Paulin de Périgueux

FOTRUNAT

LA VIE DE S. MARTIN  : LIVRE I

livre II

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

 

 

V. H. C. FORTUNAT

PRÊTRE ITALIEN

LA VIE DE S. MARTIN

POÈME EN QUATRE LIVRES.

 

Venantius Fortunatus

DE VITA SANCTI MARTINI LIBRI QUATUOR

 

 

PROLOGUS FORTUNATI PRESBYTERI IN VITAM SANCTI MARTINI.

Domno sancto atque apostolico piissimo in Christo et peculiari patri Gregorio papae, Fortunatus.

Apud pietatis animum, quod opere minus inscribitur, dilectionis intuitu dilatatur. Nam ἐπιχειρήματα, λέζις, διαίρεσις, παραίνεσις, et reliqua oratoribus et dialecticis permittantur, apud quos caeterae artes perplexis florent artibus: ista satagent suis affectare sirmatibus quae soliti sunt adsuere, vel proferre . . . Vos date pietatis et charitatis animo veniam, postposita pro parte metrica periti censura. Quia quidquid in his vel stropha veterum, vel praesentium sophisma plerumque dissertat, totum nobis tu praestabis, quod minus novimus: quod in opere messium, id est in ipsa messe, ut praesens explicare portitor poterit, nec expedire licuit, nec tentare singula. Quapropter sanctae coronae ac dulcedini vestrae me peculiariter et instanter commendans, et ut pro humili tuo jugiter orare digneris, exspectans suggero. Cum jusseritis autem ut opus illud, Christo praestante, intercessionibus domni Martini, quod de suis virtutibus explicuisti, versibus debeat digeri, id agite ut ipsum mihi relatum jubeatis trans mitti. Nam pietate Domini concedente, quod de vita ejus vir disertus domnus Sulpicius sub uno libello prosa descripsit, et reliquum, quod dialogi more subnectit, primum quidem opus a me duobus libellis et dialogus subsequens aliis duobus libellis complexus est; ita ut brevissime et juxta modulum paupertatis nostrae in quatuor libellis, totum illud opus versu, inter hoc bimestre spatium, audax magis, quam loquax, nec efficax, cursim et impolite inter frivolas occupationes sulcarim. Quos libellos domno meo, et pio domno Martino, si ipse commeatum obtinet, in quaternionibus, quos direxistis, ipsi per vos oblaturus conjunctim et confestim transcribendos curabo, illud certe postulans, ut ejus a vobis pietas reparata pro nobis humilibus et suis peculiaribus intercedere non desistat. Date , pater dulcis, veniam, quia lituram tantam in messe scribenti pluvia superlapsa suffudit, Ora pro me domne sancte, et mihi dulcis pater.

 

AU SEIGNEUR SAINT ET APOSTOLIQUE, TRÈS PIEUX EN CHRIST, A SON PÈRE SPÉCIAL,

A GRÉGOIRE, PAPE, FORTUNAT.

Pour une âme affectueuse et tendre, un écrit, quoique pauvre de style, gagne beaucoup aux yeux de l'amitié. Laissons les ἐπιχειρήματα, la λέζις, la διαίρεσις, la παραίνεσις et le reste aux orateurs et aux dialecticiens, qui fleurissent leur rhétorique de ces laborieux artifices de langage ; qu'ils recherchent à grand-peine ces ornements pour les coudre, suivant leur goût, aux longs plis de leurs phrases majestueuses, ou les développer…. Vous, qu'une pieuse et charitable tendresse inspire, ayez pour nous quelque indulgence ; n'appliquez pas à notre versification une censure trop savante. Le génie subtil des anciens, l'esprit sophistiqué des modernes ont produit, sur l'emploi de ces figures, de nombreuses dissertations, et tu nous accorderas bien le droit d'en ignorer quelques-unes ; d'ailleurs, pendant le travail de la moisson, ou plutôt au milieu de la moisson même, comme le porteur de cette lettre pourra te l'expliquer, nous n'avions le loisir ni de débrouiller, ni de mettre en œuvre toutes ces finesses. C'est pourquoi je me recommande particulièrement et avec instance à votre sainte couronne, à votre clémence, et dans l'espoir que tu daigneras prier sans relâche pour ton humble serviteur, je passe à un autre sujet. Quand vous aurez décidé que, par l'aide du Christ et l'intercession du seigneur Martin, l'ouvrage où vous avez retracé les miracles de ce grand saint doit être mis en vers, vous ordonnerez qu'on m'en transmette un exemplaire. Car la grâce du Seigneur m'a permis d'achever un travail du même genre sur l'éloquent récit que le seigneur Sulpice a écrit en prose, et en un seul livre, de la vie de saint Martin, et sur le complément qu'il y rattache en forme de dialogue : j'ai compris en deux livres la première partie de ce récit, et en deux autres livres le dialogue qui vient ensuite : ainsi, c'est en quatre livres, bien courts et mesurés à la pauvreté de notre inspiration, que j'ai sillonné du fers l'ouvrage entier, et cela, dans l'espace de ces deux derniers mois : œuvre audacieuse plutôt que volumineuse, sans en être plus heureuse, accomplie à la hâte avec peu de soin, au milieu d'occupations frivoles. Ces livres, c'est à mon seigneur, au bon seigneur Martin, dont le nom peut les aider à traverser les âges, que je veux par vous les offrir, après les avoir fait transcrire tous quatre ensemble et sans retard sur les cahiers que vous m'avez envoyés : car je désire vivement que sa clémence, ranimée par vos œuvres, ne cesse d'intercéder pour nous, humbles pécheurs, qui lui gardons une dévotion particulière. Tu nous pardonneras, bon père, cet affreux brouillon, écrit au milieu de la moisson, et que la pluie qui tombe a trempé. Prie pour moi, seigneur saint et mon bien-aimé père !

 

PRAEFATIO IN EOSDEM LIBROS.

Nauta rudis, tumido cum vult dare vela profundo,

Atque procellosas nescius intrat aquas,

Raucisono latrante salo, cum perstrepit aequor,

Et vaga terrifico murmurat unda freto:

Exsiliens pelagus colles ubi volvit aquosos,

Planaque dorsa maris mobile rupe timet:

Naufragii cumulos capiens per confraga, Pontus,

Qua crepitat rapidus, monte natante, liquor:

Certatim implicitam quatiunt vada caerula cymbam,

Cum liquidi campi pensile transit iter:

Si fera crescat hiems, ut spumis verberet auras,

Et mare caeruleum tollat ad astra caput:

Fluctibus excussus per nubila navita currit,

Intrat et aerias pendula prora vias.

Pars subit una ratis, pars altera vergit arenis,

Nutat et in dubio lubrica libra freto.

Nunc sursum inspicitur pelagi furibunda ruina,

Pontus et iratas desuper armat aquas.

Nunc quoque prosiliens zephiri pelagique repulsu,

Fluctibus eximiis evolat acta ratis.

Afficitur tremulis temerarius arbiter undis,

Et stupet, implicitas quas petat arte vias.

Attonitus, trepidus, hebetans, vagus, anxius, anceps,

Confuso ingenio mox ope nauta caret.

Jamque gubernaclum amittens ratione gerendi,

Pondere victus aquae, nescius arte jacet.

Sic ego de modicis minimus, venerabilis Agnes,

Cum Radegunde sacra, quos colo sorte pia:

Tendere pollicitum quia cogor ad ardua gressum,

Imperiis tantis viribus impar agor.

Fluctuat ingenium, cui non natat unda camoenae

Sensus arenosus non rigat ore lacus.

Nam celsum meritis Martinum ad sidera notum,

Cum sint vota, mihi non valet arca loqui.

Poscendum est vobis, ne naufraga prora laboret,

Flatibus ille suis sed mea vela juvet.

Credere tunc potero ad portum mea carbasa ferri

Aspirante fide, si sua labra favent.

Ferte precanter opem, et de verbo poscite verba,

Si fons ille rigat, rivulus iste meat.

Vos date quod vobis cum fenore reddat alumnus,

Addam ut thesauris parva talenta suis.

 

PREFACE A CES LIVRES

Quand un matelot novice veut déployer sa voile sur un océan courroucé, quand il pénètre, malgré son inexpérience, au sein d'une mer orageuse, où les rauques aboiements des vagues font mugir au loin l'abîme, où les lames vagabondes s'agitent avec un grondement terrible, si l'onde en bouillonnant roule des montagnes humides, si le dos aplani des mers se soulève comme une roche mouvante, si la houle meurtrière entraîne les flots amoncelés sur les écueils où se brise avec éclat l'impétueuse fureur de ces masses errantes, bientôt alors le frêle navire est enlacé de toutes parts et battu par les vagues, en suivant les violentes ondulations de la plaine liquide ; et si la rage de la tempête augmente, si des jets d'écume frappent les airs, si la mer azurée dresse sa crête jusqu'aux astres, lancé au-dessus des eaux, le matelot vole au sein des nuages, et sa proue suspendue court dans les champs de l’air. Un côté du navire s'élève, l'autre côté plonge dans le sable ; il obéit, privé d'équilibre, aux flots inconstants qui le balancent. Tantôt la nef disparaît sous les vagues furieuses qui l'écrasent, sous les ondes en courroux que l'océan déchaîne au-dessus d'elle : tantôt, renvoyée par le choc de la mer et des vents, elle rejaillit en bondissant des profondeurs de l'abîme. Alarmé du tumulte des ondes, son guide téméraire s'épouvante des obstacles qui gênent sa marche, et qu'avec plus d'adresse il saurait franchir. Eperdu, tremblant, interdit, égaré, inquiet, indécis, son imagination se trouble, sa présence d'esprit l'abandonne. Bientôt il laisse aller le gouvernail que sa raison devrait conduire ; il succombe, vaincu par la puissance des eaux et le défaut de savoir et d'expérience. N'est-ce pas le sort qui m'attend, moi chétif entre les plus chétives créatures ? Vénérable Agnès, sainte Radegonde, vous que j'entoure de mes pieux hommages, j'ai promis et Ton m'oblige de diriger mes pas vers des hauteurs sublimes, et, malgré l'insuffisance de mes forces, je cède à ces commandements suprêmes. Mon esprit flotte sans guide, la muse ne le berce point de ses ondes ; le lac sablonneux de ma pensée ne peut couler de mes lèvres. Je veux chanter Martin que la grandeur de ses mérites a fait connaître aux cieux ; mais ma verve impuissante trahit ma volonté. Vous donc, pour épargner à ma nef les tourments du naufrage, priez-le de seconder ma voile de son haleine : car je ne croirai que ma voile puisse arriver au port que si Martin daigne aider de son souffle le vent de la foi qui la dirige. Prêtez-moi le secours de vos prières ; demandez au Verbe l'inspiration qui me manque : si cette source m'est ouverte, mon petit ruisseau coulera. Donnez, pour que votre père vous rende avec usure, et mon obole légère s'ajoutera pour vous à ses trésors.

 

LIBER PRIMUS.

Altithronus postquam repedavit ad aethera Christus,

Carne triumphali victricia signa reportans,

Inclytus inferni spoliato carcere dives,

Tartarei reprimens feralia jura tyranni,

Et Stygis omnipotens adamantina claustra revellit,

Sede fera populi, longa caligine tecti,

Captivum retrahens portis bipatentibus agmen,

Millibus ereptis, ergo est ut redditus astris,

Et Patris in solio sedit, sua dextera, dexter,

Quae conversatus dedit ad miracula terris,

Multa evangelici reserante volumine libri,

Hebraicus cecinit stylus, Atticus, atque Latinus,

Prosaico digesta situ, commune rotatu.

Primus enim docili distinguens ordine carnem,

Majestatis opus metri canit arte Juvencus.

Hinc quoque conspicui radiavit lingua Seduli,

Paucaque perstrinxit florente Orontius ore,

Martyribusque piis sacra haec donaria mittens,

Prudens, prudenter Prudentius immolat actus.

Stemmate, corde, fide pollens Paulinus et arte,

Versibus explicuit Martini dogma magistri.

Sortis apostolicae, quae gesta vocantur, et actus,

Facundo eloquio vates sulcavit Arator.

Quod sacra explicuit serie genealogus olim,

Alcimus egregio digessit acumine praesul.

Ast ego sensus inops, Italae quota portio linguae,

Faece gravis, sermone levis, ratione pigrescens,

Mente hebes, arte carens, usu rudis, ore nec expers,

Parvula grammaticae lambens refluamina guttae,

Rhetoricae exiguum praelibans gurgitis haustum,

Cole ex juridica, cui vix rubigo recessit.

Quae prius addidici, dediscens, et cui tantum

Artibus ex illis odor est in naribus istis.

Non praetexta mihi rutilat toga, pennula nulla.

Jam mea nuda fames superest de paupere lingua,

Scilicet inter tot sanctorum culmina vatum,

Fulmina doctorum, et gemmantia prata loquentum,

Nullo flore virens ego tendam texere sertum,

Mellis et irrigui haec austera absinthia miscam.

Quod tamen ut facerem, fieri res illa coegit,

Quo minus ipse reus pro crimine redderer amplo

Convenienter enim ratio quia vera poposcit,

Hujus pontificis solvi praeconia verbis,

Cujus causa fuit hac me regione venire.µ

 

Ergone dignus ero Martini gesta beati,

Pannoniae geniti, qua clara Sabaria vernat,

Attrectare manu, trepida vel pangere lingua?

Non eget ille meis tenebris, quia luce coruscans

Gallica celsa pharus fulgorem extendit ad Indos.

Qui puer in teneris vix pubescentibus annis,

Frigore sub gelido, terras crispante pruina:

Cum undas tristis hiems freno glaciale ligasset,

Et vaga libertas fluviorum inclusa lateret,

Asperiore gelu de se sibi vincula nectens,

Plus aqua frigidior, tunica vestita rigoris:

Occurrenti igitur portae Ambianensis egeno

Qui sibi restiterat chlamydis partitur amictum,

Et fervente fide, membris algentibus, offert.

Frigoris iste capit partem, capit ille teporis,

Inter utrosque inopes partitur fervor et algor,

Et nova mercandi fit nundina; frigus et aestus

Unaque paupertas satis est divisa duobus.

Hac se veste tamen tectum obtulit ipse Creator,

Martinique chlamys texit velamine Christum:

Nulla Augustorum meruit hunc vestis honorem,

Militis alba chlamys plus est quam purpura regis;

Prima haec virtutum fuit arrha, et pignus amoris.

 

Post fera barbaries peteret cum Gallica claustra,

Ac prope Vangionum premeret loca fervidus hostis,

Militiae sanctus cuncta emolumenta recusat.

Hic cum Caesareas fremuit Julianus in iras,

Imperat ut clausum teneat custodia justum;

Ac veniente die primus properaret in agmen.

Quo tamen ante aciem sacer ire fatetur inermis.

Venerat ergo dies belli, pacem expetit hostis,

Atque orante uno cecidit furor omnibus armis;

Innumerasque acies solus sine sanguine vicit.

 

Hinc loca latronum incedens, ratus ire per Alpes,

Vinctis post tergum manibus, deductus ab uno,

Tempore sub mortis, hostis compendia tractans,

Credit latro Deum, dum praedicat iste, colendum;

Et dare qui voluit mortem, capit ore salutem.

Ducitur ille ferox a relligione ligatus,

Atque suus praedo Martini praeda fit ultro:

Quam bonus ille isti! sed plus pius hic fuit illi.

Servantur simul, ille fide, hic corpore vivens,

Ambo valent, dum nemo cadit, sic vivit uterque.

 

Hinc loca praeteriens pulcherrima Mediolani.

Florea rura terens, per amoena vireta viator,

Obvius occurrit vetus et temerarius hostis;

Mentitus speciem humanae sub imagine formae,

Falsiloquax, pereunte fide, male doctus in arte,

Quod peteretur iter quaerit: cui cominus ille

Huc properare refert, qua se Deus ire vocaret;

Cui ferus hostis ait: Quocunque accedere tentes,

Tecum pergo nocens, vota in contraria currens.

Voce prophetali sanctus cui protinus infit:

Est meus adjutor Dominus, mala nulla verebor,

Ne timeam timidum, timor est Deus, arma timentum,

Tutus in adversis gradior, rectore superno:

Insidiis via nulla patet sub tegmine divo.

Haec ait, et validi transfixus cuspide verbi

Daemon abest; sic umbra fugit quam Christus obumbrat.

 

Interea matrem gentili errore resolvens,

Illa istum mundo, hic illam generavit Olympo,

Decrepitamque senem sancto facit amne renasci,

Et meliore sinu generant sua viscera matrem.

 

Dogmaque, sacrilego quod fuderat Arrius ore,

Tempestate gravi totum populaverat orbem,

Per magis Illyricum male naufraga lingua natabat.

Hinc quoque coeperunt nasci nova praelia justo,

Fortior ut fieret reparatis belliger armis;

Ad virtutis opus per multa pericula crescens.

Vir pius ergo sagax, fideique fidelis athleta,

Sparsa venena heresis reprimens, dum dimicat hostis,

Suppliciis lacerus, flagris datus, urbe repulsus:

Nam Patris ac Geniti aequalem, vel Flaminis almi

Vim, genus, et specimen, virtutem, lumen, honorem,

Unum velle trium, sua per tormenta, fatetur.

Dulcia membra viri per amara flagella cavantur,

Et Christi juvenem veterata piacula torquent:

Sed gravior fit poena levis per nomen amantis.

 

Et quia summus apex fidei, virtutis, honoris,

Hilarius famae radios jaculabat in orbem,

Rite sacerdotis penetralia jura gubernans,

Buccina terribilis, tuba legis, praeco Tonantis,

Pulchrior electro, ter cocto ardentior auro,

Largior Eridano, Rhodano torrentior amplo,

Uberior Nilo, generoso sparsior Histro:

Cordis inundantis docilis ructare fluenta,

Fontibus ingenii sitientia pectora rorans

Mens Evangelii bis bini plena libelli,

Quattuor ore suo manans nova flumina mundo

Ornatum Ecclesiae, pollens diadema coruscum

In membris Christi capitis velut infula fulgens

Pectore belligerans, adamantinus arte topazos

Ad virtutis opus mens inconcussa palaestris,

Gemmifer eloquiis, radiantior ore lapillis:

Doctor apostolicus, vacuans ratione sophistas

Dogmate, luce, fide, informans virtute sequaces

Hostibus hic quoniam gravis insuperabilis esset

Ducitur exsilio, quia longa silentia tendit,

Regis et auxilio petit hic sua praemia miles.

Cujus in abscessu, errori vaga Gallia cedit,

Et regio titubat, tanta se turre movente.

Hoc ubi praepropere Martinus comperit inde,

Constituit cellam sub vertice Mediolani,

Expulit unde virum tum Auxentius, auctor iniquus

 

Hinc prius exsul adit qua Gallinaria turget

Insula, frugis inops, pascens radicibus herbae,

Ergo venenatum elleborum mox sumpsit ab ore

Incipit inde mori queis vivere credidit escis.

Sed prave virus agens oratio sola fugavit,

Et vivente viro intra se sua mortua mors est.

 

Rursus ut Hilario redeundi est facta facultas.

Excurrit properus sua per vestigia justus.

Excipit hic cupidum cupiens, et amator amantem,

Fitque monasterium Pictava cominus urbe.

Jungitur inde sacro catechumenus ore docendus,

Atque absente viro, rapuit grave funus amicum.

En subito Martinus adest, qui defuit absens.

Ecce redit pietas, redit et simul arca salutis.

Ergo ubi conspexit gelidum de febre cadaver,

Flet, gemit, accurrit, dolet, ejulat, uritur, angit,

Conspiciensque fidem, cella omnes jussit abire.

Exclusitque foras foribus, sine teste relictus;

Tunc super algentis corpus prosternitur ardens

Judicis exactor, revomant ut Tartara functum.

Interea geminis spatio remorante sub horis,

Ecce redit facies, saliunt per membra vapores,

Stat rubor inde genis, oculos pupilla repingit;

Rursus et insertus renovat specularia visus,

Vena tumet rivis animato fonte cruoris.

Paulatim assurgit, fabrica titubante, columna:

Erigiturque jacens pariter domus et suus hospes,

Ipse iterum post se vivens idem auctor et haeres,

Qui redivivus, ait, se judicis ante tribunal,

Ductum damnandum, Martino orante, reductum.

 

Lupicini demum celerans dum praeterit agrum,

Comperit, heu! famulum crudeli funere raptum,

Elidendo suum fera per suspendia collum;

Accessitque ubi sic mala pendula praeda jacebat,

Expulit hinc cunctos, solus solita arma requirens,

Incubuit super exanimis pallentia membra,

Et premit arca sacri, ne hunc deprimat arca sepulcri,

Mox tamen ore precem ut viventis misit in aurem,

Mors pede versa retro, praedam fugitiva reliquit,

Evomuitque vorax avida de fauce rapinam:

Protinus exsiliit lento conamine functi,

Jam levior se terra movens, animata calore;

Languida colla levans, oculosque ex morte soporos

Vix reserans, gravido vigilantia lumina visu,

Mortis odore et adhuc remanente in naribus illis:

Sed praestante manu totos simul erigit artus;

Et stetit intrepidis membrorum machina plantis;

Vivificatus enim, gressum meditando rediscens,

Reddidit obsequium vitae pro munere sancto,

Usque ad vestibulumque domi illum ducere tendens

Defunctum eripuit subito qui ex limine mortis,

Pro mercede manens, haec compensatio justo.

Gloria, Christe, tibi, facis haec qui mira per orbem.

 

Accidit ut Turonum praesul peteretur ad urbem,

Nec tamen educi posset de limine cellae;

Ruritius quidam, simulata febre jugalis,

Obtinet egressum sancti ad vestigia supplex.

Urbibus ex reliquis nova conciliabula currunt

Laetificata simul sanctam se ferre rapinam.

Ne tamen effugiat, justum custodia vallat.

Interea paucis tunc obsistentibus, insons

Eligitur, trahitur, sacratur, et arce locatur;

Aemulus unus erat, defensor episcopus, obstans,

Ne Martinus oves pastor curaret alendas.

Nec mora, judicio Domini lectore canente,

Versiculo Psalmi Defensor sponte notatur.

Ex ore infantum et lactentum perfice laudem,

Nunc defensorem qui sic bene destruis, inquit.

Mox fragor astra petit, clamor vagus atria complet

Et docet ille favor de Defensore reatum,

Addictusque vir est, se judice, teste propheta.

 

Inde monasterium sibi condit rupe sub alta,

Vir monachus perstans in pontificatus honore.

Plurima conveniunt ubi sancta examina fratrum.

Ergo aderat proprius locus, et celeberrimus olim

Ampla vetustatis cum tempora transiluissent:

Martyris esse pium spargebat opinio cultum:

Quo sacer exorans tumulo salit umbra sepulcri

Laeva ex parte loquens, meritis res ipsa sinistra

Imperat ut nomen fateatur imago, vel actum,

Latronem se voce refert, pro crimine caesum;

Nil cum martyribus se participare beatis.

His quia palma manet, nam se mala poena teneret

Omnibus auditur, Martino cernitur uni

Ista superstitio tali sub sorte vetatur,

Sic altare simul removetur, larva fugatur.

 

Post iter arripiens, comitatu relligioso

Exsequiis subito gentilibus obvius exit,

Dum putat inde vehi cultu simulacra profano,

Pingit in adversos signum crucis, illa cucurrit

Ante virum, sua bella gerens, pietatis amica.

Obvia turba riget gressuque extorpuit aegro,

Atque immota gradu, vertigine rapta rotatur,

Additur illud onus, deponunt colla cadaver,

Nec jam ferre valent, et mors in pondere crescit,

Tunc sacer inspiciens opus hoc esse exsequiarum,

Jussit abire procul, digitis crucis arma repingens,

Unde ligavit iter, miseratus et inde resolvit,

Una eademque manu mandata per aera mittens,

Hoc mirum faciens de suspicione sacerdos.

Protinus antiquum cupiens exurere fanum,

Jussit et acclivem propius succidere pinum.

Obvia congreditur cui rustica concio pugnax

Ne succidatur res nata et debita flammis;

Proinde paciscuntur hac lege excidere pinum,

Si Martinus eam valeat retinere ruentem,

Annuit hoc populus, hoc spondet sponte sacerdos.

Mollia subduntur rigido sub stipite membra,

Et suspectatur pini peritura ruina.

Interea rapidis sonat icta bipennibus arbor,

Atque subincrepitans, casura, cacumine nutat.

Paulatim inclinans jam victa secure ruebat,

Turbati monachi spectant extrema magistri,

Credentes ramis transfigere viscera justi.

Vir tamen intrepidus perstat, pinoque cadenti

Obtulit arma crucis, cumulans sua bella triumphis.

Extimuit fugitiva virum repedabilis arbor,

Et ruitura procul suspendit in aera lapsum,

Excutiens, retro versa, comas, sine more caducum

Continuit saltum sese per inania librans.

Contra naturam succisa, et curva repugnans,

Mox petit illud iter qua non sua pondera torquent.

Hinc ad ruriculas vertigo infesta rotatur,

In montem exsiliens vindex ut puniat hostes,

Resque parata neci fuit ultro facta saluti.

Fit fragor in partes, monachi per gaudia deflent,

Gentiles stupidi nova per miracula pallent,

Judicio ligni est hominum mollita voluntas.

Expetit arma crucis conversa, errore relicto,

Et timor hic pini Martinum fecit amari,

Majorem generans fructum, cum decidit arbor.

 

Hinc jubet alterius succendere culmina fani,

Vicinamque domum cum flammea lingua voraret,

Viribus ardor agens, totis laxatus habenis,

Obvius ipse volat, qua tunc globus igneus ibat,

Scandens tecta domus; hic verba precantia mittit,

Mox tota in ventos revoluta incendia fervent,

Et contra Boream Vulcanius ardor anhelat.

Seditione movent elementa domestica rixas,

Adversis Zephyris videas pugnare favillas,

Hinc furor australis premit, hinc velocibus alis

Flamma volans borinas mordebat in aera pennas,

Obluctata diu, tandemque evicta per auras,

Quas armare solent, fugiebant flamina flammas,

Conditione nova satis haec res mira per orbem.

Flabra timent ignem, timet ignis ligna vorare,

Atque avidae flammae sua nutrimenta pavescunt;

Paulatimque foci se languida lingua resorbet,

Urere qui solet, a se ipso consumitur ignis:

Martinique fides sine nubibus intulit imbres.

 

Rursus ut hinc aliud cuperet subvertere templum,

Rustica turba vetat divelli fana profana:

Unde repulsus adit loca proxima, sed biduano

Contectus cinere, et setis jejunia ducens,

Numinis auxilium ad templa imminuenda precatur.

Militiae angelicae coram duo protinus adsunt,

Siderei proceres, hastas et scuta tenentes,

Cominus hic sanctum compellant vocibus ultro:

Praesidiis, Martine, tuis delabimur astris,

Squallidus ipse sedes, sed fit tua cura Tonantis:

Suffragiisque tuis coeli fremit arduus axis,

Belliger et totis conspirat Olympus in armis,

Ut coepta efficias, per nos tibi militat aether,

Mittimur a Domino gemini, tua castra regentes;

Hac pro parte duces melior qua causa laborat.

Nunc, age, rumpe moras, neu rustica turba rebellet,

Arma ministra vides: nostrum est superare superbos.

Irrue, ne trepides, ope nostra, ad templa ruenda,

Nec titubare decet, favor est tibi Numinis almi.

Tunc sacer aggrediens properus dissolvere templum,

Idola exstinxit, fana exuit, obruit aras;

Totaque sublimis jacuit sub pulvere moles,

Rusticitas, inimica prius, favet ipsa ruinae,

Instat et excidio, quae defendebat iniquum,

Idola ejiciens, numen confessa Tonantis;

Uno eodemque ictu hoc respuit, eligit illud.

 

Post Heduorum dum templum divellere tentat,

Obstant inculti cultores ruricolares

Ne colerent melius, sua si cultura periret;

Ex quibus audaci nixu male fortior unus,

Aggreditur gladio caput obtruncare sacratum,

Cui nuda cervice pater sese obtulit ultro.

Ast ubi mente ferox totas collegerat iras,

Exacuens rabiem, sed cordis acumine tonsus,

Acrius insiliens totos suspenderat artus:

Bis furor armatus juguli ruiturus in ictum,

Tam gravius feriens, quantum alte educitur ensis,

Astrictis capulo digitis, dum temperat ungues,

Noxius, horrifica meditatus vulnera dextra,

Mortis amicus, amans facinus, crudeliter ausus:

Jam ferro incumbens, capiti mucrone reducto,

Sternitur ipse solo qui sic pendebat in ictum:

Ac resupinus humi, qui pronior ibat in ausum,

Mittit et ore precem, cum membra superba jacerent.

Justo stante cadens, quo credit stare cadente,

Dum vice diversa stat inops, ruit ille superbus,

 

Rursus opus peragens, idola evertit: et ecce,

Vir quidam tractans Martini de nece, cultrum

Dum rapit, eripitur rapienda rapina rapaci,

Excussumque fugit sine more volatile ferrum,

Jam leviore via, neque post comparuit usquam,

Sic cultro ablato, manibus latro exstitit insons;

Redditur et mitis postquam fit nudus ab armis,

Nec furor ante animi periens, nisi tela perissent;

Invita haec pietas quae perdidit unde noceret.

 

Saepe beatus item, contradicentibus ipsis

Agricolis, praestante fide, se orante, jubebat,

Ut male culta suis caderent fera fana ministris;

Sic quoque pontificem soliti impugnare rebelles,

Dum templa evertunt, ipsi sunt arma beato,

Hostilique manu Martini bella geruntur.

 

Partibus atque suis alieno milite vincit.

Tunc etiam fuerit curatio quanta patrono,

Quanta medelifero manavit gratia tactu,

Laudibus in tantis muta est facundia mundi.

Quem cunctis vidisse fuit meruisse salutem,

Est satis ipse suus generosus testis et auctor.

Qui quondam ingrediens Trevirorum moenia mitis,

Qua resoluta diu per viscera fluxa, rigebat

Turbida paralysis, gelido languore, puella,

Flatibus extremis quasi jam de funere vivens,

Cujus erant oculi vigilis custodia mortis,

Funeris exsequias reddentia lumina membris,

Solvere festinans animatae vincula carnis,

Spiritus arcano vix mobilis ibat anhelo,

Fine trahens dubio perituram naribus auram:

Pes, manus, ora, genae, recubabat imago sepultae,

Nec tumulata quidem, sed portio tota sepulcri,

Cujus amore pio patris exanimata senectus,

Dilacerata genis, niveis male compta capillis,

Cum impatiens ageret, nec adesset cura medellae,

Comperit ut sanctum advectum dignanter ad urbem,

Advolat inde senex vitulis juveniliter armis,

Impiger exsiliens, cursu sua tempora vincens.

Pontificum vallante choro, populoque frequente,

Irruit in medios clamoribus inverecundus;

Nam dolor insignis non respicit arma pudoris.

Corruit ergo senex sancti ad vestigia pronus,

Genua, manus plantasque per oscula mollia lambens.

Vix gemitu laxante, loqui sic incipit aeger:

Vir Martine Dei, populari nate saluti,

Vir cunctis bonitate parens, tibi suggero luctus,

Nec miseri pereant lacrymae, pietatis amice.

Quem mea causa trahit, loca tam longinqua venire,

Ut labor iste viae tribuat compendia vitae,

Est mihi nata domi, decumbens vulnere morbi,

Exsequiis vicina suis, sine sorte medelae.

Quae quondam incolumis stabat, mea sola voluptas,

Obsequiis intenta piis, placabilis, in qua

Vita meam haec mihi dulcis erat solando senectam,

Ecce perit secumque trahit mea viscera letho,

Canitiemque patris miseranda in tartara ducit.

Ire sed ipse prior cuperem, si forte liceret.

Quaenam vita seni, vel quo mihi vota parenti,

Spe pereunte patris, cum nomine prolis ademptae?

Qua nubente viro, per dona futura nepotum,

Aridus in ramis poteram revirescere prolis;

Cum magis haec reputem praesentis damna salutis,

Me spectante, rapi natam mea lumina luci,

Ordine deposito melius cui causa placeret,

Ut senis illa patris oculorum clauderet orbes.

Unde sacer dignare avidam suspendere mortem,

Atque minister opis, rapiendae occurre puellae:

Si mora sit, mea causa perit, succurre duobus:

Nam me cura necat, si illi curatio cessat.

Qua sacer erubuit confusus voce sacerdos,

Indignum sese tali virtute ministrum.

Sed pater instabat, compellens vocibus iisdem:

Debitus insanis medicus venis, exere curas.

Sentiat adventum medici purgatio morbi.

His impulsus adit qua lassa puella jacebat,

Turba astante foris faceret quid pastor ovili.

Hinc sua bella gerens, orator ad arma recurrit,

Sternens membra solo; sensu super astra reducto,

Hinc ubi consurgens, faciem respexit alumnae,

Illico vox rediit, peregrinis aedibus hospes.

Et rediviva suae cecinerunt organa linguae;

Paulatimque artus liquor ut penetravit olivae,

Vivificata, pedum geminis stetit arca columnis,

Et fundata suo viguerunt culmina gressu.

 

Post quoque Tetradii famulus proconsulis expes,

Mancipium alterius sub hospite daemone factus,

Dentibus ut rabies alienis frenderet armis,

Nec sua, sed hostis fieret se milite pugna:

Quem Dominus famulum supplex purgare precatur,

Sed duci ad sanctum vetuit ferus hospes et hostis

Tetradius, rursus justi vestigia lambens,

Supplicat ut pergant ubi saevus latro latebat,

Sed sacer ipse domum gentilis adire recusat:

Spondet Tetradius humilis cum fascibus altis,

Si eripiat hosti famulum, se credere Christo.

Imposita ergo manu puero, fera larva recedit,

Et mala jucundum pastorem bestia fugit.

Tetradius pariter catechumenus esse meretur,

Atque salutiferi baptismatis amne novatur.

Sic puer et dominus maculis purgantur ademptis,

Iste hostis laqueis, erroribus ille solutis,

Ille carens animae poenis, hic carnis erinnis.

Liber uterque manens gemino micuere triumpho:

Conditio famuli libertas facta patroni;

Accipit iste fidem, cum de illo perfidus exit.

 

Nec longo spatio sub eodem tempore sanctus

Forte domum ingrediens, in limine substitit ipso,

Terribilem referens se cernere daemonis umbram,

Arreptoque coco vexat fera bellua praedam,

Dentibus armatis lacerans se sive sodales;

Terga dabant socii, nec quisquam ire obvius audet,

Vix loca tuta fugae capientes praepete saltu,

Hoc satis esse suum, vel se subducere morsu,

Martius ergo chalybs, Martinus belliger armis,

Nec pede diffugit, nec sivit abire fugacem;

Pestem stare jubens: acuit qui fauce molares,

Cui digitos vir sanctus in os cum mitteret, infit:

Si potes, ecce vora oblatam, lupe noxie, praedam.

Quam peteres alibi, datur ultro dentibus esca.

Quo dicto fauces geminae revocantur utrinque,

Ne violet digitos, suspendit bellua rictus,

Et manibus tangi timuit, qui dente voraret,

Qui dum intra obsessum poenis ageretur acerbis,

Nec tamen ob digitos exire per ora liceret,

Foeda ministerii, foedus, vestigia linquens.

Sordibus egreditur, qua sordibus est via fluxu,

Tale iter arreptum sic te decet ire, viator.

 

Hinc cum barbariem sparsisset fama per urbem,

Proventumque trucem crudelia semina ferrent,

Pastor adesse jubet quemdam ex grege daemonis, illi

Imperat ut prodat, si nuncia vera vagarent,

Tortus ut ore reus, veluti sub judice missus,

Gressibus humanis advectus, larva fatetur:

Hanc famam in populos bisquino daemone fusam

Ut cogente metu Martinus abiret ab urbe.

Barbara tempestas tranquilla lege quiescit,

Formidanda tibi nulla est irruptio gentis,

Nec causam armorum verearis, pacis amator.

Martino praesente, aditum fallacia perdit;

Mendax vera refert; et certum nuntiat error.

Insatiata malis, quae sic fremit ore cruento,

Bestia, bella movens, revocavit munera pacis

 

Inde Parisiacam sacer intrans concite portam

Obviat in faciem leprosum versus euntem,

Qui sibi dispar erat, nec jam a se cognitus, ibat,

Vir maculis varius, cute nudus, vulnere tactus

Tabe fluens, gressu aeger, inops visu, asper amictu

Mente hebes, ore putris, lacerus pede, voce refrictus

Induerat miserum peregrino tegmine pallor.

Improvisus enim hunc sanctus sua ad oscula traxit

Astringensque virum fuso medicamine laxat.

Nam simul ut tetigit benedictas ore salivas,

Effugit unguiferum languoris sarcina tactum,

Mersa figura redit, faciem cutis advena vestit,

Ad speculum remeat peregrina fronte character,

Et deleta diu describitur oris imago,

Virtutum quam celsa fides, ubi concite sancti

Pacis ab officio perierunt praelia morbi!

Complexu res dira fuit, languoris iniqui

Peste cadente, novam gesserunt oscula pugnam.

Inclita relligio Martini, cujus honore,

Foedera fida fides formosat, foeda fidelis.

Felix relligio, sancti pede, lumine, tactu

Illustris, lustrante viro loca, lustra, ligustra,

Urbes, rura, domus, templa, oppida, moenia, villas,

Quaeque viri insignis tam insignia signa mereris,

Cujus ab ore sacro, magnalia caetera vincens,

Leprosi ad curam Jordanis in oscula fluxit,

Et fontem fluidae maculae lavat unda salivae.

 

 

LIVRE PREMIER.

Quand le Christ fut remonté dans les cieux vers son trône sublime, emportant gravés dans sa chair victorieuse les signes éclatants de son triomphe, après s'être enrichi des dépouilles du Tartare, après avoir écrasé l'orgueil du farouche tyran des Enfers, après avoir brisé dans sa toute-puissance les barrières d'airain qui défendaient le Styx, pour ouvrir les portes de l'abîme atout un peuple plongé depuis longtemps dans les ténèbres, pour arracher de ces sombres demeures cette foule captive ; après avoir enfin sauvé tant de milliers d'âmes, quand le Christ fut rendu au ciel et vint s'asseoir sur le trône paternel, à la droite, lui la droite du père, alors les prodiges nombreux qu'il avait offerts à l'admiration des hommes pendant son séjour sur la terre, divulgués par les récits du livre évangélique, furent chantés en hébreu, en grec, en latin ; mais ces récits étaient rédigés en prose, et tournés dans la forme vulgaire. Juvencus le premier sut couper cette prose en lignes régulières, avec art mesurées, et chanta en vers harmonieux l'œuvre de la majesté divine. Les mêmes ornements brillent dans les écrits remarquables de Sedulius et dans les préceptes concis qui s'échappèrent des lèvres fleuries d'Orientius. Vouant sa poésie, comme une sainte offrande, à la piété des martyrs, le docte Prudence a doctement consacré leurs actes dans ses cantiques. Distingué par la noblesse de son origine et de son cœur, par la pureté de sa foi, par son savoir, Paulin a développé dans ses vers les leçons de Martin, son maître. L'éloquente parole du poète Arator a retracé ce qu'on appelle les gestes, et les actes des apôtres qui s'étaient partagé le monde, et la longue suite de saintes générations, développée autrefois par le prophète, s'est déroulée avec ordre dans les tableaux finement dessinés de l'évêque Alcimus. Mais moi, pauvre cervelle, échantillon mesquin de la littérature italienne, épais limon, dénué de verve, intelligence paresseuse, esprit obtus, dépourvu de savoir et d'expérience, ma bouche ne connaît point les secrets du discours. J'ai léché quelques gouttes des ruisseaux de la grammaire, j'ai lapé quelques gorgées des torrents de la rhétorique ; je m'étais frotté d'abord, pour aiguiser mon jugement, à l'étude du droit, qui m'a dérouillé à peine : ce que j'avais appris jadis, je le désapprends tous les jours ; de toutes ces connaissances, un faible parfum seulement s'est conservé dans mes narines. Aussi, je n'ai point endossé les plis éclatants de la toge prétexte, ni les riches manteaux : je reste nu, avec ma soif de renommée, grâce à la pauvreté de mon langage. Et j'irais, au milieu de ces montagnes de sainte poésie, de ces fleuves de savoir, de ces étincelantes prairies d'éloquence, j'irais essayer, moi qui ne possède ni fleurs ni verdure, de tresser une guirlande ; je mêlerais au miel limpide mon absinthe amère. Il le faut ; le motif qui m'entraîne suffit pour m'absoudre et me mettre à l'abri du reproche. En effet, les convenances, d'accord avec la saine raison, exigent que j'acquitte ma dette en chantant les louanges du pontife qui fut la cause de mon voyage en ces contrées.

Serai-je digne, hélas ! de raconter la vie du bienheureux Martin, enfant de la Pannonie, de la célèbre et florissante cité de Sabaria ? Sera-t-il permis à ma tremblante main de toucher à sa gloire, à ma langue de la redire ? A-t-il besoin de mes ténèbres, ce phare sublime des Gaules dont l'éclatante lumière a projeté ses rayons jusqu'aux Indes ? Aux jours où son enfance encore tendre avait à peine atteint l'âge de puberté, un hiver rigoureux, sous ses âpres frimas, avait ridé la terre. De son frein de glace, une sombre froidure enchaînait les ruisseaux ; les fleuves cachaient, aux yeux leur libre allure, emprisonnée sous les liens dont ils se chargeaient eux-mêmes, à mesure que leur onde, de plus en plus durcie et gelée par la bise, s'attachait au manteau de cristal qui couvrait leur surface. A la porte d'Amiens, Martin rencontre un pauvre qui s'arrête devant lui : il coupe en deux sa chlamyde, et dans la ferveur de sa foi il en jette la moitié sur les membres transis du malheureux. L'un prend une part de froid, l'autre une part de chaleur : le froid et le chaud se divisent entre ces deux pauvres ; ils troquent ainsi entre eux une marchandise d'un nouveau genre, de la froidure et de la chaleur : et la pauvreté d'un seul peut suffire à deux, grâce à ce partage, le vêtement misérable couvrit pourtant le Créateur lui-même ; le Christ apparut à Martin enveloppé dans sa chlamyde. C'est là un honneur que ne mérita jamais le manteau des augustes ; la blanche chlamyde du soldat l'emporte sur la pourpre des rois. C'est ainsi que Martin reçut les premières arrhes de sa puissance future, le premier gage de l'amour divin.

Quelque temps après, les sauvages bataillons des barbares envahirent les barrières des Gaules, et ces ennemis menaçants désolaient déjà le voisinage des Vangions. Le saint voulait renoncer alors à tous les avantages du service militaire. Le césar Julien frémit de rage, il ordonne que le juste soit enfermé, tenu sous bonne garde ; il veut, quand le jour renaîtra, qu'il marche le premier à l'attaque, bien que le saint eût déclaré lui-même qu'il s'avancerait sans armes à la tête des légions. Le jour paraît, on va combattre, mais l'ennemi demande la paix : les prières d'un seul homme ont abattu la fureur de toute une armée ; un seul homme a vaincu, sans effusion de sang, d'in nombrables soldats.

Un jour, croyant poursuivre son chemin à travers les Alpes, Martin s'enfonce dans un repaire de voleurs. Les mains liées derrière le dos, il est entraîné par un de ces brigands. Sous le coup du trépas, il ne songe qu'à être utile à son ennemi ; il lui prêche le culte du Seigneur. Le larron croit en Dieu ; il voulait donner la mort, il reçoit son salut. Enchaîné par la religion, ce cœur féroce cède sans résistance, et le ravisseur de Martin se laisse ravir à son tour. Il fut bon pour le saint, mais le saint fut plus charitable encore envers lui. Ils échappent ensemble au trépas : l'un sauve son âme, l'autre sauve son corps ; ils vivront tous les deux, aucun d'eux ne mourra ; ils triomphent l'un et l'autre.

Martin traversait les riantes campagnes de Milan, et, foulant aux pieds des plaines fleuries, il cheminait au milieu d'un délicieux paysage. A sa rencontre se présente le vieux et téméraire ennemi des fidèles. Il a déguisé sa laideur sous l'apparence d'une forme humaine, et sa bouche menteuse, méchamment habile à tromper pour éteindre la foi, demande au saint le but de son voyage. Celui-ci s'approche et lui répond qu'il va où Dieu l'appelle. « En quelque lieu que tes pas se dirigent, lui dit alors ce farouche ennemi, je t'accompagne pour te nuire, pour contrarier tes projets. » Le saint lui réplique aussitôt, par ces paroles du prophète : « Le Seigneur est mon aide, je ne redoute point le méchant. Je ne puis craindre un ennemi craintif, car je crains Dieu, l'arme de ceux qui craignent. Je marche avec assurance au-devant du péril sur les traces de ce guide suprême, le génie du mal ne peut s'ouvrir d'accès sous cet abri divin. » Il dit, et blessé du trait aigu de cette vigoureuse parole, le démon disparaît : cette ombre vaine a fui celui que protège l'ombre du Christ.

Cependant Martin détache sa mère de l'erreur des gentils : elle l'avait engendré pour la terre, il la régénère à son tour pour le ciel. A demi morte de vieillesse, il la fait renaître dans l'onde sainte, et, dans le giron plus pur de sa foi, l'enfant donne une vie nouvelle à sa mère.

Les doctrines sacrilèges vomies de la bouche d'Arius avaient, comme un ouragan furieux, désolé l'univers entier, mais c'était surtout en Illyrie que ce souffle impur causait de tristes naufrages. Alors commença pour le juste une série de luttes nouvelles, où ce héros put retremper son courage et ses armes, et puiser, au sein des périls, un surcroît de vigueur pour accomplir son œuvre merveilleuse. Le pieux guerrier suivit l'erreur à la trace, fidèle athlète de la foi, il combattit partout les poisons semés par l'hérésie, mais en luttant contre cet adversaire, il fut pris, déchiré dans les tortures, livré aux verges et chassé de la ville. Il confesse au milieu des supplices que le Père, le Fils et le Saint-Esprit sont égaux en substance, en force, en nature, en gloire, en vertu, en lumière, en dignité, et que leur volonté est une en trois personnes. Les lanières mordantes s'enfoncent dans les tendres chairs du héros ; le jeune soldat du Christ est torturé comme un vétéran de la foi ; mais le nom de Jésus qu'il aime allège le poids de ses souffrances.

C'était le temps où, modèle éminent de foi, de vertu et d'honneur, Hilaire dardait sur le monde les rayons de sa renommée, où sa puissance épiscopale soutenait avec fermeté les droits légitimes du sanctuaire : Hilaire, clairon terrible, trompette de la loi, héraut du Dieu qui tonne, plus pur que l'électrum, plus éclatant que l'or trois fois éprouvé par la flamme, plus large que l'Eridan, plus impétueux que le Rhône immense, plus abondant que le Nil, plus étendu que lister, si prodigue de ses ondes ; il épanchait à plaisir les torrents qui débordaient de son cœur ; il arrosait des flots de son génie les âmes altérées. Son esprit était plein des quatre livres de l'Evangile, et de sa bouche coulèrent quatre nouveaux fleuves sur la terre. Puissante parure de l'Eglise, il était comme un diadème étincelant, une brillante bandelette du corps et du front de Jésus-Christ. Ame ardente au combat, topaze et diamant pour le style, cœur inébranlable dans les luttes et les travaux de la foi, son éloquence roulait des perles, ses discours avaient plus d'éclat que le rubis : docteur apostolique, ses raisonnements épuisaient les sophistes ; sa doctrine, ses lumières, sa piété, ses vertus instruisaient les fidèles. Comme cet insurmontable adversaire était un obstacle pour l'hérésie, on l'envoya en exil aux bords lointains où s'élève Séleucie ; mais grâce au secours de son roi divin, le soldat du Christ retira de son exil même sa récompense. Après son départ, la Gaule égarée s'abandonne à Terreur ; cette forte tour ébranlée, le pays qu'elle soutenait chancelle. Aussitôt que Martin connut cet événement, il alla s'établir dans une cellule sous les remparts de Milan. Un persécuteur injuste, Auxentius, le chassa bientôt de cet asile.

Alors le pieux exilé se dirigea vers les lieux où s'élève l'île Gallinaria ; là, privé de froment, il se nourrissait de racines d'herbes. C'est alors qu'il mangea d'une plante vénéneuse, de l'ellébore, et cette nourriture, dont il croyait pouvoir vivre, faillit le faire mourir. La prière seule eut la force d'anéantir le dangereux poison : le saint vécut et sa mort mourut dans ses entrailles.

Quand Hilaire eut enfin obtenu la permission de revenir, le juste se hâta de courir sur ses traces. Hilaire accueillit avec empressement ce disciple empressé, avec amour cet ami fidèle, qui construisit alors un monastère près de la ville de Poitiers. Un catéchumène se joignit à lui pour s'instruire aux leçons de sa parole sainte ; mais bientôt, en l'absence du maître, un funeste trépas enleva le disciple. Martin, qui avait fait défaut à cet ami par son absence, Martin arrive ; avec lui revient la charité, avec lui revient l'espoir assuré du salut. A la vue de ce cadavre glacé par la fièvre, il pleure, il gémit, il se précipite, se désole, se lamente, se consume dévoré de chagrin. Soudain la foi l'inspire, il fait sortir tout le monde de la cellule, ferme les portes, et, resté sans témoin, se prosterne brûlant sur ces membres refroidis, et sollicite le souverain juge, pour obtenir de lui que le Tartare revomisse sa proie. Deux heures s'écoulent : tout à coup le visage se ranime, une vive moiteur se répand dans tous les membres ; la joue reprend son incarnat, la pupille colore les yeux de ses nuances, les regards éteints retrouvent une vue nouvelle ; le sang, dont la source est rouverte, circule et gonfle les veines. Peu à peu la colonne entière, dont la charpente vacille encore, se redresse, et le monastère et son hôte se relèvent ensemble de leur abattement. Rendu à la vie, le catéchumène, qui se trouvait être à la fois son ascendant et son descendant, puisqu'il se survivait à lui-même, raconta qu'il s'était vu traîner devant le tribunal du juge suprême pour être damné, et que les prières de Martin l'avaient ramené des enfers.

Comme il traversait à la hâte les terres de Lupicinus, Martin apprit qu'une mort cruelle venait de ravir un serviteur, qui, dans un accès de désespoir sauvage, s'était étranglé et pendu. Il s'approche du lieu où gisait la malheureuse victime, il renvoie tout le monde, et, demeuré seul, il a recours à ses armes ordinaires. Il se couche sur ces membres pâles et inanimés : il serre le cadavre de son saint coffre pour l'empêcher d'être serré dans le coffre du sépulcre. Puis, quand sa bouche eut adressé une prière à l'oreille du Dieu vivant, la mort recula en arrière, et s'enfuit abandonnant sa proie : sa gueule avide et vorace revomit sa capture. Aussitôt la poussière du défunt se soulève lentement et avec effort, et bientôt se meut plus légère, ranimée par la chaleur. Il relève sa tête défaillante et ses yeux fermés par le trépas ; il ouvre avec peine sa pesante paupière où le regard se réveille : l'odeur de la mort demeure encore en ses narines ; mais, appuyé sur la main de son sauveur, il redresse à la fois les diverses parties de son corps, et ses pieds soutiennent enfin, sans chanceler, tout l'édifice. Il a retrouvé sa vigueur, il se rappelle et reprend sa marche accoutumée ; et pour reconnaître le bienfait sacré qui le rend à la vie, il essaye de reconduire jusqu'au vestibule du logis le saint homme qui vient de l'arracher, déjà mort, des portes du trépas ; cet hommage suffît au juste, c'est le seul prix qu'il retire de sa bonne œuvre. Gloire à toi, ô Jésus, qui accomplis de tels prodiges sur la terre !

Il arriva que la ville de Tours demanda Martin pour évêque, mais on ne pouvait lui faire passer le seuil de sa cellule. Un habitant, nommé Ruricius, sous le faux prétexte que sa femme est atteinte de la fièvre, vient se jeter aux genoux du saint et le décide à sortir. De toutes les villes voisines, les peuples réunis accourent pour cette élection nouvelle ; ils entraînent avec allégresse leur sainte proie, et, de peur qu'elle ne leur échappe, ils l'entourent et font bonne garde. Cependant, malgré l'opposition de quelques hommes, le juste est élu, emmené de force, consacré, et placé sur le siège suprême. Seul, l'évêque Défenseur refusait encore, par jalousie, d'accorder à Martin l'honneur de nourrir ce troupeau qui le nommait son pasteur ; mais bientôt le Seigneur prononça, et Défenseur fut confondu par la voix du lecteur qui, sans intention, entonna ce verset du psaume : « Mets le comble à ta gloire par la bouche des enfante et des petits à la mamelle, toi qui détruis si bien sous nos yeux le défenseur. » A ces mots, un bruit éclatant s'élève jusqu'aux astres, les cris se propagent et remplissent l'enceinte ; la faveur divine démontre clairement que Défenseur est coupable ; il dut reconnaître lui-même que le témoignage du prophète l'avait condamné.

Ensuite Martin se construisit un monastère au pied d'une roche élevée : il demeurait fidèle aux devoirs du moine, malgré la dignité pontificale. De pieux essaims de frères se réunirent à lui dans cette retraite. Non loin de là était un lieu fort célèbre autrefois. Depuis les temps les plus anciens et les plus reculés, le bruit courait qu'un martyr était adoré dans ce lieu consacré. Le saint se met en prières sur le tombeau ; alors l'ombre du défunt saute du sépulcre : sinistre image, qui se tourne, pour parler, à la gauche de Martin, place sinistré dont elle est digne. Il commande à cette ombre de déclarer son nom et ses actes. Le spectre répond qu'il n'est autre qu'un voleur mis à mort pour ses crimes, qu'il n'a rien de commun avec les bienheureux martyrs, puisqu'une palme céleste les attend et qu'il est condamné à un honteux supplice. Tout le monde l'entendit, Martin seul put le voir. Une telle épreuve mit un terme à la superstition : l'idole et son autel disparurent ensemble.

Dans un voyage, Martin rencontra sur sa route un cortège religieux qui accompagnait les funérailles d'un gentil. Il croit que ces gens promènent une idole pour lui rendre un culte profane ; il trace en l’air au-devant d'eux le signe de la croix. L'image vole, précédant le héros et portant la guerre au profit de la foi. Elle atteint ces hommes, qui s'arrêtent soudain : leurs pieds embarrassés, engourdis, enchaînés, refusent d'avancer ; ils s'agitent, sans faire un pas, en tournant sur eux-mêmes. Un nouveau fardeau s'est ajouté à celui qu'ils portent : ils déposent le cadavre que leurs épaules n'ont plus la force de soutenir ; il semble que ce trépassé leur pèse davantage. Le saint reconnaît alors qu'ils célébraient des funérailles ; il leur commande de s'éloigner, en retraçant du doigt le signe puissant de la croix. Avec ce signe il avait attaché leurs pas, et, dans sa miséricorde, avec ce signe il les détache ; sa main seule, toujours la même, leur envoie ses ordres à travers l'espace. Un simple soupçon du prélat produisit ce miracle.

Voulant réduire en cendres un ancien temple, il ordonna d'abattre aussi un pin qui s'y trouvait adossé. Les villageois réunis accourent pour combattre ce projet : la hache ne doit pas détruire un arbre qui de sa nature est destiné aux flammes. Toutefois ils finissent par consentir à couper ce pin, niais à la condition que Martin essayera, s'il en a la force, de le retenir dans sa chute. L'évêque accepte sans balancer, et la foule applaudit. On place ce faible corps sous le tronc, qui ne pliera pas ; tous les yeux sont fixés de loin sur le pin qui va périr et tomber. Cependant, l'arbre frappé résonne sous les coups redoublés de la hache. Bientôt la base craque, le sommet chancelle ; peu à peu vaincu par la cognée, le pin s'incline, prêta s'abattre. Les moines contemplent avec effroi le péril de leur maître, ils croient que les branches vont déchirer les entrailles du juste. Le héros demeure ferme et sans trembler : au pin qui tombe il présente la croix, ses seules armes ; il veut couronner ses exploits par le triomphe. Aussitôt, s'écartant du héros qu'il redoute, l'arbre recule et suspend sa chute au milieu des airs pour tomber loin de lui. Il détourne et rejette en arrière son épais feuillage, et loin de céder, suivant l'usage, à la pente qui l'entraîne, loin de se renverser, selon les lois de la nature, du côté où les entailles de la hache l'ont affaibli et creusé, il rétablit son équilibre dans l'espace, et prend une direction contraire à celle où son poids l'attire. Puis, tournant comme un tourbillon terrible, il se jette et roule sur la montagne jusqu'aux pieds des villageois, pour venger le saint et punir ses ennemis. Ainsi, ce qui devait être un instrument de mort devient l'instrument vengeur de la foi. Un grand bruit éclate parmi la foule : les moines pleurent de joie ; les gentils pâlissent, étonnés de ce prodige inattendu. Ce bois les condamne, leur entêtement cède, ils repoussent Terreur, ils demandent la croix, l'arme du salut. La peur qu'ils ont eue de ce pin leur inspire de l'affection pour Martin, et c'est en tombant que cet arbre donna son meilleur fruit.

Ailleurs, Martin avait ordonné de brûler un autre temple. Une langue de flamme, s'élançant du faîte de cet édifice sur une maison voisine, commençait à la dévorer : le feu prenait des forces et déployait déjà tout l'essor de sa rage. Le saint vole au-devant du tourbillon de flamme, il monte sur le toit de la maison, et là sa bouche adresse une prière. Aussitôt l'incendie détourne sa marche et roule tout entier à la rencontre du vent ; la fureur de Vulcain se déchaîne contre Borée. La discorde et la guerre éclatent entre ces éléments amis. On voit le feu combattre de front les Zéphyrs : d'un côté, l'Auster fougueux se précipite ; de l'autre, emportée sur ses ailes rapides, la flamme va mordre en son vol les plumes de Borée. Vaincus enfin après une lutte longue et pénible au sein des airs, les vents s'enfuirent, évitant les flammes, auxquelles d'ordinaire ils fournissent des armes. Merveille étrange, contraire à leur nature, aux lois de l'univers ! Le vent a peur du feu, le feu a peur de dévorer le bois ; les flammes avides redoutent leur aliment accoutumé. Peu à peu cette langue de feu s'affaisse et se replie en son foyer : habitué à brûler les autres corps, le feu se consume lui-même. A défaut de nuages, la foi de Martin remplaça la pluie pour l'éteindre»

Une autre fois, le saint voulait encore abattre un temple, mais une foule de villageois lui défend de renverser ce monument profane, elle repousse. Il gagne un lieu voisin, et là, durant deux jours, couvert de cendre et d'un rude cilice, voué au jeûne, à la prière, il implore le secours de Dieu pour la destruction du temple. Soudain, à ses yeux apparaissent deux célestes héros de la milice des anges, armés de lances et de boucliers. Ils s'approchent, et, pour ranimer son courage, lui adressent ces paroles : « Martin, nous descendons du ciel pour venir à ton aide. Tu couches là dans la poussière, mais tes soucis ont touché le Seigneur, et ton nom applaudi retentit partout sous la voûte sublime du firmament ; tout l'olympe guerrier est en armes et conspire en ta faveur. Nous sommes les soldais que l'empyrée t'envoie pour le succès de ton entreprise. Dieu nous a donné la mission à tous deux de seconder les exploits, de diriger tes efforts partout où la bonne cause est en péril. Va donc, n'hésite plus. Si les paysans réunis veulent te faire obstacle, tu vois nos armes, nous saurons nous en servir et vaincre les superbes. Marche, détruis les temples, ne tremble pas, nous sommes là ; le bras ne doit pas chanceler quand il a l'appui du Dieu suprême. » Martin s'empresse alors de retourner vers le temple dont il a juré la ruine, il brise les idoles, abat leur sanctuaire, renverse leurs autels, et bientôt toute cette masse orgueilleuse s'écroula dans la poussière. Les villageois, si hostiles d'abord, deviennent ses complices et pressent la destruction de ce monument d'iniquité dont ils avaient pris la défense. Ils rejettent leurs idoles, confessent la divinité du Christ, et d'un seul et même coup répudient les unes et s'attachent à l'autre.

Comme il voulait ensuite arracher de ses fondements un temple des Eduens, il en fut empêché par d'incultes cultivateurs ; ces rustres voués à la culture ne pouvaient croire qu'ils auraient un dieu meilleur à cultiver s'ils perdaient l'objet de leur culte. L'un d'eux, plus violent que les autres, eut la force et l'audace de s'avancer pour fendre avec son glaive le front sacré du prélat. Le père se découvre et lui présente sa tête nue. Ce féroce ennemi avait ramassé pour cet effort toutes ses colères ; il aiguise sa rage, à défaut de l'aiguillon émoussé de son cœur. Il s'élance vivement et se dresse de toute sa hauteur pour doubler la vigueur du coup furieux qu'il dirige sur l'évêque, car il frappera d'autant plus fort que son arme tombera de plus haut. Il serre étroitement ses doigts autour de la poignée et renfonce ses ongles pour que sa terrible main, mieux assurée, serve sans dévier ses calculs homicides. Ami du meurtre, amoureux du crime, il brave tout en son cruel délire. Avant d'abattre son glaive, il le ramène en l’air au-dessus de sa tête, mais ce mouvement l'entraîne lui-même et le jette en arrière : il allait, pour frapper, se pencher en avant, et le voilà qui tombe étendu sur le dos ! Ce superbe ennemi, couché dans la poussière, implore son pardon. Il est renversé aux pieds du juste, lui qui croyait renverser le juste à ses pieds ; mais, grâce au sort contraire, le faible est debout encore, et le superbe roule à terre.

Martin poursuit son œuvre, et partout sur son passage il détruit les idoles. Un homme, dans l'espoir de lui donner la mort, saisit un couteau ; mais cette arme qu'il tire, attirée ailleurs, de ses mains se retire. Ce fer loi échappe, et, contre toute attente, fuyant d'une aile invisible et légère, s'envole on ne sait où pour ne plus reparaître. Ainsi privé de son couteau, le brigand renonce à son crime ; une fois dépouillé de ses armes, ce rustre est la douceur même. Mais sa fureur n'a disparu qu'avec l'instrument qui devait la servir ; il n'est humain qu'à contrecœur, parce qu'il a perdu le pouvoir de nuire.

Souvent aussi, quand les paysans lui témoignaient des sentiments contraires, le bienheureux, en leur prêchant la foi, les soumettait à son empire, et ruinait ainsi leurs temples sauvages et les rites impurs de leurs ministres. Ces hommes, accoutumés à lutter contre le pontife, renversaient alors leurs propres idoles, et fournissaient eux-mêmes des armes au bienheureux. Martin combattait l'ennemi par la main de l'ennemi lui-même, et faisait triompher sa cause à l'aide de ses adversaires.

Avec quelle efficacité puissante il était donné au saint patron de guérir les malades ! quelle salutaire, influence émanait de son toucher ! Dons glorieux, que toute l'éloquence du monde ne saurait redire. Partout il suffisait de le voir pour recouvrer la santé. Du reste, ses actes généreux parlent et se produisent d'eux-mêmes avec assez d'éclat. Le bon évêque un jour entra dans les murs de Trèves au moment où une jeune fille affaiblie, abattue par un long épuisement, gisait roide et flétrie sous l'étreinte glacée de la paralysie. Elle respirait encore, mais elle semblait plus morte que vivante. Ses yeux ouverts veillaient comme deux gardiens mortuaires, comme deux flambeaux allumés pour éclairer un cadavre et des funérailles. Pressée de rompre les liens qui la retiennent à la chair qu'elle anime, son haleine défaillante ne s'échappe qu'avec peine de son sein haletant, et ses narines aspirent sans profit un souffle incertain qui va périr. Ses pieds, ses mains, ses lèvres, ses joues, tout est mort : on la dirait ensevelie dans la couche où elle repose ; elle n'est pas encore au tombeau, mais elle appartient déjà tout entière au sépulcre. Son vieux père, frappé au cœur dans ses affections les plus chères, se déchire le visage, arrache en désordre ses cheveux de neige : la vie lui est à charge, il a perdu l'espoir de sauver son enfant. Tout à coup, ô bonheur ! il apprend que le saint arrive dans la ville. Il vole malgré le poids des ans, il a retrouvé l'ardeur de sa jeunesse, il s'élance d'un pas rapide : sa marche dément ses années. A travers les rangs serrés des évêques et les flots bruyants de la foule, il se précipite à grands cris sans respect et sans retenue : l'excès de la douleur n'observent point les lois de la bienséance. Le vieillard se prosterne et roule sur les pas de Martin ; il embrasse, il caresse de ses baisers les genoux, les mains, les pieds du saint évêque. A peine s'il peut retenir ses sanglots pour faire entendre ces plaintives paroles : « Martin, homme de Dieu, né pour la guérison de son peuple, toi qui dans ta clémence es notre père à tous, je viens t'exposer mes chagrins. Ne permets pas que les larmes d'un malheureux coulent en vain ; ami de la charité, tu viens dans nos lointaines contrées attiré par mon infortune ; tu n'as bravé les fatigues du voyage que pour nous rendre la vie par ta présence. Ma fille est là, dans ma maison, succombant aux atteintes de la maladie ; ma fille va périr, et nul remède ne peut la sauver. Jadis, quand elle avait la force et la santé, c'était Tunique joie de son père ; attentive à ses devoirs, sa tendresse, sa douceur faisaient le charme de ma vie, la consolation de ma vieillesse. Et la voilà qui meurt, emportant avec elle toutes mes affections dans la tombent plongeant dans le Tartare le front blanchi de son pauvre père ! Que ne m'est-il permis de partir avant elle ? je m'en irais sans peine. Qu'ai-je besoin de vivre, quels vœux puis-je former encore, si je perds le seul espoir de ma vieillesse, si mon enfant est ravie à son père ? En lui donnant un époux, j'aurais reçu d'elle un jour une sève nouvelle, et dans ses jeunes rejetons ma tige desséchée aurait pu reverdir. Cette pensée me rend plus douloureuse encore la perte de sa santé, la perte de ma fille, la prunelle de mes yeux, enlevée sous mes yeux à la lumière, quand Tordre fixé par la nature exigerait plutôt qu'elle fermât les yeux de son vieux père. Par pitié, saint évêque, suspends la marche du trépas ; ministre de grâce, assiste l'enfant que la mort veut ravir. Si tu tardes, je suis perdu. Sauve du même coup et la fille et son père, car le chagrin me tuera si tu diffères de la guérir. » Il dit ; le saint prélat, confus, répond en rougissant qu'il ne se croit pas digne d'opérer un tel prodige. Mais le vieillard insiste et reprend avec plus de force : « Tu es le médecin des malades, tu dois les guérir. Bannis tout scrupule, et que le mal vaincu sente l'arrivée du médecin ! » Poussé à bout, Martin se rend à la maison où repose l'enfant paralysé. La foule attend dehors ce que le pasteur fera pour son troupeau. Martin, pour cette guerre, a recours à ses armes accoutumées, à la prière : son corps est prosterné sur le sol, son âme monte au-delà des astres. Puis il se lève et porte la vue sur sa jeune protégée. Déjà la voix est revenue de son lointain exil et rentrée en son logis ; la langue a retrouvé la vie et la parole. A mesure que les sucs de l’olive pénètrent dans les organes, les membres se raniment, le tronc se redresse sur la double colonne des jambes, le sommet est raffermi sur sa base, le corps reprend sa marche.

Quelque temps après, un serviteur du proconsul Tetradius devint l'esclave désespéré d'un autre maître : le démon s'était logé dans son corps, afin de dissimuler ses morsures en armant sa rage d'une dent étrangère, afin que la guerre dont il était l'auteur parût venir de l'ennemi, non de lui-même. Le maître implore Martin et le supplie de délivrer son serviteur ; mais cet hôte sauvage, cet ennemi qui possède le malheureux, ne permet pas qu'on le mène devant le saint. Tetradius revient de nouveau baiser les pieds du juste, et le conjure de les diriger vers l'asile où se cache l'infâme larron ; mais le saint refuse à son tour d'entrer sous le toit d'un gentil. Alors, humiliant l'orgueil de ses faisceaux, Tetradius promet de croire au Christ, si Martin arrache son serviteur au pouvoir de l'ennemi. Martin n'eut pas plutôt imposé les mains à l'esclave, que l'esprit du mal disparut ; le monstre malfaisant a fui le bon pasteur. Tetradius, jugé digne aussi d'être catéchumène, fut aussitôt régénéré dans les flots salutaires du baptême. Ainsi le maître et le serviteur sont purifiés en même temps de leurs souillures. Détachés, l'un des filets de l'ennemi, l'autre du joug de l'erreur ; délivrés, celui-ci des tourments de l'âme, celui-là des tortures du corps, ils demeurent libres tous deux sous l'éclat d'un double triomphe. Le bonheur de l'esclave produit la liberté du maître, et la foi entre dans l'un, quand l'infidèle sort de l'autre.

A peu près vers le même temps, le saint, entrant un jour dans une maison, s'arrêta sur le seuil, disant qu'il apercevait l'image hideuse d'un démon. La méchante bête s'était emparée, comme d'une proie, de l'esprit d'un cuisinier, qui de ses dents s'était fait une arme dont il se blessait lui-même et déchirait ses camarades. Tous ont fui, pas un n'ose avancer contre le possédé. Ils cherchent d'un pied rapide un refuge assuré, trop heureux s'ils peuvent se soustraire a ses morsures. Mais l'intrépide héros, le cœur de fer, le belliqueux Martin n'a point reculé ; il défend au possédé de prendre la fuite, et lui commande de s'arrêter. Le monstre aiguise ses défenses ; le saint homme alors lui plonge ses doigts dans la bouche en disant : « Tiens, loup féroce, dévore, si tu le peux, la proie que je te donne ; cette nourriture que tu chercherais ailleurs, je te la mets entre les dents. » Il dit, le monstre écarte alors sa double mâchoire pour ne point blesser les doigts de Martin. Sa bouche reste béante, il craint ces mains qui le louchent et que ses dents voudraient dévorer. Enfermé dans le corps du possédé, le diable endure un cruel supplice, mais les doigts de Martin ne lui permettent pas de sortir par la bouche. Il part pourtant, et laissant après lui une sale odeur de son sale passage, l'animal ordurier s'échappe par la route ouverte aux ordures. Va, c'est le seul chemin qui convienne à un coureur de ton espèce !

Cependant de cruelles rumeurs s'étaient répandues par la ville ; des bruits semés partout annonçaient l'arrivée des barbares. Le saint pasteur fait approcher un de ces possédés qui forment le troupeau du démon, et lui commande de déclarer si les nouvelles qui courent sont vraies. Cet ordre met le coupable, au supplice. Comme un criminel amené devant son juge, le génie infernal, porté sur des pieds d'homme, s'avance et confesse que ce bruit a été répandu parmi le peuple par dix démons pour effrayer Martin et le forcer de quitter la ville. « Un calme profond tient enchaînés ces flots de barbares ; tu n'as point à redouter une irruption de ces peuples ; ami de la paix, ne crains point le tumulte des armes. » Ainsi la présence de Martin ferme tout accès à la ruse ; grâce à lui, la voix du mensonge est sincère et l'erreur proclame la vérité. Le monstre, insatiable de maux, ouvrait en grondant sa bouche sanglante pour exciter la guerre ; il a ramené malgré lui les douceurs de la paix.

Comme le saint entrait un jour à pas pressés dans Paris, il se trouve face à face, à la porte, avec un lépreux qui s'avance à sa rencontre. Bien qu'une hideuse inégalité les sépare, bien que cet homme soit inconnu à Martin, bien qu'il ait la peau nue, tachetée de pustules, couverte de plaies et d'ulcères purulents, la marche défaillante, la vue faible, de rudes haillons, l'âme abrutie, la bouche puante, les pieds meurtris, la voix brisée, bien que la maladie ait étendu sur le corps de ce malheureux une couche d'étrange pâleur, le saint, contre toute attente, l'attire à lui, lui donne un baiser, le serre dans ses bras et le, dégage par cette étreinte salutaire. En effet, à peine la salive de la bouche bénie a touché le lépreux, que cette onction parfumée le délivre du mal qui l'accable : ses traits noyés reparaissent, une peau nouvelle revêt sa figure, son front régénéré reprend son aspect naturel, on voit renaître et se dessiner aux yeux les lignes longtemps effacées de son visage. O pouvoir merveilleux de la foi ! Le saint, avec, le symbole de paix, met un terme aux combats de la maladie, un embrassement triomphe de l'ennemi cruel et de ses funestes atteintes ; le fléau tombe, vaincu par une arme inconnue, par un baiser. Noble croyance de Martin ! sa foi fidèle, fière, ferme et confiante en la faveur divine, efface toute difformité. Heureux pays, où se portent les pas, les regards et les mains du saint homme ! Quelle gloire pour toi, quand le prélat purifie ainsi partout tes repaires, tes prairies, tes cités, tes campagnes, les maisons, tes temples, tes citadelles, tes remparts, tes domaines ! quand il te juge digne d'être honoré de ces signes de sa faveur insigne, et de voir de sa bouche sacrée, par une merveille incomparable, le Jourdain couler dans un baiser pour guérir un lépreux, et l'onde de sa salive laver des flots d'humeurs épanchés des ulcères !