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LE PRÉSAGE ET LE RÊVE

IV. Les abeilles et la flamme

Enée est arrivé dans le Latium. Latinus qui en est le roi, n'a qu'une fille, Lavinia. La reine Amata voudrait donner sa fille à Turnus, roi des Rutules, mais les signes envoyés par les dieux s'y opposent.

Laurus erat tecti medio in penetralibus altis,
sacra
comam multosque metu servata per annos,
quam
pater inventam, primas cum conderet arces,
ipse ferebatur
Phoebo sacrasse Latinus
Laurentesque ab ea nomen posuisse colonis.
Huius apes summum densae (
mirabile dictu !)
stridore ingenti liquidum trans aethera vectae,
obsedere apicem et, pedibus per mutua nexis,
examen subitum ramo frondente pependit.
Continuo
vates : "Externum cernimus, inquit,
adventare virum et partes petere agmen easdem
partibus ex isdem et summa
dominarier arce."
Praeterea, castis
adolet dum altaria taedis
et iuxta genitorem
adstat Lavinia virgo
visa (nefas !) longis
comprendere crinibus ignem
atque
omnem ornatum flamma crepitante cremari,
regales accensa
comas, accensa coronam
insignem
gemmis; tum fumida lumine fulvo
involvi ac totis Vulcanum spargere tectis.
Id vero horrendum ac visu
mirabile ferri :
namque ore illustrem fama fatisque
canebant
ipsam, sed populo magnum portendere bellum.
At rex sollicitus monstris,
oracula Fauni,
fatidici genitoris, adit, lucosque sub alta
consulit
Albunea, nemorum quae maxima sacro
fonte sonat saevamque
exhalat opaca mephithim.

VIRGILE, VIII, 59-84

penetralia, ium : l'endroit le plus retiré, le fond (d'un bâtiment)
comam : acc. indiquant la partie du corps ou d'un objet à laquelle convient la qualification
pater : ici, terme de respect
Phoebus : nom grec d'Apollon
sacrare, o, avi, atum : consacrer
Latinus : roi des Laurentes (peuple du Latium dont Enée recherche l'alliance)
Laurentes, um : les Laurentes : apposé à nomen
ea : remplace laurus (f.)
mirabilis, e : admirable, merveilleux, étonnant
stridor, oris : le son aigu
obsedere = obsederunt
apex, icis : le sommet
per mutua : sens adverbial
examen, inis : l'essaim
frondens, ntis : couvert de feuilles
vates (dixerunt)
adventare, o, avi, atum : arriver
dominarier = dominari : être maître
adolere, eo : faire brûler
adolet : S. s. - e. genitor
altar, aris n. : l'autel
taeda, ae : la torche
adolere altaria taedis : mettre le feu à l'autel à l'aide d'une torche = allumer ce qui est sur l'autel
adstare, o, stiti, stitum : se tenir auprès de
Lavinia : fille de Latinus; promise d'abord à Turnus roi des Rutules, elle le sera ensuite à Enée. La rupture de ses fiançailles avec Turnus sera la cause de la guerre.
comprendere = comprehendere
ornatus, us : l'ornement, la parure
omnem ornatum ... comas ... coronam : acc. dépendant de verbes au passif (cremari,accensa),expriment la partie concernée par l'action (tournure grecque)
crepitare, o, avi, atum : crépiter
cremare, o, avi, atum : brûler
regalis, e : royal
regales comas : pl. employé pour un sg. (tournure propre à la poésie)
gemma, ae : la pierre précieuse
fumidus, a, um : entouré de fumée
fulvus, a, um : fauve, doré
involvere, o, volvi, volutum : rouler dans, envelopper
Vulcanus, i : ici, le feu
mirabilis, e : voir v. 64
ferri : inf. narratif (= fertur)
canebant : S. s.-e.: vates
ipsam : s.-e. futuram esse
portendere, o, tendi, tentum : présager, annoncer s. s.-e. : id
oraculum, i : l'oracle
Faunus : dieu protecteur des troupeaux et des bergers (parfois assimilé au Pan grec); souvent considéré comme un des anciens rois du Latium; c'est le cas ici
fatidicus, a, um : qui révèle le destin
Albunea : source près de Tibur.
exhalare, o, avi, atum : exhaler, dégager
opacus, a, um : ombragé
mephitis, is : l'exhalaison sulfureuse (ses effets enivrants provoqueraient le délire divinatoire)
mephitim : acc. sg.

 Au milieu de la demeure, au fond de la haute maison, il y avait un laurier :
son feuillage sacré fut sauvegardé scrupuleusement de longues années.
Le vénérable Latinus, dit-on, l'avait trouvé lors de la fondation de sa citadelle;
il le consacra à Phébus et d'après lui nomma son peuple les "Laurentes".
Des abeilles en rangs serrés (récit étonnant !),
en un intense bourdonnement, traversèrent l'éther limpide,
et se posèrent tout en haut du laurier;
et, aussitôt que leurs pattes se furent entremêlées,
un essaim se suspendit à un rameau verdoyant.
Tout de suite le devin dit : "Je vois un étranger,
un homme qui s'avance, et, venant du même côté,
une armée tend vers ce même endroit, et domine au sommet de la citadelle".
En outre, pendant qu'elle allumait près des autels de chastes torches,
debout près de son père, on a vu (ô horreur !) le feu saisir
les longs cheveux de la jeune Lavinia,
et sa parure brûler sous les flammes crépitantes.
La royale chevelure s'embrase, et la couronne de pierres précieuses.
Alors, entourée de fumée, dans un halo de lumière fauve,
elle répand Vulcain dans toute la demeure.
En vérité, on présenta cela comme une vision effrayante, et étonnante :
Lavinia serait en grand renom, prophétisait-on; elle aurait un illustre destin;
mais pour le peuple, cela présageait une longue guerre.
Mais le roi, soucieux devant ces prodiges, recourt à l'oracle de son père,
le devin Faunus; il s'en va consulter les bois sacrés, au pied de la source sainte,
l'altière Albunée, qui résonne dans l'immensité de la forêt,
et qui exhale dans l'obscurité une sauvage odeur de soufre.

Commentaire :

     Après avoir, dans le chant 5, célébré, par des jeux en Sicile, l'anniversaire de la mort de son père Anchise, Énée croit voir l'ombre de son père qui lui annonce des guerres à venir et l'invite à gagner l'Italie.

     Dans le chant 6, accompagné de la Sibylle de Cumes, Énée descend aux Enfers, où il rencontre l'ombre de son père. Anchise dévoile à son fils, à larges traits, un avenir encore obscur et l'assure que la gloire accompagnera, au fil du temps, la nation qu'il va fonder en épousant Lavinia.

     Dans le chant 7, Virgile, soucieux de poursuivre son inventaire de la géographie historique italienne, mentionne les funérailles de la nourrice d'Énée, Caiète, à l'origine de la dénomination du promontoire et de la ville homonymes. Plus loin, en route vers le nord, la flotte longe le royaume de Circé, le promontoire et le mont qui portent son nom. Enfin, ils arrivent, joyeux, à l'embouchure du Tibre qu'ils remontent.

     Le poète nous présente le maître des lieux, le roi Latinus dont le grand-père, Picus, était fils de Saturne. Le roi et son épouse, la reine Amata, ont perdu un fils en bas âge. Il ne leur reste qu'une fille, Lavinia, en âge de se marier. Sur la liste des prétendants, Turnus est le préféré d'Amata. Il est beau, il est noble, il est son neveu. Mais, à plusieurs reprises, les dieux ont manifesté leur hostilité à ce mariage (1).

     Notre extrait est, à la fois, court et dense. Le poète :

          1. dresse rapidement le décor de la scène (59 - 60);

          2. annonce sa portée religieuse et politique (61 - 62);

          3. établit l'origine religieuse du peuple de Latinus (63);

         4. nous raconte un prodige (64 - 71);

          5. mentionne son interprétation politique par un devin (68 - 70);

         6. nous rapporte un second prodige : Lavinia s'embrase ! (71 - 77);

          7. nous dit le sens politique individuel et collectif que lui attribue le commentaire des devins (78 - 80);

          8. souligne l'inquiétude du roi qui va requérir les lumières de son père Faunus, l'inspiré (81 - 84).

    1. Les citoyens riches vivant dans les villes aimaient à planter des arbres dans le péristyle de leur domus (l'emploi de penetralia, le fond du palais, incite à situer la scène dans un tel cadre). Le caractère somptueux de ces plantations, les écrivains latins l'ont souligné, parfois critiqué, lorsqu'il prenait des proportions excessives. Virgile nous décrit donc un cadre familier de ses lecteurs.

     2. Mais il va y situer une scène dont le caractère religieux ne fait aucun doute : le laurier est un arbre sacré (sacra), consacré à Apollon, dieu des oracles, par le roi Latinus (sacrasse) et à ce titre intouchable (metu). Cette consécration par le roi entrait dans le cadre des fondations de villes (cum conderet arces).

     3. Le roi Latinus règne sur le peuple des Laurentes. Le laurier sacré est éponyme du peuple (ab ea nomen), son totem en quelque sorte.

    4. Par son bourdonnement, sa masse compacte, son mouvement en apparence irrésistible, un essaim d'abeilles peut évoquer la comparaison avec une armée d'invasion et faire craindre le pire. La comparaison figure déjà chez Homère (2).
Mais la présence d'un essaim d'abeilles peut être, aussi un signe de la tendresse des dieux pour un homme (3).

    5. Un devin retient aussitôt l'interprétation guerrière (agmen) : un étranger venu de la mer avec son armée va prendre le pouvoir (dominarier) dans la ville des Laurentes.
L'apparition de l'essaim d'abeilles doit être décodée élément par élément :

          a) l'essaim, c'est l'armée étrangère; il en a la cohésion et l'agressivité; cependant, le symbole est ambigu: les abeilles, incontestablement dangereuses, sont aussi dispensatrices de bien;

          b) leur itinéraire (de la mer à Laurentum) indique que l'armée est celle des Troyens;

         c) le fait que les abeilles s'attachent au laurier montre que les Troyens s'installeront chez les Laurentes;

         d) de plus, c'est au sommet que les abeilles se fixent; les Troyens sont donc appelés à régner sur le pays.

     6. Aussitôt, un autre prodige immédiatement considéré comme négatif (nefas !) se manifeste. Comme c'était l'usage, semble-t-il, Lavinia assistait son père Latinus en train d'accomplir un sacrifice. S'est-elle trop approchée des flammes de l'autel ? Peut-être. Soudain, ses cheveux, son bandeau, son diadème prennent feu, sans qu'elle en souffre(4). Toute sa personne devient fluorescente. Ce feu symbolique se communique aisément au palais (tectis).

     7. Les interprétations vont bon train dans deux directions (horrendum, mirabile). Ce sera la gloire pour Lavinia (inlustrem, fama) et la souffrance pour la collectivité (populo, bellum).
Les flammes qui embrasent la tête de Lavinia lui promettent la gloire et le partage du pouvoir. Cette interprétation n'est pas isolée :

          a) Le même prodige avait embrasé Iule, le fils d'Énée et au milieu de l'effroi général, son grand-père Anchise en avait remercié le ciel (5).

          b) Tite-Live nous relate un phénomène identique et lui donne le même sens positif qui apaise l'effroi de l'entourage au sujet du futur roi de Rome, Servius Tullius (6).

     Le second prodige contient aussi des signes ambigus : la flamme, symbole de la gloire annoncée à Lavinia, embrase le palais paternel; le guerre sera donc le prix à payer pour l'élévation de la fille du roi.

    8. Comme Anchise l'avait fait, Latinus, préoccupé (sollicitus), souhaite une confirmation divine des prodiges qu'il a vus. Il s'en va donc consulter l'oracle de son père Faunus, un spécialiste (fatidici). En fait, Latinus recourt à un autre mode de connaissance de l'avenir, moins ambigu que l'interprétation des prodiges : Faunus, en effet, lui répondra en clair (7). Le bois sacré (lucos), l'eau vive d'une fontaine tenue pour une résidence divine (sacra fonte), les vapeurs sulfureuses (opaca, mephitim) sont un cadre familier des oracles.
     La réponse de Faunus confirmera l'explication donnée aux prodiges : Lavinia ne doit pas épouser Turnus, mais l'étranger qui va venir. Ce mariage donnera à la descendance de Latinus notoriété et domination sur le monde.

 

(1) 7, 45 - 58
(2) Iliade, 2, 86 - 89 (voir annexe)
(3) PLINE, HN, 10, 55
(4) Il est clair que les flammes ne causent aucun dommage ni aux personnes, ni aux bâtiments, puisque Virgile ne fait allusion nulle part aux blessures qu'aurait reçues Lavinia et que par ailleurs, les assistants n'ont aucune réaction de panique en présence de l'incident. Voir à cet égard les réactions lors de l'"embrasement" d'Iule et de Servius Tullius (voir annexe).
(5) 2, 679 - 694 (voir annexe)
(6) 1, 39
(7) 7, 96 - 101

Annexe I : Le sens des prodiges 

Document 1 

Et leurs troupes déjà se rassemblent en foule. On dirait les tribus compactes des abeilles, lorsqu'on les voit sortir du creux de quelque roche; en flots toujours nouveaux, sur les fleurs du printemps, elles volent par grappes.
HOMÈRE, Iliade, 2, 86 - 89  

Document 2 : 

Suspendues en grappes dans les maisons et dans les temples, elles donnent, tant pour les particuliers que pour les Etats, des présages souvent confirmés par des grands événements. Elles se posèrent sur la bouche de Platon encore enfant, faisant prévoir ainsi la suavité de sa si douce éloquence; elles se posèrent dans le camp de Drusus imperator, lors de l'éclatante victoire d'Arbalon, démentant ainsi les conjectures des aruspices pour qui c'est là toujours un sinistre présage.
PLINE, HN, 10, 55  

Document 3 : 

(Les Grecs sont entrés dans Troie. Après avoir combattu, Enée rentre chez lui; il s'apprête à repartir.) (Les) cris et (les) gémissements (de Créuse) remplissaient toute la maison, quand il se produit soudain un merveilleux prodige. Dans nos bras, entre nous, sous nos yeux désespérés, voici que du haut de la tête d'Iule une légère aigrette de feu s'allume dont la flamme inoffensive lèche mollement sa chevelure et grandit autour de ses tempes. Saisis d'effroi, nous nous empressons; nous secouons ses cheveux enflammés; nous éteignons avec de l'eau ce feu sacré. Mais mon père Anchise a levé vers les astres des regards de joie, et les mains tendues, il s'écrie : "Jupiter tout-puissant, s'il y a des prières qui te fléchissent, jette tes yeux sur nous : c'est tout ce que je demande; et si notre piété le mérite, accorde-nous enfin ton assistance et confirme ce présage."
A peine le vieillard avait-il parlé, qu'un coup de tonnerre soudain éclata à notre gauche et que, tombée du firmament à travers l'ombre, une étoile fit dans sa course une traînée de lumière.

VIRGILE, Enéide, 2, 679 - 694  

Document 4 : 

A cette date eut lieu au palais du roi un prodige aussi étonnant par son aspect que par ses conséquences. Pendant le sommeil d'un enfant nommé Servius Tullius, sa tête fut, dit-on, entourées de flammes sous les yeux de plusieurs témoins. Aux cris que tous poussaient devant ce prodige étonnant, la famille royale accourut, et comme un serviteur apportait de l'eau pour éteindre le feu, la reine l'arrêta, fit cesser le bruit, ordonna de ne pas toucher à l'enfant, et de le laisser se réveiller lui-même. Juste à son réveil, la flamme disparut. Alors, prenant à part son mari, Tanaquil lui dit :"Vois-tu cet enfant que nous élevons dans une condition si humble ? Sache qu'un jour, il sera notre rayon de lumière en des moments critiques et le soutien de notre trône ébranlé. Ce germe d'une gloire immense pour l'Etat et pour notre maison, apportons toute notre sollicitude à le développer. "Dès lors, ils se mettent à traiter l'enfant comme leur fils et à lui faire acquérir toutes les connaissances qui élèvent l'esprit au niveau d'une haute condition. Le succès fut aisé, les dieux l'ayant à coeur. L'adolescence développa en lui des qualités vraiment royales; aussi au moment de chercher un gendre, Tarquin ne put trouver personne dans la jeunesse romaine qui lui fût comparable sous aucun rapport et lui donna sa fille.
TITE-LIVE, 1, 39

Annexe II : Mephitis (Légende et vérité)

     Le dernier mot de notre extrait, mephitis, est un mot rare. Il signifie exhalaison sulfureuse, pestilentielle. C'est aussi le nom d'une divinité, la déesse Méphitis, honorée, entre autres lieux, dans un temple du pays des Hirpini, entre le Samnium et la Campanie. Les eaux sulfureuses étaient placées sous sa protection. Les Anciens établissaient assez naturellement un lien entre les vapeurs (exhalationes) sorties du sol et l'inspiration (spiritus) divine. Les littératures anciennes rapportent, généralement avec complaisance, le rôle décisif d'une réponse oraculaire, bien ou mal comprise, dans le brusque changement de destin survenu à un homme, une armée, un peuple qui ont consulté les dieux sur leur avenir.

     Dans l'Antiquité, le haut lieu du prophétisme et de l'inspiration, c'était Delphes.

     Après avoir mâché du laurier et bu l'eau de la source sacrée, la prophétesse (la Pythie), installée sur son trépied dans l'adyton du temple, entrait en transe et prononçait des paroles inspirées dont un prêtre donnait la traduction. Même si nous savons des choses précises sur le fonctionnement de l'oracle, l'ensemble nous est mal connu. Ainsi, l'ivresse de la Pythie est attribuée à des vapeurs sulfureuses montant des crevasses du sol de la grotte : c'est un phénomène qu'on ne met guère en doute.

          A. La position de Pline l'Ancien est, à cet égard, exemplaire. Dans un passage où il met en lumière la variété, la richesse du sol et du sous-sol, Pline parle des émanations dangereuses montant des crevasses et cite "des cavernes prophétiques, dont les exhalaisons enivrent et donnent le pouvoir de prédire l'avenir, comme à l'oracle si fameux de Delphes. Or pour expliquer tout cela, quelle cause un mortel pourrait-il proposer, sinon le pouvoir divin de la nature ?" PLINE L'ANCIEN, II, 208, Les Belles Lettres, trad. J. Beaujeu. 

         B. Bien avant Pline, Cicéron s'est posé des questions sur les exhalaisons delphiques et certaines restaient sans réponses. A son époque, déjà, la véracité de l'oracle n'est plus ce qu'elle était. Notre orateur s'attaque au crédit de Delphes tandis que son frère Quintus prend sa défense. Voici les arguments "pour" et les arguments "contre".

Pour :  

"Précisément parce que l'oracle de Delphes est maintenant quelque peu déchu de sa gloire, parce que les réponses de la Pythie ne s'accordent plus aussi bien avec les événements réels, on doit juger qu'il n'aurait pas eu la réputation dont il a joui s'il n'avait été véridique au plus haut point. Il se peut que cette force émanée de la terre qui agitait divinement l'âme de la Pythie se soit épuisée à la longue comme il arrive que les cours d'eau tarissent et disparaissent ou comme nous les voyons abandonner leur lit et suivre un autre cours. Mais qu'il en soit comme tu voudras, c'est une grosse question : je maintiens qu'à moins de renverser toute l'histoire on ne peut nier que pendant des siècles cet oracle a dit la vérité."
CICÉRON, de divinatione, I, 19, Garnier, trad. Ch. Appuhn.

Contre :  

"Mais voici le point capital : pourquoi l'oracle de Delphes ne donne-t-il plus de réponses de cette sorte non seulement de nos jours mais depuis longtemps déjà ? Pourquoi est-il tombé dans un tel mépris ? Les Stoïciens, quand on les presse à ce sujet, répondent que le temps a détruit la vertu du lieu d'où s'exhalaient ces vapeurs qui agitaient l'âme de la Pythie et lui inspiraient ses oracles. On pourrait croire qu'ils parlent d'un vin éventé ou de salaisons devenues insipides. Mais c'est de la vertu attachée à un certain point de la terre qu'il s'agit, vertu non seulement naturelle mais divine. Comment a-t-elle pu s'évanouir ? Effet, diras-tu, de la vétusté. Mais quelle est la vétusté qui peut venir à bout d'une force divine ? Et qu'y a-t-il d'aussi divin qu'un souffle émané de la terre et agitant l'âme au point qu'elle devienne capable de prévoir l'avenir ? Et non seulement de voir ce qui sera longtemps à l'avance mais de le dire en paroles rythmées, en vers. Quand donc cette vertu s'est-elle évanouie ? Ne serait-ce pas depuis que les hommes ont commencé d'être moins crédules ?"
CICÉRON, de divinatione, II, 57, Garnier, trad. Ch. Appuhn 

C. PLUTARQUE (46 - après 120), l'auteur des vies parallèles, fut, pendant de nombreuses années, grand-prêtre du temple de Delphes. Il s'est posé les mêmes questions que les frères Cicéron. Il a eu le souci de rencontrer les critiques, les remarques que suscitait l'oracle, sans les écarter d'un revers de la main. Il fait, d'abord, une remarque générale sur les rapports entre le monde extérieur et nos états d'âme. 

"C'est la terre qui fait jaillir pour les hommes les sources de nombreux états particuliers, les uns extatiques, maladifs ou mortels, les autres sains, utiles et salutaires, comme cela apparaît clairement à ceux qui en font l'expérience, mais l'effluve ou le souffle divinatoire est le plus divin et le plus saint, qu'il se propage soit directement par l'air, soit par l'intermédiaire d'un liquide. En se communiquant au corps, il suscite dans l'âme une disposition insolite et étrange, dont le caractère propre, difficile à définir nettement, se laisse du moins conjecturer de plusieurs manières par la raison. Il est probable que ce fluide, par la chaleur et la dilatation qu'il produit, ouvre certains pores qui donnent entrée aux images de l'avenir, à la façon des vapeurs du vin qui, lorsqu'elles montent à la tête, provoquent dans l'âme de nombreux mouvements et révèlent des pensées tenues jusque-là dissimulées et secrètes (...). L'âme alors échauffée et brûlante repousse loin d'elle cette réserve que la prudence humaine inspire fréquemment de façon à écarter ou à éteindre l'enthousiasme."
PLUTARQUE, Sur la disparition des oracles, 432, D-E, Les Belles Lettres, trad. R. Flacelière.

Il nous conte aussi comment les hommes ont découvert les vertus divines du site de Delphes. 

"Il ne faut donc pas s'étonner que, parmi tant d'exhalaisons que la terre fait jaillir, celles d'ici soient les seules à disposer les âmes à l'enthousiasme et à la révélation de l'avenir. Et la tradition assurément est d'accord avec cette opinion. On raconte en effet qu'ici la vertu propre du lieu se manifesta pour la première fois lorsqu'un berger, après y être tombé par hasard, se mit à proférer des paroles inspirées; tout d'abord ceux qui se trouvaient là s'en moquèrent, mais plus tard, lorsque les prédictions de cet homme se furent réalisées, on en conçut de l'admiration. Les plus savants des Delphiens disent que le nom de ce berger s'est conservé et qu'il s'appelait Corétas."
PLUTARQUE, Sur la disparition des oracles, 433, C. Les Belles Lettres, trad. R. Flacelière.

 

     L'aspect du sol n'est pas immuable. Le site de Delphes fut détruit, en 373 av. J-C, par un tremblement de terre, Plutarque en a eu connaissance. Ces phénomènes naturels,- chantoirs, glissements de terrain, ... - pourraient expliquer l'éclipse du sanctuaire dont Plutarque avait la charge. 

"Tous ces phénomènes, l'école d'Aristote déclare qu'ils sont produits au sein de la terre par les exhalaisons et que, s'ils disparaissent, changent de lieu et surgissent à nouveau, c'est nécessairement en liaison avec elles. De même en ce qui concerne les vapeurs prophétiques, il faut bien comprendre que la force qu'elles possèdent n'est pas éternelle, ni exempte de vieillesse, mais au contraire sujette à des altérations. Il est vraisemblable en effet que des pluies diluviennes les étouffent, que la foudre en tombant les dissipe et surtout qu'après les tremblements de terre, qui entraînent des affaissements et des exhaussements dans les profondeurs du sol, ces vapeurs se trouvent déviées ou même complètement refoulées. C'est ainsi qu'en ce lieu où nous sommes subsistent, dit-on, les traces du grand séisme qui renversa cette ville."
PLUTARQUE, Sur la disparition des oracles, 434 B-C, Les Belles Lettres, trad. R. Flacelière.

  Plutarque pense que le fonctionnement de l'oracle de Delphes n'est pas mécanique, qu'il serait soumis à des cycles.

 

"Je crois d'ailleurs que l'exhalaison n'est pas toujours égale en tout temps, mais qu'elle passe par des périodes d'affaiblissement, puis de plus grande vigueur, et l'indice sur lequel je fonde cette opinion a pour garants de nombreux étrangers et tous les ministres du sanctuaire: en effet, le local où l'on fait asseoir ceux qui consultent le dieu s'emplit non pas fréquemment, ni régulièrement, mais à intervalles fortuits, d'une odeur et d'un souffle agréables, comme si des exhalaisons comparables aux plus suaves et aux plus précieux des parfums s'échappaient du lieu sacré ainsi que d'une source; il est probable que ce phénomène se produit sous l'effet de la chaleur ou de quelque autre influence de ce genre.
Et si cela ne paraît pas croyable, vous reconnaîtrez du moins que la Pythie elle-même est affectée diversement, tantôt d'une manière, tantôt d'une autre, dans cette partie de son âme qui reçoit le souffle prophétique et qu'elle ne conserve pas toujours en toutes circonstances une même disposition à la façon d'un accord invariable."

PLUTARQUE, Sur la disparition des oracles, 437, C-D, Les Belles Lettres, trad. R. Flacelière.

 

         D. Laissons sur la question des vapeurs delphiques inspirantes, la parole à Marie DELCOURT :

"Je laisse de côté l'obscure question des fumées qui, sortant du sol, auraient pénétré dans le corps de la prophétesse, comme le décrivent crûment Origène et saint Jean Chrysostome. On n'a retrouvé à Delphes ni crevasse dans la terre ni ouverture dans la substruction."
M. DELCOURT, Les grands sanctuaires de la Gréce, Paris, PUF, 1947, p. 79.

Conclusion

     1. L'existence de vapeurs sulfureuses à Delphes pose problème.

     2. Quoi qu'il en soit, dans l'esprit des Anciens, le délire divinatoire et les émanations sont incontestablement liés.

     3. Le pouvoir des émanations sulfureuses était l'objet d'un débat : accepté sans discussion par Pline et moyennant quelques restrictions par Quintus Cicéron et Plutarque, il est contesté par Marcus Cicéron.

     4. Remarquons enfin que ce débat n'a aucune place dans l'Enéide; l'opinion personnelle de Virgile à vrai dire importe peu et il y a peu de chance pour que nous ayons un jour quelque lumière à ce sujet. Dans l'épopée, les pouvoirs mystérieux n'ont pas à être soumis à une critique spéculatoire.


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