LE PRÉSAGE ET LE RÊVE IV. Les abeilles et la flamme Enée est arrivé dans le Latium. Latinus qui en est le roi, n'a qu'une fille, Lavinia. La reine Amata voudrait donner sa fille à Turnus, roi des Rutules, mais les signes envoyés par les dieux s'y opposent.
Après avoir, dans le chant 5, célébré, par des jeux en Sicile, l'anniversaire de la mort de son père Anchise, Énée croit voir l'ombre de son père qui lui annonce des guerres à venir et l'invite à gagner l'Italie. Dans le chant 6, accompagné de la Sibylle de Cumes, Énée descend aux Enfers, où il rencontre l'ombre de son père. Anchise dévoile à son fils, à larges traits, un avenir encore obscur et l'assure que la gloire accompagnera, au fil du temps, la nation qu'il va fonder en épousant Lavinia. Dans le chant 7, Virgile, soucieux de poursuivre son inventaire de la géographie historique italienne, mentionne les funérailles de la nourrice d'Énée, Caiète, à l'origine de la dénomination du promontoire et de la ville homonymes. Plus loin, en route vers le nord, la flotte longe le royaume de Circé, le promontoire et le mont qui portent son nom. Enfin, ils arrivent, joyeux, à l'embouchure du Tibre qu'ils remontent. Le poète nous présente le maître des lieux, le roi Latinus dont le grand-père, Picus, était fils de Saturne. Le roi et son épouse, la reine Amata, ont perdu un fils en bas âge. Il ne leur reste qu'une fille, Lavinia, en âge de se marier. Sur la liste des prétendants, Turnus est le préféré d'Amata. Il est beau, il est noble, il est son neveu. Mais, à plusieurs reprises, les dieux ont manifesté leur hostilité à ce mariage (1). Notre extrait est, à la fois, court et dense. Le poète : 1. dresse rapidement le décor de la scène (59 - 60); 2. annonce sa portée religieuse et politique (61 - 62); 3. établit l'origine religieuse du peuple de Latinus (63); 4. nous raconte un prodige (64 - 71); 5. mentionne son interprétation politique par un devin (68 - 70); 6. nous rapporte un second prodige : Lavinia s'embrase ! (71 - 77); 7. nous dit le sens politique individuel et collectif que lui attribue le commentaire des devins (78 - 80); 8. souligne l'inquiétude du roi qui va requérir les lumières de son père Faunus, l'inspiré (81 - 84). 1. Les citoyens riches vivant dans les villes aimaient à planter des arbres dans le péristyle de leur domus (l'emploi de penetralia, le fond du palais, incite à situer la scène dans un tel cadre). Le caractère somptueux de ces plantations, les écrivains latins l'ont souligné, parfois critiqué, lorsqu'il prenait des proportions excessives. Virgile nous décrit donc un cadre familier de ses lecteurs. 2. Mais il va y situer une scène dont le caractère religieux ne fait aucun doute : le laurier est un arbre sacré (sacra), consacré à Apollon, dieu des oracles, par le roi Latinus (sacrasse) et à ce titre intouchable (metu). Cette consécration par le roi entrait dans le cadre des fondations de villes (cum conderet arces). 3. Le roi Latinus règne sur le peuple des Laurentes. Le laurier sacré est éponyme du peuple (ab ea nomen), son totem en quelque sorte. 4. Par
son bourdonnement, sa masse compacte, son mouvement en apparence irrésistible, un essaim
d'abeilles peut évoquer la comparaison avec une armée d'invasion et faire craindre le
pire. La comparaison figure déjà chez Homère (2). 5. Un
devin retient aussitôt l'interprétation guerrière (agmen)
: un étranger venu de la mer avec son armée va prendre le pouvoir (dominarier)
dans la ville des Laurentes. a) l'essaim, c'est l'armée étrangère; il en a la cohésion et l'agressivité; cependant, le symbole est ambigu: les abeilles, incontestablement dangereuses, sont aussi dispensatrices de bien; b) leur itinéraire (de la mer à Laurentum) indique que l'armée est celle des Troyens; c) le fait que les abeilles s'attachent au laurier montre que les Troyens s'installeront chez les Laurentes; d) de plus, c'est au sommet que les abeilles se fixent; les Troyens sont donc appelés à régner sur le pays. 6. Aussitôt, un autre prodige immédiatement considéré comme négatif (nefas !) se manifeste. Comme c'était l'usage, semble-t-il, Lavinia assistait son père Latinus en train d'accomplir un sacrifice. S'est-elle trop approchée des flammes de l'autel ? Peut-être. Soudain, ses cheveux, son bandeau, son diadème prennent feu, sans qu'elle en souffre(4). Toute sa personne devient fluorescente. Ce feu symbolique se communique aisément au palais (tectis). 7. Les
interprétations vont bon train dans deux directions (horrendum,
mirabile). Ce sera la gloire pour Lavinia (inlustrem, fama) et la
souffrance pour la collectivité (populo, bellum). a) Le même prodige avait embrasé Iule, le fils d'Énée et au milieu de l'effroi général, son grand-père Anchise en avait remercié le ciel (5). b) Tite-Live nous relate un phénomène identique et lui donne le même sens positif qui apaise l'effroi de l'entourage au sujet du futur roi de Rome, Servius Tullius (6). Le second prodige contient aussi des signes ambigus : la flamme, symbole de la gloire annoncée à Lavinia, embrase le palais paternel; le guerre sera donc le prix à payer pour l'élévation de la fille du roi. 8. Comme
Anchise l'avait fait, Latinus, préoccupé (sollicitus),
souhaite une confirmation divine des prodiges qu'il a vus. Il s'en va donc consulter
l'oracle de son père Faunus, un spécialiste (fatidici).
En fait, Latinus recourt à un autre mode de connaissance de l'avenir, moins ambigu que
l'interprétation des prodiges : Faunus, en effet, lui répondra en clair (7). Le bois sacré (lucos),
l'eau vive d'une fontaine tenue pour une résidence divine (sacra
fonte), les vapeurs sulfureuses (opaca, mephitim)
sont un cadre familier des oracles.
(1) 7, 45 - 58 Annexe I : Le sens des prodiges Document 1 Et
leurs troupes déjà se rassemblent en foule. On dirait les tribus compactes des abeilles,
lorsqu'on les voit sortir du creux de quelque roche; en flots toujours nouveaux, sur les
fleurs du printemps, elles volent par grappes.
Document 2 : Suspendues
en grappes dans les maisons et dans les temples, elles donnent, tant pour les particuliers
que pour les Etats, des présages souvent confirmés par des grands événements. Elles se
posèrent sur la bouche de Platon encore enfant, faisant prévoir ainsi la suavité de sa
si douce éloquence; elles se posèrent dans le camp de Drusus imperator, lors de
l'éclatante victoire d'Arbalon, démentant ainsi les conjectures des aruspices pour qui
c'est là toujours un sinistre présage.
Document 3 : (Les
Grecs sont entrés dans Troie. Après avoir combattu, Enée rentre chez lui; il s'apprête
à repartir.) (Les) cris et (les) gémissements (de Créuse) remplissaient toute la
maison, quand il se produit soudain un merveilleux prodige. Dans nos bras, entre nous,
sous nos yeux désespérés, voici que du haut de la tête d'Iule une légère aigrette de
feu s'allume dont la flamme inoffensive lèche mollement sa chevelure et grandit autour de
ses tempes. Saisis d'effroi, nous nous empressons; nous secouons ses cheveux enflammés;
nous éteignons avec de l'eau ce feu sacré. Mais mon père Anchise a levé vers les
astres des regards de joie, et les mains tendues, il s'écrie : "Jupiter
tout-puissant, s'il y a des prières qui te fléchissent, jette tes yeux sur nous : c'est
tout ce que je demande; et si notre piété le mérite, accorde-nous enfin ton assistance
et confirme ce présage." Document 4 : A
cette date eut lieu au palais du roi un prodige aussi étonnant par son aspect que par ses
conséquences. Pendant le sommeil d'un enfant nommé Servius Tullius, sa tête fut,
dit-on, entourées de flammes sous les yeux de plusieurs témoins. Aux cris que tous
poussaient devant ce prodige étonnant, la famille royale accourut, et comme un serviteur
apportait de l'eau pour éteindre le feu, la reine l'arrêta, fit cesser le bruit, ordonna
de ne pas toucher à l'enfant, et de le laisser se réveiller lui-même. Juste à son
réveil, la flamme disparut. Alors, prenant à part son mari, Tanaquil lui dit
:"Vois-tu cet enfant que nous élevons dans une condition si humble ? Sache qu'un
jour, il sera notre rayon de lumière en des moments critiques et le soutien de notre
trône ébranlé. Ce germe d'une gloire immense pour l'Etat et pour notre maison,
apportons toute notre sollicitude à le développer. "Dès lors, ils se mettent à
traiter l'enfant comme leur fils et à lui faire acquérir toutes les connaissances qui
élèvent l'esprit au niveau d'une haute condition. Le succès fut aisé, les dieux
l'ayant à coeur. L'adolescence développa en lui des qualités vraiment royales; aussi au
moment de chercher un gendre, Tarquin ne put trouver personne dans la jeunesse romaine qui
lui fût comparable sous aucun rapport et lui donna sa fille. Dans l'Antiquité, le haut lieu du prophétisme et de l'inspiration, c'était Delphes. Après avoir mâché du laurier et bu l'eau de la source sacrée, la prophétesse (la Pythie), installée sur son trépied dans l'adyton du temple, entrait en transe et prononçait des paroles inspirées dont un prêtre donnait la traduction. Même si nous savons des choses précises sur le fonctionnement de l'oracle, l'ensemble nous est mal connu. Ainsi, l'ivresse de la Pythie est attribuée à des vapeurs sulfureuses montant des crevasses du sol de la grotte : c'est un phénomène qu'on ne met guère en doute. A. La position de Pline l'Ancien est, à cet égard, exemplaire. Dans un passage où il met en lumière la variété, la richesse du sol et du sous-sol, Pline parle des émanations dangereuses montant des crevasses et cite "des cavernes prophétiques, dont les exhalaisons enivrent et donnent le pouvoir de prédire l'avenir, comme à l'oracle si fameux de Delphes. Or pour expliquer tout cela, quelle cause un mortel pourrait-il proposer, sinon le pouvoir divin de la nature ?" PLINE L'ANCIEN, II, 208, Les Belles Lettres, trad. J. Beaujeu. B. Bien avant Pline, Cicéron s'est posé des questions sur les exhalaisons delphiques et certaines restaient sans réponses. A son époque, déjà, la véracité de l'oracle n'est plus ce qu'elle était. Notre orateur s'attaque au crédit de Delphes tandis que son frère Quintus prend sa défense. Voici les arguments "pour" et les arguments "contre". Pour : "Précisément parce
que l'oracle de Delphes est maintenant quelque peu déchu de sa gloire, parce que les
réponses de la Pythie ne s'accordent plus aussi bien avec les événements réels, on
doit juger qu'il n'aurait pas eu la réputation dont il a joui s'il n'avait été
véridique au plus haut point. Il se peut que cette force émanée de la terre qui agitait
divinement l'âme de la Pythie se soit épuisée à la longue comme il arrive que les
cours d'eau tarissent et disparaissent ou comme nous les voyons abandonner leur lit et
suivre un autre cours. Mais qu'il en soit comme tu voudras, c'est une grosse question : je
maintiens qu'à moins de renverser toute l'histoire on ne peut nier que pendant des
siècles cet oracle a dit la vérité." Contre : "Mais voici le point
capital : pourquoi l'oracle de Delphes ne donne-t-il plus de réponses de cette sorte non
seulement de nos jours mais depuis longtemps déjà ? Pourquoi est-il tombé dans un tel
mépris ? Les Stoïciens, quand on les presse à ce sujet, répondent que le temps a
détruit la vertu du lieu d'où s'exhalaient ces vapeurs qui agitaient l'âme de la Pythie
et lui inspiraient ses oracles. On pourrait croire qu'ils parlent d'un vin éventé ou de
salaisons devenues insipides. Mais c'est de la vertu attachée à un certain point de la
terre qu'il s'agit, vertu non seulement naturelle mais divine. Comment a-t-elle pu
s'évanouir ? Effet, diras-tu, de la vétusté. Mais quelle est la vétusté qui peut
venir à bout d'une force divine ? Et qu'y a-t-il d'aussi divin qu'un souffle émané de
la terre et agitant l'âme au point qu'elle devienne capable de prévoir l'avenir ? Et non
seulement de voir ce qui sera longtemps à l'avance mais de le dire en paroles rythmées,
en vers. Quand donc cette vertu s'est-elle évanouie ? Ne serait-ce pas depuis que les
hommes ont commencé d'être moins crédules ?" C. PLUTARQUE (46 - après 120), l'auteur des vies parallèles, fut, pendant de nombreuses années, grand-prêtre du temple de Delphes. Il s'est posé les mêmes questions que les frères Cicéron. Il a eu le souci de rencontrer les critiques, les remarques que suscitait l'oracle, sans les écarter d'un revers de la main. Il fait, d'abord, une remarque générale sur les rapports entre le monde extérieur et nos états d'âme. "C'est la terre qui
fait jaillir pour les hommes les sources de nombreux états particuliers, les uns
extatiques, maladifs ou mortels, les autres sains, utiles et salutaires, comme cela
apparaît clairement à ceux qui en font l'expérience, mais l'effluve ou le souffle
divinatoire est le plus divin et le plus saint, qu'il se propage soit directement par
l'air, soit par l'intermédiaire d'un liquide. En se communiquant au corps, il suscite
dans l'âme une disposition insolite et étrange, dont le caractère propre, difficile à
définir nettement, se laisse du moins conjecturer de plusieurs manières par la raison.
Il est probable que ce fluide, par la chaleur et la dilatation qu'il produit, ouvre
certains pores qui donnent entrée aux images de l'avenir, à la façon des vapeurs du vin
qui, lorsqu'elles montent à la tête, provoquent dans l'âme de nombreux mouvements et
révèlent des pensées tenues jusque-là dissimulées et secrètes (...). L'âme alors
échauffée et brûlante repousse loin d'elle cette réserve que la prudence humaine
inspire fréquemment de façon à écarter ou à éteindre l'enthousiasme." Il nous conte aussi comment les hommes ont découvert les vertus divines du site de Delphes. "Il ne faut donc pas
s'étonner que, parmi tant d'exhalaisons que la terre fait jaillir, celles d'ici soient
les seules à disposer les âmes à l'enthousiasme et à la révélation de l'avenir. Et
la tradition assurément est d'accord avec cette opinion. On raconte en effet qu'ici la
vertu propre du lieu se manifesta pour la première fois lorsqu'un berger, après y être
tombé par hasard, se mit à proférer des paroles inspirées; tout d'abord ceux qui se
trouvaient là s'en moquèrent, mais plus tard, lorsque les prédictions de cet homme se
furent réalisées, on en conçut de l'admiration. Les plus savants des Delphiens disent
que le nom de ce berger s'est conservé et qu'il s'appelait Corétas."
L'aspect du sol n'est pas immuable. Le site de Delphes fut détruit, en 373 av. J-C, par un tremblement de terre, Plutarque en a eu connaissance. Ces phénomènes naturels,- chantoirs, glissements de terrain, ... - pourraient expliquer l'éclipse du sanctuaire dont Plutarque avait la charge. "Tous ces phénomènes,
l'école d'Aristote déclare qu'ils sont produits au sein de la terre par les exhalaisons
et que, s'ils disparaissent, changent de lieu et surgissent à nouveau, c'est
nécessairement en liaison avec elles. De même en ce qui concerne les vapeurs
prophétiques, il faut bien comprendre que la force qu'elles possèdent n'est pas
éternelle, ni exempte de vieillesse, mais au contraire sujette à des altérations. Il
est vraisemblable en effet que des pluies diluviennes les étouffent, que la foudre en
tombant les dissipe et surtout qu'après les tremblements de terre, qui entraînent des
affaissements et des exhaussements dans les profondeurs du sol, ces vapeurs se trouvent
déviées ou même complètement refoulées. C'est ainsi qu'en ce lieu où nous sommes
subsistent, dit-on, les traces du grand séisme qui renversa cette ville." Plutarque pense que le fonctionnement de l'oracle de Delphes n'est pas mécanique, qu'il serait soumis à des cycles.
"Je crois d'ailleurs
que l'exhalaison n'est pas toujours égale en tout temps, mais qu'elle passe par des
périodes d'affaiblissement, puis de plus grande vigueur, et l'indice sur lequel je fonde
cette opinion a pour garants de nombreux étrangers et tous les ministres du sanctuaire:
en effet, le local où l'on fait asseoir ceux qui consultent le dieu s'emplit non pas
fréquemment, ni régulièrement, mais à intervalles fortuits, d'une odeur et d'un
souffle agréables, comme si des exhalaisons comparables aux plus suaves et aux plus
précieux des parfums s'échappaient du lieu sacré ainsi que d'une source; il est
probable que ce phénomène se produit sous l'effet de la chaleur ou de quelque autre
influence de ce genre.
D. Laissons sur la question des vapeurs delphiques inspirantes, la parole à Marie DELCOURT : "Je laisse de côté
l'obscure question des fumées qui, sortant du sol, auraient pénétré dans le corps de
la prophétesse, comme le décrivent crûment Origène et saint Jean Chrysostome. On n'a
retrouvé à Delphes ni crevasse dans la terre ni ouverture dans la substruction." Conclusion 1. L'existence de vapeurs sulfureuses à Delphes pose problème. 2. Quoi qu'il en soit, dans l'esprit des Anciens, le délire divinatoire et les émanations sont incontestablement liés. 3. Le pouvoir des émanations sulfureuses était l'objet d'un débat : accepté sans discussion par Pline et moyennant quelques restrictions par Quintus Cicéron et Plutarque, il est contesté par Marcus Cicéron. 4. Remarquons enfin que ce débat n'a aucune place dans l'Enéide; l'opinion personnelle de Virgile à vrai dire importe peu et il y a peu de chance pour que nous ayons un jour quelque lumière à ce sujet. Dans l'épopée, les pouvoirs mystérieux n'ont pas à être soumis à une critique spéculatoire. |