LAUSUS ET MEZENCE Introduction Les six derniers livres de l'Enéide (l'"Iliade" de Virgile) sont dominés par l'antagonisme Enée - Turnus, attisé et manipulé par Junon. Si on s'en tient aux données du récit, on peut
dire que cet antagonisme a un objet : Lavinia, promise d'abord à Turnus, ensuite à
Enée, au prix d'un engagement rompu. 1. A l'intérieur du couple royal formé par Latinus et Amata (les parents de Lavinia), Enée a le soutien de Latinus, personnage vénérable à la piété sans faille, Turnus est le favori d'Amata qui simule (ou sombre dans) le délire bachique et finit dans un accès de folie destructrice. 2. Une part importante de l'"Iliade" virgilienne est consacrée à la recherche d'alliés par les protagonistes: Turnus a l'appui du terrible Mézence, Enée reçoit l'aide d'Evandre, modèle de vertu et de sérénité.
L'épisode de Lausus et Mézence (10, 762 - 908)- remarquable en soi - ne peut être vraiment compris que si on le situe dans le cadre général constitué par le couple Enée - Turnus. 1. Mézence est le tyran déchu d'Agylla (Caere),
réfugié chez Turnus (3). Il faut remarquer
que ces événements sont censés s'être passés avant l'arrivée d'Enée en Italie;
autrement dit, il y a un lien de nature (et non de circonstance) entre Mézence et
Turnus. 2. Mézence et Evandre ont chacun un fils, Lausus et Pallas qui participent à la guerre. 3. Pères et fils sont liés par une affection profonde. 4. Lausus et Pallas sont des figures "positives".
On peut proposer le schéma suivant :
La lecture de ce schéma appelle quelques remarques : 1. Les trois premières rubriques sont en opposition évidente : Mézence - Evandre, un tyran - un juste, un impie - un modèle de piété. 2. La suite présente un parallélisme complet qui peut de prime abord paraître en contradiction avec les oppositions des rubriques 1 à 3. S'il n'y a rien de surprenant à ce que chacun des alliés ait un fils, on peut s'étonner de trouver de part et d'autre des marques de piété filiale qui sont bien compréhensibles dans le cas de Pallas, mais beaucoup moins dans celui de Lausus dont le père est un monstre. Le système pourrait retrouver une cohérence si l'affection portée par les fils à leurs pères reposait sur le principe "qui se ressemble s'assemble" ou "tel père, tel fils". Or, Lausus est un personnage positif. On verra que cette fracture dans le système correspond à une fracture dans le personnage de Mézence. Remarquons enfin que le parallélisme se poursuit
jusqu'au dénouement : les fils seront tués par les chefs du camp adverse, les pères
seront détruits, l'un physiquement (et ce sera justice), l'autre moralement (et ce sera
injuste). Ce n'est qu'à ce dernier stade (non formulé dans le texte) que l'on rejoint
l'opposition du début. La seconde partie de l'Enéide comporte une foule de personnages dont beaucoup ne sont que des silhouettes, aussitôt mentionnées, aussitôt disparues (5). Mézence de toute évidence ne relève pas de cette catégorie; mais il n'est pas non plus de ces personnages majeurs créateurs des événements racontés (Enée, Turnus, Latinus, Evandre, et bien sûr les dieux). Cependant, on peut avancer qu'il imprègne le poème de sa présence, puisque le lecteur le rencontre à plusieurs reprises dans des contextes différents. Par ailleurs, sa personnalité ne peut qu'attirer l'attention. Le commentaire qui suit se limitera à l'épisode final (la mort du père et du fils). Néanmoins, il est indispensable de suivre le personnage de Mézence depuis son apparition dans le poème. 1. C'est Mézence qui ouvre le "catalogue des guerriers", c'est dire toute son importance (6). Il est appelé contemptor divum et nous est présenté comme un guerrier redoutable; son fils est à ses côtés; le poète déplore déjà le sort qui l'attend et souligne combien il aurait mérité un autre père. 2. La description la plus complète de Mézence est placée dans la bouche d'Evandre : c'est lui qui apprend à Enée les abominations commises par le tyran et les circonstances de sa chute (7). 3. Mézence apparaît régulièrement dans la suite : Virgile le cite parmi les chefs de l'armée ennemie (8), rappelle l'hostilité qu'il suscite chez les Etrusques (9) ou le décrit au combat (10). Bref, Mézence est sans cesse présent; l'épisode de sa fin n'en aura que plus de relief (11). (1) Dans le "roman
d'amour" que constitue l'épisode carthaginois, c'est Didon qui connaît la passion;
Enée passe à travers les événements en éprouvant le minimum de sentiments; à la
guerre, Enée connaît parfois la colère, mais il s'agit d'une sorte de colère
"raisonnée" (voir e. a. la fin du poème où Enée tue Turnus, après avoir
hésité - 12, 938 - 952) |