Œuvre numérisée par Marc Szwajcer
Adore le Créateur de l'âme et de la raison, comme c'est ton devoir, et considère, ô sage à l'esprit brillant, s'il est possible de le célébrer comme il faudrait. Toute notre science y est impuissante, et nous ne pouvons que pleurer sur des êtres aussi faibles que nous. O toi qui connais la philosophie, ô parleur éternel, je ne suivrai pas la route que tu m'indiques. Aucune doctrine ne vaut celle de l'unité de Dieu, et qu'on l'avoue ou qu'on le nie, il n'y a qu'un Dieu. Tout ce qui te passe devant les yeux se combine dans ton esprit avec les conclusions de ta raison pour prouver son existence, si donc tu es un homme qui réfléchisses, suis le chemin déjà essayé ; sinon abstiens-toi au moins de disputes. Un souffle t'a fait naître composé d'âme et de corps, et tu te crois un être très puissant ; mais tes jours passeront, et un autre monde deviendra ta demeure. Pense avant tout au Créateur, et que ton adoration soit fondée sur cette pensée, que c'est par lui que subsiste le ciel qui tourne, que c'est lui qui est notre guide dans la bonne et la mauvaise fortune. Si tu veux réfléchir, tu verras que le monde est rempli de merveilles, et que personne ne peut entrer en guerre avec Dieu. L’âme est pleine de merveilles, et le corps est une merveille ; et il faut d'abord se connaître soi-même, ensuite le ciel qui tourne au-dessus de nos têtes et qui nous montre chaque jour une face nouvelle. Peut-être n'admettras-tu pas la vérité du récit que le Dihkan a répété d'après les anciens. Le sage qui l'entend l'examine à l'aide du savoir et n'y donne pas facilement croyance ; mais quand tu lui en auras expliqué le sens, il s'apaisera et cessera de discuter. Écoute donc les paroles du vieux Dihkan, quand même cette histoire ne te plairait pas.
Le Dihkan qui raconte les traditions a dit : Un jour Keï Khosrou orna de grand matin son jardin de roses comme un jardin printanier ; les grands, tels que Gouderz, Zengueh, Gustehem, Berzin fils de Guerschasp issu de la race de Djemschid, Guiv, Rehham le guerrier expérimenté, Gourguin et le vertueux Kharrad s'y assirent à côté de Khosrou ; ils vidèrent leurs coupes à la santé du roi des rois, et le vin réjouit leurs cœurs. A la neuvième heure du jour un pâtre arriva du désert et se présenta à la porte du palais ; il s'avança vers Khosrou, baisa la terre, et dit au roi d'illustre naissance : Un onagre a paru parmi mon troupeau de chevaux ; il ressemble à un Div qui aurait rompu ses chaînes ; on le prendrait, à son souffle, pour un lion ; il brise le cou aux chevaux ; sa couleur est exactement celle du soleil, tu dirais que le ciel l’a lavé dans de l'eau d'or ; depuis sa crinière jusqu'à sa croupe s'étend une raie noire comme le musc ; et si l’on en juge par les hanches et les pieds de devant et de derrière, on dirait que c'est un puissant cheval isabelle.
Khosrou comprit que ce n'était pas un onagre, d'abord parce qu'un onagre n'est pas plus fort qu'un cheval, ensuite parce que le roi était un homme plein d'expérience, qui avait entendu dire aux sages que la fontaine où le pâtre se tenait, et autour de laquelle il laissait librement courir son troupeau, était le lieu d'où sortait le Div Akwan pour remplir le monde de cris de terreur et de détresse. Il dit au pâtre : Ce n'est pas un onagre, je sais maintenant ce que tu as voulu me dire ; pars d'ici. Ensuite il s'adressa aux héros, disant : O hommes illustres qui êtes entourés de gloire et de puissance, il nous faut maintenant un brave semblable à un lion indomptable, qui veuille se ceindre pour le combat.
Khosrou promena longtemps ses regards de tous côtés, mais aucun des guerriers présents ne lui agréa ; il n'y avait que Rustem fils de Zal, auquel on s'adressait dans tous les dangers, qui lui convint, il lui écrivit donc une lettre amicale et flatteuse, et la remit à un de ses braves, Gourguin fils de Milad. Le roi fortuné dit à son messager : Porte ma lettre au fils de Zal ; va vite jour et nuit comme un tourbillon de fumée, et ne t'arrête pas dans le Zaboulistan. Fais-lui mille saluts affectueux de ma part, souhaite-lui de vivre aussi longtemps que subsistera le ciel ; et quand il aura lu ma lettre, dis-lui que c'est lui qui couvre de gloire mon règne, et prie-le de venir me voir, de partir sans délai et de ne pas rester un instant dans le Zaboulistan après la lecture de ma lettre.
Gourguin partit comme l'ouragan, ou comme un élan qui craint pour sa vie. Arrivé dans le Zaboulistan, il rencontra à pied Rustem la providence des héros ; il s'approcha de lui et lui rendit hommage, et Rustem lui fit des questions touchant sa longue route. Lorsque Tehemten eut entendu l’ordre du roi, il se rendit à la cour en toute hâte, baisa la terre devant le trône, et prononça des bénédictions sur la fortune du roi, disant : O roi, tu m'as appelé ; me voici prêt à exécuter tes plans ; me voici ceint pour recevoir tes ordres. Puissent le bonheur el la grandeur toujours t'accompagner ! Khosrou le reçut amicalement, le fit asseoir à côté de lui sur son trône, et lui dit : O Pehlewan, puisses-tu vivre à jamais content et heureux ! Le jour brille pour moi quand je te vois ; ton esprit vigilant est la source de tout mon bonheur. O héros au corps d'éléphant, il se présente une affaire pour laquelle je t'ai appelé de préférence aux grands de cette cour, espérant que tu ne reculeras pas devant les fatigues que je t'impose, et que tu prendras les armes pour gagner une couronne et des trésors. Un pâtre m'a dit qu'un onagre sauvage a paru au milieu de son troupeau de chevaux. Il raconta à Rustem, depuis le commencement jusqu'à la fin, tout ce que le pâtre avait dit, et ajouta : Affronte pour nous les périls encore une fois ; pars et tiens-toi sur tes gardes, car je crains que ce ne soit un Ahriman qui cherche à se venger de nous. Rustem répondit : Grâce à ta fortune, l'esclave de ton trône ne craint rien ; et ni un lion, ni un Div, ni un dragon terrible n'échappera à mon épée tranchante.
Rustem partit pour la chasse, semblable à un lion courageux, un lacet en main et assis sur un dragon. Il se rendit au désert où le pâtre tenait son troupeau et où avait paru le Div déchaîné. Il chercha le Div pendant trois jours dans les prairies en tournant autour des chevaux, le quatrième jour il le vit courant sur la plaine, et se précipita sur lui comme un vent du nord. Il vit un animal d'une robe de couleur d'or brillante, mais dans la peau duquel logeait un être malfaisant. Il lança Raksch ; mais lorsqu'il fut plus près, il changea d'avis et se dit : Il ne faut pas que je le tue, je le prendrai avec le lacet ; je ne veux pas l'abattre avec l'épée, mais l'amener vivant au roi. Il jeta son lacet de Keïanide pour prendre sa tête dans le nœud ; mais le vaillant onagre aperçut le lacet, et disparut aussitôt à ses yeux. Rustem reconnut alors que ce n'était pas un onagre, et qu'il fallait le vaincre plutôt par la ruse que par la force ; il se dit : Ce ne peut être que le Div Akwan ; il faut que je le frappe subitement de l’épée. J'ai entendu dire aux sages que c'est ici sa demeure et qu'il revêt la peau d'un onagre. Il faut donc me lier à mon épée, et tacher de sang cette robe de jaune doré. En ce moment le Div reparut dans le désert, et le Sipehbed lança de nouveau son cheval rapide, banda son arc, et semblable à Adergouschasp, décocha une flèche tout en courant de toute la vitesse de sa monture ; mais à peine avait-il tiré de l'étui son arc royal, que l'onagre disparut encore une fois. Rustem fit courir son cheval sur cette large plaine ; mais lorsqu'il l'eut parcourue pendant trois jours et trois nuits, il eut soif et faim, et sa tête alourdie par le sommeil heur-lait contre le pommeau de la selle. Il courut chercher de l'eau limpide, et une source s'offrit à lui, dont Peau était comme de l'eau de rose, li descendit, abreuva Raksch, et se prépara à abandonner au sommeil ses yeux fatigués ; il roula son lacet autour du bras, serra étroitement le Bebr-i-beyan autour de ses reins, défit la sangle de la selle de Raksch, et prit la couverture de peau de léopard pour s'en faire un coussin. Raksch alla paître, et Rustem jeta la selle piquée à côté de la source, à l'endroit où il voulait dormir.
Akwan le voyant de loin endormi, accourut comme le vent auprès de lui, creusa la terre tout autour, souleva la motte sur laquelle il était couché et l'éleva jusqu'au ciel. Lorsque Rustem se réveilla, il fut consterné, il trembla, et son esprit se remplit de peur ; il se dit : Cet infâme Div m'a tendu un piège meurtrier. Adieu mon courage, ma force et mes membres, et mes bons coups d'épée et de massue. Si je péris, le monde sera dévasté, et tous les désirs d'Afrasiab seront accomplis ; il ne restera ni Gouderz, ni Khosrou, ni Thous, ni le trône, ni la couronne, ni les éléphants ni les timbales. Mon entreprise porte malheur au monde, et mon projet prend une triste fin. Qui est-ce qui me vengera de ce Div horrible ? hélas ! jamais il ne trouvera un adversaire comme moi.
Pendant que Rustem tremblait ainsi pour sa vie, Akwan lui dit : O héros au corps d'éléphant, dis-moi où tu veux que je te laisse tomber du haut des nues ? Veux-tu que je te jette dans la mer, on sur la montagne où tu tomberas loin des hommes ? Rustem réfléchit sur ces paroles ; il vit que le monde était entre les mains de l'infâme Div ; il se dit : S'il me jette sur la montagne, mon corps et mes os seront brisés. Mais il fera certainement le contraire de ce que je lui demande ; car il ne connaît pas les serments, et ne tiendra pas une promesse : si je lui dis de me jeter à l'eau pour que la gueule des crocodiles me serve de linceul, cet affreux Div me jettera à l'instant sur la montagne pour que je m'y brise. Il faut donc que je m'avise d'une ruse pour le porter à me lancer dans la mer.
Il lui répondit : Un savant de la Chine m'a dit une chose qui s'applique ici, c'est que l'âme de ceux qui périssent dans l'eau ne verra pas le Serosch dans le paradis ; qu'elle errera misérablement sur la terre, et ne trouvera pas de repos dans l'autre monde. Jette-moi donc sur la montagne pour que les tigres et les lions voient comment sont faites les mains d'un brave. A ces paroles de Rustem, le Div Akwan mugit comme la mer en foreur, et lui dit : Je veux te jeter dans un lieu où tu resteras caché entre les deux mondes, où tu erreras misérablement sur la terre et ne trouveras pas de repos dans le ciel.
Il le précipita dans la mer profonde pour que les intestins des poissons lui servissent de linceul. Mais Rustem, aussitôt que du haut des nues il fut tombé dans l'eau, tira son épée de combat, et les crocodiles s'enfuirent timidement en voyant avec quelle bravoure il les attaquait. Il nagea avec la main et le pied gauches ; il se défendit contre ses ennemis avec la main et le pied droits. Il ne perdit pas un instant pour agir ; c'est ainsi que fait le véritable homme de guerre. S'il était possible qu'un homme écartât à jamais la mort par sa bravoure, jamais le destin n'aurait pu faire périr Rustem ; mais telle est la rotation de la fortune, qu'un jour elle t'apporte du miel, et un autre du poison.
Rustem lutta si bravement contre la mer qu'il atteignit la côte ; il aborda et vit devant lui la plaine d’où il était parti ; il rendit grâce au Créateur qui avait sauvé son serviteur du pouvoir du méchant ; puis il se reposa, après avoir desserré sa ceinture, déposé le Bebr-i-beyan à côté d'une source, et jeté par terre son lacet et son armure mouillés, de sorte que le lion furieux ne restait revêtu que de sa cotte de mailles. Ensuite il se rendit à la source près de laquelle il avait dormi, et le vil Div fut confondu en le voyant. Mais le brillant Raksch ne se trouvait plus dans la prairie, et son maître ambitieux maudit le sort ; il se mit en colère, se chargea de la selle et de la bride, et suivit les traces de Raksch jusqu'au matin. Telle est la coutume de ce monde cruel, tantôt il te place sur le dos de la selle, tantôt il met la selle sur ton dos. Rustem marchait ainsi cherchant du gibier, lorsqu'il vit devant lui une prairie arrosée par des eaux vives et couverte de to.us côtés de bécasses et de tourterelles qui piétinaient. Le gardien du troupeau de chevaux d'Afrasiab dormait dans le bois, et Raksch courait comme un Div parmi les cavales en hennissant au milieu du troupeau. Aussitôt que Rustem l'aperçut, il jeta son lacet de Keïanide, prit sa tête dans le nœud, essuya la poussière qui le couvrait, lui mit la selle, et rendit grâce à Dieu le secourable ; il lui jeta la bride sur le cou, monta dessus, posa la main sur la garde de son épée tranchante, et se mit à pousser devant lui tout le troupeau en invoquant le nom de Dieu sur son épée. Au bruit que faisaient les chevaux, le gardien se réveilla et leva la tête ; il appela les cavaliers qui étaient à ses ordres et les fit monter sur des destriers qui portaient la tête haute. Chacun prit son lacet et son arc pour voir quel était l’ennemi qui osait s'aventurer dans cette prairie et s'approcher d'une garde si nombreuse. Tous ces cavaliers le poursuivirent chaudement pour déchirer la peau de ce lion ; mais Rustem, qui les vit accourir, tira du fourreau son épée tranchante, rugit comme un lion, et proclama son nom, disant : Je suis Rustem fils de Destan fils de Sam. Il en tua les deux tiers avec son épée ; et le gardien du troupeau voyant cela, lui tourna le dos et s'enfuit. Rustem le poursuivit, l’arc suspendu à son bras par la corde.
Dans ce moment arriva inopinément, et comme un vent qui s'échappe d'une crevasse, Afrasiab qui voulait voir ses chevaux ; il arrivait avec du vin et de la musique, et accompagné de grands, pour oublier ses soucis dans ce lieu où le gardien de son haras laissait tous les ans ses troupeaux courir sur la plaine et le long des eaux. Arrivé près des prairies, il n'aperçut aucune trace des chevaux et des pâtres ; mais tout à coup un bruit vint de la plaine, on vit les chevaux courant et se devançant les uns les autres, et au-dessus de ces chevaux indomptables on distinguait de loin Raksch à travers la poussière que soulevaient ses pieds. Le pâtre s'approcha du roi du Touran et lui raconta l'aventure étonnante qui lui arrivait, et que Rustem enlevait tout seul les chevaux de la plaine ; qu'il avait tué un grand nombre des leurs, et puis avait passé outre.
Les Turcs élevèrent une grande clameur, disant : Ce brave ose venir tout seul au combat ; il faut nous couvrir de nos armures, car ceci ne se fait que parce qu'on veut se railler de nous. Sommes-nous donc devenus si méprisables, si vils et si faibles, qu'un homme seul vienne verser notre sang ? Laisserions-nous enlever ainsi honteusement nos troupeaux ? Nous ne devons pas laisser impuni un acte pareil.
Le roi, avec son escorte et quatre éléphants, se mit à la poursuite de Rustem ; mais lorsqu'ils l'eurent atteint, celui-ci ôta l’arc de son bras et s'avança vers eux en fureur, les accablant d'une grêle de traits et de coups d'épée. Après avoir tué soixante braves, pareil à un lion il fit une attaque avec la massue, et en tua quarante autres des plus illustres, de sorte que le maître du monde eut peur et s'enfuit ; Rustem s'empara de ses quatre éléphants blancs, et l'armée des Turcs n'eut plus aucun espoir dans le monde. Rustem les poursuivit pendant deux farsangs, semblable à un nuage printanier, faisant pleuvoir sur eux des coups de massue dru comme la grêle, et voler en éclats leurs casques et leurs motions. A la fin il s'en revint, emmenant les éléphants, le butin et tous les troupeaux qui lui étaient tombée entre les mains.
Lorsqu'il fut revenu auprès de la source, méditant dans son âme guerrière de nouvelles luttes, le Div Akwan l'accosta de nouveau et lui dit : N'es-tu pas las de combattre ? Tu as échappé à la mer et aux attaques des crocodiles ; tu t'es précipité sur la plaine comme un léopard rugissant ; mais maintenant tu verras venir ta fin, et c'est le dernier combat que tu livreras. Tehemten répondit aux paroles du Div par un mugissement de lion, détacha du crochet son lacet roulé, le lança et prit le Div au milieu du corps. Tout en chancelant sur la selle, à came des efforts que faisait le Div, il leva sa lourde massue semblable au marteau du forgeron, en frappa la tête du Div comme un éléphant ivre, et lui brisa le crâne d'un seul coup ; ensuite il mit pied à terre, tira son épée damasquinée et trancha cette tête vaillante. Rustem rendit grâce à Dieu qui lui avait accordé ta victoire au jour du combat.
Sache qu'un méchant homme, et quiconque n'adore pas Dieu, est un Div ; compte aussi parmi les Divs, et non parmi les hommes, quiconque manque d'humanité. Si ta raison refuse de croire ce récit, c'est que sans doute elle n'en a pas saisi le sens profond. Il faut qu'un héros soit un Pehlewan robuste, redoutable par son bras, haut de stature : alors donne-lui le nom de héros ; mais n'appelle pas ainsi le Div Akwan. Parle toujours de préférence de choses héroïques. Que dis-tu, à mon vieux maître, qui as supporté la chaleur et le froid de la vie ? Qui sait combien de hauts et de bas renferme une longue vie ? La plus courte dans sa durée use les forces même de l'éléphant furieux. Qui sait ce que le ciel dans sa rotation rapide lui amènera de fêtes ou de combats ?
Rustem ayant tranché la tête au Div, monta sur son cheval qui ressemblait à une montagne, réunit les troupeaux de chevaux et tous les bagages que les Turcs avaient laissés, et se mit en marche avec les éléphants et ce riche butin ; le monde entier fut embelli par l'éclat de ses belles actions. Khosrou apprit que Rustem, qui était parti pour prendre avec le nœud de son lacet le terrible onagre, paraissait sur la route et revenait couvert de gloire ; que le Div et les éléphants, que sur terre les léopards et dans la mer les crocodiles l'avaient attaqué ; mais que ni les lions, ni le Div, ni les hommes cherchant les combats n'avaient pu passer impunément devant son épée. Le roi se prépara à aller à sa rencontre ; les grands placèrent sur leurs têtes des diadèmes ; on fit avancer le drapeau impérial et les éléphants indomptables parés de leurs clochettes ; toute l'armée alla au-devant de lui, et le roi maître du monde fut parfaitement heureux.
Rustem voyant s'avancer vers lui sur la route le drapeau du roi qui portait haut la tête, descendit de cheval et baisa la terre ; l'armée et les éléphants firent entendre leurs voix, et les timbales retentirent ; le héros inclina son front glorieux jusque dans la poussière, en disant : O illustre Khosrou, un roi comme toi ne vient pas à la rencontre d'un humble esclave ; car certainement je ne suis que le serviteur des serviteurs du roi keïanide. Khosrou le combla de bénédictions et d'amitiés, disant : Que le ciel reste fidèle à ton épée ! Il n'y aura jamais d'époque qui ait à célébrer un homme comme toi. Puisse mon âme être toujours heureuse de ta présence ! Les chefs de l'armée mirent pied à terre devant Rustem ; le roi des rois se raffermit dans la selle, et ordonna au chef des grands, au prince qui distribuait les couronnes, de remonter sur Raksch ; et c'est ainsi qu'ils se rendirent dans le palais du roi, le cœur en joie et pleins de bienveillance l'un pour l'autre. Rustem distribua aux Iraniens les troupeaux de chevaux, ne voulant pour lui-même d'autre monture que Raksch ; il envoya les éléphants dans l’écurie des éléphants du roi maitre de la couronne et du trône. Pendant une semaine il y eut fête dans le palais ; on fit venir du vin, de la musique et des chanteurs, et Rustem raconta au roi, en buvant, cette aventure et l'histoire d'Akwan : Je n'ai jamais vu d'onagre aussi beau, portant si haut la tête et aussi majestueux ; mais puisque mon épée a déchiré sa peau, ni amis ni ennemis n'en pourront tirer profit. Sa tête était comme celle d'un éléphant ; son poil était long, sa bouche remplie de défenses comme celles d'un sanglier ; ses yeux étaient blancs, ses lèvres noires ; on n'osait pas le regarder. Aucun dromadaire n'est aussi fort ; par le carnage qu'il faisait il couvrait la plaine comme d'une mer de sang. Lorsque je lui ai coupé la tête avec mon épée, un torrent de sang a jailli dans l'air. Khosrou demeura étonné de ce récit ; il posa sa coupe, et remercia Dieu d'avoir créé un Pehlewan comme Rustem, un homme si merveilleux qu'on n'en avait jamais vu ni entendu décrire un pareil, un héros qui n'avait pas son égal en bravoure, en stature et en beauté. Il ajouta : Si le Créateur du ciel ne m'avait accordé sa grâce et sa faveur, je n'aurais pas eu dans le monde un serviteur comme toi, à l'aide duquel je finis toujours par faire ma proie des Divs et des éléphants.
Ils passèrent ainsi deux semaines à boire joyeusement, à parier de vin et de combats ; dans la troisième semaine Rustem se décida à s'en retourner gaiement chez lui. Il dit : J'ai envie de voir Zal fils de Sam ; et il ne me siérait pas de cacher ce désir. Je partirai sans délai, et m'en retournerai à la cour de Zal, où j'ai à faire des préparatifs de guerre ; car il ne faut pas renoncer à la vengeance que nous devons à Siawusch pour un vil butin de chevaux et de troupeaux. Le roi du monde ouvrit son trésor qui contenait des joyaux magnifiques ; il en tira une coupe remplie de perles et cinq habillements royaux tissés d'or ; ensuite il envoya à Rustem des esclaves de Roum avec des ceintures d'or, des femmes parées de colliers d'or, des tapis, un trône d'ivoire, des brocarts, de l'or, des colliers et des couronnes, en disant : Emporte avec toi ces présents, mais il faut que tu restes encore aujourd'hui ; ensuite nous parlerons de ton départ. Rustem demeura, et vida plus d'une coupe de vin ; mais le soir venu, il ne pensa plus qu'au départ ; le roi l'accompagna l'espace de deux farsangs, et l'embrassa en prenant congé de lui. Lorsque Rustem se fut mis en route, le roi s'en retourna. Alors Khosrou s'occupa de rétablir l’ordre dans le monde, et le monde devint tel qu'il le désirait. Ainsi tourne cette vieille voûte du ciel ; tantôt elle ressemble à l'arc et tantôt à la flèche.
J'ai achevé le combat d'Akwan et de Rustem le vaillant Pehlewan, et je vais commencer l'histoire du combat de Bijen, histoire à laquelle chacun donnera des larmes.
La nuit ressemblait au jais, elle avait lavé sa face avec de la poix ; Mars, Saturne et Mercure étaient invisibles. La lune s'était parée pour un plus beau temps ; elle était montée sur son trône toute préparée pour son voyage, mais les deux tiers de sa couronne étaient obscurcis ; elle marchait dans un air qui emblait de rouille et de poussières ; elle devenait sombre au milieu de ce triste monde ; son corps s'amincissait, son cœur se resserrait. Le cortège de la nuit noire avait jeté sur les plaines et les vallées une robe faite de plumes de corbeau ; le ciel ressemblait à de l'acier rongé par la rouille, tu aurais dit qu'il avait couvert sa face de poix. De tous côtés apparaissait à mes yeux Ahriman comme un grand serpent qui ouvre la gueule ; et à chaque soupir qu'il poussait, il ressemblait à un nègre qui en soufflant fait sortir une étincelle d'un charbon. Le jardin et les bords du ruisseau devenaient noirs comme les vagues que jetterait une mer de poix ; le ciel s'arrêtait dans sa rotation, et les pieds et les mains du soleil ne remuaient pas. Tu aurais dit que la terre dormait sous ce voile noir ; le monde était enrayé de lui-même, et les gardes de nuit agitaient leurs clochettes. On n'entendait pas la voix d'un oiseau ni le cri d'une bête fauve, et le monde ne prononçait aucune parole ni en bien ni en mal. On ne distinguait pas ce qui était haut de ce qui était bas, et mon cœur se resserrait à mesure que se prolongeait cette situation.
Je me levai dans mon angoisse. J'avais un ami dans la maison ; je l'appelai et lui demandai une lampe ; et mon ami qui ressemblait à une idole vint dans le jardin et-me dit : Pourquoi as-tu besoin de lumière ? le sommeil ne te visite-t-il pas dans la nuit sombre ? Je lui répondis : O idole, je ne saurais dormir. Apporte une bougie semblable au soleil ; place-la devant moi ; prépare un festin ; prends ton luth, et buvons du vin. Mon divin ami sortit du jardin et revint apportant une bougie brillante et une lampe, du vin, des grenades, des oranges, des coings et une coupe resplendissante et digne d'un roi. Il but et joua du luth tour à tour, tu aurais dit que l’ange Harouth me fascinait ; il apaisait tous les désirs de mon cœur ; il convertissait en jour la nuit sombre. Écoute ce que me dit ce tendre ami, lorsque nous eûmes fait connaissance avec la coupe ; cette lune à visage de soleil me dit : Que le ciel se réjouisse de ta vie. Bois du vin pendant que je te lirai une histoire dans un ancien livre ; aussitôt que ton oreille aura saisi les premiers mots de mon récit, tu seras confondu de la manière d'agir du ciel. C’est une histoire pleine de ruses, d'amour, de magie et de trahisons, et digne en tout d'être entendue par des hommes de sens et de raison.
Je dis à ce cyprès élancé : O visage de lune, raconte-moi, pendant cette nuit, cette histoire ; parle-moi du bien et du mal que fait le ciel plein de contradictions, qui amène à chaque homme un sort si divers. Personne ne connaît sa voie et son humeur, et ne voit clairement ni les blessures qu'il fait ni ce qui peut les guérir. Il me répondit : Écoute mon récit, mets-le en vers d'après ce livre pehlewi. Je lui dis : Prépare-toi, ô idole au visage de soleil, à me lire ton histoire, et augmente mon amour pour toi. O cyprès chéri plein de grâce, c'est à toi que je dois mon talent ; et en me dévoilant ce secret caché, tu réveilleras mon génie endormi. Je mettrai toute cette histoire en vers, telle que je l'entendrai de ta bouche ; je la mettrai en vers et t'en remercierai, ô mon ami, mon compagnon qui ne connais que te bien. Alors cette idole chérie me lut une histoire dans un livre écrit dans les temps anciens. Écoute maintenant le commencement de mon chant, recueille ton esprit et fais attention.
Au nom du maître du ciel qui tourne, du maître de Mercure et du soleil.
Lorsque Keï Khosrou eut tiré vengeance des Touraniens, il ordonna les affaires du monde sur un nouveau plan. La gloire et l'honneur avaient été ravis au pays de Touran, et le trône du roi de l'Iran s'élevait plus haut que le soleil ; le ciel était ligué avec lui, et répandait ses faveurs sur les nobles Iraniens. Le monde était rétabli dans sa beauté première, et purifié par l'eau de la loyauté ; mais le sage ne choisit pas pour gîte un lieu où a déjà coulé un torrent. Deux tiers du monde étaient soumis à Khosrou le vengeur de Siawusch, et un jour il s'assit joyeusement, buvant du vin à la santé des braves de son armée ; le palais impérial était orné de brocarts, le roi avait mis sur sa tête un diadème de pierres précieuses ; il tenait en main une coupe de rubis remplie de vin, et abandonnait son âme et ses oreilles aux : sons du luth. Les grands étaient assis, écoutant la musique ; Feribourz fils de Kaous, Gustehem, Gouderz fils de Keschwad, Ferhad, Guiv, Gourguin fils de Milad, le vaillant Schapour, Thous le chef des princes issus de Newder le destructeur des armées, Rehham et Bijen le guerrier, tous ces Pehlewans, serviteurs de Khosrou, étaient assis, buvant du vin royal, du vin qui ressemblait dans les coupes à la cornaline du Yémen ; ils étaient assis au milieu de tulipes et de narcisses. Devant Khosrou se tenaient des esclaves à mage de Péri, dont les boucles noires comme le musc pendaient jusque sur leurs joues de jasmin. La salle du festin était pleine de parfums, de belles couleurs et de peintures, et le grand maître du palais s'y tenait debout prêt à servir le roi.
Un chambellan qui gardait le rideau de l’entrée s'approcha tout doucement du grand maître du palais, lui annonçant que des Irmaniens venus de la frontière du Touran et de l'Iran, et qui avaient fait cette longue route pour réclamer protection, étaient devant la porte et demandaient à voir le roi. Le prudent maître du palais l'écouta, puis Rapprochant du trône de Khosrou, répéta ce qu'il avait entendu et demanda des ordres. Ensuite il amena les lituaniens selon le cérémonial, et ils s'approchèrent tous avec la permission du roi, en poussant des cris de détresse, en pleurant et en demandant secours ; ils se traînèrent vers lui, les bras croisés, le visage contre terre, et se lamentant : O roi, puisses-tu être toujours victorieux. ! puisses-tu vivre à jamais ! Nous venons de loin pour demander justice ; nous venons d'un pays qui se trouve entre le Touran et l'Iran ; on l'appelle Khan-i-Irman ; les Irmaniens sont sujets de Khosrou. Puisses-tu vivre toujours heureux, ô roi, et être le protecteur de tous les pays contre les méchants ! Tu es le roi des sept Kischwers, et tu dois secourir tout pays frappé d'un malheur. Notre ville touche à la frontière du Touran, et les Touraniens nous font souffrir des maux continuels. Or il y a du côté de l'Iran une forêt qui cause tous nos chagrins ; nous y avions des champs ensemencés en grand nombre et des arbres tous chargés de fruits ; nous y faisions paître nos troupeaux, et la fortune de notre ville était fondée sur cette forêt. O roi de l'Iran, protège-nous ; car il est venu des sangliers innombrables qui se sont emparés de la forêt et des bords du fleuve ; leurs défenses sont comme des dents d'éléphant, leurs corps comme des montagnes, et ils ont réduit à la dernière détresse la ville d'Irman. Que de tort n'ont-ils pas fait à nos troupeaux et à nos semences ! C'est un jeu pour eux de couper en deux, avec leurs défenses auxquelles aucune pierre ne résisterait, des arbres plantés de temps immémorial, et nous craignons que la fortune ne nous ait abandonnés tout à coup.
Le roi écouta ces hommes qui imploraient son secours ; il se tordit dans la douleur de son cœur ; il eut pitié d'eux, et dit aux héros qui portaient haut la tête : O hommes illustres, ô mes braves, si quelqu'un d'entre vous veut acquérir un nom au-dessus du nom de ses compagnons, qu'il se rende dans cette forêt dévastée par les sangliers et qu'il leur tranche la tête avec son épée, en prononçant le nom puissant de Dieu et en combattant glorieusement, et je ne serai pas avare envers lui de mes trésors et de mes joyaux.
Il fit apporter un large plat d'or, que le trésorier posa devant le trône, et dans lequel on versa des pierreries de toute espèce en les mêlant ensemble ; on amena dix chevaux portant des brides d'or marquées du nom de Kaous, et couverts de brocarts de Roum, et l’on fit un appel aux membres illustres de l'assemblée. Le roi de la terre dit : O glorieux Pehlewans, qui est-ce qui veut se hasarder à faire ce que je demande, et acquérir la possession de mes trésors ?n Personne dans l'assemblée ne répondit, excepté Bijen fils de Guiv, de noble naissance. Il sortit des rangs des héros, invoqua sur le roi le nom de Dieu, et dit : Bénis soient ton trône et ton palais, et que ta volonté forme la loi du monde ! J'ai entendu tes ordres et ta promesse de protection qui s'étend sur la terre entière. Je partirai selon ton désir pour aller-tenter cette entreprise ; car je n'existe, corps et âme, que pour te servir. A ces paroles de Bijen, Guiv le regarda avec inquiétude de l'autre bout de la salle ; il prononça des bénédictions sur le roi, et se mit à donner des conseils à son fils, disant : D'où te vient ce courage étourdi ? D'où vient cette confiance dans tes forces ? Un jeune homme, si instruit et de si bonne naissance qu'il soit, ne peut faire de grandes choses avant d'avoir de l'expérience ; il faut qu'il ait éprouvé la bonne et la mauvaise fortune sous toutes ses faces, qu'il ait goûté toutes les amertumes de l’âme. Ne prends pas une route que tes pieds n'ont jamais foulée, et ne prétends pas follement à la gloire devant le roi.
L'intelligent jeune homme, sur qui veillait la fortune, fut indigné des paroles de son père, et dit : O roi victorieux, ne crains pas que je sois si faible. Accepte mes offres ; je suis jeune d'années, mais vieux de prudence. Je couperai les têtes des sangliers ; je suis Bijen fils de Guiv le destructeur des armées. Le roi se réjouit de ces paroles de Bijen ; il le bénit et lui donna la permission qu'il demandait, disant : O héros qui nous sers toujours de bouclier contre tout mal, un roi qui a un sujet comme toi aurait l'âme bien faible s'il Craignait un ennemi. Ensuite il dit à Gourguin fils de Milad : Bijen est jeune, et il ne connaît pas la route ; va avec lui jusqu'à la rivière de Band ; sers-lui de guide et d'ami.
Bijen s'arma pour le départ ; il serra sa ceinture et mit un casque sur sa tête ; il emmena Gourguin fils de Milad, comme un aide qui était son égal en bravoure et en force. Il partit de la cour avec des guépards et des faucons, pour chasser sur sa longue route ; il partit comme un éléphant qui écume, tranchant partout la tête aux onagres et aux gazelles. Tous les argalis qui peuplaient le désert eurent la poitrine déchirée par les griffes des guépards et le cœur frappé de terreur ; les têtes de tous les onagres furent prises dans le nœud du lacet ; on aurait pu se demander si c'était Bijen, ou Tahhmouras le vainqueur des Divs. Les faisans, saisis par les serres des faucons, versaient du haut des nues des gouttes de sang sur les feuilles du jasmin. C'est ainsi que les deux guerriers poursuivirent leur route, et tout le désert leur paraissait être un jardin.
A la fin Bijen aperçut la forêt, et son sang bouillonna d'impatience ; les sangliers y couraient sans savoir que Bijen avait sellé son destrier. Les deux Iraniens avancèrent et mirent pied à terre sur la lisière du bois ; ils allumèrent un grand feu, s'assirent auprès et l'entretinrent avec des troncs d'arbres. Ils avaient une outre remplie de vin ; ils prirent une grasse femelle d'onagre, la découpèrent et en firent rôtir les morceaux devant le feu ; ils mangèrent, et ensuite pensèrent à boire ; ils portèrent la main à l'outre et se mirent tous deux en gaieté. Quand leur visage commença à montrer les traces de la boisson, Gourguin voulut chercher un lieu de repos, mais Bijen lui dit : Je n'ai pas sommeil ; ne te couche pas encore, mon frère, et reste debout pour que nous puissions mieux exécuter ce dont nous sommes chargés, et délivrer, par cet effort, le cœur du roi de ses soucis. Va auprès de cet étang, pendant que j'attaquerai les sangliers avec mes flèches. Quand tu entendras du bruit dans la forêt, tu prendras ta massue, tu feras attention ; et si un sanglier échappe à ma main, tu lui abattras la tête d'un seul coup. Mais le vaillant Gourguin lui répondit : Ce n'est pas de cela que je suis convenu avec le jeune roi ; c'est toi qui as pris les joyaux, l'argent et l'or, c'est toi qui t'es chargé de ce combat : ne me demande donc pas d'autre aide que de t'avoir montré le chemin.
Bijen écouta ces paroles avec étonnement ; tu aurais dit que le monde devenait noir devant ses yeux. Mais il entra bravement dans la forêt comme un lion et l’arc bandé ; et poussant des cris semblables au tonnerre du printemps, il faisait tomber les feuilles des arbres comme une pluie. Il suivit les traces des sangliers comme un éléphant en rut, une épée brillante en main. Ils accoururent tous pour l'attaquer, en jetant en l'air de la terre avec leurs défenses dont sortaient des étincelles ; on eût dit qu'ils allaient brûler le monde. Un sanglier semblable à un Ahriman se jeta sur Bijen et lui déchira sa cotte de mailles ; il aiguisait ses défenses contre les arbres comme on aiguise une lame d'acier sur une pierre dure. Os attisèrent ainsi le feu du combat, et la fumée qui en sortait s'élevait de la forêt. A la fin Bijen frappa le sanglier au front avec son épée, et lui fendit la tête, qui était grosse comme celle d'un éléphant. Alors ces courageuses bêtes fauves s'enfuirent comme des renards, le corps blessé par l'épée, le cœur fatigué du combat. Bijen tranchait leurs têtes avec l’épée et les pendait à la courroie de la selle de son puissant cheval Schebreng ; car il voulait apporter au roi les défenses et prendre avec lui les têtes détachées des troncs, pour prouver aux braves de l’Iran qu'il était venu à bout de couper la tête à ces terribles sangliers. Il les suspendit donc au cou de son cheval ; chacune était grande comme une montagne, et un buffle se serait fatigué à la traîner.
Le malveillant Gourguin à l'humeur méchante s'était tenu prudemment en dehors du bois, et toute la forêt parut noire à ses yeux ; néanmoins il reçut Bijen avec des félicitations et lui témoigna sa joie. Son cœur était navré, il avait peur de n'avoir recueilli que de la honte ; et Ahriman agitait son âme et lui inspirait de mauvais desseins contre Bijen. Mais ses désirs ne s'accordaient pas avec ce qui était écrit, car il n'avait pas pensé à Dieu le créateur. Un homme qui creuse un fossé profond sur la route fera bien de prendre garde à lui-même.
Gourguin, poussé par l'espoir d'agrandir sa fortune et d'acquérir de la renommée, commença à tendre ses filets sur le chemin du jeune homme ; et Bijen, qui ne se doutait pas de ses intentions, prit pour bonnes toutes ses paroles. Lorsqu'ils eurent bu un peu de vin rouge, Bijen regarda Gourguin et lui dit : Puisque tu m'as vu combattre, crois-tu que quelqu'un puisse me tenir tête ? Gourguin répondit : O Bijen au beau visage, je n'ai jamais vu de guerrier comme toi. Bijen se réjouit de ces paroles ; il ne savait pas que le cœur de Gourguin était dur comme l'acier. Ils burent du vin deux ou trois fois gaiement et en plaisantant ; ensuite Gourguin dit : J'ai été étonné de ta bravoure ; et à l'aide de la force que Dieu t'a donnée et de ta fortune invincible, tu accompliras encore d'autres hauts faits. Je vais maintenant te parler de choses qui valent la peine d'être dites, car je suis venu souvent dans ce pays avec Rustem, Guiv et Guejdehem, ou avec Thous fils de Newder et Gustehem. Que de fois avons-nous montré notre bravoure sur cette large plaine, et que de temps s'est-il passé depuis ! Quelle gloire et que d'honneur n'y avons-nous pas recueillis aux yeux de Khosrou ! Il se trouve près d'ici un lieu destiné aux fêtes, sur la frontière du Touran, dont nous ne sommes éloignés que de 'deux journées. Tu y verras une plaine verte et jaune, qui réjouit le cœur d'un homme de sens ; les bois, les jardins et les eaux vives en font un lieu digne d'un Pehlewan. Là la terre est du satin, l'air est parfumé de musc, et l'on dirait que l'eau des ruisseaux est de l'eau de rose. Les tiges du jasmin s'y courbent sous le poids des fleurs ; la rose y est une idole, et le rossignol l'idolâtre ; le faisan y court autour des roses, et le rossignol y chante sur les branches du cyprès. Dans peu de jours les bords du ruisseau deviendront beaux comme le paradis ; ta verras la plaine et la montagne se peupler de femmes au visage de Péri, et des groupes joyeux s'y établir de tous côtés. Menijeh, la fille d'Afrasiab, rendra le jardin brillant comme le soleil ; elle fera dresser sa tente dans la prairie ; elle viendra entourée de cent jeunes filles belles comme des peintures, toutes filles turques voilées, à la taille de cyprès, aux cheveux noirs comme le musc, aux joues de-rose, aux yeux languissants, aux lèvres semblables à des coupes pleines de vin parfumé d'eau de rose. Toute la plaine sera parée et remplie de choses précieuses comme un temple chinois. Partons pour ce lieu de fêtes, parcourons rapidement cette distance d'une journée, et emparons-nous de quelques-unes de ces femmes au visage de Péri pour les ramener auprès de Khosrou et nous couvrir de gloire.
Ainsi parla Gourguin. Bijen était jeune, et son sang de Pehlewan bouillonnait ; il répondit : Partons, allons jouir de la vue de cette fête. Ils montèrent sur l'heure à cheval et se dirigèrent du côté de ce lieu de délices. Quelquefois Bijen recherchait la gloire, mais dans ce moment il ne songeait qu'aux plaisirs ; il était jeune, et il agissait comme un jeune homme.
Ils se mirent ainsi en route, l'un n'ayant que des intentions droites, l'autre méditant une trahison. Bijen le soutien de l'armée s'arrêta après une journée de marche entre deux forêts et pendant deux jours lui et son compagnon s'amusèrent à chasser au faucon et au guépard sur les prairies des Irmaniens. Lorsque Gourguin sut que la jeune fille était arrivée et qu'elle avait paré toute la plaine comme l'œil du coq, il le conta à Bijen, et lui parla des fêtes et de la musique qu'on y faisait. Bijen lui répondit : Je vais à l'instant me préparer pour m'y rendre. J'irai, j’observerai de loin ces fêtes, je verrai comment les Touraniens les arrangent ; je regarderai d'abord les visages de ces femmes pour voir laquelle me plaît le plus ; ensuite je secouerai les rênes de mon cheval, je reviendrai placer sur mon épaule ma lance brillante, et nous serons mieux en état de former un plan raisonnable quand la vue de ces jeunes filles aura éclairé mon esprit. Gourguin lui répondit : Pars ; puisses-tu être heureux ! puisses-tu être toujours exempt de soucis !
Bijen se leva, les deux joues colorées comme des feuilles de rose ; il s'apprêta pour le départ, et dit à son trésorier : Donne-moi le diadème que mon père porte dans les festins et dont l'éclat illumine toute la salle des banquets ; donne-le moi, car je pars pour une fête ; donne-moi aussi le collier et les boucles d'oreilles que j'ai reçus de Keï Khosrou, et les bracelets de Guiv incrustés de pierreries. Il revêtit une tunique brillante de brocart de Roum et mit des plumes d'aigle dans son diadème ; on sella son cheval Schebreng ; il se fit donner sa ceinture et son sceau de Pehlewan, monta à cheval et, plein de confiance en lui-même, partit pour la forêt. A mesure qu'il s'approchait et qu'il pénétrait dans le bois, son cœur se sentait opprimé par l'excès de ses désirs ; il se plaça sous un grand cyprès pour ne pas souffrir du soleil ; il y abrita de même son cheval, et se mit à regarder furtivement les femmes turques. Il vit des idoles belles comme les poupées de Kandabar et parées comme le gai printemps ; toute la plaine était remplie du son des instruments à cordes et de chants, et la beauté du monde ravissait les âmes.
Lorsque Menijeh au beau visage regarda au loin de sa tente, elle aperçut Bijen l'asile de l'armée, à la stature de cyprès, aux joues belles comme l'étoile Canope du Yémen, et pareilles à deux feuilles de lis qui seraient encadrées de noir ; sur sa tête était le diadème d'un Pehlewan du monde, et sa poitrine était couverte de brillant brocart de Boum. La jeune fille voilée bouillonnait d'amour, dans sa tente, pour ce visage de soleil ; elle lui envoya un message par sa nourrice, à qui elle dit : Rends-toi sous les branches de ce grand cyprès ; vois quel est ce visage de lune, si c'est Siawusch ressuscité ou un Péri ; dis-lui : Comment es-tu arrivé là ? qui est-ce qui t'a amené dans ce lieu ? es-tu un fils de Péri ou Siawusch, toi qui remplis d'amour tous les cœurs ? Est-ce que la résurrection va venir, puisque tu as allumé ce feu des passions ? Depuis longtemps je célèbre tous les ans, sur ces prairies, la fête du printemps, mais je n'ai jamais vu d'étranger dans ce lieu de délices, et tu es le premier que j'aperçois, ô visage de lune. Dis-moi si tu es un homme ou un Péri ; viens prendre part à notre fête. Je n'ai jamais vu d'être aussi beau que toi ; dis-moi maintenant ton nom et qui tu es.
A ces paroles la nourrice de la jeune fille partit et se mit à marcher d'un pas rapide ; elle s'approcha de Bijen, le bénit, le salua et lui répéta le message de Menijeh, et les deux joues de Bijen devinrent comme une rose qui s'épanouit. Bijen, dont tous les vœux s'accomplissaient, lui répondit : O messagère aux douces paroles, je ne suis ni Siawusch ni le fils d'un Péri ; je suis né dans l'Iran, dans le pays des hommes libres ; je suis Bijen fils de Guiv, et je suis venu de l'Iran, dans mon ardeur pour les combats, pour détruire les sangliers ; j'ai coupé leurs têtes et les ai jetées sur la route, ne voulant apporter au roi que leurs défenses. Ayant ouï parler de vos fêtes, je ne me suis pas pressé de retourner auprès de Guiv fils de Gouderz ; j'ai pris soudain le chemin de cette forêt ; j'ai fait la route dans l'espoir que la fortune propice me permettrait de voir en songe le visage de la fille d'Afrasiab. Si tu veux m'aider en cela, je te donnerai cette robe digne d'une reine et une coupe incrustée de pierres fines, dans laquelle je mettrai des boucles d'oreilles de pierreries. Je vois cette plaine parée et remplie de joyaux comme un temple chinois : eh bien ! si tu veux m'être favorable, je te donnerai une couronne d'or, des boucles d'oreilles et une ceinture ; et tu me mèneras auprès de cette fille au beau visage, et tu rempliras son cœur d'amour pour moi. La nourrice s'en retourna avec cette réponse ; et en parlant à l'oreille de Menijeh, elle lui fit secrètement la description de la mine et de la taille de Bijen, et des perfections que Dieu lui avait données en le créant. Menijeh envoya sur-le-champ dire à Bijen : Tes vœux sont exaucés ; viens auprès de moi ; illumine par ton éclat mon âme assombrie. Mes yeux brilleront en té voyant, et je planterai un jardin de roses dans cette plaine couverte de tentes. La messagère partit pour ramener, et la réponse de Menijeh fit du cœur et de l'oreille de Bijen un palais.
Bijen n'avait plus rien à dire ; il sortit de dessous l'ombre du cyprès et se dirigea à pied, rempli de désirs, vers la tente de la jeune fille au noble cœur. Il souleva le rideau de la tente et entra, semblable à un cyprès élancé, ceint d'une ceinture d'or. Menijeh accourut, le pressa sur son sein, détacha la ceinture royale qu'il portait, lui fit des questions sur son voyage et son cortège, et sur les héros qui l'avaient accompagné au combat, ajoutant : Comment, homme au beau visage, as-tu pu fatiguer avec une massue ce corps si beau, si noble et si élancé ?
On lava les pieds de Bijen avec du musc et de l'eau de rose ; ensuite on s'empressa de lui préparer un dîner, on dressa une table, on apprêta des mets de toute sorte et plus nombreux qu'on ne saurait l'imaginer. On amena des musiciens dans la salle du banquet, on apporta du vin, on fit sortir de la tente tous les étrangers. Les esclaves se tenaient debout, jouant du luth et de la harpe, et chantant ; le sol était couvert de tapis de brocart couleur de paon ; la tente était parsemée de pièces d'or qui la faisaient ressembler à une peau de léopard, et son enceinte était parfumée de musc et d'ambre, et brodée de rubis et d'or. Le vin vieux, versé dans des coupes de cristal, rendit des forces au fils de Guiv, et ils se réjouirent ainsi pendant trois jours et trois nuits, jusqu'à ce que Bijen succomba au sommeil et à l'ivresse.
Lorsque le temps du départ de Menijeh fut arrivé, elle ne pouvait se résoudre de renoncer à voir Bijen ; et comme il demeurait pensif, elle appela ses esclaves et leur ordonna de mêler avec du miel un breuvage qui rendait insensible. Elles le donnèrent à cet homme ivre qui voulait encore boire du vin ; il perdit connaissance et laissa tomber sa tête. Elle fit alors préparer une litière, et partit emmenant Bijen endormi. La litière contenait d'un côté une place où Menijeh pouvait s'asseoir à son aise, et de l'autre une place où Bijen reposait ; elle répandit du camphre sur son lit, et versa de l'eau de rose sur des bâtons de bois de sandal. Arrivée près de la ville, elle couvrit le dormeur d'un manteau, et entra secrètement et de nuit dans le palais, sans s'ouvrir à aucune personne étrangère à sa maison.
On prépara pour Bijen une chambre à coucher ; et alors Menijeh, impatiente de le voir se réveiller, apporta un baume qui devait dissiper son sommeil et lui faire ouvrir les yeux, et le lui donna. Quand il fut réveillé et qu'il eut recueilli ses esprits, il se trouvait dans les bras d'une femme au sein de lis ; il se trouvait dans le palais d'Afrasiab, à côté d'une femme au visage de lune, dont la tête reposait sur son coussin. Il s’effraya de sa position, et invoqua l'aide de Dieu contre Ahriman, disant : O Créateur, rien ne peut me sauver de ce danger. Charge-toi de me venger de Gourguin, et exauce mes plaintes contre lui et mes malédictions. C'est lui qui m'a entraîné dans ce malheur et qui a prononcé sur moi mille formules magiques. Menijeh lui dit : Livre ton cœur à la joie, et regarde comme le souffle du vent tout ce qui n'est pas encore arrivé. Les hommes passent par des épreuves de toute espèce ; tantôt c'est une fête qu'on leur offre, tantôt c'est un combat. Ils se mirent alors à manger, ayant devant les yeux d'un côté le gibet, de l'autre la chaire du prêtre qui bénit le mariage. On appela de chaque tente une jeune fille aux joues de rose, et on les para de robes de brocart de la Chine ; ces femmes au visage de Péri faisaient de la musique, et ils passaient ainsi leur vie joyeusement.
Quelque temps s'écoula ainsi, mais à la fin, le chambellan fut informé de ce qui se passait. Un homme qui ne s'occupait qu'à tenir des discours oiseux, à secouer l'arbre du mal et à épier tous les secrets, avait dès le premier moment observé curieusement cette affaire ; il s'était enquis qui était cet étranger, quel était son pays, et pourquoi il était venu dans le Touran. Il avait fini par tout savoir ; et craignant pour sa propre vie, il s'était hâté de se rendre chez le chambellan, qui crut ne pouvoir faire autrement que de révéler le fait, et quitta la garde du rideau qui fermait l'appartement de Menijeh, courut auprès du roi des Turcs et lui dit que sa fille avait choisi un mari dans le pays d'Iran.
Le roi prononça le nom de Dieu maître du monde, tu l'aurais pris pour un tremble agité du vent ; le sang lui sortit des yeux et dégoutta des cils sur ses joues ; dans son courroux il répéta le vieux dicton : Mauvaise est l'étoile de celui qui dans l'appartement des femmes a une fille, fût-il possesseur d'une couronne. Il demeura confondu de ce que Menijeh avait fait ; il manda Karakhan, le grand maître du palais, et lui dit. : Donne-moi un conseil sensé sur la conduite que j'ai à tenir envers cette femme impure. Karakhan lui répondit : Fais d'abord une enquête plus exacte dans le palais : si la chose est telle qu'on te la rapporte, je n'ai plus rien à dire ; mais voir vaut mieux qu'entendre. Dès qu'Afrasiab eut entendu cette réponse de Karakhan, il s'empressa de suivre son conseil ; il s'adressa à Guersiwez et lui dit : Que de maux n'avons-nous pas éprouvés de la part de l'Iran, et combien en éprouverons-nous encore ? Y eut-il jamais, au monde un homme aussi malheureux que moi, qui fus accablé d'afflictions par l'Iran et par mon enfant ? Va, prends avec toi des cavaliers prudents ; occupe les portes et les toits du palais, et cherche dans l'intérieur, jusqu'à ce que tu aies trouvé cet homme ; ensuite enchaîne-le et traîne-le devant moi.
Lorsque Guersiwez s'approcha de la porte, il entendit dans l'intérieur les bruits d'un banquet ; et le palais d'Afrasiab retentissait du son des luths et des accords des rebecs. Les cavaliers du roi occupèrent les portes et les toits, et coupèrent toutes les issues ; et Guersiwez voyant que la porte du pavillon de Me-nijeh était fermée, et qu'on ne cessait pas de verser du vin et de boire, brisa sans hésiter les verrous.de la porte, se précipita dans l'intérieur du pavillon et courut à la chambre où se trouvait l'étranger ; Lorsque du seuil de la porte il aperçut Bijen, son sang commença à bouillonner de rage. Il y avait dans cette salle six cents esclaves, toutes tenant des rebecs, ou portant des coupes remplies de vin, ou chantant ; et Bijen était assis joyeusement au milieu de ces femmes, une coupe remplie de vin rouge en main. Guersiwez lui cria de loin : O homme présomptueux et de vile race, tu es tombé dans les griffes du lion féroce ; comment pourrais-tu sauver ta vie ?
Bijen trembla en lui-même, et se dit : Comment me défendre sans armes, sans Schebreng ou un autre destrier ? Je crains que ma vie ne finisse aujourd'hui. Où sont donc Guiv et Gouderz fils de Keschwad, que je sois obligé de livrer ma tête sans coup férir ? Je ne vois dans le monde personne qui puisse m'aider, et il n'y a que Dieu qui puisse me sauver. Bijen portait toujours dans la tige d'une de ses bottes un poignard acéré ; il le saisit, le tira de sa gaine, se plaça sous la porte de la salle et proclama son nom : Je suis Bijen petit-fils de Keschwad chef des Pehlewans et des nobles. Qu'aucun de vous n'essaye de toucher à ma peau, à moins que son corps ne soit las de porter sa tâte ; et quand même la terre tremblerait comme au jour de la résurrection, personne ne me verra fuir et montrer le dos. Ensuite il se tourna vers Guersiwez, en s'écriant : C'est mon mauvais sort qui m'a tendu ce piège. Tu sais qui sont mes ancêtres, qui est mon roi et quelle est ma place parmi les héros. Si vous voulez me combattre, je n'hésite jamais à tremper mes mains dans le sang, et avec ce poignard je trancherai la tête à un grand nombre des chefs du Touran. Mais si tu veux me mener devant le roi, je lui raconterai toute cette aventure ; et en lui demandant grâce pour ma vie, tu te feras son guide sur la voie du bonheur.
Guersiwez voyant combien il était prompt au combat, ne l'attaqua pas ; il savait que Bijen disait vrai, et qu'il n'hésiterait pas à laver sa main dans le sang. Il lui garantit sa vie sous serment, et lui donna beaucoup de bons conseils. Il obtint de Bijen, par cette convention, qu'il lui livrât son poignard et qu'il se laissât enchaîner sans résistance. Guersiwez l'entoura de liens de la tête aux pieds, comme un guépard. Hélas ! à quoi sert la bravoure quand la fortune est contraire ? Telle est la rotation du ciel au dos courbé, qui te traite avec dureté au moment où tu te préparais à jouir de ses faveurs.
C'est ainsi qu'on amena Bijen auprès d'Afrasiab, les joues pâles, les yeux remplis de larmes. Lorsque le roi le vit les deux mains enchaînées, la tête nue, il lui dit : O homme méchant et pervers, pourquoi es-tu venu dans ce pays ? Bijen invoqua sur le roi les grâces de Dieu et répondit : Puisque tu me demandes la vérité, je te dirai que je ne suis pas venu dans ce palais de mon gré, et qu'il n'y a dans tout cela de la faute de personne. J'étais parti de l'Iran pour aller détruire les sangliers ; j'étais arrivé dans le lieu où les Touraniens célèbrent leurs fêtes, et j'avais envoyé mes serviteurs et mon cortège à la poursuite d'un faucon égaré ; moi-même je m'étais endormi sous un cyprès qui m'abritait contre le soleil. Une Péri vint, étendit ses ailes, et m'emporta dans ses bras pendant que je dormais ; elle m'enleva d'auprès de mon cheval et vola jusqu'à ce qu'elle rencontrât le cortège de ta fille. Des cavaliers couvraient la plaine, et des litières passaient de tous côtés auprès de moi ; au loin s'avançait une ombrelle indienne entourée de cavaliers touraniens ; au milieu de cette foule se trouvait une litière de bois d'aloès, fermée par des rideaux de satin et contenant une idole endormie, dont le diadème reposait sur un coussin. Tout à coup la Péri invoqua Ahriman ; elle s'abattit rapidement comme le vent au milieu des cavaliers, me posa subitement dans la litière, et prononça sur cette femme au beau visage une formule magique. Arrivé au palais, je restai encore pendant quelque temps endormi ; mais lorsque je me réveillai je me mis à trembler et à verser des larmes. Je n'ai pas commis de faute, et la pureté de Menijeh n'a pas été en danger ; mais sans doute la Péri a troublé ma fortune en essayant sur moi la puissance de sa magie.
Afrasiab répondit : Ton jour de malheur est arrivé de bonne heure. Tu es sorti de l'Iran avec l’arc et le lacet, pour chercher les combats et la renommée ; et maintenant te voilà devant moi, comme une femme, les mains liées, et me racontant des histoires confuses comme un homme ivre. Mais tu as beau mentir, tu ne tireras pas ta tête de mes mains. Bijen lui dit : O roi, écoute-moi et prête-moi l'oreille. Les sangliers avec leurs défenses, les lions avec leurs griffes sont toujours en état de se défendre ; les héros peuvent, avec l'épée, les flèches et l’arc, lutter contre un ennemi ; mais quand l'un est enchaîné et désarmé, et l'autre couvert d'une cotte de mailles d'acier, comment pourrait-il y avoir un combat entre eux ? Comment un lion privé de ses griffes aiguës déchirerait-il son ennemi, si vaillant que soit son cœur ? Si le roi veut que je montre mon courage au milieu de cette cour, qu'il me fasse donner un cheval et une lourde massue, que parmi les chefs du Touran il en choisisse mille ; et si je laisse en vie sur le champ de bataille un seul de ces mille hommes, qu'il ne me compte pas pour un brave.
À ces paroles de Bijen, Afrasiab jeta sur lui un regard furieux et laissa éclater sa colère. Il dit en se tournant vers Guersiwez : Tu m'as dit qu'il ne fallait pas le mettre à mort, mais ne vois-tu pas que ce vil mécréant médite contre nous de nouveaux méfaits ? Il n'est pas content de l'injure qu'il nous a faite, et demande d'être admis à un combat honorable. Lie-lui les pieds et les mains, et délivre à l'instant même la terre de lui. Fais élever un gibet devant la porte du palais, dans une place accessible de tous côtés ; suspends ce malheureux vivant au gibet, et ne m'en parle plus jamais. J'espère qu'alors aucun Iranien n'osera plus tourner les yeux du côté du Touran.
On entraîna d'auprès d'Afrasiab Bijen le cœur percé de douleur et les yeux inondés de larmes. Il arriva à la porte du palais l'âme troublée, les pieds colores comme la rose par le sang qui dégouttait des cils de ses yeux, et il dit : Si Dieu a décrété que je dois mourir misérablement, je ne suis pas effrayé du gibet ni de la mort, mais je tremble en pensant aux grands de l'Iran ; car mon ennemi dira que j'étais un lâche, que je me suis laissé attacher au gibet sans avoir reçu une blessure ; on médira de moi après ma mort devant ces personnages royaux, mon père et mon grand-père. Hélas ! mon ennemi va se réjouir, et tout ce qu'il a médité contre moi va s'accomplir. Hélas ! je ne verrai plus ni le roi des rois ni Guiv. Hélas ! je suis loin des héros pleins de valeur. O vents, passez dans le pays d'Iran, portez un message de moi au noble roi ; dites-lui que Bijen est en grande détresse et que son corps est entre les griffes des lions. Dites à Gouderz fils de Keschwad que c'est Gourguin qui a terni ma gloire. Dites à Gourguin : O chien stupide, que me répondras-tu dans l'autre monde, toi qui m'as jeté dans le malheur de manière que je ne puisse trouver de sauveur ?
Dieu eut pitié de la jeunesse de Bijen et confondit son ennemi. Pendant que les ouvriers creusaient un trou pour y planter le gibet, le hasard voulut que Piran fils de Wiseh parût au loin ; quand il fut plus près, qu'il trouva la route couverte de Turcs armés, qu'il vit dresser un grand poteau d'où pendait un lacet roulé, il dit aux Touraniens : Qu'est-ce que ce gibet ? la porte du roi est-elle une place convenable pour une potence ? Guersiwez lui répondit : C'est pour Bijen, le pire des ennemis du roi. Piran poussa son cheval et s'approcha de Bijen, qu'il trouva abattu et dépouillé de ses vêtements ; ses deux mains étaient fortement liées derrière le dos, sa bouche était sèche, et son visage avait perdu son éclat et ses couleurs. Il lui demanda : Comment es-tu arrivé ici ? Es-tu donc venu de l'Iran pour chercher la mort ?
Bijen lui raconta toute son aventure, et comment son méchant compagnon l'y avait jeté. Piran fils de Wiseh eut compassion de lui, et les larmes de ses yeux inondèrent ses joues. Ensuite il donna l'ordre qu'on suspendit l'exécution, et il dit à Bijen : Attends ici jusqu'à ce que j'aie pu voir le roi et lui montrer l'étoile de la route du bien. Il donna un coup à son cheval et partit, et se hâta d'arriver auprès du roi du Touran. Il entra dans le palais humblement comme un esclave, et se présenta devant Afrasiab les mains croisées sur la poitrine ; il courut jusqu'auprès du trône, et invoqua sur le roi les grâces de Dieu ; ensuite il se tint debout devant lui comme il convient à un Destour vertueux et de bon conseil. Le maître du monde vit que le noble Piran se tenait debout parce qu'il avait quelque chose à demander ; il sourit et lui dit : Que désires-tu ? Parle ; il n'y a personne que j'honore autant que toi. Si tu veux de for ou des joyaux, si tu veux un gouvernement ou une armée, je ne serai pas avare envers toi de mes trésors ; car sans cela, comment supporterais-tu pour moi tant de fatigues ?
A ces paroles Piran le serviteur du roi baisa la terre, et il dit en se redressant ; Puisses-tu occuper à jamais le trône ! puisse le bonheur ne choisir d'autre demeure que ton trône ! Tous les rois de la terre célèbrent tes louanges, et le soleil brillant te rend hommage. Je possède, par l'effet de ta fortune, tout ce que je désire en hommes, en trésors et en pouvoir. Ce n'est pas là ce que j'ai à te demander, car aucun de tes sujets n'est réduit à mendier ; il suffit à mon bonheur de te voir régner, et les grands illustres sont mon appui. Mais, ô roi digne du trône, j'ai un souci qui n'a pour objet ni les trésors, ni les armées, ni les diadèmes. Ensuite il reprit : O roi vainqueur des lions, accepte de moi un bon conseil : ne mets pas à mort l'illustre Bijen ; car il a pour le venger un roi homme de sens et de prudence. Tu ferais renaître la haine qu'excita le meurtre de Siawusch, tu attirerais sur le Touran une autre guerre et une nouvelle vengeance. J'ai autrefois donné au roi quelques conseils ; mais comme il ne les a jamais suivis, j'ai fini par m'abstenir de lui en donner. Je t'ai prié de ne pas l'attirer l’inimitié de Rustem et de Thous en faisant mourir le fils de Kaous, Siawusch le descendant des Keïanides, qui avait pris les armes pour toi. Je t'ai prédit que les Iraniens nous fouleraient aux pieds de leurs éléphants, qu'ils briseraient les liens qui nous unissent. Je t'ai prédit combien d'hommes ils tueraient ; combien ils en feraient descendre dans la tombe ; combien de femmes se désoleraient de la perte de leurs maris ; combien d'hommes au cœur de lion disparaîtraient devant eux. Mais tu as fait périr Siawusch follement, tu as mêlé du poison avec ton miel. As-tu donc déjà oublié Guiv et le chef des Pehlewans, le vaillant Rustem ? N'as-tu pas vu le mai que les Iraniens ont fait dans le pays de Touran ? Les sabots de leurs destriers ont foulé les deux tiers du Touran, et notre fortune s'est éclipsée, et l'épée de Destan fils de Sam n'est jamais restée dans le fourreau ; Rustem la prendra et fera tomber les têtes et rejaillir le sang jusqu'au soleil. Pourquoi, au milieu de la paix, réveiller les combats ! pourquoi flairer, dans ta folie, la rose vénéneuse ? Si tu verses le sang de Bijen, la poussière de la destruction s'élèvera du pays de Touran. Tu es un roi plein de sagesse, et je ne suis qu'un sujet ; mais ouvre les yeux de la sagesse et regarde ; songe à ce que tu as souffert de la vengeance du roi de l'Iran que ta as provoquée, et maintenant tu en recherches une nouvelle, tu veux faire porter du fruit à l'arbre du malheur. Nous ne pourrons pas résister à une seconde guerre, ô Pehlewan maître du monde. Personne ne connaît mieux que toi Guiv, et le vaillant Rustem le terrible crocodile, et Gouderz fils de Keschwad, à la main d'acier, qui viendra combattre pour venger son petit-fils.
C'est ainsi qu'il essaya de jeter de l'eau sur cette flamme ardente ; mais Afrasiab répondit : Ne sais-tu donc pas ce que Bijen a fait contre moi, et comment il m'a couvert de honte devant l'Iran et le Touran ? Ne vois-tu pas comment ma fille éhontée a déshonoré ma vieille tête ? Bijen a répandu parmi la foule les noms de toutes les femmes voilées du palais, de sorte que mes troupes et mes sujets riront toujours en passant devant ma porte. Si je lui fais grâce de la vie, il s'élèvera contre moi des clameurs de tous côtés, je resterai toujours sous le coup de la honte, et mes yeux s'épuiseront à verser des larmes de fiel.
Piran le couvrit de bénédictions, et dit : O roi à l'étoile fortunée, aux paroles droites, ce que tu dis est vrai, et tu ne cherches qu'à sauver ton honneur. Néanmoins je prie mon maître à l'esprit profond de réfléchir sur mon prudent conseil, qui est de charger Bijen de chaînes si lourdes qu'il leur préfère le gibet et la mort. Alors il servira d'exemple aux Iraniens, et ils n'oseront plus se ceindre pour nous faire du mal ; car quiconque reste enchaîné dans ta prison, on n'en demande plus le nom même aux Divs.
Le roi fit ce que Piran lui conseillait, car il vit que ses paroles étaient sincères. Un Destour vertueux et de bon conseil fait briller le trône et la majesté des rois.
Afrasiab donna ses ordres à Guersiwez, et lui dit : Prépare de lourdes chaînes et un cachot obscur, attache les deux mains de Bijen avec des liens de fer, enlace-le de la tête aux pieds d'une chaîne de Roum forte comme le câble d'un pont, et rive ses chaînes avec de gros clous ; ensuite précipite-le dans la fosse la tête en bas, de sorte qu'il ne voie plus le soleil et la lune. Prends avec toi des éléphants, et va chercher la pierre du Div Akwan, que le maître du monde a tirée de la mer profonde et jetée dans la forêt de la Chine, et fais-la servir à ma vengeance contre Bijen ; apporte sur le dos d'éléphants indomptables cette pierre qui ferme l'entrée de la fosse d'Arjeng, et place-la sur l'ouverture de la fosse de Bijen, que tu y laisseras enfermé jusqu'à ce que la détresse l'ait privé de sa raison. Ensuite tu prendras une troupe de cavaliers, tu entreras dans le palais de Menijeh, cette fille éhontée qui déshonore sa famille, tu le dévasteras, tu dépouilleras cette malheureuse, tu lui prendras son diadème et lui diras : O fille maudite et misérable, tu n'es pas digne d'un trône et d'une couronne ; tu as humilié ton père devant les rois, tu as abaissé sa famille dans la poussière. Traîne-la toute nue jusqu'au cachot, et dis-lui : Regarde dans cette fosse celui que tu as vu sur le trône. Tu as été son printemps ; sois sa consolatrice, sois sa servante dans cette étroite prison.
Guersiwez partit et exécuta les ordres cruels du roi ; on fit passer Bijen fils de Guiv sous le gibet, et on le traîna, les mains liées, à la fosse. Guersiwez commanda qu'on le chargeât de fers de la tête aux pieds, qu'on lui enlaçât tout le corps d'une chaîne de fer de Roum et qu'on lui liât les mains avec des liens de fer ; il fit river ses chaînes avec de gros clous par les forgerons armés de marteaux d'acier ; ensuite on le précipita dans la fosse et on plaça la pierre sur l'ouverture.
De là Guersiwez conduisit ses troupes au palais de la fille du roi, livra au pillage ses trésors et ses joyaux, arracha à l'un une caisse remplie d'or, el donna à l'autre une couronne. Il dépouilla Menijeh de son voile, et la fit marcher nu-pieds et la tête découverte ; on la traîna jusqu'à l'entrée de la fosse, le cœur rempli de douleur et les joues inondées d'un torrent de larmes. Ensuite il lui dit : Voici ta demeure, à laquelle tu resteras attachée à jamais comme servante.
Menijeh y resta tout accablée de douleur, et des gouttes du sang de son cœur tombèrent sur ses joues. Elle erra dans le désert en se lamentant ; et ayant passé ainsi un jour et une nuit, elle s'approcha, en poussant des cris, de la fosse, et y pratiqua une ouverture qui laissait passer sa main. Dès ce jour, aussitôt que le soleil commençait à poindre au-dessus de la montagne, Menijeh se mettait à quêter du pain à toutes les portes ; et après avoir consacré à sa tournée les journées entières, elle poussait le pain dans la fosse, par le trou qu’elle avait fait, pour le donner en pleurant à Bijen. C'est dans cette misère qu'elle continua de vivre, en soupirant et se lamentant jour et nuit, et ne cessant de garder la fosse.
Gourguin resta sept jours sur la route, et voyant que Bijen ne reparaissait pas, il se mit à le chercher de tous côtés en mondant ses joues de larmes de sang. Il commença à se repentir de ce qu'il avait fait et du malheur qu'il avait attiré sur la tête de son compagnon. Il alla en toute hâte à la prairie des fêtes et y chercha son ami ; il traversa toute la forêt et n'y trouva personne, et n'y entendit pas même le chant d'un oiseau. Mais tout à coup il vit de loin le cheval de Bijen qui venait du bord du ruisseau ; sa bride était déchirée, sa selle traînait par terre, sa lèvre pendait, et il montrait des signes de colère. Alors Gourguin reconnut que Bijen était perdu, et qu'il ne reviendrait plus dans l'Iran, qu'il lui était arrivé du mal de la part d'Afrasiab, soit qu'on l'eût pendu à un gibet, soit qu'on l'eût enchaîné et jeté dans une fosse. Il laissa tomber son lacet et détourna la tête ; il se repentait de son crime et souhaitait revoir son compagnon. Il emmena de la prairie le cheval de Bijen, le conduisit à sa tente et s'y arrêta un jour ; ensuite il se dirigea vers le pays d'Iran en se faisant des reproches ; mais comme il ne pouvait percer le secret de l'avenir, il resta nuit et jour sans dormir et sans manger, et en répétant : Quand je serai arrivé, que dirai-je ? comment oserai-je regarder le visage du roi ?
Le roi ayant appris que Gourguin arrivait, mais sans être accompagné de Bijen, n'en dit rien à Guiv pour avoir le temps d'interroger Gourguin. Mais Guiv reçut en même temps que lui la nouvelle que Bijen son vaillant fils avait disparu. Il sortit de son palais et courut dans la rue le cœur blessé, le visage inondé de larmes, et disant : Bijen ne viendra-t-il donc pas ? Je ne sais pourquoi il reste chez les Irmaniens. Il ordonna qu'on mît la selle de peau de léopard au destrier de Keschwad, dont il se servait quand il allait au secours de quelqu'un. Guiv, le cœur rempli de rage comme un crocodile, monta à l'instant à cheval et partit comme le vent pour aller à la rencontre de Gourguin et pour lui demander où était resté Bijen et ce qui s'était passé. Il se dit en lui-même : Je crains que Gourguin n'ait commis un crime à l'improviste et secrètement ; et si je le vois arriver sans mon fils Bijen, je lui trancherai aussitôt la tête.
Lorsque Gourguin le vit s'approcher, il mit pied à terre et courut au-devant de lui ; il se roula dans la poussière tête nue et déchirant ses joues avec ses ongles. Ensuite il demanda à Guiv : O élu des héros, chef de l'armée de l'Iran, gardien du trône, pourquoi es-tu venu au-devant de moi ? pourquoi es-tu venu les yeux remplis de sang ? Mon pauvre cœur était déjà assez affligé, et maintenant il va être encore plus malheureux ; mes yeux sont honteux de te regarder et mon visage est inondé de brûlantes larmes de sang. Mais ne sois pas inquiet, car il est en vie, et je vais t'indiquer ses traces. Quand Guiv vit le cheval de son fils conduit par Gourguin, couvert de poussière et trébuchant comme s'il était ivre, quand son oreille fut frappée des paroles de Gourguin, il tomba de cheval et perdit la raison ; il enfonça sa tête dans la poussière, déchira ses vêtements de Pehlewan, s'arracha les cheveux et la barbe, et répandit de la poussière sur sa tête en poussant des cris. Puis il dit : O créateur du ciel, tu as mis dans mon cœur de la raison et de la tendresse. Puisque mon fils m'est enlevé, je désire que tu brises les liens de ma vie et que tu portes mon âme dans le séjour des bons ; car tu connais les douleurs de mon cœur. Je n'avais dans le monde qu'un seul fils, qui était pour moi un consolateur et on soutien ; maintenant le malheur me l’a ravi, et je me trouve dans la gueule du dragon.
Ensuite il se retourna vers Gourguin et lui demanda : Que s'est-il passé depuis votre départ ! Le sort l'a-t-il enlevé tout à coup, ou l’as-tu seulement perdu de vue ? Dis-moi quel malheur lui est arrivé, et qui l’a chargé des chaînes que le ciel lui avait destinées ? quel Div s'est élancé sur lui dans la prairie, a mis fin à sa vie et l’a anéanti ? O brave, comment as-tu trouvé ce cheval, et quand t'es-tu séparé de Bijen ? Gourguin répondit : Reprends tes sens, écoute mes paroles et ouvre l'oreille. Apprends, ô Pehlewan, et sache ce qui est arrivé, et ce que nous avons fait, et comment nous avons combattu lès sangliers dans la forêt Puisses-tu rendre brillant à jamais le trône du roi ! Nous sommes partis d'ici pour aller combattre les sangliers dans la forêt. Arrivés chez les lituaniens, nous avons vu une forêt nue comme un désert ; les arbres en avaient été coupés, et c'était devenu une prairie ; on ne voyait que tanières de sangliers ; tout le pays en était dans la désolation. Nous avons élevé nos lances pour le combat, nous avons poussé des cris dans la forêt ; les sangliers sont arrivés semblables à des montagnes, non pas l'un après l'autre, mais de tous les côtés et en troupeaux. Nous avons combattu comme des lions ; et lorsque le jour abaissé, nous n'étions pas las de la lutte. Nous les avons renversés comme eussent fait des éléphants, nous leur avons arraché les défenses avec des clous ; ensuite nous nous sommes remis en marche pour l'Iran, en nous amusant sur la route et en chassant. Alors un onagre s'est avancé vers nous dans la prairie ; il était plus beau que tout ce qu'on peut voir en peinture : sa robe ressemblait à celle de Guigoun le cheval de Gouderz, sa tête à celle de Kheng-i-schebaheng le cheval gris de Ferhad ; ses jambes étaient rapides comme les ailes du Simourgh ; ses sabots étaient d'acier ; et de la tête, des pieds et de la queue il ressemblait à Schebreng le destrier de Bijen ; son cou était comme le cou d'un lion, sa course vite comme le vent ; tu aurais dit que Raksch l'avait engendré. Il s'avança vers Bijen, semblable à un puissant éléphant ; celui-ci lui jeta sur la tête le lacet ondulant ; au même moment l'onagre partit en courant, et Bijen s'élança derrière lui. La course de l'onagre et la poussière que soulevait le cheval de Bijen répandirent comme une fumée sur la prairie ; la terre bouillonnait comme une mer ; et le héros qui avait jeté le lacet, et l'onagre disparurent à mes yeux. Je les suivis à travers la plaine et la montagne, jusqu'à ce que mon cheval fût fatigué de la course ; mais je ne trouvai aucune trace de Bijen, excepté ce cheval et la selle qu'il traînait derrière lui. Mon cœur était en feu par l'effet de mon inquiétude : que s'était-il passé dans ce combat entre lui et l'onagre ? Je m'arrêtai longtemps dans cette prairie, je cherchai partout Bijen. A la fin je partis désespéré, et convaincu que cet onagre féroce était le Div blanc.
En entendant ce discours artificieux, Guiv sentit que tout était fini ; il vit que la parole de Gourguin était embarrassée, et que ses yeux se troublaient quand il le regardait ; que sa joue était pâle par la crainte du roi, que son corps tremblait et que son cœur se sentait coupable. Lorsque Guiv reconnut que son fils avait disparu, quand il comprit combien Gourguin lui en imposait, Ahriman ébranla son cœur et lui donna envie de fouler aux pieds ce brave, pour se venger sur lui de la mort de son fils chéri, dût-il se déshonorer par cet acte. Mais il se mit à penser et à réfléchir ; il ne vit pas jour à cette affaire et il se dit : A quoi me servira ce meurtre, si ce n'est à faire la volonté de l'infâme Ahriman ? De quelle utilité pourrait être à Bijen la mort de Gourguin ? Il faut que je trouve un autre remède à mon malheur. Il me serait facile de me venger, car il n'y a pas de muraille devant ma lance ; mais il vaut mieux que je me rende auprès de Khosrou, pour que les paroles de Gourguin le convainquent de son crime.
Alors il dit à Gourguin d'une voix de tonnerre : O vil et méchant homme, souillé de crimes, tu m'as enlevé mon soleil et ma lune, mon fils, l'élu des cavaliers et mon roi. Tu m'as jeté dans l'angoisse, tu me forces de faire le tour du monde pour chercher un remède à mon malheur. Comment trouverais-je du repos, du sommeil et de la patience au milieu de tes fraudes, de tes ruses et de tes mensonges ? Je ne te laisserai pas libre avant que j'aie vu le roi ; ensuite je me vengerai de toi, je vengerai mon fils chéri.
Guiv se dirigea vers le palais du roi, les yeux remplis de larmes de sang, le cœur plein du désir de la vengeance. Il salua Khosrou en disant : O roi, puisse le bonheur être éternellement ton lot dans ce monde ! O maître fortuné de la terre, toi dont l'étoile est heureuse, ne sais-tu pas ce que m'a fait Gourguin ? Je n'avais au monde qu'un fils, un jeune homme pour la vie duquel je tremblais jour et nuit ; je me consumais dans la crainte de le perdre, je versais des larmes de peur d'être séparé de lui. Maintenant, ô roi, Gourguin revient la bouche pleine de récits insensés, l'âme chargée de crimes ; il apporte de mauvaises nouvelles de cet enfant, qui est un prince glorieux et mon Destour. Il ramène un cheval qui traîne par terre sa selle, et voilà tout ce qu'il rapporte de Bijen. Si le roi veut arriver à la vérité dans cette affaire, qu'il y jette son regard pénétrant, et qu'il me venge de Gourguin, qui a rempli ma vie d'amertume.
Le roi fut affligé de la douleur de Guiv, il se troubla et ôta de sa tête son glorieux diadème. Il restait sur son trône les joues pâles, le cœur serré par ses inquiétudes sur le sort de Bijen, et il dit à Guiv : Qu'a dit Gourguin ? où dit-il qu'il a laissé son vertueux compagnon ? Guiv répéta alors à Khosrou ce que Gourguin lui avait conté de son noble fils. Khosrou écouta Guiv et lui répondit : Ne te tourmente pas ; sois sûr que Bijen vit encore, et ne désespère pas de ton fils qui a disparu. Il a été convenu entre moi et les Mobeds, les illustres sages à l'esprit vigilant, que je partirais sans délai avec les cavaliers de l'Iran pour livrer bataille aux Touraniens ; je mettrai en marche mon armée pour venger Siawusch ; je dévasterai le Touran avec mes éléphants, et Bijen paraîtra sur le champ de bataille et combattra avec nous comme un Ahriman. Va donc, et ne t'afflige pas de cette affaire ; car je désire autant que toi revoir Bijen. Guiv se retira le cœur plein de soucis et de douleur, les joues paies, les yeux remplis de sang.
Lorsque Gourguin arriva en présence du roi, il trouva que les héros avaient quitté la cour de Khosrou ; car dans leurs inquiétudes sur le sort de Bijen, tous les Pehlewans avaient suivi Guiv en pleurant. Il franchit la porte du palais et s'avança jusqu'auprès du roi ; son âme méchante était remplie de honte. Arrivé en face de Khosrou, il baisa la terre et invoqua les grâces de Dieu sur lui. Il plaça devant le trône les dents des sangliers dures comme le diamant, et salua le roi en disant : Puisses-tu être victorieux dans toutes les batailles ! puisse chaque jour être pour toi un jour de Nôrouz ! puisses-tu être heureux à jamais ! puisses-tu rester libre de soucis et d'inquiétude ! puissent les têtes de tes ennemis tomber sous les ciseaux de la mort, et être tranchées comme les têtes de ces sangliers ! Le roi regarda ces dents, ensuite il lui demanda : Comment s'est passé ton voyage ? dans quel endroit Bijen s'est-il séparé de toi, et quel mal Ahriman lui a-t-il fait ? Comment se fait-il qu'il t'ait quitté ? Dis-le-moisi tu veux échapper à ta perte.
A ces paroles de Khosrou, Gourguin resta debout, tout troublé et confondu, la langue embarrassée, le cœur rempli de la conscience de son crime, les joues pâles, le corps tremblant par la crainte du roi ; à la fin il parla vaguement d'une forêt, d'un onagre et d'une prairie. Mais comme ses discours se contredisaient, le roi entra en fureur et le chassa d'auprès du trône. Il voyait que sa tête se troublait, il voyait que c'était un méchant homme, et il se mit à l'injurier en disant : N'as-tu pas entendu de la bouche du Destan ce vieux dicton, qu'un lion qui lutte contre la vengeance de la famille de Gouderz périt infailliblement ? Si tu n'étais pas si malfamé, si Dieu ne te réservait une fin misérable, je voudrais qu'Ahriman t'arrachât la tête comme on l'arrache à un oiseau.
Khosrou ordonna à un forgeron de préparer une lourde chaîne avec des clous pour la river, et lui fit mettre à l'instant même des fers aux pieds, pour que ce méchant apprît dans les chaînes à réfléchir. Ensuite il dit à Guiv : Reprends ta tranquillité d'esprit ; cherche ton fils partout, fais des tentatives de tous côtés. Je vais faire partir de toutes les provinces des cavaliers nombreux et aguerris, dans l'espoir de retrouver les traces de Bijen ; j'y mettrai tous mes soins et toute ma prudence ; et quand même il s'écoulerait beaucoup de temps avant qu'il nous arrivât des nouvelles de lui, ne laisse pas désoler ton âme et ton esprit ; attends jusqu'au mois de Ferwerdin, quand le soleil, objet de notre culte, aura pris de la force ; et alors, quand les jardins brilleront dans leur parure de fleurs, quand le vent fera tomber sur ta tête une pluie de roses, quand la terre aura repris son voile vert, et que les brises passeront en soupirant au-dessus des roses, alors j'adresserai à Hormuzd ma demande pieuse, et la prière éclairera mon âme. Je me ferai apporter la coupe qui réfléchit le monde, je me présenterai devant Dieu, je me tiendrai debout devant lui, et je regarderai dans la coupe les sept Kischwers ; je scruterai tous les pays de toutes les zones de la terre ; j'invoquerai les grâces de Dieu sur mes ancêtres, les élus, les puissants, les saints ; ensuite je te dirai où se trouve Bijen, car la coupe me le montrera clairement. Guiv se réjouit de ces paroles, et se sentit soulagé de ses soucis sur le sort de son fils ; il sourit, et bénit le roi, disant : Que le Créateur des âmes te récompense ! que le firmament sublime soit à tes ordres ! que l’œil du méchant ne puisse t’atteindre !
Le roi, aussitôt que Guiv l'eut quitté, fit expédier de partout et sans délai des cavaliers pour aller s'enquérir dans le monde entier si quelque part on avait des nouvelles de Bijen. Ils parcoururent tous les pays de l'Iran et du Touran, mais sans découvrir de trace du fis de Guiv.
Lorsque la joyeuse fête du Nôrouz fut arrivée, Guiv sentit le besoin de consulter la coupe fortunée. Le vieux Pehlewan, tout courbé par ses inquiétudes sur le sort de son fils, se rendit au palais le cœur plein d'espérance. Quand Khosrou vit les joues hâves de Guiv, quand il vit que la douleur dévorait son cœur, il se hâta de revêtir sa tunique de Roum, et sortit pour aller se présenter devant Dieu. Il éleva la voix devant le Créateur du monde, il invoqua longtemps ses grâces sur la coupe brillante ; il demanda secours à Dieu le secourable, il demanda justice contre Ahriman le méchant.
Ensuite il revint dans son palais, couvrit sa tête du diadème fortuné, prit dans sa main la coupe et regarda dedans. Il y vit les sept Kischwers ; il y vit révélés les actions et les desseins du ciel sublime, et leur nature, leurs motifs et leur étendue ; il y vit réfléchie l'image du monde entier, depuis le signe des Poissons jusqu'à celui du Bélier ; il y vit Saturne et Mars, Jupiter et le Lion, Vénus et Mercure en haut et la lune au-dessous. C'est ainsi que le maître du mon de, à l'aide de son art magique, observa dans la coupe tout l'avenir. Il regarda les sept Kischwers, mais il ne trouva pas de trace de Bijen. À la fin il arriva au pays des Kerguesars, et par la grâce de Dieu il y vit Bijen dans la fosse, lié de lourdes chaînes, et désirant la mort pour échapper à la rigueur de son sort. Auprès de la prison se tenait, ceinte comme une servante, une jeune fille de race royale.
Khosrou se tourna alors vers Guiv avec un sourire qui illumina le trône, et lui dit : Il vit, réjouis-toi, bannis tous ces soucis qui t'ont accablé. Ne te laisse pas affliger de ce qu'il est en prison et dans les fers, puisque sa vie est sauve. Bijen est enchaîné dans le Touran, et une jeune fille d'illustre naissance le sert. Les soucis, les douleurs et la sollicitude que j'ai éprouvés pour lui m'avaient rempli de tristesse. Le sort l'a frappé si cruellement qu'il ne cesse de verser des larmes amères ; il désespère de revoir sa famille et ses alliés, il se consume, il tremble comme une branche de saule, ses deux yeux sont remplis de sang, son cœur est plein de douleur, et sa langue ne cesse d'invoquer Khosrou ; il verse des larmes comme un nuage printanier, et dans sa prison il ne désire que la mort. Maintenant qui est-ce qui se mettra à l'œuvre pour remédier à ce malheur ? qui est-ce qui se lèvera prêt à agir ? qui osera nous promettre, dans notre détresse, de le délivrer de sa misère ? Il n'y a que Rustem à la main prompte qui puisse le faire, Rustem qui arrache le crocodile des abîmes de la mer. Geins-toi donc, pars pour le Nimrouz, et ne t'arrête sur le chemin ni jour ni nuit. Porte à Rustem une lettre de moi, et garde-toi de parler en route de ces affaires. Je vais mander ici Rustem, et lui dire ce qui s'est passé ; je vais mettre fin à tes angoisses, ô Guiv.
Le roi appela un écrivain, lui parla longuement de ce qui s'était passé, et lui ordonna d'écrire une lettre comme un prince en écrit à un ami. Voici la lettre : O vaillant fils de Pehlewan, toi qui élèves ta tête au-dessus du cercle de Saturne, tu es pour nous un souvenir de tes ancêtres, tu es toujours ceint pour le combat ; tu es le cœur du roi de l'Iran et le soutien des Keïanides ; tu es toujours prêt à secourir les autres. Le léopard te cède en bravoure, le crocodile pousse dans la mer des cris de peur quand il te voit. Tu as délivré le monde des Diva du Mazandéran, et coupé la tête aux méchants. Combien de fois as-tu saisi les têtes couronnées sur leurs trônes, et les as-tu arrachées de leur place d'honneur ! Que d'ennemis ont péri de ta main ! que de pays ont été dévastés par toi ! O chef des Pehlewans, ô refuge de l'armée, ta place est auprès des rois. Tu as vaincu avec ta massue tous les magiciens, tu as rendu brillante la couronne des rois les plus puissants. Que sont devant toi Afrasiab et le Khakan de la Chine ? ils portent tous ton nom gravé sur leurs sceaux, et le cœur faillit à quiconque voudrait délier un nœud que tu as noué. C'est toi qui délies les liens des captifs ; tu es un ciel de bonheur pour les Keïanides. Mais si, Dieu t'a donné la force d'un éléphant et le cœur d'un lion., s'il t'a donné de la sagesse et une noble naissance, c'est pour que tu prennes par la main celui qui te demande secours et que tu le tires de sa fosse obscure. Il vient d'arriver un événement digne de ton intervention, un événement dont on ne se fait pas d'idée. Jamais la famille de Gouderz n'a souffert pareille injure de la part de ces Turcs au visage de loup. Ce n'est qu'en toi qu'espèrent Gouderz et Guiv, car tu es aujourd'hui le champion de tous les pays. Tu sais quel est leur rang à ma cour, et qu'en franchise, en courage et en sagesse ils n'ont pas d'égal. S'il te plaît de ne pas refuser ce service pénible, demande-moi en hommes et en trésors tout ce que tu voudras. Je n'ai jamais vu aussi affligée cette famille, la plus glorieuse dont parle la renommée. Guiv n'avait que ce seul enfant, qui était pour lui en même temps un fils et un appui ; et Guiv est un homme que j'honore infiniment, qui est mon ami et a été l’ami de mon grand-père. Je le trouve toujours là où je désire le trouver ; il se tient devant moi dans la bonne et dans la mauvaise fortune. Tu sais tout ce qu'a fait la famille de Gouderz dans la paix et dans la guerre, dans nos gains comme dans nos pertes. Quand tu auras lu cette lettre, ne tarde pas, lève-toi à l'instant et viens auprès de moi avec Guiv, viens pour que nous tenions conseil ensemble prudemment sur tout ce qui touche cette affaire. Je tiendrai prêts pour toi des hommes, des trésors et tout ce que tu peux désirer. Je jure par les glorieuses traces de ton pied, je jure par ton nom illustre, que tu feras du Touran tout ce que tu voudras. Fais donc tes préparatifs de départ, car tu peux espérer de rendre Bijen à la liberté.
Khosrou apposa son sceau sur la lettre ; Guiv la prit, salua le roi, se rendit dans son palais et s'apprêta en grande hâte pour le voyage du Séistan. Il fit monter à cheval tous les cavaliers de sa maison, se recommanda à Dieu en prononçant son nom, et s'avança dans le désert et sur la route du Hirmend. Il marcha rapidement comme un messager, il s'élança comme une hâte fauve que l’on chasse, et fit chaque jour deux journées de marche. Il courut comme un homme dont le cœur est blessé et qui dévore le chemin ; et c'est ainsi que lui et son cortège arrivèrent près de Gourabeh.
Du haut de sa tour la sentinelle l'aperçut, et elle fit retentir sa voix vers le Zaboulistan, criant que du côté du Hirmend s'avançait un cavalier entouré d'une escorte nombreuse, qu'on voyait derrière lui un brillant étendard, et qu'il tenait dans sa main une épée de Pehlewan. Destan fils de Sam entendit le cri de la sentinelle, et ordonna qu'on mît la bride à son destrier. Il lança son cheval et alla à la rencontre de l'étranger pour voir si ce n'était pas un ennemi. Quand il aperçut sur la route Guiv le visage défait, il courut au-devant de lui tout étonné et disant en lui-même : Il est arrivé quelque chose de grave au roi, car c'est Guiv qu'on envoie de l'Iran. Le Pehlewan et son cortège, lorsqu'ils furent près de Destan, lui barrèrent le chemin en le saluant, et Destan demanda aux Iraniens des nouvelles du roi et de la guerre contre le Touran. Guiv le salua comme les grands l'en avaient chargé, au nom du roi et des héros de noble naissance ; ensuite il lui confia tous les soucis de son cœur et l'angoisse que lui causait la perte de son fils, en ajoutant : C’est pour cela que tu ne vois pas de couleur sur mes joues, et que le dessus de mes pieds est taché de sang comme la robe du léopard. Ensuite il demanda où était Tehemten, en disant : Où est donc Rustem ? Destan répondit : Rustem est à la chasse aux onagres, mais il va revenir au coucher du soleil. Guiv dit : Je vais aller le rejoindre, pour lui remettre une lettre de Khosrou. Destan répondit : Ne t'éloigne pas, car le héros va revenir du désert où il chasse. Reste ici jusqu'à son retour, passe la journée avec moi pour que je fête ton arrivée.
Ils partirent tous deux pour le palais de Zal, chevauchant et causant ; et au moment où Guiv arrivait au palais, Tehemten revint de la chasse. Guiv courut à sa rencontre sur la route, descendit de cheval et le salua le cœur plein d'émotion, le visage coloré, les joues inondées de deux torrents de larmes. Quand Rustem vit Guiv le cœur blessé et le visage mouillé de larmes qui tombaient des cils de ses yeux, il se dit en lui-même : Mon Dieu ! tout est donc perdu, le pays d'Iran, et le roi, et la fortune ! Il sauta à bas de son cheval, serra Guiv dans ses bras, et lui demanda des nouvelles de Khosrou maître de la couronne, de Gouderz, de Thous, de Gustehem et de tous les héros, grands et petits ; de Schapour, de Ferhad et de Bijen, de Rehham, de Gourguin et de tous les autres. Lorsque l'oreille de Guiv fut frappée du nom de Bijen, il poussa involontairement un cri de douleur, et dit à Rustem : O glorieux héros, l’élu de tous les rois de la terre, je suis heureux maintenant que je t'ai vu et que j'ai entendu tes questions et tes bonnes paroles. Tous ceux que tu as nommés se portent bien, ils te saluent et sont tes amis ; mais tu ne sais pas comment le malheur a fondu sur ma tête de vieillard, comment le mauvais œil a frappé la famille de Gouderz, et quel revers a éprouvé notre fortune. J'avais dans le monde un seul enfant, qui était pour moi non seulement un fils, mais un sage conseiller ; maintenant il a disparu : jamais pareil malheur n'avait atteint ma famille. Depuis lors, j'ai été tel que tu me vois, assis sur mon destrier, courant jour et nuit ; le soleil s'est obscurci pour moi ; jour et nuit j'ai cherché comme un insensé dans le monde entier des traces de Bijen. Enfin le jour de la fête des Keïanides, le jour de Hormuzd du mois de Ferwerdin, le roi s'est présenté devant Dieu le créateur, tenant en main la coupe qui réfléchit l'image du monde ; il a poussé des cris de douleur, il a prononcé des prières sans nombre ; ensuite il est revenu du temple du feu dans son palais, s'est revêtu de ses robes royales, est monté sur son trône, a placé devant lui la coupe brillante, et a regardé sur tous les points pendant fort longtemps l’image qu'elle présentait ; à la fin il m'a annoncé que Bijen est dans le Touran, charge de lourdes chaînes et accablé de malheurs. Après me l'avoir montré en cet état dans la coupe, il m'a fait partir en toute hâte pour te chercher, ô Pehlewan. Me voici donc ici le cœur plein d'espérance, les joues pâles, les yeux ternes. Je t'ai toujours vu apparaître comme un sauveur, je t'ai toujours vu prêt à te ceindre pour aider tous ceux qui ont besoin d'aide.
Il parla ainsi les yeux remplis de larmes de fiel, et poussant des soupirs ; ensuite il remit à Rustem la lettre, et lui raconta tout ce qu'avait fait Gourguin. Rustem prit la lettre les yeux pleins de larmes, le cœur rempli de haine contre Afrasiab ; il poussa des cris de douleur sur le sort de Bijen, et des larmes de sang tombèrent sur sa poitrine ; car il était depuis longtemps allié de la famille de Gouderz ; la femme de Guiv était la fille du fier Rustem, qui lui-même avait épousé une sœur de Guiv, et avait de cette noble épouse un fils, le vaillant Faramourz ; et Bijen le héros, qui élevait la tête plus haut que tout le peuple, était fils de la fille de Rustem au corps d'éléphant. Rustem dit à Guiv : Ne t'en inquiète pas, car Rustem ne dessellera pas Raksch avant d'avoir saisi de sa main la main de Bijen, rompu ses chaînes et renversé sa prison. Avec la force que Dieu m'a donnée, et obéissant aux ordres du roi, j'arracherai au Touran sa couronne et son trône.
De là ils s'acheminèrent vers le palais de Rustem, et délibérèrent en route sur leur prochain départ. Lorsque Rustem eut lu la lettre du roi, il demeura confondu de ce que lui mandait Khosrou. Il appela les grâces de Dieu sur le roi maître du monde, le glorieux Pehlewan de l'armée, ensuite il dit à Guiv : J'ai compris ; je vais me mettre en route selon ses ordres. Je sais tout ce que tu as souffert et tout ce que tu as fait, et quels soins tu as apportés dans toutes les affaires ; aussi t'ai-je toujours grandement honoré, toi qui es venu combattre sur tous les champs de bataille. Dans la guerre qui devait venger Siawusch, et dans le Mazenderan, tu étais en armes et à la tête des braves ; et maintenant tu as enduré les fatigues de ce voyage, tu as parcouru cette route difficile. Je suis heureux de te voir ; mais les nouvelles de Bijen m'affligent, et ce n'est pas ainsi, triste et blessé par le sort, que j'aurais voulu te voir. Obéissant à cette lettre du roi, je vais me mettre en route comme il me l'ordonne. Mon cœur est navré de douleur à cause de toi, et je prends les armes pour secourir Bijen ; je ferai tous mes efforts pour le sauver, Dieu le très saint dût-il séparer mon âme de mon corps. Je donnerais volontiers ma vie, mon armée et mes trésors pour sauver Bijen. Je vais me préparer à la lutte, confiant dans la force que Dieu m'a donnée, et dans la fortune du roi des rois toujours victorieux ; je vais le tirer de ses fers et de son cachot sombre, je le placerai sur le trône à côté du roi. Mais livre-toi à la joie dans cette maison pendant trois jours, bois du vin doux et oublie les soucis, car ta maison et la mienne n'ont jamais été divisées, et nous n'avons qu'un corps, qu'une âme et qu'un trésor. Nous resterons encore trois jours joyeusement dans cette maison, en parlant des héros de l'Iran ; le quatrième nous partirons pour l'Iran ; nous partirons pour la cour du roi des braves.
A ces paroles de Rustem, Guiv se leva vivement, baisa les mains, le visage et les pieds du héros, et le bénit, en disant : O toi qui portes haut la tête, puisses-tu jouir à jamais de la force que Dieu t'a donnée ! puisses-tu, ô héros illustre, briller à jamais par le pouvoir et la grandeur, par la fortune et la bravoure ! puisse le courage et la force de l'éléphant et la sagesse du Mobed toujours l'accompagner ! puissent toutes sortes de bonheurs être ton partage, puisque tu as effacé la rouille qui couvrait mon âme ! Rustem voyant l'âme de Guiv tranquillisée, et espérant une heureuse fin dans cette aventure, dit à son maître d'hôtel : Dresse les tables, appelle les grands et les sages. Zewareh, Faramourz, Destan et Guiv s'assirent à la table du vaillant chef de l'armée ; ils mangèrent, et le dîner fini, on prépara une fête magnifique ; les musiciens et les échansons entrèrent dans la salle incrustée de pierreries ; toutes les mains furent rougies par le vin couleur de rubis ; les luths résonnaient, les coupes brillaient. C'est ainsi que Rustem avait ordonné cette fête, car il savait ordonner un festin aussi bien qu'une bataille. Pendant trois jours Rustem fils de Zal fils de Sam but du vin dans son palais sans se presser de partir ; ensuite il se leva, saisit une coupe remplie de vin rouge, el dit : J'élèverai si haut la fortune du roi, que tous ses ennemis en seront dans le deuil ; je vengerai Bijen avec tant de rigueur qu'il n'y aura dans le Touran qu'un cri de détresse.
Le quatrième jour ils firent les apprêts du départ, car le temps était arrivé. Rustem ordonna qu'on chargeât les bagages et qu'on préparât tout ce qu'il fallait pour le voyage de l'Iran. Les cavaliers de son royaume qui portaient le plus haut la tête étaient rassemblés devant sa porte, prêts pour la marche ; il parut lui-même, monta sur Raksch, mit sa ceinture, revêtit une tunique de Roum, suspendit à sa selle la massue de son grand-père, le cœur rempli d'ardeur pour le combat, la tête pleine de ruses. Les oreilles de Raksch touchaient le ciel, et le héros qui distribuait des couronnes élevait la tête plus haut que le soleil. On chargea tout ce qu'il fallait emporter ; Rustem laissa Faramourz dans le Zaboulistan, et se mit en route pour le pays d'Iran, avec Guiv et cent cavaliers du Zaboulistan armés pour la guerre et les combats ; ils étaient impatients d'arriver, car leur cœur était plein du désir de la vengeance.
Lorsque Rustem s'approcha de l'Iran, le trône de Khosrou devint visible ; et une brise douce porta gaiement au héros les saluts affectueux du firmament. Guiv s'adressa à Rustem et lui dit : Je vais te devancer, ô vaillant chef de l'armée, pour annoncer au roi que l'incomparable Raksch est arrivé au terme de sa route. Rustem lui répondit : Pars, et sois heureux. Parle au roi, et bannis loin de toi les soucis. Guiv partit pour aller porter son message au roi dont le cœur était pur et la voie sainte. Arrivé auprès de Khosrou, il célébra longuement ses louanges et lui rendit hommage. Le roi demanda à Guiv fils de Gouderz où était demeuré Rustem, et comment il avait fait le voyage. Guiv lui dit : O roi illustre, tout ce que tu désires s'accomplira, grâce à ta fortune ; Rustem n'a point refusé d'obéir à tes ordres ; j'ai trouvé son cœur dans les chaînes de la fidélité au roi. Lorsque je lui ai remis ta lettre, il l’a portée à ses yeux et à son front ; il a lié les rênes de Raksch aux rênes de mon destrier, comme c'était le devoir d'un serviteur de Khosrou. Maintenant j'ai pris les devants pour annoncer au roi que Tehemten s'avance sur la route.
Le roi lui dit : A quel endroit se trouve Rustem le soutien du pouvoir et la semence de la royauté ? Il est de mon devoir de l'honorer, car c'est un homme qui brille par ses vertus et par son dévouement au roi. Guiv répondit au roi digne d'occuper le trône : Je l'ai devancé de deux journées pour t'annoncer son arrivée. Khosrou ordonna alors à ses conseillers, aux princes de sa famille et aux nobles d'aller avec un cortège à la rencontre de Rustem, qui arrivait selon les ordres qu'il lui avait donnés.
On avertit Gouderz fils de Keschwad, Thons chef de la famille de Newder, et Ferhad. La plupart des héros pleins de fierté, portant haut la tête et accoutumés à tuer les ennemis du roi, se levèrent à l'instant, comme le voulaient les coutumes établies par Kaous, et formèrent le cortège qui devait aller au-devant de Rustem. Le monde devint violet par la poussière que soulevaient les cavaliers, les destriers hennissaient et les drapeaux brillaient. Arrivés auprès de lui, les grands mirent pied à terre et le saluèrent ; le Pehlewan du monde descendit de cheval, les héros accoururent vers lui, et il adressa à chacun des questions sur le roi et sur le sort que leur avait amené la rotation du soleil et de la lune. Ensuite Rustem et les héros remontèrent à cheval, semblables au brillant Adergouschasp, et se rendirent auprès du roi, l'illustre Rustem marchant le premier. Arrivé en présence du roi qui chérissait ses sujets, Rustem courut vers lui et lui offrit ses hommages ; il s'approcha de lui en le bénissant, car Khosrou était digne de bénédictions et d'amour. Ensuite il releva la tête, le salua et dit : Que la fortune t'accompagne toute l’année ; qu'Ormuzd te maintienne dans ta dignité, en te donnant Bahman pour gardien du trône et du diadème ; qu'Ardibehischt ne cesse de t'être favorable ; que Bahram et Tir veillent sur toi ; que Schahrir te donne la victoire, un grand nom, de la splendeur et de la bravoure ; que Sipendarmed te préserve de tout mal ; que l'intelligence soit la demeure de ton esprit brillant ; que Deï et Ferwerdin répandent sur toi leurs faveurs ; que la porte de tout mal soit fermée pour toi ; qu'Ader rende brillants tes jours et tes nuits ; que tu sois heureux et que ta couronne illumine le monde ; qu'Aban te fasse réussir en toutes choses ; que le ciel qui tourne soit ton esclave ; que Murdad garde tes troupeaux ; que tu fleurisses à jamais toi et ta race ; que Khordad fasse prospérer ton pays ; que ta fortune grandisse chaque mois de l’année.
Quand Rustem eut ainsi comblé Khosrou de ses louanges et de ses bénédictions, le roi des rois lui assigna une place à côté de lui, et lui dit : Sois le bienvenu, et que tout danger reste loin de ta vie. Tu es le champion des rois de la terre ; ce que cachent les autres n'est pas un mystère pour toi, et ce que tu ne caches pas est un mystère pour eux. Tu es l’élu des Keïanides et le soutien de leur armée ; tu es le gardien de l'Iran et l'asile de ses braves. Je suis heureux de te voir, et de te voir si vaillant et si vigilant. Zewareh, Faramourz et Destan fils de Sam se portent-ils bien ? quelles nouvelles as-tu à m'en donner ?
Rustem se prosterna à terre, baisa le trône et dit : O roi illustre, à qui la fortune donne la victoire ! par ta grâce tous les trois sont heureux et en bonne santé. Béni est celui dont le roi daigne se souvenir.
Le grand chambellan ouvrit la porte des jardins du roi pour y préparer une fête royale. Il plaça le trône et la couronne d'or sous un arbre qui versait une pluie de roses ; il étendit dans le jardin des tapis de brocart dignes d'un roi, et le jardin de roses brillait comme une lampe. A côté du trône du roi on plaça un arbre qui projetait son ombre sur le trône et la couronne ; son tronc était d'argent, ses branches d'or et de rubis et incrustées de pierreries de toute espèce, ses feuilles de cornaline et de chrysoprase, et de chaque branche pendaient des fruits brillants comme des boucles d'oreilles. Ces fruits étaient des oranges et des coings d'or ; le milieu en était creux et rempli de musc dissous dans du vin, et toute la surface percée comme de trous de roseau. Quiconque s'asseyait sur ce trône par ordre du roi était parfumé par le musc que le vent répandait sur lui.
Le roi arriva et s'assit sur le trône d'or ; le musc dégouttait de l'arbre sur sa tête ; les échansons étaient rangés devant lui, portant tous des diadèmes de pierreries et des tuniques de brocart de la Chine et de Roum ; ils se tenaient tous debout devant le trône du roi, parés de colliers et de boucles d'oreilles, vêtus de tuniques brodées de pierres fines dignes d'un roi ; leurs joues brillaient comme le brocart de Roum ; ils brûlaient devant le roi de l'aloès, et faisaient résonner les luths. Le roi ordonna au capitaine des gardes d'appeler Goudera, Thous et les héros ; il fit approcher Rustem de son trône et l'y fit asseoir sous l'arbre. Tous les cœurs étaient remplis de joie, toutes les mains tenaient des coupes, toutes les joues étaient colorées comme la fleur de l’Arghawan, mais personne n'était ivre. Ensuite le roi dit à Rustem : O mon noble allié, garant de ma fortune, tu es le bouclier qui protège l'Iran contre tout mal ; tu étends sans cesse sur nous tes ailes, comme le Simurgh. Que de fois n'as-tu pas supporté les fatigues de la guerre en combattant pour l'Iran et en secourant ses rois ! Tu sais tout ce qu'ont fait les membres de la famille de Gouderz ; tu les as connus dans la paix et dans la guerre, dans la prospérité et dans le malheur. Ils se tiennent devant moi, les reins ceints, me guidant toujours vers le bien ; et surtout Guiv, qui plus que tout autre s'interpose comme un bouclier entre moi et tous les dangers. Jamais cette famille n'a été aussi éprouvée par la douleur qu'aujourd'hui ; car qui connaît une douleur plus grande que la perte d'un fils ? Si tu ne viens pas à notre secours dans cette affaire, je ne vois personne qui puisse nous y aider. Cherche un moyen de sauver Bijen, que les Turcs accablent de maux ; prends tout ce qu'il te faut en chevaux, en armes, en hommes et en trésors, et ne me refuse pas ce service.
Rustem, à ces paroles du roi, baisa la terre, et se relevant promptement, le bénit en disant : O glorieux roi, qui semblable au soleil étends partout ta domination, puisses-tu ignorer l’avidité, la colère et le besoin ! puisse le cœur de tes ennemis être consumé par la flamme du malheur ! Tu es le roi des rois, leur chef et leur maître, et les princes de la terre sont la poussière de tes pieds. Jamais un roi, jamais le soleil brillant, ni la lune qui tourne, n'ont vu un trône comme le tien. Tu as séparé les bons des mauvais ; tu as vaincu le dragon par ta magie, et tu Tas enchaîné. Ma mère m'a mis au monde pour que je me fatigue pour toi, et ton droit est de jouir du repos et du bonheur. J'ai entendu les ordres du roi, et je prendrai le chemin qu'il me montrera. J'ai arraché le cœur au Div du Mazandéran par la grâce des Keïanides et à l’aide de ma lourde massue ; et maintenant quand le ciel ferait pleuvoir du feu sur ma tête pendant que je marcherai au secours de Guiv, je n'y ferais pas attention, et quand des fers de lance traverseraient les cils de mes yeux, je ne reculerais pas devant l'exécution des ordres du roi. J'accomplirai cette entreprise, confiant dans ta fortune, et je ne te demande ni chefs ni soldats.
Rustem ayant ainsi parlé, Gouderz, Guiv, Feribourz, Schapour, le vaillant Ferhad et tous les grands de l'armée appelèrent les grâces du Créateur sur lui. Ils portèrent, eux et le roi, leurs mains aux coupes, le cœur épanoui de joie et semblable au jeune printemps.
Lorsque Gourguin entendit le bruit que faisait l'arrivée de Tehemten, il sentit que sa délivrance approchait. Il envoya à Rustem un message ainsi conçu : O Pehlewan aux traces fortunées, homme illustre et glorieux, arbre du pouvoir, trésor de la loyauté, tu es la porte de salut des bons, et tu tiens le mal enchaîné. Si tu ne refuses pas d'écouter mes paroles, si tu veux me laisser m'étendre sur ce que j'ai fait, réfléchis au malheur où m'a plongé le ciel au dos courbé, qui a éteint brusquement la lampe de mon cœur, et m'a conduit par une route ténébreuse ; c'était écrit ainsi, et il en a été ce qui devait être. Je suis prêt à me mettre au feu devant le roi, s'il veut me pardonner mon crime ; et j'espère qu'il reviendra de la mauvaise opinion qu'il a de moi, car c’est une triste fin qu'il a réservée à ma vieillesse. Si tu veux demander ma vie au roi du monde, je partirai avec toi en bondissant comme un argali sauvage ; je me présenterai devant Bijen ; je me roulerai dans la poussière, espérant recouvrer mon honneur.
Rustem poussa un soupir en recevant ce message de Gourguin ; ces plaintes et ces paroles le troublaient, et cette folle demande lui faisait de la peine. Il dit au messager : Va et retourne-t'en et dis-lui : O homme insensé et coupable, tu n'as donc pas entendu ce que le léopard a dit au crocodile dans la mer profonde : Si la passion l'emporte sur la prudence, personne ne peut se tirer de ses griffes ; mais si un homme de sens parvient à vaincre la passion, son histoire sera celle du vaillant lion ; seulement il ne faut pas qu'il s'expose à être flairé par sa proie, car dans ce cas il aurait de la peine à la saisir. Tu as été rusé comme un vieux renard, mais tu n'as pas aperçu le piège du chasseur. Je ne devrais pas prononcer ton nom devant Khosrou comme tu le désires si imprudemment : et pourtant je te vois dans une position si désespérée, et si abattu de ce seul coup, que je demanderai au roi ta grâce ; je ferai briller de nouveau la lune éclipsée de ta vie, pourvu que Bijen puisse être délivré de ses liens par la grâce de Dieu le juste, le maître du monde. Alors tu seras libre, tu reviendras à la vie, et la vengeance des héros ne t'atteindra pas ; mais si le ciel réserve un autre sort à Bijen, il ne te restera qu'à t'apitoyer sur ton âme et sur ton corps. Je vais partir pour chercher Bijen et le venger avec la force que Dieu m'a donnée, et selon l'ordre du roi ; mais si je ne le trouve pas, Gouderz et Guiv se vengeront sur toi de la mort de leur noble fils.
Deux jours et deux nuits se passèrent sans que Rustem en parlât au roi. Le troisième jour, lorsque le soleil eut montré sa couronne et se fut assis sur son trône d'ivoire, brillant comme de l'argent, Tehemten parut devant le roi toujours victorieux, étendit les bras comme un suppliant, et paria de Gourguin, de sa fortune détruite et de ses malheurs. Le roi répondit : O chef de mes armées, tu veux donc briser les liens qui nous unissent, et renoncer à ma protection ! J'ai juré par mon trône et ma couronne, par Mars et Vénus, par le soleil et la lune, que je ne ferais grâce à Gourguin que si Bijen était délivré de ses chaînes. Demande-moi tout ce que tu voudras, excepté cela ; fût-ce mon trône, mon épée, mon sceau et mon diadème. Rustem dit au roi : O noble et illustre maître ! s'il a fait du mal, il l'expie par ses souffrances, et il est prêt à racheter sa vie ; mais s'il n'obtient pas du roi son pardon, son âme sera brisée et sa foi sera ébranlée. Quiconque s'écarte du chemin de la raison finira par trembler des suites de ses crimes. Qu'il te plaise de te rappeler ses anciens hauts faits quand il livrait des combats dans toutes les guerres, quand il se tenait en armes devant tes ancêtres, quand il se battait sur chaque champ de bataille à côté des plus braves. S'il plaît au roi de me l'abandonner, peut-être que la fortune luira sur lui encore une fois. Le roi victorieux abandonna Gourguin à Rustem, et le délivra de ses chaînes et de sa sombre prison.
Le roi dit ensuite à Rustem : Puisque tu veux te charger de cette lutte, demande-moi ce qu'il te faut en trésors et en troupes, et dis-moi par qui tu veux être accompagné. Je crains que ce vil Afrasiab ne soit impatient de' priver Bijen de la vie ; car c'est un être arrogant, Un Div malfaisant, qu'Akwan a instruit dans ses ruses et dans ses arts magiques. Ahriman agitera son cœur et le poussera à mettre à mort ce héros.
Rustem répondit au roi : C'est en secret que je vais faire mes préparatifs ; car la ruse est la clef des chaînes de Bijen, et il ne faut pas agir précipitamment. Ce n'est pas le moment de se servir de la massue, de l'épée et de la lance ; c'est la bride qu'il faut employer. Il me faut beaucoup de joyaux, d'or et d'argent ; il faut que nous partions pour le Touran pleins d'espérance, et que nous y demeurions pleins de crainte ; il nous faut y aller déguisés en marchands, et y rester longtemps ; et nous avons besoin de tapis et d'étoffes pour servir à faire des échanges et des présents.
 ces paroles de Rustem, Khosrou ordonna qu'on ouvrît ses vieux trésors pour en tirer et apporter des richesses de toute espèce et sans mesure. Le trésorier du roi ouvrit les caisses, et empila l’or et les pierreries dans la salle. Tehemten vint et en choisit et prit tout ce qu'il fallait pour son entreprise ; il chargea d'or dix chameaux, et cent chameaux d'étoffes et d'argent. Ensuite il donna ses ordres au grand maître du palais, disant : Choisis mille hommes parmi les braves de l'armée ; de plus, il faut que quelques héros illustres, portant haut la tête, prennent les armes : ce sont Gourguin et Zengueh fils de Schaweran, ensuite Gustehem le roi des braves, Gouzareh qui sait commander une armée et est la sauvegarde des héros, du trône et de la couronne, Rehham et Ferhad les vaillants guerriers, et Aschkesch qui ressemble à un lion. Voilà les sept héros qu'il me faut sous les armes pour protéger l'escorte et les trésors.
Tous firent leur devoir, et se préparèrent comme il le fallait pour le départ. Lorsque les héros de l’armée du roi furent avertis, ils se rendirent en toute hâte au palais, et Zengueh dit : Où est donc Khosrou, et que lui est-il arrivé pour qu'il nous appelle ?
Quand le capitaine des gardes parut à la porte du palais, les héros prirent les armes pendant qu'il était encore nuit et se mirent à la tête des troupes. Ils avaient tous mis leur vie sur la paume de leur main ; ils étaient tous revêtus d'une armure complète ; ils étaient tous prêts à verser du sang dans le combat. A la première lueur du jour et à l'heure où le coq chante, en entendit le bruit des timbales sous la porte du roi ; Tehemten parut, semblable à un cyprès élancé, la massue en main et le lacet accroché à la selle, et il sortit avec ses troupes du palais du roi, en prononçant des bénédictions sur son pays. Arrivé à la frontière du Touran, le Pehlewan appela autour de lui tous les chefs de ses troupes, ensuite il s'adressa à celles-ci et leur dit : Vous resterez ici sans vous impatienter, et vous ne quitterez pas ce lieu, à moins que Dieu le très saint ne me prive de la vie. Vous vous tiendrez prêts à combattre ; vos mains seront toujours préparées à verser du sang.
Il laissa ainsi son armée sur la frontière, pendant qu'il se dirigeait avec ses fidèles vers le Touran. Il se revêtit d'un habit complet de marchand, et ôta sa ceinture de guerrier ; les héros défirent leurs ceintures d'argent et Rustem les revêtit de robes de laine ; et c'est ainsi Qu'ils entrèrent dans le Touran, en formant une riche caravane. Ils menèrent avec eux huit nobles destriers, Raksch et les montures de ces héros, dix chameaux qui ne portaient que des joyaux, et cent autres chargés d'habillements de soldat ; et les échos du désert répondirent aux cris des hommes et au bruit des clochettes, qui résonnaient comme les trompettes de Thahmouras.
Rustem s'avança de cette manière dans le Touran ; il arriva aux environs de la ville de Khoten, et tout le peuple, hommes et femmes, sortirent pour voir sa caravane. Le noble Piran fils de Wiseh n'était pas dans la ville, et personne des siens ne se tenait à la porte de son palais. Mais lorsque Rustem le vit revenir de la chasse, il prit une coupe d'or remplie de pierres fines et proprement couverte d'un drap d'or, et deux nobles chevaux portant des selles ornées de pierreries, et il les remit à ses serviteurs, à la tête desquels il se mit lui-même ; c'est ainsi qu'il fit son entrée dans le palais de Piran.
Il salua Piran, en disant : O illustre Pehlewan, dont la fortune et les hauts faits remplissent le Touran et l'Iran, personne n'est aussi digne du pouvoir et du diadème que toi le conseiller des rois et l'ornement de leur trône. Piran, par la grâce du Maître du monde, ne reconnut pas Rustem, et il lui demanda : D'où viens-tu ? dis-le moi ; qui es-tu ? et pourquoi arrives-tu ici en si grande hâte In Rustem répondit : Je suis ton esclave, et Dieu m'a indiqué ta ville pour m'y abreuver. J'ai fait la longue et difficile route qui conduit de l'Iran dans le Touran pour me livrer à mon commerce. Je vends et j'achète, je tiens des marchandises de toute sorte et j'en trafique. J'ai consolé mon âme dans tous mes dangers par l’image de ta magnificence, et maintenant l'espérance déborde dans mon cœur. S'il plaît au Pehlewan de m'abriter sous ses ailes, j'achèterai des chevaux et je vendrai des joyaux. Sa justice empêchera qu'on ne me fasse du mal, et le nuage de son amitié fera pleuvoir sur moi des perles.
Ensuite Rustem posa devant Piran la coupe remplie de joyaux dignes d'un roi, et le pria de l'accepter, de même que les nobles chevaux de race arabe, à la robe si fine que la poussière soulevée par le vent ne s'attachait pas à leur poil. Il lui remit ces présents en invoquant les grâces de Dieu sur lui, et cette affaire fut arrangée. Lorsque Piran vit les joyaux que contenait la coupe brillante, il appela les bénédictions de Dieu sur Rustem, le reçut gracieusement, le fit asseoir sur son trône de turquoises, et lui dit : Va-t'en en paix, entre dans la ville en toute sécurité, car je vais te préparer un logis auprès de moi ; n'aie pas d'inquiétude sur tes trésors, personne n'osera te chercher querelle. Va, et apporte ici tout ce que tu as de précieux, et cherche partout des acheteurs. Viens résider dans le palais de mon fils, et comporte-toi envers moi comme si tu étais de ma famille. Rustem lui répondit : O Pehlewan, je serais heureux d'habiter ici. Tout ce que j'ai de précieux est à toi ; et quelque part que nous demeurions dorénavant, tout sera bien. Mais j'aime mieux, ô Pehlewan, séjourner hors du palais, pour que je puisse rester auprès de ma caravane ; car j'ai avec moi des hommes de toute espèce, et il ne faut pas qu'un seul de mes joyaux se perde. Piran lui répondit : Va, et choisis ta demeure comme il te plaira ; je placerai des gardiens près de toi.
Alors Rustem loua une maison, s'y établit, et plaça ses bagages et ses marchandises dans le magasin. Le bruit se répandit qu'une caravane de l'Iran était arrivée dans la ville de l'illustre Pehlewan ; de tous côtés les acheteurs ouvrirent les oreilles, lorsqu'ils entendirent parler du marchand de pierreries ; tous ceux qui avaient besoin de brocarts, de tapis ou de joyaux se mirent en route pour aller à la cour de Piran ; et il s'établit dans le magasin de Rustem un marché brillant, qui illuminait le monde comme le soleil.
Menijeh entendit aussi parler de cette caravane, et à l’instant elle courut à la ville. La fille d'Afrasiab se présenta devant Rustem la tête nue, les yeux en larmes et les paupières inondées de sang qui coulait sur les manches de sa robe. Elle salua Rustem, et lui dit : Tu as joui de la vie et de tes trésors, puisses-tu n'avoir jamais à te repentir des fatigues que tu as souffertes ! puisse le ciel sublime agir toujours selon tes vœux ! puisse l’œil du méchant être impuissant contre toi ! puissent les peines que tu endures ne pas démentir l'espérance à laquelle lient ton cœur ! puisse toujours la raison te servir de guide ! puisse l'Iran être heureux et son sort fortuné ! Quelle nouvelle as-tu des héros de l’armée du roi, de Guiv, de Gouderz et du reste des braves de l'Iran ? N'est-il donc arrivé dans l'Iran aucun bruit concernant Bijen ? ses prières seront-elles vaines ? Faut-il qu'un jeune homme comme lui, un rejeton de la famille de Gouderz, périsse dans l'infortune ? Ses pieds sont meurtris par des fers pesants, et ses mains attachées avec des liens rivés par des clous de forgeron ; on l'a entouré déchaînes, on l'a chargé de fers, et les habits qui couvrent le malheureux sont teints de son sang. La sollicitude que j'éprouve pour lui ne me laisse pas dormir, et les plaintes qu'il exhale remplissent mes yeux de larmes. O homme illustre, si tu vas dans l'Iran, si tu visites le pays des héros, tu verras peut-être Guiv ou le vaillant Rustem à la cour de Khosrou ; alors dis-leur que Bijen est enchaîné, et qu'il périra si vous tardez à venir.
Rustem fut effrayé de ce discours et poussa contre Menijeh un cri furieux, en disant : Va-t'en de chez moi. Je ne connais pas Khosrou, ni ce jeune guerrier ; je ne sais rien de Gouderz ni de Guiv, et tes paroles me troublent le cerveau. Menijeh le regarda en pleurant amèrement, et dans sa détresse inonda son sein de larmes de sang ; à la fin elle dit : O homme puissant et sage, cette réponse froide est-elle digne de toi ? Si tu ne veux pas me dire ce que je demande, au moins ne me chasse pas d'auprès de toi, car mon pauvre cœur se brise de douleur. Est-ce donc la coutume de l'Iran de refuser des nouvelles à un pauvre ? Rustem lui répondit : Femme, qu'est-ce que tu as ? Ahriman t'a-t-il fait voir le jour du jugement ? Tu as dérangé tout mon trafic, c'est pourquoi je t'ai traitée durement Ne m'en veuille pas de cette colère, car j'étais préoccupé de mon commerce. Du reste je ne demeure pas dans la ville où réside Khosrou ; je ne connais ni Guiv ni Gouderz ; je n'ai jamais visité ce pays.
Il ordonna qu'on apportât sur-le-champ devant la pauvresse tout ce qu'il y avait de nourriture dans la maison, et se mit à lui adresser des questions : Comment se fait-il que tu sois si malheureuse ? Pourquoi me paries-tu de ces héros et du trône du roi ? pourquoi regardes-tu la route de l'Iran ? Menijeh lui répondit : Pourquoi me questionner sur mes affaires, sur mes malheurs et mes soucis ? J'ai quitté la prison le cœur navré, je suie accourue auprès de toi, ô homme plein de noblesse, pour obtenir de toi des nouvelles de Guiv et du vaillant Gouderz. Mais tu as poussé contre moi un cri comme dans la bataille ; ne crains-tu donc pas Dieu, le maître des puissants ?
Je suis Menijeh fille d'Afrasiab, que le soleil même n'avait jamais vue dévoilée ; et maintenant las yeux en larmes, le cœur affligé, les joues pâles, je vais de porte en porte recueillir du pain grossier ; tel est le sort que Dieu m'a imposé. Est-il une plus triste vie ? Que le Créateur ait pitié de moi ! Le malheureux Bijen ne distingue dans son cachot profond ni le jour de la nuit, ni le soleil de la lune. Attaché par un collier, par des clous et de lourdes chaînes, il demande à Dieu de lui accorder plutôt la mort qu'une telle existence. Je suis accablée de douleurs, et mes yeux en sont desséchés. Maintenant, si tu vas dans l'Iran, tu t'informeras de Gouderz fils de Keschwad ; et peut-être tu verras, à la cour de Khosrou, Guiv ou le vaillant Rustem. Tu leur diras que Bijen est dans le malheur, et que s'ils tardent à venir, il périra ; que s'ils veulent le voir, ils ne perdent pas de temps, car un rocher ferme sa prison au-dessus de sa tête, et il est assis sur ses fers.
En prononçant ces paroles, Menijeh versait des larmes de tendresse ; Rustem lui répondit : O femme au beau visage, pourquoi ne fais-tu pas intervenir auprès de ton père les grands de toutes les provinces ? Car il se peut qu'il ait pitié de toi, que sa tendresse revive, et que le remords s'empare de son cœur. Si je ne craignais pas pour toi sa colère, je te donnerais des richesses sans mesure. Ensuite il ordonna à ses cuisiniers d'apporter autant de mets qu'il fallait à Menijeh ; il se fit donner, à lui-même une volaille rôtie toute chaude et enveloppée dans du pain mon ; et sa main prompte comme la main d'une Péri cacha un anneau dans l'intérieur de cette volaille, qu'il remit à Menijeh en disant : Porte ceci au cachot, ô protectrice des malheureux !
Menijeh s'en retourna vers le cachot en courant et en pressant contre son sein la volaille qu'on lui avait donnée et qu'elle portait enveloppée dans une serviette. Elle la remit à Bijen dans l'état où elle l'avait reçue. Celui-ci regarda ce qu'elle lui donnait, et s’en étonna ; il appela de sa prison Menijeh au visage de soleil, disant : O mon amie, où as-tu donc trouvé les aliments avec lesquels tu accours si vite ? Que de peines et de fatigues tu supportes, et comme tu es en mouvement pour moi jour et nuit ! Menijeh lui répondit : Un homme de la caravane, un marchand célèbre, qui vient de l'Iran dans le Touran, se livrant pour le gain à toute espèce de fatigues et de soucis ; un homme honnête, prudent et magnifique, qui a apporté une grande quantité de joyaux, et qui occupe un comptoir et une grande maison devant laquelle il a établi son magasin, m'a donné cette serviette, en me disant de prier Dieu pour lui, de porter cela au prisonnier dans son cachot, et de venir chercher de nouvelles provisions s'il en demandait.
Bijen déroula le pain propre qui enveloppait la volaille, le cœur rempli tantôt d'espoir, tantôt de peur et de crainte. Au milieu de son trouble il commença à manger, et trouva l'anneau caché ; il examina le sceau, lut le nom qu'il portait, et sourit de joie et d'étonnement. C'était un sceau de turquoise, sur lequel le nom de Rustem était gravé avec du fer et aussi fin qu'un cheveu. Quand Bijen vit ce fruit de l'arbre de la sûreté, il sentit que le terme de ses malheurs était arrivé, et il se mit à rire d'un rire royal, dont on entendit l'éclat en dehors du cachot.
Menijeh, à ce rire du prisonnier qui sortait de la fosse sombre, fut confondue, et se dit qu'il n'y avait qu'un fou qui pût rire de ce qu'il faisait lui-même. Elle en demeura étonnée ; à la fin elle dit : O homme fortuné, d'où provient ce rire ? Pourquoi pousses-tu des cris si joyeux, toi qui ne peux distinguer le jour de la nuit, ni la nuit du jour ? Quel secret as-tu donc ? dis-le-moi, confie-le-moi. Est-ce qu'à la fin la fortune a tourné sa face vers toi ?
Bijen répondit : J'ai l'espoir que le sort va mettre fin à mes malheurs. Si tu veux ne pas trahir ma confiance, si tu veux te lier par un serment, je te raconterai tout aussitôt que tu auras juré. Mais on aurait beau coudre les lèvres d'une femme pour échapper à un malheur, sa langue ne se laisserait pas lier. Menijeh se mit à pousser des cris, à sangloter et à dire : Quel nouveau malheur m'envoie donc le sort ennemi ? Hélas, mes jours passés, mon cœur brisé, mes yeux en larmes ! J'ai donné à Bijen mon corps, mon âme et mon héritage, et maintenant il me soupçonne ! Mes richesses, mon or, ma couronne et mes joyaux, j'ai tout livré au pillage ; j'ai jeté dans le désespoir mon père et tous les miens ; j'ai marché tête nue au milieu de la foule. Et maintenant que Bijen espère, je perds toute espérance ; le monde est noir pour moi, et mes yeux sont ternes, car Bijen me cache son secret. O Créateur du monde, tu connais toute la vérité.
Bijen lui dit : Tu dis vrai ; c'est pour moi que tu as tout perdu. Ensuite il reprit : Ce n'est pas le moment de parler de cela. O ma douce amie, ô mon épouse pleine d'intelligence ! il vaudrait mieux me donner conseil dans cette affaire, car mes malheurs m'ont troublé le cerveau. Sache que ce marchand de joyaux qui hier au soir t'a donné la volaille rôtie est venu dans le Touran à cause de moi, et que sans cela il ne s'occuperait pas de pierreries. Le Créateur a eu pitié de moi, et je reverrai la grande face du monde. Cet homme me délivrera de mes longs malheurs ; il t'épargnera ces courses pénibles qui te font dépérir ; va donc auprès de lui et dis-lui en secret : O Pehlewan des rois de la terre, ô homme tendre de cœur et secourable, dis-moi, es-tu le maître de Raksch ?
Menijeh partit comme le vent, et s'acquitta avec adresse du message de Bijen. Rustem entendant les paroles de cette femme au beau visage, qui avait parcouru à la hâte cette longue route, comprit que Bijen avait confié à ce cyprès élancé tout son secret. Il eut pitié d'elle, et lui dit : O femme pleine de beauté, puisse Dieu ne jamais te ravir l'amour de Bijen ! Tu as souffert longtemps des maux sans nombre, et par tendresse pour lui tu as supporté le mépris et l'oppression. Dis-lui que c'est le maître de Raksch que lui envoie Dieu le secourable, et que j'ai fait à cause de lui ce long chemin qui mène du Zaboulistan dans l'Iran, et de l'Iran dans le Touran. Quand tu lui auras porté ce message, tu n'en parleras plus à personne ; tu prêteras dans la nuit sombre l'oreille au moindre bruit ; pendant le jour tu apporteras du bois de la forêt ; et la nuit venue, tu allumeras un grand feu, pour que je puisse reconnaître l'entrée du cachot, et me diriger sur la lueur de la flamme.
Menijeh fut réjouie de ces paroles, et son cœur se trouva tout à coup délivré de ses soucis ; elle s'en retourna en courant à la fosse dans laquelle était enchaîné son ami, et elle lui dit : J'ai porté ton message fidèlement à ce vieillard aux traces fortunées, au nom glorieux. Il m'a répondu : Je suis précisément l'homme que Bijen a reconnu à mon signe et à mon nom. Toi qui as tant marché le cœur blessé, qui as inondé tes joues de larmes de sang, dis-lui que nous nous sommes fatigué les reins et les mains en le cherchant, comme des léopards qui suivent une proie. Mais maintenant que nous avons trouvé de lui des traces certaines, il verra la pointe des épées des braves ; nous ferons trembler la terre par nos combats, et nous lancerons jusqu'aux Pléiades la pierre qui pèse sur son cachot. Ensuite il m'a ordonné d'allumer un feu grand comme une montagne, aussitôt que l'air sera devenu sombre et que la nuit se sera échappée des mains du soleil, un feu qui rende claires comme le jour la plaine et l'entrée du cachot, afin qu'il puisse distinguer ta prison, et diriger sa marche sur les flammes.
Lorsque Bijen entendit ce message, il devint tout joyeux au fond de son cachot ; il se tourna vers le Créateur du monde, disant : O Dieu tout saint, miséricordieux, distributeur de la justice, tu me délivreras de tous mes soucis, tu frapperas avec des flèches les yeux et le cœur de mes ennemis. Venge-moi de ceux qui ont été injustes envers moi ; car tu sais tout ce que j'ai souffert de maux, de peines et de chagrins. Mais j'espère que je reverrai la face du monde et que je laisserai sous terre ma mauvaise étoile. Et toi, ô jeune fille, qui as éprouvé pour moi tant de malheurs, qui m'as livré ton âme, ton cœur, tes biens et ton corps ; qui, au milieu de toutes les fatigues que tu as supportées par ma faute, as regardé comme un gain toutes les pertes que tu faisais pour l'amour de moi ; qui m'as sacrifié tes trésors, ta couronne, tes joyaux, tes amis, tes parents, ta mère et ton père : ô jeune fille, si je parviens, jeune encore, à être délivré des mains de ce dragon, je me tiendrai debout devant lot, je tendrai vers toi mes mains, comme font les hommes pieux en adorant le Créateur ; pour te récompenser de tes souffrances, je me tiendrai devant toi comme un esclave devant un roi, et prêt à te servir. Maintenant supporte encore cette dernière fatigue ; elle te vaudra des trésors de toute espèce.
Menijeh courut à la forêt, elle monta sur les branches des arbres comme un oiseau, et apporta du bois dans ses bras, en tenant les yeux fixés sur le soleil pour guetter l’instant où la nuit montrerait sa tête au-dessus des montagnes. Quand le soleil eut disparu et que la nuit sombre eut couvert la plaine du pan de sa robe, à l'heure où le monde se repose, où la terre disparaît sous les ténèbres, où la nuit amène son armée pour-combattre le jour, où le soleil détourne sa tête qui illumine le monde, à cette heure Menijeh alluma un grand feu, qui brûlait l'œil noir de la nuit, et attendit, le cœur battant comme des timbales d'airain, l'arrivée de Raksch aux sabots d'acier.
Cependant Tehemten revêtit sa cotte de mailles de Roum et en attacha les boutons ; il se présenta devant le maître du soleil et de la lune, l'adora et lui demanda protection et asile, disant : Puisse l'œil des méchants s'éteindre ! puisse ma force suffire pour sauver Bijen ! Il ordonna à ses compagnons de se ceindre pour la vengeance ; on mit aux chevaux les selles couvertes de peau de léopard, et tous s'apprêtèrent au combat. Tehemten se dirigea sur la lueur du bûcher et courut en toute hâte. Arrivé à la pierre d'Akwan et à cette fosse, séjour de douleurs brûlantes et de dépérissements, il dit aux sept héros :
Il faut mettre pied à terre et trouver un moyen de débarrasser l'ouverture de la fosse de cette pierre. Les chefs de l'armée descendirent de cheval pour ôter la pierre de dessus la fosse ; ils essayèrent longtemps la force de leurs mains contre la pierre, mais ils se fatiguèrent sans l'ébranler. Quand le vaillant lion vit couler la sueur des braves sans que la pierre eût remué, il sauta à bas de son cheval, serra le pan de sa cotte de mailles dans sa ceinture, demanda des forces au Créateur de toute force, saisit la pierre et l'enleva ; il la jeta dans la forêt du pays de Chine, et la terre en trembla.
Ensuite il demanda à Bijen en poussant des soupirs : Comment es-tu tombé dans ce malheur ! Le monde t'avait donné en partage toutes ses délices ; comment donc lui as-tu pris des mains la coupe de poison ? Bijen répondit de sa fosse ténébreuse : Comment le Pehlewan se trouve-t-ii de cette route fatigante ? Aussitôt que mon oreille a été frappée de tes cris, tout le poison dont m'abreuve le monde est devenu pour moi du miel. Tu vois quelle est ma demeure ; des fers sont pour moi la terre, une pierre est mon ciel ; aussi mon cœur avait-il déjà renoncé à ce monde passager, tant j'avais souffert de douleurs et de soucis, de malheurs et de peines. Rustem lui dit : Le gracieux maître du monde a eu pitié de ta vie ; mais il me reste à t'adresser une prière, ô mon sage et noble ami. Abandonne-moi Gourguin fils de Milad ; arrache de ton cœur toute idée de vengeance et de haine. Bijen lui répondit : O mon ami, tu ne sais pas comment j'ai combattu ; tu ne sais pas, ô prince au cœur de lion, ce que m'a fait Gourguin fils de Milad. Si jamais mon regard tombe sur lui, ma vengeance sera terrible. Rustem lui répondit : Si tu es assez méchant pour n'avoir aucun égard à mon amitié et à mes paroles, je te laisserai enchaîné par les pieds dans cette fosse, je monterai sur Raksch et je repartirai. Lorsque Bijen entendit ces paroles de Rustem, il poussa un cri dans son cachot étroit, et dit : Je suis le plus malheureux de tous les héros, de toute ma famille, de tout le peuple. Il faut donc que j'oublie en ce jour le mal, si grand qu'il soit, que m'a fait Gourguin. Eh bien ! je l'oublie, je lui pardonne, et mon cœur renonce à toute vengeance contre lui.
Alors Rustem laissa tomber dans le cachot le bout de son lacet, et tira Bijen de la fosse les pieds encore enchaînés, la tête nue, les cheveux et les ongles longs, tout amaigri par les soucis, les douleurs et le dénuement, les joues jaunes et le corps ensanglanté par ses fers et ces chaînes rouillées. Rustem poussa un cri en le voyant tout enveloppé de fers ; il s'empressa de briser ses chaînes et ses liens, et de lui ôter les anneaux qui enserraient ses pieds.
Ils se rendirent du cachot à la maison de Rustem ; d'un côté du Pehlewan se tenait Bijen, de l'autre celle qui l'avait servi. Les deux jeunes gens racontèrent à Rustem toute leur histoire, le cœur et l'âme navrés. Tehemten ordonna qu'on lavât la tête à Bijen et qu'on le couvrît de vêtements neufs. Gourguin s'approcha de Bijen et se prosterna devant lui le visage dans la poussière ; il demanda pardon de ses crimes, et se repentit de ses paroles inconsidérées ; le cœur de Bijen renonça à la vengeance, et le méfait de Gourguin demeura impuni. On chargea les chameaux, on sella les chevaux ; Rustem revêtit une armure de choix, et monta sur Raksch, les héros illustres tirèrent leurs épées, apprêtèrent leurs lourdes massues, et partirent en ordre de bataille : leur entreprise était achevée. Le prudent Aschkesch, qui veillait toujours au salut de l'armée, se mit en route avec les bagages, et Rustem dit à Bijen : Pars avec Aschkesch et Menijeh ; car quant à moi, je me vengerai cette nuit d'Afrasiab, et ne me permettrai ni repos, ni nourriture, ni sommeil. Je vais lui faire dans son palais une insulte qui le livrera demain à la risée de son armée ; je rendrai noir pour lui le jour brillant, je lui arracherai la tête et la porterai à Khosrou. Toi, pars avec Menijeh ; car je vais détruire le Touran avec mon épée tranchante, et tu es trop exténué par les chaînes et le cachot pour assister à ce combat. A ce conseil que lui donnait Rustem de partir avec Menijeh et de rentrer dans son pays, Bijen répondit : tr Je marcherai à votre tête, si vous entreprenez de me venger. Tu sais, ô Tehemten, que je suis Bijen, et que je trancherai la tête à tous les héros du Touran.
Les héros partirent, et arrivèrent au palais d'Afrasiab à l’heure du repos et au temps du sommeil ; ils jetèrent les brides sur les selles des chevaux, et tirèrent tous l'épée de la vengeance. Rustem saisit la porte de ses mains, en arracha la fermeture, et s'élança dans le palais comme un lion furieux. Ce ne furent alors que coups donnés et reçus, et des épées qui flamboyaient, et une pluie de traits qui tombait On trancha la tête à tous les grands ; leur main se remplit de poussière, et leur bouche de sang. Sous le portique de l’appartement du roi Rustem s'écria : Que ton sommeil soit doux, et ta tête pleine de vent ! Tu as dormi sur ton trône pendant que Bijen était dans son cachot ; as-tu donc cru qu'il y eût un mur de fer sur la route de l’Iran ? Je suis Rustem du Zaboulistan, fils de Zal, et ce n'est pas le moment de sommeiller et de rester au lit. J'ai brisé la porte et les chaînes de la prison que tu avais confiée à la garde d'un rocher, et Bijen est libre de ses liens ; personne ne doit traiter ainsi son gendre. La guerre que t'a value le meurtre de Siawusch aurait dû te suffire ; car, é homme sans valeur, j'ai répandu autour de toi assez de ruines, et pourtant tu en as voulu à la vie de Bijen ; mais je vois que ton cœur est méchant, et ton esprit égaré.
Ensuite Bijen s'écria : O Turc ignoble et stupide, rappelle-toi que c'est sur ce trône et à cette place d'honneur que tu étais astis lorsque tu m'as tenu debout et captif devant toi ; je demandais à combattre comme un léopard, mais tu m'as serré les mains avec des liens durs comme une pierre. Regarde-moi maintenant libre et en plein air, et tel qu'un lion furieux n'oserait m'attaquera Ces paroles réveillèrent les anciennes terreurs d'Afrasiab, et il se mit à crier dans son palais : Mes braves sont-ils donc enchaînés par le sommeil ? Que ceux d'entre les héros qui ambitionnent le sceau et le diadème coupent aux ennemis toute retraite. De tous côtés on entendit des cris et des pas rapides, le sang versé coulait à grands flots à la porte du roi, et quiconque sortait du palais était tué à l'instant.
Pendant que les Iraniens se hâtaient de se venger, Afrasiab s'enfuit de sa demeure. Le maître de Raksch y entra, foulant aux pieds les tapis et les meubles ; les femmes au visage de Péri esclaves du roi saisirent de leurs mains la main des héros, et ceux-ci enlevèrent les nobles chevaux à la selle de bois de peuplier recouverte de peau de léopard et brodée de pierreries ; ensuite ils sortirent du palais emportant leur butin, et ne firent plus un long séjour dans le Touran. Rustem pressa la marche des chevaux, à cause du butin qu'ils partaient, et de peur que cette aventure ne finît mal. Il était si fatigué de la course, que son casque lui pesait sur la tête ; ses cavaliers avaient tant combattu, et ses chevaux avaient tant couru, qu'aucune artère de leur corps ne battait plus. Il envoya à ses troupes un message ainsi conçu : Tirez du fourreau l’épée du combat, car je ne doute pas qu'Afrasiab ne fasse passer le fleuve à son armée. Ces vaillants cavaliers partirent tous ensemble, prêts à verser du sang.
Une vedette arriva de loin ; elle avait épié la marche des cavaliers touraniens, qui tous portaient des lances au fer luisant, qui tous avaient joint les deux rênes pour livrer bataille. Menijeh était assise sous une tente ; devant elle se tenaient des esclaves et un guide, et Rustem lui dit : On a beau répandre le vin, il en reste toujours le parfum. Telle est la coutume de ce monde fugitif ; il te donne tantôt du miel et des jeux, tantôt des soucis et des peines.
Au moment où le soleil commençait à montrer sa tête au-dessus de la montagne, les cavaliers turcs firent leurs préparatifs de départ, se rendirent à la porte du palais d'Afrasiab, formèrent leurs rangs, et attendirent ses ordres. La ville retentissait de cris et du bruit des armes ; tu aurais dit que le monde bouillonnait. Les grands du Touran se prosternèrent devant le maître du monde la ceinture desserrée ; ils posèrent leurs fronts dans la poussière, disant : Il nous est arrivé une chose qui passe l'imagination ; que faut-il faire maintenant ? Car l'insulte de Bijen laissera sur l'honneur du roi une tache éternelle ; dans l'Iran on ne nous comptera plus pour des hommes ; on nous appellera des femmes armées.
Le roi était furieux comme un léopard ; il leur dit de se préparer au combat, il ordonna à Piran de faire placer les timbales sur le dos des éléphants ; car il était confondu et indigné de ce qui était arrivé. Les trompettes d'airain résonnèrent devant la porte du palais, la ville retentit du bruit des troupes, les braves formèrent leurs rangs, selon les ordres d'Afrasiab ; on entendit les cris des hommes et le son des trompettes ; et le roi partit pour la frontière avec une armée si nombreuse que la surface de la terre ne ressemblait plus qu'à une mer.
Lorsque la sentinelle vit de sa tour la terre se mouvoir comme une mer, elle courut auprès de Rustem et lui dit : Prépare-toi, car le monde est noirci par la poussière que soulèvent les chevaux. Rustem lui répondit : Nous n'avons pas peur ; nous répandrons de la poussière sur les mains de nos ennemis. Il fit partir Menijeh et les bagages, revêtit son armure de bataille, monta sur une hauteur, regarda l'armée des Touraniens, et poussa un cri comme un lion en fureur. Le vaillant cavalier dit : Que pèse le renard entre les griffes du lion ? Ensuite il cria à ses braves pleins de fierté : L'heure du combat est arrivée : où sont vos épées et vos javelots qui percent le fer ? où sont mes lances et vos massues à tête de bœuf ? Voici le moment de montrer sa bravoure et de courir au combat.
On sonna des trompettes ; Tehemten monta sur Raksch et mena sa troupe de la montagne dans la plaine, aussitôt que l'armée ennemie eut paru dans le défilé de la montagne opposée. Les deux armées se rangèrent sur cette large plaine ; de tous côtés s'élevèrent des murailles de fer. Rustem forma sa ligne de bataille, et la poussière que soulevaient les chevaux obscurcit le monde ; il plaça à l’aile droite Aschkesch et Gustehem avec un grand nombre de cavaliers, à l'aile gauche Rehham et Zengueh couverts de leur armure de combat ; lui-même et Bijen fils de Guiv occupèrent le centre, d'où ils pouvaient voir et soutenir l'armée. Le mont Bisoutoun se trouvait derrière les Iraniens, qui formaient devant lui un mur d'épées.
Afrasiab, en voyant cette armée, à la tête de laquelle brillait Rustem, fut saisi de colère ; il revêtit la cotte de mailles qu'il portait dans les combats, et ordonna à son armée de s'arrêter. Il forma sa ligne, selon les règles, en face de celle des Iraniens ; l'air devint noir, la terre disparut. Il confia l'aile gauche à Piran, envoya le vaillant Houman à l’aile droite, plaça au centre Guersiwez et Schideh, et se réserva la surveillance de toute la ligne. Tehemten tout couvert de fer et semblable à une montagne noire, tournait devant l'armée turque et s'écriait d'une voix terrible : O misérable Turc, opprobre de ton pays, de ta couronne et de ton trône, tu n'as pas le courage de combattre comme il convient à un cavalier : tu n'as pas honte de paraître devant les braves de ton armée. Voilà comme la viens m'attaquer, tu couvres la terre d'hommes et de chevaux : mais lorsque mon armée s'avancera avide d'en venir aux mains, je te verrai tourner le dos au combat. Tu n'as donc jamais entendu ce vieux proverbe que Destan aime à répéter, qu'un lion n'a pas peur de toute une plaine remplie d'onagres ; que mille étoiles ne brillent pas comme un seul soleil ; que le cœur et l'oreille de l'argali sauvage se déchirent quand on parle de la griffe du loup ; que le renard ne devient pas brave parce qu'il essaye de l'être, et que l'onagre ne se frotte pas contre les ongles du lion. Puisse un homme aussi léger que toi ne monter jamais sur un trône, car il livrera aux vents son royaume ! Tu périras corps et âme dans le combat que tu vas tenter contre moi sur cette large plaine.
A ces paroles le farouche Turc trembla et poussa un soupir ; ensuite il s'écria avec colère : O grands du Touran, est-ce ici un champ de bataille, ou une salle de festin ? Il faut que vous combattiez de toutes vos forces, et je comblerai vos vœux, je vous donnerai des trésors. Les héros du Touran répondirent à ces paroles de leur chef par un cri de guerre ; la poussière obscurcit tellement le soleil qu'on eût dit que le monde était noyé dans l'eau. On attacha sur le dos des éléphants les timbales d'airain ; les clairons et les trompettes résonnèrent ; les héros formaient avec leurs cuirasses, sur la surface de la terre, un mur de fer ; la plaine tremblait, et les échos de la montagne répondaient aux cris des cavaliers des deux armées ; les flèches et les épées brillaient au milieu de la poussière comme le soleil au milieu d'un brouillard ; il pleuvait des coups de massue sur les casques et les morions ; il en pleuvait sur les cuirasses comme une grêle qui tombe ; la face brillante du soleil pâlissait devant le drapeau de Rustem à figure de dragon ; la poussière que soulevaient les éléphants dérobait le ciel à la vue ; tu aurais dit qu'elle couvrait le soleil d'une couche d'indigo. Partout où Rustem lançait Raksch il tranchait les têtes des grands ; il tenait en main une massue à tête de bœuf ; il ressemblait à un dromadaire qui a rompu son licou. Il se jeta sur le centre des Touraniens, semblable à un loup, et dispersa cette grande armée. Aschkesch accourut de l'aile droite, vite comme le vent, et impatient de combattre Guersiwez toujours prêt à frapper de l'épée ; Gourguin, Rehham et le vaillant Ferhad firent plier l'aile gauche de l'armée du roi des Turcs ; et au centre Bijen à la main prompte, ne retenant plus son ardeur pour le combat, fit tomber les têtes des grands comme des feuilles que le vent arrache d'un arbre, et tout fut fini pour eux.
Le champ de bataille n'était plus qu'un torrent de sang ; le drapeau du chef des Touraniens était abattu ; et Afrasiab, voyant que la fortune l'avait abandonné, que tous ses braves avaient péri, jeta l'épée indienne qu'il tenait en main, monta sur un cheval frais, et s'enfuit lui et ses grands vers le Touran, sans avoir vaincu les Iraniens et s'en être vengé. Rustem le vainqueur des lions le suivit l'espace de deux farsangs, faisant pleuvoir sur les Touraniens des coups de massue et des flèches, semblable à un dragon en fureur qui brûlerait les hommes avec son haleine. Mille vaillants cavaliers touraniens furent faits prisonniers à la suite du combat ; Rustem revint du champ de bataille au camp pour distribuer le butin à son armée. La distribution faite, il fit charger les bagages sur les éléphants, et partit triomphant pour se rendre à la cour du roi.
Lorsque le vaillant roi apprit que le lion revenait victorieux de la forêt ; qu'il avait délivré Bijen des fers, de la prison et des mains du méchant dragon ; qu'il avait détruit une armée de Turcs, et réduit au néant tous les plans de ses ennemis, il se présenta, dans sa joie, devant le Créateur, et resta longtemps le visage prosterné contre terre. À cette nouvelle Gouderz et Guiv accoururent auprès du roi toujours victorieux ; on entendit un bruit d'armes ; les troupes arrivèrent, les tambours remplirent la rue, le son bruyant des trompettes retentit sous la porte du palais, et l'armée poussa des cris. La grande place disparaissait sous les sabots noirs des chevaux ; la ville était remplie du fracas des clairons d'airain ; tous les grands s'agitaient, les éléphants labouraient la terre avec leurs défenses. L'éléphant qui portait les timbales ouvrit la marche ; ensuite vint Thous le chef de l'armée, suivi de son drapeau ; d'un côté furent placés des lions et des léopards attachés avec des chaînes, et de l'autre des cavaliers armés ; et c'est ainsi que le roi plein de prudence fit marcher le cortège à la rencontre du Pehlewan de l'armée.
Le cortège s'avança par divisions, et cette masse d'hommes couvrit la terre comme une montagne. Arrivés en vue de la vaillante troupe de Rustem, Gouderz et Guiv mirent pied à terre, et tous les grands du pays d'Iran coururent à pied au-devant du héros, en le bénissant. Le Pehlewan du monde descendit de cheval, et adressa les questions d'usage aux héros qui s'étaient fatigués pour aller à sa rencontre ; Gouderz et Guiv lui offrirent leurs hommages, disant : O illustre et vaillant chef de l'armée, puisse Dieu ne jamais cesser de te protéger ! puissent le soleil et la lune ne se mouvoir qu'à ton gré ! Les lions n'empruntent qu'à toi leur bravoure. Puisse le ciel n'être jamais las de tourner au-dessus de toi ! Tous les membres de notre famille sont devenus tes esclaves, puisque tu nous ramènes notre enfant perdu ; tu nous as délivrés de nos soucis et de nos peines, et tous les Iraniens se tiennent ceints pour te servir.
Tous les grands remontèrent à cheval et se hâtèrent de se présenter devant le roi du monde ; mais lorsque Rustem l'asile de l'armée fut arrivé près de la ville du roi maître de la terre, Khosrou lui-même, le chef des héros, le soutien des braves, alla au-devant de lui. à la vue du drapeau impérial, Rustem connut que le roi venait à sa rencontre ; il descendit de cheval et se prosterna devant lui, confus de ce qu'il s'était donné la peine de parcourir cette longue route. Khosrou le maître du monde le serra contre sa poitrine, disant : O soutien de toute bravoure et âme de nos exploits, ta manière d'agir ressemble à celle du soleil, car en tous lieux on trouve les traces de tes hauts faits. Tehemten alla prendre à l'instant par la main Bijen, qui était tout interdit de la présence du roi et de son père ; il l'amena, le leur remit et se releva. C'est ainsi qu'il redressa le dos de ceux que le malheur avait courbés. Ensuite il présenta au roi mille prisonniers touraniens enchaînés. Khosrou le bénit tendrement, disant : Puisse le ciel agir toujours selon ta volonté ! tu es le Pehlewan, tu es un prince plein de valeur, tu es le bouclier qui nous garantit de tout mal. Puissent ta tête rester jeune, et ton cœur joyeux ! car sans toi je ne voudrais pas être le maître de la terre et de l'époque. Heureux Zal, qui laissera comme toi un souvenir dans le monde, quand son temps sera passé ? Heureux le pays de Zaboulistan dont le lait nourrit de si vaillants héros ! heureux l'Iran, heureux les braves qui ont un Pehlewan comme toi ! mais plus heureux qu'eux tous, moi dont le trône a un tel serviteur ! Ensuite le maître du monde dit à Guiv : Les desseins mystérieux du Créateur ont été heureux pour toi, car il t'a rendu ton fils chéri par la main de Rustem. Guiv bénit le roi en disant : Puisses-tu vivre heureux aussi longtemps que durera le monde ! puisse Rustem prolonger ta jeunesse jusqu'à la fin des jours ! puisse le cœur du noble Zal ne cesser d'être heureux par lui !
Khosrou ordonna qu'on dressât les tables, il fit appeler les grands pleins de fierté. Lorsqu'ils se furent levés de la table du roi, on prépara une salle pour boire du vin. On y voyait des esclaves dont la beauté éblouissait l'assemblée, des échansons, des joueurs-de harpe parés de boucles d'oreilles, et portant chacun sur la tête un lourd diadème d'or incrusté de pierreries ; leurs joues étaient colorées comme le brocart de Roum, et les harpes résonnaient sous les doigts de ces fils de Péris. On voyait des plateaux d'or pleins de musc pur, un bassin rempli d'eau de rose s'étendait devant l'assemblée, et Khosrou brillait dans sa splendeur impériale comme une lune de deux semaines au-dessus d'un cyprès élancé. Tous les Pehlewans serviteurs du roi étaient ivres lorsqu'ils sortirent du palais.
Rustem se rendit au palais à l'aube du jour, le cœur joyeux, la ceinture serrée étroitement, pour demander la permission de s'en retourner chez lui, il débattit ce point sagement avec le roi. Ensuite Khosrou fit apporter un habillement complet, comprenant une tunique et un diadème brodés de pierreries, et une coupe remplie de joyaux dignes d'un roi ; il fit amener cent chevaux sellés et cent mulets chargés, cent femmes esclaves au visage de Péri, et cent serviteurs portant des couronnes d'or. Toutes ces richesses étant réunies et placées devant le roi maître du monde, il les donna toutes à Rustem au cœur de lion, qui baisa la terre, el se relevant, posa sur sa tête ce diadème de Keïanide, et se ceignit de cette ceinture impériale. Ensuite il sortit en bénissant le roi, et fit en toute hâte les préparatifs de son départ pour le Séistan. Il distribua aux grands qui avaient partagé ses combats et ses fatigues, ses joies et ses soucis, des présents à chacun selon son rang, et ils sortirent gaiement du palais de Khosrou.
Le roi, quand les héros l'eurent quitté, s'assit sur son trône pour se reposer. Il fit venir Bijen et lui parla des peines et des anxiétés qu'il avait éprouvées ; et Bijen lui raconta longuement ses chaînes, sa prison, son dernier combat, et lui exposa toute l'histoire de ses malheurs. Khosrou en fut ému, et plaignit beaucoup la malheureuse fille d'Afrasiab à cause des fatigues et des soucis qu'elle avait endurés. Il fit apporter cent robes de brocart de Roum toutes brodées de pierreries et d'or fin, une couronne et dix caisses remplies d'or, des esclaves et des chevaux, et beaucoup d'autres richesses, et il dit à Bijen : Porte ce présent à cette femme qui a tant souffert ; ne lui fais jamais de peine, ne lui adresse pas une parole froide, pense aux maux que tu lui as causés. Passe avec elle ta vie dans le bonheur, et réfléchis sur la manière dont tourne le sort : il élève l'un jusqu'au sublime firmament, et l'exempte de tout souci et de toute peine ; ensuite le ciel le précipite dans la tombe. Le ciel qui tourne est un lieu plein de terreurs et de craintes ; car il jette brusquement le même homme qu'il a élevé tendrement sur son sein, dans une fosse où il manquera de tout. Il prend un autre homme dans un cachot, et le porte sur le trône, en lui mettant sur la tête un diadème de pierreries. Le destin ne rougit pas de mal faire, et il n'a de tendresse pour personne ; il est éternellement le maître du bonheur et du malheur, mais il ne demande à personne de l'amitié. Telle est la coutume de ce monde passager, qui nous guide sur la route du bien et du mal ; mais aussi longtemps que tu te garantiras du souci des richesses, ton cœur noble demeurera exempt de trouble.
J'ai maintenant raconté en entier cette aventure, telle que je l'ai entendu réciter selon la tradition antique ; et ayant achevé l'histoire de Bijen, je vais parler de Gouderz et de Piran.