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EURIPIDE

 

 

 

RHÉSUS,

 

TRAGÉDIE.

 

texte grec

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NOTICE SUR RHÉSUS.

L'authenticité du Rhésus a été contestée : on a soutenu qu'il n'était pas d'Euripide. Hermann prétend même qu'il n'a pas été composé à Athènes, et il suppose que cet ouvrage appartient à l'école d'Alexandrie. L'origine de ces doutes se trouve dans l'argument grec placé en tête de la pièce. On y lit : « Quelques-uns ont soupçonné que cet ouvrage était supposé, et qu'il n'appartenait pas à Euripide. » Et, un peu après : « Cependant les Didascalies le citent comme authentique. » Mais les auteurs des Didascalies étaient les écrivains les plus savants et les plus graves, Aristote, Ératosthène, Callimaque, Aristophane de Byzance, Aristarque, Cratès, etc. Comment serait-il croyable qu'ils eussent attribué à Euripide un ouvrage écrit de leur temps? Il faut donc, si l'auteur de l'argument n'a pas menti, que l'auteur de la pièce soit très antérieur aux Alexandrins. Pour que les rédacteurs des Didascalies aient attribué le Rhésus à Euripide, il fallait que ce fût l'opinion reçue de leur temps.

Le sujet de la pièce est emprunté au dixième chant de l'Iliade! c'est la mort de Dolon, espion troyen, qui pénètre dans le camp des Grecs, et de Rhésus, roi des Thraces, allié des Troyens, dont Ulysse et Diomède viennent enlever les chevaux.

Dans cet ouvrage, Euripide est, il faut l'avouer, inférieur à lui- même. Mais cette inégalité arrive à tous les grands poètes. Beaucoup de ses pièces sont perdues : si nous les possédions, sans doute elles nous donneraient du génie d'Euripide une tout autre idée que celle que nous en avons aujourd'hui. D'ailleurs tout trahit ici la jeunesse et l'inexpérience : on y sent une certaine fougue, une absence de maturité qui donneraient à penser que le Rhésus dut être un des premiers essais d'Euripide. Ici s'applique naturellement la critique qu'Aristote a faite de ses plans en général, lorsqu'il dit dans sa Poétique, c. 13, que l'ordonnance de ses tragédies n'est pas à l'abri de tout reproche. La ruse de Dolon, qui veut se déguiser en loup, peut aisément paraître ridicule. Le rôle qu'Hector joue ici ressemble assez peu au noble caractère que ce héros a dans Homère, qui le montre à la fois brave, modeste et religieux : ici, c'est un fanfaron plein de bravades.

Le pathétique, qui d'ordinaire est le trait essentiel et distinctif d'Euripide, se montre à peine dans cette tragédie, si ce n'est peut- être dans les derniers accents de douleur maternelle que la Muse fait entendre sur la mort de son fils : « Ô tourments de la paternité, supplice des mortels, quiconque vous volt tels que vous êtes, vivra sans enfants, et n'aura pas la douleur d'ensevelir ceux auxquels il donna la vie ! » — Certes, dans ces paroles si simples, si touchantes, il est aisé de reconnaître la touche d'Euripide.

Le Rhésus n'a point de prologue. Il est probable que le poète, lorsqu'il le composa, n'avait pas encore adopté le système dramatique auquel il se conforma par la suite. Si l'auteur de l'argument dit que, de son temps, on en citait deux prologues, cela pourrait être une preuve que ni l'un ni l'autre n'était d'Euripide. Tout porte donc à croire que cette tragédie appartient à sa jeunesse, et que c'était probablement un de ses premiers ouvrages.


RHÉSUS.

PERSONNAGES.

LE CHOEUR, composé des gardiens du camp des Troyens.

HECTOR.

ÉNÉE.

DOLON.

UN MESSAGER.

RHÉSUS.

ULYSSE.

DIOMÈDE.

MINERVE.

PÂRIS.

LE COCHER DE RHÉSUS.

UNE MUSE.

La scène est dans le camp dos Troyens, devant Troie, à l'entrée de la tente d'Hector.


LE CHOEUR (01).

Qu'un de vous s'approche de la couche d'Hector, soldats qui gardez l'armée pendant les veilles de la nuit (02); sachez si la nouvelle qui nous alarme est parvenue jusqu'à lui. Hector, soulève ta tète appesantie par le sommeil (03) ; ouvre tes paupières, qui voilent ton regard menaçant, et quitte ce lit de feuillage ; il est à propos que tu m'écoutes.

HECTOR.

[11] Qui va là? est-ce une voix amie? le mot d'ordre? parle. Qui sont ceux qui pendant la nuit s'approchent ainsi de ma couche ? expliquez-vous.

LE CHOEUR.

Nous sommes la garde de l'année.

HECTOR.

Pourquoi ce bruit?

LE CHOEUR.

Sois tranquille,

HECTOR.

Je le suis. Est-ce qu'il y a quelque attaque nocturne ?

LE CHOEUR.

Pas encore.

HECTOR.

Pourquoi donc abandonner ton poste et interrompre le repos de l'armée, si tu n'as rien à me dire à cette heure de la nuit? Ne sais-tu pas que, si près de l'ennemi, nos guerriers dorment tous sous les armes ?

LE CHOEUR.

[23] Fais armer les alliés, Hector; cours aux tentes; éveille tes guerriers, qu'ils saisissent leurs lances; envoie tes amis vers ta cohorte ; bridez les chevaux. Qu'on avertisse le fils de Panthoüs (04), ou le fils d'Europe, chef des Lyciens (05). Où sont les devins pour examiner les entrailles des victimes (06) ? où sont les chefs de nos troupes légères et les archers phrygiens ? qu'ils tendent leurs arcs formidables.

HECTOR.

Tu annonces des nouvelles effrayantes, en même temps tu nous rassures, et rien de tout cela n'est clair. Est-ce la fureur de Pan qui t'agite, et qui te fait quitter ton poste, pour troubler -ainsi l'armée? Qu'as-tu à dire? que viens- tu m'annoncer? car dans toutes tes paroles, il n'y a rien que je comprenne.

LE CHOEUR.

[41] Hector, toute la nuit des feux ont brillé dans le camp des Grecs, et leurs postes sont éclairés par la lueur des torches : toute l'armée se rend en tumulte dans la tente d'Agamemnon ; ils forment quelque dessein nouveau : jamais encore la flotte n'a paru si agitée. Dans ma défiance de leurs projets, je suis venu t'annoncer ce qui se passe, pour ne point mériter tes reproches.

HECTOR.

Tu es le bienvenu, malgré ce que ta nouvelle a de menaçant. Ils cherchent à se dérober par la fuite, à la faveur des ténèbres : ces signaux de nuit me réjouissent. O dieu, qui m'as arrêté au milieu de ma victoire, comme un lion à qui l'on ravit sa proie, avant que ma lance n'ait anéanti l'armée des Grecs ! Car si les brillants rayons du soleil ne se fussent cachés, je n'aurais point arrêté le cours de mes succès guerriers avant d'avoir embrasé leurs vaisseaux et parcouru leurs tentes, en immolant les Grecs sous mon bras homicide. J'étais tout prêt à les poursuivre même au sein des ténèbres, et à profiter des faveurs de la fortune ; mais les devins, habiles dans la science des choses divines, me persuadèrent d'attendre la lumière du jour, pour ne laisser ensuite aucun Grec sur terre. Mais ils n'attendent pas le moment fixé par les devins; la nuit est favorable aux fuyards. Allons, que sur-le-champ l'armée prenne les armes, et s'arrache au sommeil, pour que les uns, en s'élançant sur leurs vaisseaux, soient blessés par derrière et teignent les échelles de leur sang, et que les autres, prisonniers, chargés de chaînes, apprennent à labourer les campagnes de la Phrygie.

LE CHOEUR.

[76] Hector, tu te hâtes, avant de savoir ce qui se passe : car nous ne savons pas précisément si les Grecs prennent la fuite.

HECTOR.

Et quelle autre raison pourrait les engager à allumer ces feux?

LE CHOEUR.

Je l'ignore ; mais leur dessein m'est très suspect.

HECTOR.

Si tu le redoutes, c'est qu'il n'est rien qui ne t'inspire de la crainte.

LE CHOEUR.

Jamais jusqu'alors les ennemis n'avaient allumé tant de feux.

HECTOR.

Jamais aussi leur défaite ne fut si honteuse.

LE CHOEUR.

C'est a toi qu'est dû ce triomphe ; songe maintenant à l'achever.

HECTOR.

Avec des ennemis, il n'y a pas de longs discours à faire, il faut courir aux armes.

LE CHOEUR.

Voici Énée qui s'avance à grands pas, il paraît avoir quelque chose d'important à dire à ses amis.


ÉNÉE.

[87] Hector, pourquoi les gardes de nuit forment-ils ces rassemblements nocturnes autour de ta tente, et répandent- ils l'alarme dans toute l'armée ?

HECTOR.

Énée, revêts-toi de tes armes.

ÉNÉE.

Qu'y a-t-il? annonce-t-on quelque embûche secrète dressée par les ennemis pendant la nuit?

HECTOR.

Les Grecs fuient et remontent sur leurs vaisseaux.

ÉNÉE.

Quelle preuve certaine peux-tu en donner ?

HECTOR.

Toute la nuit ils allument des feux, et ils ne me paraissent pas devoir attendre le lendemain : mais à la lueur des torches qui brillent sur leurs vaisseaux, ils préparent leur fuite pour revenir dans leur patrie.

ÉNÉE.

Et toi, dans quel dessein armes-tu ton bras ?

HECTOR.

Je troublerai leur fuite et leur embarquement, en fondant sur eux avec ma lance redoutable. Ce serait une honte pour nous, et de plus un malheur, quand la fortune nous les livre, de laisser nos ennemis s'échapper sans combat, après avoir porté le ravage dans notre patrie.

ÉNÉE.

[105] Plût au ciel que ta prudence fût égale à ton courage I Mais le même mortel ne peut tout savoir ; à chacun ses qualités diverses : tu brilles dans les combats, d'autres dans les conseils. Sur la seule nouvelle de ces feux allumés, tu te livres à ces transports, croyant les Grecs en fuite ; tu veux que l'armée marche contre eux et franchisse les retranchements au milieu de la nuit. Cependant, si après avoir franchi la profondeur de ces fossés, au lieu de trouver l'ennemi fuyant en désordre, tu le vois préparé à te recevoir avec vigueur, vaincu, tu ne pourras plus rentrer dans Troie ; car comment franchiras-tu de nouveau les retranchements dans ta déroute? comment les chars traverseront-ils les ponts sans briser leurs roues ? Vainqueur, tu trouveras le fils de Pélée prêt à combattre (07), qui ne te laissera pas embraser ses vaisseaux, ni porter à ton gré le ravage parmi les Grecs. C'est un guerrier ardent et d'une audace démesurée (08). Laissons donc nos troupes reposer à côté de leurs armes, et réparer par le sommeil les fatigues du combat ; envoyons un homme de bonne volonté explorer le camp ennemi. Si en effet ils se disposent à la fuite, fondons sur l'armée des Grecs ; si ces feux allumés couvrent quelque stratagème, instruits de la ruse par notre espion, nous verrons ce qu'il faudra faire. Prince, tel est mon avis.

LE CHOEUR.

Tel est aussi le mien ; reviens toi-même à ce sentiment. Je n'aime pas dans un général une témérité hasardeuse. Qu'y a-t-il de mieux, en effet, que d'envoyer vers la flotte ennemie un espion diligent, pour reconnaître la cause de ces feux qui brillent sur le rivage ?

HECTOR.

[137] Vous l'emportez ; je cède à votre avis unanime. Va faire ranger nos guerriers, de peur que l'armée ne s'ébranle à la nouvelle de ces assemblées nocturnes. J'enverrai un espion au camp des Grecs ; si nous apprenons quelque ruse de l'ennemi, tu sauras tout, et tu assisteras aux délibérations ; s'ils veulent nous échapper par la fuite, tu entendras bientôt le son de la trompette, je ne me ferai pas attendre, et cette nuit même, je porterai le ravage sur les vaisseaux des Grecs.

ÉNÉE.

Envoie au plus tôt. Tu écoutes maintenant la prudence; et quand il le faudra, tu me verras imiter ta bravoure.


HECTOR.

[149] Lequel des Troyens ici présents veut aller explorer la flotte des Grecs ? qui veut devenir le bienfaiteur de son pays ? qui s'y engage ? Pour moi, je ne puis rendre à la fois tous les services à ma patrie et a nos alliés.

DOLON.

C'est moi qui, pour mon pays, veux affronter ce péril, et aller en espion vers les vaisseaux des Grecs : et quand j'aurai pénétré leurs desseins, je reviendrai. Telles sont  les promesses auxquelles je m'engage.

HECTOR.

Tu es vraiment digne de ton nom et ami de ta patrie, Dolon (09). La maison de ton père était déjà glorieuse, et tu viens de doubler sa gloire.

DOLON.

L'entreprise est pénible, mais la récompense doit être proportionnée à mes peines : le prix attaché au travail en double le plaisir.

HECTOR.

Oui, ta demande est juste, j'en conviens; fixe la récompense, je n'excepte que ma royauté.

DOLON.

Je n'ambitionne pas ta royauté.

HECTOR.

Eh bien, choisis une épouse dans la famille de Priam.

DOLON.

Je ne veux point prendre une épouse dans un rang supérieur au mien.

HECTOR.

Tu auras de l'or, si c'est la récompense que tu désires.

DOLON.

[170] J'en ai dans ma maison ; je ne manque pas des biens de la vie.

HECTOR.

Quε désires-tu donc de tout ce que renferme Ιlion ?

DOLON.

Quand tu auras vaincu les Grecs, promets-moi les dons que je désire.

HECTOR.

Je te les promets ; demande ce que tu veux, excepté les chefs de la flotte.

DOLON.

Fais-les périr ; je ne demande pas que tu épargnes Ménélas.

HECTOR.

Ce n'est pas le fils d'Oϊlée que tu veux obtenir de moi ?

DOLON.

Des mains élevées dans la mollesse sont inhabiles à cultiver la terre.

HECTOR.

Quel est donc celui des Grecs dont tu veux obtenir la rançon ?

DOLON.

Je te l'ai déjà dit, j'ai de l'or dans ma maison.

HECTOR.

Eh bien, tu choisiras ce que tu voudras parmi les dépouilles.

DOLON.

Offre les dépouilles aux dieux, et suspends-les dans leurs temples.

HECTOR.

Quel est donc ce prix, plus élevé que tu réclames de moi ?

DOLON.

Les chevaux d'Achille : il faut un noble prix quand on joue sa vie aux dés de la fortune.

HECTOR.

[184] Je désire moi-même ces chevaux, objet de tes désirs. Nés de parents immortels (10), ils sont immortels eux-mêmes, et portent dans les combats le vaillant fils de Pélée. Le dieu des mers, Neptune, qui dompte les coursiers, les donna, dit-on, à Pélée. Mais je ne manquerai pas à ma promesse : je te donnerai le char et les chevaux d'Achille, noble conquête pour ta maison.

DOLON.

C'est fort bien; en les recevant, ma valeur obtiendra la plus glorieuse des récompenses. Toi, ne me porte point envie ; assez d'autres biens seront ton partage, toi qui l'emportes ici sur tous par ta bravoure.


LE CHOEUR.

[195] Le péril est grand, mais tu aspires à une grande récompense : si tu réussis, bienheureuse sera ta destinée, et l'entreprise est glorieuse. Cependant c'est aussi un grand honneur de s'allier à la famille des rois. Que la Justice divine en décide ; mais du côté des hommes ton bonheur est achevé.

DOLON.

Je pars ; je vais d'abord dans mes foyers couvrir mon corps de vêtements favorables à mes desseins, et de là je cours au camp des Grecs.

LE CHOEUR.

As-tu donc d'autres vêtements qui doivent remplacer celui-ci ?

DOLON.

J'en veux prendre un assorti à mon but et à ma marche furtive.

LE CHOEUR.

D'un homme sage on ne peut apprendre rien que de sage : parle ; quel sera ton déguisement ?

DOLON.

Je couvrirai mes épaules de la peau d'un loup, et ma tête de sa gueule béante, et, adaptant à mes bras et à mes jambes les membres de cet animal, j'imiterai la marche d'un quadrupède: sans être reconnu des ennemis, je m'approcherai ainsi de leurs retranchements et de leurs vaisseaux; et, dès que je rentrerai dans un lieu désert, je marcherai sur mes deux pieds. Tel est mon stratagème.

LE CHOEUR.

[216] Que le fils de Maïa, Mercure, protecteur de la fraude, t'accompagne et te ramène sain et sauf ! Ton plan est bien tracé, il ne s'agit que de réussir.

DOLON.

Je reviendrai sain et sauf, après avoir tué Ulysse, et je t'apporterai sa tête (à ce signe certain, tu reconnaîtras que Dolon a visité le camp des Grecs), ou celle de Diomède. Les mains teintes de leur sang, je reparaîtrai avant que le soleil n'éclaire la terre.

(Il sort.)


LE CHOEUR.

[224] Dieu de Thymbre (11) et de Délos, qui possèdes un temple dans la Lycie (12), viens à nous, divin archer, dirige ce héros dans l'ombre de la nuit, sois sou guide et son sauveur, et viens en aide aux habitants de la Dardanie (13), dieu tout puissant, qui as fondé les antiques remparts de Troie !

Qu'il s'avance jusqu'aux vaisseaux, qu'il pénètre dans l'armée des Grecs pour épier leurs desseins, et qu'il rentre dans ses foyers, au sein d'Ilion sa patrie. Et quand son maître aura mis les Grecs en déroute, qu'il monte sur le char traîné par les coursiers thessaliens que le dieu des mers donna jadis à Pélée, fils d'Éaque.

Pour ses foyers et pour sa patrie, il a osé seul aller explorer la flotte. J'admire son courage. Les braves sont rares. Lorsque l'État, battu par une mer orageuse, est en proie à la tourmente, il est des Phrygiens, oui, il en est de vaillants, et l'audace anime parfois les lances des Mysiens qui déshonorent notre alliance (14). Quel est celui d'entre les Grecs que ce guerrier, imitant la démarche d'un quadrupède, va massacrer dans sa tente? Puisse-t-il égorger Ménélas ! puisse-t-il apporter à Hélène, comme deuil d'une funeste alliance, la tête d'Agamemnon, qui, pour conquérir une femme, a conduit contre Troie une flotte de mille vaisseaux !


LE MESSAGER.

[264] Prince, puissé-je avoir toujours à annoncer à mes maîtres des nouvelles semblables à celles que je t'apporte !

HECTOR.

Certes, ces rustres ont l'esprit bien grossier ! tu viens annoncer à tes maîtres la fécondité de tes troupeaux, dans un instant mal choisi. Ne connais-tu pas ma maison ou la ' demeure de mon père? C'est là que tu dois aller, pour rendre compte de l'état prospère de tes troupeaux.

LE MESSAGER.

Nous autres pâtres, nous avons l'esprit grossier, j'en conviens : mais je ne t'en apporte pas moins des nouvelles dignes d'attention.

HECTOR.

Cesse de m'entretenir des événements de ta bergerie ; nous avons les armes à la main pour le combat.

LE MESSAGER.

C'est aussi le sujet dont je viens te parler : un guerrier à la tête d'une troupe nombreuse vient en ami offrir son secours à ce pays.

HECTOR.

D'où vient-il ? quelle est sa patrie ?

LE MESSAGER.

 La Thrace ; Strymon (15) est son père.

HECTOR.

Rhésus, dis-tu, est entré sur le sol troyen?

LE MESSAGER.

Tu l'as dit ; tu m'épargnes la peine de le dire plus longuement.

HECTOR.

Et pourquoi s'avance-t-il vers les bois de l'Ida, en s'écartant de la route des chars ?

LE MESSAGER.

[284] Je ne sais pas précisément, mais on peut le conjecturer. Ce n'est pas chose facile de conduire la nuit une armée à travers un pays qu'elle sait rempli d'ennemis. Il a répandu la terreur parmi les pâtres qui habitent ainsi que moi le mont Ida, séjour primitif et racine de la contrée, en traversant de nuit ces forêts peuplées de bêtes sauvages. Les flots de l'armée thrace s'avançaient. Saisis de crainte, nous poussons nos troupeaux sur les hauteurs', de peur de voir quelque Grec se jeter sur le butin et dévaster tes bergeries ; mais bientôt nous reconnaissons les accents d'une voix étrangère à la Grèce, et nous nous rassurons. Aussitôt je vais au-devant des éclaireurs de l'armée, et je leur demande en langage thrace quel est leur chef, quel est le nom de son père, et s'il vient pour secourir la ville de Priam ? Après avoir appris ce que je désirais savoir, je m'arrêtai. Je vis alors Rhésus, semblable à un dieu, debout sur un char de Thrace : un joug doré pressait le cou de ses coursiers plus blancs que la neige ; sur ses épaules brillait son bouclier étincelant de figures d'or; une gorgone d'airain, semblable à celle qui couvre l'égide de Minerve, attachée au front des chevaux, sonnait l'épouvante avec les nombreux grelots qu'elle agitait (16). Quant à la force de son armée, je ne pourrais pas même la calculer, tant à la vue elle semblait innombrable. Une foule de cavaliers, une foule d'archers, de peltastes et de troupes légères, suivaient vêtus à la manière des Thraces. Tel est l'allié qui vient au secours de Troie ; ni la fuite, ni la force de sa lance ne pourront soustraire le fils de Pélée à ses coups.

LE CHOEUR.

Quand les dieux protègent un empire, aussitôt la chance tourne en sa faveur.

HECTOR.

[319] Maintenant que mes armes sont heureuses, et que Jupiter combat pour nous, je ne manquerai pas d'amis. Mais qu'ai-je affaire de l'assistance de ceux qui m'ont refusé leur secours, dans le temps où le souffle impétueux de Mars déchirait les voiles de ma patrie désolée ? Rhésus a bien fait voir quelle est son amitié pour Troie : il vient s'asseoir au banquet, sans avoir partagé les fatigues des chasseurs qui ont pris la proie, et sans avoir connu leurs dangers.

LE CHOEUR.

Tes reproches et tes accusations contre tes amis sont fondés; mais accueille ceux qui offrent leur secours à cet État.

HECTOR.

Nous suffisons, nous qui si longtemps avons défendu Ilion.

LE CHOEUR.

Crois-tu déjà avoir anéanti les ennemis ?

HECTOR.

Je le crois : le soleil de demain le fera voir.

LE CHOEUR.

Prévois l'avenir ; la fortune renverse bien des espérances.

HECTOR.

Je hais ces secours tardifs offerts à des amis.

LE MESSAGER.

Prince, il est dangereux d'éloigner des alliés. Sa vue seule inspirerait l'effroi aux ennemis.

LE CHOEUR.

Puisqu'il est en ces lieux, reçois-le, sinon comme un allié, du moins comme un hôte, à la table de l'hospitalité; car il n'a pas de reconnaissance à attendre des fils de Priam.

HECTOR, au messager.

Ton conseil est bon. (Au Chœur.) Et toi, tu vois les choses comme il faut.  Rhésus, avec son armure d'or, grâce à ce messager, sera reçu au nombre des alliés de Troie.


LE CHOEUR.

[342] O Némésis, fille de Jupiter, écarte de mes paroles l'orgueil qui excite la jalousie des dieux; car j'exhalerai toutes les espérances qui remplissent mon cœur. Tu viens, fils d'un fleuve, tu viens dans une cour amie ; tu es le bienvenu, toi qu'amènent enfin ta mère, une des Piérides, et le fleuve Strymon couvert de ponts magnifiques.

Lui qui, jadis roulant ses ondes dans le chaste sein de la Muse au chant mélodieux, la rendit mère d'un héros. Tel que Jupiter, père de la lumière (17), tu m'apparais sur ton char attelé de coursiers rapides. Maintenant, ô ma patrie, ô terre phrygienne, avec la faveur divine, tu peux chanter Jupiter libérateur (18).

Enfin l'antique Troie va donc célébrer de nouveau ces réunions amoureuses où les jours se passent dans les chants joyeux et dans les doux combats des festins où l'on fait circuler à l'envi les coupes remplies. Les Atrides, fuyant les rivages d'Ilion, traversent les mers pour retourner a Sparte. Guerrier chéri, puisses-tu, après de tels exploits dus à ton bras et à ta lance, revoir ta patrie !

Viens, parais ; offre aux yeux du fils de Pélée ton bouclier étincelant d'or, effraie ses chevaux, et brandis ta lance acérée. Incapable de te résister, il ne dansera plus jamais sur le sol d'Argos, consacré à Junon. Il périra de la main d'un Thrace, et cette terre s'abreuvera de son sang.

(On volt s'avancer Rhésus.)

O grand roi ! ô Thrace, quel glorieux nourrisson tu as élevé pour régner sur toi ! Voyez la force de ce corps couvert d'une armure d'or ; entendez le bruit des grelots d'airain qui retentissent à la courroie de son bouclier (19). Un dieu, ô Troie, un dieu, c'est Mars lui-même, le fils du Strymon et d'une Muse au chant mélodieux, vient réparer tes forces.


RHÉSUS.

[388] Salut, Hector, vaillant fils d'un vaillant père, roi de cette contrée ; après si longtemps je puis enfin t'adresser la parole. Je me réjouis de tes succès et de te voir assiéger les ennemis dans leurs retranchements. Je viens me joindre à toi pour renverser leurs tours et embraser leurs vaisseaux.

HECTOR.

Fils d'une Muse au chant mélodieux et du Strymon, fleuve de la Thrace, j'ai l'habitude de dire la vérité, et la duplicité n'est pas dans mon caractère. Il y a longtemps, oui, il y a longtemps que tu aurais dû venir au secours de ce pays. Il ne fallait pas laisser, autant qu'il était en toi, succomber Ilion sous les armes des Grecs. Tu ne peux dire que c'est pour n'avoir pas été appelé par tes amis, que tu t'es abstenu de venir, de les secourir et de t'occuper d'eux ; par combien de hérauts, par combien de députa- tions la Phrygie n'a-t-elle pas imploré ton assistance ! que de riches présents ne t'avons-nous pas envoyés ! Uni à nous par les liens du sang, Barbare comme nous, tu nous as livrés aux Grecs autant qu'il a été en toi. Cependant c'est moi qui, de petit prince que tu étais, t'ai fait roi de la Thrace entière, lorsque, près du mont Pangée (20) et de la terre de Péonie (21), attaquant de front les Thraces les plus vaillants, je brisai ma lance et soumis ce peuple à ton pouvoir. Et toi, foulant aux pieds la reconnaissance, tu viens tardivement au secours de tes amis dans la détresse. Mais ceux que les liens du sang ne nous unissent pas sont venus à nous depuis longtemps. Les uns ont succombé et reposent dans la tombe, gage éclatant de fidélité pour Troie ; les autres, couverts de leurs armes et veillant auprès de leurs chars, supportent patiemment les ardeurs du soleil et l'intempérie des saisons, et ils ne restent pas à table, se provoquant à boire, comme toi, sans prendre haleine (22). Tels sont, pour que tu saches qu'Hector est franc, les reproches que j'ai à te faire, et je te les dis en face.

RHÉSUS.

[422] Tel est aussi mon caractère : je vais droit au but, et je ne connais pas la duplicité. Plus que toi, dans mon éloignement de ce pays, je sentais mon coeur déchiré d'une douleur insupportable. Mais les peuples de la Scythie, dont les terres confinent à mes États, m'ont déclaré la guerre, quand je voulais partir pour Ilion. J'étais venu sur les bords de l'Euxin pour y embarquer mon armée. C'est là que le sang des Scythes a abreuvé la terre, et s'est mêlé à celui des Thraces. Voilà l'obstacle qui a retardé mon départ pour Troie et m'a empêché de venir à ton secours. Enfin je les ai mis en déroute ; et, après avoir pris leurs fils en otage, après leur avoir imposé un tribut annuel, j'arrive. J'ai franchi le détroit du Bosphore, et j'ai fait à pied le reste de la route, non en buvant à longs traits, comme tu le prétends, ni mollement couché dans un palais somptueux, mais exposé au souffle glacé des vents de la mer de Thrace et de la Péonie, sans dormir et avec ce léger vêtement. Je viens tard, il est vrai ; mais il est encore temps. Voici la dixième année que tu combats sans rien avancer, perdant un jour après l'autre et jouant au hasard le succès de la guerre. Moi, un seul jour me suffira pour détruire les retranchements des Grecs, pour fondre sur leur flotte et tailler en pièces leur armée.. Le jour suivant je quitte Ilion, et je repars pour mon pays, après avoir mis fin à vos peines. Que nul de vous désormais n'arme son bras du bouclier ; je saurai contenir l'orgueil de ces Grecs redoutables et les anéantir, quelque tardive que soit mon arrivée.

LE CHOEUR.

[454] O douce promesse ! C'est Jupiter qui t'envoie à notre aide. Seulement que ce dieu puissant veuille nous préserver de la jalousie indomptable qui s'attache aux paroles superbes ! Jamais les vaisseaux d'Argos n'ont porté jusqu'ici un guerrier plus vaillant que toi. Comment Achille, comment Ajax supporteront-ils le choc de ta lance ? Puissé-je voir le jour où ta main meurtrière triomphera d'eux !

RHÉSUS.

Voilà comment je prétends te dédommager de ma longue absence ; mais que Némésis m'écoute avec bonté : quand j'aurai délivré cette ville de ses ennemis, et que tu auras offert aux dieux les prémices des dépouilles, je veux conduire avec toi une armée aux champs d'Argos, ravager la Grèce entière, et rendre à ses habitants tous les maux qu'ils vous ont fait éprouver.

HECTOR.

Ah ! si je voyais cesser les maux qui nous affligent, si je pouvais comme autrefois gouverner en paix cette cité florissante, que de grâces j'aurais à rendre aux dieux ! Mais aller sous les murs d'Argos, au sein des États de la Grèce, porter la guerre et le ravage, crois-moi, ce n'est pas aussi facile que tu le penses.

RHÉSUS.

Ne dit-on pas que les plus vaillants des Grecs sont venus sur ces bords ?

HECTOR.

Nous ne les déprisons pas ; mais nous travaillons à les repousser.

RHÉSUS.

Quand donc nous les aurons tués, tout sera fini.

HECTOR.

Ne pense pas aux périls éloignés, en oubliant celui qui est proche.

RHÉSUS.

Il te suffit donc de subir le mal, et non de le rendre ?

HECTOR.

[484] Je règne sur un empire assez étendu, même en restant ici. Pour toi, tu peux te mettre en bataille et ranger ton armée soit à l'aile gauche, soit à l'aile droite, soit au centre.

RHÉSUS.

Hector, je veux combattre seul ; mais, si tu trouves honteux de ne pas venir avec moi embraser la flotte des Grecs, après avoir si longtemps souffert de leurs attaques, poste-moi eu face d'Achille et au front de l'armée.

HECTOR.

Tu ne peux lever contre lui ta lance formidable, RHÉSUS. Cependant on disait qu'il était descendu sur le rivage d'Ilion.

HECTOR.

Il est en effet descendu sur ces bords; mais irrité contre les chefs, il ne prend point part aux combats.

RHÉSUS.

Quel autre après lui est renommé dans l'armée ?

HECTOR.

[497] Ajax, selon moi, ne lui cède point en vaillance, non plus que le fils de Tydée. Il y a encore un autre Grec fameux par son éloquence et ses artifices : Ulysse est son nom ; son cœur ne manque point d'audace, et il a fait plus d'un outrage à ce pays : c'est lui qui, se glissant de nuit dans le temple de Minerve, déroba le palladium, et le porta sur les vaisseaux des Grecs. Un jour il s'introduisit dans nos murs, en vagabond, sous les habits d'un mendiant, il prononçait mille imprécations contre les Grecs; mais il espionnait nos desseins, et après avoir égorgé les sentinelles et les gardiens des portes, il s'échappa. On le trouve toujours dressant quelque piége ; il se tient près du temple de Thymbre, non loin de la ville: c'est le fléau des Troyens.

RHÉSUS.

Un homme de cœur ne fait point périr son ennemi furtivement, mais il l'attaque de front. Ce fourbe qui se tient, dis-tu, à son poste d'observation, d'où il tend ses piéges, je le prendrai vivant, je lui percerai l'épine du dos (23), et je l'exposerai aux portes de la ville en pâture aux vautours et aux oiseaux de proie. C'est un voleur, un sacrilège, qui pille les temples des dieux ; telle est la mort dont il doit périr.

HECTOR.

Prenez vos gîtes dans le camp, car il est nuit. Je vais te marquer une place où tu feras passer la nuit à ton armée, en dehors des postes. Le mot d'ordre est PHÉBUS ; souviens-t'en au besoin, et donne-le à l'armée des Thraces. Pour vous (24), avancez-vous au-devant des postes, afin de faire la garde et de recevoir Dolon à son retour de la flotte ; car s'il a échappé au péril, il doit être déjà près des tentes troyennes.

(il sort avec Rhésus.)


LE CHOEUR.

[527] Qui doit faire la garde à cette heure? quel est celui qui doit me remplacer? déjà les premières constellations sont couchées, les sept Pléiades commencent à briller sur l'horizon, et l'aigle plane au milieu du ciel. Réveillez-vous; que tardez- vous? sortez de vos lits pour monter la garde. Ne voyez-vous pas la lumière de la lune? L'aurore est proche, l'aurore paraît ; voici l'étoile qui l'annonce (25).

DEMI-CHOEUR.

Qui a été charge de la première garde ?

DEMI-CHOEUR.

C'est Corèbe, fils de Mygdon.

DEMI-CHOEUR.

Et après lui ?

DEMI-CHOEUR.

Les Ciliciens, qui ont remplacé la troupe péonienne.

DEMI-CHOEUR.

Puis les Mysiens, que nous avons remplacés.

DEMI-CHOEUR.

Il est donc temps d'éveiller les Lyciens, à qui le sort a assigné la cinquième garde (26).

LE CHOEUR.

Écoutez : sur les bords sanglants du Simoïs, l'oiseau à la voix mélodieuse, le rossignol, meurtrier de ses enfants, chante ses douleurs sur mille tons variés. Déjà les troupeaux vont paître dans les vallons de l'Ida; j'entends les sons du chalumeau rustique qui retentit pendant la nuit. Le doux sommeil ferme mes paupières ; jamais il n'assoupit plus délicieusement les sens qu'au lever de l'aurore.

DEMI-CHOEUR.

Mais pourquoi ne voyons - nous pas revenir l'espion qu'Hector a envoyé explorer la flotte ?

DEMI-CHOEUR.

Je tremble ; voilà longtemps en effet qu'il est parti.

DEMI-CHOEUR.

Aurait-il péri en tombant dans un piége caché? ce serait affreux.

DEMI-CHOEUR.

Allons réveiller les Lyciens, pour monter la cinquième garde, au tour que le sort leur a assigné (27).


 ULYSSE.

[565] Diomède, n'as-tu pas entendu un bruit d'armes (28) ? ou est-ce un vain son qui frappe mon oreille?

DIOMÈDE.

Non, ce sont les chaînes suspendues aux chars qui font entendre un bruit de fer. Moi aussi, avant d'avoir reconnu le bruissement des traits des chevaux, la crainte m'avait saisi.

ULYSSE.

Prends garde dans l'obscurité de rencontrer les sentinelles.

DIOMÈDE.

Je prendrai garde en cachant mes pas dans les ténèbres.

ULYSSE.

Et si tu éveilles quelqu'un, as-tu le mot d'ordre ?

DIOMÈDE.

C'est PHÉBUS ; je le tiens de Dolon.

ULYSSE.

Ah I Voici une tente ennemie qui paraît abandonnée.

DIOMÈDE.

Dolon m'a dit que c'était celle d'Hector, contre qui j'ai déjà tiré cette épée.

ULYSSE.

Que sera-t-il arrivé? son bataillon est-il allé quelque part?

DIOMÈDE.

Peut-être pour nous tendre quelque embûche.

ULYSSE.

Hector est hardi maintenant, le succès doit le rendre hardi.

DIOMÈDE.

Que ferons-nous donc, Ulysse? Nous n'avons pas trouvé Ce guerrier dans sa tente ; notre espoir est déçu.

ULYSSE.

Regagnons au plus tôt notre camp : le dieu auquel il doit son dernier succès veille sur ses jours ; ne faisons point violence à la fortune.

DIOMÈDE.

Allons à la tente d'Énée, ou à celle de Pâris, le plus odieux des Phrygiens ; il faut leur trancher la tête.

ULYSSE.

Comment dans la nuit pourras-tu les chercher au milieu de l'armée ennemie, et les tuer sans péril ?

DIOMÈDE.

Il est honteux pourtant de revenir vers la flotte grecque, sans avoir fait quelque coup hardi contre l'ennemi.

ULYSSE.

Comment, sans avoir, rien fait ? n'avons-nous pas tué l'espion qui venait explorer notre camp, Dolon, dont nous portons ici les dépouilles ? espère-tu détruire l'armée entière ? Crois-moi, retournons sur nos pas ; heureux si nous réussissons !


MINERVE.

[595] Pourquoi abandonner le camp des Troyens, et vous retirer, le cœur dévoré de chagrin, parce que la fortune no vous permet pas de tuer Hector ou Pâris ? Ne savez-vous pas qu'il est arrivé à Troie un nouvel allié, Rhésus, avec une suite respectable ? Si le jour qui suivra cette nuit le trouve encore vivant, ni la lance d'Achille, ni celle d'Ajax, ne peuvent l'empêcher de porter le ravage dans le camp des Grecs, après avoir détruit leurs retranchements et s'être frayé une large route les armes à la main. Tuez-le, et vous êtes maîtres de tout. Laissez là la tente d'Hector, et le projet de trancher sa tête : sa mort est réservée à un autre bras.

ULYSSE.

O Minerve, ma souveraine (j'ai reconnu le son de ta vois, car, dans mes dangers, tu viens toujours à mou aide), apprends-nous où repose ce guerrier ; quelle place occupe-t-il dans le camp des Barbares ?

MINERVE.

[613] Il repose près d'ici, il n'est pas confondu avec le reste de l'armée ; Hector a marqué sa place hors du camp, jusqu'à ce que la nuit ait fait place au jour. Près de lui, à son char thrace sont attachés ses blancs coursiers, remarquables même au sein de la nuit ; ils brillent comme l'aile d'un cygne habitant des eaux. Emmenez ces coursiers, après avoir égorgé leur maître ; riche proie pour votre patrie, car, en aucun lieu de la terre, on ne peut voir un si bel attelage,

ULYSSE.

Diomède, choisis, de massacrer le roi des Thraces, ou de me charger de ce soin et de t'emparer des chevaux.

DIOMÈDE.

J'égorgerai le roi et tu dompteras ses coursiers ; tu es expert dans les choses délicates, et tu as l'esprit inventif. II faut placer chacun au poste où il est le plus utile.

MINERVE.

Je vois venir vers nous Pâris, qui a appris de quelque garde les bruits vagues répandus sur l'approche des ennemis.

DIOMÈDE.

Vient-il seul, ou avec une escorte ?

MINERVE,

Il est seul, et paraît se diriger vers la tente d'Hector, pour l'informer de la présence de quelque espion dans le camp,

DIOMÈDE.

Faut-il commencer par le tuer ?

MINERVE.

[634] Tu ne seras pas plus fort que le destin. Celui-ci ne doit pas mourir de ta main. Mais celui à qui tu viens porter le coup fatal, hâte-toi d'en finir avec lui. Pour moi, sous les traits de Vénus sa protectrice, j'abuserai cet odieux Troyen par des paroles trompeuses. Voilà ce que j'avais à vous dire. Mais celui qui doit être votre victime ignore tout, et n'entend pas notre entretien, quoiqu'il soit près d'ici.

(Ulysse et Diomède sortent pour se rendre à la tente  de Rhésus.)


PÂRIS.

[642] Général des Troyens, Hector, mon frère, tu dors? éveille-toi donc : des voleurs ou des espions, venant de l'armée ennemie, ont pénétré dans le camp.

MINERVE.

Rassure-toi ; Vénus veille sur toi et te protège. La guerre que tu fais est l'objet de ma sollicitude ; je n'oublie pas l'hommage que tu m'as rendu, et ma faveur est le prix de ta glorieuse préférence. Maintenant j'amène aux heureux Troyens un guerrier qui t'aime, le roi des Thraces, le fils du fleuve Strymon et d'une Muse divine, auteur de nobles chants.

PÂRIS.

Tu donnes sans cesse à cette ville et à moi de nouvelles marques de ta protection ; j'ai acquis à ma patrie un trésor inestimable, quand j'ai prononcé en faveur de ta beauté. Je viens sur une nouvelle assez confuse, c'est un bruit qui s'est répandu parmi les gardes, que des espions des Grecs ont pénétré parmi nous. Ceux qui en parlent n'ont point vu, et ceux qui ont vu ne peuvent affirmer le fait ; c'est pourquoi je suis venu à la tente d'Hector.

MINERVE.

Ne crains rien ; il ne se passe rien de fâcheux dans le camp : Hector est sorti pour assigner à l'armée des Thraces le lieu qu'elle doit occuper.

PÂRIS.

Tes paroles me rassurent, et, libre de crainte, je retourne à mon poste.

MINERVE.

Va ; crois bien que je m'intéresse à tout ce qui te regarde, et que je tiens à voir mes amis prospérer.

(Pâris sort.)


MINERVE seule.

[665] Pour vous que votre ardeur emporte, fils de Laërte, cachez vos glaives acérés : le roi des Thraces a succombé sous vos coups, ses coursiers sont en votre pouvoir, et les ennemis, à cette nouvelle, vous poursuivent. Fuyez au plus tôt vers votre flotte. Que tardez-vous, quand ce tourbillon d'ennemis va fondre sur vous, à sauver votre vie ?


DEMI-CHOEUR (29).

Holà!.... frappe, frappe, frappe(30)!

DEMI-CHOEUR.

Tue, tue ! Quel est cet homme ?

DEMI-CHOEUR.

Voyez : c'est celui-là !

DEMI-CHOEUR.

Ce sont des voleurs, qui pendant la nuit troublent le repos de l'armée.

DEMI-CHOEUR.

Par ici ! par ici ! venez tous ! je les tiens ; je les ai pris.

DEMI-CHOEUR.

Quel est ton bataillon? d'où viens-tu ? de quel pays es-tu ?

ULYSSE (31).

Ne dois-tu pas le savoir? Malheur à toi si tu me fais le moindre mal (32).

DEMI-CHOEUR.

Avant que tu n'aies dit le mot d'ordre, ma lance te percera la poitrine.

DEMI-CHOEUR.

Toi (au soldat), reste tranquille. — Courage, vous autres. — Toi (à Ulysse), approche.

DEMI-CHOEUR.

Frappez, frappez tous !

DEMI-CHOEUR (reconnaissant les chevaux de Rhésus] .

Est-ce que tu as tué Rhésus ?

DEMI-CHOEUR.

Non, mais quelqu'un qui t'aurait tué.

DEMI-CHOEUR.

Arrêtez tous.

DEMI-CHOEUR.

Je n'arrête pas.

DEMI-CHOEUR.

Ah ! prends garde de tuer un ami.

LE CHOEUR à Ulysse.

Eh bien, quel est le mot d'ordre ?

ULYSSE.

Phébus.

DEMI-CHOEUR.

C'est bien. — Vous, abaissez vos lances.

DEMI-CHOEUR.

Sais-tu où sont allés ces hommes ?

DEMI-CHOEUR.

Nous les avons vus de ce côté (33).

DEMI-CHOEUR.

Courez tous sur leurs traces, ou poussez des cris.

DEMI-CHOEUR.

Ce serait mal de jeter le trouble et l'épouvante dans l'aimée pendant la nuit.


LE CHOEUR.

[692] Quel est donc l'homme qui a pénétré dans le camp ? Qui est-il, celui dont l'audace se vantera d'avoir échappé à mon bras? où l'atteindre? A qui le comparerai-je, celui qui d'un pied intrépide a pénétré la nuit, à travers les gardes, au milieu de nos bataillons ? Est-ce un Thessalien ? est-ce un habitant de la ville maritime des Locriens? est-ce quelque insulaire à la vie errante? Qui est -il? d'où vient-il, et quelle est sa patrie ? quel est le dieu suprême qu'il adore ?

DEMI-CHOEUR.

Ulysse serait-il l'auteur de cette entreprise?

DEMI-CHOEUR.

A en juger par le passé, qu'y aurait-il d'étonnant?

DEMI-CHOEUR.

Le crois-tu ?

DEMI-CHOEUR.

Pourquoi non ?

DEMI-CHOEUR.

Il est bien hardi contre nous.

DEMI-CHOEUR.

Quel est celui dont tu vantes le courage ?

DEMI-CHOEUR.

Ulysse.

DEMI -CHOEUR.

Ne vante pas un brigand dont la ruse est la seule va leur.

LE CHOEUR.

C'est ainsi qu'autrefois il se glissa dans Troie, le visage défiguré ; sous ses habits déchirés il cachait un poignard ; il mendiait sa vie comme un vagabond, et avait le visage souillé d'ordures; il maudissait la race des Atrides, et se disait leur éternel ennemi. Que n'est-il mort, que n'a-t-il subi un juste supplice, avant d'avoir porté ses pas sur la terre des Phrygiens !

DEMI-CHOEUR.

Qu'Ulysse soit l'auteur de cette entreprise, ou que ce soit un autre, je n'en suis pas moins saisi de crainte.

DEMI-CHOEUR.

Hector accusera notre négligence.

DEMI-CHOEUR.

Quel reproche peut-il nous faire ?

DEMI-CHOEUR.

Il nous accusera

DEMI-CHOEUR.

Que fais-tu donc? pourquoi trembles-tu?

DEMI-CHOEUR.

D'avoir laissé passer

DEMI-CHOEUR.

Qui donc?

DEMI-CHOEUR.

Ceux qui ont pénétré cette nuit dans le camp phrygien.


LE COCHER DE RHÉSUS.

[729] Funeste coup du sort ! Hélas ! hélas !

DEMI-CHOEUR.

Paix ! que chacun fasse silence.

DEMI-CHOEUR.

Attention! C'est peut-être quelqu'un qui tombe dans nos filets.

LE COCHER.

Cruelle destinée des Thraces alliés de Troie !

DEMI-CHOEUR.

Quel est cet homme qui gémit ?

LE COCHER.

Hélas ! malheureux que je suis ! Et toi, infortuné roi des Thraces, pourquoi as-tu visité cette Troie qui t'a été si funeste? Quelle triste fin a terminé ta vie!

LE CHOEUR.

Qui es-tu parmi nos alliés ? Dans l'obscurité de la nuit, mes yeux ne peuvent te reconnaître.

LE COCHER,

Où trouverai-je un des chefs troyens? En quel lieu Hector se livre-t-il tout armé aux douceurs du sommeil? A. qui raconterai-je le malheur qui nous arrive, le mal que nous a fait furtivement un ennemi inconnu, et qui se dévoilera trop tôt, pour frapper les Thraces d'une juste douleur ?

LE CHOEUR.

Quelque malheur vient d'affliger l'armée des Thraces, à en juger d'après ces paroles.

LE COCHER.

[747] L'armée n'est plus, son chef a succombé sous une main perfide. Ah I cette blessure mortelle m'a percé jusqu'au fond du coeur. Qui me délivrera de la vie ? Je devais, ainsi que Rhésus, trouver une mort sans gloire, après avoir abordé à Troie pour la secourir.

LE CHOEUR.

Le malheur qu'il annonce n'a rien d'obscur ; il dit assez clairement que nos alliés ont péri..

LE COCHER.

[756] Le sort les a maltraités, et de plus, au mal il a joint le déshonneur ; ce qui est un double malheur. En effet, mourir glorieusement, puisqu'il faut mourir, est toujours triste pour celui qui meurt, et en peut-il être autrement ? Mais pour ceux qui survivent, c'est l'honneur et la gloire d'une famille. Nous, au contraire, nous périssons honteusement et par notre imprudence.

Après qu'Hector nous eut placés de sa main, et qu'il nous eut donné le mot d'ordre, succombant à la fatigue, nous dormions étendus sur la terre; les gardes nocturnes ne veillaient point autour de l'armée, les armes n'étaient point, dans les rangs, et la barre qui sert à accoupler les chevaux n'était pas attachée au joug; car notre roi avait appris que vous étiez vainqueurs, et que vous menaciez les poupes ennemies : ainsi nous nous livrions au sommeil sans précaution. Moi, cependant, arraché au repos par un soin vigilant, je mesure à mes chevaux une abondante nourriture, m'attendant à les atteler pour le combat au lever de l'aurore. J'aperçois à travers les ombres épaisses deux hommes qui circulaient autour de notre armée. A mon premier mouvement ils s'effraient, et se retirent avec précipitation. Je leur criai de ne pas s'approcher de notre troupe, les prenant pour des voleurs sortis du camp des alliés. Ils ne répondent rien ; et moi non plus je n'en dis pas davantage, car je rentrai dans mou lit et m'endormis. Pendant mon sommeil, une étrange vision me poursuit : ces coursiers que j'ai nourris et que je dirigeais aux côtés de Rhésus, je les vois en songe assaillis par des loups, qui grimpent sur leur croupe, et de leurs queues frappent les lianes des chevaux pour les animer. Ceux-ci hennissaient, frémissaient de colère, et se cabraient de frayeur. Le de- sir de les délivrer de ces animaux féroces me réveille ; car la terreur de la nuit m'avait agité. En soulevant ma tête, j'entends les gémissements des mourants. Des flots du sang qui sortait fumant de la blessure de mon maître impitoyablement égorgé, jaillissent sur ma tête. Je me lève aussitôt, j'étais sans armes, et je cherchais des yeux et de la main un glaive, quand je suis frappé au défaut des côtes d'un coup d'épée, porté par un bras vigoureux ; j'en puis juger au sillon profond qu'a laissé la plaie. Je tombe la tête la première : les meurtriers emmènent l'attelage et prennent la fuite.... Hélas! hélas! quelles douleurs aiguës!.... je ne puis plus me soutenir. . . . Quant à notre malheur, je l'ai vu de mes yeux ; mais de quelle manière ont péri les infortunés, c'est ce que je ne puis dire, ni quelle main les a frappés. Je puis soupçonner cependant que nous devons à des amis un sort si funeste.

LE CHOEUR.

Cocher de l'infortuné roi des Thraces, garde-toi d'accuser de ce forfait d'autres que nos ennemis. Hector lui- même, informé de ce désastre, vient en ces lieux ; il paraît partager la douleur qui t'accable.


HECTOR.

[808] Auteurs de nos calamités, comment ces espions ennemis qui pénètrent au milieu du camp échappent-ils à vos regards? Comment laissez-vous honteusement égorger l'armée, sans songer à repousser l'ennemi à son approche, ou à le poursuivre dans sa retraite? Qui doit porter la peine d'un tel attentat, si ce n'est toi ? C'est à toi qu'est confiée la garde de l'armée. Mais nos agresseurs se retirent impunis, ils rient de la lâcheté des Phrygiens et de l'imprudence de leur chef. Mais sachez-le bien, j'en jure par Jupiter, le supplice du fouet ou la mort punira cette négligence, ou qu'on dise qu'Hector est un lâche.

LE CHOEUR.

O ciel ! quel danger menace ma tête ! Ô souverain de cette cité, sans doute ils sont entrés lorsque je suis venu t'annoncer que la flotte des Grecs brillait de feux allumés; car mon œil vigilant ne s'est point fermé de toute la nuit, et je n'ai point cédé au sommeil, j'en jure par les sources sacrées du Simoïs. O prince, ne te courrouce point contre moi ; je suis innocent du crime qui s'est commis. Si jamais par la suite il m'échappe une action ou une parole condamnable, ensevelis-moi vivant sous la terre ; je ne demande point de grâce.

LE COCHER.

[833] Pourquoi menacer ces gardes? Barbare, pourquoi cherches-tu à tromper un Barbare par des discours pleins d'artifices? C'est toi qui es l'auteur du crime ; témoins ou blessés n'en accusent point d'autre que toi. Il te faudra bien de l'éloquence pour me prouver que tu n'as pas tué tes amis, dans le désir de posséder ces superbes coursiers, pour lesquels tu portes une main meurtrière sur des amis que tu as conjurés de venir à Troie ; ils sont venus, et ils sont morts. Quand Pâris viola les droits sacrés de l'hospitalité, il fut moins coupable que toi, qui égorges tes alliés. Et ne dis pas qu'un Grec a pénétré en ces lieux et est l'auteur de notre perte. Comment aurait-il pu franchir les bataillons troyens, et arriver jusqu'à nous, sans être aperçu? Ta tente et la troupe des Phrygiens étaient avant la nôtre (34). Où sont vos blessés, où sont vos morts, si, comme tu le prétends, les ennemis ont pénétré dans le camp? C'est nous qui sommes blessés, et d'autres plus maltraités ne voient plus la lumière. Non, ce ne sont pas les Grecs que nous accusons. Quel ennemi aurait pu trouver dans les ténèbres la tente de Rhésus, à moins qu'un dieu ne l'eût montrée aux meurtriers? Ils ignoraient jusqu'à son arrivée. Non, c'est une ruse grossière.

HECTOR.

[856] Nous avons des alliés depuis aussi longtemps que l'armée grecque a envahi cette contrée, et jamais jusqu'à ce jour je n'en reçus aucun reproche ; tu es le premier qui m'accuses. Non, l'envie de posséder ces superbes coursiers ne saurait me faire égorger des amis. Ulysse a commis l'attentat : quel autre parmi les Grecs aurait pu l'accomplir, ou le concevoir ? Je redoute ses artifices ; et mon cœur se trouble à la pensée qu'il a pu rencontrer Dolon, et l'immoler : voilà longtemps qu'il est parti, et il ne reparaît pas.

LE COCHER.

Je ne sais qui sont ces Ulysses dont tu parles; mais ce n'est pas la main d'un ennemi qui nous a frappés.

HECTOR.

Eh bien ! pense ce que tu voudras, si cela te plaît ainsi.

LE COCHER.

Ô terre de ma patrie, que ne puisje mourir dans ton sein !

HECTOR.

Non, tu ne mourras pas ; la foule des morts est assez grande.

LE COCHER.

Où chercher un asile, quand je n'ai plus de maître ?

HECTOR.

Ma maison t'est ouverte, tu y trouveras la guéri on.

LE COCHER.

La main dés meurtriers peut-elle me guérir ?

HECTOR.

Cet homme ne cessera de répéter la même accusation.

LE COCHER.

Périsse l'auteur du crime ! Ce n'est pas toi que ma bouche maudit, comme tu le prétends; mais la Justice connaît le coupable.

HECTOR.

[877] Prenez-le, emmenez-le dans mon palais, et que vos soins complaisants imposent silence à ses plaintes. Et vous,allez à la ville annoncer ces faits à Priam et aux magistrats, pour qu'ils fassent ensevelir les morts le long des grands chemins.

LE CHOEUR.

Pourquoi, après la grande prospérité de Troie, un dieu contraire la replonge-t-il dans le deuil et la désolation ?. . . Mais ciel! que vois-je? O roi! quelle est cette divinité qui dans les airs emporte dans ses bras un corps ensanglanté ? Je frissonne à la vue de ce prodige.


LA MUSE.

[890] Troyens, vous voyez en moi une Muse adorée des sages, une des neuf sœurs qui vient déplorer la mort de son fils, si cruellement massacré par les ennemis : son meurtrier, le fourbe Ulysse, recevra un jour le juste châtiment de son crime. Frappée dans ce que j'avais de plus cher, ô mon fils, objet de douleur pour ta mère, je pleure sur toi. Ô funeste voyage vers Troie, entrepris malgré mes supplications, malgré les défenses de ton père ! Ô tête chérie, objet de mon désespoir ! Ah ! malheureuse que je suis !

LE CHOEUR.

Autant qu'il est possible, sans être uni par les liens du sang, je partage ta douleur sur la perte de ton fils.

LA MUSE.

[906] Périsse le descendant d'OEnéus (35), périsse le fils de Laërte, qui m'a ravi le plus noble des fils ! périsse Hélène, qui a quitté la maison de son époux, pour suivre à Troie un amant phrygien ! C'est elle, ô fils chéri, qui a causé ta mort, c'est elle qui a dépeuplé des villes innombrables de leurs braves guerriers.

O fils de Philammon (36), pendant ta vie, comme après être descendu aux enfers, tu as déchiré mon cœur ; car l'arrogance qui t'a perdu, et la lutte à laquelle tu provoquas les Muses, furent cause que je devins mère de ce fils infortuné. En traversant les ondes du fleuve, je m'approchai de la couche féconde du Strymon, lorsque j'allais avec les Muses sur le mont Pangée (37), riche en mines d'or, accompagnée de mélodieux instruments, pour le grand combat musical que l'habile chantre de la Thrace, Thamyris, osait engager contre nous. Il fut puni par la privation de la lumière, des outrages lancés par lui contre notre talent. Et quand je te mis au monde, par respect pour mes sœurs et pour les lois de la pudeur, je t'envoyai dans les eaux du fleuve ton père. Le Strymon, pour ne pas te laisser élever par des mains mortelles, te confia aux soins des nymphes des fontaines. Là, formé à la vertu par ces vierges célestes, ô mon fils, tu régnas sur la Thrace, et tu fus le premier des mortels. Tant que tu armais sur la terre de ta patrie tes bataillons avides de carnage, je n'ai pas tremblé pour tes jours ; mais je te détournais d'aborder jamais sur le sol de Troie, sachant le sort qui t'était réservé. Mais les ambassades d'Hector, et les nombreuses députations des magistrats de cette ville, t'ont décidé à t'y rendre et à secourir tes amis. Et toi, Minerve, cause de tout ce désastre (car ni Ulysse ni le fils de Tydée, instruments du crime, n'en sont les auteurs), ne pense pas que j'ignore la part que tu y as prise. Cependant les Muses mes sœurs ont pour ta ville une prédilection particulière, et se plaisent dans la contrée que tu chéris. Orphée, uni par le sang à mon fils Rhésus, que tu immoles, y fit briller les flambeaux des ineffables mystères; et Musée (38), ce vénérable citoyen de ta ville, celui de tous les mortels qui s'est élevé à la plus haute sagesse, fut instruit par Apollon et par mes sœurs; et, en récompense, voici mon fils que je tiens dans mes bras, et sur lequel je pleure. Mais je ne confierai point à un autre le soin des lamentations funèbres.

LE CHOEUR.

C'est donc bien injustement, Hector, que le guerrier thrace, dans ses outrages, nous accusait d'avoir tramé ce meurtre.

HECTOR.

[952] Je le savais : il n'était pas besoin de devin pour dire que Rhésus avait péri par une machination d'Ulysse. Quant à moi, voyant l'armée grecque envahir ma patrie, pouvais-je me dispenser d'envoyer des messages à nos amis, pour invoquer leur secours? Je l'ai fait, et Rhésus est venu, comme il le devait, partager mes dangers. Certes, je ne me réjouis pas de sa mort ; je suis prêt à lui ériger un tombeau, et à brûler sur son bûcher de magnifiques vêtements, II est venu en ami, une mort funeste nous l'enlève.

 LA MUSE.

[962] Mon fils ne descendra point dans les sombres abîmes de la terre, tant je supplierai la déesse des enfers, la fille de Cérès, qui fait mûrir les fruits, de me rendre son âme. Elle doit vouloir honorer les amis d'Orphée (39). Pour moi, il n'en sera pas moins désormais mort et privé de la lumière; car jamais il ne pourra s'approcher de moi et jouir de la vue d'une mère. Caché dans les grottes de la contrée que sillonnent de riches mines d'argent (40), homme déifié, il y vivra comme prêtre de Bacchus et du dieu révéré des initiés (41), qui habite les roches du mont Pangée. Je chanterai bientôt la douleur de la déesse des mers (42), car la mort de son fils est dans l'ordre des destins. Mes sœurs et moi nous commencerons par te célébrer dans nos chants funèbres ; ensuite nous pleurerons sur Achille, fils de Thétis. Pallas, qui t'a fait périr, ne l'épargnera pas ; le carquois d'Apollon garde une de ses flèches pour lui. O tourments de la paternité, supplice des mortels, quiconque vous juge tels que vous êtes vivra sans enfants, et n'aura pas la douleur d'ensevelir ceux auxquels il donna la vie !

LE CHOEUR.

La mère de ce guerrier prendra soin de sa sépulture. Mais toi, Hector, situ veux agir, voici le moment, le jour commence à paraître.

HECTOR.

[986] Allez ; que nos guerriers revêtent promptement leurs armes, que les coursiers soumettent au joug leurs têtes obéissantes, et que nos soldats, armés de torches, attendent le signal de la trompette tyrrhénienne ; car je passerai sur l'armée des Grecs et sur leurs retranchements; j'embraserai leurs vaisseaux, et, je l'espère, les rayons du soleil qui s'avance feront luire un jour libre pour les Troyens.

LE CHOEUR.

Obéissons à notre roi ; allons, couverts de nos armes, porter ses ordres à nos guerriers : peut-être le dieu qui nous protège nous donnera la victoire.

FIN DE RHÉSUS.


(01) Le choeur arrive devant la tente d'Hector. Il a quitté le lieu où il était de garde, pour venir avertir son général d'un danger qu'il croit menaçant. Le coryphée s'adresse à ses compagnons.

(02) « Pendant les quatre veilles. » Chaque veille était de trois heures. Cet usage passa aux Romains. Végèce, liv. III : « Et quia impossibile videbatur in speculis per totam noctem vigilantes singulos permanere, ideo in quatuor partes ad clepsydram sunt divisas vigiliae, ut non amplius quam tribus horis necesse sit vigilare. A tubicino omnes vigiiiae committuntur. »

Properce, liv. IV, Élig. 4 :

Et jam quarta canit venturam buccina lucem.

Lucain, II :

Ne litora clamor
Nauticus exagitet, neu buccina dividat horas.

(03) Grec : « en t'appuyant sur ton coude. »

(04) Euphorbe, Troyen en qui l'âme de Pythagore se souvenait d'avoir vécu :

Ipse ego (nom memini) Trojani tempore belli
Panthoïdes Euphorbus eram.

OVIDE, Métamorph. XV, 23.

(05) Sarpédon, fils d'Europe et de Jupiter.

(06) C'était un usage consacré chez les anciens, de consulter les entrailles des victimes sur l'Issue du combat, avant de l'engager,

(07) Ἔφεδρον. Ce mot désignait dans les jeux publics le combattant prêt à prendre la place du vaincu, et à lutter contre le vainqueur. Voyez l'Ajax de Sophocle, vers 609.

(08) Grec : « haute comme une tour. »

(09) Il joue sur le nom de Dolon comme s'il venait de δόλος, ruse.

(10) D'après Homère, Iliade, XVI, 150, ils étaient nés.de Zéphyre et de la harpie Podarge.

(11) Thymbre, ville de la Troade, où Apollon avait un temple célèbre. voyez plus bas, vers 504; Iliade, ;, 430: Virgile, Énéide, III, 85 :

Da propriam, Thymbraee, domum.

(12) Sur l'oracle d'Apollon en Lycie, voy. Alceste, v, 114, et la note. t.1, p. 346.

(13) La Troade s'appelait Dardanie, du nom de Dardanus, fils de Jupiter, jusqu'au temps de Tros, qui lui donna son nom, et dont le fils illustre donna celui d'ilion à sa capitale.

(14) Les Mysiens étaient, parmi les alliés des Troyens, renommés pour leur lâcheté.

(15)  Strymon, fleuve de la Thrace, fils de Mars et d'Hélice.

(16)  Voyez plus bas, vers 380, et les Sept chefs d'Eschyle, vers 391.

(17) Φαναῖος, épithète qu'on donnait aussi à Apollon, selon Hésychius, qui cite un exemple de l'Omphale d'Achaeus.

(18) Le culte de Jupiter libérateur fut établi en Grèce après la défaite des Perses à Platée. Voyez Pausanias, sur l'autel, la statue, la tête et le portique de Jupiter libérateur,

(19) Voyez plus haut la note sur le vers 304, p. 327.

(20) Le Pangée, montagne de la Thrace, sur les confins de la Macédoine; Il domine la ville de Philippes. Virgile, Georgl., IV, 463:

Aliaque Pangaea et Rhesi mavortia tellus.

Voyez plus bas vers 919.

(21) La Péonie, partie septentrionale de la macédoine.

(22) Ἄμυστον. Manière de boire à longs traits sans reprendre haleine. Voyez Aristophane, les Acharn1ens, vers 1429 ; Horace, Odes, 1, 36, 14 :

Bacchum Threïcen vincat Amystide.

(23) Il s'agit ici du supplice du pal, dont il a été question dans Iphigénie en Tauride, p. 143.

(24) Il s'adresse aux gardes de nuit,

(25) Properce, Elég, IV, 1, 61 :

Et jam quarta canit venturam buccina lucem,
 lpsaque in oceanum sidera lassa cadunt.

(26) Puisque la nuit était divisée en quatre veilles, la cinquième garde devait être la première du jour. Musgrave et Bothe ne s'accordent pas sur les tours de garde: les mots du texte suffisent cependant pour les établir ainsi qu'Il suit : 1° Corèbe, avec les Péoniens; 2° les Ciliciens; 3° les Mysiens; 4° les Troyens: 5° les Lyciens.

(27) Il faut ici ou que le Choeur se retire, puisque Ulysse et Diomède arrivent sur la scène l'épée à la main, s'entretenant de leur expédition nocturne, ce qu'ils n'auraient pu faire en présence des ennemis; ou, comme il est très rare que le choeur quitte la scène, peut-être restait-Il endormi sur le devant du théâtre.

(28) Ce pourrait être le bruit du Choeur qui s'en va.

(29) Le Choeur revient en poursuivant Ulysse et Diomède, qui cherchent à fuir après avoir tué Rhésus. J'ai adopté dans cette scène la manière dont M. Boissonade a coupé le dialogue.

(30) Aristophane semble avoir parodié ce passage au vers 28 des Acharniens.

(31) Le reste de .la scène est en vers trochaïques.

(32) Dans ce second hémistiche, Ulysse s'adresse à un soldat qui le menaçait de sa lance.

(33) Il est des éditeurs qui donnent cette réponse à Ulysse, En même temps il s'échappe avec Diomède.

(34) En effet, on a vu qu'Ulysse et Diomède, en fuyant pour regagner leur camp et venant de la tente de Rhésus, ont passé devant celle d'Hector.

(35) Diomède, fils de Tydée, dont le père était OEnéus, roi de Calydon en Étolie.

(36) Thamyris. Voici ce que dit de lui Homère, Iliade, n, 596.600: « C'est là que les muses rencontrèrent le Thrace Thamyris, et le privèrent de  la voix, alors qu'il revenait du palais d'Euryte, roi d'OEchalie. Thamyris se vantait d'obtenir le prix, même sur les muses, filles du puissant Jupiter. Enflammées de colère, les déesses le rendirent aveugle, lui ravirent la voix, et Thamyris oublia l'art divin de la lyre.». Voyez aussi Burette, Mém. de l'Acad. des Inscrip., x, 203.

(37) Voyez plus haut vers 402, p. 331. Sur les mines du mont Pangée, voyez Strabon et Diodore de Sicile, et plus bas vers 967.

(38) Musée était né en Thrace, d'après Strabon: d'autres, cités par guidas, le disent d'Éleusis. Selon Pausanias il avait du moins habité Athènes. On a cru voir dans les mots suivants une allusion obscure à Socrate.

(39) Orphée avait le premier célébré les mystères de Cérès et de Proserpine.

(40) Les mines de la Thrace étaient renommées.

(41)Ces paroles indiquent que ce dieu n'était pas connu de la multitude. Musgrave pense que cela s'applique à Lycurgue, roi des Édonlens, qu'on adorait sur le mont Pangée, d'après Apollodore et Strabon.

(42) J'adopte les conjectures de M. Bothe, qui, donne ᾄσω au lieu de οἴσω.