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LAUSUS ET MEZENCE

La guerre fait rage entre les Troyens et les Rutules. Junon prend l'apparence d'Enée et attire Turnus loin du combat. Mézence entre dans la bataille et massacre lesTroyens.

 I. L'impie

Talis se vastis infert Mezentius armis.
Huic contra Aeneas, speculatus in agmine longo,
obvius ire parat; manet imperterritus ille,
hostem magnanimum opperiens, et mole sua stat,
atque oculis spatium emensus quantum satis hastae :
"Dextra mihi deus et telum, quod missile libro,
nunc adsint ! Voveo praedonis corpore raptis
indutum spoliis ipsum te, Lause, tropaeum
Aeneae."

VIRGILE, Enéide, 10, 768-776

Mezentius,ii :Mézence (allié de Turnus contre Enée)
contra (adv.) : en face
speculari,or,atus sum : observer, surveiller, guetter
inperterritus,a,um : imperturbable
magnanimus,a,um : noble, généreux, magnanime
opperiri,ior,pertus sum : attendre
emetiri,ior,mensus sum : mesurer
missilis,is,e : qu'on peut lancer
librare,o,avi,atum : peser, mettre en équilibre, balancer
vovere,eo,vovi,votum : promettre par un voeu, jurer
praedo,onis : le brigand
corpore : abl. compl. de raptis
indutum : s.-e. iri : inf. fut. p.
Lausus,i : Lausus (fils de Mézence)
tropaeum,i : le trophée attr. de te
 ainsi se déplace Mézence, sous sa puissante armure.
En face, Énée qui l'a observé dans la longue file des combattants
se dispose à l'affronter. Lui, imperturbable, attend un ennemi magnanime.
Il se dresse de toute sa masse, et, après avoir mesuré
des yeux l'espace que peut parcourir un trait, il dit :
"Que cette main, seul dieu pour moi, et ce trait, que je vais lancer,
me viennent maintenant en aide ! Je fais le voeu que toi, Lausus,
revêtu des dépouilles arrachées à ce brigand, tu sois le trophée d'Énée".
Il parle, et à distance lance son javelot qui siffle dans l'air.

 


Commentaire :

 

     Les adversaires (Enée et Mézence) sont face à face; mais la confrontation n'est pas que physique, elle est aussi morale. Leur opposition concerne la nature profonde de chacun des personnages : Enée est le pius par excellence, Mézence est un blasphémateur (12). Ils s'opposent aussi dans leur comportement dans la situation présente : Enée apparaît comme un homme de réflexion, de projet :

         1. Il cherche Mézence dans la troupe ennemie, parce qu'il sait le danger que constitue pour son camp un tel forcené.

          2. Il "se prépare" (parat) à le combattre.

     Pour Mézence, l'affrontement avec Enée n'est en rien voulu; massacrant tout sur son passage, il est sans doute fatal qu'il trouve Enée en travers de sa route, mais on ne peut pas vraiment dire qu'il l'ait voulu. Virgile montre Mézence sans peur (caractéristique du héros épique), mais Enée est qualifié de magnanimus, ce qui implique aussi une idée de courage (on n'imagine pas un Enée couard), mais comporte une connotation morale qui manque à Mézence.
     Les paroles de Mézence sont empreintes d'impiété. Avant le combat, Enée a invoqué les dieux (en fait, sa mère) et demandé le secours divin (13). Les "dieux" de Mézence sont tout autres.

     Les vers 773 - 774 sont une sorte de déclaration morale; pour Mézence, le dieu, c'est la force que constitue sa main(dextra) et qu'assiste le trait (telum), sorte de divinité subalterne de la première. Il emploie une formule de souhait( ... nunc adsint !) où les sujets attendus devraient être des noms de divinités dont dextra et telum ont pris la place. L'impiété est d'ailleurs exprimée de manière tout à fait explicite, puisque dextra a comme apposition mihi deus. Le dat. mihi met en valeur le fait que Mézence se retranche du commun des mortels en croyant à un dieu qui lui est propre (pour les autres, les dieux sont les dieux, mais moi, je considère que le dieu, c'est ma force). Enfin, une telle proclamation implique que les dieux n'existent pas ou, à tout le moins qu'ils peuvent être bravés.

     La suite peut surprendre : Mézence emploie un terme du vocabulaire religieux (voveo), mais c'est une impiété de plus, comme on s'en rendra compte quand apparaîtra le vocatif Lause. Jusque là, on aurait pu croire que Mézence promettait de consacrer les dépouilles d'Enée à une divinité quelconque, mais l'impie qu'il est ne peut accorder ses témoignages de vénération qu'à un homme, en l'occurrence son fils Lausus. L'emploi de tropaeum va dans le même sens. 

     Il faut peut-être voir dans cette volonté de s'approprier ce qui est dû aux dieux le trait fondamental de l'impiété de Mézence (14). En fait, l'Enéide ne précise jamais pourquoi Mézence est qualifié, et cela dès son entrée en scène, de contemptor divum. On peut proposer deux explications, l'une d'ordre rituel, l'autre d'ordre moral.

     L'explication traditionnelle est que Mézence a accordé son alliance à Turnus en échange des prémices des récoltes qu'on accordait généralement aux dieux (15). En s'appropriant ce qui revient aux dieux, Mézence commettait un sacrilège évident. C'est ce qu'il fait une nouvelle fois en projetant de faire de Lausus un trophée.

     Remarquons toutefois que l'annexion des prémices est absente de l'Enéide; en effet, elle ne peut avoir sa place dans le récit de Virgile, puisqu'il a fait de Mézence un roi détrôné et exilé qui ne peut donc monnayer son alliance. Aussi, il me semble que l'on peut considérer que si Virgile qualifie Mézence de contemptor divum, ce n'est pas parce qu'il a transgressé un rite, mais parce qu'il a manifesté des manquements à la justice humaine par son comportement tyrannique. Il s'agit évidemment d'une vision plus morale (et moins archaïque) du personnage (16). A vrai dire, il n'est sans doute pas impératif de choisir entre ces deux lectures : elles peuvent fort bien s'additionner.

     Le personnage de Mézence est porteur d'un climat de fureur et de férocité fort étonnant (tout emporté qu'il soit, Turnus n'a pas de ces accès d'impiété), mais une faiblesse y est cachée : au moment où il s'élève contre les dieux et profère des menaces de mort, Mézence démontre combien son fils est présent à son esprit.

(12) Mézence a eu des paroles provocantes envers les dieux en accablant de sarcasmes une de ses victimes (10, 743 - 744)
(13) 10, 252 - 255
(14) Voir annexe I
(15) OVIDE, Fastes, 4, 879 - 896
(16) La question a été soulevée dès l'Antiquité (MACROBE, 3,5, 9 - 11)


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