Plaute

LES COMEDIES DE PLAUTE

 

AMPHITRYON

traduction française de E. SOMMER

autre traduction avec texte latin

 

 

 

AMPHITRYON

 

 

NOTICE SUR AMPHITRYON.

Tout le monde a lu lAmphitryon de Molière, et tout le monde, par conséquent, connaît lAmphitryon qui fit longtemps les délices de Rome : non pas que les caractères, le style, soient exactement les mêmes dans les deux pièces ; mais la marche de l’intrigue, les% incidents, les péripéties ont été reproduites avec assez de fidélité par le poète français. Molière n’a ajouté qu’un seul personnage, Cléanthis, la femme de Sosie ; mais ni son Jupiter, ni son Amphitryon, ni son Mercure, ni son Sosie, ne ressemblent à ceux de Plaute. Autant les manières, les propos, les sentiments même sont peu raffinés chez le comique latin, autant ils sont distingués, spirituels et souvent nobles chez le comique français. Rien de plus attachant et de plus instructif à la fois que la lecture comparée des deux pièces ; rien ne montre d’un façon plus saisissante les procédés d’imitation que sait employer le génie sans rien perdre de son originalité. Aussi, même en tenant grand compte de la différence des temps, et des goûts assurément très-divers des spectateurs, on ne saurait contester que lAmphitryon de Molière ne soit de beaucoup supérieur à celui de Plaute. Plaute cependant a prodigué dans cette comédie l’esprit, l’entrain, la gaieté ; mais sa verve y est parfois un peu triviale, et ses plaisanteries un peu crues pour un lecteur moderne.
 

Déjà, avant Molière, Rotrou, dans sa jolie comédie intitulée les Sosies, avait imité, ou plutôt en grande partie traduit, lAmphitryon de Plaute ; mais il avait eu la mala- 4 dresse d’en allonger beaucoup le cinquième acte par des scènes qui ne faisaient que reproduire quelques-unes des situations précédentes, et qui, par cela même, n’avaient aucun intérêt.

Parmi les imitations étrangères, ton peut citer lAmphitryon anglais de Dryden, il Marito de l’Italien Louis Dolce, et enfin deux traductions, lune espagnole, de don Villabolos, l’autre italienne, de Pietro Pierata.

Si Plaute a eu beaucoup d’imitateurs, il a dû imiter aussi plusieurs poètes qui avaient traité avant lui le même sujet : chez les Grecs, l’Athénien Archippe, Eschyle d’Alexandrie et un ou deux autres ; chez les Latins, Cécilius, contemporain de Plaute, mais plus âgé que lui.

 

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ARGUMENT.

Jupiter emprunte les traits d’Amphitryon occupé à faire la guerre aux Téléboens, et surprend les faveurs d’Alcmène. Mercure a pris !a figure de l’esclave Sosie, qui est absent aussi. Alcmène est trompée par cette double ruse. Le véritable Amphitryon et le véritable Sosie, à leur retour, sont joués de la manière la plus plaisante. De là querelles et troubles entre la femme et le mari, jusqu’au moment où Jupiter, faisant entendre sa voix dans le ciel, au milieu des tonnerres, avoue qu’il a usurpé les droits de l’époux.

AUTRE ARGUMENT (1).

Jupiter, épris d’Alcmène, emprunte les traits d’Amphitryon son mari, occupé à combattre les ennemis de la patrie. Mercure le sert sous les traits de Sosie, et se joue de l’esclave et du maître à leur arrivée. Amphitryon querelle sa femme ; Jupiter et lui s’accusent réciproquement d’adultère. Blépharon, pris pour juge, ne peut décider lequel des deux est Amphitryon. Enfin tout s’éclaircit ; Alcmène accouche de deux jumeaux.

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PERSONNAGES.

SOSIE, esclave d’Amphitryon.

MERCURE.

JUPITER.

ALCMÈNE.

AMPHITRYON.

THESSALA, servante d’Alcmène.

BLËPHARON, général thébain.

BROMIA, servante d’Alcmène.

La scène est à Thèbes.

 

AMPHITRYON.

 


PROLOGUE.

MERCURE. Vous voulez que je vous favorise dans vos achats et dans vos ventes, que j’assure v#s gains, que je vous assiste en toute occasion ; vous voulez que, chez vous et au dehors, les affaires de tous ceux qui vous intéressent se terminent heureusement, que votre fortune s’accroisse sans cesse par d’amples profits dans les entreprises que vous avez commencées ou que vous méditez encore ; vous voulez que je vous apporte de bonnes nouvelles, à vous et aux vôtres, et que je vienne toujours vous annoncer ce qui va le mieux- à l’avantage de votre patrie (car vous n’ignorez pas que les autres dieux m’ont laissé le soin de présider au négoce et aux messages) : eh bien, si vous tenez à être contents de moi et à me voir tout faire pour vous procurer à jamais de gros bénéfices, écoutez tous cette comédie en silence, et montrez-vous auditeurs équitables et impartiaux.

Je vais maintenant vous faire savoir par quel ordre et pourquoi je suis ici ; et de plus je vous dirai mon nom. Je viens par ordre de Jupiter ; je me nomme Mercure. Mon père m’a envoyé vers vous pour vous adresser une prière. Il sait bien que, s’il commande, vous obéirez ; car il reconnaît que vous respectez et craignez le roi des dieux, comme c’est votre devoir : mais enfin il veut que je vous présente une humble requête accompagnée de douces paroles. C’est que ce Jupiter pour qui je viens ne craint pas moins qu’aucun de vous de s’attirer quelque mésaventure : né d’un père et d’une mère mortels, il n’est pas étonnant qu’il soit timide. Moi aussi, fils de Jupiter, je tiens de mon père, je redoute les accidents. Je viens donc, messager paisible, vous offrir la paix, et vous demander une chose juste 8 et facile : des cœurs justes m’envoient, sur de justes motifs, vers une juste assemblée. En effet, il ne convient pas de demander à des hommes justes une chose injuste ; d’autre part, réclamer d’hommes injustes une chose juste, c’est folie, car le méchant ne connaît et ne respecte aucun droit.

Commencez donc par me prêter toute votre attention. Vous devez vouloir ce que nous voulons ; mon père et moi nous avons fait du bien à vous et à votre république. Ai-je besoin d’imiter ce que j’ai vu faire dans les tragédies à d’autres divinités, Neptune, la Valeur, la Victoire, Mars, Bellone, qui vous énuméraient leurs bienfaits ? Mon, père, le souverain des dieux, n’en était-il pas le premier auteur ? Jamais Jupiter n’a été de caractère à reprocher aux gens de bien les services rendus. Il est persuadé que vous êtes reconnaissants envers lui, et dignes de ses faveurs. Apprenez d’abord ce que je suis venu vous demander ; puis je vous exposerai le sujet de cette tragédie. Pourquoi froncer les sourcils ? parce que j’ai dit que ce serait une tragédie ? Eh bien, je suis un dieu, et, si vous le souhaitez, je changerai la tragédie en comédie, sans toucher à un seul vers. Le voulez-vous, oui ou non ? Eh ! sot que je suis, ne sais-je pas bien que vous le voulez, puisque je suis dieu ? je connais là-dessus le fond de votre pensée. Je ferai donc que ce soit une tragicomédie, car, en vérité, je ne trouve pas convenable qu’une pièce où figurent des rois et des dieux soit d’un bout à l’autre une comédie. Mais quoi ! puisqu’un esclave aussi a son brin de rôle, nous en ferons, comme j’ai dit, une tragicomédie.

Maintenant, ce que Jupiter m’a chargé de vous demander, c’est que des inspecteurs s’établissent sur tous les gradins de l’amphithéâtre, et, s’ils voient des spectateurs apostés pour applaudir un acteur, qu’ils prennent leur toge pour gage dans cette enceinte même (2). Si quelqu’un a sollicité la palme en faveur des comédiens ou de tout autre artiste (3), soit par lettres, soit personnellement, soit par intermédiaires ; ou si les édiles décernent injustement le prix, Jupiter veut qu’ils soient assimilés à ceux qui briguent malhonnêtement une charge pour eux-mêmes ou pour autrui, et placés sous le coup de la même loi. Il dit que vos victoires sont dues à la valeur, non à 9 l’intrigue ou à la perfidie : et pourquoi le comédien ne serait-il pas soumis à la même loi que le grand citoyen ? Il faut solliciter par son mérite, jamais par une cabale ; quiconque fait bien a toujours assez de partisans, pourvu qu’il ait affaire à des juges impartiaux. Il veut de plus que l’on donne des surveillants aux acteurs, et s’il s’en trouve qui aient aposté des gens» pour les applaudir ou pour nuire au succès de leurs camarades, qu’on leur arrache leur costume et qu’on les fouette à tour de bras.

Ne soyez pas surpris que Jupiter s’occupe tant des comédiens ; il n’y a pas de quoi vous étonner : il va jouer, lui-même dans cette pièce. Eh ! vous voilà tout ébahis, comme si c’était d’aujourd’hui que Jupiter joue la comédie. L’an dernier, quand les acteurs l’invoquèrent sur la scène, ne vint-il pas à leur aide ? et d’ailleurs ne parait-il pas dans les tragédies ? Oui, je vous le répète, Jupiter en personne aura son rôle, et moi aussi. Attention, à présent ; je vais vous dire le sujet de la pièce.

Cette ville que vous voyez, c’est Thèbes. Cette maison est celle d’Amphitryon ; né dans Argos d’un père argien, il a épousé Alcmène, fille d’Électryon. Cet Amphitryon est maintenant à la tête de l’armée ; car le peuple thébain est en guerre avec les Téléboens (4). En partant pour rejoindre ses légions, il a laissé sa femme Alcmène enceinte. Vous n’ignorez pas sans doute quel est mon père, combien il se gêne peu en ces sortes d’aventures, et une fois qu’il aime, ce qui n’est pas rare, comme il y va de tout cœur. Il s’est donc mis à aimer Alcmène, et, sans que le mari s’en doute, il a pris possession de la belle ; il l’a engrossée à son tour. Or, pour que vous sachiez au juste le fait d’Alcmène, elle est doublement enceinte, de son mari et du puissant Jupiter. Mon père en ce moment est là dedans, couché avec elle ; et cette nuit a été prolongée pour qu’il puisse la caresser tout à son aise, car il s’est donné les traits d’Amphitryon.

Quant à moi, ne soyez pas surpris si je me montre à vous dans ce costume, avec cet accoutrement d’esclave. Nous voulons rajeunir une vieille, vieille histoire, et c’est pour cela que j’ai fait choix d’un ajustement nouveau. Mon père est donc là, dans la maison ; il a si bien pris la figure d’Amphitryon, que tous les esclaves qui l’aperçoivent pensent voir leur maître : 10 tant il est habile à changer de peau, quand il lui plaît ! Moi, j’ai emprunté la ressemblance de Sosie, qui est allé à l’armée avec Amphitryon ; de cette façon, je peux servir les amours de mon père, et les serviteurs, en me voyant aller et venir- dans la maison, ne demanderont pas qui je suis. Ils me tiendront pour un de leurs camarades, iet on ne me dira pas : « Qui es-tu ? que viens-tu faire ici ? » Ainsi, mon père, en ce moment, savoure les baisers de son amie ; il repose dans les bras de celle qu’il préfère entre toutes. Il lui raconte tout ce qui s’est fait là-bas à l’armée, et Alcmène, couchée avec son amant, se croit aux côtés de son mari. Il lui dit comment il a mis en fuite les bataillons ennemis, comment on lui a fait de riches» présents. Nous avons enlevé ces présents qu’Amphitryon a reçus là-bas : il est si facile à mon père de faire ce qu’il veut !

Amphitryon va revenir aujourd’hui de l’armée, avec l’esclave dont j’ai pris la ressemblance. Pour que vous puissiez toujours nous reconnaître, je garderai ces plumes à mon chapeau ; mon père aura sous le sien un cordon d’or, Amphitryon n’en aura point. Les gens de la maison ne verront pas ces signes, mais vous, vous les verrez.

Eh ! voici l’esclave d’Amphitryon, Sosie, qui arrive du port avec une lanterne. Je l’éloignerai de la maison. Le voilà ; il frappe. Pour vous, vous allez avoir le plaisir de voir Jupiter et Mercure jouer la comédie.

 

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ACTE I.

SCÈNE I. — SOSIE, MERCURE.

SOSIE. Quel courage ou plutôt quelle audace, quand on sait comment se comporte notre jeunesse (5), de se mettre en route seul, la nuit, à l’heure qu’il est ! Et que deviendrais-je, si les triumvirs (6) me jetaient en prison ? Demain on me sortirait de ma cage pour me fouetter importance ; et pas un mot à dire pour ma défense, et rien à attendre de mon maître, et pas une bonne âme qui ne criât que c’est bien fait ! En attendant, huit solides gaillards frapperaient sur mon pauvre dos comme sur une 11 enclume : belle réception que me ferait ma patrie à mon retour ! Voilà pourtant à quoi m’expose la dureté de mon maître ! m’envoyer du port ici, bon gré mal gré, au beau milieu de la nuit ! Ne pouvait-il pas attendre qu’il fût jour ? Ô la dure condition que le service des riches ! et que l’esclave d’un grand est à plaindre ! Le jour, la nuit, ce sont mille choses à dire ou à faire ; pas de repos, pas de trêve ! Le maître se croise les bras, mais ne ménage pas nos peines ; tout ce qui lui passe par la tête lui semble possible, lui paraît juste ; il s’inquiète bien vraiment du mal qu’il nous donne, et si ses ordres sont raisonnables ou non ! Aussi que d’injustices dont pâtit le pauvre esclave ! mais, malgré qu’on en ait, il faut porter son fardeau.

MERCURE, à part. N’ai-je pas plus sujet que lui de maudire la servitude, moi, libre encore ce matin, et que mon père a réduit à servir ? Un esclave de naissance ose se plaindre, tandis que me voilà changé en maroufle dont le dos attend les étrivières !

SOSIE. Mais quelle idée ! Si je rendais grâce aux dieux de mon retour et de leurs bienfaits ? Ma foi, s’ils me traitaient selon mes mérites, ils m’enverraient quelque brutal qui me labourerait le museau à coups de poing ; car j’ai été bien ingrat pour toutes leurs bontés.

MERCURE, à part. En voilà un d’une espèce rare, il sait ce qui devrait lui revenir.

SOSIE. Je n’y comptais guère, et nos citoyens non plus ; mais enfin, par belle chance, nous voilà revenus chez nous sains et saufs. Nos légions ont battu l’ennemi à plate couture, et rentrent au pays victorieuses et triomphantes ; elles ont mené à fin une terrible guerre, qui a coûté aux Thébains bien du sang et bien des larmes. La ville a été emportée, grâce à la vigueur et au courage de nos soldats, sous le commandement et sous les auspices d’Amphitryon mon maître. Il a comblé ses concitoyens de butin, de terres et de gloire, et affermi dans Thèbes le trône du roi Créon. Moi, j’arrive du port, car il m’a dépêché en avant pour annoncer à sa femme l’heureux succès que nos armes doivent à son habileté et à sa fortune. Mais voyons comment, quand je serai là devant elle, je m’acquitterai dé mon ambassade. Si je mens, je suivrai ma louable coutume. Plus les autres étaient ardents au combat, plus je l’étais à la fuite. N’importe, j’en veux parler comme témoin oculaire, je répéterai ce qu’on m’a dit. Çà, repassons mon rôle : de quel air, en quels termes commencerai-je mon récit ? Bon ! je tiens le début : « Nous arri- 12 vions, à peine avions-nous pris terre, qu’Amphitryon choisit les principaux de l’armée et les députa vers les Téléboens pour leur déclarer ses résolutions. S’ils-voulaient, avant d’en venir aux mains, restituer ce qu’ils nous avaient pris et nous livrer les pillards, Amphitryon remmènerait sur-le-champ son armée, les Argiens évacueraient le territoire et accorderaient paix et tranquillité ; mais s’ils n’étaient pas disposés à donner la satisfaction qu’on réclamait d’eux, il prendrait leur ville de vive force, à la tête de ses soldats. Les députés redisent ces choses de point en point aux Téléboens ; mais ces gens hautains et arrogants, confiants en leur valeur et en leur puissance, font entendre à nos envoyés de superbes menâmes, « Nos armes, disent-ils, α sauront protéger nos personnes et nos biens. Éloignez donc à l’instant les troupes qui ont envahi notre territoire. » Nos députés reviennent avec cette belle réponse ; aussitôt Amphitryon fait sortir du camp toute l’armée ; de leur côté, les légions ennemies s’avancent hors de la ville, parées d’armures étincelantes. Quand de part et d’autre on se trouve en plaine, les rangs se forment, chacun prend son poste ; nous nous mettons en bataille selon notre tactique, l’ennemi en fait autant. Alors les généraux sortent des rangs, s’abouchent entre les deux armées ; on convient que les vaincus livreront aux vainqueurs leur ville, leur territoire, leurs autels, leurs foyers et leurs personnes même. Un moment après la trompette sonne, le sol gronde, des cris de guerre s’élèvent. Chaque général adresse ses vœux à Jupiter et anime ses soldats. Chacun alors fait de son mieux et déploie son courage ; le fer frappe ; les traits se brisent ; le ciel mugit des clameurs du champ de bataille, et la vapeur qui s’exhale des poitrines se condense en un nuage épais ; on se heurte, on se blesse, on se renverse. Enfin nos souhaits sont exaucés, notre armée prend le dessus, nombre d’ennemis mordent la poussière, les nôtres redoublent de vigueur, nôtre fière valeur a triomphé. Pourtant nul n’a tourné le dos, ils maintiennent leur poste, font leur devoir de pied ferme, et périssent plutôt que de reculer ; chacun tombe à sa place.et garde encore son rang. A cette vue, Amphitryon mon maître lance la cavalerie de son aile droite. Nos cavaliers obéissent, prompts comme l’éclair ; ils volent à toute bride, en poussant de grands cris, rompent les bataillons ennemis, les écrasent sous leurs pieds : le droit a vaincu le crime.

MERCURE, à part. Il n’a pas dit un seul mot de travers. Mon père et moi nous étions à la bataille.

13 SOSIE. « Enfin les ennemis sont en pleine déroute ; l’ardeur des nôtres grandit, une grêle de traits perce les corps des fuyards. Amphitryon immole de sa propre main le roi Ptérélas. La bataille a duré depuis le matin jusqu’au soir. Il m’en souvient d’autant mieux que ce jour-là fut pour moi jour de jeûne. Mais enfin la nuit vient séparer les combattants. Le lendemain, les chefs de la cité se rendent à notre camp, les yeux baignés de larmes ; leurs mains sont voilées de bandelettes, ils implorent leur pardon ; ils se livrent à nous corps et bien ; leurs temples, leurs maisons, leur ville, leurs enfants, ils remettent tout à la, discrétion du peuple thébain. Amphitryon, pour prix de sa valeur, reçoit la coupe dont se servait le roi Ptérélas. » Et voilà comment je raconterai l’affaire à ma maîtresse. Mais hâtons-nous d’exécuter les ordres de mon maître et d’entrer à la maison.

MERCURE, à part. Sur ma foi, notre homme vient de ce côté ; allons à sa rencontre. Je saurai bien l’empêcher de tout le jour de mettre le pied céans. Puisque j’ai pris ses traits, je veux me divertir un peu à ses dépens. J’ai sa figure, son maintien ; il est bien juste que j’aie aussi sa manière d’agir et son caractère. Soyons donc fourbe, rusé, malin, et chassons-le d’ici avec ses propres armes. Mais à qui en a-t-il ? le voilà qui regarde le ciel. Sachons ce qu’il veut.

SOSIE. Certes, s’il est une chose au monde dont je sois sûr, quand le bon Nocturnus  (7)( s’est endormi hier au soir, il avait un doigt de vin. Les étoiles de l’Ourse ne font pas un pas dans le ciel, la lune ne bouge pas, la voilà au même point où elle s’est levée. Orion, Vesper, les Pléiades, personne ne se couche. Tout est immobile là-haut, et la nuit ne songe pas à faire place au jour.

MERCURE, à part. Continue, ô nuit, continue d’obéir à mon père. Tu rends le meilleur service au meilleur des dieux ; et tu fais bien, il t’en sera reconnaissant.

SOSIE. Je ne pense pas avoir vu jamais une nuit aussi longue, si ce n’est celle que je passai tout entière au gibet, après les étrivières ; mais, ma foi, celle-ci me semble bien plus longue encore. Sans doute Phébus dort à poings fermés pour avoir trop caressé la bouteille. Que je meure s’il n’a fait hier une petite débauche.

MERCURE, à part. Qu’est-ce à dire, maraud ? t’imagines-tu que 14 les dieux te ressemblent ? Pendard ! je te recevrai selon tes mérites ; viens seulement ici, on te régalera.

SOSIE. Où sont-ils, ces paillards qui n’aiment pas à coucher seuls ? Voilà, sur mon âme, une nuit propice pour faire fête aux coquines qui partagent leurs fredaines.

MERCURE, à part. Eh, bien, à son compte, mon père n’est pas déjà si sot ; il est à cette heure dans les bras d’Alcmène, et contente son envie.

SOSIE. Allons, portons à Alcmène le message de mon maître.... Mais quel est cet homme, à pareille heure, devant notre maison ? cela ne me présage rien de bon.

MERCURE, à part. Voyez la couardise !

SOSIE, à part. Qui est là ? J’y pense, il veut sans doute me rebattre mon manteau.

MERCURE, à part. Il a peur, nous allons rire.

SOSIE, à part. C’est fait de moi ; la mâchoire me démange. Il va, pour mon abord, me régaler d’une bonne volée. Que dis-je ? c’est un brave homme ; il voit que mon maître m’a fait veiller, et lui, il se dispose à m’endormir à coups de poing. Pauvre Sosie ! quelle taille ! quelle encolure !

MERCURE, à part .Élevons la voix, afin qu’il nous entende, et faisons-le trembler de plus belle. (Haut.) Allons, mes poings ! Voilà trop longtemps que vous laissez jeûner mon estomac. Il s’est passé un siècle depuis hier, que vous avez si bravement endormi ces quatre hommes, nus comme la main.

SOSIE, à part. J’en ai bien peur, me voilà tout près de changer de nom ; Sosie deviendra Quintus (8). Il se vante d’avoir endormi quatre hommes ; je tremble d’augmenter le nombre.

MERCURE, dans l’attitude d’un homme prêt à se battre. Allons, ferme ! me voilà en posture.

SOSIE, à part. Bon ! mon homme se met sous les armes.

MERCURE. Ah ! je rosserai d’importance....

SOSIE, à part. Qui donc ?

MERCURE .... Le premier qui passera par ici ; je lui fais avaler mes deux poings.

SOSIE, à part. Grand merci ! je ne mange jamais la nuit, et puis je sors de table ; crois-moi, garde ce plat pour des gens de haut appétit.

MERCURE. Ce poing-là est d’un poids raisonnable.

SOSIE, à.part. Miséricorde ! il pèse ses poings !

15 MERCURE. Si je le caressais tant soit peu, afin de rendormir ?

SOSIE, à part. Tu me rendrais service, après trois nuits blanches.

MERCURE. Malheur à moi I cette main ne sait plus frapper une mâchoire. Un vrai coup de poing doit défigurer son homme.

SOSIE, à part. Le traître s’apprête à me donner figure nouvelle.

MERCURE. S’il est bien appliqué sur le mufle, pas un os ne doit rester en place.

SOSIE, à part. Il me désossera comme une lamproie. La peste. soit du désosseur d’hommes ! S’il m’aperçoit, je suis perdu.

MERCURE. Je sens quelqu’un ; gare à lui !

SOSIE, à part.. Est-ce que par hasard je me serais fait sentir ?

MERCURE. Et quelqu’un qui ne doit pas être loin d’ici ; mais il a fait une fameuse traite (9) !

SOSIE, à part. C’est un sorcier.

MERCURE. Les poings me grillent.

SOSIE, à part. Si tu veux les exercer sur mon dos, commence, je te prie, par les amollir un peu contre la muraille !

MERCURE. Des paroles ont volé jusqu’à mon oreille.

 SOSIE, à part. Ah ! malheureux ! mes paroles ont des ailes ; que ne les ai-je coupées !

MERCURE. Cet homme vient pour que je charge sa bête.

SOSIE, à part. Eh ! je n’ai point amené de bête avec moi.

MERCURE. Mes poings lui feront bonne mesure.

SOSIE, à part. La traversée m’a bien assez fatigué ; j’en ai encore mal au cœur. C’est tout ce que je puis faire que de marcher à vide ; comment veut-il que je m’en tire avec une charge ?

MERCURE. Décidément, j’entends parler je ne sais qui.

SOSIE, à part.-Je suis sauvé, il ne me voit pas. Il dit qu’il entend parler je ne sais qui ; moi, je m’appelle Sosie.

MERCURE. C’est là, si je ne me trompe, sur la droite, qu’une voix vient frapper mon oreille.

SOSIE, à part. Si ma voix Ta frappé, je crains bien qu’il ne me frappe à son tour.

MERCURE, à part. Il s’avance vers moi, c’est à merveille.

16 SOSIE, à part. Je tremble, je suis tout saisi. Si l’on me demandait où je me trouve, je ne saurais que répondre ; impossible de faire un pas, tant j’ai peur. Allons, pauvre Sosie, c’en est fait de ton message et de toi. Mais non, montrons-nous hardi à la réplique, cela nous donnera l’air brave et nous épargnera les coups.

MERCURE. Où vas-tu, toi qui portes Vulcain renfermé dans de la corne (10) ?

SOSIE. Qu’est-ce que cela te fait, beau désosseur de mâchoires humaines ?

MERCURE. Es-tu esclave ou libre ?

SOSIE. Comme il m’en prend envie.

MERCURE. Tout de bon ?

SOSIE. Tout de bon.

MERCURE. Pendard, tu mens ; mais je t’apprendrai à dire la vérité.

SOSIE. Je n’y tiens pas.

MERCURE. Me diras-tu où tu vas, à qui tu es, enfin ce qui t’amène ?

SOSIE. Je vais là ; j’appartiens à mon maître. En es-tu plus savant ?

MERCURE. Je saurai mettre à mal ta coquine de langue.

SOSIE. Je t’en défie ; c’est une honnête et chaste personne.

MERCURE. Pas tant de quolibets ! Qu’ as-tu à faire dans cette maison ?

SOSIE. Et toi-même ?

MERCURE. Le roi Créon met ici toutes les nuits une sentinelle.

SOSIE. C’est bien fait ; en notre absence il garde notre logis. Mais va, et annonce que les gens de la maison sont de retour.

MERCURE. Je ne sais si tu en es ; mais décampe au plus vite, ou sinon tu risques fort de n’être pas accueilli en ami de la maison.

SOSIE. Je demeure ici, te dis-je, et je suis un serviteur de la famille.

MERCURE. Or çà, si tu ne t’en vas, sais-tu que je vais te faire une position superbe ?

SOSIE. Comment cela ?

MERCURE. On te portera, et tu n’auras pas la peine d’aller à pied, si je prends un bâton.

17 SOSIE. Mais, encore une fois, je te le répète, je suis un des serviteurs de la maison.

MERCURE. A d’autres ! détale, ou les coups vont pleuvoir.

SOSIE. Quoi ! j’arrive, et tu veux m’empêcher d’entrer chez nous ?

MERCURE. Chez vous, ici !

SOSIE. Oui, chez nous.

MERCURE. Çà, qui est ton maître ?

SOSIE. Amphitryon, maintenant général des Thébaine, le mari d’Alcmène.

MERCURE. Que dis-tu ? et ton nom, à toi ?

SOSIE. Les Thébains me nomment Sosie, fils de Dave.

MERCURE. TU es venu ici pour ton malheur, effronté coquin, avec tes mensonges impudents et tes ruses mal cousues.

SOSIE. Point : je suis venu avec des habits cousus, c’est vrai, mais pas avec des ruses cousues.

MERCURE. Autre mensonge : tu es venu avec tes pieds, et non avec tes habits.

SOSIE. Assurément.

MERCURE. Assurément tu seras rossé, pour t’apprendre à mentir de la sorte.

SOSIE. Assurément je n’en ai pas envie.

MERCURE. Assurément tu le seras, malgré ton peu d’envie ; on ne te laissera pas le choix, assurément. (Il le bat.)

SOSIE. Ah ! de grâce !

MERCURE. Oses-tu dire encore que tu es Sosie, quand c’est moi qui le suis ?

SOSIE. Aïe ! je n’en puis plus.

MERCURE. Bagatelle, auprès de ce qu’on te réserve ! A qui es-tu, maintenant ?

SOSIE. A toi ; tes poings t’ont fait mon maître. Au secours, Thébains ! Citoyens, justice !

MERCURE. Ah ! tu cries, bourreau ? Voyons, pourquoi viens-tu ?

SOSIE. Pour que tu aies sur qui dauber.

MERCURE. A qui es-tu ?

SOSIE. A Amphitryon, te dis-je, moi, Sosie.

MERCURE. Cent autres coups vont payer ton effronterie : c’est moi qui suis Sosie, et non pas toi.

SOSIE, à part. Plût aux dieux ! et comme je tomberais sur ton dos !

MERCURE. On murmure, je crois ?

SOSIE. Je me tais.

18 MERCURE. Qui est ton maître ?

SOSIE. Qui tu voudras.

MERCURE. Et ton nom ?

SOSIE. Je n’en ai point ; celui que tu voudras.

MERCURE. Tu prétendais être Sosie, esclave d’Amphitryon.

SOSIE. Je me suis trompé ; je voulais dire associé (11) d’Amphitryon.

MERCURE. Je savais bien qu’il n’y avait pas chez nous d’autre Sosie que moi. Ta raison avait déménagé.

SOSIE, à part. C’est ce que tes poings auraient bien dû faire.

MERCURE. Je suis ce Sosie que tu prétendais être.

SOSIE. De grâce, que je puisse te parler en paix et sans que les coups s’en mêlent.

MERCURE. Eh bien, trêve pour un moment, et parle.

SOSIE. Je ne sonnerai mot que la paix ne soit conclue ; ces poings-là sont trop pesants pour moi.

MERCURE. Va, parle, je ne te ferai pas de mal.

SOSIE. Puis-je compter sur ta parole ?

MERCURE. Sans doute.

SOSIE. Et si tu me trompes ?

MERCURE. Que la colère de Mercure retombe sur Sosie !

SOSIE. Attention donc ; je puis maintenant tout dire. Je suis Sosie, l’esclave d’Amphitryon.

MERCURE. Encore ?

SOSIE. J’ai fait la paix, j’ai fait un traité, et je dis la vérité pure.

MERCURE. Gare les coups !

SOSIE. A ton aise, tout comme il te plaira, puisque tu es le plus fort ; mais, quoi que tu fasses, par Hercule ! je ne saurais me rétracter.

MERCURE. Tu périras avant de faire que je ne sois pas Sosie.

SOSIE. Et toi, par Pollux,"tu ne m’empêcheras pas d’être moi. Nous n’avons pas chez nous d’autre Sosie que celui-ci ; moi seul j’ai accompagné à l’armée mon maître Amphitryon.

MERCURE. Le pauvre homme a perdu le sens.

SOSIE. Non pas, c’est toi plutôt qui as le cerveau fêlé. Par les dieux ! ne suis-je pas Sosie, l^esclave d’Amphitryon ? Notre vaisseau ne m’a-t-il amené ici, cette nuit, du port Persique (12) ? 19 Mon maître ne m’a-t-il pas envoyé céans ? ne suis-je pas planté là devant la porte de notre maison ? Ne tiens-je pas une lanterne en main ? Ne parlé-je pas ? Ne suis-je pas éveillé ? L’homme que voici ne m’a-t-il pas roué de coups ? Si fait, ma foi, car j’en ai encore les mâchoires tout endolories. Mais pourquoi tant barguigner ? commençons par rentrer chez nous.

MERCURE. Qu’est-ce à dire, chez nous ?

SOSIE. Rien de plus vrai.

MERCURE. TU n’as fait que mentir. C’est moi qui suis le Sosie d’Amphitryon ; notre vaisseau est parti cette nuit du port Persique ; nous avons pris la ville où régnait le roi Ptérélas, et nous avons vaincu les légions des Téléboens, dans un combat où Amphitryon a tué Ptérélas de sa propre main.

SOSIE. Cet homme, avec tout ce, qu’il me chante, me ferait douter de moi-même. Il dit de point en point tout ce.qui s’est passé là-bas. Mais voyons: quelle a été la part d’Amphitryoni dans le butin fait sur nos ennemis.

MERCURE. Ure coupe d’or, celle dont se servait le roi Ptéléras.

SOSIE. Il l’a dit. Et où est cette coupe à présent.

MERCURE. Dans un coffret scellé dit cachot d’Amphitryon.

SOSIE. Et pour le cachet qu’y a-t-il ?

MERCURE. Un soleil levant avec son quadrige. Tu crois donc me mettre en défaut, bourreau ?

SOSIE, à part. La preuve est sans réplique ; il me faut chercher un autre nom. D’où a-t-il vu tout cela ? Mais je vais bien l’attraper ; car ce que j’ai fait tout seul, quand il n’y avait personne dans la tente, il ne sera pas dans le cas de me le dire. Si tu es Sosie, que faisais-tu dans la tente, lorsqu’on était aux mains ? je me reconnais vaincu, si tu le dis.

MERCURE. Il y avait là un tonneau de vin ; j’en remplis un broc.

SOSIE, à part. L’y voilà.

MERCURE. Et je le lampai tout pur, tel qu’il était sorti du  sein maternel.

SOSIE. A merveille ! il faut qu’il se soit caché au fond du broc. C’est pourtant vrai, j’ai bu là un broc de vin tout pur.

MERCURE. Eh bien ! est-il clair maintenant que tu n’es pas ; Sosie ?

 SOSIE. Comment ! je ne suis pas Sosie ?

MERCURE. Sans doute, puisque c’est  moi qui le suis.

SOSIE. C’est bien moi, j’en jure par Jupiter.

20 MERCURE. Et moi, je jure par Mercure que Jupiter ne te croit pas. Un seul mot de moi aura plus de crédit auprès de lui que tous tes serments.

SOSIE. Qui suis-je alors, si je ne suis pas Sosie ? dis-le-moi.

MERCURE. Quand je ne voudrai plus être Sosie, sois-le, à la bonne heure. Mais à présent que je le suis, si tu ne t’en vas d’ici comme un étranger que tu es, je tombe sur toi à bras raccourcis.

SOSIE. Assurément, quand je le regarde, quand je me rappelle ma figure, que j’ai si souvent vue au miroir, la ressemblance est étrange. Il a même chapeau que moi, même habit ; tout est pareil. La jambe, le pied, la taille, les cheveux, les yeux, le nez, les lèvres, les joues, le menton, la barbe, le cou : tout enfin ! Si son dos porte la marque des étrivières, nous nous ressemblons comme deux gouttes d’eau. Pourtant, quand j’y pense, je suis le même que j’ai toujours été ; je connais mon maître, je connais notre maison, et je sens que je n’ai pas perdu l’esprit.  Allons, n’écoutons plus ces balivernes et  frappons à la porte.

MERCURE. Où vas-tu ?

SOSIE. Chez nous.

MERCURE. Quand tu monterais sur le char de Jupiter pour te’ sauver d’ici au plus vite, à grand’peine éviterais-tu le régal que je t’apprête.

SOSIE. Ne puis-je m’acquitter auprès de ma maîtresse du message de mon maître ?

MERCURE. Auprès de ta maîtresse, oui vraiment ; mais je ne souffrirai pas que tu entres chez la nôtre, et, si tu m’échauffes les oreilles, je te casse les reins sur l’heure.

SOSIE. Allons-nous-en plutôt. Mais, dieux immortels, ayez pitié de moi ! Où me suis-je perdu ? où ai-je été changé ? où ai-je quitté ma figure ? me suis-je laissé là-bas par mégarde ? Cet homme, de la tête aux pieds, porte mon image, l’image qui fut la mienne jusqu’à ce jour. On fait pour moi de mon vivant ce qu’on ne fera pas quand je ne serai plus (13). Mais retournons au port et racontons à notre maître ce qui vient de m’arriver. Si lui non plus ne veut point me reconnaître, et fais-moi cette grâce, grand Jupiter ! je pourrai dès aujourd’hui 21 me.raser la tête, et coiffer mon crâne chauve du bonnet d’affranchi  (14).

SCÈNE II. — MERCURE, seul.

Allons, voilà ce qui s’appelle faire merveille. J’ai éloigné d’ici ce fâcheux personnage, et mon père peut à son aise caresser son amie. Quand le rustre aura rejoint là-bas Amphitryon son maître, il lui racontera comment un esclave du nom de Sosie lui a barré l’entrée de la maison : l’autre ne donnera pas dans la bourde et croira que, malgré son ordre, il n’est pas venu ici. Je veux les embrouiller à leur faire perdre la tête, eux et toute la maisonnée, jusqu’à ce que mon père en ait assez de la belle : alors chacun sera mis au courant de toute l’affaire. Jupiter finira par réconcilier Alcmène avec son mari : car Amphitryon va bientôt venir faire vacarme à sa moitié, qu’il accusera d’être infidèle ; mais mon père apaisera tout ce bruit. Quant à Alcmène, je ne vous ai pas dit, je pense, qu’elle accouchera aujourd’hui de deux fils jumeaux : l’un naitra juste dix mois après la conception ; l’autre viendra au septième mois. Le premier est d’Amphitryon, le second de Jupiter. Ainsi le cadet appartient au plus grand, et l’aîné au moindre des deux pères. Vous avez compris, n’est-ce pas (15) ? Mon père a voulu, pour l’honneur d’Alcmène, qu’il n’y eût qu’un accouchement : le même travail la délivrera de son double fardeau, elle ne sera pas soupçonnée d’infidélité, et nul ne pourra découvrir le pot aux roses. Pourtant, comme je l’ai dit, Amphitryon saura toute l’histoire ; eh bien, après tout, on ne peut en vouloir à Alcmène, et il serait bien mal à un dieu de laisser retomber sur une mortelle les suites de sa propre faute. Mais bouche close, la porte a crié. Voici venir l’Amphitryon de contrebande avec son épouse d’emprunt.

SCÈNE III. — JUPITER, ALCMÈNE, MERCURE.

JUPITER. Adieu, mon Alcmène ; continue d’avoir bien soin de la maison. Et ménage-toi, je t’en prie ; tu vois que ton 22 terme approche. Je dois m’éloigner ; mais prends dans tes bras  (16) en mon nom, l’enfant qui nous va naitre.

ALCMÈNE. Quelle est donc, cher mari, cette affaire si pressante qui t’appelle loin de ta demeure ?

JUPITER. Oh ! ce n’est pas lassitude de toi ni de notre maison ; mais quand un général en chef n’est plus à son armée, on est plus prompt à faire le mal que le bien.

MERCURE, à part. Il faut avouer que voilà Un habile enjôleur ; c’est le digne père de Mercure. Voyez comme il va gentiment cajoler la bonne dame.

ALCMÈNE. Ah ! je ne vois que trop ce que vaut à vos yeux votre femme.

JUPITER. Ne te suffit-il pas d’être chérie entre toutes ?

MERCURE, à part. Par Pollux, si l’autre (17) savait tes galantes occupations, tu voudrais être Amphitryon plutôt que Jupiter.

ALCMÈNE. J’aimerais mieux des preuves de ta tendresse que de belles paroles. Tu pars, et ta place dans notre lit est à peine tiède ; tu arrives hier au milieu de la nuit, et déjà tu t’éloignes ; puis-je être bien contente ?

MERCURE, à part. En avant ! il faut que je lui parle et que je vienne en aide à mon père. (Haut.) Par Poïlux ! je ne crois pas qu’il y ait sur terre un homme aussi passionnément épris de sa femme que celui-ci ; il vous aime à en crever.

JUPITER. Te voilà bien, bourreau ! hors d’ici à l’instant ! De quoi te mêles-tu, coquin ? oses-tu bien souffler ? Ce maître bâton....

ALCMÈNE. Ah ! de grâce !

JUPITER. Que j’entende encore un mot !

MERCURE, à part. Bien réussi pour mon début dans le métier de parasite !

JUPITER. Quant à toi, chère femme, tu as tort de te fâcher contre moi. J’ai quitté l’armée en grand secret ; j’ai dérobé pour toi quelques instants à mon devoir ; je voulais que tu fusses la première à connaître mes succès, et je voulais être le premier à te les apprendre : est-ce donc là montrer si peu d’amour ?

MERCURE, à part. Ne l’avais-je pas bien dit ? comme il amadoue la pauvrette !

23 JUPITER. Maintenant, de peur qu’ on ne remarque mon absence, il faut que je m’en retourne à petit bruit ; sans quoi l’on dirait que j’ai préféré mon épouse au bien de l’État.

ALCMÈNE. Oui, on s’en va et on laisse sa femme tout en larmes.

JUPITER. Tais-toi. Ne rougis pas ces beaux yeux ; je serai de retour dans un moment.

ALCMÈNE. Ce moment, c’est un siècle.

JUPITER. Si je te quitte, si je m’éloigne de toi, ce n’est pas de gaieté de cœur.

ALCMÈNE. Je vous crois ; la même nuit vous voit arriver ’et repartir.

JUPITER. Ne me retiens plus. Voici l’heure ; je veux sortir de la ville avant qu’il fasse jour. Mais prends cette coupe, chère Alcmène, c’est le prix de ma valeur ; c’est la coupe du roi Ptérélas, que j’ai tué de ma main.

ALCMÈNE. Je vous reconnais bien là. Certes, voilà un présent digne de celui qui l’offre.

MERCURE. Digne plutôt de celle qui le reçoit.

JUPITER. Encore ! tu veux donc que je t’assomme, pendard ?

ALCMÈNE. Amphitryon, pour l’amour de moi, point de colère contre Sosie.

JUPITER. Je t’obéis.

MERCURE, à part. Comme l’amour le rend brutal !

JUPITER. Tu n’as plus rien à me dire ?

ALCMÈNE. Aime-moi toujours, quoique loin de moï ; absente, ne suis-je pas encore tienne ?

MERCURE. Partons, Amphitryon, voici le jour.

JUPITER. Va devant. Sosie, je te suis. (A Alcmène.) Est-ce tout ?

ALCMÈNE. Non : reviens bien vite.

JUPITER. Oui, je serai de retour plus tôt que tu ne penses ; ne te tourmente point. (Alcmène sort.) Maintenant, ô nuit, tu m’as assez attendu, va, fais place au soleil, que sa blanche et pure lumière luise sur les mortels. Tu as été plus longue que d’ordinaire, mais je veux abréger le jour, afin que tout se compense et que les jours et les nuits rentrent dans l’ordre accoutumé.... Allons, rejoignons Mercure.

_____________

 

ACTE II.

SCÈNE I. — AMPHITRYON, SOSIE.

AMPHITRYON. Çà, qu’on me suive.

SOSIE. Je marche sur vos talons.

AMPHITRYON. Tu m’as tout l’air d’un maître fripon.

SOSIE. Et pourquoi ?

AMPHITRYON. Parce que tu me chantes des choses qui ne sont pas, qui n’ont jamais été et qui ne seront jamais.

SOSIE. VOUS voilà bien, toujours méfiant avec vos serviteurs.

AMPHITRYON. Qu’est-ce à dire ? je te couperai, pendard, cette maudite langue.

SOSIE. Vous êtes mon maitre, vous ferez de moi ce que vous voudrez ; mais, après tout, rien ne m’empêchera de dire les choses comme elles se sont passées.

AMPHITRYON. Triple fourbe ! oses-tu bien me soutenir que tu es à la maison, tandis que je te vois ici ?

SOSIE. C’est pourtant la vérité.

AMPHITRYON. Malheur à toi ! les dieux un jour, et moi tout à l’heure, nous t’arrangerons de belle sorte.

SOSIE. Vous le pouvez, je suis à vous.

AMPHITRYON. Un maraud qui ose se jouer de son maitre l Quelle impudence ! Ainsi, ce qui ne s’est jamais vu, ce qui est impossible, le même homme se trouverait en même temps dans ’ deux endroits ?

SOSIE. Je ne dis que la vérité pure.

AMPHITRYON. Jupiter te confonde !

SOSIE. Quel mal vous ai-je donc fait, mon maitre ?

AMPHITRYON. Tu le demandes, coquin, quand tu te moques de moi ?

SOSIE. Si je me moquais, vous auriez raison de vous fâcher ; mais je ne mens pas, je dis la chose telle qu’elle est.

AMPHITRYON. Il est ivre, je crois.

SOSIE. Plût aux dieux !

AMPHITRYON. Tu n’as rien à souhaiter de ce côté-là.

SOSIE. Moi ?

AMPHITRYON. Oui, toi. Où as-tu bu ?

SOSIE. Nulle part.

25 AMPHITRYON. Quel animal !

SOSIE. Je vous l’ai déjà répété dix fois. Je suis à la maison, vous dis-je ; m’entendez-vous ? et je suis auprès de vous, moi, le même Sosie. Est-ce clair ? est-ce net ? Que vous en semble, mon maître ?

AMPHITRYON. Éloigne-toi !

SOSIE. Pourquoi donc ?

AMPHITRYON. Tu sens la peste.

SOSIE. Gomment cela, Amphitryon ? En vérité, et l’esprit et le corps, tout chez moi se porte à merveille.

AMPHITRYON. Quand tu auras reçu ce que tu mérites, tu ne te porteras peut-être pas si bien ; patience, que je rentre seulement à la maison, et tu auras de quoi pleurer. Allons, suivez-moi, conteur de balivernes : ce n’est pas assez d’avoir négligé la commission de son maître, il faut encore venir se moquer de lui en face. Tu me racontes, bourreau, une histoire impossible ; qui a jamais ouï parler de pareille aventure ? mais j’aurai soin que tous ces beaux mensonges retombent aujourd’hui sur ton dos.

SOSIE. Amphitryon, c’est pour un bon serviteur la pire de toutes les misères, de dire la vérité à son maître, et de voir cette vérité étouffée par la force.

AMPHITRYON. Mais, misérable (car je veux bien te permettre de raisonner avec moi), comment peut-il se faire que tu sois en même temps ici et à la maison ? Réponds.

SOSIE. Assurément je suis ici et là ; qu’on s’en étonne, soit : cela ne me parait pas moins surprenant qu’à vous-même.

AMPHITRYON. Comment cela ?

SOSIE. Je le répète, je n’en suis pas moins surpris que vous. De par tous les dieux ! je ne voulais pas d’abord m’en rapporter au Sosie que voici ; mais Sosie, l’autre moi, m’a bien forcé de l’en croire. Il m’a raconté, de point en point, tout ce qui s’est fait pendant notre expédition ; il m’a volé ma figure avec mon nom ; enfin deux gouttes de lait ne sont pas plus ressemblantes. Quand vous m’avez envoyé chez nous, du port, il ne faisait pas jour encore....

AMPHITRYON. Eh bien ?

SOSIE. J’étais en sentinelle à la porte longtemps avant d’être arrivé.

AMPHITRYON. Quels contes ! Es-tu dans ton bon sens ?

SOSIE. Parfaitement, comme vous voyez.

AMPHITRYON. Depuis que le drôle m’a quitté, il faut qu’une méchante main lui ait appliqué je ne sais quel maléfice.

26 SOSIE. J’en conviens, car j’ai été roué de coups de poing.

AMPHITRYON. Qui t’a frappé ?

SOSIE. Moi, le moi qui est maintenant à la maison.

AMPHITRYON. Çà, qu’on réponde à mes questions, et pas un mot de plus. Avant tout, qui était ce Sosie ?

SOSIE. Votre esclave.

AMPHITRYON. J’ai déjà trop d’un butor de ton ’espèce, et, depuis que je suis au monde, je ne me suis pas connu d’autre Sosie que toi.

SOSIE. Et moi je vous dis, Amphitryon, que je vous ferai trouver, en entrant à la maison, encore un autre Sosie, votre esclave, fils de Dave ; même père, même figure, même âge. Enfin que vous dirai-je ? votre Sosie est devenu double.

AMPHITRYON. Que de sornettes ! Mais as-tu vu ma femme ?

SOSIE. Je n’ai pas même pu entrer dans la maison.

AMPHITRYON. Qui t’en empêchait ?

SOSIE. Ce Sosie dont je vous parle, qui m’a assommé.

AMPHITRYON. Qu’est-ce que ce Sosie ?

SOSIE. Moi, vous dis-je. Faut-il le répéter vingt fois ?

AMPHITRYON. Voyons, tu te seras endormi, peut-être ?

SOSIE. Pas le moins du monde.

AMPHITRYON. Et c’est en songe que tu auras vu cet autre Sosie ?

SOSIE. Ce n’est point mon fait de dormir quand j’exécute les ordres dé mon maître. J’étais bien éveillé quand je l’ai vu ; je vous, vois, je vous parle bien éveillé ; il n’était que trop éveillé, et moi aussi, quand il m’a meurtri de coups.

AMPHITRYON. Qui ?

SOSIE. Sosie, vous dis-je, cet autre moi. Ne me comprenez -vous pas ?

AMPHITRYON. Eh ! qui comprendrait rien à tes sottises ?

SOSIE. Eh bien, vous allez le voir.

AMPHITRYON. Qui ?

SOSIE. Ce Sosie, votre esclave.

AMPHITRYON. Suis-moi donc, que je commence par éclaircir tout cela. Aie soin qu’on apporte du vaisseau tout ce que j’ai dit.

SOSIE. J’ai bonne mémoire et bonne volonté ; ce que vous voulez sera fait. Je n’ai point laissé vos ordres au fond de la bouteille.

AMPHITRYON. Fassent les dieux qu’il n’y ait rien de vrai dans tout ce que tu m’as dit !

 

27 SCÈNE II. — ALCMÈNE, AMPHITRYON, SOSIE, THESSALA.

ALCMÈNE, sans voir Amphitryon ni Sosie. Hélas ! que les moments de bonheur sont rares et courts, dans cette vie où le chagrin tient tant de place ! C’est le destin commun des hommes ; tel est le bon plaisir des dieux, que la tristesse suive de près la joie ; et que dis-je ? a-t-on par hasard goûté quelque jouissance, le mal dépasse toujours le bien. Je le sais et j’en fais aujourd’hui encore l’expérience, moi si heureuse un instant de revoir mon mari ; mais rien qu’une nuit, et le voilà reparti avant le jour. Je me trouve si seule depuis qu’il s’est éloigné, celui que j’aime plus que tout au monde ! Ah ! son départ m’a fait plus de peine que son arrivée ne m’avait causé de joie.... Mais du moins j’ai de quoi me contenter encore : il a vaincu les ennemis, il revient chargé de lauriers.... allons, c’est une consolation. Qu’il s’éloigne de moi, pourvu qu’il rentre glorieux dans sa maison ; je me résignerai, je supporterai l’absence avec courage, et je m’en trouverai bien récompensée, si mon mari est proclamé vainqueur. La bravoure est d’un prix inestimable ; c’est le premier de tous les biens. Liberté, salut, existence, fortune, parents, enfants, patrie, la bravoure défend et sauve tout. Elle a tout en soi : le brave possède tout ce qu’on ’envie.

AMPHITRYON, sans voir Alcmène. Mon arrivée, je pense, va réjouir le cœur de ma femme ; elle m’aime, je l’aime aussi, et mon triomphe la fera plus joyeuse encore ; j’ai vaincu des ennemis que l’on jugeait invincibles : sous mes auspices et sous mon commandement ils ont été défaits dès la première rencontre. Ah ! je n’en doute pas, elle sera bien heureuse de me revoir.

SOSIE. Et moi, ne croyez-vous pas que mon retour va combler aussi les vœux de ma belle ?

ALCMÈNE, à part. Quoi ! mon mari est ici !

AMPHITRYON, à Sosie, sans voir Alcmène. Suis-moi de ce côté.

ALCMÈNE, à part. Pourquoi revient-il, lui tout à l’heure si pressé de s’en aller ? A-t-il dessein de m’éprouver ? Veut-il voir si j’ai en effet tant de regret de son départ ? Certes, son retour à la maison ne me contrarie pas.

SOSIE. Amphitryon, nous ferions mieux de regagner notre vaisseau.

28 AMPHITRYON. Pourquoi cela ?

SOSIE. Parce que personne ici ne nous offrira le repas de bienvenue.

AMPHITRYON. Quelle idée !

SOSIE. Nous arrivons trop tard.

AMPHITRYON. Comment ?

SOSIE. J’aperçois Alcmène, debout devant la porte, et qui n’a pas l’air d’avoir le ventre vide.

AMPHITRYON. Je l’ai laissée grosse à mon départ.

SOSIE. Ah ! malheureux que je suis !

AMPHITRYON. Qu’est-ce qui te prend ?

SOSIE. J’arrive à point pour tirer de l’eau, car, à votre compte, elle est dans son dixième mois.

AMPHITRYON. Sois tranquille.

SOSIE. Belle tranquillité ! Je n’ai pas besoin d’être sorcier pour savoir qu’une fois le seau en main, et la besogne commencée, il me faudra tirer l’âme du puits.

AMPHITRYON. Suis-moi toujours ;j’en chargerai quelque autre, ne crains rien.

ALCMÈNE, à part. Je crois que je ferais bien d’aller à sa rencontre.

AMPHITRYON. Amphitryon salue avec joie son épouse tant désirée, celle que son mari estime la plus honnête femme de Thèbes, et dont tous les Thébains vantent la vertu. Eh bien ! comment t*es-tu portée ? désirais-tu mon retour ?

SOSIE, à part. Je n’ai jamais vu de retour plus désiré ! On ne le salue non plus que si c’était un chien.

AMPHITRYON. Je me réjouis de ta grossesse et de cet heureux embonpoint.

ALCMÈNE. Dites-moi, je vous prie, vous moquez-vous de moi de me saluer ainsi, et de m’aborder comme si vous aviez été si longtemps sans me voir ? fie semblerait-il pas que vous arrivez à l’instant de l’armée, et qu’il y a un siècle que vous ne vous êtes trouvé avec moi ?

AMPHITRYON. Aussi est-ce bien la première fois que je te vois.

ALCMÈNE. Pourquoi dire cela ?

AMPHITRYON. Parce que j’ai pour habitude de dire la vérité.

ALCMÈNE. Eh bien, il ne faut jamais perdre ses habitudes. Mais vous voulez peut-être éprouver mes sentiments ? D’où vient ce prompt retour ? les auspices vous ont-ils arrêté ? ou une tempête vous a-t-elle retenu ? Comment n’êtes-vous pas allé rejoindre vos légions, comme vous le disiez tantôt ?

29 AMPHITRYON. Tantôt ! que signifie ce tantôt ?

ALCMÈNE. VOUS riez ; oui, tantôt, tout à l’heure.

AMPHITRYON. Mais enfin que veut dire ce tantôt, tout à l’heure ?

ALCMÈNE. Eh ! ne puis-je pas me moquer de qui s’est moqué de moi ? Vous me dites bien que vous arrivez à l’instant quand c’est à peine si vous me quittez.

AMPHITRYON. Elle est folle, en vérité.

SOSIE. Attendez qu’elle ait fini son somme.

AMPHITRYON. En effet elle rêve tout éveillée.

ALCMÈNE. Mais vraiment je suis éveillée, et bien éveillée, et je ne dis que ce qui est arrivé. Je vous ai vus l’un et l’autre longtemps avant le jour.

AMPHITRYON. Où cela ?

ALCMÈNE. Ici, dans cette maison qui est vôtre.

AMPHITRYON. Jamais.

SOSIE, à Amphitryon. Vous répliquez ? Eh ! qui sait si le vaisseau ne nous a pas amenés du port ici tout endormis ?

AMPHITRYON. Comment ! toi aussi tu dis comme elle ?

SOSIE. N’est-ce pas bien fait ? et ne savez-vous pas que si l’on contrarie une bacchante pendant ses bacchanales, on la rend plus furieuse encore ? elle redouble les coups, au lieu qu’en lui cédant, on en est quitte pour le premier horion.

AMPHITRYON. Non, non, je veux lui faire reproche de ce qu’elle ne m’a pas souhaité la bienvenue à mon retour.

SOSIE. VOUS jetterez de l’huile sur le feu.

AMPHITRYON. Paix !... Alcmène, un seul mot.

ALCMÈNE. Qu’est-ce ? j’écoute.

AMPHITRYON. As-tu perdu l’esprit, ou bien es-tu devenue si fière ?

ALCMÈNE. Que me demandes-tu là, cher mari ?

AMPHITRYON. Autrefois, quand je revenais,, tu me souhaitais le bonjour, tu m’accueillais comme une honnête femme accueille son mari. Mais aujourd’hui, rien de tout cela.

ALCMÈNE. Comment ! dès que tu es arrivé, hier, ne t’ai-je pas souhaité la bienvenue ? ne me suis-je pas informé de la santé de mon cher mari ? n’ai-je pas pris ta main, ne t’ai-je pas embrassé ?

SOSIE. Vous lui avez souhaité la bienvenue, hier, à lui ?

ALCMÈNE. Et pareillement à toi, Sosie.

SOSIE. Amphitryon,  j’espérais qu’elle vous donnerait un fils ; mais ce n’est pas d’un enfant qu’elle est grosse.

AMPHITRYON. Eh ! de quoi le serait-elle ?

30 SOSIE. De folie.

ALCMÈNE. Oh ! j’ai bien ma tête à moi, et je demande aux dieux d’accoucher heureusement d’un fils. (A Sosie,) Quant à toi, tu seras étrillé d’importance, si ton maitre fait son devoir ; l’insolence de ton beau pronostic portera ses fruits.

SOSIE. C’est aux femmes en couche qu’il faut apprêter de certains fruits (18) à ronger,pour les faire revenir si elles tombent en pâmoison.

AMPHITRYON. Tu m’as vu hier ici ?

ALCMÈNE. Oui, moi-même ; faut-il le redire dix fois ?

AMPHITRYON. C’était donc en rêve ?

ALCMÈNE. Je ne dormais pas plus que toi.

AMPHITRYON. Ah ! malheureux !

SOSIE. Qu’est-ce qui vous prend ?

AMPHITRYON. Ma femme est folle.

SOSIE. C’est la bile noire qui la travaille ; il n’y a rien qui fasse si vite perdre la tête aux gens.

AMPHITRYON. Depuis quand, chère femme, as-tu ressenti la première atteinte de ce mal ?

ALCMÈNE. Mais je suis vraiment saine de corps et d’esprit.

AMPHITRYON. Alors pourquoi soutenir que tu m#’as vu hier, puisque nous ne sommes entrés que cette nuit dans le port ? j’ai soupe sur le vaisseau, j’y ai dormi la nuit entière ; enfin je n’ai pas mis le pied à la maison depuis que je suis parti avec notre armée contre les Téléboens nos ennemis, et que nous les avons vaincus.

ALCMÈNE. Non ; tu as soupe avec moi, et tu as couché avec moi.

AMPHITRYON. Qu’est-ce à dire ?

ALCMÈNE. C’est la vérité.

AMPHITRYON. Sur cela, non ; quant au reste, je ne sais.

ALCMÈNE. Aupetit point du jour, tu es reparti pour rejoindre tes légions.

AMPHITRYON. Comment cela ?

SOSIE. Elle a raison ; elle se rappelle son rêve et elle vous le raconte. (A Alcmène.) Or çà, maitresse, à votre réveil, vous auriez 31 dû adresser vos prières à Jupiter qui détourne les prodiges, et lui offrir l’orge et le sel ou l’encens.

ALCMÈNE. Impudent !

SOSIE. Après tout, si vous avez pris cette précaution, c’est vous que cela regarde.

ALCMÈNE. C’est la seconde fois qu’il m’insulte, et il n’a pas encore sa récompense !

AMPHITRYON, à Sosie. Qu’on se taise. (A Alcmène.) Réponds : je t’ai quittée ce matin au point du jour ?

ALCMÈNE. Qui donc, si ce n’est vous deux, m’aurait raconté les détails du combat ?

AMPHITRYON. Tu les connais aussi ?

ALCMÈNE. Je les ai appris de ta bouche : tu as conquis une ville très-puissante ; tu as tué de ta main le roi Ptérélas.

AMPHITRYON. Moi ! je t’ai dit cela ?

ALCMÈNE. Oui, toi-même, et Sosie était là.

AMPHITRYON, à Sosie. Tu m’as entendu aujourd’hui faire ce récit ?

SOSIE. Où voulez-vous que je vous aie entendu ?

AMPHITRYON.. Demande-le-lui.

SOSIE. Ce n’était toujours pas devant moi, que je sache.

ALCMÈNE. Je voudrais bien le voir te répéter cela en face.

AMPHITRYON. Çà, Sosie, regarde-moi bien.

SOSIE. Je vous regarde.

AMPHITRYON. C’est la vérité que j’exige : point de complaisance. M’as-tu entendu aujourd’hui raconter ce qu’elle dit ?

SOSIE. Perdez-vous l’esprit à votre tour, avec cette belle demande ? Moi-même, ne la vois-je pas en ce moment pour la première fois, avec vous ?

AMPHITRYON. Eh bien, femme, vous l’entendez ?

ALCMÈNE. Oui vraiment, je l’entends mentir.

AMPHITRYON. Ainsi vous n’en voulez croire ni lui, ni même moi votre mari ?

ALCMÈNE. Non, car je m’en crois la première, et je sais que les choses se sont passées comme je le dis.

AMPHITRYON. Vous affirmez que je suis arrivé hier ici ?

ALCMÈNE. Vous niez que vous en soyez parti ce matin ?

AMPHITRYON. Certes, je le nie, et je soutiens bel et bien que je ne fais qu’arriver en ce moment.

ALCMÈNE. De grâce, nierez-vous aussi que vous m’avez fait présent ce matin d’une coupe d’or qu’on vous a donnée là-bas, disiez-vous ?

32 AMPHITRYON. Sur mon âme, je n’ai rien donné ni rien dit. J’ai eu, il est vrai, et j’ai encore l’intention de vous faire ce présent ; mais qui vous l’a dit ?

ALCMÈNE. Vous-même, et j’ai reçu la coupe de votre main.

AMPHITRYON, à Alcmène qui se dispose à aller chercher la coupe. Attendez ; un moment, je vous prie. Je n’en reviens pas, Sosie : comment saurait-elle qu’on m’a donné là-bas une coupe d’or, si tu n’es venu la voir tantôt et si tu ne lui as tout conté ?

SOSIE. Par ma foi, je n’ai rien dit, et je ne l’ai pas vue sans vous.

AMPHITRYON. Drôle !

ALCMÈNE. Voulez-vous qu’on vous montre la coupe ?

AMPHITRYON. Oui sans doute.

ALCMÈNE. Eh bien, va, Thessala, et apporte la coupe dont mon mari m’a fait présent aujourd’hui.

AMPHITRYON, Viens de ce côté, Sosie. De tout ce qui me surprend ici, la plus grande merveille serait qu’elle eût en effet cette coupe.

SOSIE, montrant la cassette qu’il tient. Comment pouvez-vous le croire, puisque nous l’apportons dans cette cassette fermée de votre sceau ?

AMPHITRYON. Le sceau est-il intact ?

SOSIE. Voyez.

AMPHITRYON. Il est bien comme je l’ai mis.

SOSIE. Que ne la faites-vous traiter comme folle ?

AMPHITRYON. Elle en aurait bon besoin ; sa tête est pleine de visions.

ALCMÈNE. Tenez, qu’est-il besoin de tant de paroles ? la voici cette coupe.

AMPHITRYON. Voyons.

ALCMÈNE. Eh bien regarde, toi qui donnes de tels démentis à la vérité ; je veux te convaincre sans réplique. Est-ce bien là cette coupe que tu as reçue ?

AMPHITRYON. Grand Jupiter ! que vois-je ? C’est elle-même. Ah ! c’est fait de moi, Sosie.

SOSIE. Ou cette femme est la plus sorcière des sorcières, ou la coupe doit se trouver là dedans.

AMPHITRYON. Vite, ouvre la cassette !

SOSIE. A quoi bon ? le sceau est entier. Mais tout est dans l’ordre : vous avez pondu un autre Amphitryon, moi un autre Sosie ; si la coupe a pondu une autre coupe, eh bien, nous nous sommes tous doublés.

33 AMPHITRYON. Je veux ouvrir, je veux voir.

SOSIE. Remarquez bien d’abord comment est le sceau, pour que vous ne veniez pas après vous en prendre à moi.

AMPHITRYON. Ouvre toujours, car avec ses discours elle cherche à nous tourner la tête.

ALCMÈNE. De qui aurais-je reçu cette coupe, si ce n’est de vous ?

AMPHITRYON. C’est ce qu’il faut éclaircir.

SOSIE. Jupiter ! ô grand Jupiter !

AMPHITRYON. Qu’y a-t-il ?

SOSIE. Point de coupe dans la cassette.

AMPHITRYON. Qu’entends-je ?

SOSIE. La vérité.

AMPHITRYON. Malheur à toi si elle ne se retrouve !

ALCMÈNE. La voici toute retrouvée.

AMPHITRYON. Qui donc vous l’a donnée ?

ALCMÈNE. Celui qui me le demande.

SOSIE, à Amphitryon. Vous me la baillez belle ; vous avez quitté le vaisseau à la sourdine et m’avez devancé par un autre chemin ; vous avez vous-même retiré la coupe pour la lui donner, et en grand secret vous avez remis le sceau.

AMPHITRYON. La peste soit de toi, si tu vas encourager sa folie. {A Alcmène.) Vous dites donc que nous sommes arrivés ici hier ?

ALCMÈNE. Oui, et vous m’avez saluée ; je vous ai salué à mon tour et vous ai donné un baiser.

AMPHITRYON. Voilà, pour commencer, un baiser qui ne me plait guère ; mais poursuivons..

ALCMÈNE. Vous  vous êtes baigné.

AMPHITRYON. Et après le bain ?

ALCMÈNE. Vous vous êtes mis à table.

SOSIE. Très-bien ! bravo ! Questionnez.

AMPHITRYON. Ne nous interromps pas. (A Alcmène.) Racontez toujours.

ALCMÈNE. On a servi le souper ; nous avons mangé ensemble ; j’étais placée à côté de vous.

AMPHITRYON. Sur le même lit (19) ?

ALCMÈNE. Sur le même.

SOSIE. Ouf ! voilà un souper qui me paraît suspect.

AMPHITRYON. Laisse-la s’expliquer. (A Alcmène.) Et après le souper ?

34 ALCMÈNE. Vous disiez que vous aviez sommeil ; on a enlevé la table, et nous sommes allés nous coucher.

AMPHITRYON. Où avez-vous couché ?

ALCMÈNE. Dans la même chambre, dans le même lit que vous.

AMPHITRYON. Ah ! vous m’avez assassiné !

SOSIE. Qu’est-ce donc ?

AMPHITRYON. Elle vient de me donner le coup de la mort.

ALCMÈNE. Qu’y a-t-il, de grâce ?

AMPHITRYON. Ne me parlez pas !

SOSIE. Qu’est-ce qui vous arrive ?

AMPHITRYON. C’est fait de moi ; on l’a séduite en mon absence.

ALCMÈNE. Par pitié, mon cher mari, pouvez-vous bien me parler ainsi ?

AMPHITRYON. Moi, votre mari ! ah ! ne me donnez jamais ce nom, ce n’est plus le mien.

SOSIE, à part. Nous voilà bien ! il .était le mari, le voilà devenu la femme.

ALCMÈNE  Qu’ai-je fait pour mériter que vous me teniez un pareil langage ?

AMPHITRYON. Ce que vous avez fait, je l’apprends de vous-même, et vous demandez où est le mal ?

ALCMÈNE. Mais aussi quel mal il y a~t-il à ce que j’aie dormi près de mon mari ?

AMPHITRYON. Près de moi ? Vit-on jamais pareille effronterie ? si vous n’avez pas de pudeur, tâchez au moins d’en emprunter.

ALCMÈNE. Le crime dont vous m’accusez n’est point le fait de celles de ma race. Vous me reprochez d’avoir manqué à l’honneur, mais vous ne sauriez m’en convaincre.

AMPHITRYON. Dieux puissants ! mais toi du moins’, Sosie, me connais-tu ?

SOSIE. A peu près.

AMPHITRYON. N’ai-je pas soupe hier avec toi sur le vaisseau, dans le port Persique ?

ALCMÈNE. Moi aussi j’ai des témoins pour attester ce que j’affirme.

AMPHITRYON. Comment, des témoins ?

ALCMÈNE. Oui, des témoins.

AMPHITRYON. Qu’entendez-vous avec vos témoins ?

ALCMÈNE. Un seul suffit (20) ; nous n’avions pas près de nous d’autre serviteur que Sosie.

35 SOSIE. Ma foi. je ne vois goutte à tout ceci, à moins qu’il n’y ait un autre Amphitryon qui. en votre absence, fasse ici vos affaires et se charge de votre besogne. Je suis tout ébahi d’avoir trouvé un autre Sosie ; mais ce second Amphitryon est bien encore une autre merveille. Sans doute quelque enchanteur abuse votre femme.

ALCMÈNE. J’en jure par le trône du souverain Jupiter et par la chaste Junon, que je dois craindre et respecter par-dessus tout, nul homme, si ce n’est vous, n’a touché mon corps de son corps et n’a porté atteinte à ma pudeur.

AMPHITRYON. Que ne dites-vous vrai !

ALCMÈNE. Je dis vrai ; mais à quoi bon ? vous ne voulez pas croire....

AMPHITRYON. VOUS êtes femme, vous jurez hardiment.

ALCMÈNE. La femme sans reproche a droit d’être hardie ; elle peut parler haut et se défendre avec assurance.

AMPHITRYON. Oh ! ce n’est pas l’assurance qui vous manque.

ALCMÈNE. J’en ai ce qu’il en faut à une honnête femme.

AMPHITRYON. Oui, en paroles.

ALCMÈNE. Je n’ai pas compté comme une dot ce qu’on entend d’ordinaire par ce mot ; ma dot, à moi, c’a été la chasteté, l’honneur, le calme des sens, la crainte des dieux, l’amour de mes parents, l’affection pour ma famille, la soumission à vos volontés, la bienfaisance envers les gens de bien et le dévouement à leurs intérêts.

SOSIE, à part. Sur mon âme, si elle dit vrai, voilà la femme parfaite.

AMPHITRYON. Je me sens si remué que je ne sais plus qui je suis.

SOSIE. Vous êtes Amphitryon en chair et en os ; mais prenez garde de vous perdre, car depuis votre retour il se fait de singulières métamorphoses.

AMPHITRYON. Femme, j’ai à cœur de tirer à clair toute cette affaire.

ALCMÈNE. Vous ne sauriez me faire plus grand plaisir.

AMPHITRYON. Voyons, répondez-moi. Si j’amène ici de notre vaisseau votre parent Naucrate, qui a fait la traversée avec moi, et s’il dément tout ce que vous avancez, que méritez-vous ? Qu’auriez-vous à objecter contre un divorce ?

ALCMÈNE. Rien, si je suis coupable.

AMPHITRYON. C’est entendu. Toi, Sosie, fais entrer ces  38 gens (21), tandis que je retourne au vaisseau chercher Naucrate. (Il sort.)

SOSIE. A présent, nous voilà seuls ; dites-moi, là, franchement, y a-t-il là dedans un autre Sosie qui me ressemble ?

ALCMÈNE. Va-t’en, digne serviteur d’un tel maître.

SOSIE. Je m’en vais donc, puisque c’est votre bon plaisir. (Il sort.)

ALCMÈNE. Vraiment, c’est à n’en pas revenir qu’une pareille lubie soit entrée dans la tête de mon mari : m’accuser faussement d’une semblable vilenie ! Mais je saurai bientôt par Naucrate, mon parent, ce que cela signifie.

 

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ACTE III.

SCÈNE I. — JUPITER.

Je suis cet Amphitryon dont l’esclave Sosie devient Mercure quand il le faut ; j’habite là-haut et je suis Jupiter lorsqu’il me plaît. Dès que j’arrive ici, soudain me voilà Amphitryon, et je change de costume. Je parais en ce moment par considération pour vous, afin de ne pas laisser cette comédie au beau milieu ; d’ailleurs je veux venir en aide à l’innocente Alcmène que son mari accuse d’adultère : ce serait mal à moi de lui laisser le poids d’une faute qui est mienne et où elle n’a aucune part. Je continuerai à me faire passer pour Amphitryon, et mettrai le désarroi dans toute la famille ; mais ensuite je "débrouillerai tout le mystère, j’assisterai Alcmène quand le moment sera venu, et je ferai en sorte qu’elle mette au jour sans douleur et à la fois l’enfant qu’elle a conçu de son mari et celui qu’elle a de moi. J’ai commandé à Mercure de me suivre sur l’heure afin de recevoir mes ordres. Et maintenant, abordons Alcmène.

SCÈNE II. — JUPITER, ALCMÈNE.

ALCMÈNE, sans voir Jupiter. Je ne puis tenir à la maison : être ainsi accusée par mon mari d’infidélité, d’impudeur, d’adultère ! Il nie à grand bruit ce qui est, il me reproche une faute ima- 37 ginaire, et il croit que j’endurerai patiemment un tel affront ! Il est bien loin de compte, je ne prendrai pas si doucement ses infâmes calomnies ; je le quitterai, ou bien il me fera réparation, et de plus il jurera qu’il se repent des outrages dont il m’a chargée si mal à propos.

JUPITER, à part. Il faut en passer par ce qu’elle exige, si je veux qu’elle accueille encore ma tendresse. Puisque ce que j’ai fait a mal tourné pour l’innocent Amphitryon et que mon amour lui a causé tant d’ennuis, il est juste qu’à mon tour, bien que je n’y sois pour rien, je porte la peine de sa colère et’ de se* injures contre Alcmène.

ALCMÈNE. Mais je l’aperçois, celui qui accuse d’adultère et de déshonneur sa malheureuse femme.

JUPITER. Un mot, chère Alcmène... Mais pourquoi te détourner ?

ALCMÈNE. Je suis ainsi faite ; de ma vie je n’ai pu regarder mes ennemis en face.

JUPITER. Tes ennemis ?

ALCMÈNE. Oui, mes ennemis, à moins que vous ne m’accusiez encore de mensonge.

JUPITER. Tu es donc bien farouche ? (Il veut l'embrasser.)

ALCMÈNE. Otez vos mains, je vous prie. Si vous étiez dans votre bon sens, si vous aviez votre raison, vous n’adresseriez aucune parole, ni sérieuse ni badine, à une femme que vous croyez, que vous proclamez infidèle. Il faut que vous soyez le plus fou de tous les hommes.

JUPITER. Si je l’ai dit, tu n’es pas pour cela infidèle, je n’en crois rien, et je suis revenu pour me justifier à tes yeux. Rien ne m’a jamais fait plus de peine que de te savoir fâchée contre moi. Tu me demanderas pourquoi je t’ai traitée de la sorte ? eh bien, je vais te l’expliquer. Sur mon âme, ce n’était pas que je te crusse infidèle ; j’ai voulu t’éprouver, voir ce que tu ferais, comment tu accepterais la chose. Ce n’était qu’un jeu, une plaisanterie : demande plutôt à Sosie.

ALCMÈNE. Pourquoi n’amenez-vous pas mon parent Naucrate ? il devait, disiez-vous, porter témoignage que vous n’étiez point venu ici.

JUPITER. Faut-il donc prendre au sérieux ce qu’on a pu dire par badinage ?

ALCMÈNE. Je sais bien ce que mon cœur en a souffert.

JUPITER. Par cette main que j’embrasse, Alcmène, je t’en prie, je t’en conjure, accorde-moi ma grâce, pardonne-moi, ne sois plus en colère.

38 ALCMÈNE. Ma vertu me mettait au-dessus de vos outrages. Vous ne me reprochez plus maintenant de m’être déshonorée, mais je ne veux plus m’exposer à des paroles déshonorantes. Adieu ; reprenez ce qui est à vous, rendez-moi ce qui m’appartient. Ne me faites-vous pas accompagner (22) ?

JUPITER. Y penses-tu ?

ALCMÈNE. Si vous me refusez, j’irai seule ; ma vertu sera ma compagne.

JUPITER. Reste, je jurerai avec tous les serments que tu vou^ dras qèe je crois à la fidélité de ma femme. Et si je ne suis pas sincère, puisses-tu, souverain Jupiter, être à jamais irrité contre Amphitryon !

ALCMÈNE. Ah ! qu’il le protège plutôt !

JUPITER. N’en doute pas, car j’ai juré du fond du cœur.,.. Eh bien, sommes-nous apaisée ?

ALCMÈNE. Oui.

JUPITER. A la bonne heure ! Dans la vie, on ne voit que cela tous les jours : des plaisirs, des chagrins. On se brouille, on se raccommode. Mais lorsqu’on a eu de ces petits démêlés et qu’on a fait la paix ensuite, on est deux fois plus amis qu’auparavant.

ALCMÈNE. TU n’aurais pas dû me parler comme tu Tas fait ; mais puisque tu répares le mal, il faut bien en prendre son parti.

JUPITER. Fais préparer les vases destinés aux sacrifices ; je désire acquitter les vœux que j’ai faits à l’armée pour mon heureux retour.

ALCMÈNE. Je vais y donner ordre.

JUPITER. Çà, qu’on m’appelle Sosie, et qu’il aille chercher Blépharon, le pilote de notre vaisseau ; il dînera avec nous. (A part.) Il dînera par cœur, et quelle mine il fera quand je prendrai Amphitryon à la gorge pour le jeter hors d’ici !

ALCMÈNE, à part. Je voudrais bien savoir ce qu’il se dit ainsi tout bas. Mais la porte s’ouvre : voici Sosie.

SCÈNE III. — JUPITER, ALCMÈNE, SOSIE.

SOSIE. Me voici, Amphitryon ; commandez, j’exécuterai vos ordres.

39 JUPITER. Tu viens à point nommé.

SOSIE. Eh bien, la paix est donc faite ? Vous êtes rapatriés, à ce que je vois ; j’en ai l’âme toute joyeuse. Voilà comme doit être un bon serviteur ; il faut qu’il fasse comme ses maîtres, et qu’il compose son visage sur le leur : triste s’ils sont tristes, gai s’ils sont gais. Mais dites-moi, vous vous êtes raccommodés ?

JUPITER. Tu veux rire ; ne savais-tu pas que ce que j’en disais était par plaisanterie ?

SOSIE. Par plaisanterie ? Ma foi, j’ai bien cru que c’était pour tout de bon.

JUPITER. J’ai plaidé ma cause, et la paix est conclue.

SOSIE. A merveille.

JUPITER. Je vais acquitter dans la maison les vœux que j’ai faits aux dieux.

SOSIE. C’est sagement pensé.

JUPITER. Toi, tu iras au vaisseau et tu inviteras de ma part le pilote Blépharon à venir dîner avec moi après le sacrifice.

SOSIE. Je serai déjà de retour que vous me croirez encore lâ-bas.

JUPITER. Hâte-toi. (Sosie sort.)

ALCMÈNE. Est-ce tout ? je vais à l’instant même faire préparer ce qu’il faut.

JUPITER. Va donc, et fais que tout soit prêt au plus vite.

ALCMÈNE. Tu peux venir quand tu voudras ; j’aurai soin que rien ne tarde.

JUPITER. C’est parler en bonne ménagère. (Alcmène sort.) La maitresse et l’esclave y sont pris tous les deux ; ils me croient Amphitryon, et se trompent joliment. Toi maintenant, divin Sosie, à l’œuvre. Tu entends mes paroles, bien que tu ne sois pas ici : arrange-toi pour éloigner Amphitryon quand il va revenir ; invente quelque stratagème. Je veux qu’il soit bafoué, tandis que je lui emprunte sa femme pour contenter mon caprice. Tu sais ce que je désire, fais-en ton affaire, et viens me servir pendant le sacrifice que je vais m’offrir à moi-même. (il sort.)

SCÈNE IV. — MERCURE.

Gare ! gare ! allons, tous, qu’on me fasse place, et que nul ne soit assez osé pour se tenir sur mon passage. Comment ! moi qui suis dieu, je ne pourrais pas aussi bien qu’un misérable va- 40 let de comédie menacer les gens qui hésitent à se ranger ? Cet esclave annonce ou l’heureuse arrivée d’un vaisseau, ou l’approche d’un vieillard en colère : moi j’obéis à Jupiter, c’est par son ordre que je viens ici. J’ai donc plus de droit à ce qu’on me laisse le chemin libre. Mon père m’appelle et j’accours docile à sa voix ; je suis pour lui ce qu’un bon fils doit être pour son père. Je l’aide dans ses amours, je l’encourage, je suis toujours là, plein de gaieté et de bons conseils. S’il est heureux, je nage dans la joie. Il aime, c’est bien fait, il a raison de suivre son inclination ; que chacun en fasse autant, pourvu que cela ne cause de tort à ’personne. Mon père veut qu’Amphitryon soit berné ; je m’en charge. Vous verrez, bonnes gens, comment je saurai m’y prendre. Je mettrai sur ma tête une couronne (23) et ferai semblant d’être ivre, puis je m’installe là-haut, et de là je fais prendre le large à notre homme. S’il approche, je fais descendre sur lui de quoi l’humecter sans boire. Sosie son esclave en pâtira ; on l’accusera de mes prouesses ; eh ! que m’importe ? ne faut-il pas que j’obéisse à mon père et que je le serve à son gré ? Mais voici venir Amphitryon ; comme je vais le berner ! Vous, prêtez-nous seulement attention. J’entre et je prends mon costume de buveur, puis je grimpe sur la terrasse afin de l’éloigner d’ici.

 

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ACTE IV.

SCÈNE I. - AMPHITRYON.

Je voulais trouver Naucrate, il n’est pas sur le vaisseau ; et ni chez lui ni dans la ville je ne rencontre personne qui l’ait vu. J’ai battu toutes les rues, les gymnases, les parfumeries, la bourse, le marché, l’Académie, les boutiques de droguistes, de barbiers, tous lès temples enfin. Je me suis rompu de fatigue et n’ai pu mettre la main sur lui. Je retourne chez moi et vais encore tâcher de tirer d’Alcmène le nom du séducteur qui l’a déshonorée. Plutôt mourir que de renoncer à éclaircir aujourd’hui cette affaire. Mais la porte est fermée : à merveille ! cela répond assez bien au reste. Frappons. Holà, qu’on ouvre ! hé ! quelqu’un ! n’ouvrira-t-on pas ?

 

41 SCÈNE II. — AMPHITRYON, MERCURE.

MERCURE. Qui frappe ?

AMPHITRYON. C’est moi.

MERCURE. Qui, moi ?

AMPHITRYON. Moi, te dis-je.

MERCURE. Il faut que tu sois maudit de Jupiter et de tous les dieux pour venir ainsi démantibuler notre porte.

AMPHITRYON. Comment cela ?

MERCURE. Parce que, tant que tu vivras, ils feront de toi un misérable.

AMPHITRYON. Sosie !

MERCURE. Eh bien oui, je suis Sosie ; ne crains-tu pas que je l'aie oublié ? Que veux-tu ?

AMPHITRYON. Comment ! bourreau, tu oses me demander ce que je veux ?

MERCURE. Oui, je te le demande. La peste de l’animal ! il a presque brisé les gonds de la porte. Crois tu donc qu’on nous en fournisse aux frais de l’État ? Qu’as-tu à me regarder, imbécile ? que veux-tu ? qui es-tu ?

AMPHITRYON. Qui je suis, maraud ? Tes épaules ont usé déjà plus d’une verge ; mais gare aux étrivières ! il t’en cuira pour ces belles paroles.

MERCURE. J’imagine que tu étais passablement prodigue dans ta jeunesse.

AMPHITRYON. Comment cela ?

MERCURE. Puisque sur tes vieux jours tu en es réduit à mendier des coups.

AMPHITRYON. Vil coquin, tu payeras cher tes insolences.

MERCURE. Je t’offre un sacrifice.

AMPHITRYON. Et lequel ?

MERCURE. Je t’immole à la déesse Infortune (24).

AMPHITRYON. Vraiment, maître pendard ? A moins que les dieux ne me fassent subir quelque métamorphose, j’aurai soin que tu sois chargé de nerfs de bœuf et offert en holocauste à 42 Saturne  (25). Ah ! je le jure, la torture, la croix.... Allons, qu’on sorte, coquin !

MERCURE. Vieux fantôme, crois-tu me faire peur avec tes menaces ? Si tu ne détales au plus vite, si tu frappes encore, si seulement tu touches la porte du petit doigt, je t’aplatis la tête avec cette tuile, et te fais cracher ta langue avec tes dents.

AMPHITRYON. Toi, coquin, m’empêcher d’entrer chez moi, de frapper à ma porte ! tiens, je vais l’arracher des gonds.

MERCURE. Encore ?

AMPHITRYON. Oui, encore.

MERCURE. Attrape. (Il lui jette une tuile,)

AMPHITRYON. Misérable, à ton maître ! Ah ! si je te tiens une bonne fois aujourd’hui, je t’accommoderai de telle sorte que tu ne l’oublieras de ta vie.

MERCURE. Pauvre vieux, tu viens de fêter Bacchus.

AMPHITRYON. Que signifie ?

MERCURE. Puisque tu me prends pour ton esclave.

AMPHITRYON. Gomment, pour mon esclave ?

MERCURE. La peste t’étouffe, je ne connais de maître qu’Amphitryon.

AMPHITRYON. Ai-je donc changé de figure ? Sosie ne me reconnaît pas, c’est étrange. Interrogeons-le. Dis-moi, de qui ai-je bien l’air ? ne suis-je pas Amphitryon ?

MERCURE. Amphitryon ? Es-tu fou ? Ne t’ai-je pas bien dit, bonhomme, que tu venais de fêter Bacchus, puisque tu demandes à un autre qui tu es ? Va-t’en, crois-moi, et ne viens pas faire de tapage ici, tandis qu’Amphitryon, à peine revenu de la guerre, s’en donne avec son épouse.

AMPHITRYON. Avec quelle épouse ?

MERCURE. Avec Alcmène.

AMPHITRYON. Qui cela ?

MERCURE. Combien de fois faut-il te le dire ? Amphitryon ? mon maître. Çà, laisse-nous la paix.

AMPHITRYON. Avec qui est-il couché ?

MERCURE. Il t’en coûtera gros de railler de la sorte.

AMPHITRYON. Réponds, de grâce, mon petit Sosie.

MERCURE. Voyez le patelinage ! Eh bien donc, avec Alcmène.

AMPHITRYON. Dans la même chambre ?

MERCURE. Bien plus, je pense qu’ils se touchent de fort près.

43 AMPHITRYON. Ah ! malheureux !

MERCURE, à part. Il se plaint, quand il a tout bénéfice ; vous prêtez votre femme, n’est-ce pas comme si vous trouviez à faire défricher un mauvais terrain ?

AMPHITRYON. Sosie !

MERCURE. Le ciel te confonde ! Eh bien, Sosie ?

AMPHITRYON. Ne me reconnais-tu pas, bourreau ?

MERCURE. Si fait, je te reconnais pour un fâcheux personnage ; mais cesse de chercher querelle.

AMPHITRYON. Encore un coup, ne suis-je pas Amphitryon, ton maître ?

MERCURE. Tu es Bacchus, et non Amphitryon. Combien de fois faut-il te le dire ? Veux-tu l’entendre encore ? Mon Amphitryon est couché avec Alcmène, qu’il tient dans ses bras. Si tu continues, je vais le faire venir, et tu t’en repentiras. .

AMPHITRYON. Appelle-le, c’est ce que je souhaite. (A part.) Ah ! fassent les dieux que pour prix de mes services je ne perde pas aujourd’hui, tout à la fois patrie, maison, femme, esclaves, tout, jusqu’à ma figure même !

MERCURE. Je vais donc le chercher ; mais en attendant laisse la porte en repos. Si tu nous importunes encore, rien ne te soustraira au régal que je t’apprête. (Il rentre.)

SCÈNE III. — AMPHITRYON, BLÉPHARON, SOSIE.

AMPHITRYON, sans voir Blépharon et Sosie. Dieux puissants ! quel vertige s’est emparé de toute ma maison ! Que de prodiges depuis mon retour ! Ah ! c’est bien vrai ce que l'on raconte de ces Athéniens métamorphosés en Arcadie, qui gardèrent les traits de bêtes féroces, et jamais ne furent reconnus de leurs parents.

BLÉPHARON, sans voir Amphitryon, Que me disais-tu là, Sosie ? Voilà d’étranges merveilles. Ainsi tu as trouvé à la maison un autre Sosie qui te ressemble ?

SOSIE. Rien n’est plus vrai. Mais qui sait ? puisqu’il est sorti de moi un autre Sosie, et de mon maître un second Amphitryon, peut-être bien aurez-vous engendré aussi un Blépharon. Plût aux dieux que, pour vous en convaincre, vous eussiez comme moi le corps roué de coups, les dents cassées et le ventre creux ! Car ce moi qui est là-bas, cet autre Sosie, m’a rossé de main de maître.

44 BLÉPHARON. Je n’en reviens pas. Mais allongeons le pas, car, à ce que je vois, Amphitryon nous attend, et mon ventre gronde, tant il est vide.

AMPHITRYON, sans voir Blépharon et Sosie. Mais pourquoi chercher des exemples étrangers ? Ne raconte-t-on pas sur l’origine des Thébains des choses plus que merveilleuses ? Le héros envoyé à la recherche d’Europe, vainqueur du monstre engendré de Mars, fit naître soudain, en semant, les dents du dragon, des ennemis qui se livrèrent bataille. Le frère heurtait le frère de la lance et du casque. Les champs de l’Épire ont vu ramper l’auteur de notre race et la fille de Vénus (26), métamorphosés en serpents. Ainsi l’a ordonné du haut du ciel le souverain Jupiter ; ainsi le veut le destin. Tous les grands hommes de notre maison, pour prix de leurs brillants exploits, sont en butte aux plus cruels malheurs. Cette destinée pèse sur moi à mon tour ; je devais endurer les coups de l’adversité, épuiser des souffrances qui dépassent les forces de l’homme.

SOSIE. Blépharon !

BLÉPHARON. Qu’est-ce ?

SOSIE. Je crains que cela ne tourne mal.

BLÉPHARON. Comment cela ?

SOSIE. Regardez, le maître de la maison se promène comme un client, devant la porte fermée.

BLÉPHARON. Ce n’est rien ; il marche pour gagner de l’appétit.

SOSIE. C’est un habile homme, il a fermé la porte de peur de le laisser échapper.

BLÉPHARON. Que chantes-tu là ?

SOSIE. Je ne chante ni n’aboie. Mais croyez-moi, observez-le. Je ne sais quelle histoire il se débite à lui-même ; d’ici je pourrai entendre ce qu’il dit ; n’avancez pas.

AMPHITRYON, sans voir Blépharon et Sosie. Ah ! je crains bien que les dieux ne veuillent me faire expier ma victoire. Voilà toute ma maison sens dessus dessous ; ma femme infidèle, adultère : son infamie me fera mourir. Mais cette coupe ! c’est étrange ; le sceau était pourtant bien intact. D’ailleurs, elle m’a redit nos batailles, Ptérélas attaqué par moi et bravement immolé de ma main.... Bah ! je connais le tour ; c’est un trait de Sosie, qui aujourd’hui encore a eu l’audace de me tenir tête et de me fermer la porte.

45 SOSIE. Il parle de moi, mais il n’en parle guère à mon goût. (A Blépharon.) De grâce, n’abordons pas notre homme avant qu’il ait laissé voir ce qu’il a sur le cœur.

BLÉPHARON. Comme tu voudras.

AMPHITRYON. Si je mets aujourd’hui la main sur le pendard, je lui apprendrai à tromper son maître, à se jouer de lui, à le menacer.

SOSIE. Vous entendez ?

BLÉPHARON. J’entends.

SOSIE. Voilà une aventure qui retombera sur mes épaules. Allons, il faut lui parler. Connaissez-vous le proverbe ?

BLÉPHARON. Je ne sais ce que tu veux dire ; mais je devine à peu près ce qui t’attend.

SOSIE. C’est un vieil adage que l’attente et la faim échauffent la bile.

BLÉPHARON. C’est vrai. Eh bien, abordons-le, et vivement. Amphitryon !

AMPHITRYON. C’est la voix de Blépharon. (A part.) Que peut-il me vouloir ? N’importe, il arrive à propos pour convaincre ma coquine de femme. (A Blépharon.) Qu’est-ce qui vous amène, Blépharon ?

BLÉPHARON. Eh  ! avez-vous si vite oublié que vous envoyâtes Sosie à bord dès le point du jour, pour me prier de venir dîner avec vous ?

AMPHITRYON. Moi ! je n’y ai pas même songé. Mais où est le maraud ?

BLÉPHARON. Qui ?

AMPHITRYON. Sosie.

BLÉPHARON. Le voilà.

AMPHITRYON. Où ?

BLÉPHARON. Devant vos yeux ; ne le voyez-vous pas ?

AMPHITRYON. C’est que la colère m’aveugle, tant il m’a mis hors de moi aujourd’hui. Oh ! je vais t’assommer et tu ne m’échapperas pas. Laissez-moi, Blépharon.

BLÉPHARON. Un mot, je vous prie.

AMPHITRYON. Parlez, j’écoute. (A Sosie.) Quant à toi, tiens ! (Il le bat.)

SOSIE. Qu’ai-je fait ? Ne suis-je pas arrivé assez tôt ? Je n’aurais pu aller plus vite, quand même j’aurais emprunté les ailes de Dédale.

BLÉPHARON. Eh là, ne le battez pas ; nous ne pouvions faire de plus grandes enjambées.

46 AMPHITRYON. Qu’il ait couru comme un lièvre ou rampé comme une tortue, je veux le faire périr, le scélérat ! (Il bat Sosie.) Tiens, voilà pour la terrasse ! Voilà pour les tuiles ! Voilà, pour la porte fermée ! Voilà pour t’être moqué de ton maître ! Voilà pour tes impertinences !

BLÉPHARON. Mais enfin que vous a-t-il fait ?

AMPHITRYON. Vous le demandez ! il m’a fermé la porte, et du haut de cette terrasse il m’a empêché d’entrer à la maison.

SOSIE. Moi ?

AMPHITRYON. Toi. Et de quoi me menaçais-tu, si je heurtais ? Nieras-tu, bélitre ?

SOSIE. Certes, je nie. Mais voilà un bon témoin, Blépharon, avec qui je suis venu. Vous m’avez envoyé tout exprès pour l’inviter et le ramener.

AMPHITRYON. Qui est-ce qui t’a envoyé, coquin ?

SOSIE. Celui qui me le demande.

AMPHITRYON. Et quand cela ?

SOSIE. Tantôt, il y a un bon moment, quand voue vous êtes raccommodé avec votre femme.

AMPHITRYON. Bacchus t’a troublé la cervelle.

SOSIE. Puissé-je ne rencontrer aujourd’hui ni Bacchus ni Cérès ! Vous aviez ordonné de préparer les vases pour le sacrifice, et vous m’avez envoyé chercher Biépharon*pour dîner avec vous.

AMPHITRYON. Que je meure, Blépharon, si je suis entré ici aujourd’hui, ou si j’ai envoyé ce fripon. (A Sosie.) Parle, où m’as-tu laissé ?

SOSIE. Au logis, avec Alcmène votre femme. En vous quittant, je vole au port, j’invite Blépharon de votre part. Nous arrivons,  et je ne vous avais pas vu depuis.

AMPHITRYON. Avec ma femme, scélérat ! Ah ! comme je vais t’étriller !

SOSIE. Blépharon !

BLÉPHARON. Amphitryon, pour me faire plaisir, lâchez-le, et écoutez-moi.

AMPHITRYON. Eh bien, je le lâche et je vous écoute.

BLÉPHARON. Il m’a parlé tout à l’heure d’étranges prodiges. Peut-être un enchanteur, un magicien, a-t-il jeté un sort sur toute votre maison : informez-vous, voyez ce qu’il en est, et ne maltraitez pas ce pauvre garçon avant d’avoir éclairci la chose.

AMPHITRYON. Vous avez raison. Allons, vous me sertirez de témoin contre ma femme.

SCÈNE IV. — JUPITER. AMPHITRYON, SOSIE, BLÉPHARON.

JUPITER. Qui donc a frappé si brutalement à ma porte ? elle est presque arrachée des gonds ! Et qui fait depuis si longtemps cet affreux vacarme devant ma demeure ? S’il me tombe sous la main, je le sacrifie aux mânes des Téléboens. Rien ne me réussit aujourd’hui, comme on* dit. J’ai quitté Blépharon et Sosie pour chercher Naucrate mon parent ; je ne l’ai pas trouvé, et je ne sais ce que les autres sont devenus.... Eh ! je les aperçois ; allons à leur rencontre, et voyons ce qu’ils savent de nouveau.

SOSIE. Blépharon, celui qui sort de la maison est mon maître ; l'autre est un enchanteur.

BLÉPHARON. Grand Jupiter ! que vois-je ? Ce n’est pas celui-ci, c’est celui-là qui est Amphitryon ; si celui-ci l'est (montrant Amphitryon), celui-là ne peut l’être (montrant Jupiter), à moins qu’il ne soit double.

JUPITER. Voilà Blépharon avec Sosie ; je les aborderai le premier. Te voilà donc enfin, Sosie ? j’ai faim.

SOSIE, à Blépharon. Ne vous disais-je pas que celui-ci (montrant Amphitryon) est un enchanteur ?

AMPHITRYON. Non, non, citoyens de Thèbes, c’est celui-ci (montrant Jupiter), c’est lui qui, dans ma propre maison, a séduit ma femme, c est lui qui a apporté le déshonneur à mon foyer.

SOSIE, à Jupiter. Maître, si vous avez faim, moi je suis rassasié de coups de poing.

AMPHITRYON. Tu continues, misérable ?

SOSIE. Va te faire pendre, sorcier !

AMPHITRYON. Moi sorcier ! Tiens ! (Il le frappe.)

JUPITER. Que signifie cette brutalité, étranger ? Frapper un homme qui est à moi !

AMPHITRYON. A toi ?

JUPITER. Oui, à moi.

AMPHITRYON. Tu mens.

JUPITER. Entre, Sosie ; et tandis que je l’immole, fais apprêter le dîner.

SOSIE. J’y vais. Amphitryon, je pense, va régaler Amphitryon comme l’autre Sosie ce matin a régalé le Sosie que voici. Mais tandis qu’ils s’empoignent, allons faire un tour à la cuisine, nettoyer les plats et vider les flacons.

48 JUPITER. Tu dis que j’en ai menti ?

AMPHITRYON. Oui, tu en as menti, infâme, qui viens bouleverser ma maison.

JUPITER. Je te tordrai le cou pour cette insolence. (Il le bat.)

AMPHITRYON. Ah ! aïe !

JUPITER. Il ne fallait pas, t’y exposer.

AMPHITRYON. Au secours, Blépharon !

BLÉPHARON. Ils se ressemblent tellement que je ne sais au-quel venir en aide ; faisons pourtant de notre mieux pour les séparer. Amphitryon, ne tuez pas Amphitryon ; lâchez-lui le cou, je vous en prie.

JUPITER. Tu l’appelles Amphitryon ?

BLÉPHARON. Pourquoi pas ? Il n’y en avait qu’un, qui est doublé maintenant. Vous prétendez l’être, mais il n’en a pas moins gardé les traits. En attendant, lâchez-lui le cou, je vous en prie.

JUPITER. C’est fait ; mais dites-moi, vous semble-t-il que ce soit là Amphitryon ?

BLÉPHARON. Autant l’un que l’autre.

AMPHITRYON. Ο souverain Jupiter ! comment m’avez-vous pris aujourd’hui ma figure ? Mais questionnons encore. Tu es Amphitryon ?

JUPITER. Le nies-tu donc ?

AMPHITRYON. Oui, je le nie ; il n’y a pas dans Thèbes un autre Amphitryon que moi.

JUPITER. C’est-à-dire qu’il n’y en a pas d’autre que moi-même. Soyez-en juge, Blépharon.

BLÉPHARON. Je veux bien tâcher de tirer la chose au clair (A Amphitryon.) Vous, répondez d’abord.

AMPHITRYON. Volontiers.

BLÉPHARON. Avant de livrer bataille aux Taphiens, que m’avez-vous recommandé ?

AMPHITRYON. De tenir le vaisseau prêt, et de ne pas abandonner un moment le gouvernail.

JUPITER. Afin que, si les nôtres prenaient la fuite, je pusse m’y réfugier en sûreté.

BLÉPHARON. Ensuite ?

AMPHITRYON. Que l’on veillât sur ma bourse, qui était bien garnie.

JUPITER. Combien y avait-il dedans ?

BLÉPHARON. Taisez-vous, s’il vous plaît, c’est à moi d’interroger. Savez-vous la somme ?

49 JUPITER. Cinquante talents attiques  (27).

BLÉPHARON. Il dit les choses de point en point. (A Amphitryon.) Et vous, combien de philippes (28) ?

AMPHITRYON. Deux mille.

JUPITER. Et deux fois autant d’oboles (29).

BLÉPHARON. Ils y sont tous les deux ; assurément il y en avait un caché au fond de la bourse.

JUPITER. Un instant. Ce bras, comme vous savez, a immolé le roi Ptérélas ; j’ai enlevé ses dépouilles, et rapporté dans une cassette la coupe dont il se servait, et je l’ai donnée à ma femme, avec qui je me suis baigné, j’ai sacrifié et j’ai couché aujourd’hui.

AMPHITRYON. Ah ! qu’entends-je ? je ne me possède plus. Je dors les yeux ouverts, je rêve tout éveillé, je meurs tout vivant et en pleine santé. Je suis pourtant cet Amphitryon, petit-fils de Gorgophone, général des Thébains, le bras droit de Créon, le vainqueur des Téléboens ; c’est moi qui, à force de valeur, ai triomphé des Acarnaniens, des Taphiens et de leur roi, et qui leur ai donné pour chef Céphale, fils du grand Dionée.

JUPITER. C’est moi qui, par mes armes et mon courage, ai exterminé les brigands meurtriers d’Électryon et des frères de ma femme, ces pirates qui infestaient les eaux de l'Ionie et de la Crète et la mer Egée, et dévastaient l’Achaïe, l’Étolie, la Phocide.

AMPHITRYON. Dieux immortels ! c’est à peine si j’ose m’en croire, tant il raconte exactement tout ce que j’ai fait. Qu’en dites-vous, Blépharon ?

BLÉPHARON. Il n’est plus qu’un signe qui puisse tout éclaircir. Si vous l’avez tous les deux, ma foi, soyez tous les deux Amphitryon.

JUPITER. Je sais ce que vous voulez dire : n’est-ce pas la Patrice de la blessure que Ptérélas m’a faite au bras droit ?

BLÉPHARON. C’est cela même.

AMPHITRYON. A merveille.

JUPITER. La voyez-vous ? là, regardez.

BLÉPHARON. Découvrez-vous, que j’examine.

JUPITER. C’est fait, tenez.

BLÉPHARON. Grand Jupiter ! que vois-je ? Ils ont tous les deux 50 le signe au bras droit, juste à la même place ; une cicatrice à peine fermée, moitié rouge et moitié noire. Je suis au bout de mon rouleau, le juge est à quia ; et ne sait où donner de la tête.... Débrouillez-vous ensemble (30) ; moi, je m’en vais, j’ai affaire. Je ne crois pas de ma vie avoir vu tant de prodiges.

AMPHITRYON. Blépharon, de grâce, assistez-moi, ne partez pas.

BLÉPHARON. Serviteur. Que ferez-vous de mon assistance ? Je ne sais auquel des deux je la dois. (Il sort.)

JUPITER. Je rentre ; Alcmène va accoucher. (Il sort)

SCÈNE V. — AMPHITRYON.

C’est fait de moi, malheureux ! Que devenir ? voilà que mes défenseurs, mes amis m’abandonnent. Ah ! qu’il soit ce qu’il voudra, mais il ne se sera pas joué de moi impunément. Je vais le mener droit au roi à qui je conterai toute l’aventure. Par Pollux, avant que le soleil se couche, je serai vengé de ce sorcier de Thessalie, qui a détraqué la cervelle à tous mes gens. Mais où est-il ? il est rentré, il est retourné sans doute près de ma femme. Trouverait-on à Thèbes un homme plus à plaindre que moi ? Que faire ? personne ne me reconnaît, tout le monde me raille et me bafoue. Allons, forçons la porte, et tout ce que nous trouverons, homme, servante, esclave, femme, amant, père, aïeul, égorgeons-le sur place. Jupiter et tous les dieux auraient beau faire, ils ne me retiendront pas. Ma résolution est prise, et je l’accomplirai ; entrons sans plus de retard. (On entend le tonnerre: Amphitryon se jette la face contre terre.)

ACTE V.

SCÈNE I. - BROMIA, AMPHITRYON.

BROMIA. Plus d’espoir, plus de ressources ! La vie s’éteint dans ma poitrine ; tout ce que mon cœur renfermait de courage, je l’ai perdu. Mer, terre, ciel, tout semble se réunir pour m’écraser, m’anéantir. Ah ! malheureuse ! que vas-tu devenir ? 51 Que de prodiges dans notre maison ! Infortunée !... Ah ! je me trouve mal ; de l’eau !... C’est fait de moi, je suis morte. Ma pauvre tête !... je n’entends, je ne vois plus rien. Je suis la plus misérable des femmes, il n’en est pas une plus digne que moi de pitié. Et ma maitresse, quel désarroi ! Dès qu’elle se sent en mal d’enfant, elle implore les dieux. Aussitôt quel bruit ! quel fracas ! quel tintamarre ! quels éclats de tonnerre ! et si soudains, et si redoublés, et d’une telle violence ! Chacun alors tombe la face contre terre, et l’on entend je ne sais quelle voix puissante qui s’écrie : « Alcmène, voici de l’aide, ne crains rien ; c’est un habitant du ciel, un ami de toi et des tiens., Debout, vous tous que la terreur a renversés. » J’étais tombée, je me relève ; j’ai cru que la maison brûlait, tant elle était resplendissante. Alcmène m’appelle, sa voix me donne le frisson. Cependant la crainte de ma maitresse l’emporte ; je cours, pour savoir d’elle ce qu’elle veut, et je vois deux fils jumeaux qu’elle vient de mettre au jour sans que nul de nous s’en soit aperçu ou s’y soit attendu. (Apercevant Amphitryon,) Mais qu’est-ce ? qui est ce vieillard étendu devant notre maison ? Jupiter l’aurait-il frappé ? En vérité, je le crois, car il est immobile comme s'ïl était mort. Voyons si je le reconnaîtrai. Ah ! c’est Amphitryon mon maître. Amphitryon !

AMPHITRYON. Je suis mort !

BROMIA. Levez-vous.

AMPHITRYON. Je ne vis plus.

BROMIA. Donnez-moi la main.

AMPHITRYON. Qui me touche ?

BROMIA. Bromia, votre servante.

AMPHITRYON. Je suis tout tremblant ; Jupiter a tonné sur moi. I II me semble que je reviens des bords de l’Achéron. Mais pourquoi es-tu sortie ?

BROMIA. Nous avons été saisies de la même épouvante ; j’ai vu dans votre maison des prodiges si étonnants ! Malheur à moi, Amphitryon ! je ne sais encore où j’en suis.

AMPHITRYON. Çà, tire-moi d’affaire. Vois-tu bien que je suis ton maître Amphitryon ?

BBOMIA. Sans doute.

AMPHITRYON. Regarde-moi encore.µ

BROMIA. Je vous reconnais.

AMPHITRYON. De toute la maison, il n’y a qu’elle qui ait conservé son bon sens.

BROMIA. Nous l’avons conservé tous, assurément.

52 AMPHITRYON. Mais ma femme, son infamie me fait perdre la tête.

BROMIA. Je vous ferai tenir un autre langage Amphitryon, et vous conviendrez que vous avez une honnête et chaste femme. En deux mots, je vous en donnerai la preuve. D’abord Alcmène est accouchée de deux fils.

AMPHITRYON. Deux, dis-tu ?

BROMIA. Oui, deux.

AMPHITRYON. Les dieux me protègent.

BROMIA. Laissez-moi parler, et vous verrez que tous les .dieux vous sont favorables, à votre femme et à vous.

AMPHITRYON. Parle.

BROMIA. Le travail d’Alcmène commençait, elle sentait dans son sein les premières douleurs ; elle appelle à son aide les dieux immortels, après s’être lavé les mains et couvert la tête. Soudain éclate un terrible coup de tonnerre, nous pensons que le toit s’écroule. La maison resplendit, tout comme si elle était d’or.

AMPHITRYON. Allons, achève vite, quand tu te seras assez jouée de moi. Qu’arriva-t-il ensuite ?

BROMIA. Cependant nul de nous n’entendait votre femme se plaindre ou gémir : elle était délivrée sans douleur.

AMPHITRYON. J’en suis ravi, quels que soient ses torts envers moi.

BROMIA. Laissez cela, écoutez plutôt la suite. Aussitôt accouchée, elle nous ordonne de laver les deux enfants : mais celui que je lavais, qu’il est grand ! qu’il est fort ! pas une de nous n’a pu l’emmailloter.

AMPHITRYON. Voilà qui est bien étrange. Si tu dis vrai, je ne doute plus qu’un dieu ne soit venu en aide à ma femme.

BROMIA. VOUS n’êtes pas au bout deTos étonnements. A peine l’avait-on couché dans son berceau, que deux serpents énormes descendent du toit dans la chambre, dressent leur crête menaçante.

AMPHITRYON. Dieux !

BROMIA. Ne craignez rien. Ils commencent par promener sur nous leurs regards ; puis, dès qu’ils ont aperçu les enfants, ils s’élancent vers le berceau. Moi, je le tirais et le poussais en avant, en arrière, de ci, de là, tremblant pour les enfants, épouvantée pour moi-même ; mais les serpents ne .nous en poursuivent qu’avec plus de rage. Soudain le plus fort des deux enfants les aperçoit, se jette brusquement hors de son berceau, 53 court à eux, et plus prompt que la pensée, en saisit un de chaque main.

AMPHITRYON. Se peut-il ? ton récit me glace d’effroi, et mon pauvre corps frissonne à chacune de tes paroles. Mais que se passe-t-il ensuite ? continue.

BROMIA. L’enfant étouffe les deux serpents. Sur ces entrefaites une voix retentissante appelle ton Alcmène....

AMPHITRYON. Quelle voix ?

BROMIA. Celle du souverain maître des dieux et des hommes, • la voix de Jupiter. Il dit qu’il était entré secrètement dans le lit d’Alcmène ; que celui des deux enfants qui venait de tuer les serpents était son fils, et que l’autre était le tien.

AMPHITRYON. Sur ma vie, je ne regrette pas d’être en communauté avec Jupiter. Rentre et fais-moi préparer les vases sacrés ; je veux que de nombreuses victimes m’assurent la faveur du maître des dieux. J’appellerai le devin Tirésias et le consulterai sur ce que je dois faire ; il saura tout de point en point. Mais qu’entends-je ? quel coup de tonnerre ! Dieux, soyez-moi propices.

SCÈNE IL — JUPITER, AMPHITRYON.

JUPITER. Rassure-toi, Amphitryon, je viens te protéger toi et les tiens. Tu n’as rien à redouter : laisse là les devins et les aruspices ; ce qui est arrivé, ce qui doit arriver encore, je te le dirai bien mieux qu’eux, moi Jupiter. D’abord j’ai usurpé les faveurs d’Alcmène et dans mes embrassements elle a conçu un fils. Toi aussi, tu la laissas grosse en partant pour l’armée : elle vient d’accoucher en même temps de deux jumeaux. L’un, celui qui est formé de mon sang, te couvrira par ses exploits d’une gloire immortelle. Recommence à vivre, comme autrefois, en bonne intelligence avec ton Alcmène ; elle n’a pas mérité tes reproches, elle a cédé à ma toute-puissance. Et moi je retourne au ciel.

SCÈNE III. — AMPHITRYON.

Je ferai ce que tu m’ordonnes, et je te supplie de remplir tes promesses. Je vais rejoindre ma femme, et bonsoir au vieux Tirésias.... Maintenant, spectateurs, applaudissez de toutes vos forces en l’honneur du grand Jupiter.


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L’ASINAIBE























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NOTICE SUR L’ASINAIRE.


Le sujet de l’Asinavre est tel, qu’il ne serait souffert sur aucune de nos scènes modernes. Un vieillard libertin escroque à sa femme le prix de la vente d’un troupeau d’ânes (de là le nom de la pièce) ; il destine cet argent à son fils, à condition que ce dernier lui laissera passer une nuit avec sa maîtresse. Toutefois il ne faudrait pas juger la comédie de Plaute avec une sévérité qui cirait de Finjustice. Une pareille intrigue ne révoltait pas les Romains, qui trouvaient dans le dénoûment une satisfaction suffisante pour la morale. La honte du vieillard, quand sa femme a découvert son projet, était la leçon que Ton venait demander à l’Asinaire, leçon un peu gâtée par les excuses que l’orateur de la troupe tire de la coutume, de l’occasion qui a tant de force pour séduire. Plaute, d’ailleurs, se plaît à la peinture de ces vieux débauchés, qui finissent toujours par être confondus : on peut voir plusieurs portraits de ce genre dans les Bac-chis, Canna et le Marchand. La fréquentation des maisons de courtisanes n’était un scandale ni en Grèce ni à Rome ; on n’y rencontrait pas seulement des hommes avides de plai-sirs, mais souvent aussi, principalement à Athènes, des hommes d’État, des philosophes : c’étaient des espèces de salons où l’on venait quelquefois uniquement pour s’en-tretenir de politique ou de beaux-arts.
Plaute nous apprend lui-même qu’il a emprunté l’intrigue de VAsinaire au comique grec Démophile ; on suppose que quelques scènes Ont été perdues, parce que" dans les trois derniers actes le théâtre paraît rester plusieurs fois

58

NOTICE SUR L’ASINAJRE.

vide, ce qui ne répond guère à la succession si habile et or-dinairement si vraisemblable des scènes dans les comédies de Plaute : cependant d’excellents critiques estiment que la pièce nous est parvenue tout entière et telle qu’elle a été représentée. Le cinquième acte se passe dans la maison de Philénie. Les anciens, ou le sait, ne changeaient pas les décorations ; le théâtre représentait ordinairement une rue ou une place : voulait-on faire voir une scène qui se passait dans l’intérieur d’une maison, on écartait simplement un rideau qui en couvrait la porte.
Nous ne connaissons de l’Asinaire aucune imitation moderne..























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ARGUMENT’.
Un vieux barbon, qui vit sous les lois de sa femme, veut favoriser les amours de son fils en lui fournissant de l’argent. Il fait compter entre les mains de son esclave Léonidaa une somme que l’on vient payer à Sauréas pour des ânes vendus. On porte l’argent à la belle ; le fils cède une nuit à son père. Mais le rival du jeune homme, outré qu’on lui enlève sa maltresse, fait savoir toute l’histoire à la femme de Déménète par l’intermédiaire d’un parasite. La dame accourt, et arrache son mari du lupanar. ^
1. Cet argument, qui est acrostiche, est attribué au grammairien Priscien.


















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PERSONNAGES.

LIBAN, esclave de Déménète. DÉMÉNÈTE, vieillard.
ARGYRIPPE, fils de Déménète, amant de Philénie. CLÉËRÊTE, vieille courtisane. LÉONIDAS, esclave de Déménète. PHILÉNIE, courtisane, fiUe de Cléérète. DIABOLE, amant de Philénie. ARTÉMONE, femme de Déménète. UN PARASITE. UN MARCHAND.
La scène se passe à Athènes.

















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L’ASINAIRE.




PROLOGUE.

Attention, spectateurs ! et puisse la pièce qu’on va jouer profiter à vous, à moi, à toute la troupe, à ses maîtres et aux entrepreneurs. Héraut, commande au peuple d’être tout oreilles.... Bon ! assieds-toi et n’oublie pas de te faire payer. A présent, si vous demandez pourquoi je viens, et ce que je veux, c’est pour vous faire savoir le nom de cette comédie. Quant au sujet, rien de plus simple. Je vous dirai donc que la pièce, s’appelle en grec Onagos*. L’auteur est Démophile ; Plaute l’a traduite en latin. Il veut l’appeler VAsinaire, si vous le trouvez bon. Elle est gaie, divertissante ; l’intrigue vous fera rire ; prêtez une attention bienveillante, et que Mars vous continue ses faveurs.


ACTE I.
SCÈNE I. — LIBAN, DÉMÉNÈTE.
LIBAN. Au nom de votre fils unique, que vous souhaitez de laisser après vous plein de force et de santé, au nom de votre vieillesse et de votre femme que vous craignez tant, je vous en conjure, dites la vérité ; et si vous me trompez d’une syllabe, puisse votre chère moitié vivre une éternité, et puisse-t-elle avoir le plaisir de vous mettre en terre !
DEMENETE. Voilà qui s’appelle un interrogatoire solennel. Je vois quïl faut prêter serment et répondre net à tes questions :
1. L’ânier.
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car tu t’y es pris de telle sorte que je ne vois pas moyen de te rien cacher. Dis donc bien vite ce que tu veux connaître, et tout * ce que je sais moi-môme, tu le sauras.
LIBAN. Répondez sérieusement, je vous prie ; et pas de men-terie !
DEMENETE. Eh bien, interroge.
LIBAN. Me conduisez-vous en certain endroit où la pierre frotte la pierre 1 ?
DEMENETE. Que veux-tu dire ? où se trouve cet endroit ?
LIBAN. C’est un pays où pleurent les vauriens qui mangent de la farine d’orge.
DEMENETE. Je ne sais ce que c’est, ni en quel pays pleurent les vauriens qui mangent de la farine d’orge.
LIBAN. C’est dans les lies de la Bastonnade et de la Ferraille, où les bœufs, après leur mort, tombent sur le dos des hommes vivants *.
DEMENETE. Ah ! ah ! j’y suis ; tu veux parler sans doute de cet endroit où l’on fait la farine d’orge ?
LIBAN. Moi ? je ne dis pas cela, et ne veux pas qu’on le dise. Par Hercule ! crachez-moi sur ce vilain mot.
DEMENETE. Soit (// crache), te voilà content.
LIBAN. Bon, bon, crachez toujours.
DEMENETE. Encore ? . LIBAN. Oui, et du fond du gosier.
DEMENETE. Encore ?
LIBAN. Courage !
DEMENETE. Et jusqu’à quand ?
LIBAN. Jusqu’à la mort.
DEMENETE. Prends garde à toi !
LIBAN. C’est la mort de votre femme que je veux dire, et non la vôtre.
DEMENETE. Va, pour cette bonne parole, tu n’as rien à craindre.
LIBAN. Que les dieux comblent tous vos souhaits !
DEMENETE. Écoute-moi à ton tour. Je ne veux pas te mettre sur la sellette ni te menacer pour ne m’avoir pas averti. Enfin je ne veux pas non plus me fâcher contre mon fils, comme font les autres pères.

1. Les esclaves faisaient tourner les moulina a force de bras.
2. Allusion aux lanières de cuir dont on se servait pour fouetter les
esclaves.

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LIBAN. Qu’y a-t-il donc de nouveau ?
DEMENETE. Je sais qu’il aime une courtisane du voisinage, cette Philénie. N’est-ce pas vrai, Liban ?
LIBAN. Vous aven mis le doigt dessus. La chose est vraie. ; mais le pauvre gardon est bien malade.
DEMENETE. Malade ? eh ! comment cela ?
LIBAN. Il a promis et ne peut tenir.
DEMENETE. Et toi, tu l’aides dans ses amours ?
UBAN. Oui vraiment, et notre camarade Léonidas est aussi avec nous.
DEMENETE. A la bonne heure, et je vous en suis fort obligé. Mais ne sais-tu pas quelle femme c’est que la mienne ?
LIBAN. Vous le savez avant nous, mais nous nous en doutons BIEN.
DEMENETE. C’est, j’en conviens, une insupportable et har-gneuse créature.
LIBAN. Je n’ai pas besoin que vous le disiez pour le croire.
DEMENETE. Liban, si les pères voulaient m’en croire, ils seraient indulgents à leurs fils, et s’en feraient de bons amis. C’est à quoi je m’applique. Je veux qu’on m’aime chez moi ; je . veux ressembler à mon père, qui, un beau jour, pour me faire plaisir, se déguisa en matelot, joua le tour à un marchand d’esclaves, et m’amena celle que j’aimais. Il ne rougit pas, à son âge, de cette belle équipée, et acheta par son bienfait l’amour de son fils. Eh bien ! j’y suis résolu, je suivrai son exemple. Ce matin, mon fils Argyrippe m’a prié de lui donner quelque argent pour faciliter ses amours ; je serai heureux de lui faire ce plaisir ; il faut qu’il contente sa passion et qu’il aime son père. Sa mère lui tient la bride serrée ; mais moi, je saurai sortir de l’ornière paternelle, et, puisqu’il m’a jugé digne de sa confiance, je veux récompenser son bon naturel. Il est venu me trouver comme un fils respectueux....
LIBAN, à part. Voilà qui me surprend, je crains les suites de tout ceci.
"DEMENETE. Enfin, je sais qu’il est amoureux et je désire qu’il ait de l’argent à donner à sa maîtresse.
LIBAN. Vous le désirez, mais je ne crois pas que cela serve à grand’chose. Votre femme a amené ici l’esclave qu’elle avait en dot, Sauréa, et il a le bras plus long que vous \
1. Vesclave dotal NE DEPENDAIT QUE DE LA FEMME ET AVAIT L’ACUHINISTRATION DE LA DOT.
DEMENETE. Oui, j’ai reçu l’argent, j’ai vendu mon autorité pour une dot.... Maintenant, en deux mots, voici ce que je veux de toi. Mon fils a besoin de dix mines *. Fais en sorte de les lui trouver.
LIBAN. Mais où ?
DEM ENETE. Prends-les-moi.
LIBAN. Quelle plaisanterie ! allez donc dépouiller un homme nu ! Que je vous les prenne ! eh ! tâchez de voler sans ailes. Que je vous les prenne ! et vous n’avez rien à vous, à moins que vous n’ayez volé votre femme.
DEMENETE. Eh bien, arrange-toi pour m’attraper, moi, ma femme, notre esclave Sauréa, et si tu réussis à emporter la somme, je te promets que tu n’auras pas à t’en repentir.
LIBAN. C’est comme si vous me commandiez de pécher dans l’air ομ de chasser sur mer avec un épieu.
DEMENETE. Prends Léonidas pour ton second. Trouve, in-vente quelque stratagème ; mais que mon fils ait aujourd’hui cet argent pour le donner à sa belle.
LIBAN. Mais dites-moi, Déménète, si j’allais tomber dans le piège ? me rachèterez-vous si les ennemis me font prisonnier ?
DEMENETE. Je te rachèterai.
LIBAN. Alors ne vous mettez plus en peine.
DEMENETE. Je m’en vais donc sur la place, si tu n’as plus rien à nie dire.
LIBAN. Allez.... Eh bien, vous prenez un pas de tortue ? DEMENETE. Écoute encore. LIBAN. Me voilà.
DEMENETE. Si j’ai besoin de toi, où seras-tu ?
LIBAN». Où il me plaira. Ah ! ah ! je n’ai plus maintenant rien à craindre de personne, depuis que vous m’avez fait voir le fond de votre pensée. Et si je réussis dans mon projet, je me soucie de vous-même autant que de cela. Allons, poursuivons notre route, et mettons la main à l’œuvre.
DEMENETE. Écoute ; je serai, moi, chez Archibule le ban-quier.
LIBAN. Sur la place ?
DEMENETE. Oui, si tu as besoin de moi.
LIBAN. Je ne l’oublierai pas. (Il sort).
DEMENETE. Assurément il n’y a pas au monde un esclave pire que celui-là, ni plus madré, ni dont il faille se défier davantage.
1. La mine, monnaie attiqae, valait à peu près 99 fr.

Mais 5i Ton veut qu’une chose soit bien faite, il n’y a qu’à la lui confier : il aimerait mieux mourir que de manquer à sa promesse. Mon fils aura l’argent, c’est aussi sûr que je tiens ce bâton. Et maintenant il faut me hâter d’aller à la place et de m’installer chez le banquier. (Il sort.)

SCÈNE II. — ARGYRIPPE.
Est-ce ainsi qu’on en use ? Me mettre à la porte ! récompenser de cette façon mes services ! Ah ! tu rends le mal pour le bien, et le bien pour le mal. Mais tu t’en repentiras. Je cours de ce pas chez les triumvirs1, et je vous dénonce ; je vous perdrai, ta fille et toi, perfides sirènes, ruine et fléau de la jeunesse. La mer est moins dangereuse, moins avide que vous. Elle m’a enrichi, et vous m’avez dépouillé. Ingrate, je le vois trop, mes présents, mes bienfaits, tout a été en pure perte ; aussi, dès ce jour, je te ferai tout le mal que je pourrai, et tu ne l’auras pas volé. Je te ferai rentrer d’où tu es sortie, dans la plus hideuse misère. Tu sentiras, je te le promets, ce que tu es et ce que tu as été. Avant que j’aie rencontré ta fille et,que je lui aie donné mon cœur, tu avais, pour charmer ta vie, un pain noir, des haillons, et quand ses misérables ressources ne te manquaient pas, tu rendais de belles grâces à tous les dieux. Aujourd’hui, si ta fortune est meilleure, c’est à moi que tu le dois, et tu me méconnais, scélérate ! Tu fais la farouche, mais, crois-moi, la faim t’adoucira. Me fâcher contre ta fille, j’aurais tort, elle n’y est pour rien. Tu veux, elle se soumet ; tu commandes, elle obéit ; n’es-tu pas à la fois sa mère et sa maîtresse ? C’est de toi que je me vengerai, c’est toi que je perdrai comme tes façons d’agir le méritent. La coquine ! voyez un peu, elle ne daigne pas seulement venir me parler, fléchir mon courroux par ses prières.... Mais non, la voici enfin, la rouée, et je vais lui laver la tête, ici môme, devant la porte, puisque je n’ai pu le faire chez elle.,
SCÈNE III. — CLÉËRÈTE, ARGYRIPPE.
CLEËRETE. On me proposerait un philippe d’or pour chacune de ces belles paroles, que je refuserais le marché. Tes imprécations sont tout or et tout argent. Cupidon a rivé ton cœur chez

1. Magistrats chargés de la police. Voyez page 10. Pi. AL TE.

ι — 5
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nous. Va, fuis, déploie les voiles, fais forée de rames ; plus tu gagneras la haute mer, plus le flot te ramènera au port.
ARGYRIPPS. Sois tranquille, je ne payerai pas au gardien le droit d’entrée. Désormais ma conduite répondra à tes procédés, puisqu’au lieu de me traiter <eofiome je le mérite, ta me chasses de chez toi.
GLEERETE. C’est bon à dire 5 quant à le faire, c’est une autre histoire.
AKGYRIPPÏ. liloi seul je t’ai retirée de l’abandon et de la misère. Quand je serais son unique amant, tu ne serais pas encore quitte envers moi.
GLEERETE. Eh ! sois son uniqoe amant, pourvu qu’à toi seul tu me donnes ee qu’il me faut. Tu peux compter sur ma parole, mais à une condition : sois le plus généreux.
ARGYRIPPE. Mais toujours donner ! en vérité, tu es insatiable. Tu viens de recevoir, que déjà tu t’apprêtes à demander.
GLEERETE. Toujours donner, dis-tu ! Mais toi, n’es-tu pas inso-lvable d’amour et de caresses ? Elle revient de chez toi,.que déjà tu me pries de te la renvoyer.
ARGYRIPPE. Je t*ai payé ce dont nous étfons convenus.
GLEERETE. Et moi, je t’ai envoyé la belle. Nous sommes quittes ; on te sert pour ton argent
ARGYRIPPE. Tu agis mal avec moi.
GLEERETE. Me reproches-tu de faire mon métier ? As-tu jamais vu dans les tableaux,, dans les sculptures, dans les poèmes, qu*une entremetteuse qui sait ce qu’elle se doit y mette tant de façon avec les amoureux ?
ARGYRrppE. Au moins ferais-tu bien de me ménager, si tu veux me garder longtemps.
CLEERETE. Sais-tu ? ménager un amant, c’est se faire tort à
soi-même. Un amant, pour nous, c’est un poisson ; s’il n’est pas
frais, il ne vaut pas le zeste. Mais frais ? il est’suoculent, dé-
licat, on peut le mettre à toute sauce, sur le plat, sur le gril,
l’accommoder à sa guise. Il veut donner, il veut qu’on lui de-
mande : tant que la sacoche est pleine, il verse sans compter,
sans savoir si le magot diminue. Il n’a qu’un souci, plaire à sa
maltresse, à moi, à la femme de chambre, aux domestiques,
aux servantes ; et même, le n:uvel amoureux, il flatte jusqu’à
mon roquet pour s’en faire bien venir. C’est la vérité. Chacun
eher&e son intérêt, rien de plus juste. #
ARGYRIPPE. Oui, c’est la vérité ; je ne l’ai que trop appris à mes dépens.

L’AS ÏN AIRE.

67

CLEERETE. Si tu avais de quoi donner, tu chanterais sur un autre ton ; mais comme tu n’as rien, tu veux acheter des douceurs par des injures.
ARGYRIPPE. Ce n’est pas ainsi que j’en use.
CLÉÉRèTE. Ni moi, par Pollux ! jamais je ne te l’enverrai pour rien. Pourtant, puisque c’est toi et que tu nous as fait plus de profit que nous ne t’avons fait d’honneur, si tu me mets là, dans la main, en espèces sonnantes, deux talents d’argent, eh bien, foin de l’intérêt ! et, pour te faire plaisir, je te la donne cette nuit.
ARGYRIPPE. Et si je n’ai pas d’argent ?
CLEERETE. Je t’en croirai sur parole, mais elle ira ailleurs.
ARGYRIPPE. OU donc a passé ce que je t’ai donné ?
CLEERETE. Oh ! tout est flambé. S’il m’en restait encore, je t’enverrais ta princesse, et ne te demanderais pas une obole. L’air, l’eau, le soleil, la lune, la nuit, j’ai tout cela sans argent ; mais le reste, si je veux l’avoir, il faut l’acheter, et pas plus de crédit que sur la main. Que je demande du pain au boulanger, du vin au cabaretier, s’ils tiennent ma monnaie, ils donnent leur marchandise : c’est aussi notre principe. Nos mains ont des yeux ; elles croient ce qu’elles voient. Le vieux proverbe dit : Λ mauvais marchand.... Tu sais le reste ? alors je me tais.
ARGYRIPPE. Ouais ! c’est ainsi que tu parles, maintenant que tu m’as mis à sec ; mais quand je te donnais, c’était une autre chanson ! et quand tu voulais m’enjôler, quelle langue dorée, quelle bouche mielleuse ! A mon approche, la maison même semblait sourire. Ta fille et toi, disais-tu, vous m’adoriez comme la prunelle de vos yeux. Si j’ouvrais ma bourse, vous étiez là toutes deux suspendues à mes lèvres, et me becquetant comme déjeunes colombes ; je faisais chez vous la pluie et le beau temps. On ne pouvait me quitter ; je n’avais qu’à ordonner, qu’à vouloir, on m’obéissait ; si je défendais ceci ou cela, on se donnait de garde de le faire ; on n’aurait pas même osé l’essayer. Maintenant, perfides, vous vous souciez bien que je veuille ou ne veuille pas !
CLEERETE. Vois-tu, notre métier est tout comme celui de l’oiseleur. Quand il a bien préparé son terrain, il y répand des graines. Les oiseaux s’y font. Ah ! c’est qu’on ne gagne rien sans dépense. Ils mangent plus d’une fois l’appât ; mais quand ils sont pris, ils remboursent l’oiseleur. Il en va de même chez nous: notre maison, c’est le terrain ; l’oiseleur, c’est moi ; l’ap pât, c’est une fille aimable ; le piège, c’est le lit, et les amou-
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reux sont les oiseaux. Pour les apprivoiser, bel accueil, douces paroles, embrassades, petits propos bien mignons et bien tendres. Ils glissent leur main dans le corsage : « Bravo ! » dit l’oiseleur ; ils prennent un baiser, les voilà pris, et sans filet. As-tu donc déjà oublié tout cela, toi qui as été si longtemps à l’école ?
ARGYRIPPE. C’est ta faute aussi ; tu renvoies un élève à demi formé.
CLEERETE. Eh ! reviens hardiment, si tu trouves de quoi payer les leçons ; mais aujourd’hui, bonsoir.
ARGYRIPPE. Un moment, écoute. Combien te faut-il pour que, de toute Tannée, elle ne soit qu’à moi seul ?
CLEERETE. Combien ? vingt mines. Et encore, si quelque autre me les apporte avant toi, je suis bien ta servante.
ARGYRIPPE. Eh bien, voyons, ne pars pas encore ; il me reste deux mots à te dire.
CLEERETE. Parle.
ARGYRIPPE. Je ne suis pas tout à fait ruiné ; j’ai encore de quoi m’achever. Je puis trouver ce que tu exiges ; mais écoute mes conditions et retiens-les bien : pendant une année.entière elle sera à ma disposition, et elle ne recevra pas d’autre homme que moi.
CLEERETE. Mon Dieu ! tu n’as qu’à dire, et je ferai même châtrer tous nos domestiques. Enfin, rédige-toi même le contrat et apporte-le. Fais tes conditions à ta volonté, à ton caprice ; pourvu que tu ne viennes pas sans l’argent, je passerai volontiers sur tout le reste. Les portes de nos maisons sont comme celles des receveurs: vous apportez, on ouvre ; vous n’avez rien à donner, porte de bois. (Elle s’en va.)
ARGYRIPPE, seul. Ah ! c’est fait de moi si je ne trouve ces vingt mines. L’argent ou moi, il faut que l’un des deux y saute. Allons sur la place, et mettons en œuvre toutes nos ressources ; je veux prier, supplier ceux de mes amis que je verrai ; braves gens, coquins, j’y suis résolu, je m’adresserai à tout le monde. Et si je ne trouve pas à emprunter, eh bien ! les usuriers sont là.






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ACTE II.
SCÈNE I. - LIBAN.
Allons, Liban, mon ami, c’est aujourd’hui qu’il faut avoir l’œil ouvert et inventer quelque stratagème pour se procurer cet argent. Voici déjà un bon moment que tu as quitté ton maître pour courir à la place et déployer ton adresse ; mais jusqu’ici tu as bravement dormi sans rien faire. Alerte ! secoue enfin ta paresse, sors de ta léthargie, rappelle ton vieux génie, il sait plus d’un tour. Sauve ton maître et ne fais pas comme les autres valets, qui n’ont d’industrie que pour piller les leurs. Mais où prendre ? qui duper ? où lancer le brûlot ? (Il regarde en Vair.) Ah ! heureux augure ! de tous côtés, des présages favorables. Le pivert et la corneille à gauche. Le corbeau à droite. Ils m’encouragent: oui, oui, je m’en rapporte à vous.... Mais pourquoi ce pivert frappe-t-il du bec un ormeau ? Cela Signifie quelque chose. Ma foi, autant que je puis me connaître en présages, il y a des verges toutes prêtes, ou pour moi ou pour notre maître d’hôtel Sauréa.... Eh ! Léonidas qui accourt à perte d’haleine ! mauvais pronostic pour le succès de ma ruse,

SCÈNE II. — LÉONIDAS, LIBAN.
LEONIDAS, sans voir Liban. Où trouverai-je à présent Liban, ou bien le fils de la maison ? j’ai de quoi les rendre plus joyeux que la joie même. Quel riche butin-, quel beau triomphe je viens leur apporter ! Ils boivent avec moi, nous oourons les filles de compagnie ; il est bien juste que je partage avec eux la proie qui me tombe entre les mains.
LIBAN, à part. Le drôle a sans doute fait main basse dans quelque maison, selon sa coutume. Tant pis pour ceux qui gardent si mal leur porte !
LEONIDAS. Je céderais même volontiers deux cents coups à prendre sur mes épaules, tout prêts à faire des petits.-
LIBAN, à part. Il fait largesse de son pécule. Il porte sur son dos tout son trésor.

70

L’ASHIAIRB.

LEONIDAS. Je consentirais à être esclave jusqu’à la fin de mes jours, si je pouvais mettre tout de suite la main sur Liban. .
LIBAN, à part. Si tu comptes sur moi pour être libre, tu cours grand risque d’attendre.
LEONIDAS. S’il laisse échapper Toccasion que voici, il ne la rattrapera jamais, quand même il la poursuivrait sur l’aile des vents ; il laissera son maître dans la nasse, et doublera l’arrogance de nos ennemis. Tandis que s’il s’empresse, comme * moi, de saisir l’occasion au passage, il donnera à ses maîtres le plus riche, le plus joyeux triomphe, et le père et le fils, enchaînés à nous par un tel bienfait, nous en auront une éternelle reconnaissance.
LIBAN, à part. Que dit-il là de gens enchaînés ? Gela n’annonce rien de bon, et je crains bien qu’il n’ait joué quelque tour dont nous partagerons le bénéfice.
LEONIDAS. Je suis perdu, si je ne trouve Liban à l’instant même ; mais où s’estril fourré ?
LIBAN, à part. Le galant cherche un compagnon pour l’asso-cier à sa mésaventure. Ce n’est pas là mon affaire. G’est mauvais signe de suer et de frissonner tout à la fois.
LEONIDAS. Mais la chose presse, et je m’arrête ici à bavarder ! Allons, tais-toi, ma langue, et ne perds pas le temps en vains propos.
LIBAN, à part. Le malheureux ! il veut faire violence à sa protectrice. Quand il a fait quelque méchant trait, elle ne lui marchande pourtant pas le parjure.
LEONIDAS. Hâtons-nous de trouver de l’aide, il ne serait plus temps d’enlever le butin.
LIBAN, à part. Oh ! oh ! du butin ! abordons notre homme, et tirons pied ou aile. (Haut.) Bonjour ; je te salue de toute la force de mes poumons.
LEONIDAS. Salut, grenier à coups de fouet !
LIBAN. Gomment vas-tu, pilier de cachot ?
LEONIDAS. Habitué de prison ! t
LIBAN. Délices des verges !
LEONIDAS. Combien penses-tu peser tout nu ?
LIBAN. Eh ! que sais-je ?
LEONIDAS. Je savais bien que tu ne t’en doutais pas ; mais moi, je t’ai pesé, et je le sais. Nu et garrotté, et pendu par les pieds, tu pèses cent livres.
LIBAN. Comment cela ?
LEONIDAS. Comment ? je vais te le dire. Quand’on t’a attaché
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aux pieds un poids de cent livres, et que tes **ain* emmaillo-tées de menottes sont ramenées contre la poutre, tu ne pèses ni plus ni moins qu’un franc vaurien, LIBAN. Malheur à toi !
LEONIDAS. C’est le legs que te fait dans son testament la ser-vitude.
LIBAN. Eh ! abrogeons cette escarmouche. Qu’estrce qui tfa-mène ?
LEONIDAS. Peut-on se fier à toi ? LIBAN. Hardiment.
LEONIDAS. Si tu veux servir dans ses amours le fils de la mai-son, il nous tombe une occasion magnifique, mais le danger est au bout : avec nous seuls, les donneurs d’étrivières n’auront plus de chômage. Liban, c’est aujourd’hui qu’il faut de l’audace et de la ruse. Je viens d’imaginer un si bon tour, que l’on croira nous traiter selon nos mérites en faisant pleuvoir sur nous tous les châtiments.
LIBAN. Je ne m’étonne plus si les épaules me démangeaient depuis un moment ; elles pressentaient de certaines caresses. Mais voyons, parle.
LEONIDAS. Une proie superbe, mais qui nous coûtera cher,
LIBAN. Quand tous les bourreaux se- réuniraient pour me torturer, je crois avoir un bon dos à mon service, et n’aurai pas besoin d’en emprunter un.
LEONIDAS. Si tu conserves cette âme si ferme, nous sommes sauvés.
LIBAN. S’il ne s’agit que de payer de sa peau, je suis prêt à piller le trésor public ; je nierai, je tiendrai bon, je me parjurerai s’il le faut.
LEONIDAS. Voilà le vrai courage ! voilà un homme qui sait a* besoin supporter les revers ! Quand on est brave dans la dis* grâce, on jouit ensuite de la bonne fortune.
LIBAN. Allons, vite, au fait ! il me tarde de courir les chances.
LEONIDAS. Tout doux, pas tant de questions, que je respire : ne vois-tu pas que je suis encore tout essoufflé de ma course ?
LIBAN. Bon, bon, j’attendrai tant que tu voudras, et môme jusqu’à ce que tu crèves.
LEONIDAS. OU est notre maître ?
LIBAN. Le vieux est sur la place, le fils à la maison.
LEONIDAS. J’ai ce qu’il me faut*
LIBAN* Tu es donc devenu riche ?
LEONIDAS. Pas de mauvaises plaisanteries !

LIBAN. Soit. Mes oreilles attendent les nouvelles que tu ap-portes.
LEONIDAS. Attention ! tu vas en savoir autant que moi. LIBAN. Je me tais.
LEONIDAS. Ce n’est pas dommage. Te souvient-il que notre maître d’hôtel a vendu des ânes d’Arcadie à un marchand de Pella ?
LIBAN. Oui. Après ? •
•LEONIDAS. Après ? Le marchand a envoyé l’argent pour le re-mettre à Sauréa ; un homme vient d’apporter la somme. LIBAN. Où est-il ?
LEONIDAS. On dirait que tu veux l’avaler à première vue. . LIBAN.’ Oui, certes. Mais tu parles sans doute de ces vieilles bourriques boiteuses, qui ont la corne usée jusqu’au jarret ?
LEONIDAS. Oui, celles qui rapportaient pour toi des champs ces bonnes baguettes d’ormeau.
LIBAN. J’y suis ; les mômes qui te portèrent à la campagne pieds et poings liés.
LEONIDAS. Tu as bonne mémoire. Enfin, j’étais assis chez le barbier ; notre homme se mit à me questionner : « Connaissez-vous Déménète, fils de Straton ?» Et moi de répondre bien vite que oui ; puis j’ajoute que je suis «on esclave et je lui indique la maison.
LIBAN. Poursuis.
LEONIDAS. « J’apporte, reprend-il, de l’argent au maître d’hô-tel Sauréa, vingt mines, pour des ânes ; je ne le connais pas*, mais je connais bien Déménète. » A peine avait-il fini....
LIBAN. Eh bien ?
LEONIDAS. Écoute donc, et tu sauras. Aussitôt je fais le beau et l’homme d’importance, α C’est moi, lui dis-je, qui suis le maître d’hôtel. —"Par ma foi, répond-il, je ne connais pas Sauréa et ne sais quelle figure il a. Ne vous formalisez donc pas ; amenez, si vous voulez, votre maître Déménète, que je connais, et à l’instant même vous recevrez l’argent. » Je lui ai promis d’amener Déménète et de me trouver à la maison. En attendant, il va aller au bain, puis il viendra ici. Et maintenant, quel parti prendre ? dis.
LIBAN. Eh 1 je songe bien à intercepter l’argent, à duper et le commissionnaire et Sauréa. Les fers sont au feu. Mais si l’homme apporte les écus avant le retour de Déménète, serviteur. Le vieillard m’a tiré à part aujourd’hui, hors de la maison, et il m’a promis, à moi et à toi, de nous faire périr sous les
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verges*, si Argyrippe n’avait vingt mines aujourd’hui môme. Il veut que nous trompions ou le maître d’hôtel ou sa femme. Il promet môme de nous aider. Va donc le chercher sur la place, et dis-lui ce que nous projetons, que Léonidas se changera en Sauréa pour recevoir le prix des ânes. LEONIDAS. J’obéis.
LIBAN. Moi, pendant ce temps, je tiendrai l’étranger le bec dans l’eau, s’il arrive le premier. LEONIDAS. Dis-moi. LIBAN. Qu’est-ce ?
LEONIDAS. Si tout à l’heure, quand je ferai mon personnage, je t’applique un bon soufflet sur la mâchoire, ne va pas te fâcher au moins.
LIBAN. Par Hercule, garde-toi bien de me toucher ; car si cela t’arrive, tu n’auras pas à te féliciter de ton changement de nom.
LEONIDAS. Je t’en prie, laisse-toi faire de bonne grâce.
LIBAN. Et toi aussi, quand je te rendrai tes gourmades.
LEONIDAS. Ce que j’en dis est pour le bien.
LIBAN. Et moi ce que j’en dis et ce que j’en ferai, c’est tout un.
LEONIDAS. Ne t’y refuse pas.
LIBAN. Sois tranquille, je te promets même de n’être pas en reste.
LEONIDAS. Allons, je m’en vais, je vois que tu seras bon en-, fant. Mais qui vient là ? Ah ! c’est lui, lui-même. Je suis de retour à l’instant ; amuse-le. Je vais prévenir le bonhomme. LIBAN. A l’œuvre donc, et joue des jambes.

SCÈNE III. - LE MARCHAND, LIBAN.
LE MARCHAND. D’après les renseignements que l’on m’a donnés, ce doit être ici que demeure Déménète. (A son esclave:) Va, mon garçon, frappe et appelle l’intendant Sauréa, s’il est à la maison.
LIBAN. Qui heurte si brutalement à notre porte ? Hé, l’ami, m’entendez-vous ?
LE MARCHAND. On n’a pas encore heurté ; êtes-vous fou ?
LIBAN. Je le croyais, parce que vous alliez de ce côté-là. Je ne veux pas qu’on frappe les camarades ; toute la maison me tient fort au cœur.
LE MARCHAND. Il n’y a pas de danger qu’on arrache les gonds, si c’est ainsi que vous recevez ceux qui viennent.
oogie

LIBAN. Notre porte est si bien apprise qu’elle appelle le por-tier, du plus loin qu’elle voit venir quelque donneur de coups. Mais qui vous amène ? que cherchez-vous ?
LE MARCHAND. Je demandais Déménète.
LIBAN. S’il était à la maison, je vous le dirais.
LE MARCHAND. Et son intendant ?
LIBAN. Il n’y est pas non plus.
LE MARCHAND. OU est-il ?
LIBAN. Il a dit qu’il allait chez le barbier.
LE MARCHAND. Et depuis, il n’est pas revenu ?
LIBAN. Non. Que lui voulez-vous ?
LE MARCHAND. S’il s’était trouvé là, je lui aurais compté vingt. mines. LIBAN. Pourquoi ?
LE MARCHAND. Il a vendu des ânes au marché à un homme de Pella.
LIBAN. Je sais. Vous apportez l’argent ? Je crois qu’il sera ici
dans un moment. ’
LE MARCHAND. Quelle figure a-t-il, votre Sauréa ? Je verrai bien vite si c’est lui.
LIBAN. Joues maigres, cheveux roux, panse un peu rebondie, regard dur, taille moyenne, front mélancolique.
LE MARCHAND. Un peintre ne ferait pas mieux son portrait. Mais, par ma foi, je l’aperçois ; il vient de ce oôté en branlant la tête.
LIBAN. S’il est en colère, gare les coups à qui l’approchera.
LE MARCHAND. Par Hercule, qu’il vienne s’il veut aussi houffi de menaces et de courroux que le descendant d’Éaque \ S’il me touche dans sa colère, dans sa colère il sera battu.
SCÈNE IV. - LÉONIDAS, LE MARCHAND, LIBAN.
LEONIDAS, se parlant à lui-même. Que signifie cela ? Com-ment ! personne ne tient compte de, ce que j’ai dit ! J’avais ordonné à Liban de venir chez le barbier, il s’en est bien gardé ! Par Pollux, il n’a guère souci de son dos et de ses jambes.
LE MARCHAND, à part. Que de morgue !
LIBAN. Triste journée pour moi !
LEONIDAS. Salut à Liban l’affranchi ! te voilà donc devenu libre ?
1. Achille.

L’ASINAIBE.

75

LIBAN. De grâce !
LEONIDAS. Il t’en cuira de te trouver sur mon passage, pourquoi n’es-tu pas venu chez le barbier, quand je l’avais ordonné ? LIBAN. Cet homme m’a retenu.
LEONIDAS. TU aurais beau me dire que c’est le grand Jupiter lui-môme qui t’a retenu, et le faire intercéder pour toi, tu n’échapperais pas au châtiment. Gomment I coquin \ mépriser mes ordres !
LIBAN, au marchand. Brave homme, c’est fait de moi. LE MARCHAND, à Liban. Je vous en prie, Sauréa, ne le frappez pas.
LEONIDAS. Ah ! si j’avais sous la main un bon bâton.... LE MARCHAND. Eh ! tout doux !
LEONIDAS. Gomme je te caresserais ces côtes déjà endurcies par les coups ! (Au marchand.) Éloignez-vous, et laissez-moi étriller ce drôle, qui me met sans cesse hors de moi. Ge n’est jamais assez de lui dire les choses une fois ; il faut répéter cent fois la même chanson, crier, beugler, s’égosiller ; je péris à la peine. Ne t’avais-je pas commandé, pendard, d’ôter ce fumier de devant la porte ? Ne t’avais-je pas dit d’enlever les toiles d’araignée de ces colonnes ? Ne t’avais-je pas ordonné de faire reluire les clous de notre porte ? Rien n’est fait. Il me faudra marcher le bâton à la main, comme un boiteux. Depuis trois jours que je quitte à peine la place, où je voudrais trouver un preneur de fonds, vous dormez tous ici, et notre maître ne demeure plus dans une maison, mais dans une étable à porcs. Tiens ! voilà pour toi ! .
LIBAN. A mon aide, étranger, je YOUS prie !
LE MARCHAND. Lâchez-le, Sauréa ; faites cela pour moi.
LEONIDAS. Çà, est-on venu payer le transport de l’huile ?
LIBAN. OUI.
LEONIDAS. A qui a-t-on remis l’argent ?
LIBAN. A Stichus, votre homme de .confiance.
LEONIDAS. TU veux m’amadouer ; je le sais bien que c’est mon homme de confiance, et il n’y a pas dans toute la maison un serviteur qui vaille mieux que lui. Mais le vin que j’ai vendu hier au cabaretier Exérambe, l’a-t-il payé à Stichus ?
LIBAN. Je le pense, car j’ai vu Exérambe amener ici un banquier.
XEONIDAS. A la bonne heure. Pour notre dernier marché, il à fallu attendre un an, et encore ! Maintenant il est plus pressé, il amène de lui-même le banquier et fait son billet. Dromon a-t-il rapporté son salaire ?

LIBAN. La moitié seulement, je crois. LEONIDAS. Et le reste ?
LIBAN. Il a dit qu’il le remettrait dès qu’il l’aurait reçu ; on le lui retient jusqu’à ce qu’il ait terminé le travail.
LEONIDAS. Et Philodame a-t-il rapporté Ιββχοομρββ que je lui ai prêtées ? . LIBAN. Pas encore.
LEONIDAS. Gomment, pas encore ! prêtez donc à vos amis ! autant vaut donner.
LE MARCHAND. Il m’assassine ! Ma foi, je m’en vais, c’est à n’y pas tenir.
LIBAN, bas à Léonidas. Eh ! assez donc ! n’entends-tu pas ce qu’il dit ?
LEONIDAS, bas à Liban. Oui ; c’est fait.
LE MARCHAND, à part. Enfin il se tait, je crois ; abordons-le bien vite, avant que la crécelle recommence. (A Léonidas.) Pouvez-voûs m’écouter ?
LEONIDAS. Oui vraiment. Eh ! depuis quand êtes-vous ici ? Je ne vous avais pas encore aperçu ; ne m’en voulez pas : la colère m’empêchait dîy voir.
LE MARCHAND. Rien d’étonnant à cela. Mais, si Déménète est chez lui, je voudrais bien lui parler.
LEONIDAS. Il n’y est pas. Cependant, si vous voulez me compter cet argent, ce sera une affaire terminée.
LE MARCHAND. J’aimerais autant vous le donner en présence du maître.
LIBAN. Le maître et lui, c’est tout un.
LE MARCHAND. N’importe, je payerai quand le maître sera là.
LIBAN. Payez toujours, je réponds de tout, je me fais garant. Si le bonhomme savait qu’on n’ait pas eu confiance en celui sur qui il se repose de tout, il ne serait pas trop content.
LEONIDAS. Je m’inquiète bien de cela ! Qu’il garde, s’il ne veut pas donner ; laisse-le attendre.
LIBAN. Payez, vous dis-je.... Ah ! je crains bien qu’il ne s’imagine que je vous ai conseillé de vous méfier.... Payez, je vous en,prie, et soyez tranquille, vous ne risquez rien.
LE MARCHAND. Je n’en doute pas, tant que je tiens l’argent. Je ne suis pas d’ici, et je ne connais pas Sauréa.
LIBAN. Eh ! il ne tient qu’à vous, puisque le voilà.
LE MARCHAND. Ma foi, que ce soit ou que ce ne soit pas lui, je n’en sais rien. Si c’est lui, il faut bien que ce soit lui. Tout ce
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que je sais, c’est que je ne donnerai pas mon argent à un homme que je ne connais pas.
LEONIDAS. (à part)» Que la peste l’étouffé ! (A Liban.) Ne le prie pas davantage. Il fait le fier, parce qu’il palpe mes vingt mines. Eh bien, on n’en veut pas ; retournez chez vous, et détalez vite, sans nous importuner davantage.
LE MARCHAND. Ah ! nous nous fâchons ! c’est un peu trop de
caquet pour un esclave.,
LIBAN, au.marchand. Vous jouez gros jeu à lui dire des insolences. Triple vaurien, ne voyez-vous pas qu’il se met en1 colère ?
LEONIDAS. C’est cela, continue.
LIBAN. Allons, misérable, donnez l’argent, qu’il ne vous dise point de sottises.
LE MARCHAND. VOUS finirez tous les deux par trouver*ce que vous cherchez.
LEONIDAS, à Liban. Compte que je te fais rompre les jambes, si tu ne dis son fait à ce drôle. (Il le bat.) LIBAN. Aïe, aïe ! LEONIDAS. Tiens, infâme, coquin.
LIBAN, au marchand. N’osez-vous donc pas venir en aide à un malheureux ?
LEONIDAS. Tu pries encore ce maraud ?
LE MARCHAND. Qu’est-ce à dire ? un esclave se mêlera d’insulter un homme libre !
LEONIDAS. TU seras rossé. *
LE MARCHAND. C’est toi qui le seras} et à tour de bras, si je puis joindre Déménète aujourd’hui. Suis-moi devant le juge. LEONIDAS. Pour cela, non. LE MARCHAND. Non ? tu t’en souviendras. LEONIDAS. Soit.
LE MARCHAND. On me fera bonne justice sur votre dos. LEONIDAS. Va te pendre. Qu’on te fasse justice à toi, à nos dépens !
LE MARCHAND. Oui, oui, et j’aurai aujourd’hui même satisfaction de vos injures.
LEONIDAS. Vraiment, rustre ! Dis-moi, butor, ne crois-tu pas ’ que nous allons nous sauver de notre maître ? Viens donc le trouver, puisque tu rappelles et le réclames depuis si longtemps.
LE MARCHAND. Enfin ! Mais je réponds que tu n’auras pas une obole avant que Déménète m’ait dit de te donner l’argent.
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LEONIDAS*. Soit. Allons, en avant ! Ta ehantes pouille aux autres et ne veux rien endurer. Je suis nomme aussi bien que toi.
LE MARCHAND. Je n’en disconviens pas.
LEONIDAS. Suis-moi donc. Soit dit sans me flatter, on n’a ja-mais eu rien à me reprocher, et il n’y a aujourd’hui dans Athènes personne à qui l’on puisse se fier mieux qu’à moi.
LE MARCHAND. Possible ; mais vous ne m’amènerez pas à vous remettre cet argent sans vous connaître. L’homme qu’on ne connaît pas n’est pas un homme, c’est un loup.
LEONIDAS. Oh, oh ! on baisse le ton. Je savais bien que vdus me donneriez satisfaction aujourd’hui de vos injures. J’ai de méchants habits, soit, mais je suis un brave homme, et bien fin celui qui calculerait mes épargnes.
LE MARCHAND. Possible !,
LEONIDAS. Je vous dirai de plus que Périphane, le riche marchand de Rhodes, m’a compté, tête à tête7 avec moi, en l’absence de mon maître, un talent d’argent ; il a eu confiance, et n’en a pas été la dupe.
LE MARCHAND. Possible !
LEONIDAS. Et vous-même, si vous vous étiez informé de moi, je suis bien sûr que vous m’auriez confié ce que vous avez là. LE MARCHAND. Je ne dis pas non. (Ils sortent.)


ACTE III.
SCÈNE I. — CLÉÉRETE, PffiLÉNÏE.
CLEERETE. Ainsi, je ne puis pas obtenir, quand je défends une chose, que tu m’obéisses ? Tu veux donc méconnaître l’autorité maternelle ?
PHILENIE. Mais, ma mère, comment respecterais-je mon devoir, si, pour vous obéir, je prenais les sentiments que vous voulez ?
CLEERETE. Est-il décent de ne pas écouter nies leçons ? PHILENIE. Comment cela ?
CLEERETE. Est-ce témoigner du respect à sa mère que de braver son autorité ?
PHILENIE. Je ne Mâme pas celles qui font bien, mais je n’aime pas celles qui font mal.

CLEERETE. Voilà une amoureuse qui a la langue bien affilée.
PHILENIE. Ma mère, c’est mon métier : ma langue demande, mon corps gagne ; le cœur parle, l’intérêt sollicite.
CLEERETE. J’ai voulu te reprendre, et tu te mets àm’accuser !
PHILENIE. Non, je ne vous accuse pas, je ne me le permetr trais jamais ; mais je puis me plaindre de mon triste sort, quand on me sépare de ce que j’aime.
CLEERETE. Enfin me sera-t-il permis de parler une pauvre fois à mon tour ?
PHILENIE. Certes ; je vous cède mon tour et le vôtre. Voulez-vous que je parle, que je me taise ? commandez la manœuvre. Mais quand je dépose la rame et que je me croise les bras dans la cabine, rien ne marche plus à la maison.
CLEERETE. Qu’est-ce à dire, ô la plus effrontée des créatures ? Combien de fois t’ai ?je défendu de parler à cet Argyrippe, le fils de Déménète, de le toucher, de causer avec lui, de le regarder même ? Qu’a-t-41 donné ? qu’a-t-il foit porter chez nous ? Prends-tu les cajoleries pour de l’or, et les belles paroles pour des cadeaux ? Mais il faut l’aimer, courir après lui, le faire chercher. On se moque de ceux qui donnent, on raffole de ceux qui nous attrapent. BeUe avance qu’un galant qui promet de te faire riche, si sa mère vient à mourir ! En attendant, nous cou-. rons grand risque, nous et les nôtres, de mourir de faim. Aussi, s’il ne m’apporte aujourd’hui même vingt mines, on le mettra bel et bien à la porte malgré ses larmes, dont il n’est pas chiche, au moins. C’est la dernière fois que j’écoute ses jérémiades de pauvreté.
PHILENIE. VOUS pouvez même me priver de nourriture, ma . mère ; je m’y résignerai.
CLEERETE. Je ne te défends pas d’aimer ceux qui payent pour cela.
PHILENIE. Mais si la place est prise dans mon cœur, que faire ? dites-le-moi.
CLEERETE, montrant ses cheveux blancs. Eh ! regarde ma tête, s’il te faut un bon conseil.
PHILENIE. Pourtant le berger qui fait paître le troupeau d’au-trui n’a-t-il pas une brebis à lui pour, charmer ses ennuis ? Laissez-moi donc aussi, pour me contenter le cœur, aimer mon cher Argyrippe ; c’est lui que je veux aimer.
CLEERETE. Rentre. A-t-on jamais vu pareille impudence !
PHILENIE. Ma mère, vous avez appris à votre fille à vous obéir. [Elles sortent.)
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SCÈNE II. LÉONIDAS, LIBAN.
LEONIDAS. Vive la fourberie ! que de louanges, que d’actions de grâces ne mérite-t-elle pas ! Par nos ruses, nos mensonges, nos stratagèmes, par notre confiance en nos épaules et notre courage à braver les verges, les bâtons, les lames de fer, la potence, les liens, les nerfs de bœuf, les chaînes, le cachot, les entraves, le collier, le carcan, et cette gent brutale qui s’entend si bien à nous caresser les côtes 1 et tant de fois nous a meurtri les omoplates, nous avons battu les légions ennemies, pris les munitions ; gloire à notre valeur, à nos parjurés ! Grand succès que nous devons à la bravoure de ce mien collègue et à ma gentillesse !
LIBAN. Est-il un homme plus courageux, que moi pour porter les coups ?
LEONIDAS. Eh ! qui peut mieux que moi maintenant louer tous tes mérites, tous tes hauts faits dans la guerre et dans la paix ? Certes, la liste en serait longue : abus de confiance, trahisons envers ton maître, faux serments à bon escient et en termes solennels ; et les murailles percées, et les larcins flagrants, et tant de plaidoyers du haut de la potence contre huit gaillards malins et hardis, et vigoureux fouetteurs !
LIBAN. Tu dis vrai, Léonidas, j’en conviens. Mais on pourrait citer aussi de toi plus d’un méfait. Que de perfidies à bon escient envers qui se fiait à toi ! Que de fois, pris la main dans le sac, tu as reçu les étrivières ! Que de parjures ! que de larcins sacrilèges ! Que de dommage, de chagrin ët de déshonneur causé à tes maîtres ! Que de dépôts niés ! Que d’occasions où tu as préféré ta belle à ton ami ! Que de fois enfin la dureté de ton cuir a lassé huit robustes licteurs armés de houssines pliantes ! N’est-ce pas là riposter comme il faut ? N’ai-je pas bien fait le panégyrique de mon collègue ?
LEONIDAS. Si vraiment, et d’une manière digne de notre génie à tous deux.
LIBAN. Mais laissons cela, et réponds à ma question.,
LEONIDAS. J’écoute.
LIBAN. As-tu les vingt mines ?
LEONIDAS. TU as deviné. Par Pollux, ce vieux barbon de Déménète nous a galamment secondés. Comme il a joué son rôle,
1. Je lis inductores (tergi nostri), et non indoctores.

en me .donnant pour Sauréa ! J’avais assez de peine à ne pas éclater de rire, quand il reprochait à notre rustre de n’avoir pas eu confiance en moi, parce qu’il ne se trouvait pas là. Et quelle présence d’esprit à m’appeler toujours l’intendant Sauréa !
LIBAN. Attends.
LEONIDAS. Qu’est-ce ?
LIBAN. N’est-ce pas Philénie qui sort ? Argyrippe est avec elle.
LEONIDAS. Chut ! c’est lui ; écoutons un peu. Il pleure, elle pleure aussi et le tient par son manteau. Qu’est-ce que cela signifie ? Paix ! écoutons.
LIBAN. Ah ! une idée qui me vient. Si seulement j’avais une gaule !
LEONIDAS. Pour quoi faire ?
LIBAN. Pour taper sur nos ânes s’il leur prenait fantaisie de braire dans la sacoche ;

SCÈNE III. — ARGYRIPPE, PHILÉNIE, LIBAN, LÉONIDAS.
ARGYRIPPE. Pourquoi me retenir ?
PHILENIE. Parce que tu me quittes, et que mon cœur ne peut se passer de toi.
ARGYRIPPE. Porte-toi bien.
PHILENIE. Je me porterais beaucoup mieux si tu restais ici. ARGYRIPPE. Bonne santé !
PHILENIE. TU m*e souhaites une bonne santé, et ton départ me rend malade.
ARGYRIPPE. Ta mère m’a donné mon congé ; elle me renvoie.
PHILENIE. Elle fera bientôt mourir sa fille, si elle exige que je cesse de te voir.
LIBAN, bas à Léonidas. Le camarade vient d’être mis à la
porte. /
LEONIDAS. La chose est certaine. *
ARGYRIPPE, à Philénie. Laisse-moi aller, je te prie.
PHILENIE. OU vas*tu ? pourquoi ne pas rester ici ?
ARGYRIPPE. J’y resterai la nuit, si tu le veux.
LIBAN, bas à Léonidas. L’entends-tu ? Il ne plaint pas sa peine la nuit ; mais ses journées sont trop occupées.
LEONIDAS. C’est un Solon qui dicte des lois pour régler les mœurs du peuple.
LIBAN. Chansons ! ceux qui voudront obéir à ses décrets ne
i*LAUTE. 1 — 6
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seront jamais des pens bien rangés, ils aimeront à boire jour et nuit.
LEONIDAS. Qu’on le laisse faire, il ne la quittera pas plus que son ombre ; il a beau faire le pressé et menacer de s’en aller,
LIBAN. Tais-toi, que j’entende ce qu’il va dire, ARGYRIPPE. Adieu. PHILENIE. OU cours-tu ?
ARGYRIPPE. Adieu, adieu ; je te reverrai chez Pluton, car j’ai hâte de me débarrasser de cette vie.
PHILENIE. Dis-moi, de grâce, pourquoi veux-tu me faire mourir ? Pai-je mérité ?
ARGYRIPPE. Te faire mourir, moi ! Ah ! que plutôt, si je voyais la vie te manquer, je donnerais pour toi la mienne et ajouterais mes jours aux tiens I
PHILENIE. Pourquoi donc menacer de t’arracher l’existence ? Que deviendrais-je, dis-moi, si tu faisais ce que tu dis ? J’y suis bien résolue, je suivrai l’exemple que tu me donneras.
ARGYRIPPE. On ! tu es à mon cœur plus douce que le plus doux miel !
PHILENIE. Et toi, n’es-tu pas ma vie ? ’Embrasse-moi. ARGYRIPPE. Avec bonheur.
PHILENIE. Ah ! si nous pouvions ainsi mourir ensemble !
LEONIDAS. Ami Liban, qu’un amoureux est à plaindre !
LIBAN. Hé ! un pendu est bien plus à plaindre encore !
LEONIDAS. Je le sais, j’en ai tâté. Mais approchons, toi de ce côté-là, moi de celui-ci, et parlons-lui.
LIBAN. Salut, maître ! Est-ce que la belle que vous embrassez est une fumée ?
ARGYRIPPE. Comment cela ?
LIBAN. Vous avez les yeux tout larmoyants.
ARGYRIPPE. En moi vous avez perdu un patron
LIBAN. Un patron ! comment l’aurais-je perdu ? je n’en ai jamais eu.
LEONIDAS. Salut, Philénie !
PHILENIE, à Léonidas et à Liban. Que les dieux comblent vos souhaits !
LIBAN. Une nuit avec vous et un baril de vin, voilà ce que je voudrais, si mes souhaits étaient exaucés. ARGYRIPPE. Veux-tu bien te taire, maraiïd !
l. Les esclaves avaient un maître, les affranchis un patron.

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LÏBAN, à Argyrippe. C’est pour vous, et non pour moi, que je forme des vœux.
ARGYRIPPE. Dis donc ce fue tu voudras.
LIBAN, montrant Léonidas. Une bonne volée à oelui*ei !
LEONIDAS. Ouais ! on vous écoutera, beau mignon à tête bouclée ! Tu me battrais, toi qui n’as pour tout potage que les coups que tu reçois !
ARGYRIPPE. Oh ! Liban, que vous êtes tous deux plus heureux que moi ! Avant ce soir j’aurai cessé de vivre. LIBAN. Que dites-vous ?
ARGYRIPPE, montrant Philénie. Je l’aime et elle m’aime, et je n’ai rien à lui donner. Sa mère Vient de me congédier. Vingt mines que le jeune Diabole a promis d’apporter aujourd’hui sont la cause de ma mort ; il exige que, de toute une année, Philénie n’ait de rendez-vous qu’avec lui seul. Vois-tu ee que valent vingt mines ? Il les sacrifie et il vit ; moi qui ne peux les sacrifier, je meurs.
LIBAN. Les a-t-il déjà données ?
ARGYRIPPE. Pas encore.
LIBAN. Bon courage alors, et pas de crainte.
LEONIDAS. Par ici, Liban, deux mots !
LIBAN. Me voici. (Ils se retirent à Vécart.)
ARGYRIPPE. Ne vous gênez pas ; il serait plus doux encore de causer en vous tenant embrassés.
LIBAN. Eh ! mon maître, sachez que tous les baisers n’ont pas pour tout le monde la même saveur. Vous autres amants, vous êtes au ciel quand vous bavardez en vous embrassant. Moi, je me soucie comme de cela des baisers de ce drôle, il a les miens en même estime. Faites donc vous-même ce que vous nous conseillez de faire.
ARGYRIPPE. De grand cœur, et en attendant, restez dans votre coin si vous voulez.
LEONIDAS, bas à Liban. Veux-tu rire un peu aux dépens de notre maître ?
LIBAN. Ma foi, il le mérite bien.
LEONIDAS. Veux-tu que, devant lui, je me fasse embrasser par sa Philénie ?
LIBAN. Je serais curieux de le voir.
LEONIDAS. Viens donc. (Us se rapprochent.)
ARGYRD ?PE. Eh bien ! quel espoir ? Vous avez assez jasé.
LEONIDAS. Çà, écoutez-moi tous deux ; attention, et n’allez pas perdre un mot. D’abord, nous sommes vos esclaves, nous ne le nions pas ; mais si nous vous allongions vingt mines, comment nous appelleriez-vous ?
ARGYRIPPE. Mes affranchis ?
LEONIDAS. Pourquoi pas vos patrons ?
ARGYRIPPE. Ce serait mieux.
LEONIDAS. Les vingt mines sont là, dans cette sacoche. Si vous les voulez, je vous les donnerai.
ARGYRIPPE. Que les dieux te conservent à jamais, sauveur de ton maître, honneur du peuple, trésor des trésors, joie de mon cœur, roi des amours ! Mets vite cette sacoche sur mon épaule, là, comme il faut.
LEONIDAS. Fi ! je ne souffrirai pas que mon maître porte un pareil fardeau.
ARGYRIPPE. Eh ! ne te fatigue pas davantage, laisse-moi faire.
LEONIDAS. Je la porterai ; vous, marchez devant, les mains vides, comme il sied à un maître.
ARGYRIPPE. Èh bien, voyons, ton maître attend le fardeau.
LEONIDAS. Dites à celle à qui je la donnerai de me la de-mander. Pour moi, je suis tout disposé à la placer comme il faut, suivant votre désir.
PHILENIE. Donne, prunelle de mes yeux, joli bouton de rose ; allons, mon petit cœur, mon cher bijou, donne-moi cet argent, ne sépare pas-deux amants.
’LEONIDAS. Eh bien, appelle-moi ton passereau, ton poulet, ton tourtereau, ton agneau, ton chevreau, ton petit veau ; prends-moi par les deux oreilles, et colle tes lèvres aux miennes.
ARGYRIPPE. Qu’elle t’embrasse, bourreau !
LEONIDAS. La belle affaire ! Eh donc, alors, vous n’aurez rien, si vous ne me caressez les genoux.
ARGYRIPPE. Il faut tout avaler quand on est pauvre. (-4 Philé nie.) Caresse donc.
PHILENIE. Et maintenant, donne, je te prie. De grâce, mon Léonidas, sauve ton maître et mon amant. Affranchis-toi par ce bienfait, assure-toi son amitié avec cet argent.
LEONIDAS. Que vous êtes aimable et jolie ! certes, si l’argent était à moi, je céderais bien vite à votre prière. Mais (montrant Liban) c’est avec celui-ci qu’il faut vous entendre. Il me l’avait donné à garder. Allez, ma belle, allez bellement. (À Liban, en lui donnant la sacoche.) Tiens, Liban.
ARGYRIPPE, à Léonidas, Bourreau, tu t’es moqué de moi ?
LEONIDAS, à Philénie, Je n’aurais pas fait cela, si vous ne

m’aviez si mal caressé les genoux. (Bas à Liban.) Allons, amuse-toi d’elle à ton tour et embrasse-la. LIBAN. Tais-toi et regarde.
ARGYRIPPE. Eh bien, ma Philénie, approchons ; c’est un brave homme, lui, et qui ne ressemble guère à ce coquin.
LIBAN, à part. Promenons-nous ; ils me supplieront l’un après l’autre.
ARGYRIPPE. Je t’en prie, Liban, si tu veux être le sauveur de ton maître, donne-moi ces vingt mines ; amour et pauvreté, tu le vois, c’est mon lot.
LIBAN. Nous verrons, je ne cjemande pas mieux ; revenez sur la brune. Et puis dites à cette belle enfantde venir me présenter sa requête.
PHILENIE. Que faut-il pour te fléchir ? de l’amitié ? un baiser ? LIBAN. L’un et l’autre.
PHILENIE. Je t’en conjure, sauve-nous tous les deux.
ARGYRIPPE. Liban, mon cher patron, donne-moi cela. C’est à l’affranchi plutôt qu’au maître à porter les paquets.
PHILENIE. Cher Liban, ma petite prunelle d’or, la perle dés amours, tiens, je ferai tout ce que tu voudras, mais donne-nous cet argent.
LIBAN. Appelle-moi donc ton petit canard, ta colombe, ton petit chien, ton hirondelle, ta corneille, ton passereau, ton poupon. Change-moi en serpent, que je sente deux langues dans ma bouche, et jette-moi tendrement les deux bras autour du cou.
ARGYRIPPE. Qu’elle t’embrasse, bourreau !
LIBAN. La belle affaire ! Vous, pour vous apprendre à me parler si malhonnêtement, vous allez me porter sur votre dos, à moins que vous ne teniez pas à avoir l’argent.
ARGYRIPPE. Moi te porter !
LIBAN. Autrement, vous n’aurez rien de moi.
ARGYRIPPE. Ah ! je suis à bout ! Quelle indignité ! un maître servir de monture à son esclave ! Allons, grimpe.
LIBAN. Et voilà comme on rabat l’orgueil de ces personnages. Tenez-vous donc comme quand vous étiez enfant ; comprenez-vous ? là, comme cela. Bien, je suis content ; on aurait de la peine à trouver un cheval plus docile.
ARGYRIPPE. Monte vite.
LIBAN. M’y voilà. Eh bien, qu’est-ce à dire ? On va, au pas ! Eh ! qu’on prenne le trot, si on veut avoir toute sa ration d’orge.
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ARGYRIPPE* Assez, Liban, de grâoe.
LIBAN. Je suis inflexible aujourd’hui. Je ferai monter une côte à ma bête à coups d’éperons, puis je l’enverrai au moulin, pour qu’on la crève à force de courir. Halte ! je veux bien mettre ’ pied à terre à cette belle place, quoique la monture ne vaille pas grand’chose.
ARGYRIPPE. Eh bien, maintenant que vous vous en êtes donné à cœur joie à nos dépens, lâchez-vous l’argent ?
LIBAN. Oui) si vous me dressez une statue et un autel, et si vous m’immolez un bœuf, comme à un dieu, car je suis pour vous le dieu Salut.
LEONIDAS. Eh ! mon maître, envoyez promener ce coquin et adressez-vous à moi. C’est à moi qu’il faut offrir les honneurs et les prières qu’il demande.
ARGYRIPPE. Quel dieu seras-tu ?
LEONIDAS. La Fortune, et même la Fortune obéissante’.
ARGYRIPPE. Allons, tu vaux mieux que celui-ci.
LIBAN. Est*il rieade plus cher à l’homme que le salut ?
ARGYRIPPE. Je salue la Fortune et ne méprise pas pour cela le Salut»
PHILENIE. Sur mon âme, chacune des deux c^vinités a son mérite,
ARGYRIPPE. J’en conviendrai, quand j’aurai tâté de leurs fa-veurs.
LEONIDAS. Faites un souhait ; que désirez-vous ? ARGYRIPPE. Eh bien ! si j’exprime un vœu ? LEONIDAS. Il s’accomplira.
ARGYRIPPE. Je souhaite donc de posséder Philénie une année entière. LEONIDAS. Accordé. ARGYRIPPE. Vraiment ? LEONIDAS. Rien de plus vrai.
LIBAN. A mon tour, maintenant, mettez-moi à l’épreuve. Dites ce que vous souhaitez le plus ardemment, et cela sera.
ARGYRIPPE. Eh ! que puis-je souhaiter, sinon ce qui me manque ? vingt bonnes mines d’argent pour les donner à sa mère.
LIBAN. Vous les aurez ; soyez tranquille ; vos souhaits se réaliseront.
ARGYRIPPE. Le Salut et la Fortune se jouent de nous, c’est leur habitude^
LEONIDAS. Quand il s’est agi de trouver cet argent, c’est moi qui ai été la tête.



 

FIN.

(1)  Cet argument, qui est acrostiche, est attribué au grammairien Priscien.

(2). On récompensait l’acteur qui avait le mieux joué son rôle ; il était donc naturel que les cabales fussent interdites.

(3)   Musiciens, chanteurs, décorateurs, danseurs, etc.

(4)  Ou habitants de Taphos. Ils avaient égorgé les frères d’Alcmène, et ce fut le sujet de la guerre.

(5) Les rues étaient peu sûres la nuit ; des bandes de jeunes débauchés les parcouraient en insultant les passants attardés.

(6) Magistrats chargés de la police, avec leurs huit licteurs.

(7)  Le dieu de la nuit.

(8)  Le prénom romain Quintus signifie cinquième.

(9)  Plaisanterie peu délicate. Le sens a été très-contesté, mais nous paraît cependant fort clair. Mercure sent la sueur d’un homme qui a fait un long trajet.

(10) C’est-à-dire toi qui portes une lanterne.

(11)  Jeu de mots sur socium (associé) et Sosiam.

(12) Anachronisme ; c’est seulement plus tard, et après les guerres médiques, que la mer dEubée s’appela quelquefois mer Persique.

(13)  Allusion aux jeux qui se célébraient aux funérailles des personnages d’importance. Ludos facere signifie à la fois célébrer des jeux et se moquer. Voyez le Revenant, acte II, scène i.

(14). Les esclaves que l’on affranchissait se faisaient raser les cheveux.

(15)   Ces mets s’adressent aux spectateurs.

(16)  Chez les Romains, on déposait à terre l’enfant qui venait de naitre ; si le père le reconnaissait comme sien, il le relevait et le prenait dans ses bras.

(17)  Junon.

(18). Il y a ici un jeu de mots intraduisible : malum, selon que la première syllabe est brève ou longue, signifie malheur ou fruit. Alcmène menace Sosie de coups, malum ; Sosie répond qu’on apprêtera à Alcmène des fruits (grenades, malum) pour la ranimer si elle perd connaissance ; mais la même phrase peut signifier que c’est elle qui recevra les coups.

(19) Les anciens mangeaient à moitié couchés sur des lits.

(20)  Il y a dans tout ce passage un jeu de mots fort grossier : testis a la double signification, que l’on connaît.

(21) . Des prisonniers qu’Amphitryon ramenait avec lui.

(22) Chez les anciens, jamais une femme de distinction ne paraissait en public sans être accompagnée.

(23) Les anciens, dans leurs parties de plaisir, se couronnaient de fleurs.

(24)  Tout ce qui suit, jusqu’à la fin de la quatrième scène, est considéré comme suspect par la plupart des éditeurs ; mais nous ne voyons aucune raison décisive de prononcer que ces vers ne sont pas de Plaute.

(25)  Ce trait est dirigé contre les Carthaginois, qui sacrifiaient des enfants à Saturne.

(26). Cadmus, Hermione.

(27)  Le talent attique équivaut à 5560 fr. de notre monnaie.

(28) Pièce d’or macédonienne.

(29) L’obole représente 15 centimes.

(30)  C’est ici que recommence le texte non contésté

(31)

(32)

(33)

(34)

ἐπικλωσθέντα