Térence
HEAUTON TIMORUMENOS
INTRODUCTION
texte bilingue - traduction française seule - texte latin seul
NOTICE SUR L'HÉAUTONTIMORUMÉNOS Sommaire de la pièce. Ce long titre grec signifie : L'Homme qui se punit lui-même, Le Bourreau de soi-même. Cet homme est Ménédème. Il avait un fils, Clinia, qui, s'étant épris d'une jeune fille pauvre, Antiphila, la traitait comme sa femme. Fâché de cette liaison, il l'a si bien excédé de ses remontrances continuelles que le jeune homme est parti secrètement pour l'Asie, afin de prendre du service dans l'armée du roi. En apprenant ce départ, le père en est presque devenu fou de chagrin; il a pris en dégoût toutes les jouissances de la fortune qu'il est désormais seul à goûter, il a vendu sa maison et ses esclaves, et il a acheté à la campagne une propriété où il travaille comme un mercenaire, pour se punir de sa dureté envers son fils. Il est résolu à se priver ainsi de toutes les douceurs de la vie, tant que le jeune homme ne sera pas revenu. Voilà ce que nous apprenons par les confidences que Ménédème lui-même fait à Chrémès, son voisin de campagne. Or ce fils tant regretté vient justement de revenir après trois mois d'absence, et il est descendu chez son ami d'enfance, Clitiphon, fils de Chrémès. C'est ce que Clitiphon apprend à son père, qui voudrait aussitôt en porter la nouvelle au malheureux Ménédème. Clitiphon l'en détourne : Clinia, dit-il, vient de mander sa maîtresse et il craint son père. Là-dessus Chrémès fait à son fils un beau sermon sur les devoirs des enfants envers leur père. Le seul effet qu'il produise sur le jeune étourdi, c'est un mouvement de mauvaise humeur contre ces vieux qui ne se souviennent plus qu'ils ont été jeunes. Clitiphon, en effet, n'est pas sans reproche : il est épris de Bacchis, une courtisane avide, à laquelle il n'a rien à donner; car son père tient serrés les cordons de sa bourse (Acte I). Dromon, esclave de Clinia, et Syrus, esclave de Clitiphon, ont été chargés d'aller chercher Antiphila. Ils arrivent en bavardant. Ils ont, disent-ils, devancé le cortège des femmes, parce qu'elles sont chargées de bagages, de bijoux et de robes. En entendant parler de cet attirail luxueux, Clinia se désespère à la pensée que sa chère Antiphila a sacrifié sa vertu au désir d'être riche. Syrus le rassure : il a trouvé Antiphila seule, occupée à filer avec une vieille femme et une petite servante malpropre. Ces femmes chargées de bijoux et de robes n'appartiennent pas à Antiphila, mais à Bacchis, que Syrus amène dans la maison de Chrémès. Il a, sans même consulter son jeune maître, tiré ses plans pour satisfaire à la fois les deux jeunes gens. Il fera passer Bacchis pour la maîtresse de Clinia, et Antiphila sera mise chez Sostrata, la femme de Chrémès. Cependant Bacchis arrive avec Antiphila, qu'elle félicite d'être fidèle à un seul homme, tout en s'excusant de ne point l'imiter; car sa vie de courtisane la contraint à voir et à dépouiller beaucoup d'hommes. En apercevant Clinia, Antiphila ne se soutient plus; les deux amants tombent dans les bras l'un de l'autre (Acte II). Dès le point du jour, Chrémès vient annoncer à Ménédème la nouvelle du retour de son fils. « Allons le voir; conduis-moi près de lui », s'écrie aussitôt le pauvre père. « Non », dit Chrémès, « il craint ta présence, et d'ailleurs il ne faut pas que tu lui laisses voir ta faiblesse : autrement sa maîtresse ne fera qu'une bouchée de ta fortune; car elle a proprement appris à ruiner son monde ». Chrémès, trompé par Syrus, est en effet persuadé que c'est de la prodigue Bacchis que Clinia est amoureux. En conséquence il conseille à son ami de donner, puisqu'il veut donner, mais par l'intermédiaire d'un valet, par lequel il se laissera sciemment gruger. C'est d'ailleurs, dit-il, ce que se proposent de faire les valets Dromon et Syrus, d'accord avec leurs jeunes maîtres. « Puisque tu t'es aperçu qu'on a dessein de me tromper, tâche qu'on se hâte, » dit Ménédème. « Je voudrais lui donner tout ce qu'il désire, et j'ai grande envie de le voir. » Fidèle à cette recommandation, Chrémès excite le rusé Syrus à soutirer de l'argent au plus vite à Ménédème; puis il rentre chez lui. Il y surprend son fils glissant sa main dans le sein de Bacchis; il le rappelle au respect qu'on doit avoir pour un hôte et un ami, et sur le conseil de Syrus, qui craint que Clitiphon ne se trahisse, il l'envoie se promener dehors. Resté seul avec Syrus, il lui demande s'il a dressé quelque batterie contre Ménédème. « Oui, dit Syrus; voici ce que j'ai imaginé : Bacchis avait prêté mille drachmes à une vieille femme de Corinthe. Cette vieille est morte, laissant une jeune fille, qui est restée à Bacchis, en nantissement de la dette. C'est précisément la jeune fille qui est chez Sostrata. Bacchis demande à Clinia de lui rembourser les mille drachmes, en échange de quoi elle lui donnera la jeune fille. Je vais aller trouver Ménédème; je lui dirai que c'est une captive amenée de Carie, qu'elle est riche et de bonne famille; qu'il y a gros à gagner, s'il l'achète. » A ce plan, Chrémès commençait à faire des objections, quand un grand bruit fait à sa porte détourne son attention (Acte III). Sa femme sort de la maison en grand émoi. En allant au bain, Antiphila a confié son anneau à Sostrata. Sostrata le reconnaît. Lors d'une de ses grossesses, son mari lui avait enjoint, si elle accouchait d'une fille, de la tuer. Elle avait accouché d'une fille et l'avait confiée, pour l'exposer, à une vieille femme de Corinthe, en lui remettant en même temps un anneau qu'elle avait retiré de son doigt. C'est justement cet anneau qu'elle a retrouvé au doigt d'Antiphila. Chrémès, tout en grondant sa femme d'avoir désobéi à ses ordres, fait rechercher la vieille et s'accommode sans maugréer de cet accroissement inattendu de sa famille. Cette découverte contraint Syrus à changer ses batteries. C'est contre Chrémès qu'il va les retourner. Pour cela, il demande à Clinia d'emmener Bacchis chez son père; autrement Chrémès aura vite découvert que Bacchis est la maîtresse de son fils. Clinia objecte qu'il craint son père. « Dis à ton père toute la vérité, répond Syrus, et qu'il aille la rapporter à Chrémès, qui n'en croira rien. » L'astucieux Syrus compte en effet avertir à l'avance Chrémès qu'on a dessein de le tromper. Syrus est pressé de réussir; car Bacchis s'impatiente et menace de le planter là, lui et Clitiphon, et d'aller rejoindre un militaire qui lui fait la cour. Syrus la retient en lui promettant de lui donner les mille drachmes promises, à condition qu'elle veuille bien passer chez Ménédème. Tandis qu'elle s'y rend, Syrus raconte à Chrémès que Clinia a fait accroire à son père que Bacchis est la maîtresse de Clitiphon, et que lui-même va demander la main d'Antiphila : il espère ainsi obtenir de l'argent de son père, sous prétexte d'acheter des bijoux à sa prétendue fiancée. D'autre part, puisque Chrémès a reconnu sa fille, c'est à lui de payer les mille drachmes dues à Bacchis. Chrémès y consent, et sur le conseil de Syrus, il lui fait porter l'argent par son fils. Là-dessus Ménédème vient demander la main d'Antiphila. Chrémès lui apprend qu'il est dupe d'une ruse de Syrus, que Bacchis n'est pas la maîtresse de Clitiphon, mais de Clinia, et qu'en faisant croire qu'il veut Antiphila pour femme, Clinia n'a d'autre but que de soutirer de l'argent à son père. Ménédème, détrompé et désolé, n'en désire pas moins donner de l'argent à son fils, et, sur sa prière, Chrémès fait semblant de promettre la main de sa fille, afin de fournir à Clinia le prétexte de se faire compter une bonne somme (Acte IV). Chrémès demande à son compère Ménédème quelle somme on lui a escroquée. « On ne m'a rien demandé, répond-il, ni Dromon, ni mon fils, ni Syrus, et mon fils ne se sent plus de joie à la pensée d'épouser ta fille. » Chrémès est étonné de ces nouvelles. Son étonnement va jusqu'à la confusion, quand il apprend de Ménédème que Clitiphon s'est enfermé dans une chambre avec Bacchis. Il reconnaît qu'on l'a joué et il promet de se venger. Il le fera en faisant semblant de donner toute sa fortune à sa fille, et il prie Ménédème d'entrer dans son dessein et de dire comme lui. Clitiphon, informé qu'on l'a déshérité, vient se plaindre à son père. Celui-ci lui répond qu'il trouvera chez sa soeur le vivre et le couvert; quant à lui laisser son patrimoine, pour qu'il passe aux mains de Bacchis, c'est une chose qu'il ne fera point. Clitiphon désespéré a recours aux conseils de son valet Syrus. Syrus l'engage à demander à ses parents s'il est bien leur fils. A voir la dureté de son père et l'indifférence de sa mère, on pourrait croire qu'il est un enfant supposé. Syrus espère que par ce moyen Clitiphon réveillera leur tendresse. Sostrata en effet s'alarme à la pensée que Clitiphon puisse méconnaître sa mère; mais Chrémès tient bon, et tout en reconnaissant Clitiphon pour son fils, il l'accable de reproches véhéments. Cependant son inflexibilité cède aux prières de Sostrata, auxquelles Ménédème joint les siennes, et au repentir du jeune étourdi. Il pardonne à condition que celui-ci consente à se marier. Il s'y résout : il épousera la fille du voisin Archonide. Chrémès, à la prière de son fils, fait grâce aussi à Syrus. La composition. On a beaucoup discuté sur la composition de la pièce. Un vers du prologue a fourvoyé sur ce point nombre de critiques. C'est le vers 6 que voici : Duplex quis ex argumento facta est simplici. Le commentateur Eugraphius l'expliquait ainsi : dum et Latina eadem et Graeca est, parce qu'elle est à la fois latine et grecque, autrement dit : elle est devenue double par le fait qu'elle a été mise en latin, assertion digne de M. de La Palisse. Mme Dacier traduit : « Le sujet est double, quoiqu'il ne soit que simple dans l'original » et elle met en note: « Térence veut dire que, n'ayant pris de Ménandre qu'un sujet simple, un vieillard, un jeune homme amoureux, une maîtresse, etc., il en a fait un sujet double en y mettant deux vieillards, deux jeunes hommes amoureux, deux maîtresses, etc. C'est pourquoi il ajoute novam esse ostendi ; elle peut passer pour nouvelle. C'est la véritable explication. Car si Térence avait pris ce double sujet de Ménandre, sa pièce n'aurait eu que ce qu'on voyait dans celle du poète grec; et par conséquent, il n'aurait pu ajouter novam esse ostendi; car il n'y aurait rien de nouveau. » Comme Mme Dacier reconnaît d'autre part, en s'appuyant sur le vers 4 ex integra Graeca integram comcediam, que Térence n'a point ici pratiqué la contamination que ses ennemis lui avaient reprochée à propos de l'Andrienne et de l'Eunuque, il faut donc que Térence ait tiré de son fond le deuxième vieillard, le deuxième amoureux, la deuxième maîtresse, etc. C'est ce que d'autres ont admis après elle, par exemple le traducteur Talbot. Mais les objections se présentent en foule. Qu'auraient dit ceux qui lui reprochaient de gâter les pièces grecques en les mélangeant, s'il avait osé y ajouter des inventions de son cru? Ils auraient crié au sacrilège. D'ailleurs aucun grammairien ancien n'a jamais fait allusion à cette prétendue création de Térence. Enfin, quand on a lu la pièce, qu'on s'est rendu compte de la manière dont les amours de Clinia et de Clitiphon s'enchevêtrent l'un dans l'autre, on se demande ce qu'aurait pu être isolément chacune des deux intrigues. La pièce n'existe et ne peut exister qu'à la condition que Bacchis passe pour la maîtresse de Clinia, et que les deux amants se prêtent une aide mutuelle, comme le font aussi les deux pères. Les deux amours sont inséparables et nécessaires à la composition de la pièce, comme les fils de la trame et de la chaîne à la composition d'un tissu. Il faut donc rendre à Ménandre ce qui est à Ménandre et faire honneur à l'auteur grec de l'habileté avec laquelle les deux intrigues sont fondues en une seule et les doubles pesonnages inséparables les uns des autres. Quant à ce que Mme Dacier dit de l'expression novam, elle se trompe également. La pièce est nouvelle, parce qu'elle n'a pas été mise en latin avant Térence. Comment faut-il donc entendre le vers 6? Ni le texte traditionnel duplex... simplici, ni la leçon du Bembinus duplex... duplici, ni la correction de Lessing simplex... simplici ne donnent un sens plausible. Aussi la plupart des éditeurs modernes déclarent le vers apocryphe et l'attribuent à un grammairien maladroit. On peut croire cependant qu'il est authentique, si l'on admet qu'un copiste négligent a transposé les deux épithètes simplex et duplex. Si en effet l'on lit : simplex quae ex argumento facta est duplici, le vers signifie que la pièce est simple, quoique l'argument soit double, ce qui est un éloge de l'art avec lequel le poète a su fondre la double intrigue et faire concourir à l'action les deux groupes de personnages qui s'y trouvent mêlés. Les caractères. Au mérite d'une intrigue riche en péripéties et conduite avec une habileté consommée, la pièce nous offre celui de caractères variés et originaux peints de touches délicates. Ménédème. Le titre même de la pièce, Héautontimoruménos ou Le Bourreau de soi-même annonce un caractère qui sort de l'ordinaire. Il est rare en effet qu'on prenne plaisir à se torturer soi-même. Et c'est ce que fait Ménédème. Comme tous les pères, il a vu avec inquiétude son fils s'amouracher d'une fille de condition obscure et pauvre. Le sérieux même de cet amour l'effraye pour l'avenir du jeune homme, et il ne cesse de le réprimander. Pour échapper à ces perpétuelles remontrances, le jeune Clinia s'est exilé sans rien dire à son père. Dès que celui-ci en est informé, il tombe dans un profond désespoir : ses griefs sont oubliés, sa tendresse se réveille, et ses regrets sont si vifs qu'il vend tout ce qu'il possède en ville et se condamne à travailler à la campagne, comme un mercenaire. Quand il apprend son retour, il a tellement souffert de son absence qu'il est prêt à tout sacrifier à la joie de le revoir. Il en oublie jusqu'à sa dignité : il est décidé à favoriser les amours de son fils et à lui fournir sur-le-champ tout l'argent qu'il demandera; et, si son compère Chrémès ne le retenait sur cette pente dangereuse, il irait lui-même faire sa paix avec son fils et capitulerait devant tous ses caprices. Suivant le conseil de Chrémès, il se laissera gruger volontairement, mais en sauvant les apparences, par le valet de son fils, aidé du rusé Syrus. On voit combien peu Ménédème méritait la réputation d'avaricieux et de bourru que Clinia et ses jeunes amis lui ont faite. Il est généreux jusqu'à consentir à sacrifier tout son bien à la satisfaction de son fils; quand il s'agit de la dot d'Antiphila, il déclare que la dot est son moindre souci, et quand Chrémès irrité refuse de pardonner à son fils, il intervient avec chaleur pour adoucir l'impitoyable père. Il est si commode que, non content de se soumettre aux volontés de son fils, il se prête encore aux amours de Clitiphon et de la courtisane Bacchis et leur donne une chambre dans sa maison. On a peine à croire que l'homme qui a réduit son fils à s'exiler soit le même qui descend à présent à ce rôle de complice et d'entremetteur. Les anciens n'avaient point sur ce sujet la délicatesse de nos idées. Ce qu'ils réprouvaient dans l'amour des jeunes gens pour les courtisanes, c'était moins l'immoralité que les dépenses considérables qui risquaient de ruiner les maisons les plus solides. Chrémès. C'est bien la manière de voir non seulement de Ménédème, mais aussi du sage Chrémès. Il ne voit rien à dire à la conduite de Clinia qui a pour maîtresse une fille qui se contente de peu et que le moindre présent rend heureuse. Mais quand il apprend que Bacchis, la courtisane avide et dépensière, est la maîtresse de son fils, quelle indignation et quelle colère ! Il se voit déjà réduit à prendre le hoyau pour gagner sa vie. Aussi est-il impitoyable pour le malheureux Clitiphon qui ne voit pas plus loin que son nez et qui sacrifierait tout son avenir au plaisir du moment. Ce n'est pas une marionnette comme son compère Ménédème, que la tendresse aveugle, au point qu'il se laisserait entièrement dépouiller. Chrémès est aussi dur que l'autre est indulgent. Il n'est pas homme à céder, et il faudra que son fils en passe par ses volontés et renonce à Bacchis pour épouser une honnête fille, s'il ne veut pas être chassé de la maison paternelle. Impitoyable envers son fils, il est bourru et brutal envers sa femme. C'est une tradition, semble-t-il, dans la comédie nouvelle que les maris soient sans égards pour leur compagne. Qu'on se rappelle avec quelle injustice Lachès traite la pauvre Sostrata, sa femme, une femme exquise dont la bonté et la patience sont admirables. La Sostrata de Chrémès, car la femme de Chrémès porte le même nom que celle de Lachès, a beau témoigner de sa soumission, et reconnaître la supériorité de son mari elle n'a guère de lui que des rebuffades. Quand elle avoue qu'elle a exposé sa fille, au lieu de la tuer, suivant l'ordre de son maître et seigneur, avec quelle assurance superbe il lui démontre qu'elle n'est qu'une sotte imprévoyante ! Nous avons besoin, pour supporter des réprimandes si révoltantes, de nous souvenir que les anciens avaient sur le droit à la vie de leurs enfants des idées très différentes des nôtres. En dépit de sa brutalité envers sa femme, Chrémès n'est pas antipathique, loin de là ! Il est en effet d'un caractère sociable. C'est lui qui prononce le beau vers : Homo sum : humani nil a me alienum puto. Il n'a pu voir le vieux Ménédème s'exténuer au travail sans être pris de compassion, et comme il sait qu' A raconter ses maux, souvent on les soulage, il l'amène malgré lui à lui conter son malheur. Puis il entreprend de le conseiller et de le guider; il l'empêche de laisser voir sa faiblesse et le décide à garder les apparences de la sévérité, pour imprimer de la crainte à son fils et retarder la ruine de son patrimoine. Il aime en effet à faire la morale et à diriger les autres. Il doit d'ailleurs avoir la réputation d'un homme sage et de bon conseil, puisque ses voisins en contestation pour des limites l'ont choisi pour arbitre. Mais il y a toujours quelque danger à se mêler des affaires d'autrui. Chrémès en fait l'expérience : pour venir en aide à Ménédème, il a donné à Syrus des conseils qui vont tourner contre lui; il est dupé par son valet, et il devient même la risée de Ménédème. Mais il n'est pas de ceux qu'on joue impunément, et il prend sa revanche sur Syrus qui tremble devant lui et sur son fils qu'il réduit à quitter Bacchis pour se ranger au mariage. Ce caractère énergique et humain tout à la fois est un des plus nuancés et des plus intéressants que nous offrent les comédies de Térence. La figure du père irrité avait frappé l'esprit des Romains, et quand Horace veut montrer que la comédie hausse parfois le ton, c'est Chrémès qu'il cite en exemple. Clinia. Les deux jeunes gens, Clinia et Clitiphon, ont une personnalité beaucoup moins marquée que Ménédème et Chrémès. Il ne faut point s'en étonner : ce sont des adolescents qui jusqu'ici ont été dans la main de leur père, dont l'amour éveillera l'esprit d'indépendance, mais qui tremblent encore devant l'autorité paternelle. D'ailleurs la seule chose qui compte pour eux, c'est l'amour auquel leur coeur vient de s'ouvrir, et c'est leur manière d'aimer qui intéresse le poète et le spectateur. Partagé entre sa passion et le respect et la crainte que lui inspire son père, Clinia prend le parti de s'exiler. Cette résolution, dit Chrémès, est tout à son honneur; elle montre qu'il respecte son père et qu'il ne manque pas d'énergie. Mais l'amour est le plus fort : après trois mois d'absence, il n'y tient plus, il revient. Il aime en effet sa chère Antiphila avec toute la ferveur d'une âme jeune et naïve; il admire sa vertu, il est touché de son dévouement, et il n'a qu'un désir, c'est de l'épouser. Grâce à la reconnaissance d'Antiphila par ses parents, tout s'arrange au gré de ce couple sympathique, et Clinia ravi se croit aussi heureux que les dieux de l'Olympe. Clitiphon. Clitiphon semble être d'une autre trempe que son ami Clinia : il est plus hardi et plus résolu, plus sensuel aussi. Ce n'est pas l'innocence et la naïveté d'une ingénue qui le tentent; c'est à une courtisane effrontée qu'il adresse ses voeux; c'est la première effervescence des sens qui l'entraîne, et, en présence de sa belle, il perd toute prudence et toute maîtrise de soi. Moins respectueux que Clinia de l'autorité paternelle, il récrimine contre son père qui veut le régler d'après son humeur actuelle, et non d'après celle qu'il avait au temps de sa jeunesse. Il est vrai qu'il repousse d'abord l'idée de son valet d'installer la courtisane dans la maison paternelle; mais la passion l'emporte et il la fait asseoir à la table de famille, et il escroque de l'argent à son père pour payer les faveurs de sa maîtresse. Cependant cette première explosion du désir amoureux ne l'a point corrompu. Quand son père lui reproche son impudeur, il rentre en lui-même et s'écrie : « Comme je me déplais tout entier ! comme j'ai honte de moi-même ! » Et il finit par accepter la pénitence qu'on lui impose, de renoncer à Bacchis et de se marier. Mais il fera sans doute un mari moins sûr et moins fidèle que Clinia. Syrus. Des deux valets, Dromon et Syrus, le premier est un lourdaud, mais un lourdaud docile et discret, utile auxiliaire des ruses de Syrus. Celui-ci est le type des valets de la comédie nouvelle, impudent, rusé, fourbe, flatteur, mais amusant par sa gaieté, son esprit, et sympathique par le dévouement qu'il apporte au service de son jeune maître. Pour trouver l'argent que demande Bacchis, il a combiné un plan aussi ingénieux que hardi : il amènera Bacchis chez Chrémès en la faisant passer pour la maîtresse de Clinia et placera Antiphila chez Sostrata; puis il fera croire qu'Antiphila a été léguée à Bacchis en nantissement d'une somme de mille drachmes; enfin il engagera Ménédème à la racheter pour cette somme, en quoi il fera une excellente affaire. Malheureusement la reconnaissance d'Antiphila par Sostrata rompt cette belle machination. Syrus retourne aussitôt ses batteries contre Chrémès : c'est à lui de payer les mille drachmes dues pour sa fille. Pour que Clitiphon puisse jouir de sa maîtresse sans éveiller les soupçons de son père, Syrus fait passer la courtisane chez Ménédème et la remet entre les mains de son amant. Il est ainsi parvenu à ses fins : il a payé Bacchis et comblé les voeux de Clitiphon. Mais une telle situation ne peut pas durer longtemps sans être découverte, et toutes ces fourberies aboutissent à faire chasser le maître et le valet de la maison de Chrémès. Cependant Syrus ne perd pas la tête; pour réconcilier le fils avec son père, il lui suggère l'idée qu'il est un enfant supposé, et lui conseille d'aller demander à sa mère quels sont ses véritables parent : c'est le meilleur moyen d'émouvoir la tendresse de sa mère et de ramener son père à des sentiments plus doux. Quant à lui, il ira se mettre sous la protection de Ménédème. On le voit, il n'est jamais pris de court : il a en effet dans son sac des ressources infinies pour venir à bout de ses desseins. Il sait prendre tous les tons pour s'insinuer dans l'esprit de ses dupes. Tantôt il les flatte, comme le corbeau de la fable. Il feint l'étonnement de voir Chrémès debout de bon matin, alors qu'il a tant bu la veille. « Tu as vraiment, » dit-il, « la vieillesse de l'aigle. » Comme il lui semble que Chrémès est un peu tiède à louer la beauté de Bacchis, il exploite finement la manie qu'ont les vieillards de réserver leurs éloges au temps passé et il lui dit : « Ce n'est pas assurément une de ces beautés comme on en voyait autrefois, mais pour notre temps elle n'est pas mal. » Il a une autre façon de flatter plus adroite encore. Pour obtenir que Chrémès consente à payer les mille drachmes soi-disant dues à Bacchis, il prend le ton d'un moraliste sévère et sentencieux. « Summun jus, dit-il, sæpe summast malitia. C'est une dette que tu ne peux nier; si on le passait à d'autres, on ne le passerait pas à un homme tel que toi; car chacun sait quelle est ta situation dans la ville. » Un tel homme serait dans la réalité un redoutable coquin; mais nous sommes ici dans la comédie, qui vise avant tout à divertir et à plaire. On sent bien que c'est le poète qui prête son esprit au valet, et on prend d'autant moins au sérieux sa coquinerie qu'il travaille contre ses propres intérêts et s'expose à de redoutables vengeances. Ses fourberies ne sont à ses yeux que des « gentillesses d'esprit »; il se grise de ses talents pour l'intrigue, et il intrigue avec joie. Mais il n'est pas si mauvais qu'il en a l'air, et quand l'attitude menaçante de Chrémès l'a dégrisé, il sait reconnaître ses torts : « Je suis perdu, » s'écrie-t-il, « Misérable ! que d'orages j'ai soulevés sans le savoir ! » Sostrata. La pièce nous offre aussi trois caractères de femme nettement tranchés. Voici d'abord la matrone Sostrata. Constamment rudoyée par son mari, elle n'en est pas moins une excellente femme et une tendre mère. D'après la loi, la femme doit obéir à son mari. Ce commandement un peu désuet aujourd'hui, les femmes de l'antiquité l'observaient sans doute plus strictement. Sostrata, en tout cas, est soumise à son mari, et s'en fait un mérite auprès de lui : « Je te prie avant tout de ne pas croire que j'aie osé rien faire contre tes ordres. » Elle est humble, mais habile. Elle sait qu'il ne faut point heurter l'amour-propre des hommes, et qu'en les flattant on obtient d'eux ce qu'on veut : « Mon Chrémès, j'ai eu tort, je l'avoue, je me rends. Mais maintenant, je t'en prie, montre-toi d'autant plus indulgent que l'âge t'a rendu plus réfléchi; et que ma sottise trouve quelque recours en ta justice. » Elle est encore plus sympathique comme mère que comme femme. C'est à elle que va le coeur des spectateurs, quand elle se défend devant son mari d'avoir exposé sa fille au lieu de la tuer, et d'avoir mis dans ses langes un anneau qu'elle avait retiré de son doigt, pour qu'elle eût part, dit-elle, à l'héritage de ses parents, en réalité pour qu'on pût la reconnaître plus tard. Elle n'est pas moins touchante par la tendresse qu'elle a pour son fils. Comme elle s'alarme de ce que le désespoir pourrait conseiller au jeune homme, comme elle prend hardiment son parti contre Chrémès et se révolte à l'idée que son fils puisse se croire un enfant supposé ! C'est la mère saisie au naturel. Antiphila. Sa fille, Antiphila, est aussi une délicieuse figure. Confinée dans son étroite maison, occupée tout le jour au travail de la laine, elle mène une vie simple et laborieuse, loin du monde, toute à la pensée de celui qu'elle aime. Quand Bacchis, comparant sa vie de fêtes avec cette existence modeste, la félicite de s'être attachée à un seul homme, « Je ne sais pas, dit-elle, ce que font les autres; mais je sais que pour moi j'ai toujours eu à coeur de faire mon bonheur du bonheur de Clinia. » Quand elle apprend son retour, ses yeux se remplissent de larmes, et quand elle l'aperçoit, elle se sent défaillir. Heureux Clinia ! Il a bien raison de se comparer aux dieux, en se sentant aimé d'un si tendre amour. Bacchis. Le contraste est violent entre cette charmante fille si naïve, si désintéressée, si aimante, si confiante et la cupide Bacchis qui ne voit que l'argent et n'aime qu'à beaux deniers comptants. Prête à tout pour de l'argent, elle vient tour à tour, avec son cortège de servantes et ses bagages, s'installer chez Chrémès et chez Ménédème. Lui fait-on attendre la somme convenue, elle menace d'aller rejoindre le militaire qui lui fait la cour. Mais dès que Syrus lui a dit : « J'ai ton argent, » « Alors, je reste, » dit-elle. Elle sent bien, il est vrai, son indignité; mais elle s'en excuse sur la nécessité d'assurer ses vieux jours. En réalité elle est née pour le métier qu'elle a choisi : si elle ruine ses amants, c'est moins pour amasser de l'argent que pour satisfaire ses goûts de luxe et de dépense; elle aime le faste; elle se sait belle et se montre hautaine et dédaigneuse. Son amant la connaît bien quand il dit d'elle, la comparant à la bonne Antiphila : « Ma maîtresse à moi est impérieuse, exigeante, magnifique, dépensière, une princesse ! » Historique de la pièce. D'après la didascalie, l'Héautontimoruménos fut joué en 163 avant J.-C., aux jeux Mégalésiens, sous les édiles curules L. Cornelius Lentulus et L. Valerius Flaccus par la troupe de L. Ambivius Turpion. Le Bembinus ne mentionne qu'Ambivius; mais les manuscrits de la recension de Calliopius ajoutent à ce nom celui de L. Atilius Praenestinus. Il est probable que le nom d'Atilius se rapporte à une reprise. La musique était de Flacus, esclave de Claudius; la première partie en fut jouée avec des flûtes inégales, le reste avec deux flûtes droites. L'original est de Ménandre. D'après la didascalie, c'est la troisième pièce de Térence; elle fut composée sous le consulat de M'. Juventius et de Ti. Sempronius. D'après quelques manuscrits, c'était, non la troisième, mais la deuxième pièce de notre auteur. En réalité, c'était la quatrième, puisqu'elle avait été précédée de l'Hécyre; mais comme l'Hécyre ne fut représentée en entier qu'après le Phormion, les manuscrits la placent, non au troisième rang, mais au cinquième. Sur cette question de la chronologie des pièces de Térence, les modernes ne sont pas d'accord. Pour ma part je me rallie aux conclusions de M. Philippe Fabia dans sa thèse sur les Prologues de Térence, p. 33 et suiv. et dans son Introduction à son excellente édition de l'Eunuque, p. 60 et suiv. |