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La prophétie dans l'Enéide ou le futur du passé I. Les tables comestibles (1) Enée a abordé dans une île où il trouve des troupeaux qu'il croit sans maître. Les Troyens abattent des bêtes pour les manger. Au cours du repas, ils sont attaqués par les Harpies (monstres mi-femmes, mi-oiseaux) qui souillent les plats de leurs déjections. Les Troyens les mettent en fuite.
I. Les tables comestibles (2)
Commentaires a) 3, 245 - 257 Enée et ses compagnons ont abordé dans une île où ils découvrent des troupeaux apparemment dépourvus de propriétaire. Ils abattent un certain nombre de bêtes pour les manger. Au cours du repas, les Harpies (monstres mi-femmes, mi-oiseaux) attaquent et souillent les victuailles. Les Troyens se défendent et les mettent en fuite. L'une d'elles s'adresse à eux. Son discours comprend quatre parties : 1. accusations; 2. annonce de la prophétie; 3. prophétie favorable; 4. prophétie défavorable. 1. Les accusations de Céléno sont empreintes de mauvaise foi : la mise
à mort des taurillons est un fait incontestable (mais peut-on en faire le reproche aux
Troyens qui les ont crus sans maître ? v. 221 - nullo custode),
mais contrairement aux intentions que Céléno prête à ses interlocuteurs, ils ne sont
pas venus apporter la guerre, ils n'ont fait que se défendre; ils ne veulent pas chasser
les Harpies de leur domaine ancestral, ils ne sont que de passage. 2. Céléno "met en scène" sa prophétie. Elle l'annonce solennellement (avec un pléonasme haec - mea). De plus, elle la place sous une triple autorité : celle de Jupiter, d'Apollon et la sienne propre. Cette énumération de divinités est en gradation décroissante, mais en fait, dans l'esprit de l'auditeur, l'itinéraire s'inversera quand la prophétie aura été émise : les prédictions de Céléno viennent d'Apollon qui les tient lui-même de Jupiter. Chaque étape renforce la véracité de la prophétie. Il faut remarquer qu'elle a "transité" par Apollon, dieu des oracles, c'est donc un gage supplémentaire de vérité. 3. Céléno qui a démontré qu'elle savait à qui elle avait affaire (Laomedontiadae) apparaît aussi informée du destin des Troyens (Italiam cursu petitis), fournissant ainsi une preuve supplémentaire de sa mauvaise foi: il y a en effet contradiction avec le v. 249 où elle traite les Troyens d'envahisseurs. Céléno passe ensuite au futur pour annoncer aux Troyens qu'ils atteindront leur but et fonderont une ville. 4. Mais (sed) une épreuve terrible
les attend : ils mangeront leurs tables, ce qui implique une famine meurtrière. Pour
rendre sa prophétie plus terrible, Céléno qualifie la faim de dira
et fait de l'épreuve un châtiment imposé aux Troyens pour l'injustice qu'ils ont
commise à leur égard. Le lecteur comprendra plus tard que tout ceci est à mettre au
crédit de la méchanceté de Céléno. b) 7, 107 - 122 A présent, les Troyens sont arrivés dans le Latium. Ils préparent un repas frugal où des galettes de froment servent de plats et d'assiettes. Il est capital de remarquer que ce dispositif leur a été "soufflé" par Jupiter lui-même (1). On peut s'étonner que le maître des dieux intervienne dans ce domaine bassement domestique, mais la suite montrera que l'enjeu est capital : Jupiter s'apprête à adresser à Enée un message capital : son voyage est fini. Le repas terminé, les Troyens, encore affamés, mangent les galettes. Ainsi s'accomplit la prophétie de Céléno, avec cependant une restriction pour l'adjectif dira qu'elle a utilisé pour qualifier la faim des Troyens. En fait, poussée par le ressentiment et sa cruauté naturelle, elle a prophétisé sur le mode sinistre un événement somme toute assez anodin. Iule constate alors naïvement qu'ils sont en train de manger leurs tables. Il s'agit d'une plaisanterie innocente qu'explique sans doute le jeune âge du personnage ; mais justement, la naïveté dans ce domaine peut être considérée comme le vecteur de la vérité (2). De plus, en tant que fils d'Enée, Iule est un personnage éminent. C'est Enée qui aussitôt met en rapport la plaisanterie de son fils avec la prophétie de Céléno. Dans sa volonté de nuire, elle a usé d'une métaphore que ses auditeurs ne pouvaient percevoir comme telle. L'emploi de mensas pour désigner les galettes relève de la coloration sinistre déjà signalée à propos de la faim éprouvée par les Troyens(fames dira / penuria edendi). En réalité, la prophétie imprécatoire de Céléno se révèle au moment de sa réalisation bien moins terrible qu'on ne pouvait s'y attendre et finalement porteuse de bonnes nouvelles. Au fond, ce n'était qu'un pétard mouillé (3). (1) monere n'implique pas que Jupiter soit
apparu pour donner ses consignes; il s'agit plutôt d'une sorte de suggestion
inconsciente. Par ailleurs, on peut trouver à l'utilisation des galettes comme plats une
justification rationnelle : en effet, en Sicile, Enée a perdu des vaisseaux, ce qui le
contraint à achever son voyage avec une flotte réduite chargée d'une poignée de
guerriers. Il est donc logique qu'on n'ait embarqué qu'une cargaison minimale. Si on
admet que la vaisselle (de terre cuite) a été sacrifiée au profit du chargement humain,
Enée et ses compagnons se trouvent, au moment où ils abordent dans le Latium dans
l'incapacité (à la fois pour des raisons techniques et temporelles) de s'en fabriquer
une. |