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LAUSUS ET MEZENCE

Introduction

     Les six derniers livres de l'Enéide (l'"Iliade" de Virgile) sont dominés par l'antagonisme Enée - Turnus, attisé et manipulé par Junon.

     Si on s'en tient aux données du récit, on peut dire que cet antagonisme a un objet : Lavinia, promise d'abord à Turnus, ensuite à Enée, au prix d'un engagement rompu.
     Mais si l'on y regarde de plus près, on s'aperçoit que l'opposition Turnus - Enée est plus que circonstancielle: ils sont porteurs, l'un et l'autre, de personnalités inconciliables, celles-ci n'étant que les manifestations d'univers opposés.
     Chez Enée, ce qui domine, c'est la raison, la soumission réfléchie à l'ordre du monde, une affectivité contrôlée (1). Turnus, au contraire, c'est un sauvage, un emporté, un forcené, perpétuellement submergé par la colère. L'opposition entre Enée et Turnus n'apparaît nulle part mieux que dans les objectifs qu'ils poursuivent: Enée s'efforce d'accomplir une mission élevée qui le dépasse et qui engage l'avenir du monde; Turnus ne veut que la destruction des Troyens venus lui ravir son droit personnel (la main de Lavinia). L'un agit pour l'avenir et le monde, l'autre pour l'instant présent et sa propre personne.
     Ce parallélisme oppositionnel (2) entre Turnus et Enée se manifeste également à travers des éléments secondaires du récit :

         1. A l'intérieur du couple royal formé par Latinus et Amata (les parents de Lavinia), Enée a le soutien de Latinus, personnage vénérable à la piété sans faille, Turnus est le favori d'Amata qui simule (ou sombre dans) le délire bachique et finit dans un accès de folie destructrice.

         2. Une part importante de l'"Iliade" virgilienne est consacrée à la recherche d'alliés par les protagonistes: Turnus a l'appui du terrible Mézence, Enée reçoit l'aide d'Evandre, modèle de vertu et de sérénité.

 

     L'épisode de Lausus et Mézence (10, 762 - 908)- remarquable en soi - ne peut être vraiment compris que si on le situe dans le cadre général constitué par le couple Enée - Turnus.

         1. Mézence est le tyran déchu d'Agylla (Caere), réfugié chez Turnus (3). Il faut remarquer que ces événements sont censés s'être passés avant l'arrivée d'Enée en Italie; autrement dit, il y a un lien de nature (et non de circonstance) entre Mézence et Turnus.
Le nouveau roi de Caere, Tarchon, a fait soumission à Evandre, qui transfère cette allégeance à Enée, parce qu'il s'estime trop vieux et que par ailleurs il n'est pas sûr d'être celui que les destins désignent (4).

         2. Mézence et Evandre ont chacun un fils, Lausus et Pallas qui participent à la guerre.

          3. Pères et fils sont liés par une affection profonde.

         4. Lausus et Pallas sont des figures "positives".

 

     On peut proposer le schéma suivant :

 

1. alliés

2. situation à Agylla

3. personnalités des alliés

 4. descendance des alliés

5. rapports père-fils

6. valeur morale des fils

7. sort des fils

8. sort des pères

TURNUS

Mézence

Mézence est le tyran déchu d'Agylla

Mézence est un impie

 un fils, Lausus

affection

+

Turnus tue Pallas

Mézence est tué par Enée

ENÉE

Evandre

Evandre devrait être le "suzerain" d'Agylla

Evandre est un modèle de piété

un fils, Pallas

affection

+

Enée tue Laurus

Evandre est désespéré

 

     La lecture de ce schéma appelle quelques remarques :

          1. Les trois premières rubriques sont en opposition évidente : Mézence - Evandre, un tyran - un juste, un impie - un modèle de piété.

         2. La suite présente un parallélisme complet qui peut de prime abord paraître en contradiction avec les oppositions des rubriques 1 à 3. S'il n'y a rien de surprenant à ce que chacun des alliés ait un fils, on peut s'étonner de trouver de part et d'autre des marques de piété filiale qui sont bien compréhensibles dans le cas de Pallas, mais beaucoup moins dans celui de Lausus dont le père est un monstre. Le système pourrait retrouver une cohérence si l'affection portée par les fils à leurs pères reposait sur le principe "qui se ressemble s'assemble" ou "tel père, tel fils". Or, Lausus est un personnage positif. On verra que cette fracture dans le système correspond à une fracture dans le personnage de Mézence.

     Remarquons enfin que le parallélisme se poursuit jusqu'au dénouement : les fils seront tués par les chefs du camp adverse, les pères seront détruits, l'un physiquement (et ce sera justice), l'autre moralement (et ce sera injuste). Ce n'est qu'à ce dernier stade (non formulé dans le texte) que l'on rejoint l'opposition du début.
     Mézence est certainement un personnage important de l'Enéide. Il faut cependant préciser en quoi consiste cette importance.

La seconde partie de l'Enéide comporte une foule de personnages dont beaucoup ne sont que des silhouettes, aussitôt mentionnées, aussitôt disparues (5). Mézence de toute évidence ne relève pas de cette catégorie; mais il n'est pas non plus de ces personnages majeurs créateurs des événements racontés (Enée, Turnus, Latinus, Evandre, et bien sûr les dieux). Cependant, on peut avancer qu'il imprègne le poème de sa présence, puisque le lecteur le rencontre à plusieurs reprises dans des contextes différents. Par ailleurs, sa personnalité ne peut qu'attirer l'attention. 

     Le commentaire qui suit se limitera à l'épisode final (la mort du père et du fils). Néanmoins, il est indispensable de suivre le personnage de Mézence depuis son apparition dans le poème.

          1. C'est Mézence qui ouvre le "catalogue des guerriers", c'est dire toute son importance (6). Il est appelé contemptor divum et nous est présenté comme un guerrier redoutable; son fils est à ses côtés; le poète déplore déjà le sort qui l'attend et souligne combien il aurait mérité un autre père.

          2. La description la plus complète de Mézence est placée dans la bouche d'Evandre : c'est lui qui apprend à Enée les abominations commises par le tyran et les circonstances de sa chute (7).

          3. Mézence apparaît régulièrement dans la suite : Virgile le cite parmi les chefs de l'armée ennemie (8), rappelle l'hostilité qu'il suscite chez les Etrusques (9) ou le décrit au combat (10).

     Bref, Mézence est sans cesse présent; l'épisode de sa fin n'en aura que plus de relief (11).

(1) Dans le "roman d'amour" que constitue l'épisode carthaginois, c'est Didon qui connaît la passion; Enée passe à travers les événements en éprouvant le minimum de sentiments; à la guerre, Enée connaît parfois la colère, mais il s'agit d'une sorte de colère "raisonnée" (voir e. a. la fin du poème où Enée tue Turnus, après avoir hésité - 12, 938 - 952)
(2) Ces oppositions sont renforcées par des convergences : tous deux sont d'un courage exemplaire; tous deux ont des armes divines (12, 90 - 91); tous deux bénéficient de secours divins, ...
(3) 8, 482 - 493 - On sait aujourd'hui que Mézence est un personnage historique : un roi de ce nom est attesté à Caere au VIIe s. ACN (A. GRANDAZZI, La fondation de Rome, pp. 135 -136).
(4) 8, 505 - 511
(5) à titre d'exemple, 9, 569 - 577 ne contiennent pas moins de 18 personnages; seul Turnus est un personnage de premier plan et 11 ne sont mentionnés qu'une seule fois; les autres sont des personnages tout à fait secondaires.
(6) 7, 647 - 654; L.-A. CONSTANS, L'Enéide de Virgile, p. 261 fait remarquer que les alliés de Turnus sont mentionnés dans l'ordre alphabétique, à l'exception de Messape (entre Céculus et Clausus). Le fait que Mézence lui aussi échappe à ce système et en quelque sorte le précède est significatif de son importance.
(7) Voir note (3); Virgile est le seul à présenter Mézence comme un exilé. Le reste de la tradition en fait le roi en titre et en poste de Caere; en faisant de Mézence un roi détrôné; Virgile peut placer les Etrusques dans l'alliance d'Enée. On peut se demander la raison de cette version: serait-ce une amabilité envers Mécène, descendant des rois d'Arezzo ? L'alliance d'Enée avec les Etrusques serait alors une préfiguration de la collaboration d'Auguste et de Mécène.
(8) 8, 7
(9) 10, 147 - 154
(10) 9, 521 - 522 et 586 - 589; 10, 689 sqq.
(11) Le personnage de Lausus incontestablement moins impressionnant est lui aussi mentionné plusieurs fois avant l'épisosde final : il se comporte vaillamment au combat (10, 426-439), Mézence lui fait cadeau d'armes prises à l'ennemi (10, 700).



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