, r'avoient cil laissié ceste, et il la trova garnie de toz biens, et se herbergia devant.

232. Ceux d'Andrinople depéchérent à l'empereur Henry pour avoir du secours, et luy donner avis de la prise de Didymotique. Sur cette nouvelle l'Empereur fit convoquer tout ce qu'il pût avoir de trouppes, et s'achemina droit vers Andrinople. Le Bulgare sur l'avis qu'il eut de sa marche, quitta incontinent le pays et se retira dans ses terres. L'Empereur continuant son chemin, arriva devant Andrinople, et campa en une prairie hors la ville: où les Grecs du pays le vinrent trouver, et luy dirent, que le Bulgare aprés avoir pris et ruiné de fonds en comble Didymotique, et tous les environs, s'en retournoit chargé de butin, emmenant hommes et femmes prisonniers, et qu'il n'estoit qu'à une journée de là. L'Empereur fut d'avis de l'aller combattre, s'il l'attendoit, pour tâcher de récourre67 les pauvres miserables captifs qu'il emmenoit. Il alla aprés, et le suivit par quatre jours, l'autre gaignant tousjours les devans, tant qu'il arriva à Veroï68. Comme les habitans du lieu apperçûrent l'armée de l'Empereur, ils abandonnèrent la ville et s'enfuirent dans les montagnes. L'Empereur cependant y arriva avec ses trouppes, et l'ayant trouvée garnie de bleds, de vivres, et autres commoditez, il y sejourna deux jours. De là il fit faire des courses dans le pays, d'où ses gens ramenérent nombre de bœufs, vaches, bufles, et autre butin. Cela fait il partit de cette place, et vint à une autre, appellée Blisne69, à une journée de celle-là, que les Grecs avoient pareillement abandonnée, laquelle il trouva garnie de tous biens, et se campa devant.

233. Lors lor vint une novelle, que à une vallée à trois lieues de l'ost, estoient li catif, et les catives que Johannis emmenoit à tot lor proies, et à toz lor chars. Lors atorna l'emperéres Henris que li Grieu d'Andrenople, et cil del Dimot les iroient quérre, et leur chargeroit deux batailles de chevalier. Ensi com il fû devisé, si fû fait à lendemain. De l'une des batailles fû chevetaine Euthaices le frere l'empereor Henry de Constantinople, et de l'autre Machaire de Sain Manehalt. Et chevauchiérent entr'aus, et les Grieu trosque en la vallée que on lor ot enseignie: et trovérent la gent ensi com l'en lor ot dist. Et la gent Johannis assembla à la gent l'empereor Henri, si i ot navré et morz homes, et fames, et chevaus de l'une part et de l'autre. Mais par la vertu de Dieu orent li Franc la force, et tournèrent les chaitis, et emmenèrent devant als arriére. Et sachiez que celle rescousse ne fu mie petite, que bien i ot vingt mil que homes que fames, que enfanz; et bien trois mil chars cargiez de lor robes, et de lor hernois, sans les autres proies dont il avoit assez: Et bien duroit la route, si cùm il venoient à l'ost deux lieuës granz. Et ensi vindrent à l'ost la nuit, et en fû mult liez l'emperéres Henris et tuit li aulre baron; et les fist herbergier d'une part, si que onc ne perdirent vaillant un dener de rien qui aussient.

233. Cependant nouvelles arrivérent que les pauvres captifs et captives que le Bulgare emmenoit avec leurs dépoüilles et leurs chariots, estoient arrestez en une vallée à trois lieues de l'armée. Sur quoy l'Empereur commanda que les Grecs d'Andrinople et de Didymotique, accompagnez de deux escadrons de chevaliers, les allassent délivrer; ce qui fut executé le lendemain: l'un des deux escadrons fut conduit par Eustache frere de l'Empereur, et l'autre par Machaire de Sainte Manehoud; et ainsi les François et les Grecs marchérent jusques en la vallée qui leur avoit esté designée: où ils trouvérent ces miserables, comme on leur avoit rapporté. Il y eut d'abord une grosse escarmouche entre les gens du Bulgare et les nostres, où il y en eut plusieurs de tuez et de blessez, tant hommes, femmes, que chevaux. Mais à la fin, moyennant la grace de Dieu, les François y demeurérent victorieux, et ramenèrent quant et eux tous les prisonniers, en nombre de bien vingt mil ames, et trois mil chariots chargez de hardes et bagage, et autre butin tres-considerable; ils retournérent ainsi au camp tenans en file deux grandes lieuës, et y arrivérent dans la nuit; l'Empereur, comme aussi tous les barons de l'armée àyans témoigné beaucoup de réjoüyssance de cette delivrance. Il les fit loger de l'autre costé du camp; en sorte qu'ils ne perdirent aucune chose.

234. Lendemain séjorna l'emperéres Henris por le pueple que il ot rescous. A l'autre jor se parti del païs, et chevaucha tant per ses jornées que il vint à Andrenople. Lors dona congié as homes et as fames. que il oi rescous, et chascuns s'en alla là où il vot en la terre dont il ére nez, ô d'autre part. Et les autres proies, dont il avont mult grant plenté, furent departi à cels de l'ost, si com il deut. Lors séjourna l'emperéres Henri par cinq jorz, et puis chevaucha trosque à la cité del Dimot, por savoir cornent elle, ére abatue, et se on le porroit refermer, et se logia devant la ville, et vit, et il, et li baron que il n'estoit mie leus de fermer en tel point.

234. L'Empereur ayant sejourné en ce lieu encore le lendemain en consideration de ce pauvre peuple, qu'il avoit sauvé, et pour luy donner quelque temps de repos deslogea le jour d'aprés, et vint à Andriuople; où il donna congé aux captifs, tant hommes que femmes, de se retirer chacun au pays de leur naissance, et en telle autre part qu'ils aviseroient avec leurs biens; le surplus du butin, qui estoit grand, ayant esté departy aux gens de guerre ainsi qu'il falloit. L'Empereur aprés avoir sejourné en suitte cinq jours à Andrinople, s'en alla à Didymotique, pour y voir les ruines que le Bulgare y avoit faites, et s'il y avoit moyen de la refermer: s'estant campé devant la ville, il ne trouva pas lieu ny les barons de la pouvoir restablir, veu l'estat auquel elle avoit esté mise.

235. Lors vint en l'ost uns bers le marchis Bonifaces de Monferrat en messages, qui Othes de la Roche avoit nom, et parla d'un mariage qui devant avait esté porparlè, de la file Boniface le marchis de Monferrat et de l'empereor Henri, et apporta les novelles que la dame ére venue de Lombardie, et que ses peres i avoit envoié querre: et qu'elle ert à Salenique. Et fû asseurez le mariage d'une part et d'autre. Ensi s'en r'àlla li message à Salenique Othes de la Roche. Et l'emperéres i ot assemblée ses genz qui orent à garison menez lor gaanz de Visoi qu'il avaient fait en l'ost. Et chevaucha par devant Andrenople par ses journées, tant que il vint en la terre Johannis le roy de Blaquie et de Bougrie, et vindrent à une cité qu'on appelloit la Ferme, et la pristrent, et entrérent enz, et i firent mult grant gaain. Et sejournèrent par trois jorz, et corrurent per tot le pais, et gaaignièrent granz gaaienz, et destruirent une cité que avoit nom l'Aquile. Al quars jorz, se partirent de la Ferme qui mult ére belle et bien seant, et y sourdoiant li baing chault li plus bel de tot le monde, et la fist l'Emperére destruire et ardoir: et emmenérent les gaaiens mult granz de proies, et d'autres avoirs, et chevauchiérent par lor journées tant que vindrent à la cité d'Andrenople, et sejournérent el païs trosque à la feste Tot Sainz, que il ne porroient plus guerroier por l'iver. Et lors s'en retourna l'emperéres Henris, et tuit li baron vers Constantinople, qui mult furent lassé d'ostoier: et ot laissié à Andrenople entre les Grex un suen home, qui ot nom Pierre de Radingeam, à tot vingt chevaliers.

235. En ce mesme temps Othon de la Roche ambassadeur de Boniface marquis de Montferrat arriva au camp, pour parler d'un mariage, qui avoit esté autrefois proposé, de la fille du Marquis avec l'empereur Henry: et luy apporta nouvelle comme cette princesse estoit arrivée, de Lombardie d'où son pere l'avoit fait venir pour cette occasion à Thessalonique. Le mariage ayant esté arresté d'une part et d'autre, Othon s'en retourna vers son maistre. Et l'Empereur ayant de nouveau rassemblé ses gens, aprés qu'ils eurent amené au camp en seureté le butin qu'ils avoient fait à Visoï, ils se mirent derechef en campagne, passérent devant Andrinople, et estans entrez dans les terres de Jean roy de Valachie et de Bulgaire, arrivérent à une ville appellée la Ferme70, qu'ils emportèrent d'emblée, et y firent grand butin. Ils y sejournérent trois jours, durant lesquels ils firent des courses dans le pays, et en ramenérent beaucoup de biens, et ruinérent une ville appéllée Aquilo. Au quatrième ils partirent de la Ferme, qui estoit une belle place et bien située: et où il y avoit des plus beaux bains d'eau chaude, qui fussent en-tout le monde: mais l'Empereur la fit démollir jusqu'aux fondemens, et y fit mettre le feu aprés en avoir enlevé tout ce qu'on y pût trouver. Ils arrivèrent enfin à Andrinople, et s'arrestérent dans ces contrées jusqu'à la feste de Toussaints; ne pouvans continuer la guerre à cause de l'hyver, et du mauvais temps. Aprés quoy l'Empereur et tous les barons retournérent à Constantinople, harassez et fatiguez d'une si longue campagne; laissans Andrinople en la garde des Grecs, et d'un de ses gens, nommé Pierre de Radingean, avec vingt chevaliers.

236. En cel termine, Toldres Lascres qui tenoit la terre d'autre part del Braz, avoit trives à l'empereor Henri, et ne li ot mie bien tenues, ainz li ot faussées et brisies. Et lors prist conseil l'Empereor, et envoia ollre le Braz à la cité de l'Espigal Pierre de Braiecuel, cui sa terre ére devisée en iceles parties, et Paiens d'Orliens, et Anseau de Chaeu, et Euthaices ses freres, et grant part de ses bones gens, trosque à sept vingt chevaliers. Et cil comenciérent la guerre contre Toldre Lascre mult grant et mult fiére, et fisent grant domage en sa terre, et chevauchiérent trosque à une terre qui Equise est appellée, que la mer clooit tote, fors que une part: et à l'entrée par où on entroit, avoit eu anciennement forteresce de murs, de tors, de fossez: et estoient auques de cheu, et enqui dedenz entra l'ost des François, et Pierres de Braiecuel, cui la terre ére devisée, les comença à refermer, et à faire deux chastiaux en deux entrées: et dequi comencièrent à corre en la terre Lascré, et gaaignièrent grans gaaing, et grans proies, et amenérent dedenz lor isle les gaaiens, et les proies: et Toldres Lascres revenoit savent en Equise. Et i ot maintes foiz assemblées, et i perdoient li un et li autre. Et iqui ére la guerre granz et perillose.

236. Cependant Theodore Lascaris qui tenoit les terres d'au delà du détroit, avoit rompu la tréve qu'il avoit avec l'Empereur, qui delibera d'envoyer en la Natolie à la ville de Piga Pierre de Braiecuel, auquel on avoit assigné son partage en ces pays-là, avec Payen d'Orleans, Anseau de Cahieu, Eustache son frere, et la meilleure partie de ses trouppes, jusques à sept vingt chevaliers. Ceux-cy y estans arrivez commencérent une forte guerre contre Lascaris, et firent de grands ravages en ses terres. Ils allèrent jusques à Squise71, qui est une place forte, enfermée et close de la mer de tous costez, fors d'une avenue; à l'entrée de laquelle il y avoit eu autrefois une forteresse fermée de murs, de tours, et de fossez, et qui lors estoit tombée en ruine. L'armée françoise estant entrée dedans, Pierre de Braiecuel, auquel ce quartier appartenait, se mit à la refermer de nouveau, et fit un chasteau à chacune des deux entrées. Ils commencèrent de là à faire des courses dans les terres de Lascaiïs, enlevans de grands butins, qu'ils firent conduire dans cette petite peninsule. D'autre part Lascaris y venant souvent avec ses forces, il s'y faisoit plusieurs escarmouches et rencontres, avec perte de la part des uns et des autres; ainsi la guerre estoit forte et perilleuse en ces provinces là.

237. Or lairons de cés, si dirons de Tyerri de Loz qui seneschaus ére, cui Nichomie devait estre, et ére à une journée de Nique la grant, qui ére li chiés de la terre Toldres Lascre, et s'y s'en ralla à grant partie de la gent l'empereor Henri, et trova que le chastel ére abatus, et ferma et horda le moutier Sainte Sophie, qui mult ére hals et biels, et retint iqui en droit la guerre.

237. D'autre costé Thierry de Los seneschal de l'Empire, auquel Nicomedie devoit appartenir, et qui estoit à une journée seulement de la ville de Nicée, dite la Grande, capitale de toutes les terres que tenoit lors Lascaris, s'y en alla avec un bon nombre des gens de l'Empereur; et ayant trouvé le chasteau abbattu, il le restablit, et fortifia en outre Sainte Sophie, qui estoit une haute, belle, et magnifique église, d'où il fit la guerre aux ennemis.

238. En icel termine li marchis Bonifaces de Monferrat remût de Salenique, si s'en alla à la Serre que Johannis li avoit abatue, si la referma; et ferma aprés une autre qui a nom Dramine el val de Phelippe. Et tote la terre entor se rendi à lui et obeï, et ruina el pais.

238. Vers ce mesme temps le marquis deMontferrat partit de Thessalonique, et vint à Serres que le Bulgare luy avoit ruinée, laquelle il referma de nouveau: ensemble une autre place appellée Drame, en la vallée de Philippi72: au moyen dequoy tout le pays d'alentour se rendit à luy, et vint à obeïssance; faisant pareillement des courses, et ruinant les terres de ses ennemis.

239. Endementiers fu tant del tens passé, que li Noël fu passé. Lors vindrent li message le Marchis à l'Empereor en Constantinople, et li distrent de par le Marchis, que il avoit envoié sa file en galies à la cité d'Avies. Et lors envoia l'emperéres Henri Joffroi li mareschaus de Romenie et de Champaigne, et Milon de Braibanz, pour querre la dame, et chevauchiérent par lor journées tant, que il vindrent à la cité d'Avies, et trovérent la dame qui mult ére et bone et belle, et la saluerent de par lor Seignor: et la menérent de par lor Seignor à grant honor en Constantinople, et l'esposa l'emperéres Henri au mostier Sainte Sophie, le dimenche aprés la feste madame Sainte Marie Chandellor, à grant joie et ù grant honor; et portèrent corone ambedux, et furent les noces haltes et planieres el palais de Bokelion. Ensi fû fait le mariage de l'Empereor et de la file le marchis Boniface, qui Agnes l'empereris avoit nom, com vos avez oï.

239. Apres la feste de Noël les ambassadeurs du Marquis arrivérent à Constantinople; et firent sçavoir à l'Empereur de la part de leur maistre, qu'il avoit fait embarquer sa fille en une galére pour Abyde. Aussi-tost l'Empereur y envoya Geoffroy mareschal de Romanie et de Champagne, avec Miles de Brabans pour l'y recevoir: et l'y ayant trouvée, ils la saluerent de la part de l'Empereur leur maistre, et la conduisirent avec tout l'honneur possible jusques dans Constantinople; où l'Empereur incontinent aprés l'espousa avec grande magnificence en l'église de Sainte Sophie, le dimanche d'aprés la Chandeleur: et tous deux portèrent ce jour là couronne. Les nôces furent ensuite celebrées au palais de Bucoleon avec tout l'appareil accoutumé en ces occasions. De cette façon le mariage de l'Empereur et de la fille du Marquis, laquelle s'appelloit Agnes, fut accomply.

240. Toldres Lascres quiguerroia l'empereor Henri prist ses messages, si les envoia à Johannis le roi de Blaquie et de Bougrie. Si li manda que totes les genz l'empereor Henri estoient devers lui, qui le guerroient d'autre part del Braz devers la Turchie: et que l'Emperéres ére en Constantinople à pou de gent: et or se porroit vengier, que il seroit d'une part, et il venist d'autre. Et que l'Emperéres avoit si pou de gent, que il ne se porroit d'audeus defendre. Johannis ére porchaciez de grant host de Blas et de Bougres, si grant cum il onques pot. Et del tems fû ja tant passé, que li quare.'mes entra. Machoire de Saint Manehalt avoit comencié à fermer un chastel al Caracas, qui siet sor un goff 're de mer à six lieues de Niehomie devers Constantinople. Et Guillelmes de Sains encomenca un autres à fermer li Chivetot, qui siet sor le goffre de Nichomie d'autre part, devers Nike. Et sachiez que mult ot afaires l'emperéres Henris endroit Constantinople, et li baron qui érent el païs. Et bien tesmoigne Joffrois De Ville-Hardoin li mareschaus de Romenie et de Champaigne que onc en nul terrnene ne furent gent si chargié de guerre, porce que il estoient espars en tant de leus.

240. Lascaris voyant que l'Empereur avoit envoyé la pluspart de ses forces outre le Bras, en donna avis à Jean roy de Bulgarie, et luy fit entendre, que toutes ses trouppes estans occupées dans la Natolie, et luy-mesme estant à Constantinople avec peu de gens, l'occasion se presentoit de se venger de luy; n'ayant dequoy se deffendre, s'il luy venoit courre sus d'un costé, pendant que de l'autre il amuseroit ses gens dans ses terres. Le Bulgare embrassa cette ouverture, et assembla à l'instant le plus grand nombre de Valaches et de Bulgares qu'il pût, pour passer dans le pays de l'Empereur. Durant ce temps-là, qui estoit vers le caresme, Machaire de Sainte-Manehoud avoit commencé à fortifier le chasteau de Charax, qui est assis sur un golfe de mer à six lieues de Nicomedie, tirant vers Constantinople: Guillaume de Sains faisoit le mesme de Cibotos, place assise sur le golfe de Nicomedie du costé de Nicée. En sorte que l'Empereur se trouva embarrassé tout à la fois, et pour la garde de Constantinople, et pour le secours des barons qui estoient espandus dans les terres de l'Empire, ses forces estans ainsi divisées; et d'ailleurs se trouvant chargé de guerres, et attaqué de tous costez.

suite

NOTES

(55) Bulgarofle, appelée par les Grecs Bulgarophugon, ville de la province d'Andrinople.

(56) Neguise, appelée par les Grecs Néotsikon, ville située entre Arcadiople et Andrinople.

(57Rodosto, ville maritime de la Thrace.

(58) Cartacople, bourg de la province de Rhodope.

(59) Macre, Traianople, Vera, villes de Thrace; la première étoit située près de l'embouchure de la Marizza. L'abbaye de Vera étoit un fort château situé prés de Macre.

(60Selyvrée, ville de Thrace sur la Propontide.

(61) Rusium, ville voisine de Rodosto. Les villes de Pamphile et d'Apre étoient à peu de distance de cette dernière ville.

(62Panium, ville voisine d'Heraclée. Il ne faut pas confondre cette dernière ville avec la fameuse Heraclée située dans l'Asie mineure. Celle dont il est question étoit une ville maritime entre Selyvrée et Rodosto.

(63) Daonium, ville peu éloignée d'Heraclée.

(64) Bizye, ville de Thrace.

(65) Moniac: Cette place étoit située en avant d'Andrinople, du côté de la Bulgarie.

(66 Les ayant asseuré que veritablement il estoit mort. Alberic, historien contemporain, donne ainsi qu'il suit les détails de la mort de Baudoüin, à Ternove, capitale de la Mysie:

Hic ergo ita captus cum sociis apud Ternoam fuit incarceratus: unde de morte hujus Balduini, non affirmando, sed simpliciter quod a quodam presbytero flandresi dicitur, qui per civitalem Ternoam de Constantinopoli repatriando iter habuit, hase retulit: quod uxor Johannici, dum ille alias intendit, misit Imperatori ad carcerem verba suasoria, dicens: quod si eam in uxorem ducere, et Constantinopolim vellet secum adducere, ipsum in instanti liberaret à carcere et captivitate. Quœ promissa dum fuissent ab Imperatore repudiata, et pro nihilo computata, illa apud maritum usa est nova querimonid, dicens quod Imperator si promiserit quod eam Constantinopolim secum deduceret et Imperatricem coronaret, si eum de illa captivitate liberaret. Johannicus imperatorem coram se adduci fecit et inibi interfici: et ita de mandata ejus, imperator occiditur et canibus relinquitur, et, per edictum publicum mors ejus celari jubetur.

Le père d'Outreman raconte dans son histoire les autres circonstances de cette mort, tirées d'un manuscrit.

(67 Récourre, délivrer, sauver du danger.

(68 Veroï, place de la même province que celle de la note suivante.

(69) Blisne, en grec Blisnon, ville située près de Philippopoli.

(70La Ferme. Les Grecs appeloient cette ville Therma, à cause des bains qui s'y trouvoient: elle étoit voisine de Philoppopoli.

(71) Squise, ville de l'Asie mineure, voisine de Nicomédie.

(72Philippi, ville de Macédoine.