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LAUSUS ET MEZENCE

 III. Les remords du vainqueur

At vero ut vultum vidit morientis et ora
ora modis Anchisiades pallentia miris,
ingemuit miserans graviter dextramque tetendit
et mentem patriae strinxit pietatis imago :
"Quid tibi nunc, miserande puer, pro laudibus istis
quid pius Aeneas tanta dabit indole dignum ?
Arma, quibus laetatus, habe tua, teque parentum
Manibus et cineri, si qua est ea cura, remitto.
Hoc tamen infelix miseram solabere mortem :
Aeneae magni dextra cadis." Increpat ultro
cunctantes socios et terra sublevat ipsum
sanguine turpantem comptos de more capillos.

VIRGILE, Enéide, 10, 821-832

ora : ici, la physionomie, l'expression du visage
Anchisiades,is : le fils d'Anchise (Enée)
ingemere,o,ui : gémir
pietatis : désigne la tendresse de Lausus pour son père Mézence
laetatus (es)
parentum : il s'agit des ancêtres, puisque Mézence est encore vivant
Manes,ium : les Mânes
qua : de quelque manière
solari,or,atus sum : réconforter, adoucir
solabere = solaberis
increpare,o,avi,atum : faire du bruit, apostropher
turpare,o,avi,atum : souiller, défigurer
comere,o,compsi,comptum : arranger, peigner
 Mais en vérité, dès que le fils d'Anchise vit le visage du mourant,
quand il vit ses traits, ses traits devenus étrangement pâles,
pris de pitié, il gémit profondément et lui tendit la main,
tandis que l'image de l'amour paternel envahit son esprit.
"Et maintenant, pitoyable enfant, en échange de tes mérites,
quelle récompense digne d'un si grand coeur t'accordera le pieux Énée ?
Conserve ces armes, qui faisaient ta joie; de plus, je te rends,
si cette faveur a du prix, aux mânes et à la cendre de tes pères.
Une chose pourtant, malheureux, te consolera de ta mort misérable :
tu succombes de la main du grand Énée." Et il interpelle aussitôt
ses compagnons hésitants, et soulève de terre le jeune homme,
dont la chevelure soignée se souillait de sang.

 

Commentaire :

     Lausus est mort. Enée est alors pris de pitié (17).

     Le moteur des sentiments d'Enée, c'est la patria pietas, qui peut désigner les sentiments d'affection du fils envers le père et du père envers le fils. Par conséquent, deux sens sont à envisager :

         1. "Enée se trouble à la pensée de son propre fils" (18). Cela impliquerait que d'une certaine manière, Enée se trouverait en "sympathie" avec ... Mézence.

         2. Mais cette interprétation ne tient pas compte de l'expression complète patriae pietatis imago, c'est-à-dire l'image de la "piété paternelle" (attachement au père) manifestée par Lausus. Remarquons aussi qu'avant de tuer Lausus, Enée a employé à son sujet le mot pietas (v. 812) qui, sans aucun doute, désigne les sentiments de Lausus pour Mézence. Nous avons donc une série tout à fait cohérente :

     v. 812 : Enée qualifie les sentiments de Lausus de pietas;

     v. 824 : après la mort de Lausus, Enée est ému par cette "incarnation" de la piété paternelle (patriae pietatis imago);

     v. 826 : Enée s'accorde à lui-même l'épithète de pius, se comparant ainsi à Lausus. Or, qu'ont en commun Lausus et Enée si ce n'est l'affection envers le père ?

     Si Enée est ému, c'est parce qu'il pense non à son fils, mais à son père (et peut-être précisément au fait qu'il a sauvé lui aussi son père au moment de la chute de Troie). Il est d'ailleurs significatif qu'il soit ici appelé Anchisiades. Enée est en fait bouleversé, parce qu'il vient de tuer un autre lui-même, un jeune homme prêt à sacrifier sa vie pour sauver son père. "Il a agi comme il le devait et comme je l'aurais fait", telle est sans doute la pensée non exprimée d'Enée. 

     Enée fait d'abord preuve d'un certain embarras : que peut-il faire envers Lausus eu égard à ses exploits et aux qualités dont il a fait preuve ? La question ici me semble bien réelle (et non oratoire).

     A cette question, Enée trouve rapidement une réponse : il laissera à Lausus ses armes, ce qui nous renvoie implicitement à Turnus qui a dépouillé Pallas et à Mézence qui a manifesté l'intention, en cas de victoire, de s'emparer des armes d'Enée (19). Ensuite, il ne laissera pas le jeune homme sans sépulture (20).

     Enfin, il rend hommage à Lausus dans des termes pour nous un peu étranges (Aeneae magni dextra cadis), mais qui peuvent tout à fait s'expliquer dans le cadre de l'épopée : Lausus a succombé sous les coups d'un adversaire courageux (et sans doute, plus expérimenté), il n'a donc pas perdu l'honneur.

     Enée fait alors des reproches aux compagnons de Lausus (probablement de ne pas s'occuper de sa dépouille) et prend dans ses bras le corps souillé de son adversaire.

(17) Il s'agit là d'un motif assez courant dans l'épopée, comme le montre l'épisode d'Achille et de Penthésilée. Même vis-à-vis de Turnus, Enée éprouvera un sentiment de pitié au moment suprême. Par conséquent, l'attitude inverse, c'est-à-dire l'absence de pitié (qui, chez Mézence et Turnus va parfois jusqu'au sarcasme) s'en trouve stigmatisée (10, 491 -495 et 743 - 744). Quand Enée se fait impitoyable, il se justifie (10, 531 - 534).
(18) PLESSIS - LEJAY, p. 768
(19) 10, 774 - 776
(20) Enée n'adopte pas toujours ce comportement généreux vis-à-vis de l'ennemi tué (1O, 557 - 560).


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