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LAUSUS ET MEZENCE
IV. La douleur du monstre
Interea
genitor Tiberini ad
fluminis undam
vulnera siccabat
lymphis corpusque levabat
arboris acclinis
trunco. Procul aerea
ramis
dependet galea et prato
gravia arma quiescunt.
Stant lecti circum
iuvenes; ipse aeger, anhelans
colla fovet, fusus
propexam in pectore barbam.
Multa super Lauso rogitat
multumque remittit
qui revocent maestique ferant mandata parentis.
At Lausum socii exanimem super arma ferebant
flentes, ingentem atque ingenti vulnere victum.
Agnovit longe gemitum
praesaga mali mens;
canitiem multo deformat pulvere et ambas
ad caelum tendit palmas et corpore inhaeret :
"Tantane me tenuit vivendi, nate, voluptas,
ut pro me hostili paterer succedere dextrae
quem genui ? Tuane haec genitor per vulnera servor,
morte tua vivens ? Heu ! nunc misero mihi demum
exitium infelix ! nunc alte vulnus adactum !
Idem ego, nate, tuum maculavi crimine nomen,
pulsus ob invidiam solio sceptrisque paternis.
Debueram patriae poenas odiisque meorum :
omnes per mortes animam sontem ipse dedissem.
Nunc vivo neque adhuc homines lucemque relinquo.
Sed linquam."VIRGILE, Enéide, 10, 833-856 |
Tiberinus,i
: le Tibre (fleuve)
siccare,o,avi,atum :
sécher
acclinis,is,e : appuyé
à
aereus,a,um : de bronze
dependere,eo : être
suspendu
galea,ae : le casque
lectus,a,um : choisi
anhelare,o,avi,atum :
respirer difficilement
collum,i : le cou
fovere,eo,fovi,fotum :
réchauffer, choyer, soutenir (Mézence appuie la tête au tronc de l'arbre où il a
suspendu ses armes)
propexus,a,um : peigné
en avant, qui pend
barba,ae : la barbe
propexam barbam : après
le passif fusus, acc. de
la chose revêtue
super + abl. : au sujet
de
rogitare,o,avi,atum :
demander avec insistance
remittit = mittit
multum (adv.) : souvent, à
plusieurs reprises
exanimis,is,e : inanimé, sans
vie
adgnovit = agnovit
longe (adv.) : de loin
praesagus,a,um :qui
devine, qui pressent
canities,ei : la
blancheur (des cheveux, de la barbe)
deformare,o,avi,atum :
déformer, enlaidir, souiller
inhaerere,eo,haesi,haesum
: rester accroché, (s')accrocher
corpore (filii) inhaeret (palmas)
succedere : S. s.-e. : te
paterer : subj. impft de pati
adigere,o,egi,actum :
pousser vers, enfoncer
maculare,o,avi,atum :
salir, souiller
solium,ii : le trône
sceptrum,i : le sceptre
debueram : les verbes
marquant la possibilité ou l'obligation restent à l'indicatif pour exprimer l'irréel
poenas debere + d.
: mériter d'être puni (le d. exprime la personne envers qui on est redevable du
châtiment)
sons,ntis : coupable |
Entre-temps, son père Mézence près du
cours du Tibre
étanchait ses blessures dans l'onde et, appuyé au tronc d'un arbre,
reposait ses membres. Son casque de bronze est pendu aux branches
et, dans la prairie, ses armes pesantes sont au repos.
Debout, des jeunes guerriers d'élite l'entourent; lui, souffrant et haletant,
a la nuque affaissée, et sa longue barbe s'étale sur sa poitrine;
sans cesse il s'informe de Lausus, sans cesse lui dépêche des messagers
pour le rappeler et lui porter les ordres d'un père affligé.
Mais c'est un Lausus sans vie, couché sur ses armes que ramènent
ses compagnons en pleurs, le grand Lausus, victime d'une grande blessure.
De loin Mézence a reconnu les gémissements; son esprit pressentait un malheur.
Il souille alors ses cheveux blancs d'une abondante poussière,
tend les deux mains vers le ciel, et son corps reste cloué sur place :
"Mon fils, avais-je donc un si grand plaisir de vivre,
au point de supporter qu'à ma place s'offre à la main ennemie
celui que j'ai mis au monde ? Grâce à tes blessures, ton père est sauf,
il est vivant par ta mort ? Hélas, maintenant je connais mon malheur,
acculé à un malheureux exil, atteint d'une profonde blessure !
C'est moi aussi, mon fils, qui ai entaché ton nom d'infamie,
moi que la haine écarta du trône et du sceptre de mes pères.
J'aurais dû payer ma dette à ma patrie et à la haine des miens :
Ah ! Que n'ai-je payé de mille morts ma vie criminelle !
Maintenant, je vis, et je suis toujours parmi les hommes et la lumière,
mais je les quitterai".
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Commentaire :
Interea
marque dans le récit une rupture : nous abandonnons Enée pour nous transporter dans le
camp adverse, à un moment légèrement antérieur à ce qui vient d'être raconté.
Les v. 833 - 856 présentent trois étapes dont
l'intensité dramatique va croissant.
1. Le repos (833 - 836)
Le contraste est éclatant avec la longue scène
furieuse qui précède. Ces quelques vers mettent l'accent sur le décor empreint de
tranquillité champêtre : les bords du Tibre, les arbres, l'herbe.
Ce qui concerne le personnage de Mézence met en
valeur son inactivité : il soigne ses blessures, il récupère (levabat),
il est appuyé à un arbre. Enfin, ses armes sont situées dans un cadre qui n'est pas
habituellement le leur : le casque pend à un arbre, les armes sont éparses dans l'herbe.
Tout cela est souligné par des oppositions de natures différentes (aerea
- ramis ; prato - gravis ; arma quiescunt).
2. L'inquiétude (837 - 840)
Virgile a planté une sorte de cadre général;
les quatre vers suivants attirent le regard sur les personnages. Il accorde une brève
mention aux compagnons de Mézence, puis, il revient au protagoniste, mais dans une
perspective différente. Les notations précédentes à propos du blessé étaient de
l'ordre du concret (actions, attitude). On va passer à présent à ce que sent
physiquement et moralement le personnage.
Le lecteur comprend maintenant que l'impression
de détente n'était due qu'à une vision éloignée; vu de près, Mézence souffre (aeger), respire mal (anhelans),
sa tête a besoin d'un soutien (colla fovet) et
surtout son âme est travaillée par l'inquiétude, puisqu'il ne cesse de rappeler son
fils du champ de bataille.
3. La douleur (841 - 856)
At marque la
fin brutale de cet état instable que constitue l'inquiétude : Lausus est mort.
Mézence manifeste d'abord sa douleur par des
gestes rituels : il se couvre la tête de poussière, lève les mains au ciel et se jette
sur le corps. Il est étonnant que le deuxième de ces gestes soit apparemment destiné
aux dieux (ad caelum tendit palmas). Il est impossible
d'y voir une provocation (comme s'il levait le poing, par ex.): Mézence tend les
"paumes", ce qui est très exactement l'attitude de la prière (21). Faut-il voir une incohérence dans
l'attribution de ce geste à un impie ?
Le personnage de Mézence est complexe :
jusqu'ici, il n'est apparu que comme un tyran sanguinaire et un guerrier sans pitié; mais
ce monstre a une faiblesse, son fils. Au moment où il le perd, il opère un retour
critique sur lui-même et sur ses actes (22).
Il n'est pas impossible qu'il ait perçu - de manière confuse, sans doute - une sorte de
principe de justice qui implique l'existence des dieux. Certes, dans ses paroles, il ne
reviendra pas sur les conceptions qui ont sous-tendu toute une vie de crimes, mais au
moment de la mort de son fils, il montre par ce geste qui lui échappe qu'il a cessé -
pour un instant peut-être - d'être un impie.
Son discours contient plusieurs aspects :
1. L'indignation d'avoir laissé son fils s'exposer pour lui sauver la vie
(en particulier, Mézence se reproche d'avoir par son attitude interverti les rôles :
c'est lui, le père (genitor) qui doit la vie à son
propre fils et qui lui survit.
2. Le remords d'avoir sali par ses crimes la réputation de son fils et de
l'avoir privé du trône de ses ancêtres.
3. La volonté de mourir qui se manifeste sous deux formes
: le regret de n'être pas mort plus tôt sous les coups de ses compatriotes et la
décision d'aller à la mort maintenant.
(21) L'Enéide
contient d'autres emplois de l'expression (5, 233; 5, 686; 9, 16, ...); le contexte
religieux est sans équivoque.
(22) voir les vers 851 - 854
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