page précédente
page suivante
DES DIEUX A L'IMAGE DES HOMMES
III.
L'arme du désir
Turnus a déclaré la
guerre aux Troyens.
At Venus haud
animo nequiquam exterrita mater,
Laurentumque minis et
duro mota tumultu,
Vulcanum alloquitur thalamoque haec coniugis aureo
incipit et dictis divinum aspirat amorem :
"Dum bello Argolici
vastabant Pergama reges
debita casurasque inimicis ignibus arces,
non ullum auxilium miseris, non arma rogavi
artis opisque tuae, nec te, carissime coniunx,
incassumve tuos volui exercere labores,
quamvis et Priami deberem plurima natis
et durum Aeneae flevissem saepe laborem.
Nunc Iovis imperiis Rutulorum constitit oris :
ergo eadem supplex venio et sanctum mihi numen
arma rogo, genetrix nato. Te filia
Nerei,
te potuit lacrimis Tithonia flectere coniunx.
Aspice qui coeant populi, quae moenia
clausis
ferrum
acuant
portis in me
excidiumque meorum."
Dixerat, et niveis hinc atque hinc diva lacertis
cunctantem
amplexu
molli fovet. Ille repente
accepit solitam flammam notusque
medullas
intravit calor et
labefacta
per ossa cucurrit :
non
secus atque olim tonitru
cum
rupta
corusco
ignea rima micans percurrit lumine
nimbos.
Sensit laeta dolis et formae conscia coniunx.
Tum pater aeterno fatur devinctus
amore :
"Quid causas petis ex alto ? fiducia cessit
quo tibi, diva, mei ? Similis si cura fuisset,
tum quoque fas nobis Teucros armare fuisset,
nec Pater omnipotens Troiam nec fata vetabant
stare decemque alios Priamum superesse per annos.
Et nunc, si bellare paras atque haec tibi mens est,
quidquid in arte mea possum promittere curae,
quod fieri ferro liquidove potest electro,
quantum ignes animaeque
valent,
absiste
precando
viribus indubitare tuis." Ea verba locutus,
optatos dedit
amplexus
placidumque petivit
coniugis
infusus gremio
per membra
soporem.
VIRGILE, Enéide, 8, 370-406 |
animo : abl.
de lieu sans prép.
Laurentes,um : les Laurentes (peuple du Latium en guerre contre les Troyens)
Vulcanus,i : Vulcain
Vulcanum : acc.
dépendant de ad- compris
dans alloquitur
thalamo : abl. de lieu sans
prép.
aspirare,o,avi,atum :
faire souffler; inspirer
Argolicus,a,um : argien
(= grec)
Pergama,orum n. pl. :
Pergame (citadelle de Troie); = Troie
debita : Troie était
"due" aux Grecs, parce que les destins le voulaient ainsi
incassum (adv.) : en vain
Priamus,i : Priam (roi de
Troie)
flere + acc. : pleurer
sur
Rutuli,orum : les Rutules
(peuple du Latium en guerre contre les Troyens)
numen
: ici, désigne Vulcain
rogare
: construit avec 2
acc. : 1) la chose demandée 2) la personne à qui on demande
genetrix,icis
: la mère
Nereus
: Nérée,
divinité marine; sa fille était Thétis, mère d'Achille qui avait obtenu pour son fils
des armes forgées par Vulcain (Héphaïstos)
Tithonius,a,um
: de
Tithon l'épouse de Tithon est l'Aurore qui, elle aussi, avait obtenu des armes divines
pour son fils, Memnon
coire,eo,i(v)i,itum
: se
rassembler
moenia = urbes
acuere,o,ui,utum
:
aiguiser
excidium, i
: la
destruction
in me excidiumque meorum
: in
est construit ici
avec deux compléments et a deux sens différents 1) contre 2) en vue de
amplexus,us
:
l'embrassement (au sens premier : le fait de prendre dans ses bras)
medulla,ae
: la moëlle
labefacere,io,feci,factum
: faire chanceler, ébranler
secus atque
: autrement
que
olim
: parfois
tonitrus,us
: le tonnerre
ruptus,a,um
: en ligne brisée
coruscus,a,um
: tremblant
igneus,a,um
: de feu
rima,ae
: la fente, la
fissure, le sillon
percurrere,o,curri,cursum
: parcourir
nimbus,i
: le nuage
conscius,a,um
+ gén. :
conscient de
pater
: désigne Vulcain
devincire,io,vinxi,vinctum
: enchaîner
ex alto petere
: chercher
dans les profondeurs, chercher loin
fiducia,ae
: la confiance
fiducia mei : la
confiance que tu me portes
Teucri,orum
: les Troyens
Pater omnipotens :
désigne Jupiter
haec =
hoc (attraction du S. au genre de
l'attr.)
liquidus,a,um :liquide, fondu
electrum,i : l'électrum (alliage d'or et d'argent)
anima,ae : le souffle; ici, le soufflet (de la forge)
valent s.-e. promitto
absistere,o,stiti,stitum : cesser
amplexus : voir v. 388
infundere,o,fudi,fusum :
répandre, étendre
infusus : sens réfléchi
gremium,i : le giron, le
sein, la poitrine
sopor,oris : le sommeil |
Mais Vénus, en son coeur de mère, ne s'alarma pas en vain.
Émue par les menaces laurentes et ce tumulte cruel,
elle s'adresse à Vulcain et, dans la chambre dorée de son époux,
elle commence ainsi, mêlant à ses paroles le souffle divin de l'amour :
"Tant que les rois d'Argos dévastaient une Pergame condamnée
et ses tours destinées à tomber sous les feux des ennemis,
pour ces malheureux, je n'ai sollicité aucune aide, aucune arme
de ton art et de ta puissance. Je n'ai pas voulu te tourmenter,
ô mon époux bien-aimé, ni t'imposer des travaux inutiles.
Pourtant ma dette était immense à l'égard des fils de Priam,
et souvent j'ai pleuré sur les dures épreuves d'Énée.
Aujourd'hui, sur l'ordre de Jupiter, il se trouve sur la terre des Rutules :
aussi je viens en suppliante et, de ta puissance qui m'est sainte,
j'implore, en mère, des armes pour mon fils. La fille de Nérée,
l'épouse de Tithon purent bien, elles, te fléchir par leurs larmes.
Vois quels peuples se rassemblent, quels remparts, toutes portes fermées,
aiguisent leurs armes contre moi, pour la perte des miens."
Après ce discours, comme Vulcain hésitait, Vénus l'entoura
de ses bras de neige, le réchauffant en une tendre étreinte.
Et soudain le dieu ressentit la flamme familière; une chaleur bien connue
le gagna tout entier, parcourant ses membres ébranlés.
Ainsi parfois, dans un roulement de tonnerre, étincelle
la ligne brisée d'un éclair traversant les nuages de sa lumière.
La femme remarque la chose, heureuse de ses ruses
et sûre de sa beauté. Alors le dieu, enchaîné par un amour infini, dit :
"Pourquoi cherches-tu si loin des raisons ? Où s'en est allée,
ô déesse, ta confiance en moi ? Si jadis tu avais manifesté le même souci,
il nous eût été possible alors aussi d'armer les Troyens;
ni le père tout-puissant, ni les destins n'interdisaient à Troie
de rester debout, ni à Priam de survivre dix autres années encore.
Et maintenant, si tu te prépares à guerroyer, si telle est ton intention,
je puis te promettre tous les soins qui dépendent de mon art,
et tout ce qui se peut fabriquer avec le fer ou l'électrum fondu,
tout ce dont ma forge et mes soufflets sont capables.
Cesse de supplier et de douter de ton pouvoir." Après ces paroles,
il lui donna l'étreinte désirée et, abandonné sur son sein,
il laissa un apaisant sommeil envahir ses membres.
|
Commentaire :
L'extension de l'alliance antitroyenne sur le sol italien préoccupe
Vénus et finit par l'inquiéter. Soucieuse de voir son fils Enée doté d'un armement
supérieur, garant de sa victoire, elle va s'adresser au meilleur des armuriers, Vulcain,
son mari (à qui, faut-il le dire, elle a été très souvent infidèle). Sa démarche est
un bel exemple de la domination d'une divinité sur une autre.
L'extrait retenu ici se décompose en quatre volets :
1. introduction;
2. discours de Vénus;
3. manoeuvres de séduction;
4. réponse de Vulcain.
1. Introduction
Les quatre premiers vers nous disent tout sur la motivation de Vénus (exterrita mater, minis, tumultu) et sur sa stratégie,
c'est-à-dire la cible (Vulcanum, coniugis), le
vecteur de l'action (dictis) et le moyen utilisé (amorem)
(1).
2. Discours de Vénus
Vénus rappelle sa patience (non arma rogavi; nec
volui), sa discrétion envers Vulcain malgré ses obligations envers Priam (deberem) et son chagrin (flevissem)
à cause du sort de son fils (2). Remarquons
que sans qu'il soit expressément formulé, l'objet de la demande (arma)
est déjà présent dans ce qui apparemment n'est rien d'autre qu'un rappel des
événements passés (si on s'en tient au contenu) ou une captatio
benevolentiae (si on considère la structure du discours).
Aujourd'hui, Vénus se décide à demander ce que d'autres avant elles,
des étrangères pour Vulcain, ont obtenu : un service pour leur fils (3). Elle a été discrète en dépit de ses liens
privilégiés avec Vulcain, patiente alors que son propre fils était menacé. Elle peut
donc penser que sa demande sera acceptée. Elle termine en évoquant les dangers qui
pèsent sur Enée, laissant à Vulcain le soin d'en tirer les conclusions.
Il faut remarquer qu'il y a contradiction
apparente entre amorem qui conclut l'introduction et
le discours de Vénus où il n'est nullement question d'amour. En fait, elle
réveille les sentiments amoureux de Vulcain en se plaçant en position de faiblesse (elle
se définira comme supplex - v. 382). Elle déclenche ainsi chez son mari le
sentiment de son importance et le désir de protéger. C'est par cette voie indirecte, et
non par la teneur de son discours que Vénus suscite l'amour de Vulcain.
3. Manoeuvres de séduction
Une fois son discours terminé, Vénus enlace Vulcain : il s'agit là de
la même stratégie continuée par d'autres moyens, un début de satisfaction des désirs
qu'elle a fait naître. Ce geste - indispensable puisque jusque là, Vulcain est hésitant
(cunctantem) - provoque un véritable coup de
foudre dans l'organisme de Vulcain et assure à Vénus une victoire complète. Elle
recueille alors les promesses les plus folles sur les lèvres d'un homme plongé dans
l'excitation sexuelle dont Virgile exprime bien la violence, la soudaineté (la
comparaison avec l'éclair) et l'impossibilité de lui résister. Vénus constate alors
avec joie (laeta) que son habileté et son charme
restent entiers.
4. Réponse de Vulcain
Dominé par son désir (devinctus),
Vulcain lui promet tout ce qu'elle veut, ajoutant qu'elle aurait dû le dire plus tôt et
que bien que la chute de Troie ait été une fatalité, il aurait pu la retarder de dix
ans, propos un peu inconsidérés, mais si naturels au moment où l'homme porté par le
désir croit tout possible (même dans un domaine où la sexualité ne joue aucun rôle).
Usant de l'ellipse (4) -
nourriture de nos rêves - qui lui est habituelle dans ce domaine, le poète clôt la
scène dans l'apaisement du sommeil. Chacun des protagonistes a gagné quelque chose,
Vulcain, les faveurs que sa femme ne lui accorde probablement que de loin en loin, Vénus,
des armes surnaturelles pour son fils.
(1) Il doit être bien
clair que amor, contrairement à notre amour, qui accumule les connotations
d'ordres divers, désigne le seul désir sexuel et rien d'autre (voir v. 388 - 390).
(2) La démarche
de Vénus comporte un aspect équivoque sur lequel elle n'insiste pas pour des raisons
trop évidentes : elle demande le secours de son mari pour un enfant qu'elle a eu d'un
autre, donc au prix d'une infidélité. Cependant, il n'est pas sûr que cet aspect de la
situation ait été présent à l'esprit de Virgile et de ses lecteurs.
(3) Le rappel de la démarche de Thétis en faveur
d'Achille a également une fonction littéraire : l'épisode des armes d'Enée fabriquées
par Vulcain renvoie évidemment à l'Iliade.
(4) AULU-GELLE, Nuits attiques, 9, 10, fait remarquer la discrétion avec
laquelle Virgile évoque l'acte sexuel; cependant, il signale (et désapprouve) un
critique qui reproche à Virgile un emploi imprudent de membra.
page suivante
|