ARGUMENTVM I
PERSONAE |
ARGUMENT I Jupiter, à la faveur d'une métamorphose, et tandis qu'Amphitryon faisait la guerre aux Téléboens (01), a usurpé les droits d'époux auprès d'Alcmène. Mercure a pris la figure de l'esclave Sosie, aussi absent. Alcmène est dupe de leur ruse. Au retour, le véritable Amphitryon et le vrai Sosie subissent d'étranges et risibles épreuves. Querelles, brouillerie entre le mari et la femme. Mais enfin Jupiter, faisant entendre sa voix dans les cieux au milieu des tonnerres, s'avoue l'amant adultère. ARGUMENT II Jupiter, amoureux d'Alcmène, a pris les traits d'Amphitryon, son époux, pendant que celui-ci combat les ennemis de la patrie. Mercure le sert sous la figure de Sosie, et, quand reviennent le maître et l'esclave, il s'amuse à leurs dépens. Le mari fait une querelle à sa femme. Les deux Amphitryons s'accusent réciproquement d'adultère. Blépharon, choisi pour juge entre l'un et l'autre, n'ose prononcer. Enfin le mystère se découvre : Alcmène accouche de deux jumeaux. PERSONNAGES
SOSIE. |
PROLOGUS |
PROLOGUE MERCURE
Vous voulez, n'est-ce pas, que je vous favorise dans
votre commerce, soit pour les ventes, soit pour les achats, et que mon
secours vous assure tous les gains possibles; que, grâce à moi, les
affaires de toute votre famille s'arrangent bien chez vous et au dehors,
que d'amples profits couronnent toujours vos entreprises présentes et
futures : vous voulez encore que je ne cesse de vous réjouir vous et
les vôtres par d'heureuses nouvelles, et que je vous apporte et vous
annonce les plus beaux succès pour la république; car, vous le savez,
les autres dieux m'ont commis l'emploi de veiller aux messages et au
commerce : eh bien ! si vous voulez que je m'en acquitte à votre
satisfaction, et que mes soins tendent constamment à vous enrichir, il
faut que tous, vous écoutiez cette comédie en silence, et que vous
soyez arbitres justes et équitables. Maintenant, de quelle part je
viens, et quel est l'objet de ma venue, je vais vous le dire; je
m'expliquerai aussi sur mon nom. C'est Jupiter qui m'envoie; je
m'appelle Mercure. Mon père m'a chargé d'une requête auprès de vous,
quoiqu'il pensât bien qu'il n'avait qu'à commander, et que vous
obéiriez; il sait que vous lui rendez l'hommage de respect et de
crainte qui se doivent à Jupiter. Toutefois, il m'a bien recommandé de
vous faire cette demande humblement, en termes fort polis et fort doux;
car le Jupiter qui m'envoie redoute autant que n'importe lequel d'entre
vous, les coups de bâton. Né de race humaine, tant par sa mère que
par son père, faut-il s'étonner qu'il soit timide? Et moi aussi, moi,
le fils de Jupiter, à vivre avec mon père, j'ai appris à craindre les
coups. Je viens donc pacifiquement, porteur de paroles de paix, vous
demander une chose honnête et facile. On m'envoie, par un honnête
motif, solliciter honnêtement une honnête assemblée. En effet,
obtenir d'honnêtes gens une malhonnêteté, cela ne se doit pas; et
faire à des gens malhonnêtes une honnête demande, c'est folie.
Savent-ils seulement, comprennent-ils ce que c'est qu'honnêteté? Or,
prêtez attention à mes discours. Vous devez vouloir tout ce que nous
voulons, mon père et moi; c'est bien le moins, après tout ce que nous
avons fait pour vous et pour la république. Mais que sert de nous en
vanter, comme d'autres font dans les tragédies, comme j'ai vu faire à
Neptune, à la Valeur, à la Victoire, à Mars, à Bellone? Se vanter de
leurs bienfaits envers vous! Tous ces bienfaits, mon père, souverain
des dieux, en est le premier auteur. Mais ce n'est pas son habitude de
reprocher aux gens de bien le bien qu'il leur fait. Il est persuadé
qu'il n'oblige pas des ingrats, et que vous êtes dignes de ses bontés. Voici maintenant ce que Jupiter m'a chargé de vous demander. Il faut que des inspecteurs, à chacun des gradins, surveillent dans toute l'enceinte les spectateurs. S'ils tombent sur une cabale montée, qu'ils saisissent ici même les toges des cabaleurs pour cautionnement. Si quelqu'un a sollicité la palme pour des acteurs ou pour tout autre artiste, soit par des missives, soit par ses démarches personnelles, soit par des intermédiaires; ou si les édiles (02) eux-mêmes prévariquent dans leur jugement, Jupiter ordonne qu'on poursuive les délinquants, comme ceux qui briguent une magistrature pour eux-mêmes ou au profit d'autrui. Il prétend, en effet, que c'est à la vertu que vous devez vos succès, et non à l'intrigue, à la mauvaise foi. Pourquoi donc un comédien ne serait-il pas soumis aux mêmes lois que les plus grands citoyens? Il faut se recommander par son mérite, sans cabale. On a toujours assez d'appui, quand on va son droit chemin, pourvu qu'on ait affaire à des gens de bonne foi. 80Encore une autre ordonnance de Jupiter : qu'il y ait aussi des surveillants auprès des acteurs; et si quelques-uns s'avisent de poster des amis pour les applaudir ou pour nuire à leurs rivaux, qu'on leur enlève leur costume, et qu'on leur tanne le cuir (03). Il n'est pas étonnant que Jupiter prenne intérêt aux comédiens. N'en soyez pas surpris, lui-même il va jouer cette pièce. Vous ouvrez de grands yeux? Comme si c'était la première fois qu'on vous montrât Jupiter faisant le comédien! Ici même, l'an dernier, lorsque les acteurs l'invoquèrent sur la scène, il vint et leur prêta son con-cours. Il est certain d'ailleurs qu'il paraît dans les tragédies. Ainsi Jupiter jouera lui-même aujourd'hui cette comédie, et je la jouerai avec lui.
Maintenant, écoutez bien, je vais exposer le sujet de la pièce.
Je n'ai pas besoin de vous dire de quel tempérament est mon père, et
tout ce qu'il s'est permis en fait d'aventures galantes, et comme il se
passionne pour les beautés qui lui ont tapé dans l'oeil. Quant à moi, ne soyez pas surpris de mon accoutrement et de cet habit d'esclave sous lequel je me présente. Il s'agit d'une vieille et ancienne histoire que je vous rajeunirai. Voilà pourquoi j'ai revêtu ce nouveau costume. Or donc, mon père est là dans cette maison; c'est Jupiter, qui s'est transformé en la ressemblance d'Amphitryon, et tous les esclaves en le voyant croient voir leur maître. Voilà comme il se métamorphose, quand il lui plaît. Moi, j'ai pris la figure de l'esclave Sosie, qui a suivi Amphitryon à l'armée; il fallait bien que je pusse accompagner et servir mon père dans ses amours, sans que les gens de la maison vinssent me demander qui je suis, quand ils me verraient aller et venir à chaque instant, dans la maison. Ils me croiront un esclave, leur camarade, et personne ne me dira : Qui es-tu? que veux-tu?
Mon père, à l'heure qu'il est, ne se fait faute de plaisir; il tient
en même lit, dans ses bras, l'objet de son ardeur. Il lui raconte les
événements de la guerre. Alcmène croit être auprès de son époux,
elle se livre à un amant. Mon père lui dit comment il a défait les
ennemis, quelles récompenses il a reçues. Ces récompenses décernées
à Amphitryon, nous les avons dérobées : tout est possible à mon
père. Aujourd'hui Amphitryon va revenir de l'armée, et avec lui
l'esclave dont vous voyez le portrait en ma personne. Mais, pour qu'on
puisse aisément nous reconnaître, j'aurai toujours ce petit plumet sur
mon chapeau; mon père portera sous le sien un cordon d'or, Amphitryon
n'en portera pas. Ces signes ne seront visibles à personne de la
maison, vous seuls pourrez les voir. |
ACTUS I, i. SOSIA
Qui me alter est audacior homo, aut qui confidentior, MERCURIUS
Satius me queri illo modo servitutem; SOSIA
Numero mihi in mentem fuit, 180 MERCURIUS Facit ille quod volgo haud solent, ut quid se sit dignum sciat. 185 SOSIA
Quod numquam opinatus fui, neque alius quisquam civium, MERCURIUS
Nunquam etiam quidquam adhuc verborum est prolocutus perperam: SOSIA
Perduelleis penetrant se in fugam; ibi nostris animus additu'st,: 250 MERCURIUS
Atat; illic huc ituru'st ! ibo ego illi obviam, SOSIA
Certe, edepol, scio, si aliud quidquam'st quod credam aut certo sciam, MERCURIUS
Perge, nox, ut obcepisti; gere patri morem meo. SOSIA
Neque ego hac nocte longiorem me vidisse censeo, MERCURIUS
Ain' vero, verbero? deos esse tui simileis putas? SOSIA
Ubi sunt isti scortatores, qui soli inviti cubant? MERCURIUS
Meus pater nunc pro huius verbis recte et sapienter facit, SOSIA
Ibo, ut, herus quod imperavit, Alcumenae nuntiem. MERCURIUS Nullust hoc metuculosus aeque. SOSIA Mi in mentem venit, illic homo hoc denuo volt pallium detexere. MERCURIUS Timet homo, deludam ego illum. SOSIA
Perii ! denteis pruriunt. 295 MERCURIUS
Clare advorsum fabulabor; hic auscultet quae loquar. 300 SOSIA
Formido male, MERCURIUS Hem ! nunc iam ergo; sic volo. SOSIA Cingitur certe, expedit se. MERCURIUS Non feret, quin vapulet. SOSIA Quis homo? MERCURIUS Quisquis homo huc profecto venerit, pugnos edet. SOSIA
Apage, non placet me hoc noctis esse; coenavi modo; 310 MERCURIUS Haud malum huic est pondus pugno. SOSIA Perii ! pugnos ponderat. MERCURIUS Quid si ego illum tractim tangam ut dormiat? SOSIA
Servaveris; MERCURIUS
Pessumum'st, SOSIA Illic homo me interpolabit, meumque os finget denuo. MERCURIUS Exossatum os esse oportet, quem probe percusseris. SOSIA
Mirum ni hic me quasi murenam exossare cogitat. MERCURIUS Olet homo quidam malo suo. SOSIA Hei ! numnam ego obolui? MERCURIUS Atque haud longe abesse oportet; verum longe hinc adfuit. SOSIA Illic homo superstitiosu'st. MERCURIUS Gestiunt pugni mihi. SOSIA Si in me exerciturus, quaeso in parietem ut primum domes. MERCURIUS Vox mi ad aureis advolavit. SOSIA
Nae ego homo infelix fui, 325 MERCURIUS Illic homo a me sibi malam rem arcessit iumento suo. SOSIA Non equidem ullum habeo iumentum. MERCURIUS Onerandu'st pugnis probe. SOSIA
Lassus sum, hercle, e navi, ut vectus huc sum; etiam nunc nauseo. MERCURIUS Certe enim hic nescio quis loquitur. SOSIA
Salvos sum, non me videt. MERCURIUS Hinc enim mihi dextra vox aureis, ut videtur, verberat. SOSIA Metuo vocis ne vicem hodie heic vapulem, quae hunc verberat. MERCURIUS Optume, eccum, incedit ad me. SOSIA
Timeo, totus torpeo. 335 MERCURIUS Quo ambulas tu, qui Volcanum in cornu conclusum geris? SOSIA Quid id exquiris tu, qui pugnis os exossas hominibus? MERCURIUS Servos esne, an liber? SOSIA Utcunque animo conlibitum'st meo. MERCURIUS Ain' vero? SOSIA Aio enim vero. MERCURIUS Verbero ! SOSIA Mentiri' nunc. MERCURIUS At iam faciam ut verum dicas dicere. SOSIA Quid eo'st opus? 345 MERCURIUS Possum scire quo profectus, quoius sis, aut quid veneris? SOSIA Huc eo; heri mei sum servos; numquid nunc es certior? MERCURIUS Ego tibi istam hodie scelestam conprimam linguam. SOSIA
Haud potes ? MERCURIUS
Pergin' argutarier? SOSIA Imo quid tibi'st? 350 MERCURIUS Rex Creo vigiles nocturnos singulos semper locat. SOSIA
Bene facit; quia nos eramus peregre, tutatu'st domum : MERCURIUS
Nescio quam tu familiaris sis : nisi actutum hinc abis, SOSIA Heic, inquam, habito ego, atque horunc servos sum. MERCURIUS
At scin' quomodo? SOSIA Quonam modo? MERCURIUS Auferere, non abibis, si ego fustem sumpsero. SOSIA Quin, me esse huius familiai familiarem praedico. MERCURIUS Vide, sis; quam mox vapulare vis, nisi actutum hinc abis ! 360 SOSIA Tun' domo prohibere peregre me advenientem postulas? MERCURIUS Haeccine tua domu'st? SOSIA Ita, inquam. MERCURIUS Quis herus est igitur tibi? SOSIA
Amphitruo, qui nunc praefectu'st Thebanis legionibus; MERCURIUS Quid ais? quid nomen tibi'st? SOSIA Sosiam vocant Thebani, Davo prognatum patre. 365 MERCURIUS
Nae tu istic hodie malo tuo compositis mendaciis SOSIA Imo equidem tunicis consutis huc advenio, non dolis. MERCURIUS At mentiris etiam; certo pedibus, non tunicis, venis. SOSIA Ita profecto. MERCURIUS Nunc profecto vapula ob mendacium. 370 SOSIA Non, edepol, volo profecto. MERCURIUS
At pol profecto ingratiis. SOSIA Tuam fidem obsecro. MERCURIUS
Tun' te audes Sosiam esse dicere, SOSIA Perii ! MERCURIUS
Parum etiam, praeut futurum'st, praedicas. SOSIA
Tuus : nam pugnis usu fecisti tuum. 375 MERCURIUS
Etiam clamas, carnufex? SOSIA Ut esset quem tu pugnis caederes. MERCURIUS Quoius es? SOSIA Amphitruonis, inquam, Sosia. MERCURIUS
Ergo istoc magis, SOSIA Ita di faciant, ut tu potius sis, atque ego, te ut verberem. 380 MERCURIUS Etiam mutis? SOSIA Iam tacebo. MERCURIUS Quis tibi heru'st? SOSIA Quem tu voles. MERCURIUS Quid igitur? qui nunc vocare? SOSIA Nemo; nisi quem iusseris. MERCURIUS Amphitruonis ted esse aiebas Sosiam. SOSIA
Peccaveram : MERCURIUS
Scibam equidem nullum esse nobis, nisi, me servom Sosiam. 385 SOSIA Utinam istuc pugni fecissent tui ! MERCURIUS Ego sum Sosia ille, quem tu dudum esse aiebas mihi. SOSIA Obsecro, ut per pacem liceat te adloqui, ut ne vapulem. MERCURIUS Imo induciae parumper fiant, si quid vis loqui. SOSIA Non loquar nisi pace facta, quando pugnis plus vales. 390 MERCURIUS Dicito, quid vis, non nocebo. SOSIA Tuae fide credo? MERCURIUS Meae. SOSIA Quid, si falles? MERCURIUS Tum Mercurius Sosiae iratus siet. SOSIA
Animum advorte : nunc licet mihi libere quidvis loqui. MERCURIUS Etiam denuo? SOSIA Pacem feci, foedus feci. vera dico. MERCURIUS Vapula. 395 SOSIA
Ut lubet, quod tibi lubet fac, quoniam pugnis plus vales. MERCURIUS Tu me vivos hodie nunquam facies, quin sim Sosia. SOSIA
Certe, edepol, tu me alienabis nunquam quin noster siem. MERCURIUS Hic homo sanus non est. SOSIA
Quod mihi praedicas vitium, id tibi'st. MERCURIUS Quid, domum vostram? SOSIA Ita enimvero. MERCURIUS
Quin, quae dixisti modo, 410 SOSIA
Egomet mihi non credo, quum illaec autumare illum audio. MERCURIUS Pterela rex qui potitare solitus est, patera aurea. SOSIA Elocutus est. Ubi patera nunc est? MERCURIUS
Iin cistula 420 SOSIA Signi dic quid est? MERCURIUS Cum quadrigis Sol exoriens : quid me captas, carnufex? SOSIA
Argumentis vicit; aliud nomen quaerundum'st mihi. MERCURIUS Cadus erat vini; inde inplevi hirneam. SOSIA Ingressu'st viam. MERCURIUS Eam ego, ut matre fuerat natum, vini eduxi meri. 430 SOSIA
Mira sunt, nisi latuit intus illic, in illac hirnea. MERCURIUS Quid nunc? vincon' argumentis, te non esse Sosiam? SOSIA Tu negas med esse? MERCURIUS Quid ego ni negem, qui egomet siem? SOSIA Per Iovem iuro me esse, neque me falsum dicere. 435 MERCURIUS
At ego per Mercurium iuro, tibi Iovem non credere; SOSIA Quis ego sum saltem, si non sum Sosia? te interrogo. MERCURIUS
Ubi ego Sosia nolim esse, tu esto sane Sosia. SOSIA
Certe, edepol, quom illum contemplo, et formam cognosco meam. MERCURIUS Quo agis te? SOSIA Domum. MERCURIUS
Quadrigas si nunc inscendas Iovis 450 SOSIA Nonne herae meae nunciare, quod herus meus iussit, licet? MERCURIUS
Tuae, si quid vis nunciare: hanc nostram adire non sinam. SOSIA
Abeo potius. Di inmortales, obsecro vostram fidem ! 455 |
AMPHITRYON SOSIE Quelle audace! Vit-on jamais homme plus téméraire que moi? Quand je sais comment se comporte notre jeunesse aujourd'hui, cheminer seul, la nuit, à l'heure qu'il est ! Mais que deviendrais-je, si les triumvirs (04) me fourraient en prison? Demain on me tirerait de la cage pour me donner les étrivières. Je ne pourrais pas m'expliquer; mon maître ne serait pas là pour me défendre, et personne n'aurait pitié de moi, pendant que huit robustes gaillards battraient mon pauvre dos comme une enclume. Voilà la belle réception que me fera la république à mon retour. C'est la faute de mon maître, aussi. Quelle dureté, à peine dans le port, de m'envoyer, bon gré, mal gré, à cette heure de la nuit ! Ne pouvait-il pas attendre jusqu'au jour pour ce message? Que la servitude chez les riches est une rude condition, et que malheureux est l'esclave d'un grand ! Nuit et jour, à chaque instant, mille choses à dire ou à faire. Jamais de repos. Le maître, exempt de travail, vous taille largement la besogne. Tout ce qui lui passe par la tête lui semble juste et raisonnable. Que ses ordres vous donnent beaucoup de mal, qu'ils excèdent ou non vos forces, il n'en tient compte, il n'y songe seulement pas. Ah ! qu'on a d'injustices à souffrir quand on sert ! et cependant il faut garder, supporter ce fardeau avec tous ses ennuis. MERCURE (à part). J'aurais plus de droit de pester contre la servitude, moi, qui hier étais libre, et que mon père a réduit à servir aujourd'hui. II lui sied bien de se plaindre, lui, esclave de naissance, quand me voilà devenu un franc maraud à étriller ! SOSIE Il m'est venu tout à l'heure à la pensée de prier les dieux, et de leur rendre les actions de grâce qu'ils ont méritées. Par Pollux! s'ils me récompensaient selon mes mérites, ils m'enverraient quelque égrillard qui me labourerait comme il faut le visage; car j'ai si mal reconnu et si peu mis à profit leurs bontés pour moi... MERCURE (à part). Il fait là ce que ne font guère les hommes, il se rend justice. SOSIE Nous sommes plus heureux que je ne l'espérais et que nous ne l'espérions tous; nous voilà revenus chez nous, sains et saufs. Une terrible guerre a pris fin, l'ennemi est vaincu et taillé en pièces; et nos soldats rentrent victorieux dans leurs foyers. Ce peuple, qui fut cause de tant de funérailles prématurées pour la nation thébaine, vient d'être battu et conquis par la force et le courage de nos troupes, sous le commandement et sous les auspices d'Amphitryon, mon maître. Amphitryon a enrichi ses concitoyens de butin, de terre et de gloire, et a raffermi le trône de Créon, roi des Thébains. Aujourd'hui, à peine débarqué, il me dépêche (05) en avant pour annoncer à son épouse ces triomphes dus à son habileté de chef, à sa fortune. Essayons un peu de quelle manière je ferai mon récit. Si je mens, ce sera agir comme de coutume et selon mon génie. Au plus fort du combat, je me cachais de toutes mes forces. N'importe, je ferai comme si j'avais été présent à l'action, je répéterai ma leçon. Mais, pour m'exprimer en termes convenables, il est bon que je me prépare. Je débuterai ainsi : D'abord, lorsque nous fûmes arrivés et que nous eûmes pris terre, Amphitryon, sans perdre de temps, choisit parmi ses principaux officiers une ambassade pour déclarer aux Téléboens ses résolutions. S'ils veulent restituer sans violence ni guerre ce qu'ils ont enlevé, et livrer les biens ravis avec les ravisseurs, il remmènera sans délai son armée hors de leur territoire, et les Argiens (06) les laisseront tranquilles et en paix; mais s'ils s'obstinent à lui refuser la justice qu'il demande, leur ville succombera sous l'assaut de ses armes. Les chefs de l'ambassade s'acquittent exactement du message; mais les fiers Téléboens, pleins d'une confiance insolente en leur puissance et en leur valeur, répondent par l'injure et la menace à nos ambassadeurs; ils sauront bien se défendre et protéger leur pays : ainsi, que les Thébains se hâtent d'en retirer leurs troupes. A peine Amphitryon a-t-il reçu cette réponse, il met aussitôt toute son armée en campagne; les Téléboens sortent de leurs murs, couverts de si belles armes ! On déploie de part et d'autre toutes les forces. Les soldats prennent leur poste, les rangs s'alignent; nos légions ont pris leurs dispositions ordinaires, celles de l'ennemi en face se forment en bataille. Alors les généraux s'avancent entre les deux armées, et conviennent ensemble que les vaincus se livreront avec leur ville, leur territoire, leurs autels et leurs foyers. Aussitôt la trompette sonne des deux côtés, la plaine retentit; des deux côtés on pousse des cris de guerre. Les généraux implorent Jupiter, et exhortent leurs armées. Chacun montre par les coups qu'il porte tout ce qu'il a de vigueur et de courage. Les traits se brisent; le ciel mugit du frémissement de la mêlée, et la vapeur des haleines se condense en nuage. Partout des blessés abat-tus par la violence de la charge. Enfin, nous sommes exaucés, nous avons l'avantage; les rangs de l'ennemi sont moissonnés : nos soldats le pressent et l'accablent; la victoire est à nous.
Mais pas un combattant ne songe à la fuite, pas un ne recule. Tous de
pied ferme et de cœur intrépide, ils se font tuer plutôt que de céder;
chacun tombe mort à son rang, et le tient encore. MERCURE (à part). Jusqu'à présent son récit est exact de tout point. J'étais présent à l'action avec mon père. SOSIE Les ennemis se dispersent, les nôtres redoublent d'ardeur en voyant fuir les Téléboens; ils les percent d'une grêle de traits; Amphitryon lui-même tue de sa main leur roi Ptérélas. Ainsi se termina la bataille, qui avait duré depuis le matin jusqu'au soir. J'ai de bonnes raisons de m'en souvenir; car il me fallut rester l'estomac vide toute la journée. C'est la nuit qui arrêta la lutte. Le lendemain, les chefs de la cité viennent au camp, le visage en larmes, les mains voilées de bandelettes (07); ils nous prient de leur pardonner leur faute et se livrent corps et biens, avec leurs dieux, leur ville, leurs enfants, au pouvoir et à la merci du peuple thébain. Ensuite, Amphitryon reçut pour prix de sa valeur la coupe d'or dont le roi Ptérélas avait coutume de se servir à table. Voilà comme je parlerai à ma maîtresse. Mais hâtons-nous d'exécuter les ordres de mon maître et de rentrer chez nous. MERCURE (à part). Oh l oh ! il vient de ce côté. Je vais lui barrer le chemin, et j'empêcherai bien le gaillard d'approcher de cette maison de toute la journée. Je porte son masque, il faut que je m'amuse à ses dépens. Et vraiment oui, puisque j'ai pris son port et sa figure, je dois lui ressembler pat les actions et par le caractère. Soyons donc fourbe, rusé, armons-nous de malice, et chassons-le d'ici avec ses propres armes. Mais qu'a-t-il donc? Il regarde le ciel. Que veut-il faire? Voyons. SOSIE Oh! c'est sûr, par Pollux ! rien n'est plus sûr; le bon Nocturnus (08) se sera endormi de soûlerie. Grande ni petite Ourse ne bouge dans le ciel; la lune reste comme un terme au point où elle s'est levée; les étoiles d'Orion ne se couchent pas, non plus que Vesper, ni les Pléiades. Les astres demeurent cloués en place; et la nuit ne veut pas faire place au jour. MERCURE (à part). Continue ainsi que tu as commencé, ô nuit ! exécute l'ordre de mon père. Tu sers très dignement un très digne maître; tu fais un bon placement. SOSIE Je ne vis jamais de nuit aussi longue. Si, une seule ! la nuit où, meurtri de coups, je comptai les heures tant qu'elle dura? Pour celle-là, par Pollux ! sa longueur fut bien plus grande encore (09). Vraiment je crois que Phébus fait un somme pour cuver son vin. Je serais étonné s'il ne s'était un peu trop festoyé à table. MERCURE (à part). Qu'est-ce à dire, maraud? crois-tu que les dieux te ressemblent? Je vais te payer pour ces insolences et pour: ces méfaits, coquin. Tu n'as qu'à venir, tu recevras ton compte. SOSIE Où sont les libertins qui n'aiment pas à coucher seuls? Voici une nuit excellente pour faire gagner aux filles l'argent qu'elles coûtent. MERCURE (à part). Eh bien ! à son compte, mon père en use fort sagement; il goûte à présent dans le lit d'Alcmène tous les plaisirs de l'amour. SOSIE Allons nous acquitter du message dont Amphitryon m'a chargé pour Alcmène. (Apercevant Mercure.) Mais qui est-ce qui se tient là devant la maison à cette heure de nuit? Cela ne me dit rien de bon. MERCURE (à part). Il n'y a pas de plus grand poltron. SOSIE (à part). Je me figure que cet homme est venu tout exprès pour rebattre mon manteau. MERCURE (à part). Il a peur. Je veux m'en amuser. SOSIE (à part). C'est fait de moi. La mâchoire me démange. Certainement il va me régaler d'une provision de coups pour mon arrivée. Il est trop bon; mon maître m'a fait veiller, lui avec ses gourmades veut me faire dormir. Je suis mort ! Voyez, par Hercule ! qu'il est grand et robuste ! MERCURE (à part). Parlons haut pour qu'il m'entende; il faut redoubler son effroi. (Haut.) Allons! mes poings, il y a longtemps que vous n'avez été bons pourvoyeurs. Il me semble qu'il s'est passé un siècle, depuis qu'hier vous couchâtes par terre ces quatre hommes bien endormis et nus comme ver. SOSIE (à part). Ah ! quelle peur j'ai de changer de nom aujourd'hui ! de Sosie je deviendrai Quintus ! Il dit qu'il a couché par terre quatre hommes : je tremble d'augmenter le nombre. MERCURE (dans l'attitude d'un homme qui se prépare à frapper). Or çà, à nous deux; comme cela. SOSIE (à part). Le voilà sous les armes; il est tout prêt. MERCURE (à part). Il ne s'en ira pas sans se faire rosser. SOSIE (à part). Qui donc? MERCURE Le premier que je rencontrerai... je lui fais avaler mes poings. SOSIE (à part). Non, non, je ne mange pas la nuit, si tard; je viens de souper. Tu feras mieux de servir ce repas à des gens enappétit. MERCURE (à part). Ces poings-là sont d'un assez bon poids. SOSIE (à part). Je suis perdu! il pèse ses poings. MERCURE Si je commençais à le caresser pour l'endormir? SOSIE (à part). Tu me ferais grand bien. Voilà trois nuits que je ne dors pas. MERCURE Je suis très mécontent de ma main. Elle ne sait plus frapper comme il faut une joue. Il faut qu'un homme ne soit plus reconnaissable, quand on lui a frotté le museau avec le poing. SOSIE (à part). Il va me mettre en presse, et me façonner à neuf la figure. MERCURE (à part). Il faut qu'il ne reste pas un seul os à une mâchoire, si les coups ont été bien appliqués (10). SOSIE (à part). Je suis sûr qu'il a envie de me désosser comme une murène. Va-t'en, vilain désosseur d'hommes. C'est fait de moi, s'il m'aperçoit. MERCURE (à part). Ne sens-je pas ici quelqu'un? C'est tant pis pour lui. SOSIE (à part). O ciel ! est-ce que j'ai de l'odeur? MERCURE Il ne peut pas être éloigné. (Avec une ironie menaçante.) Mais il faut qu'il revienne de loin. SOSIE (à part). C'est un sorcier. MERCURE (à part). Les poings me démangent. SOSIE (à part). Si tu les apprêtes pour moi, attendris-les un peu contre la muraille. MERCURE (à part). Des paroles ont volé jusqu'à mes oreilles. SOSIE (à part). Que je suis malheureux d'avoir une voix oiseau ! il fallait lui couper les ailes. MERCURE (à part). Il vient au galop chercher sa ruine. SOSIE (à part). Je ne suis pas le moindrement à cheval. MERCURE (à part). Allons! une bonne charge de coups. SOSIE (à part). La traversée m'a bien assez fatigué. J'ai encore mal au coeur. A peine si je puis marcher sans rien porter; comment veux-tu que j'aille avec ton fardeau? MERCURE (à part). Assurément, j'entends ici parler je ne sais qui. SOSIE (à part). Je suis sauvé, il ne m'a pas vu. Il dit qu'il a entendu parler je ne sais qui; moi, je m'appelle Sosie. MERCURE (à part). Une voix, ce me semble, est venue de ce côté frapper mon oreille. SOSIE (à part). J'ai peur de payer aujourd'hui pour ma voix qui le frappe. MERCURE Le voici justement qui s'approche. SOSIE (à part). J'ai peur, je tremble de tout mon corps. Je ne saurais dire, si on me le demande, en quel lieu de la terre je suis dans ce moment. La terreur me rend perclus, immobile; c'en est fait de Sosie et du message de mon maître. Mais non, parlons vertement à cet homme, pour qu'il me croie du courage; il n'osera pas me toucher. MERCURE Où vas-tu, toi qui portes Vulcain dans cette prison de corne? SOSIE Qu'est-ce que cela te fait, à toi qui brises les os des gens à coups de poing? MERCURE Es-tu esclave ou homme libre? SOSIE L'un ou l'autre, selon mon bon plaisir. MERCURE Ah! Çà, répondras-tu? SOSIE Eh, je te réponds. MERCURE Coquin (11) ! SOSIE A l'instant tu mens. MERCURE Je te ferai bientôt convenir que je dis vrai. SOSIE Pourquoi faire? MERCURE Puis-je enfin savoir où tu vas? à qui tu es? ce qui t'amène? SOSIE Je vais là; j'appartiens à mon maître. Es-tu plus savant? MERCURE Je contraindrai bien ta coquine de langue à me céder. SOSIE Tu crois? Ma langue est honnête fille. MERCURE Tu ne cesseras pas d'ergoter? Qu'as-tu à faire auprès de cette demeure? SOSIE Et toi-même? MERCURE Le roi Créon met ici chaque nuit une sentinelle. SOSIE Il fait bien. Nous étions au loin, il a protégé notre logis : mais tu peux t'en aller à présent; dis-lui que les gens de la maison sont de retour. MERCURE Je ne sais à quel titre tu peux en être; mais si tu ne t'éloignes au plus vite, notre ami, tu ne seras pas reçu en ami de la maison. SOSIE Mais je demeure ici, te dis-je, et je suis serviteur dans ce logis. MERCURE Sais-tu bien...? Je ferai de toi un personnage à part, si tu ne t'en vas. SOSIE Comment cela? MERCURE Oui, on t'emportera : tu ne t'en iras pas, si je prends un bâton. SOSIE Tu as beau dire, je soutiens que je suis un des serviteurs de cette maison. MERCURE Prends garde, tu vas être battu; dépêche-toi de partir. SOSIE Comment ! tu voudrais, quand j'arrive, m'interdire l'entrée de chez nous? MERCURE C'est ici ta demeure? SOSIE Je te dis que oui. MERCURE Qui donc est ton maître? SOSIE Amphitryon, maintenant général des Thébains, époux d'Alcmène. MERCURE Quoi? quel est ton nom? SOSIE A Thèbes on m'appelle Sosie, fils de Dave. MERCURE O comble de l'effronterie ! Venir avec un tissu de fourberies et de mensonges ! Tu t'en repentiras. SOSIE Point du tout, je viens avec un tissu. de laine et non de mensonges. MERCURE Encore un mensonge, car tu viens avec tes pieds et non avec un tissu de laine. SOSIE Oui-dà. MERCURE Oui-dà, tu mérites d'être rossé pour tes impostures. SOSIE Oui-dà, par Pollux, je m'en passerai. MERCURE Oui-dà, tu le seras malgré toi. Tiens, voilà qui est fait; on ne te demande pas ton avis. (Il le bat.) SOSIE Grâce ! par humanité ! MERCURE Oses-tu dire encore que tu es Sosie, quand c'est moi qui le suis? SOSIE Je suis perdu ! MERCURE Tu n'y es pas encore : ce sera bien autre chose. A qui appartiens-tu maintenant? SOSIE A toi, puisque ton poing t'a mis en possession de ma personne. O Thébains ! citoyens ! à l'aide ! MERCURE Tu cries, bourreau? Parle : pourquoi viens-tu? SOSIE Pour être la victime de tes poings. MERCURE A qui appartiens-tu? SOSIE A Amphitryon, te dis-je, moi, Sosie. MERCURE Je t'assommerai pour mentir ainsi. C'est moi qui suis Sosie; ce n'est pas toi. SOSIE (à part). Plût aux dieux que tu le fusses au lieu de moi, comme je t'étrillerais ! MERCURE Tu murmures? SOSIE Je me tais. MERCURE Qui est ton maître? SOSIE Qui tu voudras. MERCURE Hein? Quel est ton nom? SOSIE Pas de nom, sinon celui qu'il te plaira que je porte. MERCURE Tu me disais que tu étais Sosie, à Amphitryon. SOSIE Je me suis trompé; c'est associé à Amphitryon que je voulais dire. MERCURE Je savais bien que nous n'avions pas d'autre esclave Sosie que moi. Tu as perdu l'esprit. SOSIE (à part). Que n'en as-tu fait autant de tes poings! MERCURE C'est moi qui suis ce Sosie que tout à l'heure tu prétendais être. SOSIE Je t'en supplie, permets-moi de te parler en paix, et sans que les poings s'en mêlent. MERCURE Eh bien ! faisons trêve pour un moment, et parle. SOSIE Je ne parlerai pas que la paix ne soit conclue; tu es trop fort des poings. MERCURE Dis tout ce que tu voudras, je ne te ferai pas de mal. SOSIE Tu me le promets? MERCURE Oui. SOSIE Et si tu me trompes? MERCURE Qu'alors retombe sur Sosie la colère de Mercure. SOSIE Écoute donc. A présent, je peux parler librement sans rien déguiser. Je suis Sosie, esclave d'Amphitryon. MERCURE Ça recommence ! SOSIE J'ai fait la paix, j'ai fait un traité. Je dis la vérité. MERCURE Gare aux coups! SOSIE Ce que tu voudras, comme tu voudras; tu es le plus fort des poings. Mais tu auras beau faire; par Hercule! je ne me renierai pas. MERCURE Je veux être mort si tu m'empêches aujourd'hui d'être Sosie. SOSIE Et toi, par Pollux, tu ne m'empêcheras pas d'être moi, et d'appartenir à mon maître. Il n'y a pas ici d'autre esclave nommé Sosie que moi, qui ai suivi Amphitryon à l'armée. MERCURE Cet homme est fou.
SOSIE MERCURE Chez vous? SOSIE Oui, bien sûr. MERCURE Non, tu n'as dit que des mensonges. C'est moi qui suis Sosie, esclave d'Amphitryon. Notre vaisseau est parti cette nuit du port Persique, et nous avons pris la ville où régna Ptérélas, et nous avons défait les légions des Téléboens, et mon maître a tué de sa propre main Ptérélas dans le combat. SOSIE Je m'en crois à peine, quand je l'entends parler de la sorte. C'est qu'il dit tous les faits, de point en point, exactement. Mais voyons. Sur le butin enlevé aux Téléboens, qu'a-t-on donné à Amphitryon? MERCURE La coupe d'or qui servait au roi Ptérélas dans ses repas. SOSIE Voilà. Et où est-elle à présent? MERCURE Dans un coffret scellé du cachet d'Amphitryon. SOSIE Et quel signe porte le cachet? MERCURE Un Soleil levant sur un quadrige. Pourquoi toutes ces questions insidieuses, bourreau? SOSIE (à part). Voilà des preuves convaincantes. Je n'ai plus qu'à trouver un autre nom. D'où a-t-il vu tout cela? Mais je vais bien l'attraper. Ce que j'ai fait tout seul, sans témoin, dans notre tente, il ne va jamais pouvoir me le dire. (Haut.) Si tu es Sosie, pendant le fort de la bataille que faisais-tu dans la tente? Je m'avoue vaincu si tu le dis. MERCURE
Il y avait une grande jarre de vin; je remplis de ce vin une tasse. L'y voilà. MERCURE Et tel qu'il était sorti du sein maternel, je l'avalai tout pur. SOSIE Je finirai par croire qu'il était caché dans la tasse. Le fait est vrai. J'ai bu une grande tasse de vin pur. MERCURE Eh bien! t'ai-je convaincu que tu n'es pas Sosie? SOSIE Tu prétends que je ne le suis pas? MERCURE Oui, certes, puisque c'est moi qui le suis. SOSIE J'atteste Jupiter que je le suis et que je dis vrai. MERCURE Et moi, j'atteste Mercure que Jupiter ne te croit pas. Il s'en rapportera plus, j'en suis sûr, à ma simple parole qu'à tous tes serments. SOSIE Qui suis-je donc, au moins, si je ne suis pas Sosie? je te le demande. MERCURE Quand je ne voudrai plus être Sosie, alors tu pourras l'être. Mais à présent que je le suis, je t'assommerai si tu ne t'en vas, homme sans nom. SOSIE Par Pollux! plus je l'examine, et plus je reconnais ma figure. Voilà bien ma ressemblance, comme je me suis vu souvent dans un miroir. Il a le même chapeau, le même habit. Il me ressemble comme moi-même. Le pied, la jambe, la taille, les cheveux, les yeux, la bouche, les joues, le menton, le cou; tout enfin. Qu'est-il besoin de paroles? S'il a le dos labouré de cicatrices, il n'y a pas de ressemblance plus ressemblante. Cependant, quand j'y pense, je suis toujours ce que j'étais. Certes, je connais mon maître, je connais notre maison, j'ai l'usage de ma raison et de mes sens. Ne nous arrêtons pas à ce qu'il peut dire. frappons à la porte. MERCURE Où vas-tu? SOSIE A la maison. MERCURE Quand tu monterais sur le char de Jupiter, pour t'enfuir au plus tôt, tu aurais peine encore à éviter le châtiment. SOSIE Ne m'est-il pas permis de rapporter à ma maîtresse ce que mon maître m'a chargé de lui dire? MERCURE A ta maîtresse, oui, tant que tu voudras; mais pour la nôtre, ici, je ne souffrirai pas que tu lui parles. Si tu m'irrites, tu n'emporteras d'ici que les débris de tes reins. SOSIE J'aime mieux me retirer. O dieux immortels, secourez-moi ! Que suis-je devenu? En quoi m'a-t-on changé? Comment ai-je perdu ma figure? Est-ce que je me serais laissé là-bas par étourderie? car il possède mon image, celle qui fut mienne jusqu'aujourd'hui. Vraiment on me fait de mon vivant un honneur qu'on ne me rendra pas après ma mort (12). Allons au port; je le dirai à mon maître et tout ce qui s'est passé, à moins que pour lui aussi je sois un inconnu. O Jupiter ! porte-moi chance, et puisse-je aujourd'hui, tête chauve, coiffer le chapeau de l'affranchissement ! (Il sort.) |
I. ii MERCURIUS.
Bene prospere hoc hodie operis processit mihi. |
I, 2 MERCURE Nos affaires vont le mieux du monde, pour le moment. J'ai éloigné de cette maison la peste des pestes. Mon père peut en toute sécurité embrasser la belle. Sosie va raconter à son maître qu'un autre Sosie l'a chassé quand il voulait entrer. Amphitryon criera au mensonge, et ne voudra pas croire que son esclave soit venu ici, comme il le lui avait ordonné. Grâce à moi, ce sera pour tous deux et pour toute la maison une confusion à perdre la tôle, cependant que mon père se rassasiera de plaisir dans les bras de celle qu'il aime. Ensuite tout s'éclairera et Jupiter à la fin réconciliera l'époux avec l'épouse; car Amphitryon va bientôt faire une grande querelle à sa femme; il l'accusera d'adultère. Puis mon père fera succéder le calme à l'orage. Au sujet d'Alcmène, j'aurais dû tout à l'heure vous dire qu'elle donnera aujourd'hui la vie à deux fils jumeaux. Ils viendront au monde, l'un dix mois, l'autre sept après avoir été conçus. Le premier est d'Amphitryon, le second de Jupiter. Ainsi le cadet est plus grand par son père que l'aîné par le sien. Vous comprenez bien cela? Il n'y aura qu'un seul enfantement. Jupiter l'a voulu par intérêt pour Alcmène; ainsi elle se délivre d'un double mal par un seul travail, et elle est garantie contre l'accusation de trahison. Cependant Amphitryon, comme je l'ai déjà dit, saura tout à la fin. Après tout, l'honneur d'Alcmène ne peut assurément pas souffrir d'un tel accident; et il serait injuste à un dieu de laisser peser sur une mortelle le blâme de sa propre faute (13). Trêve à mes discours, j'entends crier la porte (14). Le faux Amphitryon sort avec Alcmène, son épouse d'emprunt. |
I. iii IUPITER
Bene vale, Alcumena, cura rem conmunem, quod facis. ALCUMENA
Quid istuc est, mi vir, negoti, quod tu tam subito domo IUPITER
Edepol, haud quod tui me, neque domi, distaedeat : MERCURIUS
Nimis hic scitu'st sycophanta, qui quidem meus sit pater. ALCUMENA Ecastor, te experior, quanti facias uxorem tuam. IUPITER Satin' habes, si feminarum nulla 'st, quam aeque diligam? MERCURIUS
Edepol, nae illa si istis rebus te sciat operam dare, 510 ALCUMENA
Experiri istuc mavellem me, quam mi memorarier. MERCURIUS
Adcedam, atque hanc adpellabo, et subparasitabor patri. 515 IUPITER
Carnufex, non ego te gnovi? abin' e conspectu meo? ALCUMENA Ah ! noli. IUPITER Mutito modo. 520 MERCURIUS Nequiter paene expedivit prima parasitatio. IUPITER
Verum quod tu dicis, mea uxor, non te mi irasci decet. MERCURIUS Facitne ut dixi? timidam palpo percutit. IUPITER
Nunc, ne legio persentiscat, clam illuc redeundum'st mih;, ALCUMENA Lacrumantem ex abitu concinnas tu tuam uxorem. IUPITER
Tace. ALCUMENA Id actutum diu'st. 530 IUPITER Non ego te heic lubens relinquo, neque abeo abs te. ALCUMENA
Sentio; IUPITER
Cur me tenes? ALCUMENA
Facis, ut alias res soles. MERCURIUS Imo sic condignum donum, quali'st quoi dono datum'st. IUPITER Pergin' autem? nonne ego possum, furcifer, te perdere? ALCUMENA Noli, amabo, Amphitruo, irasci Sosiae causa mea. 540 IUPITER Faciam ita ut vis. MERCURIUS Ex amore hic admodum quam saevos est ? IUPITER Numquid vis? ALCUMENA Ut, quom absim, me ames, me tuam te absente tamen. MERCURIUS Eamus, Amphitruo; lucescit hoc iam. IUPITER
Abi prae, Sosia, ALCUMENA Etiam, ut actutum advenias. IUPITER
Licet. |
I, 3 JUPITER, ALCMÈNE, MERCURE JUPITER Adieu, Alcmène, continue à veiller pour le bien de notre maison. Mais, ménage-toi, je t'en prie, car ton terme approche. II faut que je parte. J'adopte d'avance l'enfant qui doit naître (15). ALCMÈNE Quelle affaire, cher époux, t'éloigne si tôt de la maison? JUPITER Ah ! ce n'est pas que le temps me semble long près de toi et à mon foyer; mais dans une armée, en l'absence du général en chef, le mal arrive plus vite que le bien. MERCURE (à part). Le rusé trompeur que mon digne père ! Voyez comme il va doucement la cajoler. ALCMÈNE Sur ma foi, tu me montres le pouvoir qu'une épouse a sur ton coeur. JUPITER Ne te suffit-il pas que tu sois pour moi la plus chère des femmes? MERCURE (à part). Par Pollux, si celle de là-haut te savait si galamment occupé, je suis sûr que tu voudrais être Amphitryon plutôt que Jupiter. ALCMÈNE J'aimerais mieux des preuves de tendresse que des protestations. A peine ton corps a-t-il échauffé la place que tu avais prise dans le lit conjugal; arrivé hier au milieu de la nuit, tu pars déjà. Est-ce ainsi que l'on se conduit? MERCURE (à part). Je vais m'approcher d'elle et lui parler, et servir mon père en adroit parasite (16). (Haut.) Par Pollux, je ne connais pas un mari qui crève d'amour pour sa femme, autant que mon maître s'en meurt pour toi. JUPITER Bourreau, ne te voilà-t-il pas? Va-t'en de ma présence ! Pourquoi te mêles-tu de mes affaires? Coquin, tu murmures? Ce bâton... ALCMÈNE (l'arrêtant). Ah ! de grâce !
JUPITER MERCURE (à part). J'ai assez mal débuté dans le métier de parasite. JUPITER Tu as tort d'être fâchée, mon Alcmène. Je me suis absenté secrètement de l'armée. J'ai dérobé pour toi ces moments à mon devoir : je voulais que tu fusses la première instruite de mes succès, je voulais te les apprendre. Si je ne t'aimais pas, ferais-je ainsi? MERCURE (à part). Que disais-je? - elle s'est effarouchée; mais il sait l'adoucir. JUPITER Maintenant je dois retourner en secret à l'armée, avant qu'on s'aperçoive de mon absence. Il ne faut pas qu'on me reproche d'avoir fait passer ma femme avant le bien public. ALCMÈNE Ton départ coûte des pleurs à ton épouse. JUPITER Calme-toi. N'abîme pas tes yeux. Je serai bientôt de retour. ALCMÈNE Ce bientôt est loin encore. JUPITER C'est à regret que je te laisse, à regret que je m'éloigne. ALCMÈNE Je m'en aperçois; la nuit même de ton arrivée tu me fuis. JUPITER Ne me retiens plus. Le temps presse. Je veux sortir de la ville avant le jour. (Lui présentant un coffret.) Voici la coupe qui m'a été donnée comme prix de ma valeur. Elle servait au roi Ptérélas, que j'ai tué de ma main chère Alcmène, je t'en fais don. ALCMÈNE Généreux, comme à l'ordinaire. Par ma foi, le présent est digne de la main qui le donne. MERCURE Dis plutôt de celle qui le reçoit. JUPITER Encore! Est-ce que je ne t'assommerai pas, pendard? ALCMÈNE Je t'en prie, Amphitryon, ne t'emporte pas contre Sosie, pour l'amour de moi! JUPITER Je t'obéirai. MERCURE (à part). Comme son amour le rend irritable ! JUPITER Tu ne souhaites plus rien? ALCMÈNE Si : qu'absent tu aimes toujours celle qui est toute toi, dans ton absence. MERCURE Partons, Amphitryon; le jour paraît. JUPITER Marche devant, Sosie; je te suis. (A Alcmène.) Ton dernier voeu? ALCMÈNE Eh bien, un prompt retour. JUPITER Oui. Tu me verras plus tôt que tu ne crois. Ne sois point en peine. (Alcmène sort.) Maintenant, ô nuit, tu n'as plus à m'attendre; fais place au jour, et laisse briller sa vive et pure lumière sur les mortels. Tout l'excédent de durée que tu as eu sur la nuit prochaine sera ôté au jour, pour que les deux inégalités se compensent. Va, que l'ordre se maintienne entre les jours et les nuits. Allons, sur les pas de Mercure. (Il sort.) |
ACTVS II, i AMPHITRUO Age, i tu secundum. SOSIA Sequor, subsequor te. AMPHITRUO Scelestissumum te arbitror. SOSIA Nam quamobrem? AMPHITRUO
Quia id, quod neque est, neque fuit, neque futurum'st SOSIA
Eccere, iam tuatim AMPHITRUO
Quid est? quo modo? iam quidem, hercle, ego tibi istam SOSIA
Tuus sum; AMPHITRUO
Scelestissume, audes mihi praedicare id, SOSIA Vera dico. AMPHITRUO Malum ! quod tibi di dabunt, atque ego hodie dabo. SOSIA Istuc tibist in manu, nam tuus sum. AMPHITRUO
Tun' me, verbero, audes herum ludificari? 565 SOSIA Profecto, ut loquor, ita res est. AMPHITRUO
Iuppiter te SOSIA Quid mali sum, here, tua ex re promeritus? 570 AMPHITRUO Rogasne, inprobe, etiam, qui ludos facis me ! SOSIA
Merito maledicas mihi, si id ita factum 'st. AMPHITRUO Homo hic ebrius est, ut opinor. SOSIA Utinam ita essem ! AMPHITRUO Optas quae facta. 575 SOSIA Egone? AMPHITRUO Tu istic : ubi bibisti? SOSIA Nusquam equidem bibi. AMPHITRUO
Quid hoc sit SOSIA
Equidem decies dixi: AMPHITRUO Vah, apage te a me. SOSIA Quid est negoti? 580 AMPHITRUO Pestis te tenet. SOSIA
Nam cur istuc AMPHITRUO
At te ego faciam SOSIA
Amphitruo, miserruma istaec miseria est servo bono, 590 AMPHITRUO
Quo id, malum, pacto potest (nam mecum argumentis puta) SOSIA
Sum profecto et heic et illeic : hoc quoivis mirari licet. AMPHITRUO Quo modo? SOSIA
Nihilo, inquam, mirum magis tibi istuc quam mihi. AMPHITRUO Quid igitur? SOSIA Prius multo ante aedeis stabam, quam illo adveneram. AMPHITRUO Quas, malum, nugas ! satin' tu sanus es? SOSIA Sic sum ut vides. AMPHITRUO
Huic homini nescio quid est mali mala obiectum manu 605 SOSIA Fateor; nam sum obtusus pugnis pessume. AMPHITRUO Quis te verberavit? SOSIA Egomet memet, qui nunc sum domi. AMPHITRUO
Cave quidquam, nisi quod rogabo te, mihi responderis. SOSIA Tuus est servos. AMPHITRUO
Mihi quidem uno te plus etiam 'st quam volo : 610 SOSIA
At ego nunc, Amphitruo, dico; Sosiam servom tuum, AMPHITRUO Nimia memoras mira : sed vidistin' uxorem meam? SOSIA Quin, intro ire in aedeis numquam licitum 'st. AMPHITRUO Quis te prohibuit? SOSIA Sosia ille, quem iamdudum dico, is qui me contudit. AMPHITRUO Quis istic Sosia 'st? SOSIA Ego, inquam : quotiens dicendum 'st tibi? AMPHITRUO Sed quid ais? num obdormivisti dudum? SOSIA ^µ Nusquam gentium. 620 AMPHITRUO Ibi forte istum si vidisses quendam in somnis Sosiam. SOSIA
Non soleo ego somniculose heri inperia persequi. AMPHITRUO Quis homo? SOSIA Sosia, inquam, ego ille : quaeso, nonne intellegis? 625 AMPHITRUO Qui, malum, intellegere quisquam potis est? ita nugas blatis. SOSIA Verum actutum gosces ? AMPHITRUO Quem ? SOSIA Iillum gnosces, servom Sosiam. AMPHITRUO
Sequere hac igitur me; nam mi istuc primum exquisito 'st opus. SOSIA
Et memor sum, et diligens, ut, quae inperes, conpareant; 630 AMPHITRUO Utinam di faxint, infecta dicta re eveniant tua ! |
ACTE II, 1 AMPHITRYON, SOSIE AMPHITRYON Eh bien, va, suis-moi. SOSIE Je te suis, je marche sur tes pas. AMPHITRYON Tu m'as l'air d'un maître coquin. SOSIE Et pourquoi? AMPHITRYON Parce que tu me dis des choses qui ne sont point, qui n'ont jamais été, et qui ne seront jamais. SOSIE C'est cela, toujours le même, jamais de confiance dans tes serviteurs. AMPHITRYON Qu'est-ce à dire? Comment? par Hercule, coquin, je t'arracherai ta coquine de langue! SOSIE Je t'appartiens. Fais de moi ce qu'il te plaira; mais tu auras beau faire, tu ne m'empêcheras pas de dire la chose comme elle est. AMPHITRYON Oses-tu bien, scélérat, soutenir que tu es à la maison, quand tu es ici? SOSIE C'est la vérité. AMPHITRYON Malheur à toi, de par les dieux, et de par mol bientôt ! SOSIE Mon sort est en tes mains. Je suis à toi. AMPHITRYON Quoi! maraud, tu oses te railler de ton maître? Tu oses affirmer une chose jamais vue, impossible : qu'un homme est en deux endroits en même temps ! SOSIE Je t'assure que je dis la pure vérité. AMPHITRYON Jupiter te confonde ! SOSIE De quoi suis-je coupable envers toi, mon maître? AMPHITRYON Tu le demandes, insolent, et tu te joues de moi? SOSIE Tu aurais sujet de me maudire, si je faisais de la sorte; mais je ne mens pas, et telle que la chose s'est passée, je la dis. AMPHITRYON Il est ivre, je pense. SOSIE Ma foi, je le voudrais. AMPHITRYON Tu souhaites ce qui est. SOSIE Moi? AMPHITRYON Toi-même. Où as-tu bu? SOSIE Nulle part je n'ai bu. AMPHITRYON Quel drôle est-ce là? SOSIE Je te l'ai déjà répété dix fois. Je suis à la maison, m'entends-tu? et je suis auprès de toi, moi-même, Sosie. M'expliqué-je assez nettement, assez clairement, maître? AMPHITRYON Ah l éloigne-toi de moi! SOSIE Qu'y a-t-il? AMPHITRYON Je ne sais quel mal te possède. SOSIE Pourquoi me dire cela? Je suis sain et d'esprit et de corps, Amphitryon. AMPHITRYON Mais tu ne seras pas toujours si dispos. On te traitera selon tes mérites. Que je rentre chez moi sans encombre, 430 et ton sort sera digne de pitié. Allons, suis-moi, toi qui abuses de la patience de ton maître par tes folies, et qui, non content d'avoir négligé ma commission, viens encore te moquer de moi en face... Le bourreau! me conter ce qui est impossible, ce qu'on n'a jamais ouï! Ton dos paiera aujourd'hui pour tous tes mensonges. SOSIE Amphitryon, c'est une grande misère pour un bon serviteur, qui dit la vérité à son maître, d'avoir tort par force. AMPHITRYON Eh ! que diantre ! comment se fait-il (car je veux bien raisonner avec toi) que tu sois ici et à la maison? Dis-le-moi, je te prie. SOSIE Je t'assure que je suis ici et là. Qu'on s'en étonne tant qu'on voudra, on n'en sera pas plus étonné que moi. AMPHITRYON Comment? SOSIE Non, je le répète, tu ne saurais être étonné plus que moi. Que les dieux me punissent si je m'en croyais d'abord, moi Sosie, jusqu'à ce que ce Sosie, l'autre moi, m'ait forcé de l'en croire. Il m'a dit en détail, de point en point, tout ce qui s'est passé pendant que nous étions chez les ennemis. Il m'a volé ma figure avec mon nom. Deux gouttes de lait ne se ressemblent pas plus qu'il ne me ressemble. Lorsque tu m'as dépêché avant le jour, du port à la maison... AMPHITRYON Eh bien, quoi? SOSIE J'étais en sentinelle à la porte, longtemps avant d'être arrivé. AMPHITRYON Quelles inepties! drôle! Es-tu dans ton bon sens? SOSIE Comme tu vois. AMPHITRYON Une main malfaisante lui aura jeté je ne sais quel maléfice, depuis qu'il m'a quitté (17). SOSIE Maléfice! oui; car je suis terriblement maléficié de coups de poing. AMPHITRYON Qui t'a frappé? SOSIE Moi-même, moi qui suis maintenant à la maison. AMPHITRYON Songe à répondre à toutes mes questions. D'abord je veux savoir quel est ce Sosie. SOSIE C'est ton esclave. AMPHITRYON Ce m'est déjà trop d'un drôle comme toi: je n'eus jamais, depuis que j'existe, d'autre esclave que toi du nom de Sosie. SOSIE Et moi je te dis, Amphitryon, que tu as ton Sosie, et puis un autre; tu le trouveras en arrivant à la maison; fils de Dave; même père que moi, même figure, même âge. Que te dirais-je? ton Sosie est devenu double. AMPHITRYON Ce que tu dis est bien étrange. Mais as-tu vu ma femme? SOSIE Ah bien ! Il ne m'a pas été permis de passer la porte. AMPHITRYON Qui t'en a empêché? SOSIE Ce Sosie dont je te parle, qui m'a battu. AMPHITRYON Qui est ce Sosie? SOSIE Moi, te dis-je. Combien de fois faut-il te le redire? AMPHITRYON Ah ! Çà, ne t'es-tu pas endormi? SOSIE Pas du tout. AMPHITRYON Peut-être tu as vu ce Sosie en songe? SOSIE Je ne m'endors jamais en exécutant les ordres de mon maître. Bien éveillé je l'ai vu, bien éveillé je te vois, bien éveillé je te parle; j'étais bien éveillé, comme il l'était aussi, quand il m'a rossé d'importance. AMPHITRYON Qui donc? SOSIE Sosie, dis-je, l'autre moi. Voyons, est-ce que tu ne me comprends pas? AMPHITRYON Eh ! qui peut rien comprendre, maraud, aux sottises que tu débites? SOSIE Eh bien! tu vas le voir. AMPHITRYON Qui? SOSIE Ce Sosie, ton esclave. AMPHITRYON Suis-moi donc; je veux au plus vite pénétrer ce mystère. Aie soin de faire apporter à l'instant du vaisseau tout ce que j'ai commandé. SOSIE
Je ne manque ni de mémoire ni d'exactitude pour faire tout ce que tu
commandes. Je n'ai pas bu tes ordres avec mon vin.
Veuillent les dieux que les faits démentent tes paroles ! |
II. ii ALCUMENA
Satin' parva res est voluptatum in vita atque in aetate agunda. AMPHITRUO
Edepol, me uxori exoptatum credo adventurum domum, SOSIA Quid me non rere expectatum amicae venturum meae? ALCUMENA Meus vir hic quidem 'st. AMPHITRUO Sequere hac tu me. ALCUMENA
Nam quid ille revortitur, 660 SOSIA Amphitruo, redire ad navem meliu'st nos. AMPHITRUO Qua gratia? SOSIA Quia domi daturus nemo 'st prandium advenientibus. 665 AMPHITRUO Qui tibi nunc istuc in mentem venit? SOSIA Quia enim sero advenimus. AMPHITRUO Qui? SOSIA Quia Alcumenam ante aedeis stare saturam intellego. AMPHITRUO Gravidam ego illanc heic reliqui quom abeo. SOSIA Hei perii miser ! AMPHITRUO Quid tibi 'st? SOSIA
Ad aquam praebendam conmodum adveni domum AMPHITRUO Bono animo es. SOSIA
Scin' quam bono animo sim? si situlam cepero, AMPHITRUO Sequere hac me modo Alium ego isti rei adlegabo, ne time. ALCUMENA Magis, nunc meum obficium facere, si huic eam advorsum, arbitror. 675 AMPHITRUO
Amphitruo uxorem salutat laetus speratam suam, SOSIA
Haud vidi magis. AMPHITRUO Et quom te gravidam, et quom te pulchre plenam adspicio, gaudeo. ALCUMENA
Obsecro, ecastor, quid tu me deridiculi gratia AMPHITRUO Imo equidem te, nisi nunc hodie, nusquam vidi gentium. ALCUMENA Cur negas? AMPHITRUO Quia vera didici dicere. ALCUMENA
Haud aequom facit, AMPHITRUO Dudum ! quamdudum istuc factum 'st? ALCUMENA Tentas; iam dudum, modo , AMPHITRUO Qui istuc potis est fieri, quaeso, ut dicis, iam dudum, modo? ALCUMENA
Quid enim censes? te ut deludam contra, lusorem meum, AMPHITRUO Haec quidem deliramenta loquitur. SOSIA
Paulisper mane, AMPHITRUO Quaene vigilans somniat? ALCUMENA
Equidem, ecastor, vigilo, et vigilans id, quod factum 'st fabulor. AMPHITRUO Quo in loco? ALCUMENA Heic, in aedibus, ubi tu habitas. AMPHITRUO Numquam factum 'st. SOSIA Non taces? 700 Quid si e portu navis huc nos dormienteis detulit? AMPHITRUO Etiam tu quoque adsentaris huic? SOSIA
Quid vis fieri? AMPHITRUO
At, pol, quin certa res 705 SOSIA Inritabis crabrones. AMPHITRUO
Tace. ALCUMENA Quid vis rogare, roga. AMPHITRUO Num tibi aut stultitia adcessit, aut superat superbia? ALCUMENA Qui istuc in mentem est tibi ex me, mi vir, percontarier? 710 AMPHITRUO
Quia salutare advenientem me solebas antidhac, ALCUMENA
Ecastor, equidem te certo heri advenientem inlico SOSIA Tun' heri hunc salutavisti? ALCUMENA Et te quoque etiam, Sosia. SOSIA
Amphitruo, speravi ego istam tibi parituram filium; AMPHITRUO Quid igitur? SOSIA Insania. ALCUMENA
Equidem sana sum, et deos quaeso, ut salva pariam filium. 720 SOSIA
Enim vero praegnati oportet et malum et malum dari. AMPHITRUO Tu me heri hic vidisti? ALCUMENA Ego, inquam, si vis decies dicere. 725 AMPHITRUO In somnis fortasse? ALCUMENA Imo vigilans vigilantem. AMPHITRUO Vae misero mihi ! SOSIA Quid tibi 'st? AMPHITRUO Delirat uxor. SOSIA
Atra bili percita est. AMPHITRUO Ubi primum tibi sensisti, mulier, inpliciscier? ALCUMENA Equidem, ecastor, sana et salva sum. AMPHITRUO
Quor igitur praedicas, 730 ALCUMENA Imo mecum coenavisti, et mecum cubuisti. AMPHITRUO Quid id est? 735 ALCUMENA Vera dico. AMPHITRUO Non quidem, hercle, de hac re; de aliis nescio. ALCUMENA Primulo diluculo abiisti ad legiones. AMPHITRUO Quomodo? SOSIA
Recte dicit; ut conmeminit, somnium narrat tibi. ALCUMENA Vae capiti tuo ! SOSIA Tua istuc refert, si curaveris. ALCUMENA Iterum iam hic in me inclementer dicit, atque id sine malo ! AMPHITRUO Tace tu. Tu dic : egone abs te abii hinc hodie cum diluculo? ALCUMENA Quis igitur, nisi vos, narravit mi, illi ut fuerit proelium? AMPHITRUO An etiam id tu scis? ALCUMENA
Quippe qui ex te audivi : ut urbem maxumam 745 AMPHITRUO Egone istuc dixi? ALCUMENA Tute istic, etiam adstante hoc Sosia. AMPHITRUO Audivistin' tu me narrare haec hodie? SOSIA Ubi ego audiverim? AMPHITRUO Hanc roga. SOSIA Me quidem praesente numquam factum 'st, quod sciam. ALCUMENA Mirum, quin te advorsus dicat. AMPHITRUO Sosia, age, me huc adspice. 750 SOSIA Specto. AMPHITRUO
Vera volo loqui te, nolo adsentari mihi. SOSIA
Quaeso, edepol, num tu quoque etiam insanis, quom id me interrogas AMPHITRUO Quid nunc, mulier, audin' illum? ALCUMENA Ego vero; ac falsum dicere. 755 AMPHITRUO Neque tu illi, neque mihi viro ipsi credis? ALCUMENA
Eo fit, quia mihi AMPHITRUO Tun' me heri advenisse dicis? ALCUMENA Tun' te aiisse hodie hinc negas? AMPHITRUO Nego enim vero; et me advenire nunc primum aio ad te domum. ALCUMENA
Obsecro, etiamne hoc negabis, te auream pateram mihi 760 AMPHITRUO
Neque, edepol, dedi, neque dixi; verum ita animatus fui, ALCUMENA Ego equidem ex te audivi, et ex tua adcepi manu pateram. AMPHITRUO
Mane, mane, obsecro te. Nimis demiror, Sosia, 765 SOSIA Neque, edepol, ego dixi, neque istam vidi, nisi tecum simul. AMPHITRUO Quid hoc sit hominis? ALCUMENA Vin' proferri pateram? AMPHITRUO Proferri volo. ALCUMENA
Fiat. Tu, Thessala, intus pateram proferto foras, 770 AMPHITRUO
Secede huc tu, Sosia. SOSIA
An etiam id credis, quae in hac cistellula AMPHITRUO Salvom signum 'st? SOSIA Inspice. AMPHITRUO Recte ita st, ut obsignavi. SOSIA
Quaeso, quin tu istanc iubes 775 AMPHITRUO
Edepol, qui facto 'st opus. ALCUMENA
Quid verbis opu'st? AMPHITRUO Cedo mi. ALCUMENA
Age, adspice huc, sis, nunc iam. AMPHITRUO
Summe Iupiter, 780 SOSIA
Aut, pol, haec praestigiatrix multo mulier maxuma 'st, AMPHITRUO Agedum, solve cistulam. SOSIA
Quid ego istam exsolvam? obsignata'st recte: res gesta 'st bene; AMPHITRUO Certum 'st aperire, atque inspicere. SOSIA
Vide, sis, signi quid siet, AMPHITRUO
Aperi modo : ALCUMENA Unde haec igitur est, nisi abs te, quae mihi dono data 'st? 790 AMPHITRUO Opus mi est istuc exquisito. SOSIA Iupiter, proh Iupiter. AMPHITRUO Quid tibi 'st? SOSIA Heic patera nulla in cistula st. AMPHITRUO Quid ego audio? SOSIA Id quod verum'st. AMPHITRUO At cum cruciatu iam, ni adparet, tuo. ALCUMENA Haec quidem adparet. AMPHITRUO Quis igitur tibi dedit? ALCUMENA Qui me rogat. SOSIA
Me captas, quia tute ab navi clanculum huc alia via 795 AMPHITRUO
Hei mih !, iam tu quoque huius adiuvas insaniam? ALCUMENA
Aio, adveniensque inlico SOSIA Iam illuc non placet principium de osculo. AMPHITRUO Perge exsequi. ALCUMENA Lavisti. AMPHITRUO Quid, postquam lavi? ALCUMENA Adcubuisti. SOSIA
Euge ! optume. AMPHITRUO Ne interpella. Perge porro dicere. ALCUMENA Cena adposita 'st : coenavisti mecum; ego adcubui simul. AMPHITRUO In eodem lecto? ALCUMENA In eodem. SOSIA Hei ! non placet convivium. 805 AMPHITRUO Sine modo argumenta dicat. Quid postquam coenavimus? ALCUMENA Te dormitare aibas : mensa ablata 'st, cubitum hinc abiimus. AMPHITRUO Ubi tu cubuisti? ALCUMENA In eodem lecto tecum una in cubiculo. AMPHITRUO Perdidisti. SOSIA Quid tibi 'st? AMPHITRUO Haec me modo ad mortem dedit. ALCUMENA Quid iam, amabo? AMPHITRUO Ne me adpella. SOSIA Quid tibi 'st? AMPHITRUO
Perii miser ! 810 ALCUMENA Obsecro, ecastor, cur istuc, mi vir, ex ted audio? AMPHITRUO Vir ego tuus sim? ne me adpella, falso falso nomine. SOSIA Haeret haec res, siquidem haec iam mulier facta 'st ex viro. ALCUMENA Quid ego feci, qua istaec propter dicta dicantur mihi? 815 AMPHITRUO Tute edictas facta tua, ex me quaeris quid deliqueris. ALCUMENA Quid ego tibi deliqui, si, quoi nubta sum, tecum fui? AMPHITRUO
Tun' mecum fueris? quid illac inpudente audacius? ALCUMENA
Istuc facinus, quod tu insimulas, nostro generi non decet. 820 AMPHITRUO Pro di inmortaleis ? cognoscin' tu me saltem, Sosia? SOSIA Propemodum. AMPHITRUO Cenavin' ego heri in navi in portu Persico? ALCUMENA Mihi quoque adsunt testeis, qui illud, quod ego dicam, adsentiant. SOSIA
Nescio quid istuc negoti dicam, nisi si quispiam est 825 ALCUMENA
Per supremi regis regnum iuro, et matrem familias AMPHITRUO Vera istaec velim. ALCUMENA Vera dico, sed nequidquam, quoniam non vis credere. 835 AMPHITRUO Mulier es, audacter iuras. ALCUMENA
Quae non deliquit, decet ALCUMENA Ut pudicam decet. AMPHITRUO Tu verbis probas. ALCUMENA
Non ego illam mi dotem duco esse, quae dos dicitur; SOSIA Nae ista, edepol, si haec vera loquitur, examussim 'st optima. AMPHITRUO Delenitus sum profecto ita, ut me qui sim nesciam. SOSIA
Amphitruo es profecto : cave, sis, ne tu te usu perduis: 845 AMPHITRUO Mulier, istam rem inquisitam certum 'st non amittere. ALCUMENA Edepol, me libente facies. AMPHITRUO
Quid ais? responde mihi. ALCUMENA Si deliqui, nulla causa 'st. AMPHITRUO
Convenit. Tu, Sosia, SOSIA
Nunc quidem praeter nos nemo 'st : dic mihi verum serio, 855 ALCUMENA Abin' hinc a me dignus domino servos? SOSIA Abeo, si iubes.
ALCUMENA |
II, 2 ALCMÈNE, AMPHITRYON, SOSIE, THESSALA ALCMÈNE (ne voyant ni Amphitryon, ni Sosie). Hélas ! que les plaisirs de la vie sont courts en comparaison de ses chagrins! Telle est la condition humaine; ainsi en ont ordonné les dieux : au bonheur succède la peine, elle vient avec lui, et le mal dépasse toujours le bien qu'on a pu avoir. J'en fais moi-même l'épreuve. J'ai goûté un peu de plaisir, quand j'ai pu revoir mon époux : une seule nuit, et soudain il me quitte sans attendre le jour. Il me semble que je suis dans un désert, depuis qu'il est parti, lui, ce que j'ai de plus cher au monde. Son absence me cause plus de douleur, que sa présence ne me donnait de joie... Du moins sa gloire me console : sa victoire sur les ennemis de l'État charme mon âme. Qu'il s'éloigne de moi, pourvu qu'il rentre avec honneur dans ses foyers. J'aurai le courage, j'aurai la force de supporter cette séparation. Non, je ne me plaindrai pas, si l'on proclame mon époux vainqueur de l'ennemi. Je serai satisfaite. La valeur guerrière est un don céleste. Oui, la valeur est d'un prix à qui tout cède. Liberté, puissance, richesses, existence, famille, patrie, parents, tout est défendu, tout est conservé par la valeur. La valeur renferme tout en elle; c'est avoir tous les biens qu'avoir un coeur valeureux. AMPHITRYON (sans apercevoir Alcmène). Mon épouse m'aime comme je la chéris, par Pollux ! Sans doute sa joie sera grande à me voir de retour, sur-tout après de tels succès, après cette victoire remportée sur des ennemis qu'on croyait invincibles. C'est sous mes auspices et sous mon commandement qu'ils ont été vaincus à la première rencontre. Mon arrivée, j'en suis sûr, comblera tous ses voeux. SOSIE Et moi, penses-tu que je ne comblerai pas aussi les voeux de ma belle? ALCMÈNE (apercevant Amphitryon). C'est mon époux ! AMPHITRYON (à Sosie, sans voir Alcmène). Viens, suis-moi. ALCMÈNE Pourquoi revient-il? Tout à l'heure il se disait si pressé de partir ! Est-ce qu'il a dessein de me surprendre? Veut-il voir comme on le regrette ici? Par ma foi, son retour ne me contrarie pas. SOSIE (regardant Alcmène). Amphitryon, mieux vaut que nous retournions au vaisseau. AMPHITRYON Pourquoi? SOSIE Parce qu'il n'y a point de repas de bienvenue pour nous à la maison. AMPHITRYON D'où te vient cette pensée? SOSIE Nous arrivons trop tard. AMPHITRYON Comment? SOSIE (montrant Alcmène enceinte). Alcmène se tient à la porte. Je vois qu'elle a le ventre plein. AMPHITRYON Je l'ai laissée enceinte en partant. SOSIE Ah ! pauvre Sosie ! que vas-tu devenir? AMPHITRYON Qu'est-ce que tu as? SOSIE Je vois, d'après ton compte, que j'arrive tout à point le dixième mois, pour tirer de l'eau (18) AMPHITRYON Sois tranquille. SOSIE Oui, sois tranquille ! je vais avoir le seau en main, et me mettre à l'oeuvre. Par Pollux ! il me faudra tirer l'âme du puits. Tu verras si je mens. AMPHITRYON Viens toujours. Je chargerai un autre de ce soin. Sois sans crainte. ALCMÈNE (à part). Le devoir n'exige pas que j'aille au-devant de lui. AMPHITRYON Amphitryon salue avec joie son épouse désirée, celle que son mari met au-dessus de toutes les femmes de Thèbes, et à qui l'opinion commune rend pleine justice. T'es-tu bien portée? désirais-tu de me revoir? SOSIE (à part). Jamais on ne revint plus désiré. Personne ne le salue non plus que si c'était un chien. AMPHITRYON Je nie réjouis et de ta fécondité et de ton heureuse grossesse. ALCMÈNE Par Castor ! te moques-tu de m'aborder ainsi, et de me saluer comme si tu ne m'avais pas vue il n'y a qu'un moment? Il semblerait à tes discours que tu me rencontres pour la première fois depuis ton retour de la guerre, et qu'il y a longtemps que nous ne nous sommes vus. AMPHITRYON Sans doute, je te vois aujourd'hui, en ce moment, pour la première fois. ALCMÈNE Pourquoi dire cela? AMPHITRYON Parce que je ne sais dire que la vérité. ALCMÈNE On a tort d'oublier ce qu'on sait si bien. Viens-tu éprouver mes sentiments? Pourquoi ce brusque retour? Sont-ce les auspices qui t'ont arrêté? Le mauvais temps t'aura-t-il empêché d'aller rejoindre tes légions, comme tu le disais tantôt? AMPHITRYON Tantôt? et quand cela, s'il te plaît? ALCMÈNE Tu t'amuses ! oui, tantôt, tout à l'heure. AMPHITRYON Comment expliquer ce langage : tantôt, tout à l'heure? ALCMÈNE A ton avis, ne puis-je me railler de qui se raille de moi? Tu me soutiens bien qu'on te revoit en ce moment pour la première fois, quand tu viens de me quitter ! AMPHITRYON Elle déraisonne. SOSIE Attends un peu qu'elle ait fini son somme. AMPHITRYON Oh! elle rêve tout éveillée. ALCMÈNE Non, par ma foi, je ne rêve pas; je suis bien éveillée; je dis l'exacte vérité : je t'ai vu tantôt avant le jour, et Sosie t'accompagnait. AMPHITRYON Où? ALCMÈNE Ici même, dans ta propre demeure. AMPHITRYON Jamais de la vie. SOSIE (ironiquement). Prends-y garde. Si le vaisseau nous avait transportés ici tout endormis? AMPHITRYON Oui, flatte sa manie. SOSIE Que veux-tu? Si l'on contrarie une bacchante qui fait ses bacchanales, sa folie devient fureur, elle redouble les coups; si on lui cède, on en est quitte pour un seul. AMPHITRYON Non, non, par Pollux ! je ne souffrirai pas si patiemment le mauvais accueil qu'elle me fait aujourd'hui. SOSIE N'irrite pas les frelons. AMPHITRYON (à Sosie). Silence... (Se tournant vers son épouse.) Alcmène, une seule question. ALCMÈNE Toutes celles que tu voudras. Interroge. AMPHITRYON As-tu perdu la raison? ou veux-tu m'humilier? ALCMÈNE Cher époux, comment peux-tu me faire une pareille question? AMPHITRYON Parce que tu avais coutume autrefois de me bien recevoir à mon arrivée, et de me parler comme une épouse fidèle qui revoit son mari. Mais aujourd'hui, à mon retour ici, je te trouve bien changée. ALCMÈNE Je te proteste qu'hier, à ton arrivée, je te dis bonjour, je te demandai des nouvelles de ta santé, cher époux, je te pris la main et je t'embrassai.
SOSIE ALCMÈNE Et à toi aussi, Sosie. SOSIE Amphitryon, j'espérais que ta femme te donnerait un fils; mais ce n'est pas d'un enfant qu'elle est grosse. AMPHITRYON Hé bien ! de quoi? SOSIE C'est de folie. ALCMÈNE Non, j'ai toute ma raison, et veuillent les dieux que j'accouche heureusement d'un fils ! Mais toi, tu recevras un fameux châtiment, si Amphitryon fait ce qu'il doit; et tu recueilleras le fruit de tes sinistres paroles, sinistre discoureur. SOSIE (faisant le geste d'un homme qui frappe). C'est aux femmes en couches qu'il faut donner des fruits un peu durs à ronger, pour les ranimer si elles tombent en faiblesse (19). AMPHITRYON Tu me vis hier ici? ALCMÈNE Oui; faut-il le redire cent fois? AMPHITRYON Probablement en songe? ALCMÈNE Non, je ne dormais pas, et toi non plus. AMPHITRYON Malheur à moi! SOSIE Qu'est-ce qui t'arrive? AMPHITRYON Ma femme est devenue folle. SOSIE Elle a des humeurs noires; il n'y a rien qui trouble autant l'esprit humain. AMPHITRYON Alcmène, quand as-tu ressenti les premières atteintes de ce mal? ALCMÈNE Par ma foi, je ne me sens ni la tête ni le corps malades. AMPHITRYON Pourquoi soutenir que tu me vis hier ici, quand nous sommes arrivés cette nuit dans le port? J'ai soupé à bord, j'y ai passé la nuit entière, et je n'ai pas encore mis les pieds chez moi, depuis que je partis avec l'armée pour combattre les Téléboens, et que nous les avons vaincus. ALCMÈNE Et moi je te dis que tu as soupé avec moi, et qu'avec moi tu as couché. AMPHITRYON Que dis-tu là? ALCMÈNE La vérité. AMPHITRYON Oh ! pour cela, non, par Hercule. Quant au reste, je n'en sais rien. ALCMÈNE Tu es allé à la pointe du jour rejoindre tes légions. AMPHITRYON Comment? SOSIE Elle a raison. Elle te raconte son rêve, comme il est resté dans sa mémoire. (A Alcmène.) Mais femme, tu aurais dû, en t'éveillant, invoquer Jupiter qui détourne les prodiges, et lui offrir l'encens ou l'orge avec le sel. ALCMÈNE Malheur à ta tête! SOSIE C'est ton affaire, au surplus, de conjurer le mal. ALCMÈNE Il m'outrage encore, et impunément ! AMPHITRYON (à Sosie). Tais-toi. (A Alcmène.) Et toi, réponds-moi : je t'ai quittée ce matin, à la pointe du jour? ALCMÈNE Qui donc, si ce n'est vous deux, m'a raconté les détails du combat? AMPHITRYON Tu les connais aussi? ALCMÈNE Puisque je les tiens de toi-même : tu as pris une ville t'es forte; tu as tué de ta main Ptérélas. AMPHITRYON Moi, je t'ai dit tout cela? ALCMÈNE
Toi-même; et Sosie était présent. Est-ce que tu m'as entendu faire ce récit aujourd'hui? SOSIE Et où veux-tu que je l'aie entendu? AMPHITRYON Demande-lui. SOSIE Il n'y a rien eu en ma présence, du moins que je sache. ALCMÈNE Il est bien étonnant qu'il ne te démente pas ! AMPHITRYON Sosie, or çà, regarde-moi. SOSIE Je te regarde. AMPHITRYON Je veux que tu dises la vérité, sans aucune complaisance pour moi. M'as-tu entendu raconter aujourd'hui ce que dit Alcmène? SOSIE Par Pollux! as-tu aussi perdu l'esprit, de me faire une pareille question, puisque je ne la vois que dans ce moment-ci, avec toi, pour la première fois? AMPHITRYON Tu l'entends, femme. ALCMÈNE Oui, j'entends un menteur. AMPHITRYON Tu n'en crois ni lui, ni même ton époux? ALCMÈNE Non; car je m'en crois davantage moi-même, et je sais que les choses sont comme je le dis. AMPHITRYON Tu affirmes que je vins hier? ALCMÈNE Tu nies que tu m'as quittée ce matin? AMPHITRYON Sans doute, et j'assure que je reviens à présent seulement, et que je ne t'avais pas encore vue. ALCMÈNE Nieras-tu aussi, je te prie, que tu m'as fait présent d'une coupe d'or qu'on t'avait donnée à l'armée, comme récompense? AMPHITRYON Je ne t'ai point fait ce présent par Pollux, ni ne t'en ai parlé. J'en avais, il est vrai, l'intention, comme je l'ai encore. Mais qui te l'a dit? ALCMÈNE Toi-même; et c'est de ta main que j'ai reçu la coupe. AMPHITRYON Un moment, un moment, je te prie. Voilà qui me surprend, Sosie. Comment sait-elle qu'on m'a donné la coupe d'or là-bas, si tu ne l'as vue tantôt, et si tu ne lui as tout conté? SOSIE Je jure, par Pollux ! que je n'ai rien dit, et que je ne l'ai pas vue sans toi. AMPHITRYON Quel drôle est-ce là? ALCMÈNE Veux-tu qu'on t'apporte la coupe? AMPHITRYON Oui. ALCMÈNE Eh bien! soit. Thessala, rentre chercher la coupe que mon mari m'a donnée aujourd'hui, et apporte-la. AMPHITRYON
Sosie, viens de ce côté; car si elle possède la coupe, c'est une
merveille qui me surprend plus que toutes les autres. Est-ce que tu crois cela? Elle est dans ce coffret, scellé de ton cachet. AMPHITRYON Le cachet est intact? SOSIE Vois. AMPHITRYON Il est bien comme je l'ai mis. SOSIE Tu devrais lui faire administrer les purifications des ensorcelés (20). AMPHITRYON Elle en a besoin, ma foi! Sa tête est remplie de visions. ALCMÈNE (prenant la coupe que Thessala lui apporte). Plus de vaines paroles, voici la coupe; tiens. AMPHITRYON (prenant la coupe des mains d'Alcmène). Voyons. ALCMÈNE Regarde, s'il te plaît, et cesse de nier des faits certains. Tu vas être convaincu par l'évidence. Est-ce là la coupe qu'on t'a donnée? AMPHITRYON O grand Jupiter! que vois-je ! C'est bien elle. Sosie, je suis perdu. SOSIE Ou c'est la plus fine sorcière, ou la coupe doit être ici. (Montrant le coffret.) AMPHITRYON Vite, ouvre le coffret. SOSIE A quoi bon l'ouvrir? Le sceau y est. Tout va bien. Tu as fait un second Amphitryon, comme moi un second Sosie. Si la coupe a fait aussi une seconde coupe, nous sommes tous devenus doubles. AMPHITRYON Ouvre, je veux voir. SOSIE Regarde bien en quel état est le cachet, pour que ensuite tu ne m'accuses pas. AMPHITRYON Ouvre donc; car elle prétend nous rendre fous avec ses discours. ALCMÈNE D'où peut me venir cette coupe, si ce n'est pas toi qui me l'as donnée? AMPHITRYON C'est ce que j'ai besoin d'examiner. SOSIE (ouvrant le coffret). Jupiter ! ô Jupiter ! AMPHITRYON Qu'as-tu? SOSIE Il n'y a plus de coupe dans le coffret. AMPHITRYON Qu'entends-je? SOSIE La vérité. AMPHITRYON Malheur à toi si elle ne se retrouve pas! ALCMÈNE Mais elle n'est pas perdue. AMPHITRYON (à Alcmène). Qui te l'a donnée? ALCMÈNE Celui qui me le demande. SOSIE (à Amphitryon). Allons, tu veux m'attraper. Tu seras venu ici secrètement par un autre chemin, et tu m'auras devancé; puis tu auras retiré la coupe du coffret, et, après la lui avoir donnée, tu auras remis le cachet sans qu'on te voie. AMPHITRYON O misère ! tu encourages sa folie. (A Alcmène.) Et toi, tu soutiens que je vins hier ici? ALCMÈNE Oui; et tu me saluas en arrivant; et je te saluai, et je t' embrassai. SOSIE (à part). Cet embrassement ne me plaît pas, pour commencer. AMPHITRYON Que se passa-t-il ensuite? ALCMÈNE Tu allas au bain. AMPHITRYON Et après le bain? ALCMÈNE Tu te mis à table. SOSIE Très bien ! A merveille ! Poursuis l'interrogatoire. AMPHITRYON Ne nous interromps pas. (A Alcmène.) Continue. ALCMÈNE On servit le souper. Nous soupâmes ensemble; j'étais placée à côté de toi. AMPHITRYON Sur le même lit? ALCMÈNE Oui. SOSIE Aïe ! mauvaise familiarité ! AMPHITRYON Laisse-la s'expliquer. Et le souper fini? ALCMÈNE Tu dis que tu avais sommeil; on enleva la table, et nous allâmes au lit. AMPHITRYON Où as-tu couché? ALCMÈNE Dans notre appartement, dans le même lit que toi. AMPHITRYON Tu as fait mon malheur ! SOSIE Qu'as-tu? AMPHITRYON Elle m'a donné le coup de la mort. ALCMÈNE Qu'est-ce donc, je te prie? AMPHITRYON Ne me parle pas. SOSIE Qu'as-tu? AMPHITRYON Malheureux! je suis perdu. On a séduit, déshonoré ma femme en mon absence. ALCMÈNE Par Castor! faut-il, cher époux, que je t'entende dire de telles choses? AMPHITRYON Moi, ton époux! ah ! ne mens plus en me nommant ainsi d'un faux nom. SOSIE (à part). Voilà bien le bourbier ! est-ce qu'il serait devenu la femme au lieu du mari? ALCMÈNE Qu'ai-je fait pour m'attirer de pareils outrages? AMPHITRYON Tu t'accuses toi-même, et tu demandes de quoi tu es coupable? ALCMÈNE Quel crime est-ce à ta femme d'avoir passé la nuit avec toi? AMPHITRYON Avec moi? Quelle effronterie ! quelle audace ! Si tu n'as pas de pudeur, tâche d'en emprunter. ALCMÈNE La honte que tu me reproches est indigne de ma race. Moi, infidèle ! On peut me calomnier, on ne peut me convaincre. AMPHITRYON O dieux immortels ! et toi du moins, Sosie, me reconnais-tu? SOSIE A peu près. AMPHITRYON N'ai-je pas soupé hier à bord dans le port Persique (21)? ALCMÈNE J'ai aussi des témoins pour prouver ce que je dis. SOSIE Je n'y comprends rien, à moins qu'il n'y ait un autre Amphitryon qui fasse tes affaires ici en ton absence, et qui remplisse tes fonctions à ton défaut. Le faux Sosie est fort étonnant; mais pour ton Amphitryon, c'est bien un autre prodige. Je ne sais quel enchanteur abuse ta femme. ALCMÈNE J'en atteste le pouvoir suprême du roi des dieux, et la chaste Junon, que je révère et que j'honore autant que je le dois, le corps d'aucun mortel, excepté toi, n'a touché mon corps, et ma pudeur n'a souffert aucune atteinte. AMPHITRYON Puisses-tu dire la vérité ! ALCMÈNE Je la dis, mais en vain; tu ne veux pas me croire. AMPHITRYON Tu es femme, les serments ne t'effrayent pas. ALCMÈNE La hardiesse sied bien à qui n'a point failli. On peut alors se défendre sans timidité, sans faiblesse. AMPHITRYON Tu ne manques pas d'audace. ALCMÈNE Comme lorsqu'on est sans reproche. AMPHITRYON Oui, si l'on en croit tes paroles. ALCMÈNE Il est une dot que je me flatte d'avoir apportée, non pas celle qu'on entend ordinairement par ce mot, mais la chasteté, la modestie, la sage tempérance, la crainte des dieux, l'amour de mes parents, une humeur conciliante à l'égard de ma famille, la soumission à mon époux, une âme généreuse et bienveillante. SOSIE (à part). Par ma foi, si elle ne ment pas, c'est une femme parfaite. AMPHITRYON Quel ensorcellement ! c'est au point que je ne sais plus qui je suis. SOSIE Tu es certainement Amphitryon. Prends garde qu'on ne te dépossède de toi-même, car on change étrangement les hommes, depuis notre retour. AMPHITRYON Alcmène, je n'en resterai pas là; il faut que tout s'éclaircisse. ALCMÈNE Ah, j'en serai fort aise. AMPHITRYON Voyons, réponds-moi. Si je t'amène ton parent Naucrate, que le même vaisseau a conduit ici avec moi, et qu'il dénie toutes tes assertions, que mérites-tu? Le divorce ne sera-t-il pas ta juste punition (22)? ALCMÈNE Si je suis coupable, rien de plus juste. AMPHITRYON Voilà qui est convenu. Toi, Sosie, fais entrer ces captifs. Je vais au vaisseau, et je ramènerai Naucrate. (Il sort.) SOSIE Maintenant il n'y a plus que nous. Dis-moi vrai, là, sérieusement, y a-t-il là dedans un autre Sosie qui me ressemble? ALCMÈNE Fuis de ma présence, digne serviteur de ton maître. SOSIE Je m'enfuis, si tu l'ordonnes. (Il sort.) ALCMÈNE (seule). Je ne peux comprendre, en vérité, par quel caprice mon mari m'accuse faussement d'une action si honteuse. Quoi qu'il en soit, je serai instruite de tout par mon parent Naucrate. (Elle sort.) |
ACTVS III. i
Ego sum ille Amphitruo, quoiu'st servos Sosia, |
ACTE III, 1
JUPITER
Je suis ce grand Amphitryon, qui a pour valet Sosie, le Sosie qui
devient, quand il faut, Mercure. J'habite les hauts étages (23), et je
deviens Jupiter lorsqu'il me plaît. Mais, en descendant ici, tout à
coup je deviens Amphtryon, et je change de costume. Si je parais
maintenant, c'est à cause de vous, pour que la comédie commencée ne
se termine pas brusquement. Alcmène aussi, que son mari accuse
injustement d'adultère, a besoin de mon secours. C'est moi qui ai tout
fait; puis-je souffrir qu'elle en soit l'innocente victime? Je vais
encore une fois me donner pour Amphitryon, et je sèmerai dans leur
maison la confusion la plus grande. A la fin, je dévoilerai le
mystère, et j'assisterai Alcmène à son terme, en sorte qu'elle mettra
au jour et le fils qu'elle a de son mari, et celui qu'elle a de moi, par
un seul enfantement sans douleur (24). J'ai dit à Mercure de me suivre
à l'instant même, pour recevoir mes ordres au besoin. Voici Alcmène,
je vais lui parler.
|
III. ii ALCUMENA
Durare nequeo in aedibus; ita me probri, IUPITER
Faciundum 'st mi illud, fieri quod illaec postulat, ALCUMENA
Et, eccum video, qui me miseram arguit IUPITER
Te volo, uxor, conloqui. ALCUMENA
Ita ingenium meum'st : IUPITER Heia autem inimicos? ALCUMENA
Sic est, vera praedico : IUPITER Nimis iracunda 's. ALCUMENA
Potin' es ut abstineas manum IUPITER
Si dixi, nihilo magis es, neque ego esse arbitror, ALCUMENA
Quin huc adducis meum cognatum Naucratem, IUPITER
Si quid dictum'st per iocum, 920 ALCUMENA Ego illud scio quam doluerit cordi meo. IUPITER
Per dexteram tuam te, Alcumena, oro obsecro, ALCUMENA
Ego istaec feci verba virtute inrita : 925 IUPITER Sanan' es? ALCUMENA
Si non iubes, IUPITER
Mane, arbitratu tuo iusiurandum dabo, ALCUMENA Ah ! propitius sit potius. IUPITER
Confido fore : 935 ALCUMENA Non sum. IUPITER
Bene facis. ALCUMENA
Primum cavisse oportuit ne diceres; IUPITER
Iube vero vasa pura adornari mihi, ALCUMENA Ego istuc curabo. IUPITER
Evocate huc Sosiam; ALCUMENA
Mirum quid solus secum secreto ille agat ? |
III, 2 ALCMÈNE, JUPITER ALCMÈNE (se croyant seule). Je ne puis rester dans cette maison. Quoi ! me voir accusée d'infidélité, d'adultère, d'infamie par mon mari! Il nie ce qui est, il s'emporte, il m'impute des crimes imaginaires, et il pense que je serai insensible à cet affront. Non par ma foi, je ne me laisserai pas calomnier, outrager de la sorte. Je vais le quitter, ou il me fera réparation, et désavouera par serment les injures qu'il m'a si gratuitement prodiguées (25). JUPITER (à part). Il me faudra faire ce qu'elle exige, si je veux que ma tendresse ne soit pas mal accueillie. Ce pauvre Amphitryon, qui n'en peut mais, souffre de ce que j'ai fait, et mon amour vient de le jeter dans de grands ennuis; à mon tour, quoique innocent de ses violences et de ses mauvais propos, j'en essuierai le reproche. ALCMÈNE Le voici, je l'aperçois, celui qui pour mon malheur m'accuse d'adultère infâme. JUPITER Je veux te parler, femme; pourquoi te détourner de moi? ALCMÈNE Telle est mon humeur : il m'est insupportable de regarder en face mes ennemis. JUPITER Comment ! tes ennemis? ALCMÈNE Oui, mes ennemis. A moins que tu ne dises encore que je mens. JUPITER (faisant un geste pour attirer vers lui Alcmène, qui détourne la tête). Oh, trop de pudeur ! ALCMÈNE Laisse-moi, ne me touche pas : pour peu que tu aies de sens et de raison, puisque je suis infidèle, comme tu le crois, comme tu le dis, tu ne dois avoir avec moi aucune conversation ou plaisante ou sérieuse. Tu serais plus fou que le plus fou. JUPITER Quoi que j'aie pu dire, non, tu n'es pas coupable, je ne le crois pas; et je viens tout exprès pour m'excuser; rien ne pouvait m'être plus pénible que de te voir fâchée contre moi. Alors pourquoi avoir dit ce que j'ai dit? Je vais te l'expliquer. Non, par Pollux ! je ne te croyais pas coupable; mais j'ai voulu éprouver tes sentiments et voir ce que tu ferais, comment tu prendrais la chose. Tout cela n'est qu'un badinage, une plaisanterie. Demande plutôt à Sosie, qui est là. (Montrant la maison.) ALCMÈNE Que n'amènes-tu mon parent Naucrate, pour attester que tu n'es point déjà venu? JUPITER Il ne faut pas faire d'un badinage une affaire sérieuse. ALCMÈNE Mais je sais combien il m'a causé de chagrin. JUPITER Par cette main si chère, Alcmène, je t'en prie, je t'en conjure, grâce ! pardonne-moi, ne sois plus fâchée. ALCMÈNE Ma vertu réfutait tes injures. Maintenant, tu ne me reproches plus de me déshonorer par ma conduite; moi, je ne veux plus m'exposer à entendre des discours qui me déshonorent. Adieu, reprends tes biens; rends-moi les miens, et donne-moi des femmes pour m'accompagner (26). JUPITER (la prenant par la main). Y penses-tu? ALCMÈNE Tu ne le veux pas? Je m'en irai accompagnée de ma vertu. JUPITER Un moment; je vais, par tous les serments que tu voudras, te jurer que je te tiens pour une chaste épouse. Et si je mens, Jupiter tout-puissant, je t'en cojure, accable Amphitryon de ton courroux éternel ! ALCMÈNE Ah ! plutôt qu'il le protège ! JUPITER Tu dois l'espérer, car mon serment n'est pas trompeur. Eh bien 1 tu ne m'en veux plus? ALCMÈNE Non. JUPITER Quelle bonté ! Ainsi va le cours de la vie humaine : on goûte des plaisirs et c'est le tour des chagrins. On se brouille, puis on se réconcilie. Survient-il quelque fâcherie, comme celle d'aujourd'hui, après le raccommodement on s'en aime deux fois comme avant. ALCMÈNE Tu aurais mieux fait d'être plus réservé dans tes propos. Mais puisque tu les désavoues, je n'en ai pas de ressentiment. JUPITER Fais préparer les vases purs (27). J'ai promis un sacrifice aux dieux pendant l'expédition, si je revenais sain et sauf; je veux m'acquitter. ALCMÈNE Je vais faire tout préparer. JUPITER Qu'on fasse venir Sosie, et qu'il aille inviter Blépharon, le pilote de mon vaisseau, à dîner avec nous. (A part.) Il dînera par coeur, et ne saura plus que penser, quand il me verra prendre Amphitryon à la gorge, et le traîner hors d'ici. ALCMÈNE
Qu'a-t-il donc à parler seul? quel secret? On ouvre: c'est Sosie. |
III. iii SOSIA Amphitruo, adsum; si quid opus est, inpera, inperium exequar. IUPITER Optume advenis. SOSIA
Iam pax est inter vos duos? IUPITER Derides, qui scis iam dudum haec me dixisse per iocum. SOSIA An id ioco dixisti? equidem serio ac vero ratus. IUPITER Habui expurigationem : facta pax est. SOSIA Optume'st. 965 IUPITER Ego rem divinam intus faciam, vota quae sunt. SOSIA Censeo. IUPITER
Tu gubernatorem a navi huc evoca verbis meis SOSIA Iam heic ero, quum illeic censebis esse me. IUPITER Actutum huc redi. ALCUMENA Numquid vis, quin abeam iam intro, ut adparentur quibus opu'st? 970 IUPITER I sane, et, quantum pote'st, parata fac sint omnia. ALCUMENA Quin venis, quando vis, intro? faxo haud quicquam sit morae. IUPITER
Recte loquere et proinde diligentem ut uxorem decet. |
III, 3 SOSIE, JUPITER, ALCMÈNE SOSIE Amphitryon, me voici à ta disposition. Ordonne, je suis prêt à exécuter tes ordres. JUPITER Tu viens très à propos. SOSIE Vous avez fait la paix? Votre air me l'annonce. J'en suis content, ravi. Un bon serviteur doit avoir pour principe de régler ses sentiments sur ceux de ses maîtres, et de composer son visage sur le leur : triste, s'ils sont tristes, gai, s'ils se réjouissent. Mais, dis-moi, vous êtes donc remis en bonne intelligence? JUPITER Tu te moques; comme si tu ne savais pas que j'avais plaisanté! SOSIE Tu plaisantais? J'ai cru que c'était sérieux et tout de bon. JUPITER J'ai donné satisfaction; la paix est faite. SOSIE C'est très bien! JUPITER Je vais rentrer, pour faire le sacrifice que j'ai promis. SOSIE Tu as raison. JUPITER Va à mon vaisseau inviter de ma part Blépharon; je veux qu'il dîne avec nous après le sacrifice. SOSIE Je serai revenu, que tu me croiras encore bien loin. JUPITER Dépêche-toi. (Sosie sort.) ALCMÈNE Tu n'as plus rien à me dire? Je vais faire apprêter tout ce qui est nécessaire. JUPITER Va, et aie soin qu'on fasse diligence le plus possible. ALCMÈNE Tu peux venir quand tu voudras, on ne va pas traîner.
JUPITER |
III. iv MERCURIUS
Concedite atque abscedite omneis, de via decedite, |
III, 4 MERCURE
Gare ! place ! que tout le monde se range sur ma route. Qu'il ne se
rencontre pas de mortel assez audacieux pour gêner mon passage. Eh !
mais, par Hercule ! un dieu ne peut-il pas commander d'un ton menaçant
qu'on se range devant lui, aussi bien qu'un chétif esclave de comédie?
Cet esclave annonce l'heureuse arrivée d'un vaisseau ou la venue d'un
vieillard grondeur, et moi j'obéis à Jupiter; c'est par son ordre que
je me transporte ici. Combien donc ai-je plus droit de faire faire place
nette sur le chemin ! Mon père m'appelle; je suis là, empressé à
obéir, comme un bon fils avec son père. Je le sers dans ses amours en
parasite alerte (28), de bon conseil et de
bonne humeur. Est-il heureux, je suis au comble du bonheur. Il aime, il
a raison : c'est très bien fait à lui de suivre son penchant. Tous les
hommes doivent en faire de même, à condition de bien s'y prendre.
Maintenant il veut qu'on bafoue Amphitryon, je vais le satisfaire.
Spectateurs, vous allez voir bafouer notre homme sous vos yeux. Je me
mets une couronne sur la tête, et je fais semblant d'être ivre (29).
Mon poste est là sur la terrasse, d'où j'aurai belle à le repousser.
Qu'il s'approche, je lui enverrai de là-haut de quoi l'humecter sans
qu'il ait bu. Et puis son esclave Sosie portera la peine de mes
incartades. Ce sera lui qui paiera pour ce que j'aurai fait; tant pis.
Je dois obéissance à mon père, ses fantaisies sont ma loi. Mais voici
venir Amphitryon; il sera bafoué de la bonne manière, si toute-fois
vous voulez nous prêter attention. J'entre, et je prends la parure des
buveurs (30); puis, monté là-haut, sur la
terrasse, je l'empêcherai bien d'approcher. (Il
sort.) |
ACTVS IV .i AMPHITRUO
Naucratem quem convenire volui, in navi non erat : |
ACTE IV, 1
AMPHITRYON
J'espérais trouver Naucrate dans le vaisseau, il n'y est pas; et
personne ni chez lui, ni dans la ville, ne l'a vu. Je me suis traîné
dans les places, les gymnases, les parfumeries et le rendez-vous des
négociants, et le marché, et la grande place (31);
puis dans les boutiques des médecins et des barbiers, et dans tous les
temples; je suis harassé à force de chercher, et pas de Naucrate,
nulle part. Rentrons. J'interrogerai encore ma femme, je veux connaître
enfin le séducteur qui l'a souillée d'un tel opprobre. Je mourrai
plutôt aujourd'hui que de ne point pousser à bout cette enquête. Mais
ma porte m'est fermée. A merveille ! ça va de pair avec tout le reste.
Frappons. Ouvrez. Holà ! quelqu'un. M'ouvrira-t-on? |
IV. ii MERCURIUS Quis ad foreis est? AMPHITRUO Ego sum. MERCURIUS Quid ego sum. AMPHITRUO Ita loquor. MERCURIUS
Tibi Iupiter AMPHITRUO Quo modo? MERCURIUS Eo modo, ut profecto vivas aetatem miser. AMPHITRUO Sosia ! MERCURIUS
Ita, sum Sosia, nisi me esse oblitum existumas. AMPHITRUO Sceleste, at etiam quid velim, id tu me rogas? 1025 MERCURIUS
Ita, rogo. paene effregisti, fatue, foribus cardines. AMPHITRUO
Verbero, etiam quis ego sim me rogitas, ulmorum acheruns ! MERCURIUS Prodigum te fuisse oportet olim in adulescentia. AMPHITRUO Quidum? MERCURIUS Quia senecta aetate a me mendicas malum. AMPHITRUO Cum cruciatu tuo istaec hodie, verna, verba funditas. MERCURIUS Sacrufico ego tibi. AMPHITRUO Qui? MERCURIUS Quia enim te macto infortunio.
LACUNE
jusqu'à la fin de l'acte IV : TEXTE D'HERMOLAUS BARBARUS
AMPHITRUO
« Tun' me mactes, carnufex? nisi formam dii hodie meam perduint,
MERCURIUS
Larva umbratilis, tu me minis territas?
AMPHITRUO
« Tun', furcifer, meis me procul prohibessis aedibus?
MERCURIUS
« Pergin'?
AMPHITRUO
Pergo.
MERCURIUS
Adcipe.
AMPHITRUO
Sceleste, in herum? si te hodie adprehendero,
MERCURIUS
« Bacchanal te exercuisse oportuit, senex.
AMPHITRUO
Quidum?
MERCURIUS
« Quando tu me tuum servom censes.
AMPHITRUO
Quid? censeo?
MERCURIUS
« Malum tibi : praeter Amphitruonem, herum gnovi neminem.
AMPHITRUO
« Num formam perdidi? mirum, quin me gnorit Sosia.
MERCURIUS
« Amphitruo? sanusne es? nonne tibi praedictum, senex,
AMPHITRUO
« Qua uxore?
MERCURIUS
Alcumena.
AMPHITRUO
Quis homo?
MERCURIUS
Quotiens vis dictum? Amphitruo,
AMPHITRUO
Quicum cubat?
MERCURIUS
« Vide, ne infortunium quæras, qui me sic ludifices?
AMPHITRUO
« Dic, quaeso, mi Sosia.
MERCURIUS
Blandire? cum Alcumena.
AMPHITRUO
In eodemne
MERCURIUS
« Imo, ut arbitror, corpore corpus incubat.
AMPHITRUO
Væ misero mihi?
MERCURIUS
« Lucri'st, quod miseriam deputat : nam uxorem usurariam
AMPHITRUO
« Sosia.
MERCURIUS
Quid, malum, Sosia?
AMPHITRUO
Non me gnovisti, verbero?
MERCURIUS
« Gnovi te hominem molestum, qui ne emas litigium.
AMPHITRUO
Adhuc
MERCURIUS
Tu Bacchus es,
AMPHITRUO
« Cupio adcersi : utinam ne pro benefactis hodie patriam,
MERCURIUS
« Adcersam equidem : sed de foribus tu interea, sis, vide. |
IV, 2 MERCURE, AMPHITRYON MERCURE Qui est là? AMPHITRYON C'est moi. MERCURE Moi! qui? AMPHITRYON C'est moi, te dis-je. MERCURE Il faut, certes, que tu aies sur toi la colère de Jupiter et de tous les dieux, toi qui viens briser notre porte. AMPHITRYON Comment? MERCURE Eh bien, ils t'apprêtent des misères pour la vie. AMPHITRYON Sosie! MERCURE Oui, je suis Sosie. Crains-tu pas que j'oublie mon nom? Que veux-tu? AMPHITRYON Scélérat, tu me demandes ce que je veux? MERCURE Oui, je te le demande. Maître fou, tu as failli briser les gonds de la porte. T'imagines-tu qu'on nous en fournisse aux frais de l'État? Qu'as-tu à me regarder, imbécile? que veux-tu? qui es-tu? AMPHYTRION Pendard, tu me demandes qui je suis? vrai gouffre à verges! Par Pollux! les verges te brûleront le dos aujourd'hui pour toutes ces insolences. MERCURE Il faut que tu aies été dissipateur dans ta jeunesse. AMPHITRYON Pourquoi? MERCURE Parce que, dans ton âge mûr, tu viens quêter... des horions. AMPHITRYON Ton supplice payera ces beaux discours, mauvais plaisant. MERCURE Je t'offre un sacrifice. AMPHITRYON Comment? MERCURE Oui, un sacrifice pour t'enrichir d'infortune (32). LACUNE : TEXTE D'HERMOLAUS BARBARUS AMPHITRYON (33) Moi, ta victime, bourreau ! Si les dieux ne dénaturent aujourd'hui ma personne, tu seras chargé de nerfs de boeuf, vraie oblation de Saturne, et je te ferai aussi un sacrifice de coups et de tortures. Sors, maraud ! MERCURE Vieux fantôme, tu voudrais m'effrayer par tes menaces ! Si tu ne fuis sans plus tarder, si tu frappes encore, si tu fais craquer la porte du bout du doigt, cette tuile ira te casser la tête, et te fera cracher ta langue avec tes dents. AMPHITRYON Coquin, tu m'interdiras l'entrée de ma maison? tu m'empêcheras de frapper à ma porte? Je vais la jeter hors des gonds. MERCURE Essaye. AMPHITRYON A l'instant. MERCURE (lui jetant une tuile). Attrape ! AMPHITRYON Scélérat, à ton maître ! Si tu tombes aujourd'hui entre mes mains, je t'arrangerai si bien que tu t'en ressentiras toute ta vie. MERCURE Tu viens de faire tes Bacchanales, bonhomme. AMPHITRYON Comment? MERCURE Oui, puisque tu me crois ton esclave. AMPHITRYON Qu'est-ce à dire? je crois? MERCURE Le ciel te confonde ! Je ne connais pas d'autre maître qu'Amphitryon. AMPHITRYON Est-ce que j'ai perdu ma figure? Quoi ! Sosie ne me reconnaît pas? Interrogeons-le. Dis-moi, pour qui me prends-tu? Ne suis-je pas Amphitryon? MERCURE Amphitryon? tu es fou. Ne disais-je pas bien que tu sortais des Bacchanales, bonhomme, puisque tu me demandes qui tu es? Va-t'en, je te le conseille; ne nous ennuie pas, tandis qu'Amphitryon, au sortir des combats, prend du plaisir avec son épouse. AMPHITRYON Avec quelle épouse? MERCURE Avec Alcmène. AMPHITRYON Qui donc? MERCURE Combien de fois veux-tu que je le redise? Amphitryon, mon maître. Cesse de m'ennuyer. AMPHITRYON Avec qui est-il couché? MERCURE Tu veux qu'il t'arrive malheur de te jouer ainsi de moi. AMPHITRYON Dis, mon cher Sosie. MERCURE Ah ! des douceurs ! Eh bien ! c'est avec Alcmène. AMPHITRYON Dans la même chambre? MERCURE Mieux que cela, je pense : couchés corps contre corps. AMPHITRYON Ah ! malheur ! MERCURE (à part). Il s'afflige de ce qu'il prend pour un malheur. Prêter sa femme à un autre, c'est comme si on lui donnait un mauvais terrain à cultiver. AMPHITRYON Sosie ! MERCURE Malepeste ! Eh bien, Sosie? AMPHITRYON Est-ce que tu ne me reconnais pas, pendard? MERCURE Si, je te reconnais pour un ennuyeux personnage. Ne te fais pas de méchantes affaires. AMPHITRYON Encore une fois, ne suis-je pas Amphitryon, ton maître? MERCURE Tu es Bacchus, et non pas Amphitryon. Faudra-t-il te le répéter cent fois? Mon maître Amphitryon est à présent dans les bras d'Alcmène. Si tu continues, je le ferai venir, et tu t'en repentiras. AMPHITRYON Oui, qu'il vienne. (A part.) Grands dieux ! faut-il aujourd'hui que, pour prix de mes services, je perde patrie, maison, femme, esclaves, tout, jusqu'à ma figure? MERCURE Je vais le chercher. En attendant, songe à ménager notre porte. Si tu nous importunes, tu ne m'échapperas pas, je t'immole. (Il rentre dans l'intérieur de la maison.) |
IV. iii
AMPHITRUO, BLEPHARO, SOSIA
AMPHITRUO
« Di vostram fidem ! quae intemperiae nostram agunt familiam ! quae
mira
BLEPHARO
« Quid illuc Sosia? magna sunt, quae mira proedicas.
SOSIA
« Aio; sed heus tu, quom ego Sosiam, Amphitruonem Amphitruo, quid
scis an
BLEPHARO
« Mira profecto : sed gradus condecet grandire : nam ut video,
AMPHITRUO
Et quid aliena
SOSIA
Blepharo?
BLEPHARO
Quid est?
SOSIA
Nescio quid mali suspicor.
BLEPHARO
« Quid?
SOSIA
Vide, sis, herus salutator obpessulatas ante foreis graditur.
BLEPHARO
« Nihil est, famem exspectat obambulans.
SOSIA
Curiose quidem : foreis enim
BLEPHARO
Obgannis?
SOSIA
Nec gannio, nec latro.
AMPHITRUO
« Ut metuo, ne, victis hostibus, di partam expungant gloriam.
SOSIA
De me locutus, et quae velim minus.
BLEPHARO
« Ut lubet.
AMPHITRUO
Si illum datur hodie mastigiam adprehendere ostendam quid sit
SOSIA
Audin' tu illum?
BLEPHARO
Audio.
SOSIA
BLEPHARO
Quid dicturus sis nescio :
SOSIA
Vetu'st adagium : Fames et mora
BLEPHARO
Verum quidem. E loco conpellemus
AMPHITRUO
Blepharonem audio : mirum quid ad me veniat.
BLEPHARO
Oblitus tam cito, quam diluculo
AMPHITRUO
« Nusquam factum gentium : sed ubi illic scelestus?
BLEPHARO
Quis?
AMPHITRUO
Sosia.
BLEPHARO
« Eccum ilium.
AMPHITRUO
Ubi?
BLEPHARO
Ante oculos : non vides?
AMPHITRUO
Vix video prae ira, adeo me istic
BLEPHARO
Ausculta, precor.
AMPHITRUO
Dic, ausculto : tu vapula.
SOSIA
« Qua de re? num satis tempori? non ocius quivi, si me
BLEPHARO
Abstine, quaeso; non potuimus
AMPHITRUO
Sive grallatorius, sive
BLEPHARO
Quid mali fecit tibi?
AMPHITRUO
Rogas? ex illo
SOSIA
Egone?
AMPHITRUO
« Tu, quid minitabas te facturum, si istas pepulissem foreis?
SOSIA
AMPHITRUO
Quis te misit,
SOSIA
Qui me rogat.
AMPHITRUO
Quando gentium?
SOSIA
Dudum, modo
AMPHITRUO
Bacchus te inritassit
SOSIA
« Nec Bacchum salutem hodie, nec Cererem. Tu purgar jusseras
AMPHITRUO
Blepharo, dispeream, si aut intus adhuc fui
SOSIA
Domi cum Alcumena conjuge.
AMPHITRUO
Scelestum caput ! cum uxore?
SOSIA
Blepharo !
BLEPHARO
Amphitruo, mitte hunc mea gratia,
AMPHITRUO
En mitto; quid vis, loquere.
BLEPHARO
Istic jam dudum mihi
AMPHITRUO
« Becte moues ; eamus, te advorsum uxori etiam advocatum volo. |
IV, 3 AMPHITRYON, BLÉPHARON, SOSIE AMPHITRYON (d'abord seul). Justes dieux ! quel délire trouble toute ma maison ! Quels prodiges depuis mon retour ! Ainsi se vérifierait ce que l'on raconte de ces Athéniens qui demeurèrent transformés en bêtes féroces dans l'Arcadie, et qui devinrent méconnaissables pour toujours à leurs parents. BLÉPHARON (ne voyant pas Amphitryon). Que me dis-tu là, Sosie? voilà une merveille étrange. Tu as trouvé chez vous un autre Sosie tout à fait semblable à toi? SOSIE Oui. Ah ! çà, et toi? puisque j'ai mon Sosie, et Amphitryon son Amphitryon, que sais-tu si tu n'auras pas fait aussi un autre Blépharon? Oh! fassent les dieux que tu eusses le corps meurtri, les dents cassées, avec le ventre vide, pour être mieux convaincu; car cet autre moi, qui suis là dedans, m'a battu d'une rude manière. BLÉPHARON C'est étonnant ! Mais allongeons le pas; car je vois Amphitryon qui attend, et mon estomac se plaint d'inanition. AMPHITRYON (continuant à parler seul). Mais pourquoi chercher ailleurs des exemples? Quels prodiges signalent l'origine des Thébains ! Le héros qui cherchait Europe, vainqueur du serpent de Mars, fit naître soudain, d'une semence monstrueuse, une foule de guerriers qui se livrèrent combat; le frère égorgeait le frère, lances et casques mêlés. L'auteur de notre race, uni à la fille de Vénus, ne traîna-t-il pas dans les plaines de l'Épire un corps de serpent? Telle est la volonté suprême du grand Jupiter ! ainsi l'ordonne la fatalité ! Tous les héros thébains sont récompensés de leurs brillants exploits par les maux les plus cruels. Cette destinée s'étend sur moi; mon courage devait passer aussi par des épreuves affreuses, intolérables. SOSIE Blépharon? BLÉPHARON Qu'est-ce? SOSIE Je soupçonne je ne sais quel malheur. BLÉPHARON Pourquoi? SOSIE Mon maître se promène, comme un client, devant la porte fermée. BLÉPHARON Ce n'est rien. Il fait de l'exercice pour se donner de l'appétit. SOSIE Il s'y prend bien. Il a fermé la porte, de peur de le laisser échapper. BLÉPHARON Qu'est-ce que tu chantes? SOSIE Je ne chante ni n'aboie. Crois-moi, écoutons; je ne sais ce qu'il rumine à part lui. Attends un peu, je vais tâcher d'entendre ce qu'il dit. AMPHITRYON (parlant toujours seul). Je crains bien que les dieux ne veuillent abolir la gloire que mon triomphe m'avait acquise. Toute ma maison est étrangement bouleversée; ma femme séduite, flétrie, déshonorée. Cela me tue. Et cette coupe? je n'y comprends rien. Le cachet est demeuré intact. Et puis elle rapporte les détails du combat, la défaite de Ptérélas, qui a péri sous mes coups... Ah ! j'y suis; c'est un jeu. Sosie a conduit l'affaire. N'a-t-il pas eu aussi l'insolence de m'arrêter à ma porte? SOSIE Il parle de moi, et au-dessous de ce que je voudrais. Ne l'abordons pas, je t'en prie, avant de savoir ce que médite sa colère. BLÉPHARON Comme tu voudras. AMPHITRYON Si je peux le tenir, ce vaurien, je lui montrerai ce que c'est que de s'attaquer à son maître, de le tromper, de le menacer. SOSIE L'entends-tu? BLÉPHARON Oui. SOSIE Voilà une batterie dressée contre mes épaules. Allons le trouver. Tu sais ce qu'on dit vulgairement? BLÉPHARON J'ignore ce que tu diras, mais je sais ce qui t'attend. SOSIE Il y a un vieux proverbe qui dit que la faim et l'impatience échauffent la bile. BLÉPHARON C'est vrai. Ne tardons plus à le saluer. Amphitryon! AMPHITRYON J'entends Blépharon! (A part.) Quel soin l'attire ici? Mais il se présente à propos pour m'aider à con-fondre ma criminelle épouse. (A Blépharon.) Qu'est-ce qui t'amène, Blépharon? BLÉPHARON As-tu donc si tôt oublié que tu as envoyé de grand matin Sosie au vaisseau pour m'engager à dîner? AMPHITRYON Jamais de la vie. Mais où est-il, ce traître? BLÉPHARON Qui? AMPHITRYON Sosie. BLÉPHARON Le voilà. AMPHITRYON Où? BLÉPHARON Devant tes yeux. Tu ne le vois pas? AMPHITRYON J'y vois à peine, tant je suis en colère, tant il m'a mis hors de moi. (A Sosie.) Tu ne m'échapperas pas; je t'immole. Ne me retiens pas, Blépharon. BLÉPHARON Écoute-moi, je t'en prie. AMPHITRYON Parle, je t'écoute. (A Sosie.) Et toi des coups de bâton. SOSIE Pourquoi? me suis-je fait attendre? je n'ai pas pu aller plus vite, quand même j'aurais eu la voiture de Dédale. BLÉPHARON Ne le frappe pas, je te supplie. Nous n'avons pas pu marcher à plus grands pas. AMPHITRYON Qu'il ait marché à pas de géant ou de tortue, je veux absolument l'exterminer, le scélérat ! (Battant Sosie.) Voilà pour la terrasse ! voilà pour les tuiles ! voilà pour la porte fermée ! voilà pour t'être moqué de ton maître ! voilà pour tes insolentes paroles ! BLÉPHARON Quel mal t'a-t-il fait? AMPHITRYON Ce qu'il m'a fait? Il était sur cette terrasse, et moi à la porte, et il m'a chassé de ma maison. SOSIE Moi? AMPHITRYON Toi. De quoi me menaçais-tu, si je frappais à cette porte? Le nieras-tu, scélérat? SOSIE Assurément. Et Blépharon, que j'amène, pourra bien me servir de témoin. Tu m'as dépêché vers lui, pour l'inviter. AMPHITRYON Qui t'a envoyé, coquin? SOSIE Celui qui m'interroge. AMPHITRYON Quand? SOSIE Tantôt, tout à l'heure, après t'être réconcilié avec ta femme à la maison. AMPHITRYON Que Bacchus te trouble le cerveau ! SOSIE Plaise aux dieux que je ne rencontre aujourd'hui ni Bacchus ni Cérès ! Tu avais ordonné qu'on préparât les vases pour faire un sacrifice, et tu m'as envoyé chercher Blépharon pour dîner avec toi. AMPHITRYON Blépharon, que je meure si je suis entré encore chez moi, ou si je lui ai donné cette commission. (A Sosie.) Dis, où m'as-tu laissé? SOSIE Chez toi, avec Alcmène, ta femme. En te quittant, j'ai volé au port, et j'ai invité Blépharon de ta part. Nous voici; je ne t'avais pas vu depuis. AMPHITRYON Tête de vaurien ! j'étais avec ma femme ! Je t'assommerai sur la place. SOSIE Blépharon! BLÉPHARON
Amphitryon, laisse-le, pour l'amour de moi, et veuille m'écouter. Je le laisse, dis ce que tu as à dire. BLÉPHARON Il me racontait tout à l'heure des choses surprenantes. Peut-être un magicien, un enchanteur a-t-il ensorcelé tout ton monde. Prends d'autres informations. Vois ce que c'est, et n'inflige pas de châtiment à ce pauvre malheureux avant de t'être rendu compte. AMPHITRYON
Tu as raison. Allons; tu me serviras de témoin contre mon épouse. |
IV, iiii JUPITER, AMPHITRUO, SOSIA,
BLEPHARO
IUPITER
« Quis tam vasto impete has foreis toto convolsit cardine?
SOSIA
Blepharo, illic qui
BLEPHARO
Proh Jupiter !
IUPITER SOSIA Dixin' tibi hunc veneficum? AMPHITRUO
« Imo ego hunc, Thebani civeis, qui domi uxorem meam SOSIA « Here, si tu nunc esuris, ego satur pugnis ad te volito. AMPHITRUO « Pergin', mastigia? SOSIA Abi ad Acheruntem, venefice. AMPHITRUO
Men' veneficum? IUPITER Quae, hospes, intemperiae, ut tu meum verberes? AMPHITRUO Tuum? IUPITER Meum. AMPHITRUO « Mentiris. IUPITER Sosia, i intro : dum hunc sacrufico, fac paretur prandium. SOSIA
« Ibo. Amphitruonem, arbitror, ita comiter Amphitruo IUPITER
Tun' me AMPHITRUO Mentiris, inquam, meae conruptor familiae ! IUPITER « Ob istuc indignum dictum, te obstricto collo hac adripiam. AMPHITRUO « Vae misero mihi ! IUPITER At id praecavisse oportuit. AMPHITRUO Blepharo, subpetias mihi. BLEPHARO
Consimeleis sunt adeo, ut utri adsim, nesciam : rixam tamen, IUPITER Hunc tu Amphitruonem dictitas? BLEPHARO
« Quid ni? unus olim; nunc vero partus est geminus. IUPITER
Linquo : sed die mihi, videturne tibi BLEPHARO Uterque quidem. AMPHITRUO
Pro summe Jupiter ! ubi hodie IUPITER Tu negas? AMPHITRUO « Pernego, quando Thebis, praeter me, nemo'st alter Amphitruo. IUPITER « Imo praeter me, nemo; atque adeo tu, Belpharo, judex sies. BLEPHARO « Faciam id, si queo, signis palam : tu responde prius. AMPHITRUO Lubens. BLEPHARO « Antequam cum Taphiis a te pugna sit mita, quid mandasti mihi? AMPHITRUO « Parata navi, clavo haereres sedulo. IUPITER « Ut si nostri fugam facerent, illuc me tuto reciperem. BLEPHARO « Item aliud? AMPHITRUO Ut bene nummatum servaretur marsuplum. IUPITER « Quae pecuniae? BLEPHARO Tace, sis, tu; meum'st quaerere : scisti numerum? IUPITER « Talenta quinquaginta attica. BLEPHARO
Hic ex amussim rem enarrat; et tu, AMPHITRUO Duo millia. JUPITER Oboli vero bis totidem. BLEPHARO
Uterque IUPITER
« Attende, sis : hac dextera, ut gnosti, regem mactavi Pterelam; AMPHITRUO
Hei mihi ! quid audio? vix apud me sum : IUPITER
« Ego idem latrones hosteis bello et virtute contudi. AMPHITRUO
Di immortales ! mihimet
BLEPHARO IUPITER
« Quid dicas, gnovi : cicatricem in dextro musculo ex illoc volnere BLEPHARO Eam quidem. AMPHITRUO Adposite. IUPITER Viden'? en adspice. BLEPHARO « Detegite, adspiciam. IUPITER Deteximus, vide. BLEPHARO
Supreme Jupiter, FIN DE LA LACUNE |
IV, 4 JUPITER, AMPHITRYON, SOSIE, BLÉPHARON JUPITER(feignant de ne pas voir les autres personnages). Quel est le brutal dont la violence arrache ainsi ma porte des gonds? Qui fait tout ce vacarme devant ma demeure? Si je l'y prends, je le sacrifie aux mânes des Téléboens. Rien ne me réussit aujourd'hui. J'ai quitté Blépharon et Sosie pour chercher Naucrate, et sans trouver l'un j'ai perdu les autres; mais je les aperçois. Allons leur demander ce qui les retient. SOSIE Blépharon, voilà mon maître qui sort de chez nous. Celui-ci est un sorcier. BLÉPHARON O Jupiter ! que vois-je? c'est là Amphitryon ! Ce n'est donc pas celui-ci? Ce ne peut pas être lui (montrant Amphitryon) et lui (montrant Jupiter), à moins qu'il ne soit double. JUPITER Voici Blépharon avec Sosie; il faut leur parler. Te voilà enfin, Sosie? je suis affamé. SOSIE (montrant Amphitryon). Ne te le disais-je pas que celui-ci n'était qu'un fourbe? AMPHITRYON Non, Thébains, c'est lui (montrant Jupiter), ce traître qui a séduit ma femme, et qui a fait de ma maison un trésor d'adultère. (à Jupiter).Mon maître, si tu as faim, moi j'ai tout mon soûl de coups de poing. AMPHITRYON Tu continues, pendard? SOSIE Va-t'en aux enfers, sorcier. AMPHITRYON Moi, sorcier! voilà pour toi. (Il le frappe.) JUPITER Étranger, quel est cet emportement? frapper mon esclave? AMPHITRYON Ton esclave? JUPITER Oui. AMPHITRYON Tu mens ! JUPITER Sosie, rentre; et tandis que j'immole cet impertinent, fais préparer le dîner. SOSIE J'y vais. (A part.) Amphitryon, je pense, traitera civilement Amphitryon, comme l'autre Moi a traité Sosie ce matin. Tandis qu'on se bat, courons au cabaret; je vais nettoyer tous les plats et vider tous les pots. (Il sort.) JUPITER Ah ! je mens, à ce que tu dis? AMPHITRYON Oui, tu mens, corrupteur de ma maison ! JUPITER Pour cet indigne propos, je vais te serrer à la gorge, et te forcer à me suivre. AMPHITRYON Ah, malheur à moi! JUPITER Il fallait te tenir sur tes gardes. AMPHITRYON Blépharon, à l'aide ! BLÉPHARON Ils se ressemblent tant, que je ne sais de quel côté me ranger. Cependant je tâcherai de les séparer. (A Jupiter.) Amphitryon, n'étrangle pas Amphitryon. Ne vous battez pas. Lâche-le, je t'en prie. JUPITER Tu l'appelles toujours Amphitryon ! BLÉPHARON Eh ! oui. Il n'y en avait qu'un, maintenant il est doublé. Si tu prétends l'être, il n'en a pas moins la même figure. Lâche-lui le cou, je t'en conjure. JUPITER J'y consens; mais dis-moi, tu crois que c'est là Amphitryon. BLÉPHARON Vous semblez l'être tous les deux. AMPHITRYON O grand Jupiter ! comment m'as-tu dérobé aujourd'hui ma figure? (S'adressant au faux Amphitryon.) Je te le demande encore : oses-tu dire que tu es Amphitryon? JUPITER Oses-tu le nier? AMPHITRYON Si je le nie ! puisqu'il n'y a pas à Thèbes d'autre Amphitryon que moi. JUPITER Ce n'est pas vrai; il n'y en a pas d'autre que moi. Et je veux que Blépharon soit notre juge. BLÉPHARON Je vais tâcher de découvrir la vérité. (A Amphitryon.) Réponds-moi le premier. AMPHITRYON Soit. BLÉPHARON Avant de livrer bataille aux Taphiens, que m'ordonnas-tu? AMPHITRYON De tenir le vaisseau prêt, et de ne pas quitter un moment le gouvernail. JUPITER Afin que si les nôtres étaient mis en fuite, un asile sûr m'abritât. BLÉPHARON Et puis? AMPHITRYON Qu'on eût soin de garder ma bourse bien garnie. JUPITER Combien contenait-elle d'argent? BLÉPHARON Tais-toi; c'est à moi d'interroger. Combien y avait-il? JUPITER Cinquante talents attiques. BLÉPHARON C'est cela même. (A Amphitryon.) Et toi, combien de philippes? AMPHITRYON Deux mille. JUPITER Avec deux fois autant d'oboles. BLÉPHARON L'un et l'autre savent parfaitement le compte; il fallait qu'un des deux fût caché dans la bourse. JUPITER Fais attention. Tu sais que ce bras a donné la mort au roi Ptérélas, et que j'ai enlevé au vaincu ses dépouilles; j'ai apporté ici dans un coffret la coupe qui lui servait à table, et je l'ai donnée à ma femme, qui a pris le bain avec moi, m'a assisté pendant le sacrifice, et avec qui je me suis mis au lit. AMPHITRYON O ciel ! qu'entends-je? Je ne me connais plus. Je dors les yeux ouverts; je rêve tout éveillé; je meurs tout vivant. C'est moi cependant, moi-même qui suis Amphitryon, petit-fils de Gorgophone, général des Thébains, l'ami le plus cher de Créon, le vainqueur des Téléboens, moi qui ai mis en déroute à force de courage les Acarnaniens et les Taphiens avec leur roi, et qui leur ai imposé, pour les gouverner, Céphale, fils du grand Déionée. JUPITER C'est moi qui ai réduit par la force des armes les ennemis, meurtriers d'Électryon et des frères de ma femme, et dont les brigandages et les pirateries dévastaient l'Achaïe, l'Étolie, la Phocide et la mer Égée, et les rivages de Crète et d'Ionie. AMPHITRYON Dieux immortels ! je m'en crois à peine. Avec quelle exactitude il rapporte toutes les circonstances ! Vois, Blépharon. BLÉPHARON Il n'y a plus qu'un seul signe à vérifier : si vous l'avez tous deux, vous serez deux Amphitryons. JUPITER Je sais ce que tu veux dire, la cicatrice de la blessure que me fit Ptérélas au bras droit. BLÉPHARON C'est cela même. AMPHITRYON Très bien. JUPITER Tiens, regarde. BLÉPHARON Découvrez vos bras, que je voie. JUPITER Ils sont découverts, regarde.
BLÉPHARON |
IV, v. BLEPHARO, AMPHITRUO, JUPITER BLEPHARO
Vos inter vos partite : ego abeo, mi negotium'st. AMPHITRUO Blepharo, quaeso, ut advocatus mihi adsis, neve abeas. BLEPHARO
Vale. IUPITER Intro ego hinc eo; Alcumena parturit. AMPHITRUO
Perii miser ! |
BLÉPHARON, AMPHITRYON, JUPITER (34)
BLÉPHARON
Arrangez-vous ensemble; moi je me retire, j'ai à faire. Jamais je
ne vis pareil prodige.
AMPHITRYON
Blépharon, je t'en prie, sois mon défenseur, ne m'abandonne pas.
BLÉPHARON
Adieu. Ton défenseur? à quoi bon? je ne sais duquel des deux je serais
le défenseur. (Il sort.)
JUPITER (à part).
Je rentre. Alcmène est en mal d'enfant. (Il sort.)
AMPHITRYON
Malheureux ! je suis perdu ! Que faire, quand mes défenseurs et mes
amis m'abandonnent? Non, par Pollux! il ne se jouera pas de moi
impunément, quel qu'il soit. Je cours tout droit au roi. Je lui dirai
ce qui s'est passé. Je tirerai vengeance de cet enchanteur thessalien,
qui a mis sens dessus dessous l'esprit de tous mes gens. Mais où
est-il? Il est retourné, je pense, là dedans, auprès de ma femme. Y
a-t-il à Thèbes un mortel plus à plaindre que moi? Que devenir?
Personne ne me reconnaît; tout le monde se moque de moi comme il lui
plaît. Ne délibérons plus. Je forcerai l'entrée de ma maison; et le
premier que j'aperçois, servante, valet, femme, séducteur, père,
aïeul, n'importe, je le tue sur la place. Jupiter et tous les dieux
tâcheraient en vain de me retenir. La résolution en est prise, il faut
agir. Courons chez moi. (On entend gronder la
foudre, Amphitryon tombe évanoui.) |
ACTUS V. i BROMIA
Spes atque opes vitae meae iacent sepultae in pectore, AMPHITRUO Perii ! BROMIA Surge. AMPHITRUO Interii !. BROMIA Cedo manum. AMPHITRUO Quis me tenet? BROMIA Tua Bromia ancilla. AMPHITRUO
Totus timeo, ita me increpuit
Iupiter. BROMIA
Eadem nos formido timidas terrore impulit : AMPHITRUO
Agedum expedi; BROMIA Scio. AMPHITRUO Viden' etiam nunc , BROMIA Scio. AMPHITRUO Haec sola sanam mentem gestat meorum familiarium. BROMIA Imo omneis sani sunt profecto. AMPHITRUO
At me uxor insanum facit BROMIA
At ego faciam, tu idem ut aliter praedices, 1085 AMPHITRUO Ain' tu, geminos? BROMIA Geminos. AMPHITRUO Di me servant. BROMIA
Sine me dicere, AMPHITRUO Loquere. BROMIA
Postquam parturire hodie uxor obcoepit tua, AMPHITRUO
Quaeso, absolvito hinc me extemplo, quando satis deluseris. BROMIA
Dum haec aguntur, interea uxorem tuam AMPHITRUO
Iam istuc gaudeo, 1100 BROMIA
Mitte istaec, atque haec, quae dicam, adcipe. AMPHITRUO
Nimia mira memoras : si istaec vera sunt, divinitus 1105 BROMIA
Magis iam, faxo, mira dices : postquam in cunas conditu'st, AMPHITRUO Hei mihi. BROMIA
Ne pave : sed angueis oculis omneis circumvisere. 1110 AMPHITRUO
Mira memoras ! nimis formidolosum facinus praedicas. BROMIA
Puer ambo angueis enicat. AMPHITRUO Quis homo? BROMIA
Summus inperator divom atque hominum, Iupiter. AMPHITRUO
Pol, me haud paenitet, |
ACTE V, 1 BROMIA, AMPHITRYON BROMIA Plus d'espoir ! Ma force est éteinte ! Je suis morte ! Je ne sais plus à quel dieu me vouer : la mer, la terre, le ciel semblent s'ébranler et fondre sur moi pour m'écraser. Pauvre Bromia ! où te cacher? Quels prodiges arrivés dans notre maison ! C'est fait de moi ! Le coeur me manque. Si l'on me donnait un peu d'eau fraîche ! Je suis toute bouleversée, anéantie. La tête me fait mal, mes oreilles n'entendent plus, mes yeux ne voient plus. Y a-t-il femme plus malheureuse que moi? Qu'ai-je vu? Ma chère mat-tresse ! Quand elle a senti son travail commencer, elle implora les dieux. Quel bruit soudain ! quel fracas ! quels éclats redoublés ! quel tonnerre ! A ces coups effroyables chacun tombe immobile. Alors on entend je ne sais quelle grande voix : « Alcmène, il t'arrive un protecteur : sois sans crainte. C'est un habitant des cieux, propice à toi et à ta famille. Et vous, que la terreur a jetés par terre, levez-vous. » Je me relève sur place; la maison me parut toute en feu, tant elle brillait de lumière. En ce moment, Alcmène m'appelle. Sa voix me fait frissonner. La crainte pour ma maîtresse l'emporte. J'accours pour savoir ce qu'elle veut, et je vois qu'elle a mis au monde deux jumeaux, sans que pas un de nous se fût aperçu de l'enfantement, ou même s'en fût douté. (Apercevant Amphitryon.) Mais qu'est-ce que ceci? Quel est ce vieillard étendu par terre devant notre maison? Jupiter l'a-t-il frappé? En vérité, je le crois. Il est gisant comme s'il était mort. Voyons qui ce peut-être. Ciel ! c'est Amphitryon, mon maître. Amphitryon ! AMPHITRYON Je suis perdu ! BROMIA Lève-toi. AMPHITRYON Je suis mort ! BROMIA Donne-moi la main. AMPHITRYON Qui est-ce qui me prend la main? BROMIA Bromia, ton esclave. AMPHITRYON Je tremble de tout mon corps. Jupiter m'a foudroyé. Il me semble que je reviens des bords de l'Achéron (35) Mais pourquoi es-tu sortie? BROMIA La même épouvante nous a consternées. Nous venons de voir de grands prodiges s'opérer chez toi. O dieux, Amphitryon, je n'ai pas encore repris l'usage de mes sens. AMPHITRYON D'abord tire-moi d'un doute. Reconnais-tu bien ton maître Amphitryon? BROMIA Oui. AMPHITRYON Regarde encore. BROMIA Oui, c'est toi. AMPHITRYON Cette fille est la seule de tous mes gens qui n'ait pas perdu l'esprit. BROMIA Aucun ne l'a perdu, je t'assure. AMPHITRYON Mais moi, j'ai la tête tournée de la conduite infâme d'Alcmène. BROMIA Si tu veux m'entendre, Amphitryon, tu changeras de langage, et tu verras par des preuves évidentes quel ta femme est honnête et vertueuse. D'abord, il faut que tu saches qu'elle vient d'accoucher de deux fils. AMPHITRYON Vraiment ! deux fils? BROMIA Oui. AMPHITRYON Les dieux me sont en aide. BROMIA Laisse-moi parler, je t'apprendrai à quel point les dieux te favorisent ainsi que ton épouse. AMPHITRYON Parle. BROMIA Lorsque le travail de l'enfantement commença, et qu'elle sentit les douleurs que les femmes éprouvent en pareil cas, elle invoqua le secours des dieux immortels, mains purifiées et tête voilée. Aussitôt il s'est fait un grand bruit de tonnerre. Il nous semblait que la maison allait s'écrouler, et elle devint si resplendissante qu'on eût dit qu'elle était d'or. AMPHITRYON Au fait, promptement, je t'en supplie. C'est assez t'amuser à mes dépens. Qu'arriva-t-il alors? BROMIA Pendant tout ce tumulte, sans faire entendre aucun gémissement, aucun cri, ton épouse est accouchée; elle n'avait point eu de douleurs. AMPHITRYON J'en suis bien aise, quelle qu'ait été sa conduite envers moi. BROMIA Cesse tes plaintes, et écoute la fin de mon récit. Délivrée, elle nous ordonne de laver les deux nouveau-nés. Nous nous empressons d'obéir! Dieux, que celui que j'ai lavé est grand et robuste ! Jamais il n'a été possible de l'envelopper dans les langes. AMPHITRYON Que tout cela me surprend ! Si tu dis vrai, je ne doute pas que les dieux ne soient venus au secours de ma femme. BROMIA Tu vas être bien plus émerveillé. Lorsque nous eûmes placé cet enfant dans son berceau, voici que du haut de l'air volent dans la cour deux serpents énormes, dressant leur tête menaçante. AMPHITRYON Je frémis. BROMIA Tranquillise-toi. Ces deux serpents nous parcourent des yeux tous; puis, apercevant les deux jumeaux, ils vont droit à eux. Moi de tirer le berceau en avant, en arrière, de-ci, de-là, craignant pour les enfants, et très effrayée pour mon propre compte. Les serpents n'en sont que plus acharnés à nous poursuivre. Mais le plus fort des jumeaux, voyant les deux monstres, s'élance de son berceau, se précipite sur eux, et en saisit un de chaque main très vite. AMPHITRYON Quelles merveilles ! Tu me racontes une histoire terrible. Je tremble d'épouvante rien qu'à t'entendre. Et après, qu'arriva-t-il? dis-moi. BROMIA L'enfant étouffe les deux serpents. Au même moment, une voix sonore appelle ta femme. AMPHITRYON Quelle voix? BROMIA Celle du souverain des dieux et des hommes, Jupiter. Il déclare qu'il a été l'amant d'Alcmène mystérieusement, et que l'enfant vainqueur des serpents est son fils, tandis que l'autre t'appartient. AMPHITRYON
Par Pollux ! ce m'est un grand honneur d'être commun en biens avec
Jupiter (36). Cours à la maison, fais préparer les vases sacrés; je
veux que des victimes nombreuses m'obtiennent sa faveur. On ira chercher
le devin Tirésias, et je le consulterai sur ce que je dois faire, après
lui avoir conté ce qui vient de se passer. Mais qu'entends-je? Quels éclats
de tonnerre ! Justes dieux, ayez pitié de moi. |
V. ii IUPPITER
Bono animo es, adsum auxilio, Amphitruo, tibi et tuis; |
V, 2 JUPITER (dans les nuages). Rassure-toi, Amphitryon; je viens te protéger avec tous les tiens. Tu n'as rien à redouter. Laisse-là les devins et les aruspices. Je t'instruirai et du passé et de l'avenir, mieux qu'ils ne pourraient le faire, car je suis Jupiter. D'abord, j'ai pris jouissance du corps d'Alcmène; et de notre union elle a conçu un fils. Toi aussi, tu la rendis mère, avant de partir pour l'armée. Les deux enfants sont nés en même temps. Celui qui est formé de mon sang te couronnera par ses exploits d'une gloire immortelle. Rends à ton épouse ton affection première; elle ne mérite point tes reproches; elle a cédé à ma violence. Je remonte dans les cieux.
|
V. iii AMPHITRUO
Faciam ita, ut iubes, et te oro, promissa ut serves tua. |
AMPHITRYON J'obéirai; accomplis, je te prie, ta promesse. Allons revoir ma femme; le vieux Tirésias peut rester chez lui. Maintenant, spectateurs, en l'honneur du grand Jupiter, faites retentir vos applaudissements. |
(01) Les Téléboens, peuplade d'Acarnanie, brigands célèbres de l'âge héroïque, exterminés par Amphitryon, lequel était roi de Tirynthe, en Argolide. — Alcmène était fille d'un roi de Mycènes. (02) Les édiles étaient les magistrats chargés de l'inspection des bâtiments publics, des marchés, des spectacles publics (à Rome). (03) Tout ce passage est fort intéressant au point de vue des moeurs : on voit tous les périls qui guettaient une pièce représentée. (04) Les triumvirs, magistrats de police. Cf. ci-après la note 48. (05) Coutume romaine. Un mari, rentrant de la campagne ou revenant de voyage, se faisait annoncer chez lui. (06) Les Thébains, en réalité, mais dont le chef était d'Argos. (07) Les mains voilées de bandelettes : c'est-à-dire les bandelettes qui entouraient les rameaux d'olivier, signal des suppliants et qui retombaient sur les mains. (08) Nocturnus, le dieu de la nuit. (09) Sosie a été fustigé, on lui a pris les mains dans des menottes, et on l'a suspendu par elles à une poutre, avec les pieds alourdis d'un poids de cent livres. Et dans cette position, il a reçu les verges. (10) Le jeu de mots exossatum os est intraduisible. (11) Encore un jeu de mots que le français ne peut rendre : verbero signifie à la fois « je frappe » et « coquin ». Les jeux de mots fourmillent, on ne peut les signaler tous. Plus loin, on trouvera, par exemple, Sosiam socium. (12) Quand les anciens célébraient les obsèques d'un mort, ils y portaient les images de ses ancêtres. Mais c'est un honneur sur lequel ne pouvait compter Sosie, lequel avait des chances d'être exécuté sur la colline des criminels. (13) Tout ce passage montre à quel point Plaute s'adressait à un public ignorant et épais, à qui il fallait expliquer la pièce d'avance. (14) Trait de moeurs grecques. En Grèce, les portes s'ouvraient en dehors. Pour sortir, on frappait pour avertir les passants et ne pas les heurter. (15) J'adopte d'avance l'enfant qui doit naître : voilà qui était assez exceptionnel dans l'antiquité reculée, où le mari était maître de ne pas accepter l'enfant né de sa femme et de le laisser recueillir par un esclave ou même exposer. Amphitryon est mari tendre. (16) Le parasite était à Rome un client famélique d'une extrême bassesse. Les parasites donnaient à leurs patrons le titre de rois; ils étaient prêts à tout faire pour un dîner. Au dîner, ils devaient faire les bouffons pour amuser la table. On voit le pourvoyeur qu'est ici Mercure. (17) La superstition romaine attribuait à certains attouchements, comme à certains regards, un pouvoir d'ensorcellement. (18) Il s'agit de mois lunaires, ce qui fait que les dix mois d' Alcmène équivalent aux neuf mois des modernes. (19) On donnait aux femmes en couches des grenades à mordre pendant les douleurs. Il y a ici, en latin, un calembour sur le mot qui signifie à la fois grenade et coup. Sosie a le langage très libre et même insolent pour ses maîtres. (20) Ces purifications des mortels aux sens troublés par une divinité consistaient en véritables exorcismes. On portait autour des malades le soufre, l'eau lustrale, et cela jusqu'à trois fois au besoin. (21) Le port Persique : port de la mer d'Eubée (où se tenait la flotte des Perses). (22) Amphitryon parle le plus sérieusement du inonde et dans les règles du droit. La locution latine Numquid causam dicis quin est celle qu'on employait dans les contrats. (23) Trait d'esprit, expression équivoque de l'acteur — esclave, habitant des mansardes — qui joue ici le rôle du souverain céleste. Cette blague irrespectueuse et innocente enchantait les Romains. (24) Cf. la note 13. (25) Encore le langage du droit. L'offensé ou l'offensée qui appelait l'offenseur en justice demandait une réparation, laquelle était une amende, mais se contentait quelquefois d'une rétractation, d'un repentir devant les juges. (26) Une femme de condition ne sortait qu'accompagnée de suivantes : mesure de précaution à l'origine; vanité et mode par la suite. (27) Des vases purs, c'est-à-dire qu'aucun contact n'a souillés et qui sont dignes du sacrifice fait aux dieux. (28) Cf. la note 16. (29) Porter une couronne sur la tête et être ivre, cela allait bien ensemble, car tout festin exigeait des convives couronnés de fleurs. (30) La parure des buveurs, cf. la note précédente. (31) On se cherchait alors dans les boutiques de parfumeurs, (le pharmaciens et de barbiers, comme on peut se chercher aujourd'hui dans les cafés. Il fallait bien aux Romains des lieux de rencontre et de causerie. (32) En offrant un sacrifice, on était censé enrichir le dieu de vin, de lait, de victuailles, etc. Mactare infortunio est une allusion comique à mactare vivo, lacte, etc. (33) Il y a ici une grave lacune dans les manuscrits. C'est presque tout l'acte IV qui manque. Nous ne reproduisons pas les quelques vers isolés qui se trouvent conservés, mais obscurs et devenus inutiles. Un grammairien du xve siècle, Hermolaüs Barbarus, combla la lacune pour qu'on pût jouer la pièce. Naudet donnait le texte d'Hermolaüs Barbarus; nous le maintenons. (34) Ici reprend le texte de Plaute. (35) Il me semble que je reviens des bords de l'Achéron, c'est-à-dire : il me semble que j'ai été tué et que je ressuscite. (36) Admirable dévotion d'Amphitryon ! Il est bien difficile ici de saisir l'intention de Plaute. Est-il ironique? Respecte-t-il la divinité protectrice de Rome? La même question se pose à propos des derniers mots d'Amphitryon, quand il réclame des applaudissements « en l'honneur du grand Jupiter ».
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NOTICE SUR LE REVENANT
A Rome, où l'on se moquait asses volontiers des dieux de l'Olympe, les esprits forts étaient cependant assez rares; peu se défendaient de la croyance aux apparitions, aux spectres, aux prodiges : c'est dire que le titre seul de la comédie de Plante devait exciter puissamment l'intérêt. Un jeune dissipateur, en l'absence de son père, gaspille la fortune et fait de la maison le théâtre d'orgies continuelles. Le père revient au moment même où les convives sont dans toute l'effervescence du plaisir. Il va entrer, il frappe : comment le retenir ? L'esclave Tranion, qui le guette, s'élance vers lui, l'épouvante, en lui faisant croire que la maison a dû être abandonnée à cause de l'apparition d'un fantôme, le fantôme d'un hôte assassiné par le précédent propriétaire. Mais un usurier survient, et réclame l'intérêt d'une somme qu'il a prêtée. Nouvelle fourberie : cet argent, dit l'esclave, a été employé à l'acquisition d'une autre maison, une maison magnifique, que l'on a eue presque pour rien. Quelle est cette maison ? Celle du voisin. Le vieillard veut la visiter; Tranion l'y conduit, il ose même mettre en présence les deux vieillards; le bonhomme est charmé des portiques, des cours, des appartements, il trouve l'emplette excellente et se fotte les mains, quand un esclave qui vient chercher l'un des convives évente toute la ruse. Grande colère du père; mais un ami de son fils, que l'on a vu ivre et qui a cuvé son vin, obtient la grâce et du jeune homme et de l'esclave.
Les Spartiates, pour dégoûter leurs enfants de l'ivrognerie, leur mettaient sous les yeux des esclaves ivres; Plaute,pour donner une leçon à la jeunesse romaine, ne craint pas de lui montrer, dans le spectacle d'une orgie complète, la dégradation où mène la débauche. Son but, au point de vue moral, est irréprochable ; mais il y va par des moyens qui répugnent à notre délicatesse moderne. Aussi Regnard, quia calqué sur le Revenant son Retour imprévu, n'a-t-il pas osé reproduire la scène de l'orgie. Destouches en a tiré parti, lorsque, dans son Dissipateur, le neveu fait accroire à son oncle que le bruit des verres et des assiettes est celui d'une dispute de savants avec lesquels il est enfermé. Là se borne l'imitation de Destouches ; mais on peut comparer avec fruit et avec intérêt, scène par scène, la pièce de Regnard avec celle de Plaute.
ARGUMENT (01).
Philolachès achète sa maîtresse, l'affranchit et mangé tout Je bien en l'absence de son père. Le vieillard, à son retour, est mystifié par Tranion, qui lui dit qu'il revient dans la maison des spectres épouvantables, et qu'il a fallu d'abord en sortir. Survient un avare usurier qui réclame ses intérêts. Le bonhomme est dupé une seconde fois : Tranion lui fait accroire qu'on a emprunté pour acheter une maison. Il demande où elle est, on lui indique celle du plus proche voisin. Il la visite, puis il gémit d'avoir été trompé : cependant il se laisse apaiser par l'ami de son fils.
PERSONNAGES.
TRANION, esclave de Philolachès.
GRUMION, fermier de Theuropide.
PHILOLACHÈS, fils de Theuropide.
PHILÉMATIE, courtisane.
SCAPHA, suivante de Philématie.
CALLIDAMATE, ami de Philolachès.
DELPHIUM, courtisane.
THEUROPIDE, père de Philolachès.
SIMON, voisin de Theuropide.
UN USURIER.
PHANISQUE, esclave de Callidamate.
UN AUTRE ESCLAVE de Callidamate.
UN TROISIÈME ESCLAVE.
LE REVENANT.
ACTE I.
SCÈNE l — GRUMION, TRANION,
GRUMION. Sors de la cuisine, allons, dehors, pendard, qui fais le beau plaisant au milieu de tes plats. Hors de la maison, fléau de tes maîtres. Va, si les dieux me prêtent vie, je me vengerai dé toi comme il faut dans notre métairie. Sors de ta cuisine, te dis-je, odeur de roussi. Pourquoi te caches-tu?
TRANION. Qu'as-tu donc, maraud, à crier ainsi devant chez nous? Te crois-tu dans ton village? Retire-toi d'ici, retourne aux champs, et tout droit. Éloigne-toi de la porte. Tiens ! (Il le bat.) Est-ce là ce que tu voulais ?
GRUMION. Hi! Hi! pourquoi me frappes-tu?
TRANION. Parce que tu le veux.
GRUMION. Patience ! laisse seulement revenir le vieillard ; laisse-le arriver sain et sauf, celui que tu manges pendant son absence.
TRANION. Ce que tu dis, butor? n'est ni vrai ni vraisemblable ; comment peut-on manger quelqu'un qui n'est pas là ?
GRUMION. Oui, bel esprit citadin, délices du peuple, tu me jettes au nez ma campagne? c'est sans doute, Tranion, parce que tu sais qu'on ne tardera pas à t'envoyer au moulin, avant peu de semaines, ma foi, Tranion. Tu viendras aux champs grossir le nombre de cette, digne engeance, les porte-chaînes. A présent, puisque cela te plait et que tu le peux, bois, dissipe, corromps le fils de la maison, ce brave jeune homme. Grisez-vous le jour, la nuit, faites les Grecs, achetez des maîtresses, affranchissez-les, engraissez des parasites, faites grande et large chère. Est-ce là ce que t'a recommandé notre vieux maître, en partant pour son voyage ? C'est ainsi qu'il trouvera qu'on a eu soin de ses intérêts? Crois-tu donc que ce soit le devoir d'un bon serviteur, de perdre et la fortune et le fils de son maître ? Car à mes yeux il est perdu, maintenant qu'il tient une pareille conduite, lui qui jusque-là était le plus modeste, le plus rangé de toute la jeunesse d'Athènes ; mais aujourd'hui il remporte une palme d'un autre genre ; c'est à ton aide, c'est à tes leçons qu'il la doit.
TRANION. Qu'as-tu besoin, drôle, de t'occuper de moi, de ce que je fais? N'as-tu pas aux champs des bœufs à soigner? Il me plaît de boire, de faire l'amour, de courir les filles. C'est mon dos que je risque, et non pas le tien.
GRUMION. Quelle audace ! fi !
TRANION. Que Jupiter et tous les dieux te confondent! tu empoisonnes l'air. C'est un vrai fumier, un rustre, un bouc, une étable à porcs, le produit d'une chienne et d'un bélier.
GRUMION. Que veux-tu que j'y fasse ? Tout le monde ne peut pas, comme toi, sentir les parfums étrangers, ni tenir la place d'honneur à table, ni vivre joyeusement comme tu fais. Garde tes pigeons, tes poissons, tes oiseaux, et laisse-moi manger mon ail et supporter ma condition. Tu es heureux, je suis misérable : il faut se résigner. Chacun aura son lot, moi la récompense, toi le châtiment.
TRANION. Tu as l'air d'être jaloux, Grumion, de ce que je me régale tandis que tu as maigre pitance ; mais rien de plus juste. Il me sied à moi de faire l'amour, à toi de paître les bœufs, à moi de faire bombance, à toi de vivre misérablement.
GRUMION. Crible des bourreaux, car tu le seras, je l'espère, tant ils te perceront d'aiguillons en te promenant dans les rues le carcan au cou, si notre vieux maître revient....
TRANION. Et que sais-tu si cela ne t'arrivera pas avant moi ?
GRUMION. C'est que je ne l'ai jamais mérité, tandis que toi tu Tas mérité et tu le mériteras.
TRANION. Abrège ton discours, si tu ne veux pas qu'on te rosse d'importance.
GRUMION. Me donnerez-vous du fourrage pour mes bœufs ? Si vous ne voulez pas, donnez-moi de l'argent.... Allons,continuez comme vous avez commencé ; buvez à la grecque, mangez, bourrez-vous, emplissez-vous la panse.
TRANION. Tais-toi et retourne aux champs. Moi je vais au Pirée acheter du poisson pour ce soir. Je te ferai porter demain du fourrage à la ferme. Eh bien, qu'as-tu à me regarder ainsi, pendard?
GRUMION. Par Pollux, je crois que ce nom sera bientôt le tien.
TRANION. En attendant, pourvu que je vive comme je fais, je me soucie peu de ton bientôt.
GRUMION. Oui; mais sache bien ceci, les ennuis viennent beaucoup plus vite que ce qu'on désire de tout son cœur.
TRANION. Ne m'assomme pas : va-t'en à la ferme, décampe. Ne t'y trompe point, tu ne me retiendras pas une minute de plus.(Il s'en va.)
GRUMION. Voyez comme il part, sans plus se soucier de ce que je viens de lui dire. Dieux immortels, j'implore votre secours; faites que notre vieux maître absent depuis trois ans revienne au plus vite, avant que tout soit dissipé, maison et terres ; car s'il n'arrive pas, il en reste à peine pour quelques mois. Et maintenant je retourne aux champs ; car j'aperçois le fils de mon maître, ce jeune homme si sage autrefois, et à pré sent si mauvais sujet.
SCÈNE II — PHILOLACHÈS.
J'ai bien pensé, bien réfléchi, j'ai formé dans mon esprit mille raisonnements, j'ai roulé et discuté longuement dans ma tête, si j'en ai une, cherchant à quoi peut ressembler l'homme, une fois qu'il a vu le jour, et quelle image il représente. Je compare l'homme venu au monde à une maison neuve : je vais vous donner mes raisons ; cela ne vous parait pas vrai, mais je vous amènerai cependant à le croire. Oui, j'établirai que ma comparaison est juste. Et vous-mêmes, j'en suis sûr, quand vous m'entendrez, vous ne direz pas autrement que moi. Écoutez donc mes raisonnements, je veux que sur ce point vous en sachiez autant que moi-même. Quand une maison est bâtie, faite et achevée comme il faut, selon les règles, on loue l'architecte, on approuve son ouvrage. Tout le monde désire en avoir une pareille, à quelque prix, que ce soit, et l'on ne plaint pas sa peine. Mais si elle est habitée par un vaurien sans soin, un malpropre, un lâche avec des serviteurs fainéants, aussitôt la maison se gâte, toute bonne qu'elle est, parce qu'elle est mal entretenue. Et puis, voici ce qui arrive souvent : un ouragan vient, brise les tuiles, la toiture; le maître négligent ne veut pas en remettre. Survient la pluie, elle détrempe les murs, perce à travers les plafonds; l'humidité pourrit la charpente. Voilà une maison devenue inhabitable, et ce n'est pas la faute de l'architecte ; mais la plupart des gens sont des lambins, qui reculent une réparation d'un écu, et la remettent toujours tant qu'enfin les murs s'écroulent : il faut alors rebâtir de fond en comble. Voilà comment je raisonne sur les bâtiments : à présent, je veux vous dire en quoi l'homme ressemble à une maison. D'abord les parents, sont les architectes des enfants ; ils jettent les fondations, bâtissent, fout tout pour que l'œuvre soit solide, d'un bon usage et d'un bel aspect ; ils n'épargnent ni les soins ni la matière, et comptent pour rien l'argent qu'il leur en coûte. Ils polissent le marmot, lui enseignent les lettres, le droit, les lois, dépensent et travaillent pour que les autres parents souhaitent d'avoir des enfants semblables au leur, te fils part pour l'armée, on lui donne pour protecteur quelqu'un de la famille. Dès ce moment, l'œuvre échappe à l'ouvrier, Après la première campagne, on peut voir ce que lé bâtiment deviendra. Pour moi, tant que j'ai été sous l'autorité de mes architectes, je suis resté un brave et honnête garçon. Mais à peine livré à moi-même, j'ai tout de suite gâté leur ouvrage. La paresse est venue ; c'a été mon ouragan, il m'a apporté la grêle et la pluie, a enlevé la pudeur, le sentiment du bien, et m'a laissé à découvert. J'ai négligé de réparer ma toiture : alors la pluie, je veux dire l'amour est tombé dans mon cœur. Il a pénétré jusqu'au fond de ma poitrine, il m'a percé de part en part ; fortune, loyauté, vertu, honneur, tout est parti à la fois. Je n'ai plus été bon à rien, et, ma foi, cette humidité a tellement pourri la charpente, qu'on ne peut plus, je crois? réparer ma maison ; il faut qu'elle tombe tout entière, qu'elle soit ruinée jusqu'aux fondements, et nul ne peut y porter remède. Mon cœur saigne quand je pense, à ce que je suis et à ce que j'ai été. Dans toute notre jeunesse, il n'y eu avait pas un plus habile que moi à la gymnastique, au disque, au javelot, à la balle, à la course ? à l'escrime, à l'équitation ; je vivais heureux; mon économie, ma patience, servaient d'exemple aux autres; les plus vertueux recherchaient mes, leçons. Maintenant je ne vaux plus rien, et je ne peux m'en prendre qu'à moi seul.
SCÈNE III. — PHILÉMATIE, SCAPHA, PHILOLACHÈS (02).
PHILÉMATIE. En vérité, chère Scapha, il y a longtemps que je n'avais pris avec autant de plaisir un bain froid, et je ne crois pas que jamais je sois mieux nettoyée.
SCAPHA. La fortune vous sourit en tout, comme la riche moisson de cette année au moissonneur.
PHILÉMATIE. Qu'a de commun cette moisson avec mon bain?
SCAPHA. Rien de plus que votre bain avec la moisson.
PHILOLACHÈS, apercevant Philématie. Ô gracieuse Vénus, le voilà, cet ouragan qui a enlevé la vertu ma toiture ; la pluie de l'amour et de Cupidon a pénétré dans mon cœur, et je ne peux plus me préserver désormais. Les murs sont déjà tout humides ; plus de doute, la maison va crouler.
PHILÉMATIE, sans le voir. Vois, je te prie, chère Scapha, cette robe me va-t-elle bien ? Je veux plaire à mon bien-aimé Philolachés, la prunelle de mes yeux, mon protecteur.
SCAPHA. Ehl c'est vous qui la faites valoir par vos manières aimables, car vous êtes toute charmante. Ce n'est pas la robe qu'un amant aime dans sa maîtresse, c'est le dessous.
PHILOLACHÈS, à part. Par tous les dieux, cette Scapha a bien, de l'esprit ! la coquine est pleine de sens. Comme elle est instruite de tout, et du goût des amants !
PHILÉMATIE. Ah çà !
SCAPHA. Qu'est-ce?
PHILÉMATIE. Regarde-moi, examine bien comment elle me va.
SCAPHA. Avec votre beauté tout ce que vous portez vous sied.
PHILOLACHÈS, à part. Voilà un mot, Scapha, qui te vaudra certainement aujourd'hui un présent de ma main : je ne souffrirai pas que tu aies loué pour rien celle dont je suis épris.
PHILÉMATIE. Je n'entends pas que tu me flattes.
SCAPHA. Vous êtes folle. Aimez-vous mieux être critiquée à tort que louée quand vous Je méritez? pour moi j'aime cent fois mieux recevoir des louanges injustes que d'entendre un juste blâme, et de voir qu'on se moqué de ma tournure.
PHILÉMATIE. J'aime la vérité, je yeux qu'on me la dise, je déteste les menteurs.
SCAPHA. Puissiez-vous m'aimer, puisse votre Philolachès vous aimer autant qu'il est vrai que vous êtes ravissante !
PHILOLACHÈS, à part. Que dis-tu, scélérate? comment as-tu juré? Que je l'aime? Mais elle? Pourquoi n'avoir pas ajouté cela? Je retire mon cadeau. Tant pis pour toi, tu perds le présent que je t'avais promis.
SCAPHA. Par Pollux, je m'étonne grandement qu'une personne si fine, si instruite, si bien dressée, si peu sotte en un mot, fasse une sottise.
PHILÉMATIE. Eh bien, montre-moi mon tort, si j'en ai.
SCAPHA. Par ma foi, oui, vous avez tort de ne compter que sur lui, de chercher à plaire à lui seul, de dédaigner les autres. C'est bon pour une grande dame, mais non pour une courtisane, de s'assujettir à un seul amant.
PHILOLACHÈS, à part. Grand Jupiter ! quelle peste chez moi ! Que tous les dieux et toutes les déesses m'exterminent misérablement si je ne fais crever cette vieille de soif, de faim et de froid !
PHILÉMATIE. Je ne veux pas, Scapha, que tu me donnes de mauvais conseils.
SCAPHA. Vous êtes bien nigaude de croire que cet amoureux vous restera toujours attaché. Je vous en préviens; avec le temps, quand il aura assez de vous, il vous plantera là.
PHILÉMATIE. Je ne crains pas cela.
SCAPHA. Ce qu'on ne craint pas arrive plus souvent que ce qu'on espère. Enfin, si je ne peux vous persuader que c'est la vérité, jugez de mes paroles par les faits; la réalité est là, vous voyez ce que je suis, ce que j'ai été. Je n'ai pas été aimée moins que vous, je n'ai voulu plaire qu'à un seul homme, et ma foi, quand l'âge est venu changer la couleur de mes cheveux, il m'a quittée, abandonnée. Soyez sûre que c'est ce qui vous arrivera.
PHILOLACHÈS, à part. Je ne sais ce qui me tient de sauter aux yeux de l'infâme.
PHILÉMATIE. Je pense que je dois m'attacher à lui seul. Il m'a affranchie pour lui seul, avec son argent.
PHILOLACHÈS, à part. Ô dieux, la séduisante créature ! l'honnête petit cœur! J'ai bien fait, par Hercule, et je suis content de m'être ruiné pour elle.
SCAPHA. Vous n'êtes, ma foi, guère entendue.
PHILÉMATIE. Comment cela?
SCAPHA. De vous soucier qu'il vous aime.
PHILÉMATIE. Et pourquoi ne m'en soucierais-je pas?
SCAPHA. Vous voilà libre à présent. Vous avez ce que vous cherchiez ; s'il n'est pas amoureux de vous, ce qu'il a donné pour vous affranchir est autant de jeté par la fenêtre.
PHILOLACHÈS, à part. Malheur à moi, si je ne la fais périr dans les supplices ! Cette abominable conseillère pervertit ma maîtresse.
PHILÉMATIE. Je ne pourrai jamais me montrer assez reconnaissante de ce qu'il a fait pour moi ; Scapha, ne me conseille pas de tenir moins à lui.
SCAPHA. Songez seulement que si vous avez des yeux pour lui seul tandis que vous êtes à la fleur \le l'âge, sur vos vieux jours vous vous en mordrez les doigts.
PHILOLACHÈS, à part. Si je pouvais me changer en angine pour saisir cette empoisonneuse à la gorge, pour étouffer cette odieuse corruptrice !
PHILÉMATIE. Je dois lui être aussi reconnaissante après avoir obtenu le bienfait, que je Pétais dans le temps quand je lui faisais la cour pour l'obtenir.
PHILOLACHÈS, à part. Que les dieux fassent de moi ce qu'ils voudront, si pour ce langage je ne t'affranchis pas une seconde fois et si je n'étrangle pas Scapha.
SCAPHA. Si Ton vous donne caution que vous aurez .toujours de quoi vivre, que cet amant vous restera toute la vie, je suis d'avis que vous n'écoutiez que lui et que vous fassiez la femme comme il faut.
PHILÉMATIE. On trouve de l'argent selon le crédit qu'on a. Si je me conserve une bonne réputation, je serai assez riche.
PHILOLACHÈS, à part. S'il faut vendre, par Hercule, je vendrai mon père plutôt que de te voir, moi vivant, manquer de rien ou demander ton pain.
SCAPHA. Et que deviendront vos autres amoureux?
PHILÉMATIE. Ils m'aimeront davantage, quand ils seront témoins de ma reconnaissance.
PHILOLACHÈS, à part. Plût aux dieux que Ton vint m'annoncer la mort de mon père ! Je me déshériterais de tous mes biens et l'en ferais héritière.
SCAPHA. Sa fortune sera bientôt épuisée; jour et nuit, on mange, on boit, personne n'épargne ; on est comme à l'engrais.
PHILOLACHÈS, à part. C'est sur toi, j'en réponds, que je ferai mon premier essai d'économie; car tous ces jours-ci tu ne trouveras ni à boire ni à manger.
PHILÉMATIE. Si tu veux bien parler de lui, tu peux parler ; mais si tu en dis du mal, par Castor, tu vas être corrigée.
PHILOLACHÈS, à part. Par Pollux, quand j'aurais offert à Jupiter, en beaux et bons écus, ce que j'ai donné pour sa liberté, je n'aurais pas mieux employé mon argent. Voyez comme elle m'aime du fond de l'âme ! Ah! je suis un joli garçon. J'ai affranchi là un avocat pour plaider ma cause.
SCAPHA. Je vois que les autres hommes ne sont lien pour vous au prix de Philolachès. Maintenant, comme je ne veux pas me faire battre pour lui, je dirai plutôt comme vous, s'il vous a donné caution de vous aimer toujours.
PHILÉMATIE. Passe-moi le miroir et ma Cassette avec mes parures, vite, Scapha; que je sois toute habillée quand mon bien-aimé Philolachès Viendra.
SCAPHA . Une femme qui se défie de sa figure et de son âge a besoin de miroir. Mais vous, qu'en voulez-vous faire ? N'êtes-vous pas vous-même le miroir le plus fidèle?
PHILOLACHÈS, à part. Tu n'auras pas dit pour rien ce joli mot, Scapha; je garnirai aujourd'hui même ta bourse, ma chère Philématie.
PHILÉMATIE. Vois si mes cheveux sont bien arrangés ainsi.
SCAPHA. Du moment où vous êtes bien, vous pouvez croire que votre coiffure est bien aussi.
PHILOLACHÈS, à part. Ah ! à-t-on jamais rien vu de pire que cette femelle ? La coquine est tout miel à présent, tout a l'heure elle contredisait à tout.
PHILÉMATIE. Donne-moi le blanc.
SCAPHA. Pour quoi faire?
PHILÉMATIE. Pour en mettre sur mes joues.
SCAPHA. Que ne demandez-vous de l'encre pour blanchir l'ivoire?
PHILOLACHÈS. L'encre et l'ivoire, joli mot! Bravo, Scapha, je t'applaudis.
PHILÉMATIE. Eh bien alors donne-moi le rouge.
SCAPHA. Je n'en ferai rien; vous êtes charmante : vous voulez gâter pat une peinture nouvelle un ouvrage merveilleux. A votre âge, il ne faut toucher à aucune espèce de fard, ni céruse, ni blanc de Mélos (03), ni drogue quelconque. Prenez donc le miroir.
PHILOLACHÈS, à part. Miséricorde, elle a baisé le miroir; si je tenais seulement une pierre pour le mettre en morceaux.
SCAPHA. Prenez cette serviette, essuyez-vous les mains.
PHILÉMATIE. A quoi bon?
SCAPHA. Voua avez touché le miroir, je crains que vos mains ne sentent l'argent : il ne faut pas que Philolachès vous soupçonne d'en avoir reçu.
PHILOLACHÈS, à part. Je ne crois pas avoir vu jamais de vieille entremetteuse plus rouée. Quelle finesse, quelle malice dans cette idée de miroir.
PHILÉMATIE. Dis-moi, ne faut-il pas que je me parfume?
SCAPHA. N'en faites rien.
PHILÉMATIE. Pourquoi?
SCAPHA. C'est que,, ma foi, une femme qui ne sent rien sent toujours bon. Ces vieilles qui se frottent de pommades pour se recrépir, ces sorcières édentées qui se plâtrent pour dissimuler les défauts de leur personne, quand là sueur se môle aux onguents, exhalent une odeur comme celle de plusieurs sauces amalgamées par un cuisinier. On ne sait au juste ce qu'elles sentent, on s'aperçoit seulement qu'elles puent.
PHILOLACHÈS, à part, dominé elle est au fait de tout! bien fin qui lui en revendrait. (Aux spectateurs.) Elle a raison, et vous en conviendrez presque tous, vous qui avez à la maison de vieilles femmes à qui vous vous êtes vendus pour une dot.
PHILÉMATIE. Regarde, chère Scapha, si mes bijoux et ma mante me vont bien.
SCAPHA. Ce n'est pas à moi à y prendre garde.
PHILÉMATIE. Et à qui donc?
SCAPHA. Je vais vous le dire : c'est à Philolachès; il ne doit vous acheter que ce' qu'il croit de votre goût. Avec l'or et la pourpre un amant paye les complaisances de sa maîtresse. Quel besoin de faire briller à ses yeux ce dont il ne veut pas pour lui ? La pourpre est bonne pour cacher l'âge ; les bijoux enlaidissent une femme. Une jolie femme est plus jolie nue que sous la pourpre : d'ailleurs, qu'importe qu'elle soit bien parée, si elle a un caractère désagréable ? des façons grossières gâtent une gentille toilette, c'est pis que de la boue. Une belle femme est toujours assez parée.
PHILOLACHÈS. La main me démange depuis trop longtemps... (il s'avance.) Que faites-vous toutes les deux ici?
PHILÉMATIE. Je me pare pour vous plaire.
PHILOLACHÈS. Vous êtes assez parée comme cela. (A Scapha.) Va-t'en, toi, rentre, et emporte cet attirail. (A Philématie.) Quant à toi, mon cher cœur, ma belle Philématie, j'ai grande envie de boire avec toi.
PHILÉMATIE. Et moi. j'ai envie aussi de boire avec vous, car ce qui vous plaît me plaît de même, ma chère âme.
PHILOLACHÈS. Eh, voilà une parole qui ne serait pas assez payée de vingt mines.
PHILÉMATIE. Donnez-en dix si vous le voulez ; je veux vous la céder à bon compte.
PHILOLACHÈS. Tu en as encore dix à moi : calcule. J'ai donné trente mines pour ta liberté.
PHILÉMATIE. Pourquoi me les reprocher?
PHILOLACHÈS. Moi te les reprocher ! C'est à moi que je veux qu'on les reproche. Il y a longtemps que je n'ai fait un si bon placement.
PHILÉMATIE. Et moi, assurément, je n'ai pu mieux placer mon amour qu'en vous aimant.
PHILOLACHÈS. Eh bien, nos comptes se trouvent donc en balance exacte. Tu m'aimes, je t'aime, et nous croyons avoir raison tous les deux. Que ceux qui se réjouissent de notre bonheur soient aussi de leur côté éternellement heureux. Que ceux qui en sont jaloux n'aient jamais rien qui puisse faire envie à personne.
PHILÉMATIE. Allons, prenez place.... Esclave, de l'eau pour les mains ; avancez une table. Regardez où sont les dés. (A Philolachès.) Voulez-vous des parfums ?
PHILOLACHÈS. A quoi bon? ne suis-je pas à côté du myrte? Mais n'est-ce pas mon ami qui vient de ce côté avec sa maîtresse ? C'est lui. Callidamate s'avance avec sa belle ; à merveille, ma chère, nos troupes se rassemblent. Les voici, ils viennent prendre part au festin.
SCÈNE IV. — CALLIDAMATE, DELPHIUM, PHILOLACHÈS, PHILÉMATIE.
CALLIDAMATE, à un esclave. J'entends qu'on vienne me chercher de bonne heure chez Philolachès. Écoute-moi donc, hé ! c'est à toi que je parle.... Je me suis esquivé de l'endroit où j'étais ; repas, conversation, j'en avais jusqu'aux yeux. A présent, j'irai faire bombance chez Philolachès, la gaieté et la bonne chère nous y feront accueil. (A Delphium.) Est-ce que j'ai l'air, ma petite mère, de m'être rafraîchi?
DELPHIUM. Vous êtes comme vous devriez être toujours.
CALLIDAMATE. Veux-tu que je t'embrasse ? et toi-même, ne veux-tu pas m'embrasser?
DELPHIUM. Si cela vous fait plaisir, je le veux bien.
CALLIDAMATE. Tu es une bonne fille. Conduis-moi, je te prie.
DELPHIUM. Prenez garde de tomber, tenez-vous.
CALLIDAMATE. Oh ! tu es la prunelle de mes yeux, et moi je suis ton poupon, ma douce amie.
DELPHIUM. Prenez seulement garde de ne pas vous étendre dans la rue, avant d'arriver au lit qui vous attend.
CALLIDAMATE. Laisse, laisse-moi tomber.
DELPHIUM. Je vous laisse.
CALLIDAMATE. Mais aussi ce que je tiens là dans ma main.
DELPHIUM. Si vous tombez, il faut bien que je tombe aussi. Quelque passant nous ramassera tous les deux.... Mon homme est ivre.
CALLIDAMATE. Tu dis, petite mère, que je suis ivre?
DELPHIUM. Donnez-moi la main ; je ne veux pas vous voir par terre.
CALLIDAMATE. Tiens donc, prends, viens avec moi. Sais-tu où je vais?
DELPHIUM. Oui.
CALLIDAMATE. Je me le rappelle à l'instant ; je vais à la maison faire bombance.
DELPHIUM. C'est cela.
CALLIDAMATE. Je m'en souviens à présent.
PHILOLACHÈS, à Philématie. Ne veux-tu pas que j'aille au-devant d'eux, mon cher cœur? C'est de tous mes amis celui que j'aime le plus; je reviens à toi tout de suite.
PHILÉMATIE. Tout de suite est long pour moi.
CALLIDAMATE. Y a-t-il quelqu'un ici?
PHILOLACHÈS. Oui.
CALLIDAMATE. Bravo, Philolachês, le plus cher de mes amis, salut!
PHILOLACHÈS. Que les dieux te protègent! mets-toi à table, Callidamate. D'où viens-tu?
CALLIDAMATE. D'où l'on s'enivre.
PHILOLACHÈS. A merveille. Viens prendre place à table, ma chère Delphium.
CALLIDAMATE. Donne-lui à boire ; moi je vais dormir.
PHILOLACHÈS. Cela n'a rien d'étonnant ni d'extraordinaire. (A Delphium.) Que vais-je faire de lui, ma belle ?
DELPHIUM. Laissez-le tranquille.
PHILOLACHÈS, à un esclave. Allons, toi, fais vite circuler la e, et commence par Delphium.
ACTE II.
SCÈNE I. — TRANION, PHILOLACHÈS, ÇALLIDAMATE, DELPHIUM, PHILÉMATIE, UN ESCLAVE.
TRANION. Le souverain Jupiter, dans sa toute puissance, veut absolument me faire périr, et avec moi Philolochès, l'enfant de la maison. C'en est fait de notre espoir, notre confiance n'a plus de refuge, et le dieu Salut lui-même voudrait nous sauver qu'il ne le pourrait pas. Je viens d'apercevoir au port une masse énorme de tribulations et de chagrins. Le maître est de retour dé son voyage : c'en est fait de Tranion. N'y a-t-il personne qui veuille gagner un peu d'argent, en consentant à subir lès châtiments qu'on m'apprête aujourd'hui ? Où sont-ils ces souffre-douleur plus durs que les fers dont on les chargé ? où sont ces braves qui pour trois as montent à l'assaut et se font souvent percer le corps de quinze coups dé lance ? Je donnerai un talent au premier qui grimpera au gibet, mais à condition qu'on lui clouera deux fois les mains, deux fois les pieds. Après cela, qu'il vienne me demander son argent comptant. Mais ne suis-je pas un malheureux, de ne pas prendre mes jambes à mon cou pour courir à la maison?
PHILOLACHÈS.. Voici les provisions. Tranion vient du port.
TRANION. Philolachès !
PHILOLACHÈS. Après?
TRANION. Vous et moi....
PHILOLACHÈS. Eh bien, loi et moi?
TRANION. Nous sommes perdus.
PHILOLACHÈS. Comment cela !
TRANION. Votre père est ici.
PHILOLACHÈS. Que m'apprends-tu là ?
TRANION. Nous sommes flambée. Encore une fois, votre père est arrivé.
PHILOLACHÈS. Où est-il? parle.
TRANION. Ici.
PHILOLACHÈS. Qui le dit? qui l'a vu?
TRANION. Moi, vous dis-je, je l'ai vu.
PHILOLACHÈS. Malheur à moi! Où suis-je?
TRANION. Belle demande, ma foil vous êtes à table.
PHILOLACHÈS. Ainsi tu l'as vu?
TRANION. Oui, moi-même.
PHILOLACHÈS. Assurément?
TRANION. Assurément, vous dis-je.
PHILOLACHÈS. C'est fait de moi si tu dis vrai.
TRANION. Que gagnerais-je à mentir?
PHILOLACHÈS. Que faire à présent?
TRANION. Faites enlever tout cela d'ici. Qui est cet endormi ?
PHILOLACHÈS. Callidamate.
TRANION. Faites-le lever, Delphium.
DELPHIUM. Callidamate, Callidamate, éveillez-vous.
CALLIDAMATE; Je suis éveillé; qu'on me donne à boire.
DELPHIUM. Éveillez-vous ; le père de Philolachès arrive de son voyage.
CALLIDAMATE. Bonne santé au père !
PHILOLACHÈS. Sa santé est bonne, mais moi je suis bien malade.
CALLIDAMATE. Malade? comment cela?
PHILOLACHÈS. Allons, je t'en prie, lève-toi, mon père est arrivé!
CALLIDAMATE. Ton père est arrivé ? Dis-lui de repartir. Quel besoin avait-il de revenir ici ?
PHILOLACHÈS. Que faire ? En entrant ici, mon père va trouver son pauvre fils ivre, la maison pleine de convives et de femmes. C'est une triste besogne d'attendre, pour creuser un puits, que la soif vous tienne à la gorge. C'est là que j'en suis, misérable ; voilà mon père de retour, et je cherche ce qu'il faut faire.
TRANION. Voilà qu'il laisse retomber sa tête et se rendort : faites-le lever.
PHILOLACHÈS. Éveille-toi donc; quand je te dis que mon père sera ici dans un instant.
CALLIDAMATE. Vraiment ? ton père ? Passeé-moi mes souliers, que je prenne les armés, par pollux, je vais tuer ce papa.
PHILOLACHÈS. Tu nous perds ; tais-toi, de grâce. Qu'on l'emporte vite dans la maison.
CALLIDAMATE. Par Hercule, vous me servirez de pot de chambre, si vous ne m'endonnez bien vite un. (On l'emporte.)
PHILOLACHÈS. Je suis mort.
TRANION. Prenez courage : je saurai parer le coup.
PHILOLACHÈS. Je suis anéanti.
TRANION. Silence ! je penserai pour vous aux moyens de conjurer l'orage. Serez-vous content si je fais en sorte que votre père, à son arrivée, n'entre pas dans la maison, et même s'enfuie loin de chez nous? (Aux esclaves.) Vous autres seulement rentrez, et enlevez tout cela au plus vite.
PHILOLACHÈS. Où me tiendrai-je?
TRANION. Où cela vous plaît le mieux, (montrant les deux femmes) avec celle-ci et avec celle-là.
DELPHIUM. Eh bien alors, allons-nous-en.
TRANION. Ne vous éloignez pas, Delphium, et n'en buvez pas pour cela un coup de moins.
PHILOLACHÈS. Hélas ! quelle sera l'issue de ces belles promesses? j'en sue d'angoisse.
TRANION. Soyez donc en paix et faites ce que je vous dis.
PHILOLACHÈS. Soit.
TRANION. Avant tout, rentrez, Philématie, et vous aussi, Delphium.
DELPHIUM. Nous ferons tout ce que vous voudrez.
TRANION. Que le grand Jupiter vous entende ! (Elles rentrent.) Maintenant, écoutez bien ce que je veux qu'on exécute de point en point. D'abord faites fermer la maison ; ayez soin que dans l'intérieur personne ne souffle mot.
PHILOLACHÈS. J'y veillerai.
TRANION. Comme s'il n'y avait là dedans âme qui vive.
PHILOLACHÈS. Bon.
TRANION. Que personne ne réponde, quand le bonhomme frappera à la porte.
PHILOLACHÈS. Est-ce tout?
TRANION. Faites-moi apporter la grosse clef; je fermerai en dehors.
PHILOLACHÈS. Je mets sous ta garde ma personne et mes espérances, Tranion. (Il rentre.)
TRANION. Je ne donnerais pas un fétu pour choisir d'avoir auprès de moi un patron ou un client, si c'était un homme qui n'eût pas de hardiesse dans le cœur. Dans un moment d'alerte il est toujours facile au plus fin comme au plus borné de faire des sottises ; mais ce qui exige du coup d'œil, ce qui est le fait d'un habile homme, c'est, quand un plan a été mal formé, une chose mal exécutée, de faire que tout se passe tranquillement et sans accident, d'écarter de soi tout ce qui dégoûte de la vie. C'est de quoi je viendrai à bout ; nous avons mis ici tout en désordre, je ferai que tout paraisse clair et aille en douceur, qu'il n'en résulte pour lui aucun désagrément. (Un esclave sort.) Pourquoi sors-tu ? C'est fait de moi ! voilà déjà comme on suit mes recommandations.
L'ESCLAVE. Il m'a dit de vous supplier d'empêcher son père d'entrer, n'importe par quel moyen.... Le voici.
TRANION. Dis-lui que je ferai si bien, qu'il n'osera même pas regarder la maison et qu'il s'enfuira en se cachant la tête, tout tremblant de frayeur. Donne-moi cette clef, et rentre ; ferme la porte, je la fermerai de mon côté. Qu'il vienne à présent. Je lui célébrerai de son vivant, à sa barbe, des jeux qui n'auront pas leurs pareils, je crois, à ses funérailles. Éloignons-nous de. la porte, et guettons d'ici pour bâter le vieux barbon à son arrivée.
SCÈNE II. — THEUROPIDE, TRANION.
THEUROPIDE. Que je te suis reconnaissant, ô Neptune, de m'avoir laissé sortir vivant de ton empire ! Si jamais à l'avenir tu apprends que j'aie remis sur l'eau le bout du pied, je consens que tu me fasses aussitôt ce que tu voulais me faire tout à l'heure. Loin, loin de moi, Neptune! à compter d'aujourd'hui je. t'ai confié tout ce que j'avais à te confier.
TRANION, à part. Par Pollux, tu as fait une lourde bévue, Neptune, en manquant une si belle occasion.
THEUROPIDE. Au bout de trois ans, je reviens d'Égypte chez moi ; comme je vais être le bienvenu dans ma maison !
TRANION, à part. Il aurait été, ma foi, bien mieux venu que toi encore, le messager qui aurait annoncé ta mort.
THEUROPIDE. Mais qu'est-ce donc? la porte fermée en plein jour ! Frappons : qui va m'ouvrir?
TRANION, haut. Qui donc s'approche de notre maison?
THEUROPIDE. Eh ! c'est mon esclave Tranion.
TRANION. Theuropide, maître, salut; je suis heureux de vous voir en bonne santé. Vous êtes-vous toujours bien porté ?
THEUROPIDE. Toujours, comme tu vois.
TRANION. Tant mieux.
THEUROPIDE. Mais vous autres, êtes-vous fous ?
TRANION. Pourquoi?
THEUROPIDE. De vous promener ainsi dehors. Il n'y a pas un chat pour garder la maison, pour ouvrir, pour répondre. En heurtant du pied, j'ai presque enfoncé les deux battants.
TRANION. Quoi ! vous avez touché cette maison ?
THEUROPIDE. Et pourquoi pas? J'ai presque enfoncé la porte, te dis-je, à force de frapper.
TRANION. Vous l'avez touchée ?
THEUROPIDE. Qui, je te le répète, je l'ai touchée, j'y ai frappé.
TRANION. Oh!
THEUROPIDE. Qu'y a-t-il ?
TRANION. Tant pis, ma foi.
THEUROPIDE. De quoi s'agit-il?
TRANION. On ne saurait dire quelle indigne, quelle mauvaise action vous avez faite.
THEUROPIDE. Mais encore?
TRANION. Fuyez, je vous conjure, éloignez-vous de cette maison. Sauvez-vous par ici, plus près dé moi. Vous avez touché la porte?
THEUROPIDE. Comment aurais-je pu y frapper sans la toucher ?
TRANION. Vous avez perdu, par Hercule....
THEUROPIDE. Qui donc?
TRANION. Tout votre monde.
THEUROPIDE. Que tous les dieux et les déesses te perdent toi-même, avec ton présage.
TRANION. Je crains que vous ne parveniez pas à vous purifier, vous et ceux qui vous suivent.
THEUROPIDE. Pourquoi? et qu'est-ce qjue tu veux donc m'annoncer de nouveau?
TRANION. Hé, commandez-leur de s'éloigner de ce logis.
THEUROPIDE, aux esclaves qui le suivent. Éloignez-vous. (Il touche la terre du bout du doigt.)
TRANION, aux esclaves. Ne touchez pas la maison; tous aussi, touchez la terre.
THEUROPIDE. Mais enfin, par Hercule, explique-toi.
TRANION. Il y a sept mois, que personne n'a mis }e pied dans cette demeure, depuis que nous l'avons quittée.
THEUROPIDE. Et pourquoi? parle.
TRANION. Regardez bien s'il n'y à personne qui puisse surprendre nos paroles.
THEUROPIDE. Il n'y a pas de danger.
TRANION. Regardez encore.
THEUROPIDE. Personne ; parle à présent.
TRANION. Il c'est commis un meurtre abominable.
THEUROPIDE. Comment cela? je ne comprends pas.
TRANION. Oui un crime ancien, très ancien. C'est une histoire du temps jadis : mais nous n'avons découvert cela que depuis peu.
THEUROPIDE. Quel crime? qui est le coupable ? achève.
TRANION. Un hôte s'est jeté sur son hôte et l'a assassiné. C'était, je pense, celui qui vous a vendu la maison.
THEUROPIDE. Il l'a assassiné?
TRANION. Et il l'a dépouillé de son or ; puis il a enterré l'hôte dans la maison même.
THEUROPIDE. Pourquoi soupçonnez-vous un pareil forfait?
TRAYON. Je vais vous le dire, écoutez. Votre fils avait soupe en ville : quand il est rentré, nous allons tous nous coucher, nous nous endormons. Par hasard, j'avais oublié d'éteindre une lanterne ; tout à coup le voilà qui jette les hauts cris.
THEUROPIDE. Qui? mon fils?
TRANiON. St! taisez-vous, écoutez seulement. Il dit que le mort lui est apparu en songe.
THEUROPIDE. Ah! en. songe?
TRANION. Qui ; mais écoutez donc. Il ajoute que le mort lui a parlé ainsi.
THEUROPIDE. En songe?
TRANION. Cette merveille qu'il n'ait pas parlé quand votre fils avait les yeux ouverts! un homme égorgé depuis soixante ans. Vous êtes par moments d'une bêtise amère.
THEUROPIDE. Je me tais.
TRANION. Voici donc ce qu'il lui dit : " Je suis un étranger des pays d'outre-mer, je me nomme Diapontius. J'habite ici, c'est la demeure qui m'a été fixée, Pluton n'ayant pas voulu me recevoir dans l'Achéron parce que j'étais mort avant le temps. J'ai été victime de la perfidie, mon hôte m'a assassiné ici même, et, sans prendre la peine de m'ensevelir, m'a enterré en cachette dans cette maison ; le scélérat en voulait à mon or. Mais toi, décampe d'ici ; cette maison est une habitation scélérate, une demeure impie, " Enfin une année ne me suffirait pas pour raconter tous les prodiges qui s'y passent. St ! St !
THEUROPIDE. Qu'y a-t-il donc, de grâce?
TRANION. La porte a craqué. Est-ce lui qui frappe ?
THEUROPIDE. Je n'ai plus une goutte de sang. Les morts m'appellent tout vivant dans les enfers.
TRANION, à part. J'enrage ; ils vont faire manquer mon stratagème : je tremble que le bonhomme ne me prenne en flagrant délit.
THEUROPIDE. Qu'est-ce que tu dis donc dans tes dents?
TRANiON. Éloignez-vous de la porte. Fuyez, par Hercule, je vous supplie ! Où fuir? ne fuis-tu pas aussi?
TRANION. Je ne crains rien ; je suis en paix avec les morts.
THEUROPIDE. Hé, Tranion !
TRANION. Ne m'appelle pas, si tu es raisonnable. Je n'ai rien fait, je n'ai pas frappé à cette porte.
THEUROPIDE. Qu'est-ce qui te chagrine? qu'est-ce qui t'agite, Tranion ? avec qui parles-tu là ?
TRANION. C''est donc vous qui m'avez appelé? Par tous les dieux, j'ai cru que c'était le mort qui se plaignait parce que vous avez frappé à la porte. Mais vous restez là, vous ne faites pas ce que je vous dis ?
THEUROPIDE. Que dois-je faire?
TRANION. Ne retournez pas la tête ; fuyez, voilez-vous.
THEUROPIDE. Et pourquoi ne fuis-tu pas, toi ?
TRANION. Je suis en paix avec les morts.
THEUROPIDE. Je lésais; mais alors qu'avais-tu tout à l'heure? pourquoi ce grand effroi ?
TRANION. Ne vous inquiétez pas de moi, vous dis-je ; je me tirerai d'affaire. Vous, continuez de vous éloigner au plus vite, et invoquez Hercule.
THEUROPIDE. Hercule, je t'invoque. (Il sort.)
TRANION. Et moi aussi, vieillard, pour qu'il te torde le cou aujourd'hui. Dieux immortels, protégez-moi, vous voyez quelle besogne je viens de faire.
ACTE III.
SCÈNE I. — L'USURIER, THEUROPIDE, TRANION.
L'USURIER. Je n'ai pas encore vu d'année plus détestable que celle-ci pour les placements de fonds. Je passe toute ma journée sur la place du matin au soir, sans trouver à qui prêter une obole.
TRANION, à part. A présent, me voilà, ma foi, perdu sans ressource. C'est l'usurier qui nous a prêté de l'argent pour acheter la belle et fournir à nos dépenses. Tout est découvert, si je ne prends les devants, si je n'empêche le vieillard d'être instruit : allons à sa rencontre. (Il voit Theuropide.) Oh, oh! pourquoi revient-il si vite à la maison ? Je crains qu'il ne soit venu quelque chose à ses oreilles. Avançons, parlons-lui : ah ! quelle angoisse j'éprouve ! Rien n'est plus terrible qu'une mauvaise conscience, comme est la mienne. Mais, quoi qu'il en soit, je continuerai d'embrouiller les choses : la situation le veut. (A Theuropide.) D'où venez-vous?
THEUROPIDE. J'ai été trouver celui à qui j'ai acheté cette maison.
TRANION. Vous ne lui avez pas parlé de ce que je vous ai dit?
THEUROPIDE. Si fait, ma foi, je lui ai tout dit.
TRANION, à part. Aie ! J'en ai bien peur, voilà tout mon échafaudage bousculé.
THEUROPIDE. Qu'est-ce que tu marmottes?
TRANION. Rien ; mais dites-moi, vous lui en avez parlé ?
THEUROPIDE. Oui, te dis-je, je lui ai raconté tout de point en point.
TRANION. Et avoue-t-il, pour son hôte?
THEUROPIDE. Non, il nie absolument.
TRANION. Il nie ?
THEUROPIDE. Oui, il nie.
TRANION, à part. C'est fait de moi, quand j'y pense ! (Haut.) Ainsi, il n'avoue pas?
THEUROPIDE. S'il avait avoué, je te le dirais. Que me conseilles-tu maintenant?
TRANION. Ce que je vous conseille? Eh! ma foi, prenez un arbitre ;/mais choisissez quelqu'un qui s'en rapporte à moi ; vous ne ferez qu'une bouchée de votre homme, comme un renard d'une poire.
L'USURIER. Eh! j'aperçois Tranion, l'esclave de Philolachès; ces gens-là ne me payent ni intérêt ni principal.
THEUROPIDE, à Tranion. Où vas-tu?
TRANION. Je ne m'en vais pas. (A part.) Ah! je suis un malheureux, un misérable, né sous une triste étoile ! Il va m'aborder devant le vieillard ; oui, en vérité, je suis bien malheureux! De tous côtés on me suscite des embarras. Allons, je veux lui parler le premier.
L'USURIER. Il vient à moi, je suis sauvé, j'ai de l'espoir pour mon argent.
TRANION. Ce coquin se réjouit mal à propos.... Bonjour, Misargyride (04).
L'USURIER. Bonjour. Et mon argent?
TRANION. Peste soit de l'animal ! En m'abordant il me lance un pavé.
L'USURIER. Notre homme est à sec.
TRANION. Notre homme est devin.
L'USURIER. Laissez là ces plaisanteries.
TRANION. Eh bien, que voulez-vous? voyous.
L'USURIER. Où est Philolachès?
TRANION. Vous ne pouviez arriver plus à propos pour moi.
L'USURIER. Qu'est-ce?
TRANION. Venez par ici.
L'USURIER. Qu'on me rende mon argent.
TRANION. Je sais que vous avez bon creux, ne criez pas si fort.
L'USURIER. Je veux crier, moi.
TRANION. Ah! ayez un peu de complaisance.
L'USURIER. Quelle complaisance voulez-vous que j'aie ?
TRANION. Allez-vous-en chez vous, je vous prie.
L'USURIER. Que je m'en aille?
TRANION. Revenez vers midi.
L'USURIER. Me payera-t-on mes intérêts?
TRANION. Oui, mais pour le moment allez-vous-en.
L'USURIER. A quoi bon revenir? Je perdrai ma peine ou mon temps. Si je restais plutôt ici jusqu'à midi?
TRANION. Non, allez chez vous, je vous le dis sérieusement : partez enfin.
L'USURIER. Que ne me payez-vous mes intérêts? Pourquoi tant de sornettes ?
TRANION. Bien? ma foi; mais.... tenez, allez-vous-en, croyez-moi.
L'USURIER. Tout à l'heure, par Hercule, je. vais lui dire son fait.
TRANION. Bravo ! courage ! cela vous avance beaucoup de crier.
L'USURIER. Je réclame mon dû. Voilà plusieurs jours que vous me faites aller comme cela. Si je vous ennuie, rendez-moi mon argent, je m'en retournerai. D'un seul mot vous ferez cesser toutes mes importunités.
TRANION. Acceptez le capital.
L'USURIER. Non, l'intérêt, l'intérêt d'abord.
TRANION. Çà, le plus abominable des hommes, êtes-vous venu ici pour essayer vos poumons? contentez-vous (je ce qui est possible. Il ne paye pas, il ne doit pas.
L'USURIER. Il ne doit pas ?
TRANION. Vous ne tirerez pas de lui un denier. Aimez-vous mieux qu'il s'en aille, qu'il s'expatrie, qu'il s'exile à cause de vous? Mais quant au capital, on peut vous le rendre.
L'USURIER. Eh! je ne le réclame pas.
THEUROP|DE, à Tranion. Holà! pendant, reviens ici.
TRANION. À l'instant. (A l'usurier.) Ne nous ennuyez pas ; on ne vous paye pas, faites ce que vous voudrez. Il n'y a que vous, peut-être, qui prêtez à usure !
L'USURIER. Çà, mes intérêts, payez-moi mes intérêts, payez-les-moi l'un ou l'autre. Voulez-vous me les payer à l'instant? Payez-moi mes intérêts.
TRANION. Intérêts par-ci, intérêts par-là. Le vieux drôle ne sait parler que de ses intérêts ; allez, je ne crois pas avoir de ma vie rencontré une, grosse bête plus exécrable.
L'USURIER. Ce que vous dites là, ma foi, ne m'effraye pas du. tout.
THEUROPIDE. Cela chauffe, et malgré la distance cela commence à me cuire. Qu'est-ce que c'est donc que ces intérêts qu'il réclame?
TRANION, à l'usurier. Voici son père, qui est revenu de voyage tout à l'heure ; il vous payera intérêt et capital. Ne vous amusez pas à brouiller nos affaires. Voyez s'il se fait tirer l'oreille.
L'USURIER. Je prendrai ce qu'on me donnera.
THEUROPIDE, à Tranion. Dis-moi.
TRANION. Que voulez-vous?
THEUROPIDE. Qui est cet homme? qu'est-ce qu'il demande? Pourquoi met-il en cause mon fils Philolachès ? et pourquoi te fait-il, à toi qui es là, une pareille avanie ? Que lui doit-on ?
TRANION. Par Hercule, faites, je vous prie, jeter de l'argent dans la gueule de cet animal.
THEUROPIDE. De l'argent?
TRANION. Oui, faites-lui jeter de l'argent par le nez.
L'USURIER. Je m'accommode fort bien de recevoir de l'argent, pair la figure.
THEUROPIDE. Qu'est-ce que cet argent?
TRANION. Philolachès lui doit une bagatelle.
THEUROPIDE. Quelle bagatelle?
TRANION. Quelque chose comme quarante mines.
L'USURIER. Vous voyez que ce n'est pas beaucoup, c'est une misère.
TRANION. L'entendez-vous? n'est-il pas, dites-moi, du vrai bois dont on fait les usuriers ? c'est de toutes les engeances la plus détestable.
THEUROPIDE. Peu m'importe qui il est, d'où il vient ; mais voici ce que je veux qu'on me dise, ce que je désire savoir. J'entends parler d'argent prêté, d'intérêts.
TRANION. On lui doit quarante-quatre mines. Dites que vous les payerez, pour qu'il s'en aille.
THEUROPIDE. Que je les payerai?
TRANION. Oui.
THEUROPIDE. Moi?
TRANION. Oui, vous; dites-le, écoutez-moi. Promettez; allons, je l'exige.
THEUROPIDE. Qu'a-t-on fait de cet argent ? réponds.
TRANION. Il est en sûreté.
THEUROPIDE. Payez vous-mêmes alors, s'il est en sûreté.
TRANION. Votre fils a acheté une maison.
THEUROPIDE. Une maison?
TRANION. Une maison.
THEUROPIDE. Bravo, il tient de son père ; le voilà qui se lance dans les affaires. Vraiment, une maison ?
TRANION. Oui, vous dis-je, une maison. Mais .vous ne savez pas quelle sorte de maison?
THEUROPIDE. Comment le saurais-je ?
TRANION. Oh! oh!
THEUROPIDE. Qu'est-ce?
TRANION. Ne le demandez pas.
THEUROPIDE. Pourquoi cela?
TRANION. Une maison à se mirer dedans, un vrai miroir.
THEUROPIDE. C'est fort bien fait. Mais combien lui coûte-t-elle ?
TRANION. Autant de grands talents que nous faisons de personnes, vous et moi. Il a donné pour arrhes ces quarante mines, qu'il a prises ici pour les verser là. Comprenez-vous? Comme cette maison-ci se trouvait dans l'état que je vous ai dit, vite il s'en est acheté une autre pour y demeurer.
THEUROPIDE. Et, ma foi, il a eu raison.
L'USURIER. Hé! voici midi qui approche.
TRANION. Défaites-nous, je vous prie, de cet excrément, que nous n'en soyons pas empestés plus longtemps. On lui doit en tout quarante mines, intérêt et capital.
L'USURIER. C'est cela même : je n'en réclame pas davantage.
TRANION. Je voudrais bien vous voir, vraiment, donner une obole de plus.
THEUROPIDE, à l'usurier. L'ami, c'est à moi que vous aurez affaire.
L'USURIER. C'est à vous que je demanderai mon argent.
THEUROPIDE. Venez le chercher demain.
L'USURIER. Je m'en vais ; si je suis payé demain, cela me suffit. (Il s'en va.)
TRANION, à part. Que les dieux et les déesses l'exterminent, pour être venu presque déconcerter tous mes plans. (Haut.) Il n'y a pas de race plus abominable ni plus inique que ces usuriers.
THEUROPIDE. Dans quel quartier mon fils a-t-il acheté cette maison?
TRANION, à part. Ah ! je suis perdu !
THEUROPIDE. Répondras-tu à ma question?
TRANION. Oui ; mais je cherche le nom du propriétaire.
THEUROPIDE. Tâche donc de te souvenir.
TRANION, à part. Que faire ? je ne vois de ressource que dans un mensonge ; je dirai que son fils a acheté la maison de notre proche voisin. Ma foi, j'ai toujours entendu dire qu'un mensonge improvisé est le meilleur de tous. Quand on dit ce que les dieux font dire, on parle bien. „
THEUROPIDE. Eh bien, te souviens-tu de son nom?
TRANION. Que la peste l'étouffé, (à part) ou toi plutôt. (Haut.) Votre fils a acheté la maison de notre proche voisin.
THEUROPIDE. Sérieusement?
TRANION. Oui, sérieusement, si vous versez l'argent ; mais si vous ne payez pas, non.
THEUROPIDE. Il n'a pas choisi une trop bonne situation.
TRANION. Comment donc! excellente.
THEUROPIDE. Ma foi, je veux la visiter; frappe et appelle quelqu'un, Tranion.
TRANION, à part. Allons, voilà que je ne sais encore que dire; le flot me rejette sur le même écueil. Or çà, pour cette fois, par Hercule, je ne trouve rien ; me voici tout à fait pris.
THEUROPIDE. Appelle quelqu'un, et fais-moi conduire.
TRANION. Permettez ; il y a des femmes; il faut voir d'abord si elles y consentent ou non.
THEUROPIDE. L'observation est juste : va donc t'informer. J'attendrai ici un moment que tu sortes.
TRANION, à part. Que les dieux et les déesses te perdent sans miséricorde, vieillard, pour démonter ainsi toutes nos batteries.... Allons, c'est à merveille! Voici le maître de la maison, Simon, qui sort. Je vais me retirer par ici, pour tenir conseil dans ma tête. Je l'accosterai quand j'aurai trouvé mon expédient.
SCENE III. — SIMON, THEUROPIDE, TRANION.
SIMON, sans voir personne. De toute l'année je ne me suis pas si bien régalé chez moi ; jamais repas ne m'avait fait tant de plaisir. Ma femme m'a servi un dîner excellent. Maintenant elle me conseille d'aller dormir : mais non. Cela ne me dit rien comme cela tout de suite. La vieille m'a traité mieux qu'a l'ordinaire ; c'est qu'elle voulait m'emmener dans la chambre à coucher. Le sommeil ne vaut rien quand on sort de table : merci! Je me suis échappé tout doucettement de la maison; maintenant, j'en suis sûr, elle est toute, gonflée de colère.
TRANION, à part. Le bonhomme s'est préparé une triste soirée; il aura chez lui mauvais souper et mauvais lit.
SIMON. Plus je réfléchis, plus je le reconnais : quand on a une femme richement dotée, on n'est pas tenté de dormir, le lit fait horreur. Pour mon compte, je suis bien résolu à m'en aller sur la place plutôt que de me coucher au logis. (Aux spectateurs.) Je ne sais de quelle humeur sont les vôtres ; ce que je ne sais que trop, c'est combien la mienne est acariâtre avec moi, et elle va le devenir encore davantage.
TRANION à part. Si ta sortie ne réussit pas, vieillard, tu ne pourras en accuser aucun des dieux, tu auras, toute raison de t'en prendre à toi-même. Mais c'est le moment d'aborder le bonhomme ; il est touché, j'ai trouvé de quioi le duper; ma ruse me sauvera du châtiment. Avançons. (Haut.) tes dieux vous tiennent en joie, Simon!
TRANION. Bonjour, Tranion.
TRANION. Comment vous portez-vous ?
SIMON. Pas mal, et toi?
TRANION, lui prenant la main. Je tiens un excellent; homme.
SIMON. Voilà un compliment qui ma fait plaisir.
TRANiO. Il est bien placé.
SIMON. Mais moi, par Hercule, je ne tiens pas un bon serviteur.
TRANION. Comment cela, Simon?
SIMON. Eh bien! A quand?
TRANION. Quoi donc ?
SIMON. Ce qui recommence tous les jours.
TRANION. Qu'est-ce qui recommence tous les jours ? Expliquez-vous.
SIMON. Ce que vous faites. Mais, Tranion, & parler franc, c'est*fort bien. Il faut traiter les gens à leur mode. Et puis, songeons comme la vie est courte.
TRANION. Ah ! ah ! enfin, je vois que c'est de nous que vous parlez.
SIMON. Sur ma foi, vous coulez vos jours en vrais amateurs ; cela vous va; vins, viande, poisson, tout excellent, tout de choix, vous savez vivre.
TRANION. Oui, c'était là notre vie d'autrefois : mais maintenant tout est fini.
SIMON. Comment?
TRANION. Nous sommes tous perdus, Simon.
SIMON. Allons donc! jusqu'à présent tout vous à réussi à souhait.
TRANION. Comme vous dites, je ne ie nie pas. Nous avons mené joyeusement l'existence, selon notre humeur. Mais à prêtent, Simon, le vent n'enfle plus la voile.
SIMON. Qu'est-ce donc? comment cela?
TRANION, Détresse complète.
SIMON. Comment ! un vaisseau si bien entré au port !
TRANION. Hélas!
SIMON. Qu'y a-t-il?
TRANION. Malheureux! je suis anéanti.
SIMON. Pourquoi?
TRANION. Parce qu'il est arrivé un navire qui va briser la coque du nôtre.
SIMON. Je fais des vœux pour toi, Tranion. Mais de quoi s agit-il? Parle.
TRANION, Notre maître est revenu de voyage.
SIMON. Alors on va te faire chanter, puis on te chaussera de fer, et de là droit au gibet.
TRANION. Je vous en conjure par vos genoux que j'embrasse, ne me dénoncez pas à mon maître.
SIMON. Ne crains rien, il n'apprendra rien de moi.
TRANION, Cher patron, je vous salue.
SIMON. Je.n'ai pas besoin de clients de ton espèce.
TRANION. Maintenant, écoutez pourquoi notre vieux maître m'envoie près de vous.
TRANION. Réponds d'abord à ina question : le vieillard a-t-il déjà eu vent de vos fredaines?
TRANION. Nullement.
SIMON. A-t-il grondé son fils?
TRANION. Son humeur est belle comme un beau jour. Il m'envoie donc vous prier en grâce de lui laisser visiter votre maison.
SIMON. Elle n'est pas à vendre.
TRANION. Je le sais ; mais il veut bâtir ici, chez lui, un gynécée, des bains, un promenoir, un portique.
SIMON. Est-ce qu'il rêve ?
TRANION. Je vais vous dire : il veut marier très prochainement son fils, et pour cela il a dans l'idée de construire un nouveau gynécée. Il dit qu'un architecte, je ne sais lequel, lui a vanté votre maison, assurant qu'elle est bâtie fort sainement. Il veut donc prendre modèle sur vous, si vous ne refusez pas.
SIMON. Il veut prendre modèle sur un triste ouvrage.
TRANION. Il a entendu dire que chez vous Tété se passe fort agréablement, qu'on peut rester toute la journée en plein air à l'abri du soleil.
SIMON. C'est tout le contraire, ma foi ; quand il fait de l'ombre partout, nous avons chez nous le soleil du matin au soir; il assiège notre porte comme un créancier. Je n'ai d'ombre nulle part, que je sache, si ce n'est peut-être dans le puits.
TRANION. N'avez-vous pas au moins, à défaut d'autre, l'ombre d'une Sarsinienne (05)?
SIMON. Ne m'agace pas. C'est comme je te le dis.
TRANION. En tout cas, il veut la visiter.
SIMON. Qu'il la visite donc, si cela lui fait plaisir; et s'il voit chez moi quelque chose à son goût, eh bien, qu'il bâtisse sur ce modèle.
TRANION. Irai-je l'appeler?
SIMON. Va l'appeler.
TRANION. On raconte qu'Alexandre le Grand et Agathocle ont accompli tous deux de merveilleux exploits : que sera-ce donc de moi, qui, à moi tout seul, fais des actions immortelles? Celui-ci porte son bât, l'autre porte le sien. Je me suis créé un nouveau métier qui n'est pas sot : les muletiers ont des mulets bâtés ; moi je bâte des hommes. Et ils ont les reins solides, on peut mettre la charge qu'on voudra, ils la portent. Je ne sais si je dois maintenant parler à l'autre. Oui, abordons-le. Hé! Theuropide !
THEUROPIDE. Qui m'appelle ?
TRANION. Un esclave des plus fidèles à son maître. Je viens d'où vous m'avez envoyé, et j'ai obtenu la permission.
THEUROPIDE. Et, dis-moi, pourquoi es-tu resté si longtemps là-bas?
TRANION. Le vieillard n'était pas libre : j'ai attendu.
THEUROPIDE. Tu es toujours le même, un lambin.
TRANION. Eh, rappelez-vous le proverbe : il n'est pas facile de souffler et d'avaler en même temps ; je ne pouvais être à la fois ici et là-bas.
THEUROPIDE. Eh bien ?
TRANION. Visitez, examinez à votre aise.
THEUROPIDE. Alors, conduis-moi.
TRANION. Est-ce que je vous arrête ?
THEUROPIDE. Je te suis.
TRANION. Le bonhomme vous attend lui-même devant sa maison. Il est fâché de l'avoir vendue.
THEUROPIDE. Eh bien, après?
TRANION. Il me prie d'engager Philolacbès à la lui rendre.
THEUROPIDE. Ce n'est pas mon avis. Chacun fait ses orges : si le marché nous était désavantageux, nous n'aurions pas le droit de la rendre. Quand on fait un bénéfice, on doit l'empocher. Il ne faut pas avoir le cœur tendre.
TRANION. Vous nous retardez avec tous vos dictons. Suivez-moi.
THEUROPIDE. Soit, je suis tout à toi.
TRANION, à Simon. Voici le vieillard ; je vous amène votre homme.
SIMON. Je suis heureux de vous voir de retour et bien portant, Theuropide.
THEUROPIDE. Que les dieux vous bénissent!
SIMON. Il m'a dit que vous vouliez visiter la maison.
THEUROPIDE. Si cela ne vous dérange pas.
SIMON. Pas le moins du monde : entrez, visitez.
THEUROPIDE. Mais les femmes?
SMON. Ne vous inquiétez pas des femmes. Allez partout, faites comme chez vous.
THEUROPIDE. Comme chez moi?
TRANION, bas à Theuropide. Vous savez qu'il a du chagrin ; ne lui plantez pas au nez que vous êtes acquéreur. Ne voyez-vous pas bien sa mine renfrognée ?
THEUROPIDE. C'est vrai.
TRANION. N'ayez donc pas l'air de le railler, d'être trop joyeux, ne parlez pas de notre marché.
THEUROPIDE. J'entends, le conseil est bon, et je vois que tu as un excellent; cœur. (À Simon.) Eh bien?
SIMON. Entrez, examinez tout à loisir, à votre aise.
THEUROPIDE. Vous êtes trop aimable.
SIMON. Enchanté de vous obliger.
TRANION, à Theuropide. Voyez-vous ce vestibule devant la maison? et ce promenoir , comment le trouyez-vous?
THEUROPIDE. Magnifique, ma foi.
TRANION. Tenez, regardez, quels battants de porte ! quelle solidité, quelle épaisseur !
THEUROPIDE. Je n'en ai jamais vu de plus beaux.
SIMON. Je les avais payés assez cher pour cela dans le temps.
TRANION, bas à Theuropide. Entendez-vous ? je les avais ! On voit qu'il a peine à retenir ses larmes.
THEUROPIDE, à Simon. Combien les aviez-vous achetés?
SIMON. Trois mines les deux, et le transport en sus.
THEUROPIDE. Eh mais, ils sont en bien plus mauvais état que que je n'avais cru au premier coup d'œil.
TRANION. Comment donc?
THEUROPIDE. Ils sont tous les deux rongés des vers par le bas.
TRANION. Ils n'auront pas été coupés au bon moment, c'est ce qui leur nuit : mais ils seraient fort bon? encore, avec une couche de poix. Ce n'est pas, un mangeur de bouillie (06) un ouvrier barbare, qui a taillé cela. Et les jointures, les voyez-vous ?
THEUROPIDE. Oui.
TRANION. Regardez comme cela s'embrasse.
THEUROPIDE. Cela s'embrasse ?
TRANION. Je voulais dire, cela s'emboîte. Eh bien,, êtes-vous satisfait?
THEUROPIDE. Plus j'examine chaque chose , plus je suis content.
TRANION. Voyez-vous cette peinture où une corneille se loue de deux vautours? Elle se presse sur ses deux pattes, et donne tour à tour des coups de bec à chaque vautour. Tenez, regardez de mon côté pour voir la corneille. Y êtes-vous ?
THEUROPIDE. Non ma foi, je n'aperçois pas l'ombre d'une corneille.
TRANION. Eh bien, regardez par Jà, dq votre côté à vous deux; si vous ne pouvez pas voir la corneille, peut-être verrez-vous les vautours.
THEUROPIDE. Pour ne pas t'amuser, je ne vois aucun oiseau en peinture.
TRANION. Allons, je n'insiste pas, je ne vous en veux pas ; c'est l'âge qui vous empêche de voir.
THEUROPIDE. Oui, mais tout ce que je peux voir est fort de mon goût.
SIMON. Maintenant, cela vaut la. peine d'avancer.
THEUROPIDE. Vous faites tien de m'en avertir.
SIMON, appelant un esclave. Hé, petit garçon, conduisez-le dans la maison, dans les chambres. Je vous conduirais bien moi-même, mais j'ai affaire sur la place.
THEUROPIDE. Point de conducteur! je ne tiens pas à ce qu'on me conduise. J'aime mieux m'égarer que. d'être conduit par quelqu'un.
SIMON. C'est dans la maison que je veux dire.
THEUROPIDE. J'y entrerai bien sans conducteur.
SIMON. Soit, allez.
THEUROPiDE. J'entre donc.
TRANION. Attendez, que je voie si le chien....
THEUROPIPE. Oui, vois.
TRANION. Il est là.
THEUROPIDE. Où?
TRANION, au chien. Va-t'en. St! que la peste te. crève! Comment, encore là? St! va-t'en.
SIMON. Il n'y a pas de sanger, allez ; il est doux comme un mouton. Faites votre visite ; entrez hardiment. Moi je m'en vais sur la place.
THEUROPIDE. Vous. êtes trop aimable. Bon voyage. (Simon s'en va.) Çà, Tranion, fais éloigner ce chien de la porte, quoiqu'il n'y ait pas de danger.
SCÈNE III. — TRANION, THEUROPIIDE.
TRANION. Mais voyez donc comme il est tranquillement couché ! Vous ne voulez pas qu'on vous prenne pour un exigeant, un poltron.
THEUROPIDE. A ton idée, suis-moi par ici.
TRANION. Vous m'aurez toujours sur vos talons. (Ils entrent et ressortent au bout de quelque temps.) Eh bien, que vous semble de notre marché ?
THEUROPIDE. J'en suis tout joyeux.
TRANION. Cela vous parait-il trop cher?
THEUROPIDE. Je ne me rappelle ma foi pas avoir vu jamais donner une maison à si vil prix.
TRANION. Et vous plait-elle?
THEUROPIDE. Si elle me plaît? belle demande! j'en suis ravi.
TRANION. Et le gynécée? et le portique?
THEUROPIDE. C'est terriblement beau. Je ne pense pas qu'il y en ait d'aussi grand dans un édifice public.
TRANION. Philolachès et moi nous les avons mesurés tous.
THEUROPIDE. Eh bien ?
TRANION. Celui-ci est le plus long.
THEUROPIDE. Dieux immortels ! l'excellente emplette ï On m'en donnerait six grands talents d'argent, que je ne les accepterais pas.
TRANION. Et vous voudriez les accepter, maître, que je vous en empêcherais.
THEUROPIDE. Nous avons fait là un bon placement de fonds.
TRANION. Et vous pouvez dire hardiment que c'est par mon conseil et à mon instigation ; c'est moi qui l'ai décidé à emprunter de l'argent à l'usurier pour donner des arrhes.
THEUROPIDE. Tu as sauvé la barque. Tu dois donc quatre-vingts mines à Simon ?
TRANION. Pas une obole de plus.
THEUROPIDE. Il les touchera aujourd'hui.
TRANION. C'est bien vu. Et, de crainte de chicane, comptez-les-moi, je les lui compterai ensuite.
THEUROPIDE. Mais pour ne pas me laisser prendre, si je te les remets....
TRANION. Est-ce que j'oserais, môme par plaisanterie, vous tromper en paroles ou en action ?
THEUROPIDE. Est-ce que j'oserais te rien confier sans prendre mes précautions ?
TRANION. Est-ce que, depuis que je vous appartiens, je vous ai jamais attrapé ?
THEUROPIDE. C'est que j'ai pris mes mesures pour cela : j'en suis redevable à moi-même, à ma prudence. Je me trouve assez fin si je parviens à me garer de toi seul.
TRANION. C'est aussi mon avis.
THEUROPIDE. Maintenant, va-t'en à la campagne, annonce mon arrivée à mon fils.
TRANION. J'exécuterai vos ordres.
THEUROPIDE. Fais diligence, et dis-lui qu'il revienne à la ville avec toi.
TRANION. Bien. (A part) Je vais me faufiler par la porte de derrière auprès de nos buveurs. Je leur apprendrai que tout est calme, et que j'ai su éloigner d'ici le vieillard.
ACTE IV.
SCÈNE I. — PHANISQUE.
Les esclaves qui, même sans avoir péché, craignent le châtiment, sont de bons serviteurs. Ceux qui ne redoutent rien, la faute une fois faite, ont recours à des expédients stupides. Ils s'exercent à la course, ils fuient ; mais lorsqu'on les rattrape, ils se font un pécule de coups, n'ayant pas su s'en faire un d'argent. lis le grossissent peu à peu, et bientôt ils ont un trésor. Pour moi, avec ma petite sagesse, je tâche de me préserver du mal et de ne pas laisser entamer mon dos. Je veux continuer à conserver ma peau tout entière et ne pas l'exposer aux étrivières. Si je sais me maîtriser, je me trouverai toujours assez couvert. Que les coups pleuvent sur les autres, soit, mais pas sur moi. Le maître est toujours ce que le fait son serviteur, bon s'il est bon, mauvais s'il est méchant. Nous avons chez nous assez de garnements qui jettent leur pécule par les fenêtres et se font rouer de coups. Leur commande-t-on d'aller chercher leur maître : « Je n'irai pas, tu m'ennuies. Je sais ce qui te presse ; tu veux aller courir quelque part ; gros mulet, il te tarde d'aller pâturer dehors. " Voilà la récompense que j'ai emportée de chez nous pour mon empressement ; et puis je suis sorti, et de tant de serviteurs me voilà le seul au-devant du maître. Demain, lorsqu'il saura cela, il les fustigera dès le matin avec un bon nerf de bœuf. Mais je m'inquiète moins de leur dos que du mien. Ils seront tailleurs de cuir avant que je devienne cordier.
SCÈNE II. — UN ESCLAVE, PHANISQUE, THEUROPIDE.
L'ESCLAVE, criant à Phanisque. Hé ! attende, arrête tout de suite ; Phanisque, regarde-moi.
PHANISQUE. Tu m'ennuies.
L'ESCLAVE. Voyez comme le singe fait son important.
PHANISQUE. C'est son affaire, cela me plaît : de quoi te mêles-tu?
L'ESCLAVE. Veux-tu bien t'arrêter, effronté parasite ?
PHANISQUE. Moi, parasite?
L'ESCLAVE. Oui, et je m'explique : avec un bon morceau on peut te mener où on veut. Tu fais le fier, parce que tu es le chéri du maître.
PHANISQUE. Ah! les yeux me font mal.
L'ESCLAVE, pourquoi?
PHANISQUE. Parce que la fumée me gêne.
L'ESCLAVE. Tais-toi, brave ouvrier, qui fabriques des pièces d'argent avec du plomb.
PHANISQUE. Tu ne me forceras pas à te dire des injures. Le maître me connaît.
L'ESCLAVE. Sans doute, ma foi, comment ne connaîtrait-îl pas son matelas ?
PHANISQUE. Si tu étais à jeun, tu ne dirais pas tant de sottises.
L'ESCLAVE . Veux-tu que j e sois complaisant pour toi quand tu ne l'es pas pour moi?
PHANISQUE. Eh bien, maraud, viens au-devant de lui avec moi.
L'ESCLAVE. Je t'en prie, Phanisque, plus un mot là-dessus.
PHANISQUE. Soit, je vais frapper. Holà! y a-t-il quelqu'un pour garantir cette pauvre porte ? Holà I va-t-on sortir et, nous ouvrir? Personne ne parait; ils sont bien ce que doivent être des vauriens ; il faut me tenir d'autant plus sur mes gardes, pour qu'il ne sorte pas quelqu'un qui me fasse un mauvais parti. Mais je n'entends pas ici, comme d'habitude, le bruit des convives, le chant de la joueuse de flûte ; je n'entends absolument personne.
THEUROPIDE. Qu'est-ce' à dire? qu'est-ce que ces gens-là cherchent auprès de ma maison? que veulent-ils? pourquoi regardent-ils à l'intérieur?
PHANISQUE. Je vais recommencer à frapper. Holà ! ouvrez ; hé, Tranion, ouvriras-tu ?
THEUROPIDE. Que signifie cette comédie?
PHANISQUE. Ouvre donc, nous venons chercher notre maître Callidamate.
THEUROPIDE. Çà, mes garçons, que faites-vous là? pourquoi démantibulé cette maison?
PHANISQUE. Notre maître est là à boire.
THEUROPIDE. Votre maître est là à boire ?
PHANISQUE. Oui.
THEUROPIDE. L'ami, vous faites le plaisant.
PHANISQUE. Nous venons le chercher.
THEUROPIDE. Qui cela?
PHANISQUE. Notre maître. Ah çà, combien de fois faut-il vous le répéter?
THEUROPIDE,. Mon enfant, la maison n'est pas habitée, car vous m'avez l'air d'un honnête sujet.
PHANISQUE. Comment! ce n'est pas là que demeure Philolachès, un jeune homme ?
L'ESCLAVE, à part. Assurément, le vieillard a reçu un coup de marteau.
PHANISQUE. Vous vous trompez joliment, bon vieillard. A moins qu'il n'ait déménagé aujourd'hui même ou hier, je suis sûr que c'est ici qu'il demeure.
THEUROPIDE. Eh ! voilà tantôt six mois que là maison n'est pas occupée.
L'ESCLAVE. Vous rêvez.
THEUROPIDE. Moi?
L'ESCLAVE. Vous.
THEUROPIDE. Toi, ne m'ennuie pas : laisse-moi causer à ce garçon-là.
PHANISQUE. Pas occupée? cette maison!
THEUROPIDE. Oui vraiment.
PHANISQUE. Mais hier, avant-hier, il y a quatre jours, cinq, six, enfin depuis que le père est parti en voyage, on n'a jamais laissé passer trois fois vingt-quatre heures sans manger et boire ici.
THEUROPIDE. Vous dites?
PHANISQUE. Qu'on n'a jamais laissé passer trois fois vingt-quatre heures sans manger et boire, sans amener des filles, sans faire la débauche, avec accompagnement de joueuses de lyre et de flûte.
THEUROPIDE. Qui cela,?
PHANISQUE. Philolachès.
THEUROPIDE. Quel Philolachès?
PHANISQUE. Eh, j'imagine, le fils de Theuropide.
THEUROPIDE, à part. Ah ! ah ! s'il dit vrai, je suis mort. Interrogeons-le encore. (Haut.) Vous dites que ce Philolachès, quel qu'il soit, a coutume de faire bombance ici avec votre maître ?
PHANISQUE. Oui, ici même.
THEUROPIDE. Mon garçon, vous êtes plus bête que vous n'en avez l'air. J'ai bien peur que vous n'ayez été à quelque goûter où vous aurez bu un peu plus que de raison.
PHANISQUE. Pourquoi donc?
THEUROPIDE. Je dis cela, afin que vous ne# vous trompiez pas de maison.
PHANISQUE. Je sais où je dois aller, et je reconnais bien où je me trouve. Philolachès, le fils de Theuropide, demeure ici. C'est lui qui, depuis que le père est parti pour son commerce, a affranchi une joueuse de flûte.
THEUROPIDE. Philolachès?
PHANISQUE. Oui, une certaine Philématie.
THEUROPIDE. Pour combien?
L'ESCLAVE. Trente talents.
PHANISQUE. Non, par Apollon, mais trente mines.
THEUROPIDE. Vous dites que Philolachès a acheté une maîtresse trente mines?
PHANISQUE. Oui.
THEUROPIDE. Et qu'il l'a affranchie?
PHANISQUE. Oui.
THEUROPIDE. Et que, depuis le départ de son père, il n'a pas cessé de boire avec votre maître ?
PHANISQUE. Oui.
THEUROPIDE. Et n'a-t-il pas acheté la maison du voisin?
PHANISQUE. Non.
THEUROPIDE. Ne lui a-t-il pas donné quarante mines pour les arrhes?
PHANISQUE. Non.
THEUROPIDE. Ah ! vous m'assassinez.
PHANISQUE. C'est bien plutôt lui qui a assassiné son père.
THEUROPIDE. Vous dites vrai ; plût aux dieux que ce fût une fausseté !
PHANISQUE. Vous êtes sans doute un ami du père?
THEUROPIDE. Ah ! par Pollux, ce père dont vous parlez est bien malheureux.
PHANISQUE. Ce n'est rien que les trente mines à côté de tout ce qu'il a gaspillé. Il a ruiné son père. Il y a là un maudit esclave, Tranion, qui serait capable de croquer tout le revenant-bon d'Hercule (07). Ah ! j'ai pitié de ce pauvre père : quand il apprendra tout ce qui s'est passé, ce sera comme s'il avait un charbon brûlant dans le cœur.
THEUROPIDE. Si tout cela est vrai.
PHANISQUE. Que gagnerais-je à vous mentir? (Il frappe de nouveau.) Holà, ouvrira-t-on ?
THEUROPIDE. A quoi bon frapper, puisqu'il n'y a personne?
PHANISQUE. Ils auront été continuer la fête ailleurs. Allons-nous-en donc.
THEUROPIDE. Vous partez déjà, mon garçon?vous n'avez rien sur les épaules.
PHANISQUE. Si je ne craignais mon maître, si je ne lui obéissais, rien ne pourrait me protéger le dos.
SCÈNE III. — THEUROPIDE, SIMON.
THEUROPIDE. Je suis perdu, je n'ai pas besoin de le dire. D'après ce que je viens d'entendre, non, je ne suis pas parti d'ici pour aller en Égypte ; j'ai été promené dans des déserts, au bout du monde ; c'est au point que je ne sais où je suis. Mais je vais l'apprendre : voici l'homme à qui mon fils a acheté la maison. Eh bien?
SIMON. Je reviens chez moi de la place.
THEUROPIDE. Y avait-il du nouveau sur la place aujourd'hui?
SIMON. Oui.
THEUROPIDE. Et quoi donc ?
SIMON. J'ai vu un enterrement.
THEUROPIDE. Belle nouveauté !
SIMON. On emportait un mort, et, disait-on, il n'y avait pas longtemps qu'il était encore en vie.
THEUROPIDE. La peste soit de vous !
SIMON. Pourquoi demandez-vous des nouvelles, comme un désœuvré ?
THEUROPIDE. Parce que je suis revenu hier de voyage. f SIMON. Je suis engagé en ville, ne pensez pas que je vais vous inviter.
THEUROPIDE. Je ne le demande pas, ma foi.
SIMON. Mais demain, si personne ne me prie, je souperai volontiers chez vous.
THEUROPIDE. Je ne demande pas cela non plus, ma foi. Mais si vous n'êtes pas trop pressé, écoutez-moi.
SIMON. Volontiers.
THEUROPIDE. Vous avez reçu, à ce que je sais, quarante mines de Philolachès.
SIMON. Pas une obole, que je sache.
THEUROPIDE. Mais de son esclave Tranion ?
SIMON. Encore moins.
THEUROPIDE. Qu'il vous a données pour arrhes ?
SIMON. Rêvez-vous?
THEUROPIDE. Moi? c'est plutôt vous, si vous croyez eh dissimulant venir à bout d'annuler l'affaire.
SIMON. Quelle affaire ?
THEUROPIDE. Celle que mon fils a faite avec vous pendant mon absence.
SIMON. Lui, une affaire, avec moi, pendant votre absence ! Qu'est-ce donc? quel jour?
THEUROPIDE. Je vous dois quatre-vingts mines d'argent.
SIMON. Pas à moi, ma foi. Cependant, si vous nie les devez, soit. Il faut tenir à sa parole, n'allez pas vous aviser de nier.
THEUROPiDE. Je ne songe pas à nier la dette, et je payerai. Mais vous, n'allez pas non plus nier que vous ayez reçu d'ici quarante mines.
SIMON. Ah çà, regardez-moi un peu, et répondez-moi. Il m'a dit que vous vouliez marier votre fils, et que pour cela vous aviez l'intention de faire bâtir chez vous.
THEUROPIDE. L'intention de faire bâtir chez moi?
SIMON. C'est ce qu'il m'a dit.
THEUROPIDE. Ah! c'en est fait, je meurs, je n'ai plus de voix. C'est fait de moi, voisin, j'expire !
SIMON. Est-ce que ce serait un tour de Tranion?
THEURQPIDE. Ah ! il a tout mis sens dessus dessous, il nous a joués aujourd'hui, vous et moi, d'une manière indigne.
SIMON. Que dites-vous ?
THEUROPIDE. C'est exactement comme je vous le dis. il nous a joués aujourd'hui, vous et moi, de la façon là plus complète. Mais je vous en prie, aidez-moi, venez à mon secours.
SIMON. Que désirez-vous?
THEUROPIDE. Accompagnez-moi, de grâce.
SIMON. Soit.
THEUROPIDE. Et prêtez-moi des esclaves et des courroies.
SIMON. Venez les chercher.
THEUROPIDE. En même temps je vous raconterai par quelles infamies il m'a berné aujourd'hui.
ACTE V.
SCÈNE I. — TRANION, THEUROPIDE.
TRANION. Je ne donnerais pas un zeste d'un homme qui tremble dans le péril; encore ne sais-je pas trop ce que c'est qu'un zeste. Mon maître m'envoie à la campagne chercher son fils, je me glisse à la sourdine par la ruelle dans notre jardin ; j'ouvre la porte qui se trouve dans cette ruelle, et je fais évader toute la compagnie, mâles et femelles. Une fois mes troupes délivrées du siège et mises en sûreté Je prends la résolution d'assembler le sénat de nos buveurs ; je les convoque, mais ils commencent par me mettre, dehors. Voyant que c'est à moi-même à prendre un parti, je fais comme tant d'autres, qui, dans une situation critique et embarrassée, continuent à embrouiller les affaires, pour que le calme ne(puisse pas se rétablir. Je sais bien qu'il n'est pas possible de tenir notre bonhomme dans l'ignorance. Mais qu'est-ce donc? j'entends la porte du voisin qui s'ouvre. C'est mon maître, je veux savoir un peu ce qu'il va dire. (Il se cache.)
THEUROPIDE, aux esclaves. Tenez-vous là, derrière la porte; dès que je vous appellerai, élancez-vous, et attachez promptement les menottes. Moi je vais attendre ici, devant la maison, mon donneur de bourdes, et je lui étrillerai la peau, si les dieux me prêtent vie, de )a belle manière.
TRANION, à part. La mèche est éventée : maintenant, Tranion, réfléchis à ce que tu dois faire.
THEUROPIDE. Il faut m'y prendre adroitement et finement avec lui, .quand il arrivera. Je ne me découvrirai pas tout d'un coup, je jetterai l'hameçon, je ferai semblant de ne rien savoir de tout cela.
TRANION, à part. Oh,! le finaud! dans tout Athènes on ne trouverait pas, plus rusé que lui. Il est aussi difficile de lui en donner à garder qu'à une souche. Mais je veux i'aborder, lui parler.
THEUROPIDE. Je voudrais le voir venir à présent.
TRANION, haut. Ma foi, si vous me cherchez, me voici devant vous en personne.
THEUROPIDE. Bravo, Tranion. Quoi de nouveau ?
TRANION. Nos campagnards reviennent des champs. Philolachès sera ici tout à l'heure.
THEUROPIDE. Il arrivera fort à propos. Je crois que notre voisin est un effronté coquin.
TRANION. Comment cela?
THEUROPIDE. Il dit qu'il ne vous connaît pas.
TRANION. En vérité ?
THEUROPIDE. Que jamais de la vie il n'a reçu de vous une obole.
TRANION. Allons, vous vous moquez de moi, je pense.
THEUROPIDE. Pourquoi donc?
TRANION. Je le vois bien, vous plaisantez ; il n'a pas dit cela.
THEUROPIDE. Si fait vraiment, il l'a dit ; et qu'il n'a pas vendu la maison à Philolachès.
TRANION. Ah çà, dites-moi, nie-t-il qu'il ait reçu de l'argent?
THEUROPIDE. Il s'est engagé à prêter serment, si je voulais, qu'il n'a pas vendu la maison et qu'on ne lui a rien donné. Je lui en ai offert autant.
TRANION. Et qu'a-t-il dit ?
THEUROPIDE. Il a promis de livrer tous ses esclaves pour les mettre à la question.
TRANION. Chansons ! Il ne les livrera pas, j'en réponds.
THEUROPIDE. Il les livre, c'est certain.
TRANION. Appelez-le lui-même en justice. (Il veut s'en aller.)
THEUROPIDE. Attends donc. J'essayerai... j'ai mon idée ; oui, je suis résolu.
TRANION. Amenez-le-moi.
THEUROPIDE. Si je le faisais venir?
TRANION. C'est ce que vous auriez déjà dû faire. Ou bien faites revendiquer la maison.
THEUROPIDE. Non, je veux d'abord prendre les esclaves pour la question.
TRANION. C'est aussi mon avis : en attendant je vais m'asseoir sur cet autel.
THEUROPIDE. Pourquoi cela?
TRANION. Vous ne comprenez rien. Pour que les gens qu'il va vous livrer ne puissent se réfugier ici, je vais m'y asseoir ; cela fait qu'on ne nous mettra pas de bâtons dans les roues.
THEUROPIDE. Lève-toi.
TRANION. Non.
THEUROPIDE. Ne t'assois pas sur l'autel, entends-tu?
TRANION. Pourquoi ?
THEUROPIDE. Tu vas le savoir. Je désire vivement au contraire qu'ils se réfugient ici ; laisse-les. Je le ferai plus facilement condamner à des dommages-intérêts.
TRANION. Poursuivez votre affaire; à quoi bon susciter des embarras? Vous ne savez pas combien c'est une chose délicate que d'aller devant le juge.
THEUROPIDE. Lève-toi et viens ici ; je veux te consulter.
TRANION. Je vous conseillerai d'où je suis; mes idées sont bien plus nettes quand je suis assis. D'ailleurs les conseils ont plus de poids lorsqu'ils partent d'un lieu sacré.
THEUROPIDE. Allons, debout, pas de plaisanterie. Regarde-moi en face.
TRANiON. C'est fait.
THEUROPIDE. Tu me vois?
TRANION. Oui. S'il survenait un tiers, il mourrait de faim.
THEUROPIDE. Comment cela?
TRANION. Parce qu'il n'aurait rien à gagner : nous sommes, ma foi, bien malins tous les deux.
THEUROPIDE. Malheur à moi !
TRANION. Qu'avez-vous?
THEUROPIDE. Tu m'as trompé !
TRANION. Comment cela?
THEUROPIDE. Tu m'as mouché comme il faut.
TRANION. Voyez bien ; m'y suis-je pris en maître ? le nez coule-t-il encore ?
THEUROPIDE. Eh ! tu y as été d'une force à m'extraire toute la eervelle. Je connais à fond vos méfaits ; quand je dis à fond, non, c'est un gouffre. Mais tu ne le porteras pas dans l'autre monde. Je te ferai entourer, coquin, d'un cercle de feu et de sarment.
TRANION. Gardez-vous-en bien : je suis plus délicat bouilli que rôti.
THEUROPIDE. Je ferai de toi un exemple.
TRANION. Je vous plais donc, que vous voulez prendre exemple de moi ?
THEUROPIDE. Parle. Quand je suis parti, dans quel état t'ai-je laissé mon fils?
TRANION. Avec ses pieds, ses mains, ses doigts, ses oreilles, tes yeux, ses lèvres.
THEUROPIDE. C'est autre chose que je te demande.
TRANION. C'est donc autre chose que je vous réponds. Mais voici venir l'ami de votre fils, Callidamàte ; expliquez-vous avec moi en sa présence sur ce que vous voulez.
SCENE II. — CALLIDAMATE, THEUROPIDE, TRANION.
CALLIDAMATE. Quand j'ai eu dormi mon soûl et cuvé mon vin, Philolachès m'apprend que son père est de retour de son voyage, et comment à son arrivée l'esclave s'est joué de lui: il craint donc d'affronter son abord. Entre tous ses amis, il m'a choisi comme ambassadeur pour faire sa paix avec lé vieillard : justement le voici. Salut, Theuropide, je suis heureux de vous voir revenu en bonne santé. Vous souperez aujourd'hui chez nous, n'est-ce pas ?
THEUROPIDE. Callidamate, que les dieux vous protègent! Quant au souper, merci.
CALLIDAMATE. Pourquoi ne voulez-vous pas?
TRANION, à Theuropide. Acceptez ; j'irai à votre place, si le cœur ne vous en dit pas.
THEUROPIDE. Coquin, tu railles encore ?
TRANION. Parce que je veux aller souper pour vous?
THEUROPIDE. Non, tu n'iras pas ; mais je te ferai porter au gibet, selon tes mérites.
CALLIDAMATE. Non, laissez cela et venez souper à la maison.
TRANION. Faites que vous irez : vous vous taisez?
CALLIDAMATE. Mais toi, nigaud, pourquoi t'es-tu réfugié sur cet autel?
TRANION. Il m'a fait une belle peur dès son arrivée. (A Theuropide.) Dites maintenant ce crue j'ai fait : voici un arbitre, allons, partez.
THEUROPIDE. Je dis que tu as corrompu mon fils.
TRANION. Écoutez un peu. J'avoue qu'il a mal fait, qu'en votre absence il a affranchi sa maîtresse, qu'il a emprunté de l'argent, et je conviens qu'il l'a dépensé. Mais cni'a-t-il fait là que ne fassent les fils des plus grandes familles?
THEUROPIDE. Par Hercule, avec toi je n'ai qu'à bien me tenir : voilà un habile orateur.
CALLIDAMATE, à Theuropide. Laissez-moi juger cela. (A Tranion.) Lève-toi, que je prenne séance où tu es.
THEUROPIDE. Volontiers; évoquez le procès.
TRANION. C'est un pièce. Faites que je n'aie rien à craindre, prenez la peur pour vous.
THEUROPIDE. Le reste m'est bien moins à cœur que la façon dont il m'a dupé.
TRANION. C'est bien fait, ma foi; j'en suis ravi. À votre âge, avec des cheveux blancs, il faut avoir du nez.
THEUROPIDE. Que ferai-je maintenant, si mon ami Démiphon, ou Philonide....
TRANION. Dites-leur comment votre esclave vous a fait voir le tour : vous fournirez des scènes ravissantes aux comédies.
CALLIDAMATE. Tais-toi un moment, et laisse-moi parler aussi. (À Theuropide.) Écoutez.
THEUROPIDE. Voyons.
CALLIDAMATE. D'abord, vous saurez que je suis l'ami de votre fils. Il est venu me trouver, il n'ose paraître en votre présence, parce qu'il vous sait instruit de sa conduite. Allons, je vous en prie, pardonnez à sa jeunesse, à son étourderie; c'est votre enfant. Vous savez bien que c'est le jeu qu'on joue à cet âge. Tout ce qu'il a fait, il l'a fait avec nous, c'est nous qui sommés les coupables. Intérêt, capital, achat de la maîtresse, nous payerons tout, nous nous cotiserons ; c'est notre bourse et non la vôtre, qui pâtira.
THEUROPIDE. On ne pouvait m'envoyer un ambassadeur plus capable de me persuader. Je ne suis pas fâché contre lui, je ne lui en veux pas. Bien mieux, en ma présence, qu'il aime, qu'il boive, qu'il fasse ce qu'il lui plaira. Pourvu qu'il regrette d'avoir tant dépensé, je suis satisfait.
CALLIDAMATE. Il en est au désespoir.
TRANION. Voilà un pardon accordé; et moi, à présent, que vais-je devenir?
THEUROPIDE. Tu seras attaché au£ibet, infâme, et déchiré de verges.
TRANION. Malgré mon repentir?
THEUROPIDE. Je te ferai crever, si les dieux me laissent vivre.
CALLIDAMATE. Faites-lui grâce tout entière. Je vous en prie, pardonnez ses torts à Tranion, faites-le pour moi.
THEUROPIDE. J'accorderai tout plutôt que de renoncer à exterminer ce coquin pour des tours si pendables.
CALLIDAMATE. Allons, laissez-le.
THEUROPIDE. Eh ! voyez un peu l'attitude de ce maraud.
CALLIDAMATE. Tranion, tiens-toi tranquille, si tu as un grain de bon sens.
THEUROPIDE. Et vous, n'insistez pas là-dessus; avec de bonnes verges, je le forcerai bien à demeurer en repos.
CALLIDAMATE. Cela n'est pas nécessaire; voyons, laissez-vous fléchir.
THEUROPIDE. Ne demandez pas cela.
CALLIDAMATE. Je vous en prie.
THEUROPIDE. Ne demandez pas cela, vous dis-je, je ne le veux pas.
CALLIDAMATE. Vous avez beau ne pas vouloir. Seulement cette escapade, celle-là seule ; c'est pour moi ce que vous en ferez.
TRANION, à Theuropide. Pourquoi vous faire tirer l'oreille? comme si dès demain je ne devais pas me retrouver en faute ! Alors rien ne vous empêchera de vous venger à la fois et du présent et du passé.
CALLIDAMATE. Laissez-vous fléchir par moi.
THEUROPIDE, à Tranion. Allons, soit, va-t'en, je te tiens quitte. (Montrant Callidamate.) C'est lui que tu dois remercier. (Aux spectateurs.) Spectateurs, la pièce est finie : applaudissez.
(01) Cet argument, qui est acrostiche, est attribué au grammairien Priscien.
(02) On voit un appartement de la maison de Philolachès.
(03) Île de la mer Égée.
(04) Qui n'aime pas l'argent.
(05) Jeu de mots sur umbra, ombre et femme d'Ombrie ; Sarsine, la patrie de Plaute, était en Ombrie.
(06) Un Romain.
(07) A qui on offrait la dîme du butin et des trouvailles.