DES DIEUX A L'IMAGE DES HOMMES II. Les ruses de l'alliance Énée est à Carthage. La reine Didon est amoureuse de lui.
Junon expose son plan à Vénus. Au cours d'une chasse ,Didon et Énée, surpris par l'orage se réfugieront dans une grotte. Ils y deviendront amants sous la protection des deux déesses.
Commentaire : Énée est à Carthage. Vénus craignant que l'hospitalité de Didon n'ait qu'un temps a rendu la reine amoureuse du nouveau venu. Junon voit la possibilité d'utiliser la situation à son profit. Dans un premier temps (v. 90 - 92), Junon prend la mesure de la situation : Didon est amoureuse. Cette passion est assimilée à une maladie (peste - v. 90), ce qui implique que : 1. Cette passion est d'ordre physique. Didon est donc complètement sous la coupe de Vénus. Junon projette de placer la passion sensuelle de Didon dans un domaine qu'elle contrôle (le mariage). La manoeuvre tient compte de la nature de la passion de Didon et des motifs pour lesquels Vénus l'a fait naître : 1. Junon ne peut supprimer l'amour de Didon : il
s'agit des compétences de Vénus. La manoeuvre de Junon comporte, selon les points de vue trois étapes (reproches, clairvoyance, proposition d'alliance) ou deux (affrontement, conciliation). 1. Reproches : Non sans agressivité (tuque puerque tuus), Junon adresse à Vénus des propos ironiques (tous les termes positifs signifient en fait leur contraire : egregiam - laudem - ampla - magnum - memorabile - nomen). Elle utilise un vocabulaire qui évoque un contexte guerrier (spolia - victa), mais la guerre évoquée est dévalorisée parce qu'inégale, donc sans mérite et sans gloire : deux dieux (Vénus et Cupidon) ont vaincu par la ruse une seule mortelle. L'attaque de Junon est féroce en ce sens qu'elle reproche à Vénus d'avoir abusé de ses pouvoirs pour posséder un être trop faible pour lui résister. 2. Clairvoyance : Junon révèle qu'elle connaît les raisons de l'intervention de Vénus. La force des v. 96 - 97 vient du fait que les paroles de Junon correspondent exactement à ce que nous savons par ailleurs : nous y retrouvons sous forme synthétique les réflexions de Vénus elle-même (1, 661 - 675).Junon peut estimer que Vénus se trouve après cet exorde en état d'infériorité psychologique, puisque sa victoire a été dévalorisée et que ses motivations sont connues. 3. Proposition d'alliance : au v. 98, le ton change ; l'invective cesse et Junon passe à la conciliation. En quatre questions oratoires (2), elle propose la fin des hostilités et le moyen de l'assurer (pactos hymenaeos). La manoeuvre est très habile : la question oratoire est par définition une question qui n'appelle pas de réponse formulée à haute voix, parce qu'elle est évidente (ou supposée telle par le locuteur), l'astuce consistant à laisser l'interlocuteur répondre mentalement plutôt que de lui présenter une affirmation.Les deux premières sont des propositions indépendantes (réponses : il ne faut pas aller trop loin - ça ne nous mène à rien); quant aux deux dernières (coordonnées), leur fonction est ambiguë : la première appelle un acquiescement à la proposition de paix, mais la seconde propose déjà des modalités dont l'acceptation par l'interlocuteur non seulement est loin d'être acquise, mais de plus constitue l'objectif même de la manoeuvre. En agissant de la sorte, Junon présente comme évident (voire acquis) ce que précisément elle cherche à obtenir. Junon feint ensuite de considérer que Vénus a ce qu'elle désire (Didon est amoureuse) et qu'elle n'a rien à perdre. Nous retrouvons ici le problème de l'empiétement : en ne contestant pas l'amour de Didon, elle laisse apparemment sa victoire à Vénus. Mais elle feint d'ignorer qu'en rendant Didon amoureuse, Vénus ne cherchait pas à démontrer sa puissance, mais que cette intervention s'intégrait dans une stratégie plus complexe dont le but est l'arrivée d'Enée en Italie. Junon propose alors une co-royauté sur un peuple nouveau formé par les Tyriens et les Troyens. Il s'agit en fait d'une monnaie d'échange pour obtenir de Vénus qu'elle renonce à son projet initial (et que Junon feint d'ignorer); les termes implicites du marché sont les suivants : la royauté (partagée) de Carthage contre le renoncement à la nouvelle Troie. Pour mettre en valeur la nécessité de l'alliance, Junon entremêle les domaines sur lesquels elles règnent l'une et l'autre : servire renvoie à la condition "servile" de l'amoureux, mais est corrigé par marito; Didon continuera à vivre sa passion sensuelle (Vénus) dans le cadre du mariage (Junon). La conclusion rappelle que grâce à ce mariage, la puissance de Vénus s'en trouvera accrue. Avant que Vénus ne réponde, Virgile nous avertit qu'elle a tout compris. Sa réponse à Junon présente deux aspects : acceptation - neutralité. Elle accepte d'abord les paroles conciliantes de Junon, en feignant de reconnaître la supériorité de son pouvoir : il faudrait être fou pour persévérer dans un tel conflit (s.-e. : parce que les chances sont nulles de l'emporter). Mais, elle se retranche aussitôt derrière une éventuelle "fortune" contraire. Elle rappelle à Junon que les destins et Jupiter pourraient faire obstacle. Elle conclut en cédant à Junon le suivi de sa démarche (convaincre Jupiter), en mettant en évidence le rôle éminent de sa rivale dans le monde des dieux (épouse de Jupiter). La suite (non-citée ici) décrit la ruse imaginée par Junon pour "marier" Didon et Enée : au cours d'une chasse, un orage éclatera; Didon et Enée se réfugieront dans une grotte et "s'épouseront". "Je serai là, et si je puis compter sur toi, je les unirai par les lois du mariage et la lui donnerai pour toujours : l'Hymen sera présent (4, 125 - 127)." Il s'agit donc bien d'une collaboration de compétences: Vénus apporte l'amour, Junon le rite du mariage et une divinité subalterne, l'Hymen. Vénus accepte et sourit : 1. Le "mariage" ainsi contracté n'a pas
de valeur; Enée le dira (4, 337 - 339). (2) Apparemment, les questions sont trois (quis ... modus ? quo ... tanto ? quin ... exercemus ?), mais la dernière, bien que grammaticalement unique (un seul verbe) contient en fait deux offres (2 COD). |