Djami

DJAMI

 

SALÂMÂN ET ABSÂL (partie I - partie II)

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

 

 

 


 

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VIII. COMMENT SALAMAN JOUAIT AU MAIL AVEC SES COMPAGNONS, ET EMPORTAIT TOUJOURS LA BALLE SUR LES AUTRES. 116

A la pointe du jour, quand le souverain 117 de ce voile azuré lançait son coursier dans la carrière de l'horizon, Salâmân, à moitié ivre de sommeil 118, mettait le pied dans l'étrier pour se diriger vers l'hippodrome, avec une suite de race princière, jeune d'années, fraîche de visage, pleine de vigueur juvénile, dont chaque personnage était un chef de l'armée des beautés viriles, le malheur d'un royaume, la perdition de toute une région.

Le mail 119 en main, notre héros galopait dans la lice, et lançait au milieu la balle dorée. Un à un, les joueurs cherchaient à atteindre la passe : tels cent croissants formant un cercle autour d'une pleine lune.

Tous frappaient la balle, mais Salâmân était le plus alerte de tous. Il leur ravissait la balle à tous avec une avance énorme ; la balle était la lune et Salâmân, le soleil. Poursuivant cette lune roulante du croissant de son mail, il s'élançait, en criant " hall " jusqu'à la passe. La balle avait beau être renvoyée cent fois, chaque fois le prince, et lui seul, triomphait.

Oui, certes ! quand quelqu'un est secondé par la chance et participe aux faveurs de la fortune, aucun mail, sous la voûte azurée, ne peut enlever la balle de sa carrière.

SON HABILETÉ À MANIER L'ARC ET À LANCER LA FLÈCHE

Quand, fatigué de jouer au mail, le prince devenait, comme l'arc, enclin 120 à lancer la flèche, il réclamait aux tireurs fameux à cette époque un arc de Tchâtchî 122 non tendu. Il y ajustait la corde sans l'aide de personne 121, et le bruit de la corde résonnait dans les oreilles. Il la frottait de la main avec adresse et rapidité, et tout d'abord, il la tirait jusqu'au lobe de son oreille. Tantôt il y adaptait un oiseau à trois plumes, et le faisait sans dévier atteindre la cible 123. Si la cible avait été constituée par ce livre couleur de turquoise, sans aucun doute il aurait été marqué d'un point.

S'il lâchait de son pouce la flèche au long vol, elle allait se planter dans la ligne de l'horizon, et elle l'aurait dépassé, si elle n'avait trouvé un obstacle dans la dureté de la voûte céleste 124.

Sur la trajectoire de son trait, rien n'échappait au danger : ni la gazelle par ses pieds, ni le tîhoû 125 par ses ailes. Il atteignait son but directement, comme le caractère droit protégé contre l'erreur.

DESCRIPTION DE SA LIBÉRALITÉ ET DE SA MUNIFICENCE.

Pour la libéralité et la munificence, il avait la main large comme l'Océan 126. Que dis-je ? l'océan n'était que l'écume de la mer de ses largesses. L'abondance de ce nuage de générosité faisait pleuvoir sur toute la surface du monde les dînârs et les dirhems 127. Mais ne le compare pas trop à la mer: elle ne rejetait de son sein que des huîtres ; lui, c'étaient des perles. D'autre part, la main de sa munificence était plus large que la nuée, car elle ne répand que des gouttes, et lui, des pièces d'or. Quand j'élaborais la description du banquet de sa libéralité, je voulais le comparer à Ma'n et à Hâtim 128 ; mais à côté de lui, sans conteste, Ma'n n'est qu'un thésauriseur, et Hâtim, un avare.

Tellement sa main avait pris le pli de la largesse, son doigt se refusait à saisir. Si sa main voulait prendre, ses doigts ne voulaient pas se recourber vers son poignet.

Quand un mendiant passait par sa porte, le cœur saignant sous les avanies de la misère, il l'accablait tellement du fardeau de ses bienfaits, qu'il fuyait en toute hâte loin de son palais.

HISTOIRE DU POÈTE QATRÂN, QUI S'ENFUIT, SURCHARGÉ DES DONS DE FAZLOÛN, DONT IL AVAIT COMPOSÉ LE PANÉGYRIQUE.

Qatrân 129 était un poète d'un art subtil et enchanteur: une seule goutte tombée de sa plume était une mer d'effusions mystiques. Il composa un panégyrique, chef-d'œuvre de grâce et d’élégance, en l'honneur d'un océan de générosité du nom de Fazloûn. Son œuvre plut au prince, qui remplit de cadeaux innombrables le pan de la robe du poète. Le lendemain, Qatrân récita le panégyrique, Fazloûn doubla la récompense en or et en argent de la veille. Les choses se passèrent de même le jour suivant, et ce manège se répéta plusieurs rois. A force de redoubler toujours, l'amas de ces gratifications devint tel que le panégyriste ne pouvait en supporter plus.

Il profita de la nuit pour s'en aller, rapide comme l'éclair ; vite, il plia bagage et déserta le sanctuaire des faveurs de Fazloûn.

Le lendemain matin, le prince le manda ; et ne le trouvant point, se dit : " Le pauvre homme a donc renoncé à cette bonne aubaine ! J'aimais à lui prodiguer mes dirhems. Je n'avais pas d'autre manière de lui témoigner ma générosité. Il n'a pas eu la force de supporter le fardeau de mes largesses, et s'est éloigné de mon seuil, affrontant les fatigues d'un voyage.

IX. LE POETE FAIT REMARQUER QU'AU FOND. LE BUT DE TOUS CE: ÉLOGES N'EST AUTRE QUE LE PANÉGYRIQUE D'UN MONARQUE TOUTPUISSANT — QUE DIEU ÉTERNISE SONREGNE ET SON EMPIRE

Une nuit, mon intelligence, ce conseiller aux douces allocutions, m'adressa des reproches tempérés de tendresse. " Allons ! Djiâmî," me dit-elle, "jusques à quand cette idée Jusques a quand frotteras-tu [sur le papier] ce roseau infatigable ?

Quiconque n'habite pas, triomphant, le royaume de la vie éternelle, si même il vivait encore hier ; 130 passera-t-il la journée d'aujourd'hui : Ne perds pas le fil de ton récit. Modère tes éloges adressés à un roi qui n’existe pas. "

Je répondis : " O source de la gesse, cesse, pour ta part de te préoccuper de me voir achever mon histoire. L'objet de ce panégyrique, c'est un autre monarque qui a encore sur le front le diadème de la souveraineté. Les sept climats sont le jouet de ses ordres, les sept mers sont alimentées par sa générosité ! Il vaut mieux se cacher au grand public l'éloge des gens de haute naissance. Que se passent heureux les jours du sage qui a dit : " Il vaut mieux décrire les charmes des belles comme si l'on parlait d'autre chose. Non, certes, tout le monde n'est pas digne d'être le confident d'un pareil secret, cette porte ne doit pas être ouverte à tous les intimes. 131 "

HISTOIRE DE L'AMANT QUI, POUR ÉVITER LES SOUPÇONS DES JALOUX, CÉLÉBRA SA BIEN-AIMÉE EN DÉCRIVANT LES SPLENDEURS DU SOLEIL, DE LA LUNE ET D'AUTRES OBJETS 132.

Un amoureux, assis dans un coin, avait entamé un soliloque. A chaque instant, il abordait un nouveau sujet, et imaginait une histoire inédite. Tantôt il parlait de la lune, tantôt du soleil ; tantôt de la feuille de rose abritée sous un voile de jacinthe ; tantôt il énonçait des pensées subtiles à propos de la taille du cyprès, tantôt il parlait de l'herbe qui croissait dans la poussière des pieds de l'être aimé.

Un indifférent entendait de loin ces épanchements, et s'impatientait d'ouïr ces balivernes. " Hé ! " dit-il, " toi qui ne sais pas même ce qu'on appelle amour, quand l'amant parle, c'est de sa bien-aimée. Que signifie être amoureux et parler d'autre chose, enfiler les perles de la description d'objets insignifiants ? "

L'amoureux lui répondit : " O toi qui ne sais guère à quoi l'on reconnaît les amoureux, et n'entends rien à leur langage, quand je parle du soleil et de la lune, c'est ma bien-aimée que j'ai en vue ; voilà qui n'est pas mystère pour les gens d'esprit. Quand j'ai cité la rose, je faisais allusion au charme de son visage ; quand j'ai mentionné la jacinthe, il s'agissait de ses cheveux. Qu'était-ce que le cyprès ? Sa taille gracile. C'est moi, la broussaille qui croît dans la poussière de son pied. Si tu étais au courant du langage d'amour, tu ne verrais dans mes discours rien d'autre que l'expression de mon amour pour elle. "

X. LES ÉLÉMENTS DE LA BEAUTÉ DE SALÂMÂN ARRIVENT A LA PERFECTION. ABSÂL S'ÉPREND D'AMOUR POUR LUI, ET RUSE AFIN DE L'ENJÔLER 133.

Enfin, les éléments de la beauté de Salâmân, arrivé à l'âge adulte, formèrent un assemblage irréprochable, qui représentait le comble de la perfection : son cyprès prit une délicatesse nouvelle, le jardin de sa grâce eut une recrudescence de splendeur. Ce n'était d'abord qu'un fruit encore vert ; lorsque sa maturité fut complète, le cœur d'Absâl désira le cueillir, et en déguster ensuite la saveur. Mais ce fruit était sur une branche élevée, et le lasso du désir d'Absâl était trop court pour y atteindre.

Toutefois, c'était une belle coquette, à qui ne manquait aucun charme. Elle se complut à étaler sa beauté sous les yeux du prince, et engagea avec lui un tournoi de coquetterie 134. Tantôt, elle laissait pendre sa tresse devant son visage, comme une mèche follette, afin d'attacher le cœur du prince au moyen de cette chaîne tant aimée des sages. Tantôt, fendant sa chevelure noire comme le musc, elle la séparait d'une raie en deux bandeaux, signifiant par là : " Mon cœur n'a pas ce qu'il désire. Jusques à quand m'enflammera-t-il ainsi ? "

Tantôt, comme les idoles allumeuses de cœurs, elle oignait de noir l'arc de ses sourcils, afin de faire la chasse à son âme par la noirceur de cet arc, et d'obtenir ainsi le repos. Elle avivait par le collyre le sombre éclat de son œil, afin de le faire dévier de son chemin par cette magie noire.

Elle rehaussait au moyen du fard la fraîcheur de ses pétales de rose, afin d'ôter à son cœur la force de résister plus longtemps. Elle ornait sa joue d'un grain de beauté, afin d'attirer dans ses filets cet oiseau précieux : le cœur de son bien-aimé.

Tantôt, entrouvrant ses lèvres sucrées, elle brisait le sceau sur son écrin de perles, afin de devenir, comme le sucre, douce à son cœur, de l'amener à parler et de recueillir les joyaux de son discours.

Souvent elle laissait entrevoir, par l'échancrure de son collet, un globe d'or sous lequel apparaissait un collier incrusté de perles, afin d'attirer, malgré sa grandeur souveraine, la nuque du prince sous l'anneau de l'esclavage.

Souvent aussi, elle appliquait à un ouvrage sa main argentée, et sous ce prétexte, elle relevait sa manche, afin que la vue de son bras superbe lui fît venir le sang aux joues.

Parfois, quand elle était très absorbée par son service, elle levait fortement le pied en marchant, afin de fouler aux pieds sa tête porte-couronne, affolée par le cliquetis des anneaux de ses chevilles 135.

Bref, elle coquetait sous ses yeux à tous les endroits, avec cent ruses et artifices.

Du matin au soir, elle tenait son regard rivé sur elle, et ne le laissait pas se distraire un instant de sa contemplation.

Oh ! elle savait bien que c'est par la voie du regard que l'amour agit sur le cœur de l'homme, et qu'il n'y a pas d'autre moyen, pour les idoles charmeuses, de conquérir les cœurs.

HISTOIRE DE ZOULEÏKHÂ, QUI FIT PEINDRE SON PORTRAIT DANS TOUS LES ENDROITS DE SON PALAIS, AFIN QUE JOSEPH NE VIT QUE SON IMAGE, N'IMPORTE OÙ QU'IL REGARDÂT, ET QU'IL ÉPROUVÂT DE L'INCLINATION POUR ELLE 136.

Vois comment Zouleïkhâ, l'âme pleine d'espoir, fit construire un palais blanc comme le cœur pur de Joseph. Il ne s'y trouvait ni dessin ni couleur, les parois en étaient vierges de toute souillure, comme la surtace d'un miroir. Elle fit venir alors un peintre habile, lui fit tracer son portrait dans tous les endroits. Il n'en resta pas un seul que n'ornât l'image de sa beauté.

Alors, Zouleïkhâ s'assit toute joyeuse et fit quérir Joseph. Elle écarta le voile de son beau visage et lui déclara ses sentiments. Joseph eut beau détourner la tête, il voyait resplendir dans toutes les directions l'image de la tentatrice. A force d'en avoir les yeux remplis, il finit par éprouver l'envie de s'unir à elle. Il allait accéder à ses vœux et caresser son palais du sucre désiré 137, quand un avertissement 138 venu du monde invisible lui apparut. La pudeur inspirée de Dieu le ressaisit, et il s'abstint de porter la main sur Zouleïkhâ, et renonça pour l'instant à cette bonne fortune.

XI. LES RUSES D'ABSÂL FINISSENT PAR FAIRE DE L'EFFET SUR SALÂMÂN, ET IL ÉPROUVE DE L'INCLINATION POUR ELLE.

Or donc, Salâmân, malgré son tempérament calme et sa retenue, finit par subir l'impression des agaceries d'Absâl. La piqûre de ses cils chatouilla son cœur, et le serpent caché dans les entrelacs de sa chevelure le mordit. Ses sourcils brisèrent sa fermeté, et le désir des lèvres de l'amante fit paraître le miel même amer à son goût. Son narcisse 139 ensorceleur lui ravit le sommeil, le collier de ses tresses emporta toute sa résistance. Le teint de ses joues lui fit verser des larmes roses, le souvenir de sa bouche étroite lui serra le cœur 140. Il vit sur sa pommette une tache de beauté qui l'anéantit complètement 141. La mèche follette en mouvement sur son visage agita de désir le jeune prince.

Enfin, la passion le fit sortir de sa réserve 142, mais pourtant, il luttait encore en se disant: " A Dieu ne plaise qu'après avoir goûté la volupté de l'union, l'arrière-goût n'en devienne funeste à mon âme. La jouissance ne durera pas, mais, toute ma vie, je resterai déchu de mon rang et de mon prestige. Un bonheur périssable ne peut être, pour les gens sages, le point de mire de l'espérance."

HISTOIRE DE LA CORNEILLE AVEUGLE QUI VIVAIT AU BORD D'UNE EAU SAUMATRE. LE PÉLICAN LUI OFFRIT DE L'EAU DOUCE, MAIS ELLE NE L'ACCEPTA POINT.

Une corneille, aveugle en plein jour comme le hibou, avait élu domicile au bord de l'onde amère. Elle s'abreuvait d'eau saumâtre, et y trouvait autant de charme qu'à manger du sucre. Par hasard, un oiseau du nom de hawâcil 143 (pélican), qui trouve dans son jabot sa subsistance, étendit sur la tête de l'infirme l'ombre de sa protection bienfaisante. Il n'appréciait guère l'eau de mer, et dit à la corneille : " Viens ça, ô toi qui te chagrines de boire de l'eau salée, je te donnerai de l'eau douce extraite de mon gésier.

" Je crains, " répondit la corneille, " qu'après avoir goûté l'eau douce, il ne me répugne de me contenter d'eau salée. Je n'aurais plus d'eau douce à boire, et pourtant j'éprouverais de l'aversion pour la seule qui me reste. Immobile nuit et jour au bord de la mer, je resterais alors mourante de soif sans me désaltérer d'aucun des deux breuvages. Mieux vaut prendre mon parti de l'amère boisson que je possède, que de m'exposer à endurer les tourments de la soif. "

XII. ABSAL VA TROUVER SALAMAN, ET ILS SAVOURENT LE CHARME D'UN TÊTE A TÊTE.

Quand Salâmân fut épris d'Absâl, la bonne étoile de la belle devint rayonnante. Sa passion, déjà ancienne, prit une nouvelle ardeur, et elle fut dominée du désir de s'unir à lui. Elle cherchait une occasion de pénétrer à l'improviste dans l'appartement réservé du gracieux jouvenceau, pour assouvir sur son rubis le désir de son cœur, et exhaler sa douce âme sur les lèvres de son bien-aimé.

Une nuit enfin, un hasard propice s'offrit à elle, et elle se hâta d'aller dans sa chambre, prête à lui donner son âme 144.

Elle s'affaissa étendue comme son ombre à ses pieds, et y appuya humblement son visage.

Salâmân, de son côté, avec cent égards et cent caresses, étendit vers elle la main de la compassion. Il la serra dans son étreinte comme dans un justaucorps, et but à sa douce fontaine le désir de son âme. Tous deux commencèrent la suave besogne des baisers, et ce fut le prélude de caresses plus passionnées. A force de frotter lèvre contre lèvre, leurs deux coupes de volupté finirent pas se trouver bord à bord. Et pourtant, bien qu'ils répétassent longtemps ce manège, le principal restait encore à faire.

Enfin, l'égarement qui leur tournait la tête leur fit enlever le voile de la pudeur. Ils détachèrent le seul lien qui les séparait encore, cependant que leur désir s'exaspérait. L'un avait le sucre, l'autre le lait, ils firent des deux un mélange exquis. Le palais de leur âme en savoura les délices, puis à l'aube, ils s'abandonnèrent aux douceurs du sommeil.

SALÂMÂN S'ÉVEILLE DU SOMMEIL DE LA NUIT ET INVITE ABSÂL A RENOUVELER LEURS ÉBATS.

A la pointe du jour, quand la Belle au voile noir, pour les êtres accablés de sommeil par le jus pur de la vigne, retira les chevilles qui fermaient cette voûte azurée et frotta sur les yeux le collyre de l'éveil, le prince se leva du lit où il avait apaisé son désir, l'œil à moitié endormi par l'insomnie.

Il éprouvait un malaise dû à l'ivresse de la nuit, et une agitation provenant de son amour pour sa compagne. Pour se remettre de ce malaise, il désirait une gorgée puisée au rubis de son amante. Il l'appela donc, sans avoir à craindre l'importunité des jaloux, et lui céda une place à son côté sur l'oreiller. Il enleva de ses charmes le voile de la pudeur, et renouvela avec elle les voluptueux ébats de la nuit précédente.

La journée du lendemain se passa de même, et le mauvais œil du sort resta éloigné d'eux. Le jour devint semaine, la semaine devint mois, le mois s'allongea en année. Ce fut une époque exempte de peine et d'ennui. Son désir était que cette liesse ne les quittât l'un et l'autre ni la nuit ni le jour, mais les révolutions de la sphère céleste disaient du fond de leur embuscade : " Ce n'est pas notre habitude de laisser ainsi les choses. Que de relations nous avons suscitées Je jour, dont nous avons rompu le fil quand venait la nuit. Que de fortunes nous avons accordées le soir pour les ravir à l'aurore. "

HISTOIRE DU BÉDOUIN QUI, TROUVANT A SON GOÛT LA TABLE DU CALIPHE, DIT : " DÉSORMAIS, JE VIENDRAI TOUJOURS ICI." LE CALIPHE OBJECTA : « PEUT-ÊTRE NE TE LE PERMETTRA-T-ON PAS. " LE BÉDOUIN RÉPLIQUA : « LA FAUTE EN SERA À TOI, ET NON PAS À MOI "

Un Bédouin 145, en quête d'une aubaine, se dirigea sur Bagdad. Après avoir supporté plusieurs jours le fardeau de l'attente, il finit par trouver accès à la table du calife. Il lui échut un plat de pâloûdè 146 au sirop de sucre, auquel il n'y avait rien à redire : onctueux et doux comme la langue des vrais soûfîs, tendre et délicat comme la lèvre des briseuses de cœur. Sans avoir à subir l'importunité de la foule des bavards, à peine avait-il introduit le mets dans sa bouche qu'il lui descendait dans l'estomac.

Lorsqu'il en eut mangé son saoul, il dit au calife avec un sans gène parfait : " O toi dont le berceau est le pinacle des cieux, j'ai pris maintenant l'engagement vis à vis du Seigneur que dans cette blanche hôtellerie, soit pour déjeuner ou pour dîner, je ne prendrai place à d'autre table que la tienne, afin de me régaler de ce pâloûdè. "

Le calife ne put s'empêcher de sourire à ce discours : " Hé ! mais, " dit-il, " homme peu clairvoyant, il est bien possible qu'on ne t'admette pas ici à nouveau ; ne te donne pas la peine de tant te déplacer. "

L'autre répondit : " Dans ce cas là, ô qibla de la sécurité, c'est toi qui seras en faute, et non pas moi. Je me donnerai la peine de venir ; si toi, tu ne me permets pas d'entrer, quel est mon crime ? "

XIII. LE PHILOSOPHE ET LE ROI S'APERÇOIVENT DU MANÈGE DE SALAMAN ET D'ABSAL, ET RÉPRIMANDENT LE PRINCE À CE SUJET.

Salâmân, devenu l'inséparable d'Absâl, jouit de son commerce des mois et des années, et se relâcha dans ses devoirs envers le roi et le philosophe, si bien que tous deux eurent le cœur ulcéré par cette désertion. Ils allèrent aux informations, et les familiers du prince leur révélèrent son secret.

Les deux vieillards le mandèrent donc pour l'interroger, et abordèrent d'abord avec lui les sujets les plus divers ; ils parlèrent adroitement de mille événements anciens et nouveaux, et finirent par amener la conversation sur le terrain qui les intéressait ; et il se confirma que le compte-rendu de ses aventures était bien exact, sans addition ni omission. Tous deux délibérèrent à ce sujet, et remuèrent bras et jambes pour aviser au moyen de le sauver. Ils prirent d'abord le parti de s'en tenir aux bons conseils. Quoi de meilleur, en effet ? C'est par là que les esprits imparfaits arrivent à la perfection, que les rétrogrades sont poussés en avant 147. Les bons conseils vivifient les cœurs et résolvent toutes les difficultés. Au fond, les prophètes eux-mêmes ne sont autre chose que des conseillers qui formulent les principes de la raison et de la religion, et ceux des humains qui ont été animés du souffle prophétique n'ont fait rien d'autre que de recevoir du ciel des conseils 148.

XIV. CONSEILS DU ROI A SALAMAN.

Le roi dit à son fils : " O bien-aimé de ton père, flambeau illuminateur du banquet de son palais, c'est toi qui donnes à mon œil l'éclat du bonheur, c'est toi qui transformes en roseraie le terrain de mes espérances. Pendant des années, j'ai fait saigner mon cœur comme un bouton de rose, jusqu'à ce que j'aie pu cueillir la rose que tu es. Pareil à cette tendre fleur, ne retire pas de ma main le pan de ta robe, ne brandis pas contre moi ce poignard : l'épine de la tyrannie. C'est grâce aux ambitions que je fonde sur toi que mon diadème frotte le sommet des deux, et c'est pour toi que je continue à fouler aux pieds le trône. "

" Ne tourne donc pas tes regards vers de folles maîtresses, ne dépose pas de ta tête la couronne de la fortune. Ne va pas, en portant la main sur une belle aux formes délicates, fouler aux pieds la majesté du trône. "

" Quelles sont les occupations dignes de ton rang ? Jouer au mail, presser sous ta cuisse le coursier 149 et le faire galoper dans l'arène ; et non pas, saisir en guise de mail, une tresse noire, et te prélasser à côté des belles au sein d'argent. Va donc à la chasse, lance le dard, et tu abattras la gazelle ou tout autre gibier. Mais que je ne te voie pas, devenu gibier toi-même, servir de cible à ces gazelles preneuses de lions. Ton rôle, c'est encore de frapper du glaive dans les rangs des braves et de faire voler loin des corps les têtes des héros, mais non pas, fuyant devant les preux tueurs d'hommes, de placer docilement ta nuque sous le glaive. "

" Change de conduite, pour l'amour de Dieu, et sinon je vais m'affaisser sous le poids du chagrin. Des années durant, je suis resté courageusement debout pour l'amour de toi. Quelle honte pour toi, si tu allais toi-même me jeter à bas. "

ALLUSION AU MEURTRE DE KHOSRAW PAR CHIROUYÉ ET AUX CONSÉQUENCES FATALES DE CE PARRICIDE.

Khosraw 150, gisant noyé dans le sang par la main de Chîroûyé, lui énonça cette pensée profonde : « O combien misérable la branche qui, après avoir sucé la sève de la racine, et avoir grandi altière grâce à cette nourriture, a fini par attenter à sa souche. Lorsqu'elle eut déraciné l'arbre et qu'elle fut abandonnée à elle-même, la branche criminelle, desséchée et stérile, s'abattit sur le sol. "

XV. REPONSE DE SALAMAN AU ROI.

Quand Salâmân eut entendu ces conseils, la mer de sa nature se mit à bouillonner. Il dit : " O roi, je suis esclave de ton opinion, je ne suis que la poussière de tes pieds frotteurs du trône. Tout ce que tu ordonnas, j'y obéis de toute mon âme, mais hélas ! je déplore ma propre faiblesse. Mon cœur endolori m'empêche de me soumettre à tes injonctions. Bien des fois, j'ai réfléchi à part moi, je me suis torturé l'esprit pour tâcher de me délivrer de cette calamité, mais toujours, au souvenir de cette femme, mon âme s'est répandue en soupirs et en gémissements. Et à peine mon regard est-il tombé sur elle, que j'ai oublié les deux mondes 151 pour m'extasier devant elle, et abîmé dans la contemplation de la joue de cette ravissante créature, je n'ai gardé en mémoire ni conseils ni remontrances. "

HISTOIRE DE LA RENARDE ET DU RENARDEAU.

La renarde dit à son petit, quand elle le conduisit avec elle dans le verger : " Mange tout juste assez de fruits pour que tu puisses quand même échapper par la fuite aux crocs des chiens. "

" O mère, " répondit-il, " quand je verrai les fruits, comment pourrai-je me conformer à ton avis ? La convoitise aveuglera ma prudence, et je ne penserai plus à la méchanceté des chiens. "

XVI. CONSEILS DU PHILOSOPHE A SALAMAN.

Quand le chah eut terminé ses remontrances à Salâmân, le philosophe se donna beaucoup de mal pour le morigéner à son tour. Il parla en ces termes :

" O jeune vin de la vieille vigne, ô dernier dessin merveilleux du roseau créateur 152, épeleur du registre des sept [climats] et des quatre [éléments] 153, toi qui sais déchiffrer les pages de la nuit et du jour, tu es le dépositaire du trésor d'Adam, tu es à toi seul un résumé complet du monde. 154 Connais donc ta valeur, ne te considère pas comme une bagatelle, car tu es supérieur à tout ce que je pourrais dire. Celui dont la main toute-puissante a pétri ton limon a gravé dans ton cœur pur les caractères de la sagesse. Nettoie de toute image le miroir de ton sein, et tourne-le vers le domaine purement spirituel, afin que ton cœur devienne un trésor d'idées, que le miroir de ton âme soit noyé dans la lumière de la connaissance 155. "

" Voile tes yeux devant les charmes de la belle, renonce désormais à son commerce. Qu'est-ce que la femme la plus jolie ? Une vaine image pleine de tares et de défauts, dont ni le pan ni les plis de la robe ne sont exempts de concupiscence. Ne te laisse pas séduire par cet être souillé, ne sors point du sanctuaire de la santé morale. La semence dans ton corps est le fonds où tu puises ton énergie vitale, c'est la nourriture de tes membres, la force de tout ton organisme. " O toi qui par la sensualité es à la fois en conflit avec ton corps et ton âme, qui veux en même temps les conserver et les réduire en poussière, tu fus dans le principe placé à un degré éminent parmi les créatures, et ton étoile brillait tout au sommet des cieux. Et voici que la concupiscence a avili ton âme, et t'a enchaîné dans le tréfonds des abîmes terrestres. "

HISTOIRE DU COQ ET DU MUEZZIN.

A l'heure de la prière, un muezzin dit au coq, ce porte couronne au chef altier : " Aucun sage ne connaît le temps comme toi, et ne s'alarme comme toi de sa fuite. Avec un tel savoir, ô chantre de l'aurore, ne devrais-tu pas avoir ta place au faîte de l'empyrée ? Jusques à grand rôderas-tu au fond de tous les fumiers, escorté d'une kyrielle de poules ? "

Le coq répondit ; " J'avais jadis un rang élevé ; c'est ma lubricité qui m'a jeté dans cet avilissement. Si je renonçais à la concupiscence et à ses voluptés, comment pourrais-je vivre au milieu du fumier ? Je serais alors un des familiers du paradis, et je tiendrais compagnie au coq de l'empyrée 156. "

XVII. RÉPONSE DE SALÂMÂN AU PHILOSOPHE.

A ce discours du philosophe, l'odorat de Salâmân aspira un parfum de sagesse. " O toi qui réjouis les mânes de Platon, " s'écria-t-il, " que cent Aristote soient soumis à tes ordres ! Il y avait jusqu'à présent dix intelligences, et tu as porté ce nombre à onze. 157 "

" J'ai suivi la voie que tu m'as tracée, je suis ton plus humble disciple. J'ai toujours considéré tes enseignements comme l'essence même de la sagesse, et je me suis empressé de toute mon âme d'en profiter, mais ton lumineux génie ne peut ignorer que je ne possède pas mon libre arbitre. Le pouvoir de l'agent dépend de la capacité de l'être qui subit l'action ; or, celle-ci n'est pas en raison de ce que l'agent se propose. Comment pourrais-je, en fin de compte, me dérober à ce à quoi je suis poussé originairement par mon tempérament? Il est en dehors du pouvoir de l'agent de produire le moindre effet en opposition avec ces dispositions naturelles. "

HISTOIRE DU VIEUX PAYSAN ET DE SON FILS.

Un paysan partit en voyage avec son fils ; un bourricot était chargé de leurs bagages à tous deux. Leurs pieds étaient déjà endoloris par la fatigue de la route, quand ils se trouvèrent arrêtés par une montagne majestueuse et d'une énorme hauteur. Au pied de la montagne s'étendait une mer aux flots agités. Au sommet s'allongeait un chemin tellement étroit que le pied même de l'imagination était impuissant à le parcourir. Personne n'osait passer par là, à moins d'utiliser, comme le serpent, son ventre en guise de pied. Et tout ce qui tombait de ce sentier minuscule, allait s'abîmer au fond des gouffres de la mer.

Tout à coup, le baudet s'égara de cet endroit, et le fils, qui venait derrière, s'écria : " Grand Dieu, mon âne a dévié de la route, ne l'abandonne pas, évite lui un accident, n'importe où qu'il soit. "

Le père répliqua : " Epargne tes cris, mon fils, car son libre arbitre s'est échappé de sa main. Si tu veux arriver juste, que ton point de départ soit juste. C'est une erreur, en cette occurrence, que de s'imaginer qu'on puisse agir librement. "

XVIII. DÉTRESSE DE SALÂMÂN À LA SUITE DE CES REPROCHES EXCESSIFS. IL ABANDONNE LE ROI ET LE PHILOSOPHE. SA FUGUE AVEC ABSÂL. 158

Chaque fois qu'un cœur est bouleversé par l'amour, les peines et les chagrins s'accumulent, surtout quand cet amour encourt les critiques et que les conseillers abondent en discours. C'est le blâme surtout qui rend pénible les affaires de l'amour, et augmente ses soucis. L'amour qui n'entraîne aucun reproche est un aliment pour la joie de vivre ; mais l'amour accablé de reproches boit le sang.

Quand Salâmân eut entendu les exhortations des censeurs, il fut tellement accablé que sa douce âme vint sur ses lèvres, Les remontrances n'arrachèrent point de son cœur la passion pour Absâl, mais y jetèrent la détresse. Le breuvage exquis de la possession de sa bien-aimée en devint amer, et la nouvelle lune de sa joie atteignit son déclin 159. Il ne pouvait respirer nulle part, sans avoir l'âme endeuillée par les sermons. Son âme fut blessée par le javelot du blâme, et le chagrin de son cœur augmenta.

Les censures diminuent la joie de vivre. Comment donc pourrait-on les endurer patiemment ? On peut bien supporter une blessure unique d'un glaive acéré, mais quand elles se succèdent sans interruption, il ne reste plus qu'à tâcher d'échapper par la fuite.

Des jours entiers, Salâmân réfléchit à sa situation. Il forma mille projets pour se tirer d'affaire et, en fin de compte, il se décida pour la fuite. Il détacha son cœur du pays natal, et fit préparer pour le départ une litière. A la faveur de la nuit, il l'attacha sur le dos du chameau et s'y assit à l'étroit avec Absâl. Salâmân et Absâl étaient tous deux si mignons que la litière qui les contenait en avait l'air d'une amande à deux noyaux. Ballottés par la marche, la tête de chacun reposait sur l'épaule de son compagnon, et ils s'embrassaient tendrement pour dormir. Ils allaient ainsi serrés l'un contre l'autre, et si la litière était étroite, leur cœur, certes n'était pas serré 160.

Lorsque, à l'abri des jaloux, on presse sur son cœur la bienaimée, plus le logis est étroit, tant mieux. Comment un endroit ou s'attarde la bien-aimée pourrait-il paraître étroit à l'amoureux au cœur blessé ?

L'ÉTROIT CACHOT PARAISSAIT LARGE À ZOULEÏKHÂ, QUI Y CONTEMPLAIT JOSEPH — LE SALUT SOIT SUR LUI !

Quand Joseph le Chananéen fut jeté en prison, Zouleïkhâ fut toute brisée par cet abandon. Sa demeure devint pour elle comme un étroit cachot, et, chaque nuit, elle allait trouver Joseph.

Un quidam exempt de la plaie d'amour, qui n'avait pas goûté aux fruits du jardin d'amour, lui dit : " Jusques à quand abandonneras-tu ce palais délicieux pour aller, comme une criminelle, te confiner dans la prison ? "

Elle répondit : "Du moment que la beauté de mon ami est loin de moi, les plus vastes horizons sont pour moi comme l'œil de la fourmi. Et si, par contre, je pouvais prendre place avec lui dans l'œil de la fourmi, je m'y trouverais plus à l'aise que dans cent pavillons. "

XIX. SALÂMÂN ET ABSÂL S'EMBARQUENT SUR LA MER, ARRIVENT A L'ILE DE KHORREM, ET Y ABORDENT, PUIS S'Y INSTALLENT DÉFINITIVEMENT.

Après que Salâmân eut fait, toute une semaine, trotter son chameau, les censeurs n'eurent plus de prise sur lui. Délivré des critiques et à l'abri des sermons, il jeta son bagage sur le rivage de la mer. Devant lui s'étendait un océan illimité comme le ciel, où scintillaient, comme des étoiles, les yeux d'innombrables animaux marins. La nappe liquide allait de Qâf à Qâf 161, sa profondeur atteignait le dos du Bœuf et du Poisson 162. Des vagues hautes comme des montagnes y bouillonnaient, et leur ensemble donnait à la surface de la mer l'aspect d'un Koûhistân 163. Ou plutôt, non : on eût dit qu'il y avait partout des chameaux de Bactriane en fureur, les lèvres écumantes.

Des poissons sans nombre y apparaissaient, brillants comme des glaives bien fourbis ; ou plutôt, ils évoquaient pour l'œil observateur l'idée de broderies de Khatâï 164 sur du brocart de Chine ; ils fendaient de toutes parts la plaine liquide, tels des ciseaux d'argent découpant du velours bleu. Si le crocodile 165 s'était élancé de ces abîmes, il eût frappé de terreur le dragon qui brille aux deux 166.

Après s'être rassasié du spectacle de la mer, Salâmân avisa aux moyens de la traverser. Il découvrit un bateau pareil au croissant de la lune, voguant rapidement le long du rivage de la mer verte. Les deux amants s'y embarquèrent tranquillement, et le croissant devint ainsi le séjour de la lune et du soleil. L'esquif se mit en marche, ses voiles remplissant l'office d'ailes ; appuyant comme le cygne sa poitrine sur les flots, il s'ouvrait ainsi un chemin, et se hâtait vers son but. Il avait la forme d'un arc, mais, pareil à la flèche, il passait, rapide, sur les flots.

Quand ils eurent vogué un mois et que leur visage se fut hâlé sous les embruns, ils aperçurent au milieu de l'océan une île boisée que toute imagination est impuissante à décrire. Il n'est pas au monde un oiseau qui n'eût son séjour dans cette terre de délices. Ici, ils étaient rassemblés en troupes chatoyantes, où brillait l'aigrette du faisan et le collier de la tourterelle 167. Là, des chanteurs en rangs serrés, auxquels leurs becs servaient de flûtes.

Il y avait là des arbres pleins de fraîcheur entrelaçant leurs branches, où se jouaient en gazouillant d'effrontés volatiles. Des fruits étaient éparpillés au pied des arbres, secs et humides mélangés. Une source d'eau vive sourdait au pied de chaque arbre, les clairières inondées de soleil alternaient avec les allées ombreuses. Les rameaux, tremblotant sous le souffle du zéphyr, étaient pareils à des mains fermées prêtes à répandre des dinars, et, comme le poignet n'avait pas une bonne prise, les dinars s'échappaient par les interstices des doigts. On eût dit que là s'épanouissait en secret le bouton de la révélation du jardin d'Irem 168, ou bien que le paradis d'Eden 169, sans attendre le jour de la Reddition des comptes, y montrait sans voiles sa beauté.

Salâmân, à l'aspect de ce charmant bocage, coupa court à son humeur voyageuse. Le cœur exempt désormais d'espoir et de crainte, il s'y installa avec Absâl. Tous deux joyeux, unis comme l'âme et le corps, tous deux pleins de sérénité, comme le lys et la rose. C'était un charmant tête à tête, loin de l'importunité des jaloux, un plaisir sans mélange de souci. Aucun sermonneur maussade n'était là pour leur chercher querelle, aucun hypocrite à double visage pour les inquiéter. C'était une rose ornant le sein sans l'éraflure d'une épine ; la possession d'un trésor sans la morsure du serpent 170.

A tout moment, ils se couchaient côte à côte dans une parterre de fleurs ; à tout instant, ils se désaltéraient à une source limpide. Tantôt, ils devisaient avec le rossignol, tantôt ils avaient affaire au perroquet croqueur de sucre. Tantôt, ils coquetaient avec le paon ; tantôt, leur démarche rivalisait de grâce avec celle de la perdrix.

Abrégeons : tous deux, le cœur plein d'allégresse, passaient leurs jours et leurs nuits. Que peux-tu rêver de meilleur que la société de ton amie, à l'écart des censeurs ?

RÉPONSE DE VÂMIQ À CELUI QUI LUI DEMANDAIT : « QUEL EST LE BUT DE TOUTES TES RECHERCHES ? "

Un esprit critique dit secrètement à Vâmiq 171 : "O toi qui dépéris, blessé d'amour pour Azrâ, tu passes ta vie en recherches. Quel est, dis-moi, le but de tes explorations ? Tu as à côté de toi tout ce que tu désires, rien au monde qui s'oppose à tes desseins." " Ce que je veux, " répondit Vâmiq, "c'est me retirer avec Azrâ dans un désert, y chercher une nouvelle patrie et dresser ma tente auprès d'une source, éloigné des amis aussi bien que des ennemis, sans avoir l'âme ni le corps harcelés par mes semblables. Je voudrais un endroit où je puisse parcourir deux cents parasanges 172 dans toutes les directions, sans rencontrer d'habitation humaine. Et qu'alors, tous les poils de mon corps deviennent autant d'yeux et que mon Azrâ soit l'unique point de mire de mes regards, et qu'éternellement je puisse, avec des milliers d'yeux, contempler ses attraits. Plus encore, je souhaite de cesser d'être spectateur pour me confondre avec l'objet de ma contemplation, échapper à la dualité, devenir "Elle" 173, en un mot."

Tant que la dualité subsiste, on reste éloigné de l'être aimé, l'âme est ulcérée par la plaie de la séparation. Quand l'amoureux pénètre dans le séjour de la possession, il ne peut y trouver place que pour l'unité, et voilà tout.

XX. LE CHAH S'APERÇOIT DE LA FUGUE DE SALAMAN ET, NE POUVANT SE RENSEIGNER AUTREMENT, IL PREND LE MIROIR MONTREUR DU MONDE ET SAIT AINSI CE QU'EST DEVENU SON FILS.

Après quelque temps, le roi fut informé de cette équipée de son fils, qui lui fondait l'âme et lui usait la vie. Il se prit à pousser jusqu'au ciel ses gémissements et ses yeux distillèrent des larmes de sang. Il fit aller partout aux renseignements. Personne n'était au courant de cette affaire mystérieuse.

Or, le chah possédait le miroir magique 174, qui enlève le voile de toutes les énigmes de l'univers. Pareil au cœur du parfait mystique 175, ce miroir n'ignorait rien des biens et des maux du monde entier. Le roi le fit apporter pour y voir se refléter l'image de ce qui le préoccupait, et à peine y eut-il jeté un regard, qu'il eut des nouvelles des disparus. Il les vit tous deux s'ébattant dans le bosquet, sans la moindre pensée des jours de chagrin. Seuls à deux, ils étaient loin de penser au reste du monde, et n'avaient rien plus à cœur que d'éviter les humains. Chacun des deux était heureux de la société de l'autre, aucun des deux n'éprouvait de chagrin pour l'autre.

Le roi, au spectacle de leur quiétude, ne put se défendre d'un sentiment de pitié pour ces deux enfants, et sans leur adresser de ces reproches qui égratignent le cœur, il leur fit préparer, sans omettre le moindre détail, tout ce qui était nécessaire à leur subsistance.

Oh ! qu'il est digne d'éloges, l'homme au cœur illuminé et aux sentiments purs, qui accomplit les devoirs de l'humanité ! Quand il voit deux êtres étroitement unis, qui ont bu ensemble au calice de la joie et de la peine, dont l'âme est pure de toute rouille de discorde et dont la coupe n'a pas eu à subir le choc de la pierre de désunion, il collabore à leur félicité et seconde leur bonne chance. Loin de rompre leur trait d'union, il renforce le lien qui unit leurs âmes. Toutes les misères qui assaillent les malheureux ne sont que de justes rétributions [envoyées par Dieu] ; fais le bien si tu veux que le bonheur t'échoie; évite le mal, si tu ne veux être tourmenté par l'infortune.

COMMENT PERVÎZ FUT RÉTRIBUÉ PAR CHÎROUYÉ POUR LE MAL QU'IL AVAIT FAIT À FERHAD 176.

Ferhâd, le perceur de montagnes, creusa un tunnel pour Pervîz, et osa lever les yeux sur la séduisante Chîrîne. La belle, voyant les sentiments qu'elle lui inspirait, en devint éprise à son tour pour la raison que tu connais. La jalousie alluma un feu dévorant, qui incendia la meule de la dignité de Khosraw Pervîz.

Il machina alors une ruse avec la complicité de la Destinée, cette vieille sorcière, et versa du poison dans la coupe de Ferhâd.

Cette âme pleine d'espoir et de désir s'envola, et Pervîz resta seul maître de Chîrîne. Mais le ciel vengeur appliqua la même loi, et arma du glaive de la haine la main de Chîroûyé ; une seule blessure écarta à tout jamais Pervîz de Chîrîne, et le précipita loin du trône de la jouissance.

XXI. LE CHAH S'AFFLIGE DE LA PERSISTANCE DE L'ATTACHEMENT EXCLUSIF DE SALÂMÂN POUR ABSAL, MAIS PAR SA FORCE DE SUGGESTION, IL RÉUSSIT A LE RETENIR D'APPROCHER D'ELLE.

Cependant Salâmân, tout aux délices de la possession d'Absâl, usait sa vie, sans que la satiété vînt mettre un terme à son égarement. Il ne faisait aucun effort pour arracher son cœur à son aberration. Sa tête restait privée du royal diadème afin qu'il pût s'enorgueillir de l'amour d'Absâl, cet autre diadème ; et la félicité présente lui faisait renverser le trône 177 foulé par un pied vil.

Ce spectacle désolant embrasa de chagrin le cœur du roi, et cette attitude indigne le navra. Il concentra sur Salâmân toute sa force de suggestion 178, au point de le détacher complètement d'Absâl : le jouvenceau avait beau se hâter à tout instant vers la belle, il ne pouvait jouir de son approche ; il contemplait son visage et son cœur palpitait, mais il ne parvenait plus à la posséder. Il finit par s'affaisser, épuisé de l'inanité de ses efforts ; l'âne mourut, et les bagages s'éparpillèrent sur le sol.

Quelle plus grande peine y a-t-il pour le malheureux, que d'avoir à côté de lui un trésor, sans pouvoir mettre un dirhem dans sa bourse ? Quelle angoisse plus terrible pour l'assoiffé que de devoir rester, les lèvres arides, à proximité d'une fontaine ?

Pour les damnés, quel pire supplice que d'avoir le feu dans l'âme et le paradis à portée du regard ?

Enfin, quand cette torture se fut assez prolongée pour Salâmân, la porte de l'apaisement s'ouvrit devant lui. Il lui apparut clairement qu'en cela se manifestait l'influence de son père s'efforçant de l'arracher au tourbillon qui l'entraînait. Plein d'appréhension, il se dirigea vers le vieillard, repentant, contrit, implorant son pardon. Certes, il est heureux, l'oiseau qui après bien des tribulations, retrouve encore, en fin de compte, le chemin de son nid d'origine.

RÉPONSE D'UN SAGE A LA QUESTION : « QU'EST-CE QU'UN FILS LÉGITIME ? A QUOI LE RECONNAÎT-ON ? "

Un disciple demanda à un sage : " O philosophe, à quoi reconnaît-on un fils légitime ? "

Il répondit : " C'est celui qui finit par ressembler à son père, qu'il soit intelligent ou sot. Si même il reste quelque temps éloigné de son père, il finit toujours par le rejoindre. "

" Et si ses actes ne concordent pas avec les principes que j'énonce, cesse toute relation avec lui, car c'est l'enfant de la débauche.

" Telle cette herbe folle qui pousse dans le blé en herbe, et fait l'ornement du champ : tout d'abord, elle ressemble au froment et se confond avec lui; mais vienne l'époque de la moisson, et son grain révèle que cette herbe n'est pas du blé, elle en a perdu le nom et les attributs. "

XXII. ARRIVÉE DE SALAMAN AUPRÈS DU ROI, QUI LUI PRODIGUE LES MARQUES DE TENDRESSE.

Quand le souverain revit le visage de Salâmân, et fut enfin délivré des tourments de cette absence qui abrégeait ses jours, il lui imprima sur le front les baisers de la pitié, et mit avec indulgence la main de l'amour sur son épaule. " O toi, " lui dit-il, " dont l'existence est le sel de la table des bienfaits divins, et dont la beauté est la prunelle de l'œil de l'humanité, tu es pour le jardin de l'âme un surgeon nouveau, et pour le ciel un second soleil; une rose fraîchement éclose pour le jardin du bonheur, pour le zodiaque royal une lune toujours dans son plein. Les horizons illimités, voilà ton champ d'action. Les plus puissants se tournent respectueusement vers ta cour. De la tête aux pieds, te voilà digne de la couronne et du trône ; ces deux insignes de la souveraineté n'ont pas de valeur sans toi. Ne supporte pas de voir le diadème orner l'occiput des indignes, et le trône foulé aux pieds des gens vils. La royauté est ton bien, prends-en possession, ne la laisse pas sortir de ta lignée. Renonce à la belle qui est en ton pouvoir. Le culte des femmes ne sied pas aux rois 179. Lave de tes mains le henné de ta maîtresse. Il faut être de deux choses l'une : roi ou amateur de belles.

EXPOSÉ DES QUATRE QUALITÉS QUI SONT AU NOMBRE DES CONDITIONS DU SOUVERAIN POUVOIR.

Les devoirs du souverain sont au nombre de quatre 180 : la sagesse, la continence, la bravoure et la libéralité. Ce n'est pas conforme à la sagesse que de voir un homme noble, acharné à la poursuite d'une vile créature, se faire le jouet des caprices d'une femme. Les règles de la chasteté ne permettent pas non plus qu'un homme intelligent se souille au contact d'une amante indigne. Et que devient l'héroïsme, quand une abjecte courtisane te fait sortir de la retenue qui convient aux braves? Enfin, il n'est pas magnanime, celui qui ne peut se passer du commerce d'une créature dont l'entourage respire la vilenie. Or, quiconque n'est pas doué des quatre vertus susdites n'est pas digne d'avoir pour fiancée la royauté. Et celui à qui elles font défaut, comment un roi pourrait-il lui accorder une place dans son cœur ?

C'est là le dernier mot de mes réflexions philosophiques sur ce sujet. J'ai dit tout juste ce qu'il fallait, et cela suffit.

XXIII. SALAMAN, CONTRISTE DES REPROCHES DE SON PERE, SE RETIRE AU DÉSERT. IL Y ALLUME UN BUCHER, ET PÉNÈTRE AVEC ABSÂL DANS LES FLAMMES, QUI CONSUMENT LA JEUNE FEMME ET LAISSENT SALÂMÂN SAIN ET SAUF.

Est-il au monde destin plus pitoyable que celui de l'amoureux ? Aucune situation n'est plus inextricable que la sienne : la peine d'amour pour l'être aimé ne s'atténue pas, et d'autre part, il ne peut accomplir le désir de son cœur. Ses tourments s'alimentent sans relâche aux sarcasmes des malveillants et aux sermons des amis.

Lassé des reproches paternels, Salâmân déchira sur lui la robe du calme. L'existence lui fut à charge, et il n'aspira plus qu'à rentrer dans le néant. Quand la vie ne vaut pas mieux que la mort, mieux vaut en finir d'un coup.

Salâmân se dirigea avec Absâl vers le désert, et mit le pied dans la plaine où il voulait éparpiller son âme.

Il coupa de toutes parts des morceaux de bois et les arrangea en fagots, puis il amoncela le tout dans un seul endroit. Bientôt, le bûcher devint gros comme une colline ; alors, le prince y mit le feu. Les deux désespérés se réjouirent au spectacle des flammes, puis ils y pénétrèrent, la main dans la main.

Le roi fut secrètement averti. Il conçut le projet de faire périr Absâl. Il appliqua à ce dessein toute sa force de volonté 181, si bien que le feu dévora la jeune femme et épargna son amant. C'est qu'Absâl n'était qu'un vil alliage, et Salâmân, de l'or pur. Les flammes anéantirent le vil métal, et l'or resta intact. Lorsque l'or falsifié est soumis à la combustion, s'il y a dissolution, elle n'atteint pas le métal noble.

Le lot qui nous échoit vient de Dieu, ce n'est pas là un mystère pour les esprits attentifs. Cette vérité est évidente pour les observateurs ; les autres seuls peuvent le révoquer en doute.

HISTOIRE DE L'HYPOCRITE ET DU CROYANT SINCÈRE : LE SECOND ROULA LE MANTEAU DU PREMIER DANS LE SIEN, ET JETA LE TOUT DANS UN FOURNEAU ALLUMÉ. LE MANTEAU DE L'HYPOCRITE FUT CONSUMÉ, ET CELUI DU CROYANT RESTA INTACT.

Un homme pieux, placé devant un foyer allumé et aussi ardent que le feu 182 à mener à bien ses entreprises, avait engagé avec un faux dévot à double face, une dispute au sujet de la démonstration des vérités religieuses.

L'hypocrite finit par dire à son contradicteur : " Allons, si tu as une preuve 183 sous la main, tu n'as qu'à la fournir." Le croyant demanda à l'autre son manteau et l'entortilla bien vite dans le sien, puis il jeta le tout dans le foyer incandescent. Les flammes dévorèrent la défroque de l'ennemi de la foi, et respectèrent le manteau de son adversaire. Tu as là un bel exemple de la vertu de la lumière de la certitude, réellement probant par le fait que ce fut l'intérieur qui brûla comme un tas de broussailles, tandis que l'extérieur seul resta intact.

XXIV. SALÂMÂN, SURVIVANT À ABSAL, SE LAMENTE SUR LA PERTE DE SON AMIE.

Au milieu des conflits du jour et de la nuit, bizarre est le destin du pauvre amoureux. Sans trêve, l'arc du ciel lui envoie les traits de la calamité. A peine un poignard a-t-il traversé sa gorge, qu'il est suivi d'un autre. Si même il n'a à subir aucune avanie de la part de la personne aimée, il est meurtri par les pierres dont s'arme son gardien. Echappe-t-il à cette mésaventure, il a affaire alors aux pointes du censeur, et s'il est délivré de cette dernière mortification, il doit bien finir par verser son sang sous le glaive cruel de la séparation, accablé de douleur et de regrets.

Quand Salâmân eut allumé l'énorme bûcher où le corps d'Absâl brûla comme l'herbe sèche, et que, sa compagne disparue, il se vit seul, pareil à un corps sans âme 184, il poussa jusqu'au ciel des lamentations à fendre l'âme, et noya le pan de ses cils dans le sang de son cœur ; la fumée de ses soupirs alla dresser sa tente dans les deux, et le matin, accablé de douleur, il lacéra son collet.

Au comble de la détresse, il se mit, comme le faucon, à déchirer sa poitrine de ses ongles 185, jusqu'à les émousser, avec une telle rage qu'il ne lui resta pas un ongle intact. Il se frappa le cœur d'une pierre, comme s'il eût voulu éprouver par la pierre de touche le numéraire de sa fidélité, et lorsque la poussière de cette pierre se fut déposée sur son cœur, on vit bien que cette monnaie était de bon aloi. Voyant que ses mains ne pourraient plus embrasser son amie, le chagrin lui fit mordre le dos de sa main, et exaspéré de ne plus pouvoir serrer dans sa main le poignet de sa bienaimée, ils commença à se mutiler également le poignet. Désolé de ce que ses doigts avaient perdu le joyau qui les ornait, il se rongeait de dépit le bout des doigts. Ne pouvant plus contempler la belle aux lèvres de sucre, il se mâchait les doigts comme s'ils eussent été des tiges de canne à sucre. Furieux de ne pouvoir unir ses genoux à ceux de se compagne, il les rendit bleus à force de les frapper.

Chaque nuit, il se confinait dans un coin de sa maison, où il devisait avec le fantôme de la disparue : " O toi, " gémissait-il, " dont le départ brûle mon âme, toi qui avais rivé mes regards sur ta beauté, des vies durant, tu as été la familière de mon âme, l'illuminatrice de mes yeux en pleurs. J'avais ma demeure dans le quartier de ta possession, je ne perdais pas de vue le flambeau de ta splendeur. Nous étions ravis quand nous pouvions contempler nos traits, et cent portes s'ouvraient pour nous réunir. Nous nous suffisions l'un à l'autre, personne ne s'occupait de nous, nous ne pensions à personne. Le bras de la tyrannie du destin était trop court pour nous atteindre, tout se passait selon le désir de notre cœur. La nuit, nous dormions étroitement enlacés. Le jour, nous nous murmurions nos secrets tout bas à l'oreille. Aucun intrus ne venait troubler notre quiétude, personne n'était au courant de notre aventure. "

" Si encore le bûcher t'avait épargnée et que moi, j'eusse été consumé ! Mais hélas ! c'est toi qui n'es plus, et je reste seul. Comment expliquer la catastrophe qui me frappe, pauvre de moi ? Plût au ciel que j'eusse péri avec toi, et que j'arpentasse avec toi le chemin du néant, que je fusse débarrassé de ce corps qui m'est à charge et que je pusse goûter les félicités éternelles. "

HISTOIRE DU BÉDOUIN QUI AVAIT PERDU SON CHAMEAU ET QUI DISAIT : « PLÛT AU CIEL QUE JE ME FUSSE PERDU AVEC MON CHAMEAU, AFIN QUE QUICONQUE LE RETROUVERAIT ME RETROUVÂT EN MÊME TEMPS."

Un Arabe à l'œil ivre de sommeil, perché sur un chameau lancé à une allure rapide, tomba de sa monture. La bête, ainsi allégée de sa charge, redoubla de vitesse.

Le Bédouin, s'éveillant à l'aurore, ne trouva plus trace de son chameau.

" Hélas ! " soupira-t-il, " voilà ma monture perdue, et cette idée m'obsède l'esprit. Plût à Dieu que moi aussi, je me fusse égaré avec lui, je serais débarrassé alors de ce tracas ! J'irais partout où il irait, sans m'en séparer jamais. Et quiconque mettrait la main sur l'animal perdu, me retrouverait au même endroit. "

XXV. LE ROI ENTEND PARLER DE LA SITUATION DE SALÂMÂN ET SE TROUVE IMPUISSANT À Y REMÉDIER. IL CONFIE CE SOIN AU PHILOSOPHE.

Telle fut donc, nuit et jour, la situation de Salâmân privé de sa compagne. Des gens bien informés la révélèrent au roi. A cette nouvelle, l'âme du vieillard fondit de tristesse. Du vivant d'Absâl, il avait eu mille embarras 186, mais à présent ses chagrins redoublèrent 187. Tous ses efforts avaient donc été vains, et ses ennuis n'avaient fait qu'augmenter.

La coupole céleste est une étrange séjour de douleur ; l'absence de souci en ce monde est une illusion mensongère. Quand le Créateur, à l'origine, pétrit l'argile humaine et eut adapté la khil'at de la forme 188 à la mesure de sa taille, quarante jours durant, la nuée de la calamité l'inonda de la tête aux pieds de la pluie du chagrin. Ces quarante jours passés, notre ancêtre fut arrosé, une seule journée, d'une averse de joie 189. Personne, absolument, n'est exempt de peine, et à quarante peines ne succède qu'une seule part de joie. Quand vient l'heureux moment, on oublie le reste, et on est tout à la félicité présente, mais l'esprit nourri de sagesse n'ignore pas que, si la joie durable existe, c'est dans un autre séjour que ce bas monde.

Au spectacle de la douleur de Salâmân, le cœur du roi fut transpercé de cent tourments. Il ne put trouver aucun remède à la détresse de son enfant, et son âme en fut torturée. Il sollicita l'avis du savant philosophe : " O toi qui es pour le monde le point de mire de l'espérance et de la crainte, quand un simple mortel est devant une difficulté inextricable, il ne peut en attendre la solution que du génie d'un sage au cœur illuminé. Or, la lumière de l'époque, c'est toi. Toi seul, tu peux crocheter la serrure de toutes les difficultés. Absâl a disparu, consumée par les flammes, et maintenant Salâmân brûle de douleur, et consacre tout son temps au deuil. Que faire ? Ne peut-on ni ressusciter Absâl, ni rendre le calme à Salâmân ? J'ai dit, je t'ai fait part de mon embarras. Cherche dans ton intelligence aux vastes conceptions. Aie pitié de ma détresse. Je me débats sous l'étreinte de cent misères. " 

Le sage philosophe répondit : " O prince, dont la raison ne s'est pas égarée de la voie de la prudence, si Salâmân ne rompt pas son pacte avec moi et reste soumis à mes ordres, je ne tarderai pas à lui rendre Absâl, et à lui faire recouvrer sa quiétude. Quelques jours me suffiront à le guérir, et à faire d'Absâl sa compagne pour l'éternité. "

Salâmân, rien qu'à entendre ce discours du philosophe, retrouva la paix de l'âme et se soumit à ses ordres. Il se mit à balayer les poussières de sa porte, et à accepter de toute son âme les paroles qui sortaient de sa bouche. Il est bon de se faire la poussière du seuil de l'homme accompli, d'être l'humble esclave du parfait soûfî.

Ecoute cette pensée profonde émise par un sage. C'est une perle magnifique qu'il a percée là : " Sois sage sans affectation et sans maussaderie, ou bien va te réfugier à l'ombre du sage. Les brèches produites dans notre nature par les infractions à la sagesse peuvent être séparées par les procédés du sage."

XXVI. SALÂMÂN SE SOUMET ENTIÈREMENT AU PHILOSOPHE, QUI ARRANGE SON AFFAIRE.

Salâmân, donc, se confia absolument au philosophe, et prit place à l'ombre de sa faveur. Alors, son docte protecteur, très touché de sa soumission, accomplit, pour l'instruire, une pratique de magie.

Il versa dans sa coupe les philtres de la fortune, et lui humecta le palais du miel de la philosophie. Cette liqueur exalta la passion dans son âme, et ce miel remplit sa bouche d'une salive sucrée. Chaque fois qu'Absâl lui revenait en mémoire, alors Salâmân se lamentait sur son absence. Quand le philosophe le voyait dans cet état, il évoquait l'image d'Absâl, et la tenait quelque temps devant les yeux du prince ; il jetait ainsi dans son cœur la semence de l'apaisement. Et quand le calme succédait aux tortures d'amour, le gracieux fantôme s'en retournait aux confins du néant.

C'est ainsi que, lorsque la force d'attention du parfait mystique est à son apogée, il évoque sans peine tout ce qu'il désire. Mais un seul instant de distraction suffit à le chasser, et l'image créée disparaît.

De temps à autre, en devisant avec Salâmân, le sage amenait la conversation sur Vénus. " C'est, " disait-il, " le flambeau de toutes les étoiles 190. Devant sa beauté, les plus grandes beautés s'effacent. Quand elle déploie toute sa splendeur, elle affole d'amour le soleil et la lune. Ses vibrations mélodieuses dépassent les plus douces musiques, nulle ne sait comme elle susciter la joie au banquet du plaisir. L'ouïe des orbes célestes est pleine des accords de son luth ; ils sont perpétuellement entraînés, par ses harmonies, dans la ronde mystique. "

Ce discours inspira à Salâmân de l'inclination pour Vénus, et, à force de l'entendre mentionner, le prince finit par s'apercevoir que ce tendre sentiment avait grandi dans son cœur. Le philosophe, le voyant dans ces dispositions, concentra sur Vénus le maximum de sa force suggestive, si bien qu'elle finit par se révéler dans toute sa beauté, et agit fortement sur l'âme et le cœur de Salâmân. Elle effaça de son cœur l'image d'Absâl, et la passion pour les charmes de Vénus le domina complètement. La contemplation de l'éternelle splendeur le détacha de la beauté éphémère, il préféra les félicités durables au plaisir transitoire.

XXVII. LE MONARQUE INVITE LES GRANDS DU ROYAUME A PRÊTER HOMMAGE À SALÂMÂN, ET ABDIQUE EN SA FAVEUR LE TRÔNE ET LA COURONNE.

Quel lot superbe que la couronne royale ! Quel degré sublime que le trône de la souveraineté ! Mais aussi, toute tête n'est pas digne de cet honneur, tout pied n'est pas digne de fouler ce degré ! Il faut, pour les mériter, un pied qui frotte les cieux, un front qui touche à l'empyrée.

Lorsque Salâmân fut délivré du douloureux regret d'Absâl, il attacha exclusivement son cœur à cette autre fiancée : la dignité impériale. Son pan devint purifié de toute souillure, son idéal aspira vers les célestes hauteurs. Son front se trouva digne de la couronne ; son pied, du trône de l'ascension aux cieux.

Alors, le roi de Grèce invita les autres chefs d'état, et manda les puissants porte-couronne. Il arrangea un banquet tel que n'en mentionnèrent point les annales du monde. Toutes les forces militaires des sept climats y assistaient, depuis les généraux jusqu'aux simples soldats, et tous, sans exception, prêtèrent hommage à Salâmân. Tous renoncèrent à la domination et offrirent la nuque au collier de la servitude.

Le roi mit au front de son fils le diadème serti de joyaux, et lui plaça sous les pieds le trône d'or. Il lui confia les sept climats, et lui enseigna la manière de les gouverner. En présence de l'illustre assemblée, il rédigea un rescrit renfermant ses dernières volontés. Puis, devant tous, ouvertement, sans rien cacher, il enfila cent perles de la pensée et parla en ces termes :

XXVIII. DERNIÈRES RECOMMANDATIONS DU ROI À SALÂMÂN 191.

" O mon fils, la royauté de ce monde n'est pas éternelle ; ce ne doit pas être là le suprême idéal des esprits réfléchis. Prends pour guide la raison renforcée par la foi ; considère le jour présent comme le champ ensemencé pour demain. Avant que ces semailles ne donnent leur moisson, jette la semence du bonheur éternel. A tout domaine de l'activité correspond une science, la pratique doit sa valeur à la théorie qu'elle applique. Quand tu sais ce que tu dois faire, agis en conséquence, et quand les connaissances te font défaut, renseigne-toi auprès des gens compétents. Quoi que tu reçoives ou que tu donnes, examine bien la façon dont tu agis. Si tu prends, que ce soit conformément aux préceptes de la religion, et non pas sur le conseil d'un ministre impie. Et chaque fois que les prescriptions religieuses te permettent de prélever beaucoup, que tes largesses soient conformes à ces mêmes lois.

Ne vide pas la bourse de l'opprimé, pour enrichir et élever l'oppresseur : le malheureux tomberait dans la misère et la détresse la plus profonde, et son tyran dépenserait le produit de tes faveurs dans la débauche et la cruauté.

En fin de compte, cette funeste habitude deviendrait pour toi une source de regrets 192, et ta nuque serait accablée sous ce double fardeau. Le tyran est devenu la proie de l'enfer, ne marche pas sur ses traces, ne deviens pas, comme lui, un combustible pour la géhenne.

Ne dévie pas 193 du droit chemin, imite les rois des temps antiques m.

Efforce-toi de remplacer, grâce à ta justice, tous les vices et les défauts par leurs contraires. Il ne faut pas que, par ta faute, l'équité soit teintée d'injustice, ni que le verre de la justice soit brisé par la pierre de la tyrannie.

Tu es un pasteur, tes sujets sont comme le troupeau. Dans l'exercice de ta profession, ne maltraite pas tes brebis. N'agis pas autrement, ne l'imagine pas supérieur aux autres bergers. Sois équitable, comme les honnêtes gens.

A quoi se ramènent, après tout, les relations du troupeau et du pasteur ? Il te faut, parmi tes ouailles, des chefs qui soient d'accord avec toi pour leur conservation. Tu dois avoir, comme le chien de berger, la cou pris dans la laisse, mais sois chien contre le loup, et non pas contre les moutons. Quel désastre pour le troupeau, quand le chien carnassier est l'ami du loup !

Les rois ne peuvent se passer de ministre, mais il faut que ce soit un homme sage et digne de confiance, et qu'il connaisse à fond la situation du royaume, afin de l'administrer pour un mieux ; chargé par le souverain de veiller aux intérêts de son pouvoir et de sa fortune, il ne doit pas outrepasser son droit par des manœuvres louches ; il ne doit prélever sur les biens des sujets ni plus ni moins que ce qui revient légitimement au roi et à son entourage. Il faut donc choisir comme ministre un homme de bien, charitable à toutes les créatures de Dieu, compatissant envers les pauvres et les mendiants, dont la faveur soit un baume pour le cœur blessé, dont le courroux tire vengeance des oppresseurs des humbles. Mais, que ce ne soit pas un homme pervers, ayant d'un bête féroce l'aspect et la conduite, ridicule par son ignorance en présence des gens sages ; pareil à un chien d'abattoir tout imprégné de souillure, se complaisant dans cette impureté, et ne demandant qu'à voir égorger un bœuf pour laper son sang 195.

Tu auras besoin également d'un rapporteur présent partout, clairvoyant, sincère et dévoué, qui te transmette en secret le compte-rendu des actions bonnes et mauvaises de tous tes fonctionnaires.

Ne va pas surtout, quand un plaignant a peur du ministre, confier au vizir le soin de l'interroger 196 ; mène l'enquête toi-même, et contribue ainsi à ta propre prospérité.

Si le fonctionnaire qui augmente tes revenus arrive à ce résultat en opprimant la ville et la province, le profit ainsi acquis n'est pas une source de félicité, c'est amasser du combustible pour le feu de l'enfer. Oh ! certes, les rentrées sont suffisantes pour toi, et l'oppresseur ne le sait que trop bien, mais lui, de son côté, vingtuple son capital. Un collecteur d'impôts qui exagère ainsi le surplus qu'il garde pour lui-même est un impie rebelle envers Dieu. Or, les gens intelligents et honorables ne peuvent admettre la domination d'un impie sur les musulmans. Bref, quiconque pratique l'oppression, et délaisse la religion pour amasser de l'argent, est l'homme le plus ignorant de la terre, et les services d'un pareil individu ne peuvent porter aucun fruit. Ne confie à personne qu'aux sages le soin de tes affaires spirituelles et temporelles. J'ai dit. "

XXIX. EPILOGUE

LE POETE FAIT OBSERVER QUE LE BUT DE CETTE HISTOIRE N'EST PAS DANS LA LETTRE MÊME DU RÉCIT, MAIS QU'IL A UN DESSEIN CACHÉ DONT L'EXPOSÉ VIENDRA PLUS LOIN.

Il y a, sous la forme apparente de chaque histoire, pour les esprits clairvoyants, une signification cachée. Voilà mon récit terminé, il faut maintenant satisfaire ton désir d'en interpréter le sens. Celui qui l'a composé, c'est un homme avancé dans la voie de la perfection, et qui a su pénétrer jusqu'au fond du mystère. Le but poursuivi n'est pas simplement une conversation entre toi et moi, mais bien la révélation des énigmes de notre nature.

Que veulent dire ce Roi et ce Philosophe ? Et Salâmân, comment a-t-il pu naître du premier sans l'intermédiaire de la femme ? Quelle est cette Absâl qui obtient de Salâmân l'assouvissement de sa passion ? Qu'est-ce que la montagne de feu et la vaste plaine liquide ? Quelle est cette royauté qui échut à Absâl, quand il retira son pan du contact impur d’Absâl ? Quelle est cette Vénus, qui finit par ravir à Absâl le cœur de Salâmân, et qui nettoya son miroir de la rouille de cette indigne maîtresse ?

Ecoute maintenant la réponse à toutes ces questions. Sois oreilles de la tête aux pieds, et tout intelligence.

EXPOSE DE LA PHILOSOPHIE CACHEE SOUS CES ALLÉGORIES.

Quand le grand Ouvrier exempt de modalité 197 tira le monde du néant, il créa avant tout la Première Intelligence ; la série des Intelligences, ô lecteur clairvoyant, est de dix, et c'est la dernière qui agit sur le monde. Comme elle est seule à le faire, on l'appelle Intellect Agent. C'est l'Intellect Agent qui produit dans le monde le bien et le mal, et qui est responsable de l'utilité et du dommage. Il n'a pas de lien matériel ni de corps, son trésor se passe de ce talisman. Il est séparé des objets matériels dans son essence et dans son action et, sans intermédiaire, fait pourtant tout ce qu'il veut. L'âme humaine est née sous son influence et est sous sa domination. Toutes les créatures sont soumises à ses ordres et inondées de ses bienfaits. C'est la puissance souveraine devant qui tout doit s'incliner. Et puisqu'il est ainsi pourvu des attributs royaux, le lecteur initié aux mystères du soufisme n'aura pas eu de peine à le reconnaître dans le roi père de Salâmân.

Les faveurs que cet Intellect Agent répand sur le monde, lui-même les reçoit au fur et à mesure d'En Haut. L'homme intelligent aura vu que le Philosophe symbolisait cette émanation d'en haut.  

Le pur esprit qui a reçu la dénomination d'âme (nafs) est né de cet Intellect Agent sans le secours de la matière. C'est cette absence d'intermédiaire qu'on a eue en vue, en disant que le prince était né d'un père sans épouse. Ce rejeton immaculé a donc été appelé Salâmân.

Mais qui est donc Absâl ? C'est le corps épris de luxure, avili sous les exigences de la nature matérielle m. Le corps est vivant par l'âme, et l'âme de son côté, jouit du corps en percevant, grâce à lui, les phénomènes sensibles. Tous deux, à ce point de vue, sont amoureux l'un de l'autre, et ne peuvent se passer l'un de l'autre.

Et quelle est cette mer qu'ils ont traversée, et où ils se sont rassasiés de la possession l'un de l'autre ? C'est la mer des appétits animaux, c'est l'abîme des plaisirs sensuels. Les humains sont noyés dans ses flots, et, ainsi submergés, sont éloignés du Dieu de Vérité.

Et que signifie Absâl déçue dans la société de son ami ; et l'impuissance de Salâmân à s'approcher d'elle ? C'est l'image de la morsure du relâchement de la passion, ce sont les instruments de la volupté remis dans leur couverture, la maîtresse constituée par les impulsions naturelles reléguée à l'écart, et l'organe de la luxure tombé hors d'usage.

Que veut dire le retour d'affection de Salâmân pour le roi, et son aspiration au trône de la gloire et de la dignité ? C'est le goût pour les jouissances intellectuelles, et l'élan vers les séjours de la raison. Que représente le bûcher ? Les austérités rigoureuses qui consument de leur feu la guenille des instincts naturels. Ces basses impulsions furent dévorées par les flammes et l'âme resta intacte. Le prince jeta du pan de sa robe les concupiscences animales.

Mais on ne peut s'habituer à vivre ainsi au milieu du feu, sans que de temps à autre ne renaisse le regret douloureux des plaisirs disparus. C'est pour cela que le philosophe décrivit au prince la beauté de Vénus, et remplit son âme d'amour pour elle, si bien que, graduellement, il s'absorba tout en elle, et fut délivré de la peine amoureuse pour Absâl.

Or, qu'est-ce donc que Vénus ? Ce sont les perfections sublimes par lesquelles l'âme acquiert toute sa valeur. Par sa splendeur, la raison s'illumine et devient souveraine du royaume de l'humanité.

Voilà tout l'exposé des énigmes de notre nature. Je te les offre en résumé. Si tu veux des détails, réfléchis profondément, et tire de ces antiques secrets toutes leurs conséquences. Ma tâche est accomplie, cet abrégé met le sceau à mon allocution. Et Dieu sait le mieux ce qui convient 199.

CONCLUSION DU POÈME DE SALAMÂN ET ABSÂL.

O Djâmî, toi qui a roulé le tapis de la vie 200, jusques à quand penseras-tu à composer des poèmes ? Jusques à quand, pareil au roseau à écrire, traceras-tu des œuvres imparfaites, et te tordras-tu dans la rédaction comme les caractères entrelacés ? Ta chevelure a blanchi à tracer du noir. Va, ne t'attends guère à tirer gloire de ton talent.

Il est grand temps de t'excuser de ce que tu as dit, et de demander pardon à Dieu. Consacre toute ton âme et ton souffle à l'implorer, et que ces supplications soient ta préoccupation unique.

Quand tu auras purifié ta bouche avec l'eau de l'appel à la miséricorde divine, prie pour le roi du monde et prononce son éloge, récite le panégyrique du souverain tout-puissant Yaaqoûb Beïg. Sa faveur est tombée sur moi comme une pluie bienfaisante, et moi, je suis un sable aride. Comment le sable altéré pourrait-il être saturé d'eau ? Comment pourrait-il prendre son parti d'y renoncer ? Puisque je ne puis me rassasier de cette eau, mieux vaut clore mon récit par la prière. Le monde a été rafraîchi de ses bienfaits, le retour de sa justice a été l'objet d'une haute renommée. Que sans cesse augmentent sa gloire et sa splendeur, que la durée de son règne soit illimitée !

ICI S'ARRÊTE LA COMPOSITION DE CETTE HISTOIRE MERVEILLEUSE, ASTRE SUBLIME DE LA CONSTELLATION DES SEPT TRÔNES ET JOYAU PRÉCIEUX ET SANS ÉGAL POUR L'AGRÉMENT DU RYTHME.

 

FIN.


 

115. — Noisettes = doigts. Cf. note 100.

116. Ces chapitres sur l'éducation intellectuelle et physique du héros ne manquent dans aucun poème romanesque persan ou turc. Toujours il y en a un relatif au jeu de polo ou de mail à cheval, pratiqué en Perse depuis la plus haute antiquité, mais tombé en désuétude aujourd'hui. Fitz Gerald y consacre une longue note avec des extraits des récits des voyageurs européens. Le sujet est traité avec abondance dans l'excellent ouvrage de Sykes, Ten thousand miles in Persia, chapitre XXIX, Polo in Persia, pp. 334-344. L'auteur y fait l'historique du jeu, et cite de nombreux passages de classiques persans et d'ouvrages européens où il en est question. Il reproduit aussi en phototypie deux miniatures persanes représentant des joutes au polo. Je me contenterai de donner ici les détails nécessaires à l'intelligence du texte :

Le jeu de polo s'appelle en persan tchoûgân (forme ancienne tchogân) d'où est venu le français chicane, dont le sens premier se rapporte à ce jeu. Tchoûgân désigne proprement le bâton recourbé ou mail qui sert à lancer la balle ; cette dernière s'appelle goû. L'illustre Chardin, dans son récit de voyage, décrit comme suit le jeu de polo (Edit. d'Amsterdam, 1711, IV, p. 123) : " Leur jeu de mail se fait dans une fort grande place, au bout de laquelle sont des piliers proches l'un de l'autre, qui servent de passe. On jette la balle au milieu de la place, et les joueurs, le mail à la main, courent après au galop pour la frapper ; comme le mail est court, il faut se pencher plus bas que l'arçon pour l'atteindre, et dans les règles du jeu, il faut asséner le coup au galop. On gagne la partie quand on fait passer la balle entre les piliers. Ce jeu se fait par parties de quinze ou vingt contre autant. " (Ed. d'Amsterdam 1711, IV, p. 127).

Dans un autre passage, Chardin écrit : " On se partage en deux troupes égales. On jette plusieurs boules au milieu de la place, et on donne un mail à chacun. Pour gagner, il faut faire passer les boules entre les piliers opposés, qui sont au bout de la place et qui servent de passe... Les bons joueurs sont ceux qui, en courant à toute bride, savent renvoyer d'un coup sec la boule qui vient à eux.

Il y a chez les poètes persans d'innombrables allusions au jeu de polo. Ex. Hâfiz, VII, 4 (Ed. Brockhaus). Littéralement : " O toi sur le visage rond comme la lune de qui passe une boucle noire pareille à un mail. "

Le mot hâl est, sans doute, le terme technique désignant ce que Chardin appelle " la passe ".

117. — Le souverain... Le soleil.

118. — La traduction littérale serait : " A moitié ivre et à moitié endormi ".

119. — Le texte a ici, pour " mail ", la forme arabe sawladjân, provenant sans doute d'une forme persane plus ancienne que tchoûgân.

Peut-être, d'après Vullers (Lex. s. v. tchoûgân) tchoûl-gân, de tchoûl, " recourbé ".

120. — Enclin. Il faudra bien que le lecteur, pour conserver le jeu de mots prenne enclin dans son sens propre " incliné ", pour autant qu'il se rapporte à l'arc.

121. — Tchâtch. Nom d'une ville de la Transoxiane (Tâchkend ou Kâchgar) où l'on fabriquait d'excellents arcs. (Vullers, Lexicon pers.-lat. s. v. tchâch.)

122. — Sans aucune aide. — Une citation de Chardin (édit. de 1711, IV, p. 1 24) nous aidera à comprendre ce passage :

" Voici les principaux exercices où les Persans s'occupent. Premièrement, à bander l'arc, dont l'art consiste à le bien tenir, à le bander, et à laisser partir la corde à l'aise, sans que la main gauche, qui tient l'arc, et qui est toute étendue, ni la main droite, qui manie la corde, remuent le moins du monde. On en donne d'abord d'aisés à bander, puis de plus durs, par degrés. Les maîtres de ces exercices apprennent à bander l'arc devant soi, derrière soi, à côté de soi, en haut, en bas, bref en cent postures différentes, toujours vite et aisément. Ils ont des arcs fort difficiles à bander, et pour essayer la force, on les pend contre un mur à une cheville, et on attache des poids à la corde de l'arc, à l'endroit où l'on appuie la coche de la flèche. Les plus durs portent cinq cents pesant avant que d'être bandés. Dès qu'on sait manier un arc ordinaire, on en donne d'autres à bander, qu'on rend pesants par le moyen de beaucoup de gros anneaux de fer passés dans la corde. Il y a de ces arcs qui pèsent cent livres... Les maîtres jugent qu'on fait bien cet exercice, lorsqu'en tenant l'arc de la main gauche étendue bien roide, ferme et sans vaciller, on amène la corde avec le pouce de la main droite à l'oreille, comme pour l'y accrocher... L'art consiste, en un mot, à tirer loin, à tirer juste, à tirer roide ou fort, afin que la flèche entre et perce. "

123. — Jeu de mots sur si-par " à trois plumes " (mot composé) et sipar(kardan), " fouler au pied, parcourir ". Même sens que sipardan. (Cf. Nicholson, Dîvân-i Ch. Tab. p. 294). — C'est un tadjnîss-i mourakkab, cf. introd. p. 34.

124. — La dureté de la voûte céleste. — Le système astronomique de Ptolémée a été adopté par les savants musulmans et est seul admis, maintenant encore, par les orthodoxes, si bien qu'aux écoles du Caire, quand, dans un examen de cosmographie, on en vient à parler du soleil comme centre de notre monde, les moullâs musulmans quittent à l'instant la salle. Dans le système de Ptolémée, la terre est considérée comme centre de l'univers, et les planètes, comme attachées à des sphères de cristal animées de mouvements qui diffèrent de rapidité. Il y a dix de ces sphères concentriques ; les sept premières, à partir de la terre, sont respectivement celles de la Lune, de Mercure, Vénus, Soleil, Mars, Jupiter, Saturne. Puis vient celle des étoiles fixes, et enfin la neuvième, qui renferme toutes les autres, appelée " sphère des sphères " (falakou-l-aflâk) ou " sphère immaculée ", etc. Au-delà s'étend un espace dont personne ne sait s'il s'y trouve du vide (khalâ) ou du plein (malâ). Le système de Ptolémée est exposé d'une façon très claire par Fontenelle, Pluralité des mondes, Premier soir.

125. — Le tîhoû. Espèce de perdrix (Ammoperdix Bonhami ou a. griseogularis.)

126. — Jeu de mot sur kaf(f) " paume de la main " (comme mot arabe) et " écume " (comme mot persan).

127. — Dinar, du latin denarius par l'intermédiaire du grec dênarios, prononcé dînarios. Dirhem vient du grec drakhmê.

128. — Hâtim. Cf. note 27.

129. — Sur le poète Qatrân, voir Schefer, Chrestomathie persane, pp. 240-41. Son nom est Abou Mansoûr al Djabalî. Il fut protégé par le prince Bouyide Azhoûd ed-Dawlè. Il vécut à Tèbrîz et y mourut en 465 de l'hégire (= 1072 de notre ère). Son divan se compose de huit mille beït ou distiques, et renferme, entre autres pièces, des qacîdè ou odes célébrant la générosité et les actions glorieuses de l'émir Abou-l Nasr Wahsoûdhân, de son fils Memlân et de l'émir Fazloûn. La chrestomathie de Schefer nous donne, vol. II, pp. 240-247 du texte persan, six morceaux de Qatrân remarquables " par l'élégance du style, la grâce des expressions et le charme des images ".

130. — Je lis ici au lieu de vay, s'opposant tout naturellement à imroûz.

131. — Il y a, évidemment, ici, une allusion à la réserve que doivent montrer les soûfîs dans la propagation de leurs doctrines. Cf. p. 25.

132. — Ce chapitre fait allusion au langage allégorique, à la terminologie symbolique des soûfîs. Cf. p. 30.

133. — Ce chapitre ressemble beaucoup à celui de Youssoûf et Zouleïkhâ où Zouleïkhâ tâche de séduire Youssoûf. Edit. Rosenzweig, p. 106.

134.. — Tournoi. — Le mot arabo-persan djawlângarî veut dire " tournoyer dans l'arène avant d'engager le combat ". J'ai tâché de rendre cette idée en employant le mot " tournoi ".

135. — Cf. Coran, sour. XXIV, 31 : "Et que les femmes ne frappent pas des pieds de façon à faire connaître leurs ornements cachés. "

136. — Dans Toûssoufet Zouleïkhâ, Zouleïkhâ fait bâtir un palais où tous deux, elle et son bien-aimé, sont représentés comme deux amoureux se prodiguant leurs caresses.

137. — Jeu de mots sur kâm y " désir " et "palais". Je lis kâm au lieu de gâm.

138. — Un avertissement... Cf. introd., p. 49. Voir aussi Coran, XII, 23 sqq. : " Et celle chez qui il (Joseph = Yoûssouf) habitait désira obtenir ses faveurs et verrouilla les portes et dit : " Allons, viens. " Il répondit : " A Dieu ne plaise ! Mon maître m'a bien traité, et, certes ! les ingrats ne prospèrent point. " Et pourtant, elle le désira et il l'aurait désirée, s'il n'avait vu l'argument (bourhân — c'est le mot qu'emploie aussi Djâmî —) de son Seigneur, etc. " La fuite de Joseph fait l'objet d'un long chapitre du poème Yous. et Zoul. de Djâmî. Edit. Rosenzw. pp. 110-115.

139. — Narcisse veut dire ici : œil. On peut à peine dire que c'est une métaphore. Les poètes persans ont tellement employé mâh, " lune " dans le sens de " visage ", sarv, " cyprès " dans celui de " taille élancée ", la’l " rubis " dans celui de " bouche ", etc., que dans le style poétique les termes d'abord métaphoriques sont devenus les plus courants.

140. — Lui serra le cœur... J'ai remplacé une expression par une autre pour conserver un concetto assez joli. Le texte a littéralement : " Sa vie (à lui) devint étroite par le souvenir de sa bouche (à elle) [tant celle-ci était étroite, petite]. "

141. — Jeu de mots sur hâl " situation " et khâl " tache de beauté ". Le h et le kh ne diffèrent, dans l'écriture arabe, que par un point placé sur le second.

142. — Réserve. Parda, proprement " rideau ", qui est dans le texte, a parfois ce sens. (Vullers : " modestia ".)

143. — Hawâçil. Peut-être s'agit-il du pélican, mais je ne trouve aucune autorité pour appuyer ce sens. Il y a ici un jeu de mot sur Hawâçil et hawçala, " jabot ".

144. — Littéralement : " tenant dans sa main l'argent comptant de son âme. " Cf. note 110.

145. — Les Bédouins sont connus pour leur sans-gêne et leur franc parler.

146. — Pâloûdè, sorte de douceur composée de gluten, d'eau et de miel.

147. — Le texte a " les moudbir deviennent mouqbil ". Mouqbil veut dire " homme qui va en avant, qui s'approche, qui arrive " et se prend souvent dans le sens d' " heureux ". De même moudbir signifie " qui recule, qui tourne le dos, malheureux. " (de Sacy, Pend. Nam., p. 197.)

148. — Au fond, les prophètes... Comme le dit Fitz Gerald dans son introduction, Djâmî exprime ici, sous une forme modérée, une idée très hardie, qu'ont souvent énoncée les philosophes musulmans et surtout Averroès.

149. — Le coursier. — Proprement : Rakhch, nom du cheval de Roustem, le plus grand héros de l'épopée iranienne, appliqué par extension à tous les coursiers.

150. — Le meurtre de Khosraw par Chîroûyè. Voir note 176.

151. — Les deux mondes. — Cette vie et la vie future (dounyâ va âkhirat).

152. — Le roseau créateur. Le texte a littéralement : " le roseau (à écrire) de : " Sois ". Allusion au verset 3 de la sourate II du Coran : " Dieu est le créateur des cieux et de la terre, et quand il décrète une chose, alors il lui dit seulement : " Sois " et elle est. " Badî’ veut dire proprement inventeur d'une chose nouvelle.

D'après la cosmogonie populaire musulmane, Dieu, après avoir créé l'‘arch, le trône ou empyrée, créa en-dessous, de sa lumière, une grande tablette de la couleur d'un béryl vert, et une grande plume couleur d'émeraude, et remplie d'une encre de lumière blanche. Dieu cria à la plume : " Ecris, ô plume ! " et là-dessus, la plume se mit à inscrire sur la tablette tout ce qui devait avoir lieu jusqu'à la fin du monde... Ce mythe a été forgé pour expliquer deux passages du Coran. Dans le premier (LXVIII, 1) Dieu jure " Par la plume et ce qu'ils écrivent" et dans le second (LXXXV, 22) se trouvent les mots " En vérité, c'est une leçon glorieuse sur une tablette conservée ". (D'après Gibb, History, I, p. 35.)

153. — Des sept sphères et des quatre éléments. Le texte a simplement " des sept et des quatre ", sans substantifs. On serait tenté, à première vue, de croire qu'il s'agit des quatre éléments et des sept climats dans lesquels se divise le monde habité, d'après les géographes musulmans, mais il s'agit plutôt des sept planètes et des quatre éléments. D'après la physique arabe, la transmutation des éléments (appelée kawn fisâd, " génération et corruption ") a lieu grâce à l'influence des sept planètes et produit les trois règnes de la nature : minéral, végétal et animal. On appelle souvent les sept planètes les " Sept Pères ", Abâ-i sab'a, et les quatre éléments, les " Quatre Mères " Oummahât-l arba’a. (Voir Gibb, History, I, pp. 47-48.)

154. — Un résumé complet du monde. Voir introduction, page 18. Cf. aussi Goulchan-i Râz, éd. Whinfield, p. 15, etc. Je crois intéressant de noter que cette idée revient à tout moment dans le théâtre de Calderon, le grand poète dramatique espagnol. Exemples :

La Vida es Sueño, vv. II, 5 7 9- 5 80 :... lo que a Dios mayor estudio debe Era el hombre por ser un mundo brève.

La gran Cenobia (I, 178, 2), un personnage dit : " Pequeño mundo soy. "

Et dans Hombre pobre todo es trazas (I, 503, 3), l'auteur y ajoute un joli et galant concetto :

" Si has oido decir

Que es pequeno mundo el hombre,

Yo pienso que sera asi

La mujer pequeno cielo.

 

" Si tu as entendu dire

Que l'homme est un petit monde,

Je pense que de même

La femme sera un petit ciel. "

155. — Le miroir de ton sein. Comparaison courante chez les soûfîs et reprise par les Bâbîs : le cœur de l'homme, siège de l'intelligence pour les musulmans, comme pour les Grecs et les Romains, est comme un miroir qui réfléchit d'autant mieux la lumière de la science divine qu'il est plus pur et plus brillant.

156. — L’empyrée. — Je traduis ainsi l’‘arch y proprement : " le trône ", première création de Dieu dans le monde matériel, créé de la lumière. Cf. note 151.

157. — Les dix intelligences. — Voir introd. p. 17.

158. — Les vers 760 à 824 sont traduits en vers italiens par Pizzi, Storia della Poesia Persiana, Turin, 1894, t. II, pp. 403-406. Le même auteur donne ib. pp. 392-3, une analyse du poème de Sal. et Abs. Elle a, sans doute, été faite d'après un résumé d'une version turque, car l'auteur y représente Absâl comme un beau garçon, " un bel garzone " du même âge que Salâmân !

159. — Atteignit son déclin. Littéralement: " La ghourra (premier jour du mois) de la lune de sa joie devint salkh (dernier jour). "

160. — Le cœur serré se dit en persan le cœur étroit : dil-i tang. Il y a un jeu de mots sur la litière étroite et le cœur étroit.

161. — De Qâf à Qâf. — Voir note 61.

162. — Le Bœuf et le Poisson. " D'après la cosmogonie vulgaire musulmane, la terre (plate) que nous habitons est au-dessus de six autres placées en étages. Cet édifice était d'abord instable et ballotté comme un vaisseau sur les flots ; Dieu ordonna à un ange gigantesque de le saisir fermement et de le placer sur ses épaules. Sous l'ange, Dieu mit un énorme rocher, sous le rocher un énorme Bœuf, sous le Bœuf un énorme Poisson, sous le Poisson un Océan, sous cet Océan l'enfer à sept étages, en-dessous un vent de tempête, et plus bas encore des ténèbres ; le savoir humain s'arrête là. " (Gibb, op. laud., I, pp. 38-39.)

De Sacy, Pend Nameh, pp. xxxv-xxxvii, cite un passage du Colloque des Oiseaux (Mantiqou-t-Taïr) de Fèrîd ed Dîn Attâr, où il est également question de ce bœuf et de ce poisson : " Quand la terre a été solidement dressée sur le dos du bœuf, celui-ci a reposé sur le poisson et le poisson sur l'air. Sur quoi donc repose l'air ? il repose sur le néant, et c'est assez. Ainsi le néant est élevé sur le néant ; tout cela n'est que néant, et rien de plus. "

De Sacy conjecture que " ces idées sont empruntées des fables que content les rabbins sur Léviathan et Béhémot. " Gibb (loc. cit. n. 1) dit de même : " Dans les noms Behemoût et Levitiyâ donnés parfois respectivement à ce Bœuf et à ce Poisson, nous croyons reconnaître le Behemoth et le Léviathan du livre de Job. "

De Sacy (op. cit.) cite ensuite un passage du Châh-nâmè où il est question de ce bœuf et de ce poisson comme d'un seul animal. Vullers, Dict. s. v. gâv, II, p. 947 a, en parle aussi et cite de nombreux passages parallèles.

J'ai cherché dans les livres sacrés des Zoroastriens un mythe analogue, mais je n'ai rien trouvé. Le taureau primordial (gôch) qui, en mourant tué par Ahriman, donne naissance au règne animal, n'a, semble-t-il, rien de commun avec ce bœuf.

163. — Koûhhtân, de koûh " montagne" et du suffixe istân qui sert à former les noms de pays, veut dire " pays montagneux ". C'est le nom d'un district de la Perse entre Mechhed et Yezd que j'ai parcouru en caravane.

164. — Khatâï, nom de la Chine proprement dite. Tchîn désigne plutôt le Turkestan chinois ou Kachgarie.

165. — Le crocodile. — Les Persans n'ont pas des idées très claires sur le nahang. Ils appliquent ce nom, en général, à tous les monstres marins.

166. — Le Dragon, Djawzahar. " La Constellation du Dragon dont la tête, selon les Astronomes d'Orient, dévora le soleil et la lune dans une éclipse. " (Note de Fitz Gerald).

166 bis. — La mer verte. — Chez les auteurs persans, la mer, et aussi le ciel, sont souvent qualifiés de verts, et inversement, les végétaux se trouvent parfois comparés à des objets de couleur bleue. De même dans l'antiquité gréco-latine. Cf. la savante note de Hocéyne Azâd, l'Aube de l'Espérance, (Leyde et Paris, 1909), pp. 245-252 de la traduction de cette charmante anthologie.

167. — La tourterelle, qoumrî. — La comparaison serait plus exacte si le poète avait parlé du pigeon à la gorge irisée.

168. — Le jardin d'Irem, mentionné dans le Coran, sour. LXXXIX, 6. " On rapporte qu'ach-Chaddâd, fils d'‘Ad, ordonna la construction dans le désert d'‘Aden, d'un jardin destiné à rivaliser avec le paradis terrestre. Quand il voulut aller en prendre possession, il fut frappé de mort avec toute sa suite par un bruit venant du ciel, et le jardin disparut. " (Hughes, Dictionary of Islam s. v. Iram.)

169. — Eden, en arabe ‘Adn. En dessous de l’‘arch (cf. note 151) et du koursî ou " marchepied ", Dieu créa les huit paradis, dont le plus beau, placé au-dessus des autres, est l'Eden {Djannat-i ‘Adn), habité par les houris. Adam en a été chassé après le péché, mais les élus pourront y rentrer après le jugement dernier.

170. — Du serpent. Les trésors sont toujours représentés comme gardés par un serpent.

171. — Vâm'iq et ‘Azrâ (cf. v. 6), héros de nombreux poèmes romanesques : ‘Azrâ, fille de l'empereur de Chine, s'éprend de Vâmiq sur simple description de sa beauté — motif courant dans les contes orientaux — et elle s'amourache de lui à le voir en peinture. Ils se mettent en quête l'un de l'autre et s'unissent après bien des vicissitudes. " ‘Azrâ, comme nom commun, veut dire " vierge ".

172. — Parasange. Ce mot, avec lequel nous ont familiarisés nos études classiques, désigne actuellement une distance d'environ six kilomètres. La forme moderne est farsang et, plus souvent, farsakh.

173. — Que je devienne " elle " etc. — La dualité et l’unité, cf. v. 19, et la petite anecdote, souvent citée, du meçnevî de Djèlâl ed-Dîn Roumî : " Un jour, un homme s'en vint frapper à la porte de son ami. Son ami dit : " Qui est là ? " — Il dit : " C'est moi. " — L'autre répondit : " Je ne puis pas te laisser entrer... " Le pauvre homme s'en alla et, une année durant, il voyagea brûlant de chagrin d'être éloigné de son ami... Enfin il revint frapper à sa porte. L'ami cria : " Qui frappe ? " — Il répondit : " C'est Toi qui es à la porte, ô bien-aimé ! " — L'autre dit : " Du moment que c'est moi, laisse moi entrer. Il n'y a pas place pour deux " moi " dans une seule demeure. "

174. — Le miroir montreur du monde. Cf. Hâfiz (Ed. Brockhaus) VI, 5. "Le miroir d'Alexandre, c'est la coupe de vin, c'est-à-dire qu'elle a les mêmes vertus : elle te montre tout ce que tu veux. Regarde-la maintenant, elle te montre tous les détails de l'empire de Darius. " L'excellent commentateur Soûdî dit en note : " Quand Dârâ, père d'Alexandre (Iskender), mourut, son fils Dârâb monta sur le trône. Et Alexandre le lui disputa, exigeant la moitié de l'empire. Dârâb ne céda pas. Chaque fois qu'Alexandre conduisait une armée contre Dârâb, la " coupe montreuse du monde " (djâm-i guîtî-noutnâ) était dans la main de Dârâb. Il y voyait tout ce que faisait Alexandre et le repoussait sans difficulté. Alexandre demanda aux sages de son entourage de le tirer d'affaire. Alors, à Alexandrie, on installa sur une colonne un miroir où l’on voyait les sept climats. " C'est de ce même miroir qu'il est question ici. Les orientaux parlent souvent aussi de la djâm-i Djam, la " coupe de Djemchîd ", où l'on voyait les secrets des sept sphères célestes. C'est la fameuse coupe montreuse du monde.

175. — Du parfait mystique. Le mot technique persan est l àrif ) celui qui est arrivé à la ma'rifat, à la connaissance intuitive. Cf. pp. 20-21.

176. — Pervîz et Ferhâd. — Nouvelle allusion à l'histoire tragique de Khosraw et Pervîz, dont il a déjà été question plusieurs fois, et qui a inspiré de nombreux poètes persans et turcs, dont le plus grand est Nizâmî. Gibb {op. laud. y I, pp. 314-335) en donne le résumé, et des extraits traduits du turc de Cheïkhî. Pervîz — dont le nom complet est Khosraw Pervîz — était le petit-fils du grand Anoûchîrvân. Sa bienaimée Chîrîn habite un château où l'eau manque. L'ingénieux Ferhâd creuse à travers une montagne un canal qui amène de l'eau, mais est fou d'amour pour Chîrîn. Le roi Khosraw la lui promet, s'il veut faire une route à travers la montagne de Bîssoutoûn. Quand le travail surhumain est presque achevé, Khosraw pense à ne pas remplir sa promesse, et, sur le conseil de ses vizirs, envoie une vieille femme porter à Ferhâd la fausse nouvelle de la mort de Chîrîn. Ferhâd se tue de désespoir. Le fils pervers de Khosraw Pervîz, Chîroûyè, s'éprend d'amour pour Chîrîn, et met à mort son père dans le but de s'emparer du trône et de Chîrîn. La belle se tue sur le cadavre du roi. Dans le Châhnâmè, il n'est pas question de Ferhâd. (Cf. trad. Mohl, vol. VII, pp. 239 sqq.) Cf. Griffiths and Rogers, In Persia's Golden Days, London, Probsthain.

177. — Foulé par un pied vil. Le désir d'amener un jeu de mots sur takht " trône " et bakht " bonheur " amène ici un charabia peu intelligible et intraduisible.

" Son bonheur renversa de ses pieds son trône afin que son trône baisât la plante d'un pied. " (?)

178. — Suggestion. Il s'agit ici de la himmat dont il a été question plusieurs fois (cf. note 70). Fitz Gerald : " He mesmerises him. " Il est encore fait allusion plus bas à cette force de suggestion. (V. 180.)

179. — Roi ou amateur de belles. Jeu de mots sur chah "roi" et châhid " belle ".

180. — Les vertus indispensables aux rois. — Les poètes persans, comme nos prédicateurs, affectionnent ces dénombrements de qualités et de défauts. Cf. à ce point de vue le Fend Nâmè d'Attâr. Au chap. IX, on lit : " S'il (un roi) se retire souvent en particulier avec des femmes, il avilit sa dignité et perd toute considération. " (Trad. de Sacy, p. 31.) C'est là un travers dans lequel doivent tomber souvent les princes orientaux.

181. — Volonté. Cf. v. 177 et note 70.

182. — Ardent. J'ai conservé le jeu de mots, un peu puéril, du texte (garm tchoûn âtach).

183. — Si tu as une preuve. — Idée chère aux Orientaux, que la vérité se démontre par un miracle. Cf. Nouveau Test. Cor. où Saint-Paul dit : " Les Juifs demandent, pour croire, des miracles, et les Grecs, des raisonnements. "

184. — Jeu de mots sur tan " corps " et tanhâ " seul ".

185. — Au comble de la détresse... Ici commence un passage d'un euphuisme extravagant.

186. — Je lis sad andoûh ô bich.

187. — Redoublèrent. Littéralement : " devinrent gros comme une montagne. "

188. — Khil'at. Cf. note 66.

189. — Quarante jours, cf. Pend Nameh, éd. de Sacy, p. xxxvii. On lit dans le Coran, sour. LV, v. 14, que " Dieu créa l'homme d'une argile sèche et qui donnait un son comme un vase de poterie. " Les auteurs musulmans racontent que Dieu, après avoir pétri d'argile le corps du premier homme, le laissa exposé au soleil pendant quarante jours, pour qu'il séchât, avant de lui communiquer un souffle de vie.

190. — Vénus. En persan Zouhrè. " Vénus est dans le troisième ciel. Elle accompagne de sa musique les chœurs des astres. D'après la légende, Zouhrè, femme mortelle, fut aimée par deux anges, Hâroût et Mâroût, qu'elle amena à lui révéler le " nom ineffable ", et à l'aide de ce talisman, elle obtint d'être admise au ciel. " (Nicholson, op. laud. p. 212.)

191. — On ne peut manquer d'admirer les nobles enseignements que le vieux philosophe et poète distribue aux princes qui se font lire ses œuvres, et à leurs ministres. Sans doute, il y a là-dessous des remontrances habilement adressées par l'intermédiaire du roi mystique, père de Salâmân, à des tyranneaux que connaissait Djâmî, ce bien-aimé des pauvres et des humbles de Hérat.

192. — Chîva et chîvan, cf. note 68.

193. — Je crois nécessaire d'intervertir l'ordre des vers 1045 et 1046.

194. — Les rois des temps antiques. Cf. note 64.

195. — Egorger. — Je lis biyâlâyad au lieu de nayâlâyad, et zabkh au lieu de randj. (Il suffit de changer les points de place et d'en ajouter un.)

Le sang est un aliment impur, sévèrement interdit par la loi du prophète. Les musulmans ne mangent que de la viande parfaitement exsangue.

196. — A peur du ministre. Ce conseil est d'une importance capitale ; plût au Ciel qu'il fût toujours suivi par les souverains orientaux.

197. — Exempt de modalité. Littéralement: sans " comment " bî tchoûn. De même pour la quantité, cf. v. 8. « Il n'y est pas question de " peu " ni de " beaucoup ".

Pour tout ce chapitre, le lecteur fera bien de se reporter à l’introduction. Il serait oiseux de reprendre en détails épars tout ce qui est exposé là d'une façon synthétique, surtout aux pages 14 et suiv.

198. — Qui est donc Absal? — Dans le Meçnevî de Djelâl ed-Dîn Roûmî aussi, l'homme et la femme sont représentés comme symbolisant respectivement l'âme et le corps, l'esprit et la chair. Voir trad. de Whinfield, p. 38.

199. — Et Dieu... En arabe dans le texte.

200. — Qui a roulé le tapis de la vie, qui a plié bagage et est prêt à partir pour l'autre monde. Djâmî avait bien soixante-quinze ans quand il a composé Salâmân et Absâl.