ATHÉNÉE DE NAUCRATIS

Du Luxe 

Le Livre XII des Deipnosophistes

 

   

 

 

tRADUCTION française

(1-20) (21-40) (41- 60) (61-80) 

 

 

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61. Nicolas le Péripatéticien, écrit dans le livre CX de ses Histoires, qu'après sa campagne militaire lancée contre Mithridate, et la célébration de son triomphe à Rome, Lucullus commença à faire fi des vieilles coutumes de sa patrie pour sombrer dans la dissipation, si bien qu'il fut le grand précurseur des Romains en matière de luxe : il est vrai qu'il s'était emparé, non seulement des trésors de Mithridate, mais aussi de l'or de Tigrane.

Sittius, s'il faut en croire Tutilius, était également connu des Romains pour son goût du luxe et l'efféminement de ses mœurs.

Nous avons déjà fait allusion à Apicius. La plupart des écrits dignes de foi confirment que Pausanias et Lysandre étaient de fervents adeptes du luxe. Voyons ce que dit Agis à son propos : 

« Nous avons affaire à un deuxième Pausanias engendré par Sparte. »

Pourtant, Théopompe, dans le livre X de son Histoire de la Grèce, prétend exactement le contraire sur ce personnage :

« C'était un travailleur acharné, toujours prêt à aider les gens du commun, comme les princes, et qui savait se prémunir contre les puissants attraits de la volupté. Bien qu'il ait accédé au pouvoir suprême sur toute la Grèce, nulle ville n'est en mesure d'établir qu'il se soit laissé ravager par des passions malsaines, où qu'il se soit adonné à des beuveries insensées. »

62. Les Anciens furent tellement avides de plaisirs, au point de se laisser entraîner dans de coûteuses dépenses somptuaires, que même le grand Éphésien Parrhasios en vint à se vêtir de pourpre et à porter une couronne d'or sur la tête : Cléarchos le note dans ses Vies. Souvent, ses penchants effrénés pour le luxe lui faisait perdre le sens commun, si bien que son art dériva vers le mauvais goût. Toutefois, quand il parlait de lui, il se croyait investi d'une mission de vertu et, sur ses tableaux, il se permettait souvent d'inscrire le vers suivant : « C'est un homme délicat, honorant la vertu, qui a écrit ces mots. » Mais un homme, peu convaincu par cette profession de foi, composa le pastiche que voici :

« C'est un homme qui vit comme le barbouilleur qu'il est ! »

Parrhasios est l'auteur d'autres inscriptions parmi lesquelles :

« C'est Parrhasios d'Éphèse, sa patrie glorieuse, un être délicat, honorant la vertu, qui écrit ces mots. Je n'ai pas oublié mon père Évenor qui m'engendra, moi son fils, dans le but d'être sur les cimes de l'art grec. »

Il fit preuve également d'un orgueil démesuré dans les vers suivants, bien qu'il n'ait point encouru la colère divine :

« J'ai beau m'adresser à des êtres qui m'entendent, mais ne veulent pas me prendre au sérieux, je dirai néanmoins ceci : j'ai l'intime conviction que cet art est à son apogée grâce à mes soins. Les limites que j'ai dépassées sont désormais insurmontables. Pourtant, rien de ce que font les mortels ne se réalise sans aléas. »

Une fois, à Samos, il était en compétition avec un artiste inférieur à lui pour peindre une fresque où figurait Ajax : il fut battu. Comme ses amis compatissaient sur sa défaite, il leur répondit que la chose lui importait peu : par contre, il plaignait Ajax pour avoir été battu une seconde fois.

Par penchant pour le luxe, il aimait s'afficher calfeutré dans un riche manteau de pourpre, un bandeau sur la tête ; il s'appuyait sur un bâton magnifique, sculpté de spirales dorées ; quant aux courroies de ses sandales, il les attachait avec des fermoirs d'or. Cependant, son art était loin d'être celui d'un dilettante, et il le prenait très au sérieux : il était doué d'une facilité déconcertante, au point qu'il pouvait chanter tout en peignant, comme Théophraste le souligne dans son Traité sur le Bonheur. Avec une conviction sans faille, il avait coutume d'affirmer que, lorsqu'il peignit son Héraclès à Lindos, le dieu lui-même lui était apparu en songe, et qu'il avait pris la pose appropriée. D'où les vers que notre peintre grava sur le tableau :

« Voyez-le, tel qu'il m'apparut la nuit, car il visitait souvent Parrhasios dans son sommeil. »

63. Disons-le, il y eut une floraison de sectes philosophiques qui firent de la volupté le principe de base de l'existence ; parmi ces sectes, citons celle appelée cyrénaïque dont le fondateur fut Aristippe le Socratique. Ce penseur enseignait qu'une vie tournée vers le plaisir était à l'origine du bonheur, et que ce plaisir était à saisir dans le moment présent ; de la même façon que les débauchés, il considérait que les jouissances passées n'avaient plus aucune pertinence, et que les espoirs des jouissances à venir n'en avaient pas plus, car il étaient bien aléatoires ; selon lui, le Bon par essence s'incarnait dans le seul présent. En fait, son raisonnement était en tous points semblable à celui des gens dépravés, qui estiment que le plaisir de l'instant importe plus qu'autre chose. D'ailleurs, sa vie fut conforme à sa doctrine, et il vécut dans un luxe outrancier, s'aspergeant de parfums coûteux, s'habillant de riches vêtements, et séduisant moult femmes. Il ne cacha pas le moins du monde sa liaison avec la courtisane Laïs, et l'on sait qu'il fut le complice des extravagances de Denys, bien que ce roi l'ait traité avec beaucoup de bassesse.

Hégésandros nous raconte qu'un jour, au cours d'un banquet, Denys le relégua dans un coin peu reluisant : néanmoins, Aristippe prit la chose avec philosophie ; et quand le prince lui demanda ce qu'il pensait de cette place, en comparaison avec celle qu'il avait eut le soir précédent, il eut cette répartie :

« La place d'hier m'indiffère, vois-tu ! Elle est même tout à fait négligeable, puisque maintenant, elle est si loin de moi ; certes, elle était la plus honorable qui soit, puisque j'y étais installé alors ; mais celle d'aujourd'hui est la meilleure puisque je l'occupe ; en revanche, hier, ne l'occupant pas, elle était détestable. » 

Dans un autre passage, Hégésandros dit aussi :  

« Quand les esclaves de Denys renversèrent de l'eau sur Aristippe et qu'Antiphon se moqua de lui parce qu'il ne réagissait pas à l'outrage, il répondit : « Si j'avais été mouillé à la pêche, aurais-je été obligé de partir et de retourner à la maison ? » 

Aristippe passa la plus grande partie de sa vie à Égine, où il vécut dans le luxe ; à ce sujet, Xénophon nous dit, dans ses Mémorables, que Socrate l'admonestait, lui rappelant au passage la parabole qu'il avait composée sur le Vice et la Vertu. Mais Aristippe, faisant allusion à Laïs, répondait : 

« Je la possède, mais elle ne me possède pas. »

À la cour de Denys, il se disputa avec quelques hommes qui hésitaient à choisir une femme facile parmi les trois qui se présentaient. Il se jeta alors dans un bain de parfum, et lança : 

« Même dans les plaisirs de Bacchos, une femme chaste ne se laissera corrompre. »

Alexis le railla dans sa Galatée, et fit dire par la voix d'un esclave ce qu'il pensait des disciples d'Aristippe :

« Jeune homme, mon maître s'est pris la tête avec la dialectique afin de devenir philosophe. Or il y avait à Cyrène un homme du nom d'Aristippe : on racontait que c'était un sage, un génie fabuleux, un homme parmi les plus illustres de son temps, et qui surpassait tous ses devanciers... par la dépravation de ses mœurs. Mon maître lui a versé un talent, et il est devenu son fervent disciple, et, bien qu'il n'ait pas exactement tout compris de ses principes, il s'est quand-même esquinté le tube digestif ! »

Écoutons Antiphane, parlant de la douceur des philosophes dans Antée

« A. Sais-tu, l'ami, d'où vient ce vieux croûton ?
B. J'ai bien vu son regard, il est de Grèce : son manteau est d'un blanc immaculé, sa tunique grise est impeccable, son bonnet de feutre est léger, son bâton de marche est bien équilibré, et ses sandales sont magnifiques... Mais il suffit, à quoi bon une description fastidieuse ? En un mot, c'est l'Académie faite homme !
»

64. Aristoxènos, qui écrivit des traités sur la musique, dit, dans sa Vie d'Archytas, qu'il y avait , parmi les ambassadeurs envoyés par Denys le Jeune à la ville de Tarente, un certain Polyarchos, surnommé le débauché, qui passait le plus clair de son temps à satisfaire les besoins de son corps : non seulement il le faisait en pratique, mais il avait théorisé son mode de vie. Il faut dire qu'il était un des disciples d'Archytas, et que la philosophie ne lui était pas étrangère. Il se rendait à l'intérieur des enceintes sacrées et se promenait en compagnie des disciples d'Archytas tout en les écoutant. Un jour, on digressa sur les appétits, et plus généralement des plaisirs des sens, et il fit cette intervention : 

« Mes bons amis, je vous dirai ceci : après mûre réflexion, j'en arrive à l'idée que le système de classification des vertus est stupide, et qu'il est contre-nature. Quand la nature nous parle, elle nous ordonne de goûter au plaisir : c'est la seule voie à suivre chez les hommes sensés ; résister à cet appel, brimer cet élan, est révélateur d'un esprit tortueux, malheureux, qui n'a pas rien compris du caractère composite de la nature humaine. La grande preuve de ce que j'avance se résume en ceci : tous les hommes qui ont acquis un minimum de pouvoir se consacrent à la satisfaction de leurs plaisirs corporels, et considèrent cette inclination comme le but suprême de ce pouvoir, les autres préoccupations devenant totalement subalternes. Prenons le cas de ces rois de Perse qui sont au cœur d'une monarchie étincelante. Autrefois, il y avait les souverains de Lydie, de Médie, et plus loin dans le temps, les rois d'Assyrie : eh bien ! tous ces princes ont goûté à toutes les voluptés imaginables ; en Perse, on allait même jusqu'à récompenser celui qui créerait de nouveaux délices. La chose paraît normale ; en effet, l'homme est d'une nature telle qu'il est vite rassasié par des plaisirs qui durent trop longtemps ; aussi s'est-on évertué à les perfectionner sans cesse. La nouveauté a cela de remarquable qu'elle accroît la sensation de plaisir, ne l'ignorons point. C'est pour cette raison que l'on confectionna toutes sortes de mets compliqués, des gâteaux toujours plus onctueux, des variétés de parfums exquis et d'encens, des vêtements à foison, des draperies aux motifs innombrables, des coupes et des ustensiles en tous genres. Toutes ces choses contribuent au plaisir, du moment que la matière qui en est à l'origine, fait l'objet de l'admiration humaine. C'est ce qui se passe avec l'or et l'argent, bref avec toutes ces choses dont l'œil est friand, car elles constituent des denrées rares. Tout est fait en fonction des règles de ces arts qui se sont hissés à la perfection. »

65. Après ces considérations d'ordre philosophique, Aristoxènos brosse un tableau des mœurs du roi de Perse, la foule de ses fournisseurs attitrés, sa sexualité débridée, les doux parfums imprégnant son corps, l'élégance de sa mise, son parler délicat, ses divertissements, ses acteurs favoris, pour en conclure que, décidément, ce monarque était bien le plus heureux de tous les hommes.  

« Il explore tous les plaisirs possibles, et sous toutes les formes. Loin derrière lui, on peut citer notre propre tyrannie. Il faut d'abord savoir que l'Asie entière pourvoie aux plaisirs de ce potentat, aussi bien que... À côté, les offrandes concédées à ce pauvre Denys sont bien mesquines en comparaison des richesses dont le grand roi est gratifié. Normal que cette vie soit tant convoitée ; ce qui suit en témoigne : en effet, les Mèdes coururent les pires dangers pour conquérir l'empire des Assyriens, le but étant de s'accaparer ses richesses extraordinaires. Plus tard, ce furent au tour des Perses d'attaquer les Mèdes pour des raisons identiques, afin de connaître les bienfaits de la jouissance.

Mais il y a eu les législateurs, les nôtres, dont le dessein a été d'égaliser  la société et de bannir le luxe de la mentalité humaine : de ce fait, ils ont inventé une classification des choses appelée les vertus ; ils ont fondé des statuts de toutes sortes en vue de régler les rapports au sein de la communauté, par exemple en légiférant sur les tenues vestimentaires, et les modes de vie en général : ainsi, tout le monde devait être mis sur un même pied d'égalité. Depuis que les législateurs se sont efforcés de lutter contre toutes les formes d'outrance, l'idéal de justice a fait son chemin, et un poète, je crois, a formulé cette belle expression, « le visage d'or de la justice », ou alors « l'œil d'or de la justice ». La justice fut bientôt considérée comme une divinité, et, en conséquence, quelques peuples lui dédièrent des autels et lui offrirent des sacrifices. À la déesse Justice, on associa bientôt la Sobriété et le Courage ; quant au goût insensé du plaisir, on lui donna le nom d'avidité. Et c'est ainsi que l'homme, obéissant aux lois et se fondant dans la masse, en est arrivé à calmer les ardeurs de ses pulsions. »

66. Dans le livre XXIII de ses Histoires, Douris affirme que, dans les temps antiques, les rois s'adonnaient volontiers aux beuveries. L'auteur nous rappelle à cet effet qu'Homère représentait  Achille injuriant Agamemnon de cette manière :

 « Outre à vin, avec tes yeux de chien. » 

Quand il décrit la mort de ce roi, il écrit : 

« Nous gisons autour du cratère et des tables pleines. » 

ce qui signifie qu'il rendit l'âme en s'enivrant copieusement... 
Il est un autre penseur qui s'adonnait à la volupté : il s'agit de Speusippe, parent de Platon, et qui lui succéda à l'Académie. Denys, le tyran de Sicile, écrivit une lettre à Speusippe, dans laquelle, après avoir fulminé contre son penchant pour les délices, il stigmatisa son avarice et sa liaison coupable avec Lasthénéia, une arcadienne qui avait suivi les leçons de Platon. 

67. Aristippe et ses disciples ne furent pas les seuls à louer le plaisir, en tant que conséquence du mouvement : Épicure et son école ont suivi le même chemin que ces philosophes. Je ne me livrerai pas à un examen approfondi des « souffles » et des « titillations », ces vocables dont use et abuse Épicure ;  je ne disserterai pas non plus sur les « chatouillements » et les « sollicitations » si fréquents dans son traité Sur les Termes extrêmes ; je me contenterai de quelques citations :

« Quant à moi, je ne puis concevoir le souverain bien si j'exclus les plaisirs qui dérivent du goût, ceux qui naissent du sexe, ceux qui sont viennent des spectacles, ceux qui se manifestent à la vue d'un beau visage. » 

Métrodore écrit dans ses Lettres :

« Timocrate, toi qui réfléchis sur la nature, je crois bien qu'il n'y a que le ventre, et rien que le ventre : c'est le seul sujet de méditation valable dans toute philosophie qui traite de la nature. » 

Épicure dit encore :

« Le commencement et la racine de tout bien est la satisfaction du ventre : les plus grandes et les plus belles vertus s'y réfèrent toujours. » 

Citons encore un passage de Sur les Termes extrêmes :

« Nous honorons tout ce qui a trait aux vertus, pourvu que ceux-ci nous donnent du plaisir : si elles n'en procurent aucun, il faut y renoncer. » 

Dans ses écrits, Épicure indique que la vertu est le ministre du plaisir : de fait, il la relègue à l'état de servante ; dans un autre passage, il écrit :

« Je crache sur le Bien et sur ses adorateurs, quand le plaisir n'est pas au bout. » 

68. Les Romains, qui, comme on le sait, sont les plus vertueux des hommes, ont eu raison d'expulser, sous le consulat de Lucius Postumius, les épicuriens Alcaios et Philiscos, pour avoir propagé la débauche dans la ville. Les Messéniens ont également banni les Épicuriens par décret public. Le roi Antiochos débarrassa son royaume de tous les philosophes, par l'injonction contenue dans cette lettre : 

« Moi, roi Antiochos à Phanias,

Je t'avais déjà écrit pour que tu sévisses, afin d'expulser tous les philosophes de la capitale et de tout le royaume. Pourtant, j'apprends que beaucoup d'entre eux sont restés, et qu'ils corrompent notre jeunesse, cela, parce que tu n'as pas agi selon mes volontés. Par conséquent, aussitôt reçue ma missive, fais une proclamation, et procède à l'expulsion immédiate des philosophes hors des imites de notre royaume ; quant aux jeunes gens surpris à les fréquenter, qu'on les suspende pour subir les étrivières, et que leurs pères soient sévèrement punis. Que mon ordre soit exécuté sur-le-champ ! » 

Avant Épicure, le poète Sophocle fut un adepte du plaisir, comme le confirment ces vers tirés de son Antigone

« Quand un homme a perdu toute joie, il a déjà, pour moi, perdu la vie : c'est un mort qui respire. Vous avez beau amasser des trésors dans un palais, mener un train royal, là où plaisir de vivre est absent, tout le reste est moins qu'une ombre de fumée. »

69. Lycon le péripatéticien, d'après Antigonos de Caryste, s'installa d'abord à Athènes pour y étudier, mais peu à peu, il se fit une réputation de panier percé, d'ivrogne et d'amateur de prostituées. Plus tard, quand il devint le chef de l'école péripatéticienne, il aimait à régaler ses amis, et il dépensa des fortunes en banquets ininterrompus, ce qui lui revint cher ; il fallait payer tous les artistes qui pourvoyaient aux divertissements, les plats en argent et les divans, la décoration, les nombreux plats qu'il servait, la foule des serveurs et des cuisiniers : tout cela fit que les candidats hésitaient à rejoindre son école, à l'instar de ces gens qui redoutent de pénétrer dans une ville au gouvernement détestable qui surcharge ses citoyens d'impôts. Les adeptes étaient en effet obligés d'assumer l'administration quotidienne de l'école pendant trente jours, ce qui signifiait qu'ils avaient la responsabilité de surveiller les nouveaux étudiants ; le dernier jour du mois, ils recevaient neuf oboles pour chacun des nouveaux étudiants ; et c'est avec cette somme modique qu'ils devaient financer les festins et les divertissements qui étaient offerts, non seulement à ceux qui avaient payé leurs honoraires, mais à tous ces inconnus que Lycon invitaient gracieusement, en particulier, des hommes plus âgés, simples visiteurs de l'école ; l'argent obtenu n'était donc pas suffisant pour acquitter toutes les factures de parfumerie et des couronnes ; en outre, nos adeptes avaient en charge les sacrifices, et administraient les rites en l'honneur des Muses. Toute cette mise en scène n'avait absolument rien à voir avec la dialectique et la philosophie, mais était plus en harmonie avec l'éclat pimpant qui caractérise une vie tapageuse. Cette pratique était en soi très perverse, même pour ceux, qui, par manque de moyens personnels, étaient dispensés de cette fonction.

Quant aux disciples de Platon et de Speusippe, ils surent se protéger de cette dérive : quand ils se retrouvaient dans les festins, ce n'était pas simplement pour goûter des mets excellents ou s'enivrer, c'était surtout pour révérer les dieux, discuter comme des gens de bonne compagnie, se détendre, et s'engager dans des discussions intellectuelles. Malheureusement, ces nobles objectifs, comme nous ne l'avons que trop constater, sont devenus subalternes aux yeux de leurs successeurs, qui préfèrent bien davantage porter des manteaux confortables et vivre dans un luxe onéreux. Plus que tout autre, Lycon étala son arrogance, à tel point qu'un jour, il organisa chez Conon, en plein cœur du quartier chic d'Athènes, une fête grandiose dans une salle pouvant contenir plus de vingt divans. Ajoutons pour finir que ce philosophe était un joueur de balle averti.

 70. Sur Anaxarchos, Cléarchos de Soles écrit dans le livre V de ses Vies

« Quand des richesses déferlèrent sur Anaxarchos - le philosophe dit de l'eudémonisme -, grâce à l'inconscience de quelques généreux donateurs, il se fit servir du vin par une jeune fille nue, choisie pour ses charmes qui n'avaient point d'égal. À vrai dire, sa tenue indécente révélait le caractère vicieux de l'homme qui l'employait. Le boulanger d'Anaxarchos portait des gants, et se couvrait le visage quand il malaxait la pâte, afin d'empêcher la sueur de couler et de se mélanger à celle-ci. »

Pour décrire notre vertueux philosophe, citons ces vers tirés du Fabricant de harpes d'Anaxilas :

« Huilant sa peau avec des onguents jaunes, étalant ses délicates chlamydes, traînant ses pieds dans de fins escarpins, mâchant des oignons, dévorant des morceaux de fromage, gobant des œufs, mangeant des bigorneaux, buvant du vin de Chios, et, c'est le comble, portant sur des pièces d'étoffes cousues les jolies lettres d'Éphèse. » 

71. Combien Gorgias de Léontion était meilleur que ces gens-là ! À son sujet, Cléarchos, que nous venons de citer, déclare dans le livre VIII de ses Vies, que, par sa tempérance, sa sobriété, il vécut  pendant presque cent dix ans, en ayant conservé toutes ses facultés. Et quand on lui demandait quel régime il avait suivi, en considérant sa santé florissante, il répondait : « Je me suis toujours détourné des voluptés. » Démétrios de Byzance nous donne une version différente de ce propos dans le livre IV de son ouvrage Sur la Poésie  : 

« Quand on demandait à Gorgias de Léontion la raison de sa longévité, lui qui était centenaire, il répondait : « Je n'ai jamais fait une chose en vue de plaire à quelqu'un. » 

Ochos occupa le trône fort longtemps, en profitant en abondance des bonnes choses de la vie. Quand il fut près de mourir, son fils aîné, qui désirait suivre son exemple, lui demanda comment il avait fait pour garder le pouvoir autant d'années, et son père lui répondit :

« J'ai pratiqué la justice envers tous les hommes et tous les dieux. » 

Carystios de Pergame, citant Céphisodoros de Thèbes, dit, dans un passage de ses Commentaires historiques, que Polydoros, le médecin de Téos, était convié à dîner par Antipater ; ce dernier avait une tapis élimé auquel les anneaux étaient encore accrochés ; pour prendre ses repas, il se couchait sur ce tapis, n'utilisant que quelques couverts de bronze. Ajoutons que ce roi vécut sobrement en ignorant toujours le faste. 

72. Quant à Tithonos, qui passait sa vie au lit du matin jusqu'au crépuscule, ses désirs n'en étaient que plus modérés à l'orée du soir ; on disait qu'il dormait avec l'Aurore ; mais il était tellement transi de désirs dans ses vieux jours qu'il se fit enfermer dans une cage aux oiseaux, en quelque sorte «  suspendu » à ses envies.

Mélanthios, étirant trop son cou pour faire durer le plaisir d'avaler, finit par s'étrangler : celui-là était décidément plus avide que le Mélanthios de l'Odyssée.

Il y a bien des gens qui se sont déformés physiquement du fait  de leur insatiable gourmandise. Certains ont développé de l'embonpoint, alors que d'autres, par leurs folie du luxe, se sont exemptés de toute douleur.

Nymphis d'Héraclée, dans le livre XII de son ouvrage Sur Hercule, raconte que Denys, fils de Cléarchos, premier tyran d'Héraclée, et lui-même tyran de sa patrie, devint progressivement obèse en raison de son luxe et de sa goinfrerie ; il était tellement gras qu'il souffrait de suffocation. Aussi les médecins lui prescrivaient-ils de prendre des aiguilles fines et longues, et de se faire percer le côté du ventre, à chaque fois qu'il sombrait dans un sommeil profond. Il faut dire que cette aiguille ne lui faisait aucun mal tant qu'elle qu'elle s'enfonçait dans les zones remplies de graisse. Mais dès qu'elle atteignait les chairs vives, il se réveillait très vite. Quand il recevait en audience des visiteurs, il se tenait devant un coffre imposant afin de cacher la plus grande partie de son corps, ne laissant voir que le visage : c'est ainsi qu'il conversait avec ses quémandeurs. Ménandre, sans méchanceté aucune (?), parle de lui dans ses Pêcheurs, après avoir raconté l'histoire des réfugiés d'Héraclée. Voici ce qu'il écrit : 

« C'était un gros pourceau couché sur son museau. »  

Ce vers encore

« Il appréciait le luxe - mais si fort que cela ne pouvait durer. » 

Plus loin enfin :  

« J'ai un désir et un seul, et je mourrai dans la grâce : me coucher sur ma graisse ! Ne rien dire, le souffle haletant, bouffant, et disant : je suis repu de plaisirs. »

  

Il ne mourut cependant qu'à cinquante-cinq ans, et il fut tyran pendant trente-trois ans, se distinguant de ses confrères par sa bonhomie et sa conduite honorable.

73. Tel était également Ptolémée qui régna sur l'Égypte, celui qui se proclama bienfaiteur (Évergète), mais que les Alexandrins surnommaient plutôt malfaiteur (Kakergète). Le stoïcien Posidonios, qui voyagea avec Scipion l'Africain jusqu'à Alexandrie, le décrit en ces termes dans le livre VII de ses Histoires :

« En raison de sa mollesse, il était devenu une lourde masse, tant il avait de graisse et un ventre proéminent, au point qu'il était impossible d'en faire le tour, même avec les deux bras ! Pour cacher cet embonpoint, il portait une robe qui lui descendait jusqu'aux pieds, et dont les manches recouvraient même les poignets. Il ne sortait jamais dehors, sauf pour accompagner Scipion. » 

Que ce roi ait été licencieux, nul n'en fait mystère, et la chose est attestée par le prince lui-même dans le livre VIII de ses Commentaires, quand il raconte sa prise de fonction en tant que prêtre d'Apollon à Cyrène, et le banquet qui fut donné à ses prédécesseurs ; il écrit ceci

« L'Artémitia est un fête importante à Cyrène, où le prêtre d'Apollon, désigné annuellement, convie à un grand banquet ceux qui l'ont précédé dans cette charge ; devant chaque invité, il fait placer un large récipient en terre cuite pouvant contenir vingt artabes, et dans lesquels on dépose des gibiers, des volailles domestiques, des fruits de mer ou des poissons fumés d'importation ; en outre, nos ancien prêtres sont parfois gratifiés d'une joli petit esclave. Mais moi, j'ai mis fin à ces pratiques, et j'ai fourni des coupes en argent massif, d'une valeur appréciable, comme en témoigne les dépenses plus haut mentionnées ; à ces cadeaux, j'ai ajouté un cheval caparaçonné, fourni avec le palefrenier et des freins marquetés d'or. Le repas terminé, chaque invité repart avec cheval et cavalier. »

Le fils de Ptolémée Alexandre (Ptolémée Aulète) ne cessa, lui aussi, d'engraisser à vue d'œil ! On sait qu'il tua sa propre mère, quand elle gouvernait de concert avec lui. Voici ce que Posidonios dit à son sujet, dans le livre XLVII de ses Histoires :

« Ce souverain d'Égypte, un homme haï de son peuple, mais soumis aux flatteries de ses courtisans, vécut dans un luxe éhonté ; quand il voulait se soulager, il était incapable de sortir sans être soutenu par deux gardes du corps. Mais quand, dans un banquet, les danses commençaient, alors, il sautillait nu-pieds et se contorsionnait dans un rythme endiablé, comme un vrai danseur. »

74. Agatharchidès rapporte, dans le livre XVI de son Histoire d'Europe, que Magas, qui régna sur Cyrène pendant cinquante ans, fut un souverain si pacifique qu'il put passer son temps à festoyer, si bien qu'il parvint, à la fin de sa vie, à un monstrueux embonpoint. Finalement, il mourut étouffé dans sa graisse, parce qu'il ne faisait aucun exercice et qu'il n'arrêtait pas de se goinfrer.

Le même auteur, dit encore, dans le livre XXVII que, chez les Lacédémoniens, il était anormal d'être remarqué avec une visage dépourvu de virilité, ou de montrer un ventre proéminent ; c'est pourquoi, tous les dix jours, les jeunes recrues avait obligation de se mettre nu devant les éphores : les magistrats observaient alors de près les vêtements qu'elles portaient, ainsi que l'état de leur couche, et ils avaient raison.

Il n'empêche que Sparte possédait de très bons cuisiniers, habiles à préparer les viandes ; mais le raffinement se limitait à cela. Dans ce même livre XXVII, Agatharchidès raconte que les Lacédémoniens firent comparaître dans leur assemblée Naucleidès, fils de Polybiadès, parce qu'on estimait qu'il était devenu trop obèse, conséquence d'une vie de patachon. D'emblée, Lysandre l'accabla de reproches, le traita de débauché et de vicieux : peu s'en fallut qu'il ne fut expulsé de la cité. Toutefois, on ne le fit pas, mais il fut averti qu'il serait banni s'il ne corrigeait point son mode de vie. Pour l'occasion, Lysandre rappela ce que fit Agésilas, quand il guerroya contre les Barbares, près de l'Hellespont. Constatant que les Asiatiques étaient parés de riches vêtements, mais que leur corps étaient gras et mous, il ordonna que les captifs fussent amenés devant le crieur public, dépouillés de leurs tuniques, et vendus séparément de leur bel accoutrement : Lysandre voulait faire comprendre à ses alliés que leur combat, pour amasser un riche butin, avait lieu avec des hommes veules et sans valeur, le but étant, bien sûr, de motiver encore davantage leur ardeur.

Python, l'orateur de Byzance, était aussi bien en chair, si l'on en croit Léon, son contemporain. Alors que des factions se déchiraient entre celles, Python dit ceci pour ramener la concorde

« Citoyens, vous voyez comme je suis gras ; eh bien ! j'ai une épouse plus grosse que moi. Quand nous sommes bien, un lit même étroit nous suffit largement ; mais, quand nous nous disputons, la maison n'est pas assez grande. »

75. Comme il vaut mieux, mon bon Timocrate, être pauvres et maigres que d'être comparés avec ces gens dont parle Hermippos dans ses Cercopes ; plutôt notre condition que vivre comme ces richards, et ressembler au monstre marin de Tanagra : ils ont bien raison,  ces chers notables susmentionnés ! Hermippos, s'adressant à Denys, dit : 

« Les pauvres te sacrifient déjà des bœufs tout estropiés, plus maigres que Léotrophidès ou Thoumantis. » 

Dans Gérytadès, Aristophane dresse également la liste des gens maigrelets, qui, au fond de l'Hadès, furent envoyés par les poètes comme ambassadeurs, afin d'y rencontrer les poètes morts. Voici ces vers : 

« A. Qui a osé descendre dans cette cave à macchabées, aux portes de l'obscurité
B.
Nous avons désigné, d'un commun accord, un représentant de chaque art, des hommes qui, nous le savons, aiment l'Hadès et y descendent volontiers
A.
Quoi ! Il y aurait des types qui se plairaient dans l'Hadès
B. Certainement,
tout comme il y a les gens qui aiment se rendre en Thrace. Le ciel m'en est témoin. Il en faut pour tous les goûts. 
A. Et qui sont-ils donc

B. Eh bien
! il y a Sannyrion, il appartient à la clique des comédiens ; parmi les membres des chœ
urs tragiques, on a désigné Mélétos ; enfin, pour les chœurs cycliques, on a choisi Cinésias.
» 

Plus loin, nous lisons

« Ils sont bien maigres les espoirs que vous emportez ! Ces pauvres types, si le fleuve de la diarrhée avance à une vitesse foudroyante, ils seront rattrapés par lui et emportés. »

 Concernant Sannyrion, Strattis, écrit dans son Homme tranquille :

« Le renfort de cuir de Sannyrion. »

Sannyrion décrit lui-même Mélétos dans son Rire

« Mélétos, ce cadavre de Lénéon. »

76. Cinésias était, en effet, grand et maigre, au point que Strattis lui a consacré une pièce entière, dans laquelle il l'appelle « l'Achille de Phthie », parce qu'il utilisait sans cesse le mot « phthien » dans sa poésie. D'autres poètes, tel Aristophane, décrit Cinésias comme « léger comme du bois de tilleul » : si on devait le croire, Cinésias se serait attaché autour du corps une planche en bois de tilleul, pour éviter de se plier et de casser en deux, ce qui eût été la conséquence normale de sa taille et de son aspect squelettique...

L'orateur Lysias, dans son Pour Phanias - un discours composé contre une proposition d'une loi anticonstitutionnelle - dit que Cinésias était fort maladif ; pourtant, il fut commandant d'armée, abandonnant un temps ses activités poétiques pour devenir sycophante, ce qui lui aurait permis de s'enrichir. Quoi qu'on en dise, il s'agit bien là de notre poète, et non d'un homonyme : cela est attesté par la manière emphatique avec laquelle Cinésias est raillé pour son impiété en tant que poète ; en effet, Lysias le présente comme un athée notoire. Lisons plutôt : 

« Je suis étonné que vous ne soyez pas indignés par le fait que Cinésias se veut le défenseur de nos lois, alors que vous savez tous qu'il est l'homme le plus impie du monde. C'est celui-là même qui a commis de monstrueux sacrilèges dont la seule mention est une honte à nos oreilles. Vous le connaissez suffisamment, je suppose, car tous les ans, nos auteurs de comédies écrivent sur lui. N'était-ce pas avec lui qu'Apollophanès, Mystalidès et Lysithéos, ont jadis festoyé, au cours d'une journée pourtant interdite par nos cultes ? Ces pendards-là ne se gênaient pas pour se qualifier eux-mêmes d'« Adeptes de l'Esprit du Mal » au lieu d'« Adeptes de la Nouvelle Lune » : c'était à juste titre, si l'on considère leur vie exécrable à souhait ; et Ils faisaient cela avec un naturel sidérant, pour railler les dieux et vos lois. Désormais, ces scélérats ont péri de la manière qui sied aux gens de cette espèce. Mais, en ce qui concerne Cinésias, le plus célèbre de tous ces impies, les dieux l'ont mis dans un tel état que, plutôt que de le faire mourir, ils ont préféré le maintenir en vie, afin qu'il soit un sujet de méditation pour son prochain, pour que tout le monde sache que, pour les infâmes, les dieux ne se vengent pas forcément sur les enfants : souvent, ils usent de cruauté, châtiant avec la plus grande rigueur les méchants, en leur envoyant des désastres et des maladies pires que ceux du commun des mortels. Mourir ou tomber malade est une chose banale pour les humains, mais vivre aussi longtemps dans une telle condition, en croyant mourir chaque jour, mais survivant tant bien que mal, est le supplice le plus approprié pour punir les fauteurs de sacrilèges. »

77. Voilà ce que l'orateur disait à propos de Cinésias.
Philitas, le poète de Cos, était d'une maigreur telle, qu'il attachait des boules de plomb à ses pieds de peur d'être renversé par le vent.

Polémon le Periégète, dans son livre Sur les Merveilles, rapporte qu'Archestratos le devin, capturé par l'ennemi, fut placé sur une balance et s'avéra ne peser qu'une seule obole : il était si maigre !

Le même auteur affirme également que Panarétos ne consulta jamais de médecin (c'était un élève du philosophe Arcésilaos, et Polémon dit qu'il vécut à la cour de Ptolémée Évergète, qui le gratifiait d'une pension de douze talents par an). En effet, quoique fort maigre, il n'était jamais malade.

Dans le Livre II de son ouvrage Sur la Formation, Métrodore de Scepsis dit que le poète Hipponax était, non seulement minuscule, mais également très maigre ; malgré tout, il était musclé, et, parmi les exploits qu'on lui attribue, il y a celui où il lança une carafe vide à une distance énorme : pourtant, on sait qu'en règle générale un objet vide ne peut fendre l'air, ni avoir une grande vitesse.

Philippidès était maigre aussi. L'orateur Hypéride indique, dans l'un de ses discours, qu'il était politicien. Or, selon notre orateur, sa maigreur manifeste le rendait peu crédible dans ses prestations.


Alexis dit de lui, dans ses Thesprotiens

« Toi, Hermès, qui escortes les morts, toi à qui Philippidès est alloué, et toi, œil de la nuit enrobée de noir. » 

Et Aristophon, dans son Platon :

« A. En trois jours, je le rendrai plus maigre que Philippidès. 
B. Quoi ! tu peux changer les hommes en cadavres en si peu de temps ?
» 

Enfin, Ménandre, dans La Colère

« Si, dans ton pays, la famine mord jamais cet ami cher, elle fera de lui un cadavre plus maigre que Philippidès. » 

Il est clair que la formule « philippidiser » signifie « être maigre pour de bon ». 
De lui, Alexis dit dans La femme qui buvait de la Belladone

 « A. Tu es dans une mauvaise passe : tu n'es plus qu'un poulet déplumé, Zeus m'en est témoin ! Tu as été philippidisé. 
B. Tu as fini d'inventer des mots nouveaux quand tu me parles. Je suis presque mort. 
A. Quels malheurs tu as eu !
»

En fin de compte, il vaut mieux avoir cet aspect-là, que de ressembler à l'homme croqué par Antiphanès dans son Éole :

« Ce pauvre ami, victime de ses ivrogneries et de son obésité, est appelé « Outre à vin » par tout le monde. » 

Héracléidès du Pont, dans son livre Sur le Plaisir, dit que le marchand de parfums Déinias, qui s'était vautré dans un luxe incommensurable, et avait goûté à toutes les turpitudes, fut ruiné en raison des dépenses engendrées par sa vie dissipée. Désespéré à l'idée de ne plus pouvoir assouvir ses pulsions, il préféra se châtrer.

Toutes ces histoires sont le résultat d'un luxe extravagant. 

78. C'était la coutume à Athènes, chez les gens luxurieux, que de s'arroser les pieds de parfums ; à ce sujet, lisons ce qu'écrit Cephisodoros dans son Trophonios

« Alors ! Vous allez me parfumer, oui ou non ! Achetez-moi du parfum d'iris et de rose, plus vite que ça, Xanthias ; et pour mes pieds, je veux qu'on m'achète de l'asarabacca. »

Eubulos écrit ceci dans le Sphinx-Carion

« Tu devrais me voir dans le lit ! Tout autour de moi, j'ai des petites minettes adorables, très vicieuses, et qui se trémoussent ; et elles me frottent les pieds avec des onguents de marjolaine. »

Et dans Procris, le personnage principal dit qu'il faut s'occuper du chien de Procris, en parlant de l'animal comme si c'était un être humain : 

« A. Tu installeras un petit lit moelleux et mignon pour le chienchien ; en dessous, tu mettras des couvertures en laine de Milet ; au-dessus, tu étendras une draperie légère. 
B. Par Apollon ! 
A. Ensuite, tu feras tremper pour lui quelques gruaux de blé dans une jatte de lait d'oie. 
B. Par Héraclès !
A. Et, pour finir, tu frotteras ses jolies papattes avec du parfum de Mégallos.
»

Dans Alcétis, Antiphanès montre un homme qui asperge ses pieds d'huile d'olive. Dans le Prêtre mendiant,  il dit : 

« Il a demandé à la donzelle d'acheter un onguent de la déesse et de lui en enduire, d'abord les pieds, puis les genoux. Et quand elle eut touché ses pieds et les eut bien frottés, il sauta au plafond ! » 

Et dans L'Homme de Zante

« Et alors ! Ça m'est interdit d'aimer les femmes et de prendre mon pied avec ces petites chipies ? Et pourquoi donc ? Ne suis-je pas aux anges quand tu me fais tout ça, et que tu me frottes les panards avec tes mains de rêve ? »

Il faut citer aussi du même Les Villageois de Tharicos

« A. Est-ce qu'elle se baigne vraiment ? Mais quoi ? 
B. Ouais, elle a un coffret marqueté d'or ; elle en sort un parfum égyptien pour oindre ses pieds et ses gambettes, une huile de palme pour ses joues et ses nibards, un peu de menthe pour ses bras, de la marjolaine pour ses sourcils et ses cheveux, du thym pour son cou et son genou...
»

Anaxandridès écrit ceci dans Protésilas

« Le parfum acheté dans l'échoppe de Péron : une partie en a été vendue hier à Mélanopos, et une autre à un riche égyptien ; et avec cet onguent, Mélanopos a frotté les pieds de Callistratos. »

79. Il faut bien avouer que, déjà, à l'époque de Thémistocle, la mode était au luxe, comme Télécléidès le note justement dans ses Prytanes. Cratinos, dans Les Cheirons, fait une description du luxe qui avait cours en ces temps reculés : 

« Chaque homme venait à l'assemblée avec son brin de menthe douce, ou une rose, ou un lis à l'oreille, ou traînaillait sur le marché avec une pomme et un bâton dans les mains. »


Cléarchos de Soles écrit dans ses Érotiques

« Pourquoi portons-nous dans nos mains des fleurs, des pommes et autres choses de ce genre ? Dame nature essaie-t-elle, à travers notre passion pour ces grâces, de désigner les vrais amoureux du beau ? Ou alors ces gens les portent-elles en les appréciant en tant que révélation fournie par la nature ? Peut-être les portent-elles aussi pour ces deux raisons ? Reconnaissons le fait qu'une fleur se donne lors des premières rencontres amoureuses, afin de révéler notre flamme. Pour ceux qui convoitent, c'est un signe montrant leur entière disponibilité ; pour ceux à qui l'on destine la fleur, c'est la notification par laquelle ils peuvent librement partager la beauté de la fleur en question. La demande que l'on fait sous la forme d'un présent de belles fleurs et de beaux fruits, invite ceux qui les acceptent d'offrir à leur tour la fleur de leur corps. Peut-être aussi gardent-ils ces fleurs pour eux-mêmes, en vue d'admirer leur charme, comme consolation de la propre beauté du bien-aimé. Car le désir pour l'aimé est détourné par la possession des fleurs. À moins de n'aimer les fleurs que comme ornement, juste comme une chose permettant d'embellir la vie. Car ils sont magnifiques à voir, ceux qui, non seulement portent des couronnes fleuries sur la tête, mais qui en ont les mains remplies ; ils sont prédisposés à aimer la beauté, puisqu'ils révèlent leur goût pour les belles choses. Beau est en effet l'aspect de l'arrière-saison quand on en contemple les fruits et les fleurs. Ou alors devrions-nous dire que les amoureux sombrent dans la mollesse quand ils se laissent attirer par la beauté ? Serait-ce alors une inclination vers un plaisir pervers ? Il est vrai que les êtres voluptueux et qui se croient irrésistibles, aiment à cueillir des fleurs. Les jeunes filles, aussi, cueillent des fleurs dans le cortège de Perséphone, et Sappho dit qu'elle y aperçut une fois «  une jeune fille en fleur cueillant des fleurs ».

80. De nos jours, les gens sont tellement rassasiés de sexe qu'ils ont même consacré un temple à Aphrodite aux belles fesses ; que je vous narre les circonstances de la fondation de ce culte.

Un fermier avait deux belles filles qui, un beau jour, se disputèrent si violemment qu'elles se ruèrent en place publique pour régler leur différend : celui-ci portait sur la question de savoir qui, des deux filles, avait le plus bel arrière-train. Un jeune homme, dont le père était un vieil homme fort riche, passait dans les environs, et elles lui firent signe ; lui, après les avoir bien observées, se choisit la fille aînée ; bref, ce fut le coup de foudre, au point que, lorsqu'il revint chez lui, il tomba malade, s'alita, avant de raconter à son frère, plus jeune que lui, l'aventure qui lui était arrivée. Ce dernier alla voir nos demoiselles, et tomba éperdument amoureux de l'autre fille. Devant une pareille situation, leur père les invita à contracter un mariage en bonne et due forme ; mais, n'ayant pas réussi à les convaincre, il ramena les jeunes filles dans sa maison, avec le consentement du père de celles-ci, et il les maria à ses fils. Nos donzelles furent appelées « callipyges » par les citadins : c'est en tout cas ce que nous certifie Cercidas de Mégalopolis, dans les vers suivants, tirés de ses Iambes. Il écrit : 

« Il y avait une paire de soeurs dotée d'une belle paire de fesses à Syracuse. »

Ce sont ces deux sœurs qui, héritières d'une coquette fortune, fondèrent le temple de l'Aphrodite dite Callipyge, comme l'atteste également Archélaos dans ses Iambes.

81. L'histoire qui suit est fort intéressante, car elle évoque une lubie dont la cause directe est une vie de plaisirs. C'est Héracléidès du Pont qui nous la rapporte dans son traité Sur le Plaisir :

« Thrasyllos, le fils de Pythodoros, du dème d'Ǣxonê, était victime d'une étrange lubie, conséquence de la vie dépravée qu'il menait : il s'imaginait que tous les vaisseaux du monde qui entraient au Pirée lui appartenaient : de ce fait, il les enregistrait dans ses comptes, les expédiait, et traitait de toutes les affaires les concernant ; à leur retour au bercail, il les accueillait à bras ouverts, avec une joie si sincère qu'on eût cru qu'il en était le véritable propriétaire. Les bateaux qui avaient péri en mer ne l'intéressaient guère ; par contre ceux qui revenaient à bon port, le rendaient visiblement heureux. Son frère Criton, revenu à Athènes, après un séjour en Sicile, le prit en main et le confia à un médecin, qui parvint à la guérir de sa folie. Plus tard, Thrasillos raconta son étrange expérience, et avoua qu'il n'avait jamais ressenti une telle béatitude que lorsqu'il était dans sa folie ; il n'éprouvait alors aucune souffrance, bref il était dans une extase perpétuelle. »

 

FIN DU LIVRE XII